Culture et Enseignement, quel rapport
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Culture et Enseignement, quel rapport
cycle université / LNA#58 Culture et Enseignement, quel rapport ? Par Rudolf BKOUCHE Professeur émérite à l’Université Lille 1 « Si donc la culture nous pose un problème, c’est donc, et tout d’abord, qu’elle est en décadence » 1 E nseigner,1c’est d’abord transmettre, c’est-à-dire donner les moyens d’acquérir un savoir ou un ensemble de savoirs. Ces savoirs que l’on enseigne, loin d’être le fruit de décisions arbitraires, s’inscrivent dans une culture, la culture de la société qui décide de les transmettre aux nouvelles générations parce qu’ils sont nécessaires à la conservation des valeurs de la société (c’est l’aspect conservateur de l’enseignement) et qu’ils permettent à chaque élève de construire son propre rapport au monde (c’est l’aspect émancipateur de l’enseignement). C’est en ce sens que l’on peut dire que l’enseignement transmet une culture. Dans ces conditions, parler de la dimension culturelle de l’enseignement est un pléonasme. Reste que, dans la société actuelle, on parle souvent de la nécessité de rétablir le lien entre l’enseignement et la culture, comme si les savoirs s’étaient détachés de la culture, comme si les savoirs n’avaient aucun sens et que, pour les enseigner, il fallait leur « donner du sens » pour reprendre une expression devenue à la mode. La question devient alors moins celle du sens des savoirs que celle des raisons qui conduisent, depuis quelques années, à introduire dans l’enseignement cette donation de sens. Rappelons d’abord que les savoirs que l’on enseigne dans l’institution scolaire ou universitaire sont des savoirs inventés par les hommes pour des raisons diverses, que ce soit pour comprendre le monde, pour le transformer ou pour définir les relations entre les hommes. Ce qui fait sens dans ces savoirs, ce sont les raisons pour lesquelles on les a inventés et les problèmes qu’ils permettent de résoudre, raisons et problèmes qui ne relèvent pas de l’enseignement. On peut alors poser la question des raisons qui conduisent à introduire certains d’entre eux comme disciplines d’enseignement, question qui renvoie à la signification sociale de ces savoirs. On a souvent parlé, à propos de l’enseignement, de culture scolaire. Qu’est-ce que cela veut dire ? Si on entend par culture scolaire la part de la culture qui est objet d’enseignement, l’expression « culture scolaire » ne dit rien d’autre que cette part de la culture. Mais si on entend une culture qui serait spécifique à l’école, on est conduit non seulement à particulariser cette culture mais à la couper de ses racines, c’est-à-dire à lui ôter ce qui fait son sens. On comprend alors que, si ce qu’on enseigne n’a pas ou n’a plus de sens, la première tâche de l’enseignement soit de « donner du sens » au discours enseigné. On oublie alors pourquoi on enseigne un savoir et, pour réparer cet oubli, on invente des raisons qui, selon certains, légitimeraient le savoir que l’on enseigne. Mais cette légitimation est purement interne à l’institution scolaire et on ne voit pas au nom de quoi les élèves devraient accepter cette légitimation. L’enseignement devient moins transmission d’un savoir que respect de la loi et les programmes d’enseignement ne sont plus que des textes de loi. On comprend pourquoi le BO (Bulletin Officiel de l’Éducation Nationale) devient la référence première. Si le savoir n’a plus de sens, c’est la Loi exprimée par le BO qui donne sens à l’enseignement. « Fais ce que dois » devient la règle, autant pour celui qui enseigne que pour celui qui est enseigné. On peut relier cette restriction de l’enseignement à la Loi aux deux idéologies fondatrices de l’enseignement contemporain, ce que nous avons appelé dans un texte antérieur l’idéologie moralisante et l’idéologie savante 2, deux idéologies qui à la fois fondent la Loi et s’appuient sur elle 3. On pourrait résumer l’idéologie moralisante par le slogan : « les enfants d’abord », c’est elle qui a conduit à placer l’élève au centre. Cette centralité de l’élève conduit à redéfinir les contenus d’enseignement, moins en fonction de la signification des savoirs enseignés qu’en fonction des intérêts supposés des élèves devenus les clients de ce qu’on appelle le système éducatif. Qu’importe alors si l’instruction, c’est-à-dire la transmission des connaissances, y perd sa place. Quant à l’idéologie savante, elle a pour objet de construire une interaction entre l’élève réduit à un concept et le savoir, interaction assurée par l’enseignant qui perd ainsi son statut de maître 4, celui qui possède le savoir et qui doit le trans- 2 Rudolf Bkouche, « L’enseignement scientifique entre l’illusion langagière et l’activisme pédagogique », Repères-IREM n° 9, octobre 1992, p. 5-12. Rappelons que la Loi s’est manifestée par un texte législatif, la loi dite Jospin votée par le Parlement en 1989. Les lois qui ont suivi, même lorsqu’elles disent s’en démarquer, s’inscrivent dans son prolongement. 3 Il faut ici distinguer le maître-magister, celui qui possède le savoir et le transmet aux élèves, et le maître-dominus, celui qui possède le pouvoir et commande aux élèves (cf. Henri Pena-Ruiz). Avec la remise en cause de l’instruction, le maître 4 Denis de Rougemont, Penser avec les mains, 1935, éd. Gallimard, Paris, 1972, p. 24. 1 11 LNA#58 / cycle université mettre aux élèves. En fait, on construit une machinerie 5 représentée par ce qu’on appelle le triangle didactique, les sommets étant le savoir, l’enseignant, l’élève, les côtés représentant les interactions entre les sommets. Cette conception machiniste vide l’enseignement de tout sens autre que celui du bon fonctionnement de la machine. On comprend alors que certains aient inventé la donation de sens qui apparaît comme le supplément d’âme qui donne un semblant d’humanisme à l’acte d’enseignement. Pourtant, ces idéologies occultent un point plus important. La part conservatrice de l’enseignement est réduite à la seule adaptation des élèves aux normes sociales, adaptation qui se manifeste par l’utilitarisme de l’enseignement 6. Quant à la part émancipatrice, elle a tout simplement disparu, l’émancipation se réduisant à une vague reconnaissance de l’autonomie de l’élève sans que soit précisé ce que signifie cette autonomie. Nous pourrions citer ici un texte d’un ouvrage de François Dubet et Marie Duru-Bellat qui écrivent : « Le souci pour l’ élève ‘réel’ repose sur la conviction qu’ il sera amené à évoluer dans un monde où les attitudes et les méthodes seront plus utiles qu’une liste nécessairement finie de savoirs. Avec la montée d’un certain relativisme, les savoirs ne suscitent plus le même respect, leur autorité est ébranlée. Il semble plus important de faire acquérir aux élèves une attitude critique et une curiosité permettant de questionner ces savoirs et de les mettre sans cesse à jour. Ce que savent les élèves compte finalement moins que ce qu’ ils savent faire de leurs connaissances, aussi parle-t-on de compétences, … » 7 Ainsi, il serait plus important d’avoir une attitude critique sur les savoirs que de les connaître. D’autant que, comme la vulgate le proclame, les savoirs évoluent et l’on sait que tout logiciel est condamné à une obsolescence rapide. On ne représente plus le savoir et l’élève ne voit plus, dans le maître, qu’un maîtredominus contre lequel il doit se défendre. On peut voir dans ce fait l’une des origines de la violence scolaire. On peut parler de machinisme enseignant, les théories de l’apprentissage conduisant à fabriquer une ergonomie de l’acte d’enseignement, laquelle consiste à définir les gestes autant de celui qui enseigne que de celui qui est enseigné. C’est ce que les didacticiens appellent l’ingénierie didactique. 5 6 L’utilitarisme implique que l’enseignement doit se réduire à la part nécessaire pour que les futurs citoyens puissent remplir leur fonction de rouage de la machine économico-sociale. 7 François Dubet, Marie Duru-Bellat, L’ hypocrisie scolaire, éd. du Seuil, Paris, 2000, p. 141. 12 peut ainsi opposer à la maîtrise des savoirs le concept flou de compétence qui s’inscrit dans la machinisation du travail intellectuel, ce que Denis de Rougemont appelait déjà, dans les années 30 du siècle dernier, la prolétarisation de la pensée 8. Le texte cité de François Dubet et Marie Duru-Bellat marque ainsi non seulement le développement de l’obscurantisme contemporain mais, plus encore, l’installation de cet obscurantisme dans le lieu même destiné à le combattre, à savoir l’école. Depuis plusieurs années, on peut voir à l’œuvre l’installation de cet obscurantisme dans l’enseignement scientifique comme si, dans la société dite « technologique » puis aujourd’hui « de la connaissance », l’enseignement scientifique était de peu d’importance. En fait, il l’est. Son objectif est moins de diffuser la connaissance scientifique qui permettrait aux élèves de comprendre le monde dans lequel ils vivent que de produire les futurs rouages de la machine économico-sociale et de donner les bribes de connaissances utiles au bon fonctionnement de ces rouages. Alors qu’importe d’amener les élèves à se confronter à la pensée scientifique, l’image de la science suffit. Cela n’empêche pas de remplir les programmes sans poser la question de leur cohérence au long de la scolarité, tout en sachant que cela laissera peu de traces sur des élèves qui n’en voient pas la signification. Ce que l’on pourrait appeler un encyclopédisme vide. Le discours sur la culture scientifique peut alors apparaître comme un antidote au marasme intellectuel contemporain. Mais s’agit-il d’un antidote ? Loin de jouer ce rôle d’antidote, le discours sur la culture scientifique apparaît comme la mise en place du spectacle de la science, spectacle au sens où Guy Debord parlait de société du spectacle 9. Que ce rôle ne soit pas celui qu’avaient voulu les inventeurs de la notion de culture scientifique des années 70 et 80 du siècle dernier ne change rien à l’affaire. La question reste celle de la place de la science dans l’enseignement. C’est en s’appuyant sur les connaissances acquises à l’école que la culture scientifique peut se développer. À ce titre, la vieille leçon de choses apportait bien plus que nombre d’innovations vides qui se développent aujourd’hui et qui ne peuvent que faire illusion, Denis de Rougemont, Penser avec les mains, 1935, éd. Gallimard, Paris, 1972, p. 149-192. 8 9 Guy Debord, La Société du spectacle, 1967, éd. Champ Libre, Paris, 1971. cycle université / LNA#58 et cela quelles que soient les bonnes intentions de leurs auteurs. Et une institution comme le Palais de la Découverte pouvait jouer son rôle de complément par rapport à l’école. Peut-on en dire autant des institutions de culture scientifique d’aujourd’hui ? Ce n’est pas leur existence qui est en cause, c’est le fait qu’elles ne peuvent s’appuyer sur un enseignement scientifique consistant. L’apprentissage de la science exige de se confronter à l’activité scientifique et c’est le rôle de l’enseignement que de permettre cette confrontation, ce qui exige de prendre en charge ce que Bachelard appelait les obstacles épistémologiques. Sans cette confrontation, le fossé ne peut que s’agrandir entre, d’une part, la science en tant que mode d’explication du monde et, d’autre part, la science enseignée dans les établissements scolaires et la science exhibée dans les manifestations telles la fête de la science et autres amusettes ? ou imaginaire, les autres pour en montrer tout le bien, réel ou imaginaire. Mais il est vrai que, dans la société dite de la connaissance, la science n’a d’autre objet que le développement technique à tout va ; une lecture quelque peu caricaturale de l’adage marxien sur la nécessité de transformer le monde. Ainsi se développe l’obscurantisme contemporain dans une société qui semble vouloir se débarrasser de la tradition des Lumières. Si nous citons la fête de la science, c’est qu’elle montre les limites de cette conception spectaculaire. La science y apparaît sous son jour le plus affriolant alors que l’apprentissage des sciences exige un effort intellectuel loin d’être facile. Résultat : les élèves ne voient que l’opposition entre cette science affriolante et le travail qu’on leur demande en classe, travail qu’ils considèrent fastidieux et inutile, et qui, compte tenu de la dégradation de l’enseignement, l’est effectivement. On peut aussi se demander ce que signifie cette affriolance pour les étudiants, en particulier les étudiants en sciences. Comme s’il n’y avait aucun rapport entre les merveilleuses machines de la modernité technique et le difficile travail de la science. Quel rapport, par exemple, entre les communications à distance depuis la TSF jusqu’à la communication par satellite et les équations de Maxwell du cours d’électromagnétisme, ou encore entre l’envoi de sondes dans l’espace et les équations de Lagrange qui ont permis de calculer leurs trajectoires ? Comme si la science apprise à l’école et à l’université n’avait rien à voir avec ces merveilleuses machines. Cet obscurantisme issu de la dégradation de l’enseignement scientifique se retrouve dans les débats sur la science et la technique qui relèvent souvent plus du café du commerce que de l’opinion raisonnée. Ainsi se détachent deux camps, celui des technophobes et celui des technolâtres, les uns et les autres mêlant la science et l’usage que l’on en fait sans aucun discernement, les uns pour en dénoncer le mal, réel 13