internet, vers la démocratie radicale
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INTERNET, VERS LA DÉMOCRATIE RADICALE ? Benjamin Loveluck Gallimard | Le Débat 2008/4 - n° 151 pages 150 à 166 ISSN 0246-2346 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-le-debat-2008-4-page-150.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Loveluck Benjamin, « Internet, vers la démocratie radicale ? », Le Débat, 2008/4 n° 151, p. 150-166. DOI : 10.3917/deba.151.0150 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Gallimard. © Gallimard. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.191.64 - 10/05/2013 17h58. © Gallimard Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.191.64 - 10/05/2013 17h58. © Gallimard Article disponible en ligne à l'adresse: RP-Loveluck:Gabarit De bat/D 6/08/08 13:10 Page 150 Benjamin Loveluck Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.191.64 - 10/05/2013 17h58. © Gallimard Que nous promet Internet? Le pouvoir à la portée de tous ou la marchandisation générale? L’intelligence collective ou la dispersion chaotique des esprits? À distance égale des naïvetés technophiles et des préjugés technophobes, Benjamin Loveluck fait ressortir l’ambivalence de ce réseau des réseaux planétaires dont beaucoup de notre avenir dépend désormais. Le Débat. Chacun peut aujourd’hui, à peu de frais, publier des écrits, des vidéos, des sons, et les faire circuler. La communication sous sa forme moderne, avec Internet, constitue une formidable promesse d’égalité. Elle semble arracher l’individu à son environnement physique immédiat: à partir du moment où je suis branché, en ligne, je suis partout et nulle part, je suis l’égal des autres internautes. C’est aussi et surtout l’utopie d’une parole libre, sans instance de censure, voire un idéal de démocratie participative fondée sur une délibération permanente. Les manifestations d’un idéalisme, latent ou explicite, y sont nombreuses et parfois convaincantes, des logiciels «libres» (open source, c’est-à-dire dont le code source appartient au domaine public) à l’encyclopédie Benjamin Loveluck est directeur d’études au sein d’un institut de conseil en marketing. Il prépare une thèse sur l’individu «hypermoderne» et la généalogie des régimes médiatiques contemporains. «libre» et collaborative Wikipedia, en passant par le projet lancé par Étienne Chouard, l’un des plus fervents «Net-opposants» au projet de Constitution européenne, d’un texte législatif alternatif en ligne, réalisé en collaboration. Mais comme toujours lorsque l’utopie se dessine, nous devons nous faire un peu historiens. Nous rappeler que, comme toute confi guration historique, la nôtre est faite de ruptures mais aussi de continuités avec celle qui précède. Et que si Internet bouleverse les médias et l’exercice de la démocratie, il approfondit et décuple aussi certaines dynamiques qui lui préexistaient. Les masses-médias traditionnels en particulier, aujourd’hui critiqués pour ce qui est perçu comme une mainmise insupportable d’une poignée d’élites sur la circulation Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.191.64 - 10/05/2013 17h58. © Gallimard Internet, vers la démocratie radicale? RP-Loveluck:Gabarit De bat/D 6/08/08 13:10 Page 151 151 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.191.64 - 10/05/2013 17h58. © Gallimard de l’information, sont le produit d’une histoire culturelle spécifique: celle des démocraties libérales. Or les réseaux et la numérisation se situent dans le prolongement de cette histoire. Et s’ils ouvrent, en effet, de nouvelles perspectives démocratiques, ils accélèrent aussi, à bien des égards – sans que cela soit toujours clairement reconnu –, certaines tendances inhérentes aux régimes démocratiques modernes. Nous verrons notamment en quoi Internet accompagne et renforce leur principe régulateur – les droits de l’individu – pour peut-être conduire à des travers associés: une démocratie dont les mécanismes se confondent de plus en plus avec ceux du marché; un citoyen qui, s’il est plus actif, n’en demeure pas moins tributaire des logiques économiques à l’œuvre sur le web. Approfondissement ou évidement? Internet est déjà bien plus qu’un simple outil de communication. C’est ce que souligne Pierre Rosanvallon dans son ouvrage La Contre-Démocratie. Ce n’est même déjà plus seulement une forme médiatique, c’est devenu une forme sociale à laquelle correspond une sociabilité spécifique, faite de branchements, d’arborescences, d’agrégations ponctuelles, mais aussi d’archivage et de partage. C’est en outre l’incarnation la plus tangible à ce jour de l’opinion publique, éternelle Arlésienne de la sociologie politique. Et pour Rosanvallon, c’est enfin une forme politique dans la mesure où Internet est le relais parfait de la «démocratie de surveillance» qu’il analyse dans la première partie de son livre: «un espace généralisé de veille et d’évaluation du monde 1». La contre-démocratie, selon Rosanvallon, est «l’organisation de la défiance» que suscite inévitablement la démocratie électorale-représentative. Cette défiance comporte à ses yeux trois dimensions: le peuple-surveillant, le peupleveto et le peuple-juge – qui viennent se «surimposer» au peuple-électeur du contrat social2. La défiance est indissociable de la démocratie car celle-ci est toujours imparfaite, et toujours en deçà de ses promesses. Le terme de contre-démocratie n’est pas dépourvu d’une certaine ambiguïté, car il situe d’emblée cette organisation de la défiance en dehors de la démocratie, comme venant s’opposer à elle pour la contester. Pourtant, Rosanvallon rappelle que le constat d’une baisse tendancielle de la participation électorale sur le long terme dans presque tous les pays démocratiques ne peut pas simplement être interprété comme une désaffection démocratique. Il ajoute que la multiplication en parallèle des formes de «participation non conventionnelle» a été largement étudiée, et tend à confirmer que l’expression et l’engagement politiques changent de visage. La démocratie, donc, est elle-même en mutation. À de nombreux égards, la signification politique d’Internet dépasse déjà la seule fonction de surveillance que lui assigne Rosanvallon (qui ne s’étend d’ailleurs pas sur le phénomène, s’attachant avant tout à retracer la genèse de cette «contre-démocratie»). Internet entraîne une transformation en profondeur de l’espace et de la chose publiques telle que pour de nombreux acteurs il ne s’agit pas seulement d’un contrepouvoir et d’une organisation de la défiance, mais bien de la réalisation en cours d’une utopie politique à part entière: celle de la démocratie dans sa forme la plus pure. 1. Pierre Rosanvallon, La Contre-Démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Paris, Éd. du Seuil, 2006, p. 75. 2. Ibid., p. 23. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.191.64 - 10/05/2013 17h58. © Gallimard Benjamin Loveluck Internet, vers la démocratie radicale? RP-Loveluck:Gabarit De bat/D 6/08/08 13:10 Page 152 152 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.191.64 - 10/05/2013 17h58. © Gallimard Mais si ce média «ultime 3» est en passe de devenir le pivot des démocraties libérales, c’est parce qu’il accompagne et renforce leur principe régulateur fondamental: les droits de l’homme. Comme l’a souligné Marcel Gauchet en de nombreux endroits 4, avec la fin des grandes idéologies politiques et, plus particulièrement, avec l’effondrement de l’empire soviétique, il est devenu apparent que les droits de l’homme sont le socle des démocraties modernes – depuis, en fait, leur irruption sur la scène politique en 1789. Les détours de l’histoire ont jusqu’à présent masqué la portée de cette «inspiration fondationnelle», mais c’est bien ce qui était en germe il y a deux siècles qui se déploie aujourd’hui avec toute sa force, et qui se voit consacré dans ce que Gauchet appelle une «revanche du droit» sur le politique, d’une part, et sur le social-historique, de l’autre. L’individu de droit est devenu le principe de légitimité des formes politiques modernes. Il est aussi à l’origine de la production de la société dans le temps. Là où, à l’époque pré-moderne, l’ordre politique et social était reçu «d’en haut», il devient une émanation de l’individu: c’est le basculement, opéré sur plusieurs siècles, de l’hétéronomie (d’essence religieuse) vers l’autonomie. Les médias sont déterminants dans cette évolution: «Le discours des droits de l’homme, dans son nouveau rôle, ne s’entend que dans le nouveau cadre de la société d’information, c’est à la caisse de résonance qu’elle lui offre qu’il doit son efficacité 5.» Avec Internet, cependant, un nouveau cap est franchi. Comme nous l’avons souligné, il ne s’agit plus simplement d’un vecteur médiatique, mais bien d’une forme sociale et politique qui est en adéquation parfaite avec les droits de l’homme: Internet répond aux attentes nouvelles suscitées par les démocraties libérales, mais plus encore il les décuple, les catalyse, les accélère. En ce sens, le radicalisme démocratique associé à Internet est justifié: il puise en effet aux racines du principe fondateur des démocraties modernes. En particulier, il incarne l’utopie d’une démocratie directe, d’un espace public où toutes les instances intermédiaires – représentants politiques, presse, éditeurs notamment – seraient en voie de disparition, pour enfin laisser libre cours à l’égalité absolue des individus et de leurs subjectivités: transparence de l’information, fluidité des échanges, diversité des opinions, égalité d’accès et de «participation», décentralisation, enfin liberté au double sens de «liberté de droits» et de gratuité. En proposant, en creux, d’abolir toute forme de médiation, les réseaux laissent entrevoir la possibilité d’en finir avec la nature implicitement aristocratique, comme l’a montré Bernard Manin, de l’élection et de la représentation6. L’approfondissement, en somme, du ressentiment identifié par Nietzsche dans les régimes démocratiques modernes à l’égard de ce qui juge, hiérarchise et discrimine. Une forme d’idéologie diffuse se dégage ainsi, selon laquelle finalement le régime électoral-représentatif (et toutes les institutions qui l’accompagnent) ne serait qu’une phase transitoire de la démocratie, celle-ci atteignant sa forme la plus achevée grâce aux réseaux d’information et de communication – grâce à Internet. 3. Voir l’article de Christian Vandendorpe, «Internet, le média ultime», Le Débat, n° 139, mars-avril 2006. 4. Voir, notamment, «Quand les droits de l’homme deviennent une politique», in La Démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, 2002. 5. Ibid. Voir aussi «Contre-pouvoir, méta-pouvoir, antipouvoir», Le Débat, n° 138, janvier-février 2006. 6. Voir Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Calmann-Lévy, 1995. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.191.64 - 10/05/2013 17h58. © Gallimard Benjamin Loveluck Internet, vers la démocratie radicale? RP-Loveluck:Gabarit De bat/D 6/08/08 13:10 Page 153 153 Le hacking comme contre-culture Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.191.64 - 10/05/2013 17h58. © Gallimard Si les enjeux démocratiques liés à Internet commencent seulement à affleurer dans le débat public, il nous faut souligner que la nature intrinsèquement politique de l’informatique et des réseaux fut rapidement identifiée par certains de ceux qui ont écrit les premières pages de son histoire. Pour comprendre l’origine du radicalisme démocratique sur Internet, un bref détour par la culture du hacking («bidouillage») s’impose. Le terme hacker est souvent utilisé pour désigner des individus cherchant à déjouer les mécanismes de sécurité informatique – pour de mauvaises, mais aussi parfois pour de bonnes raisons. Une autre acception du terme hacker, cependant, n’est pas directement liée aux questions de sécurité informatique. Elle renvoie à des programmeurs animés d’un esprit libertaire, pour qui l’information et les biens culturels – y compris les logiciels – doivent être aussi «libres» que possible. Cette contre-culture est née pendant les années 1960-1970 sur les campus des grandes universités américaines, notamment le MIT; elle est le fruit de la rencontre des idéaux libertaires de cette période avec la pointe de la recherche scientifique et technologique. On les appelle aussi parfois academic hackers. Un de leurs thuriféraires les plus connus est Richard Stallman, initiateur du projet GNU/Linux (un système d’exploitation complet disponible gratuitement et modifiable librement), fondateur de la Free Software Foundation, inventeur du CopyLeft et fervent défenseur du logiciel libre. Plus généralement, la culture hacker (et ce qu’on appelle parfois hacktivism) remet en question les modes d’organisation centralisés, défen- dant une idéologie de libération de l’information et de la création. Elle s’oppose donc à ce qui pourrait l’entraver, notamment les licences et brevets trop restrictifs. Les formats et protocoles doivent aussi, dans la mesure du possible, être standards et ouverts. La liberté des logiciels est associée à la liberté d’expression, la Free Software Foundation stipulant que: «Free software is a matter of liberty, not price. To understand the concept, you should think of free as in “free speech”, not as in “free beer”.» Cette distinction est nécessaire en raison de la polysémie du terme anglais free, qui signifie à la fois «libre» et «gratuit», et même si les deux se rejoignent parfois, ils ne doivent pas être confondus. McKenzie Wark, auteur de A Hacker Manifesto 7, soutient même que la notion de propriété intellectuelle est à l’origine d’une nouvelle lutte des classes, opposant ce qu’il appelle les «vectorialistes» (ceux qui s’approprient l’information, et qui ont la mainmise sur la distribution) aux hackers, qui sont les véritables producteurs de savoir et de services. Ces derniers doivent donc chercher à libérer l’information, y compris le code informatique et les biens culturels, qui ne doivent pas être accaparés par quelques-uns. Une autre grande figure du débat sur la propriété intellectuelle est Lawrence Lessig, professeur de droit à Stanford et fondateur des licences Creative Commons 8, pour qui le code informatique doit être considéré comme un code de loi9. Le cyberespace, loin d’être une entité incontrô7. McKenzie Wark, A Hacker Manifesto, Harvard University Press, 2004. 8. Les Creative Commons constituent un système de copyrights gradué, permettant de déterminer le niveau de protection d’une œuvre, autorisant ou non certains usages (personnel, commercial, modification, redistribution, crédits, etc.). 9. Voir Lawrence Lessig, Code and Other Laws of Cyberspace, New York, Basic Books, 1999. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.191.64 - 10/05/2013 17h58. © Gallimard Benjamin Loveluck Internet, vers la démocratie radicale? RP-Loveluck:Gabarit De bat/D 6/08/08 13:10 Page 154 154 Benjamin Loveluck Internet, vers la démocratie radicale? des cas, d’œuvres d’art au sens classique, mais avant tout d’une forme de communion autour d’un événement, par laquelle se constitue un folklore. Une culture vivante est une culture qui permet – dans certaines limites à définir – la copie et le détournement. Lessig nous rappelle que ce n’est pas cette voie sur laquelle nous sommes pour l’instant engagés, en dépit des perspectives inédites que nous offrent la numérisation et les réseaux. Et que le nouvel ordre numérique peut aussi receler de graves dangers pour l’individu 10. Le cas Google Dès les origines, les libertés individuelles, le partage et la coopération étaient au centre des préoccupations des scientifiques qui ont porté la vision d’Internet, et favorisé le développement de technologies et d’architectures permettant aux ordinateurs de communiquer entre eux. Le soutien crucial du département américain de la Défense s’explique par le contexte de la guerre froide: il s’agissait de promouvoir un certain modèle de l’innovation autant qu’une orientation idéologique. Ainsi, comme le souligne Manuel Castells, «Internet est avant tout une création culturelle 11». L’idée d’utiliser Internet pour rendre accessible le savoir et pour lier les informations entre elles est aussi ce qui motive l’«invention» du 10. Pour une démonstration de ces arguments, voir notamment Lawrence Lessig, Free Culture. The Nature and Future of Creativity, Penguin Books, 2004, ainsi que The Future of Ideas: The Fate of the Commons in a Connected World, Random House, 2001. Les livres de Lessig sont par ailleurs téléchargeables gratuitement sur www.lessig.org. 11. Manuel Castells, The Internet Galaxy, Oxford University Press, 2001, chap. I. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.191.64 - 10/05/2013 17h58. © Gallimard Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.191.64 - 10/05/2013 17h58. © Gallimard lable et anarchique, dépend entièrement du type de code qui est utilisé – et de qui en est le propriétaire. Lessig propose d’instaurer un véritable Bill of Digital Rights garantissant les droits fondamentaux des individus dans ce nouvel environnement numérique, où transitera à l’avenir l’essentiel de notre vie sociale. Cette mise au point montre qu’Internet (et l’informatique en général), loin de se limiter à des évolutions technologiques, est, dès les origines, l’objet d’un fort investissement politique. Elle aide aussi à saisir les glissements sémantiques qui ont mené à qualifier de voleurs et de «pirates», dans un même mouvement, tous ceux qu’on accuse de profiter d’Internet et de la numérisation pour s’échanger des textes, musiques et vidéos sans s’acquitter des droits d’auteur. Sont donc inclus aussi bien ceux qui contournent les mécanismes de protection de fichiers (les fameux DRM) que ceux qui mettent ces fichiers à disposition, ceux qui les copient ou téléchargent et, enfin, ceux qui militent pour une refonte complète des droits de propriété intellectuelle, qui tiendrait compte des évolutions technologiques. Le modèle de l’ open source nous pousse à réfléchir aux profondes implications culturelles d’un cadre légal trop restrictif, qui tend à appauvrir le domaine public et à créer de plus en plus de rentes pour les éditeurs, les producteurs ou les distributeurs (et parfois les artistes), au détriment de la créativité. En effet, celle-ci implique nécessairement une certaine réappropriation, et donc de la copie, de l’imitation – le processus séculaire de la mimesis par lequel toute culture se diffuse, se transmet et s’enrichit. En témoignent les mashups, remix, parodies et autres formes de reprises et de partages qui caractérisent la réappropriation et donc le succès d’un contenu sur Internet. Il ne s’agit pas, dans la grande majorité RP-Loveluck:Gabarit De bat/D 6/08/08 13:10 Page 155 155 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.191.64 - 10/05/2013 17h58. © Gallimard World Wide Web (www) par Tim Berners-Lee, en 1991. La mise en place d’un protocole spécial (http) et d’un langage (html) permettant d’indexer des documents et de les lier entre eux (grâce aux hyperliens) avait pour objectif premier de rendre la recherche universitaire et le savoir académique accessibles à tous. Les contenus, d’abord restreints aux serveurs des universités, s’étendront ensuite à l’information en général. Les premiers browsers (ou navigateurs, Mosaic puis Netscape en 1994) fourniront l’interface permettant véritablement à tout un chacun d’utiliser le média. Des acteurs privés, des services marchands, des institutions, des particuliers investiront petit à petit le web. Les moteurs de recherche, peu performants au départ, chercheront à proposer un tri et un accès à tous ces contenus. Google, notamment, viendra enfin hiérarchiser cette masse grandissante d’informations, en appliquant le principe du nombre de citations (les liens et les clics) – pondéré – pour déterminer la valeur d’une page. En triant les résultats des requêtes en fonction de la quantité de liens qui mènent à une page donnée (le fameux algorithme PageRank, gardé «secret» par les créateurs de Google) et en ne biaisant pas les résultats par des liens achetés (comme c’était le cas pour la plupart des moteurs de recherche jusqu’à l’arrivée de Google), il témoigne implicitement d’une mécanique plébiscitaire – qui, bien qu’elle soit silencieusement orientée par le truchement de Google, est aussi l’une des clés de son succès. En substance, pour Google la «popularité» d’un site déterminera l’ordre d’apparition des résultats de requêtes. Or le cas de Google est intéressant pour plusieurs raisons, et peut-être avant tout par son ambiguïté. D’un côté, en effet, le moteur de recherche descend en droite ligne de cette culture des academic hackers, et constitue l’un des principaux symboles des prétentions démocratiques d’Internet. Les deux fondateurs du célèbre moteur de recherche, Sergey Brin et Larry Page, sont pétris de contre-culture informatique. Et ils se sont fixé pour «mission» le programme suivant – ambitieux s’il en est: «Organiser toute l’information du monde pour la rendre accessible et utile à tous» (l’indexation des pages et leur tri à l’aide de PageRank) et «ne pas faire le mal» (compris avant tout comme la séparation entre les résultats de requêtes et la publicité) 12. Ensemble, ces deux devises traduisent la foi et la volonté d’universalisation que placent les créateurs de Google dans l’un des piliers du libéralisme démocratique: la liberté d’information et le partage du savoir. Mais ce credo ne semble pas incompatible avec leurs intérêts commerciaux, puisque le chiffre d’affaires de Google s’est élevé à plus de 16 milliards de dollars en 2007, pour un bénéfice net supérieur à 4 milliards de dollars – des résultats difficilement concevables dans d’autres industries ou services. Près de 99 % de ces revenus proviennent de la publicité. Cela serait peut-être moins problématique si Google ne prenait pas un tel ascendant sur ses concurrents, captant aujourd’hui environ 45 % des investissements publicitaires sur Internet. L’entreprise est arrivée à une situation de quasimonopole comme moteur de recherche dans la plupart des pays du monde (à l’exception notable des États-Unis et de la Chine), et avance aussi ses pions en tant que fournisseur de différents services (e-mail, géolocalisation, plateforme d’hébergement de contenus, etc.). Ses 12. «Our mission is to organize all the information in the world» et «Don’t be evil», les deux principes que Google a érigés en devises. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.191.64 - 10/05/2013 17h58. © Gallimard Benjamin Loveluck Internet, vers la démocratie radicale? RP-Loveluck:Gabarit De bat/D 6/08/08 13:10 Page 156 156 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.191.64 - 10/05/2013 17h58. © Gallimard incursions récentes dans le domaine des systèmes d’exploitation pour ordinateurs et pour téléphones portables, bien qu’il s’agisse d’initiatives «ouvertes» et donc compatibles avec l’esprit des logiciels libres, ajoutent à sa domination. À terme, le fait que tant d’informations soient accessibles et circulent en vertu des services fournis par une seule et même compagnie pourrait aller à l’encontre des principes de diversité et de liberté d’expression qui animent Google – sans même parler des problèmes liés à l’utilisation des données privées récoltées par Google, sur lesquels nous reviendront. Cet exemple nous rappelle surtout que le marché est aussi et peutêtre avant tout au cœur du «réseau des réseaux». Diffusion du savoir et espace public Depuis que la société civile et la sphère publique – conceptuellement distinctes de l’État et de la sphère privée au sens strict – sont apparues comme le cœur battant des démocraties libérales modernes, et le relais incontournable entre l’individu et la légitimité du gouvernement, la nature de cet espace fondamental n’a cessé d’évoluer. Depuis les cafés et les salons du XVIIIe siècle la sphère publique «bourgeoise» s’est étendue et transformée sous l’effet de la montée en puissance des médias de masse – perdant au passage, selon Jürgen Habermas, l’autonomie et l’indépendance dont elle jouissait par rapport aux sphères marchandes et à l’influence de l’État. Laissant de côté le caractère idéalisé de la sphère publique «originelle» décrite par Habermas, on peut se demander ce qu’il est advenu de cet espace sous l’effet, notamment, des nouvelles technologies de communication. De nombreux travaux ont montré que l’ex- pansion des idéaux démocratiques à l’époque moderne était indissociable de l’invention de l’écriture, puis de l’essor du livre à la suite de la révolution de l’imprimerie. À bien des égards, l’avènement de la modernité a été rendu possible par la diffusion du savoir et un nouveau rapport à la connaissance. La publication croissante de textes et l’augmentation du lectorat avec la démocratisation de la lecture ont abouti à l’institutionnalisation d’un espace public élargi. Si on la replace dans une perspective historique longue, on constate que l’écriture a permis de reprendre aux «maîtres de vérité 13» le savoir dont ils étaient jusqu’alors les dépositaires exclusifs. Leur rôle était de rappor ter et de transmettre un enseignement provenant d’une source supérieure, transcendante. Le basculement progressif d’une société de l’hétéronomie, recevant son ordre de l’extérieur (les dieux, la tradition), vers une société de l’autonomie, devant produire son ordre dans le temps, dans l’histoire, est inséparable de la culture écrite. Or, aujourd’hui, c’est la culture du livre imprimé qui est remise en question: considéré comme conservateur, hégémonique et autoritaire, enfermant le lecteur dans un discours que celui-ci ne peut que subir passivement et en silence. Sur Internet, les frontières du texte se dissolvent, et avec elles l’autorité (devenue insupportable) de l’auteur. Les pages deviennent plus malléables, le texte un signe parmi d’autres, mêlé aux sons et aux animations, copie-collable et modifiable, le lecteur peut enfin répondre. Il y a là une puissante impulsion égalitaire, où la logique démocratique est poussée à son comble. Par extension, les institutions du monde de l’im13. Selon l’expression de Marcel Detienne, désignant l’aède, le devin, le roi de justice chez les Grecs ( Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris, Maspero, 1967). Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.191.64 - 10/05/2013 17h58. © Gallimard Benjamin Loveluck Internet, vers la démocratie radicale? RP-Loveluck:Gabarit De bat/D 6/08/08 13:10 Page 157 157 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.191.64 - 10/05/2013 17h58. © Gallimard primé, ces corps intermédiaires de l’espace public que sont l’édition et le journalisme, les insti tutions politiques mais aussi éducatives, sont l’objet d’une méfiance grandissante, accusées d’entraver la libre circulation des textes et de l’information. Il est en effet dans leur nature d’opérer une certaine sélection dans le discours. Or à cette déjà vieille culture de l’imprimé s’opposent d’autres modèles, d’autres pratiques plus «participatives», plus «interactives»: du blog au wiki en passant par les «réseaux sociaux», pour ne prendre que les plus emblématiques, les formes de communication en réseaux bouleversent aujourd’hui les schémas traditionnels de circulation et d’organisation de l’information. C’est le passage de la «galaxie Gutenberg», selon l’expression de MacLuhan, à la «galaxie Internet» décrite dès 2001 par Castells. Les grands médias traditionnels reposent sur une approche top-down: la diffusion en masse d’un message émis par une structure centrale vers ce qu’il est convenu d’appeler l’opinion publique. La circulation de l’information sur Internet est d’une autre nature, pour trois raisons principales qui sont entendues comme autant de «libérations» par rapport aux massesmédias classiques: 1) une sélection très fine des contenus en fonction de ses intérêts; 2) une asynchronie dans la réception qui délivre de la contrainte des horaires de diffusion ou de parution, et qui est liée à une caractéristique souvent sous-estimée du web, sa qualité d’archive; 3) une interactivité qui non seulement permet d’exprimer son avis, de répondre à un message ou de le répercuter, mais qui offre aussi tous les outils nécessaires pour produire soi-même du contenu, information ou divertissement, et pour le diffuser. Par ces trois caractéristiques, Internet se pose comme l’environnement idéal, le milieu naturel de l’individu de droit cherchant à affirmer son autonomie, défendre ses intérêts, exprimer ses choix et ses désirs. Le fonctionnement même du média apparaît comme une incarnation des principes démocratiques. Le concept décisif ici est le jeu des liens, des clics, des audiences, des notations et des recommandations, qui sont généralement présentés comme autant de «votes» permettant ou non à une information d’«émerger» au sein de la blogosphère, dans les moteurs de recherche ou dans les divers agrégateurs d’information. De nombreux sites marchands intègrent désormais des mécanismes, automatiques ou non, d’évaluation des produits (par exemple Amazon a pallié l’absence d’achats d’impulsion sur son site en développant des algorithmes de recommandation fondés sur les produits déjà achetés, et sur les achats effectués par d’autres consommateurs au profil similaire), mais aussi des utili sateurs (c’est le cas d’eBay, site de vente aux enchères, où la confiance entre vendeurs et acquéreurs s’établit par le biais de notations réciproques, qui déterminent la «réputation» des uns et des autres). Toute action peut être convertie en «vote» ou en «recommandation», par le biais d’algorithmes qui servent à établir la valeur d’une information ou d’un produit – reflet de son succès sur le marché. Dans le cas de l’information comme dans celui de la consommation, l’individu choisit, émet une opinion; on tient compte de ses clics et des pages vues. Le citoyen et le consommateur convergent dans l’individu souverain. Mais, on l’a vu, un acteur tel que Google peut prendre une place démesurée dans l’organisation et la hiérarchisation de l’information – et y trouver un intérêt économique substantiel. L’abolition des vieilles hiérarchies a donné lieu, au moins en partie, à un fonctionnement qui s’apparente à Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.191.64 - 10/05/2013 17h58. © Gallimard Benjamin Loveluck Internet, vers la démocratie radicale? RP-Loveluck:Gabarit De bat/D 6/08/08 13:10 Page 158 158 celui du marché – c’est-à-dire aux rapports complexes entre l’«offre» et la «demande». D’un point de vue politique, la notion d’intérêt collectif supérieur ne trouve son expression ici que difficilement. Car, au-delà de la délibération et des choix individuels, celle-ci implique la prise en compte de l’intérêt commun, dont émanent la régulation et le gouvernement d’une communauté par elle-même. Un nouvel espace public: le web participatif Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.191.64 - 10/05/2013 17h58. © Gallimard La distinction entre émetteurs (journaux, éditeurs, chaînes de télévision, de radio), d’un côté, et récepteurs (le public, l’audience), de l’autre, devient de plus en plus problématique; de même que se brouille chaque jour un peu plus la frontière, telle qu’elle s’est dessinée à l’époque moderne, entre privé et public. Le weblog ou blog est peut-être le symbole le plus patent de cette nouvelle donne médiatique. Plus qu’un site d’expression personnelle, il est la plate-forme d’un réseau relationnel, la place occupée dans un vaste écosystème. Il recouvre tout un éventail de pratiques, allant du skyblog de l’adolescent, destiné avant tout à ses amis, aux blogs d’experts traitant d’une thématique donnée, et destinés à un public plus large. Les blogs, ou les pages personnelles sur les sites communautaires tels que MySpace ou Facebook, constituent de plus en plus une extension virtuelle de l’identité, un nœud décisif pour qui veut exister dans le cyberespace – devenu une part essentielle de la vie quotidienne, surtout pour les plus jeunes générations. On y présente ses photos de voyage, on signale les livres qu’on a aimés, les activités pratiquées, on y affiche parfois ses opinions politiques ou ses préférences sexuelles, on forme des communautés autour de centres d’intérêt. On peut aussi indiquer son parcours professionnel et ses études, sur Facebook ou sur des sites plus spécialisés dans les réseaux professionnels. On y bavarde beaucoup. Tout un chacun peut y établir en temps réel ou presque la chronique de son existence, sur Internet ou via un téléphone mobile, et garder le contact avec son réseau. Ces interfaces, complétées par la messagerie instantanée, bientôt la généralisation de la téléphonie par Internet, puis leur prolongement sur les téléphones portables et bien d’autres innovations conduisent petit à petit à une «conversation» permanente. Pas certain qu’il s’agisse là de l’éthique discursive telle que l’imaginait Habermas. Mais force est de reconnaître que, dans de nombreux cas, tenir un blog ou alimenter un réseau social ne peut se réduire à une projection narcissique, et peut devenir une manière efficace de produire une information décentralisée. Enfin et surtout, les informations qui y sont relayées et les opinions ainsi «mises en public» sont soumises à la critique et au débat, obligeant bien souvent l’auteur à sortir du quant-à-soi, à tenir compte des autres et à construire des argumentations. Les aspects délibératifs de la démocratie y gagnent assurément, en dépit des excès, des dérives ou de l’insignifiance qui accompagnent nécessairement ce flot d’expression. Cependant, de plus en plus d’informations personnelles sont livrées sur Internet (ou récupérées à l’insu de l’internaute par le biais de cookies et autres dispositifs de marquage), et celles-ci seront de plus en plus exploitées à des fins publicitaires ou de marketing. Le «graphe social», c’est-à-dire la possibilité de tracer les interactions entre les acteurs du web et la nature de leurs relations, est devenu un enjeu crucial de Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.191.64 - 10/05/2013 17h58. © Gallimard Benjamin Loveluck Internet, vers la démocratie radicale? RP-Loveluck:Gabarit De bat/D 6/08/08 13:10 Page 159 159 Benjamin Loveluck Internet, vers la démocratie radicale? Le journalisme en mutation Toutes ces évolutions ont eu un impact décisif sur la pierre angulaire de l’espace public: le journalisme, c’est-à-dire le corps intermédiaire traditionnellement chargé, dans les démocraties modernes, de rendre publique l’information et d’animer le débat collectif. Des contre-modèles existent déjà, et l’exemple le plus souvent repris est le site coréen OhmyNews, qui propose à tout un chacun de contribuer au journal en ligne et de devenir ainsi un «reporter citoyen». En France, les premières applications concrètes de ces préceptes dans le domaine du journalisme sont, par exemple, des sites tels que Rue89, fondé par des anciens du journal Libération, Lepost.fr, filiale du journal Le Monde, mais qui revendique un positionnement «ludique» et sans logique éditoriale, ou encore Agoravox, le «média citoyen» à vocation plus militante (et dépourvu de rédaction). L’information est de plus en plus agrégée à partir d’un maximum de sources possibles, des particuliers aux organes de presse classiques, puis commentée, redigérée sur des sites tels que le Drudge Report ou le Huffington Post aux États-Unis – qui totalisent déjà plusieurs millions de visiteurs uniques chaque mois. Ces expériences sont encore tâtonnantes, et la formule idéale reste à trouver pour assurer une qualité régulière, un minimum de 14. Sur la notion d’intelligence collective, voir notamment James Surowiecki, The Wisdom of Crowds. Why the Many are Smarter than the Few, Little Brown, 2004; Pierre Lévy, L’Intelligence collective. Pour une anthropologie du cyberespace, Paris, La Découverte, 1994, et Derrick de Kerckhove, L’Intelligence des réseaux, Paris, Odile Jacob, 2000. 15. Voir, par exemple, Yochai Benkler, The Wealth of Networks. How Social Production Transforms Markets and Freedom, Yale University Press, 2007. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.191.64 - 10/05/2013 17h58. © Gallimard Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.191.64 - 10/05/2013 17h58. © Gallimard la nouvelle économie (bien que la rentabilité des sites dits de réseaux sociaux ne soit pas encore à la hauteur des enthousiasmes qu’ils suscitent). Tous les liens tissés par les internautes, tous leurs déplacements, toutes leurs actions sont susceptibles d’être enregistrés et analysés. Communiquer sur le web, c’est donc accepter à terme que soient exploitées toutes les informations qui y restent consignées, et que les entreprises du web puissent constituer un profiling dynamique, réactualisé en permanence. Là encore, le marché n’est donc jamais très loin du forum. Les wikis et autres sites collaboratifs ont eux aussi un succès grandissant – et au premier chef l’encyclopédie collaborative Wikipedia (à laquelle chacun peut contribuer, et dont les administrateurs sont élus «démocratiquement» – c’est-àdire qu’ils doivent recueillir plus de 80 % de suffrages favorables), en passe de devenir une référence incontournable du savoir, malgré de réelles carences. Des folksonomies se mettent en place, contraction de folk (les gens, le peuple) et taxonomies (les classifications), qui traduisent une volonté d’organisation collective du savoir. De nombreuses expériences ont été lancées, faisant appel au «crowdsourcing» – où la «foule» (les internautes) est la source d’information. Il s’agit, comme pour beaucoup de services qui se réclament du web deuxième génération (web 2.0), d’«exploiter l’intelligence collective», et de mettre à profit le «contenu généré par les utilisateurs»14. La notion d’intelligence collective est en effet au cœur de l’engouement actuel que suscite la perspective d’une culture et d’une économie numériques en réseau 15. RP-Loveluck:Gabarit De bat/D 6/08/08 13:10 Page 160 160 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.191.64 - 10/05/2013 17h58. © Gallimard cohérence éditoriale, et surtout faire en sorte que ces sites proposent davantage d’enquêtes et d’informations sélectionnées et vérifiées, plutôt qu’une inflation de commentaires. La participation dite «citoyenne» à l’information revêt de nombreux aspects, allant de la photo envoyée par le témoin fortuit d’un accident à des formes de journalisme alternatif. Aux États-Unis, notamment, la notoriété et l’audience de certains blogueurs indépendants commencent à rattraper celles des plus célèbres éditorialistes. Sur un autre mode, le whistleblowing (la loi américaine accorde une protection aux individus qui «tirent la sonnette d’alarme»), associé à la facilité de diffusion que procure Internet, a déjà permis la révélation d’informations sensibles. Dans les pays soumis à des régimes autocratiques, les blogueurs peuvent être aussi persécutés que les journalistes, comme on l’a vu en Égypte, en Chine ou en Birmanie – preuve que leur parole n’est pas sans effets sur des gouvernements qui voudraient museler l’expression démocratique. Toutefois, ces changements n’impliquent pas que le blogueur viendra remplacer le journaliste: comme le souligne le journaliste Robert Cauthorn, un des pionniers de l’information en ligne, dans un entretien donné au Monde 16: «Je ne pense pas que ce type de journalisme puisse révéler des crimes ou des affaires politiques. Pour cela, il y a besoin d’avoir accès à certaines sources, et surtout d’être protégé par une institution comme un journal.» Par ailleurs, pour l’instant les grands médias traditionnels – et leurs extensions sur Internet – demeurent encore le plus souvent des relais nécessaires pour véritablement faire émerger des informations. Il reste que les grands quotidiens nationaux, dans les pays occidentaux, subissent actuellement des pressions économiques considérables. Les revenus de la publicité s’effondrent sous l’effet de la concurrence des médias électroniques et des quotidiens gratuits, et leur audience s’érode du fait des changements dans les pratiques de lecture. La réduction des effectifs et des moyens dans les rédactions a aussi pour conséquence une impression de «suivisme» entre les médias, qui par économie (et parfois par paresse) répercutent souvent les mêmes dépêches issues des grandes agences de presse, les mêmes photos ou vidéos issues des banques d’images. Mais aussi, et peut-être plus grave, toutes les enquêtes montrent que la confiance dans les journalistes n’a jamais été aussi faible – critiqués pour leur manque d’objectivité et leur collusion supposée avec les puissants. Quelques cas de «bidonnages» retentissants, mais aussi et surtout des emballements qualifiés d’«idéologiques» ont récemment continué d’entamer leur crédibilité. De ce point de vue, il est intéressant de constater que le moment d’émergence des blogs a correspondu au déclenchement de la guerre en Iraq – c’est-à-dire une période où les mainstream medias ont étouffé toutes les voix discordantes, servant parfois aveuglément les desseins de l’administration Bush. Qu’il s’agisse d’autocensure ou de manipulation directe par le biais de consultants militaires, certains grands médias américains n’en finissent pas de reconnaître leurs torts à ce sujet. Car il ne s’agit pas là nécessairement de faits nouveaux, mais l’écho qui leur est donné porte de plus en plus à conséquence, et traduit une profonde défiance à l’égard de la profession. La naissance du journalisme est intimement associée aux grandes révolutions du XVIIIe siècle, et donc à l’avènement des démocraties modernes. 16. «Vers la fin du quotidien papier?», 11 février 2007. Le Monde, Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.191.64 - 10/05/2013 17h58. © Gallimard Benjamin Loveluck Internet, vers la démocratie radicale? RP-Loveluck:Gabarit De bat/D 6/08/08 13:10 Page 161 161 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.191.64 - 10/05/2013 17h58. © Gallimard Mais, aujourd’hui, le mythe fondateur d’un journalisme habilité à surveiller les pouvoirs et à défendre la démocratie, qui a peut-être connu son apogée lors du dévoilement du scandale du Watergate, semble battu en brèche. Cette défiance, qui est par certains aspects une contestation de la légitimité des journalistes dans l’ordre démocratique, est encore amplifiée par Internet, obligeant le «quatrième pouvoir» à rendre lui aussi des comptes: les journalistes, confrontés de manière plus directe à leur public, doivent désormais se préoccuper très concrètement des suites d’un article, des conversations qui vont l’accompagner, du «bruit» qu’il va faire. Leur responsabilité se trouve plus directement engagée. Ils peuvent être remis en question dans leur travail, forcés à entendre tous les points de vue, contraints d’étayer leurs dires et d’argumenter, en gardant toujours à l’esprit que le public pourra lui aussi consulter les sources, entendre d’autres points de vue, contacter des protagonistes, etc. Cette mise en danger du journalisme peut donc avoir des effets positifs sur la qualité de l’information et, surtout, représente une chance de regagner en crédibilité – à condition d’accepter les nouvelles règles du jeu et l’interaction (plus ou moins grande) avec le public. Les journaux quotidiens ont commencé à disparaître les uns après les autres, notamment à partir des années 1950 avec la naissance de la télévision, et ceux qui restent luttent avec acharnement pour maintenir leur diffusion. Chacun sent que se joue là quelque chose d’important. Habermas, en grand historien et sociologue de la sphère publique, appelle par exemple à préserver les quotidiens «de référence», la presse «de qualité», ou ce qu’il nomme le journalisme «de raisonnement» des griffes du marché – qui pousse à augmenter la rentabilité, en réduisant les moyens, en augmentant l’attractivité, et donc en sacrifiant la qualité, ce qui risque ainsi, selon lui, de mettre en péril la sphère publique 17. L’association des deux termes, «journalistes citoyens», pour maladroite qu’elle soit, interroge à la fois la notion de citoyenneté et la place du journalisme dans les démocraties libérales. Ces nouvelles formes de journalisme rempliront sans doute à l’avenir une fonction essentielle de circulation de l’information et de révélation de l’événement, vis-à-vis duquel le journalisme traditionnel devra se repositionner – ce qui ne sera certainement pas un processus indolore. La chute vertigineuse des revenus de la publicité (beaucoup plus rapide qu’initialement prévue) et le déplacement sur Internet d’autres sources de financement telles que les petites annonces (notamment, aux États-Unis, sur le célèbre site Craigslist.com) ont d’ailleurs précipité l’inéluctable «adaptation» du journalisme. D’autres transformations passent plus ina perçues, mais n’en sont pas moins significatives. Parmi elles, l’introduction de forums et de chats sur les sites web des grands médias, puis l’installation d’un espace de commentaires immédiatement en dessous ou en vis-à-vis des articles. Les articles les plus commentés, les plus recommandés ou encore ceux qui ont été le plus envoyés par e-mail sont ensuite mis en avant, ce qui est une façon de mesurer leur «popularité» et n’est pas sans conséquences pour le journaliste, dont le travail se voit soumis à cette évaluation en forme de plébiscite. À terme, l’interaction avec les lecteurs devrait être encore renforcée, dans le sens d’un «journalisme collaboratif». Mais les classements et autres palmarès, issus des sites marchands, supplantent aussi de 17. Voir «Il faut sauver la presse de qualité» par Jürgen Habermas, reproduit dans l’édition du 22 mai 2007 du journal Le Monde. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.191.64 - 10/05/2013 17h58. © Gallimard Benjamin Loveluck Internet, vers la démocratie radicale? RP-Loveluck:Gabarit De bat/D 6/08/08 13:10 Page 162 162 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.191.64 - 10/05/2013 17h58. © Gallimard plus en plus le choix éditorial: la valeur d’une information devient le résultat direct de son «succès», et n’est plus décidée par le rédacteur ou l’éditeur. Certains sites d’information proposent maintenant une navigation par tags (par mots clés), renonçant donc à toute forme de hiérarchisation de l’information – et la remplaçant par des mécanismes de visualisation de l’offre et de la demande. On présente à l’internaute un «nuage de tags», des mots dont la taille varie en fonction du nombre de clics qu’ils ont reçus, et qui lui permettent d’accéder directement à l’information 1) dont le sujet semble l’intéresser et 2) qui est la plus visitée. Certains sites sur le modèle de Digg.com revendiquent un contrôle éditorial «démocratique», agrégeant des articles de toute provenance – aussi bien de blogs que de journaux en ligne – et établissant leur «une» sur la base du nombre de votes recueillis. Le site Google News et, plus généralement, les moteurs de recherche fonctionnent selon un principe voisin – sauf que le «vote» n’est pas le résultat d’une action directe, mais est recensé par un algorithme prenant notamment en compte le nombre de liens vers un article. Étant donné la visibilité de Google, un article référencé en première position par Google News verra son audience exploser. On sait qu’en moyenne 70 % à 80 % du trafic d’un site d’information proviennent d’agrégateurs, de moteurs de recherche et de liens externes (en France, lemonde.fr est un cas à part avec seulement 35 %), Google News figurant en bonne place dans ces «faiseurs d’actualité», à tel point que pour certains observateurs avertis «le pouvoir d’informer échappe aux médias traditionnels pour tomber entre les mains de ceux qui contrôlent la navigation et ses paramètres sur Internet 18». La contrainte pour beaucoup de journalistes devient en effet: comment faire en sorte que mon article soit «happé»? Personne ne connaît précisément les algorithmes employés par Google, mais l’expérience montre qu’un sujet brûlant ne peut en aucun cas être passé sous silence – et que, par exemple, le jour de l’annonce de la séparation du couple présidentiel, doit impérativement figurer un papier comportant les mots clés «Sarkozy», «Cécilia», «divorce», etc., sous peine de voir sa fréquentation baisser. Une information forte d’un point de vue éditorial pourra trouver sa place sur le site, indépendamment de ces considérations. Mais les rédacteurs en chef chercheront avant tout à mettre en ligne des articles dont le sujet aura des chances d’«accrocher» ces moteurs et agrégateurs, et exploiteront éventuellement le filon en feuilletonnant l’événement, ou en le reprenant sous des angles différents. Loin de remonter démocratiquement à la surface du web, les informations sont donc aujourd’hui encore largement tributaires d’un mode de sélection qui peut comporter des biais importants. Ainsi, le fonctionnement du journalisme sur Internet n’échappe pas à la logique d’audience inhérente aux médias de masse depuis leurs débuts. Mais plus encore que dans les médias classiques, les exigences combinées – et parfois contradictoires – du marché et de la démocratie sont démultipliées sur le réseau. En particulier, si les deux conditions de l’audience sont, d’une part, l’exclusivité d’une information et, de l’autre, la rapidité de sa parution, sur Internet cette course prend une tout autre ampleur. Certains médias d’information nés sur Internet (par exemple Gawker Media aux États18. Jean-François Fogel et Bruno Patino,Une presse sans Gutenberg. Pourquoi Internet a bouleversé le journalisme, Paris, Éd. du Seuil, «Points», 2005, p. 47. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.191.64 - 10/05/2013 17h58. © Gallimard Benjamin Loveluck Internet, vers la démocratie radicale? RP-Loveluck:Gabarit De bat/D 6/08/08 13:11 Page 163 163 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.191.64 - 10/05/2013 17h58. © Gallimard Unis) rémunèrent déjà leurs contributeurs en fonction du nombre de pages vues réalisé par chacun de leurs posts. L’information est devenue une commodité en elle-même, c’est-à-dire un élément presque autonome, soumis à la concurrence de tous les contenus en circulation sur le web – et dépendant des moteurs de recherche. Le «journal» ou même la «marque média» qui formaient auparavant des entités, et étaient conçus et commercialisés comme tels, résistent difficilement à ce démembrement. Aujourd’hui, l’internaute consulte des sources toujours plus nombreuses, diverses, ce dont on peut se réjouir. Mais, dans le même temps, les lois du marché, incarnées par les algorithmes des moteurs de recherche, deviennent les principales boussoles pour les internautes naviguant dans cette «économie de l’attention». Les défis du nouvel ordre numérique La gratuité est une autre donnée massive véhiculée par Internet, et qui lui est inhérente, même si elle recouvre des réalités très différentes. D’un côté, en effet, le partage et la distribution désintéressés, comme c’est le cas pour les logiciels open source, sont une composante essentielle de la culture d’Internet. De l’autre, la généralisation du modèle de financement par la publicité – et son corollaire, c’est-à-dire une indexation des revenus en fonction de la capacité à attirer et à canaliser une audience – masque les contraintes économiques réelles des services qui se présentent comme «gratuits». La principale vulnérabilité de ce système est la dépendance aux budgets des annonceurs – les premiers à être coupés en cas de récession. C’est aussi accepter l’emprise des moteurs de recherche, et leur rôle de plus en plus important en tant que régies publicitaires. Pour la presse aussi bien que pour les éditeurs en général, la question est aujourd’hui la suivante: comment trouver un modèle économique qui permette de rester rentable, sans être pour autant marginalisé par les grands moteurs de recherche? L’essentiel est d’être référencé pour être inclus dans le réseau. Or, tout ce qui entrave les liens – notamment les formules payantes – revient à ériger un mur, à s’exclure de la circulation de l’information. Avec l’accès libre à une multitude de services sur le web, et la dématé rialisation de la production culturelle, la source de profits s’est déplacée dans de nombreux domaines de façon irréversible. Il ne s’agit plus de produire et de vendre du «contenu» à une audience, mais d’attirer un maximum de trafic et de le gérer efficacement. En somme, de parvenir à capter la plus grande part possible des flux en circulation sur Internet, mais aussi d’identifier le plus précisément possible la nature de ce trafic. Pour ensuite proposer aux annonceurs une «cible» de plus en plus clairement définie, à la fois quantitativement et qualitativement. Les grands moteurs de recherche, mais aussi tous les services disponibles sur le web (qu’il s’agisse par exemple de l’achat de livres sur Amazon ou de billets de train sur le site de la SNCF) accumulent des informations sur les usagers qui permettront, à terme, d’identifier et de pister l’utilisateur dans ses habitudes, ses centres d’intérêt, son environnement physique, ses préférences, ses fréquentations, ses valeurs, ses caractéristiques socioculturelles – et ainsi de lui présenter subrepticement le produit ou le service qui colle au plus près de ses attentes, ou qui est le plus susceptible d’éveiller son désir. Mieux: il s’agit parfois de parvenir à transfor- Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.191.64 - 10/05/2013 17h58. © Gallimard Benjamin Loveluck Internet, vers la démocratie radicale? RP-Loveluck:Gabarit De bat/D 6/08/08 13:11 Page 164 164 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.191.64 - 10/05/2013 17h58. © Gallimard mer l’utilisateur en prescripteur. Car la défiance démocratique s’étend aussi de plus en plus aux discours des marques et des entreprises. Cellesci doivent en effet composer avec des consommateurs qui communiquent de plus en plus entre eux, et qui sont de plus en plus critiques (ou parfois insensibles, c’est selon) vis-à-vis de la rhétorique commerciale, de la mise en scène des produits et de l’image que les marques cherchent à construire. Dans ce contexte, il devient nécessaire de ne plus simplement marteler un message à grand renfort de panneaux d’affichage et de spots publicitaires, mais de convaincre et d’impliquer un certain nombre de consommateurs clés (souvent appelés influencers dans le jargon marketing) en leur fournissant les outils ou les supports (par exemple une série de vidéos virales) qui leur permettront de communiquer à leur réseau l’enthousiasme qu’ils auront pour un produit, ou simplement pour une campagne qui aura su capter leur intérêt – c’est ce qu’on appelle «faire du buzz». Or les dernières évolutions du web font la part belle à l’échange, à l’interactivité et à la mise en commun. Et l’enjeu pour beaucoup de services engagés dans ce créneau est de parvenir à attirer de l’audience, non pas en produisant des contenus, mais en mettant à disposition des outils et des plates-formes permettant la constitution de communautés autour d’un service donné – par exemple, le partage de photos ou de vidéos (Flickr, YouTube), ou plus largement un «profil personnel» (MySpace, Facebook). Ces platesformes, sous couvert de service gratuit, recueillent énormément d’informations sur leurs utilisateurs, et rendent possible la mise en place de publicités ciblées et de campagnes de marketing viral d’une grande sophistication: l’utilisateur, en affichant par exemple sur son profil la bande-annonce d’un film qu’il a vu récemment (le tout éventuellement agrémenté de commentaires), ou en faisant suivre en un clic à son groupe d’«amis» (ses contacts) une publicité qu’il estime réussie, va activement faire la promotion d’un produit, d’un service, d’un artiste, etc. L’idéal démocratique et libertaire s’accompagne ainsi d’une surveillance – ou plus précisément d’une traçabilité – accrue, à finalité marchande. Des empires, ceux de Google, Yahoo, MSN et AOL notamment, ont été bâtis sur l’indexation et la recherche d’informations. La force de Google a été d’exploiter un algorithme qui était, à l’époque de son lancement, plus efficace que la moyenne pour classer et trier les résultats de requêtes. Mais surtout, ce qui constitue aujourd’hui son avantage décisif, ce sont les moyens qu’il a consacrés à l’indexation – des documents au format texte et «html», mais aussi des images, du son, de la vidéo, et bientôt peut-être le patrimoine génétique avec des investissements dans la société de biotechnologie 23andMe. L’acquisition de services est même le plus sûr moyen d’indexer un maximum de contenus et/ou de s’assurer un maximum de trafic – c’est cette logique qui pousse Google à racheter ou à lancer de plus en plus de sites, par exemple un service de cartographie, une plate-forme de création de blogs (Blogger) ou un site populaire d’hébergement de vidéos (YouTube). Voilà qui tempère un peu l’enthousiasme suscité par le commerce sur Internet, qui tend à mettre en avant une diversification de l’offre – notamment culturelle – et donc une certaine démocratisation du marché 19. En même temps 19. La désormais célèbre thèse du long tail («la longue traîne») développée par Chris Anderson, rédacteur en chef de la revue Wired. Voir The Long Tail. Why the Future of Business is Selling Less of More, New York, Hyperion, 2006, ainsi que l’article inaugural d’octobre 2004 sur le site de Wired. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.191.64 - 10/05/2013 17h58. © Gallimard Benjamin Loveluck Internet, vers la démocratie radicale? RP-Loveluck:Gabarit De bat/D 6/08/08 13:11 Page 165 165 Benjamin Loveluck Internet, vers la démocratie radicale? remplacés par des numéros, les informations publiées (numéro de sécurité sociale, thèmes de recherche, mots clés utilisés, liens cliqués, etc.) suffisaient dans bien des cas à identifier précisément les personnes – ce que le New York Times prouva en «mettant un visage sur l’utilisateur 4417749 21». " En abaissant considérablement les barrières à l’expression et à la circulation de l’information, Internet se présente comme le média de l’abolition de la médiation, ce qui interroge directement toutes les instances intermédiaires chargées d’opérer une forme de transmission (l’éducation, la culture) ou de représentation (politique, syndicale, sociale). Cette évolution est parfaitement en phase avec le principe de légitimité des démocraties libérales, à savoir le droit des individus et leur autonomisation par rapport aux systèmes experts et aux institutions. Une des principales conséquences est que la délibération s’en trouve revigorée. Mais la démocratie ne se limite pas à ses aspects délibératifs, et elle n’est pas non plus une fin en soi. Elle doit aussi permettre d’agir en commun. Or Internet pose de nouvelles difficultés pour la collectivité à se représenter comme corps politique, capable d’orienter le destin collectif. Cette combinaison inédite de la démocratie et du marché rend caduques les tentatives de régulation, car la loi et les institutions politiques ne sont pas en phase avec ces évolutions. Si radical soit-il du point de vue de la délibération, 20. John Battelle, The Search. How Google and Its Rivals Rewrote the Rules of Business and Transformed Our Culture, Penguin Books, 2005. 21. New York Times, 9 août 2006, «A Face Is Exposed for AOL Searcher No. 4417749». Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.191.64 - 10/05/2013 17h58. © Gallimard Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.191.64 - 10/05/2013 17h58. © Gallimard qu’ils traitent une demande, les moteurs de recherche mais aussi la plupart des grands sites et portails sur Internet recueillent en effet des informations sur l’utilisateur, pour lui présenter une publicité beaucoup plus ciblée que ne le pourrait n’importe quel masse-média classique. D’où leur intérêt à proposer d’autres services associés, qui leur servent à recueillir d’autres informations, qui pourront être croisées entre elles. Dans le cas de Google, il s’agit du courrier électronique (Gmail), d’un calendrier (Google Agenda), d’un lecteur de fils RSS (Google Reader), de cartes (Google Maps, Google Earth et maintenant Google Street View). Un moteur de recherche couplé à l’analyse de la correspondance, de l’emploi du temps, des centres d’intérêt, de la géolocalisation et même, désormais, de l’identification des visages sur Google Images. Voilà des outils qui permettent de capter les intentions et les désirs de l’individu à la source, dès qu’ils sont exprimés – voire d’anticiper ces intentions et ces désirs – et de répondre sur-le-champ par une offre commerciale. John Battelle, dans son ouvrage consacré à Google, appelle cela la «database des intentions 20». En somme, la consécration du marketing. On comprend dès lors que la question de la conservation des informations recueillies sur Internet soit si sensible. Google place un identifiant unique (sous la forme d’un cookie) sur les ordinateurs qui utilisent ses services, ce qui lui permet de «reconnaître» l’utilisateur qui effectue des requêtes et utilise ses services, de suivre son clickstream (flux de clics) et d’agréger l’information afin d’en dresser un profil extrêmement fin. Le portail et fournisseur d’accès AOL Time Warner a suscité un tollé durant l’été 2006, en diffusant des millions de données concernant les recherches en ligne de centaines de milliers d’utilisateurs. Bien que les noms aient été RP-Loveluck:Gabarit De bat/D 6/08/08 13:11 Page 166 166 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.191.64 - 10/05/2013 17h58. © Gallimard le modèle démocratique qu’accompagne Internet laisse en suspens la question des responsabilités collectives et la nécessité d’action qu’implique tout engagement dans l’éducation, la culture, l’économie, la politique. Dépourvu de règles édictées au nom du bien commun et d’instances décisionnaires légitimes, le pluralisme démocratique peut se retrouver impuissant face aux forces du marché. La question de la liberté ellemême resurgit en des termes nouveaux. Les réseaux de communication, en dépit de leur façade libertaire, recèlent un risque pour les libertés personnelles. Jusqu’où peut-on anticiper les intentions sans y faire intrusion? À l’avenir, tout communiquera via l’«informatique omniprésente» (everyware 22) et l’«Internet enfoui», où les appareils de communication mobiles, les sensors et les puces RFID (radio frequency identification) placées sur les objets quotidiens auront prise sur l’environnement, où la biométrie et le GPS seront le lot de chacun, où la vidéo-surveillance sera en mesure de quadriller l’espace public et de l’analyser automatiquement. Le monde physique est activement mesuré, photographié, cartographié par les plus grandes entreprises technologiques – Google en tête – pour ensuite le modéliser et le reproduire sous forme numérique. Ce canevas qu’on appelle déjà le «géoweb» permettra la transition des «mondes virtuels» vers la «réalité augmentée», où la géographie elle-même servira à organiser l’information – et permettra à ces entreprises de proposer des services qui ne seront plus seulement liés à l’utilisation (fixe) d’un ordinateur, mais investiront le champ de la vie quotidienne (mobile). L’individu évoluera dans un environnement «réel» sur lequel seront surimposées des couches d’informations, et où toutes ses actions pourront être suivies. L’interaction avec Internet, devenu un méta-réseau, ne sera plus le résultat d’une intention volontaire («je me connecte»), mais se fera bien souvent à l’insu du sujet. Il ne sera plus possible d’avoir une existence sociale hors de ces réseaux – et hors de la traçabilité qui leur sera inhérente. Celle-ci sera largement exploitée. Mais pour que ces formidables outils ne deviennent pas les instruments d’une nouvelle forme d’asservissement de l’individu, il est urgent de nous interroger sur leurs finalités – et sur la légitimité et les moyens de l’action politique dans un tel cadre. Benjamin Loveluck. 22. Voir Adam Greenfield, Everyware: The Dawning Age of Ubiquitous Computing, Berkeley (CA), New Riders Publishing, 2006. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.191.64 - 10/05/2013 17h58. © Gallimard Benjamin Loveluck Internet, vers la démocratie radicale?