internet, vers la démocratie radicale

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internet, vers la démocratie radicale
INTERNET, VERS LA DÉMOCRATIE RADICALE ?
Benjamin Loveluck
Gallimard | Le Débat
2008/4 - n° 151
pages 150 à 166
ISSN 0246-2346
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-le-debat-2008-4-page-150.htm
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Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Loveluck Benjamin, « Internet, vers la démocratie radicale ? »,
Le Débat, 2008/4 n° 151, p. 150-166. DOI : 10.3917/deba.151.0150
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Que nous promet Internet? Le pouvoir à la portée de tous ou la marchandisation générale?
L’intelligence collective ou la dispersion chaotique des esprits? À distance égale des naïvetés
technophiles et des préjugés technophobes, Benjamin Loveluck fait ressortir l’ambivalence de
ce réseau des réseaux planétaires dont beaucoup de notre avenir dépend désormais. Le Débat.
Chacun peut aujourd’hui, à peu de frais,
publier des écrits, des vidéos, des sons, et les
faire circuler. La communication sous sa forme
moderne, avec Internet, constitue une formidable promesse d’égalité. Elle semble arracher
l’individu à son environnement physique immédiat: à partir du moment où je suis branché, en
ligne, je suis partout et nulle part, je suis l’égal
des autres internautes.
C’est aussi et surtout l’utopie d’une parole
libre, sans instance de censure, voire un idéal de
démocratie participative fondée sur une délibération permanente. Les manifestations d’un
idéalisme, latent ou explicite, y sont nombreuses
et parfois convaincantes, des logiciels «libres»
(open source, c’est-à-dire dont le code source
appartient au domaine public) à l’encyclopédie
Benjamin Loveluck est directeur d’études au sein d’un
institut de conseil en marketing. Il prépare une thèse sur
l’individu «hypermoderne» et la généalogie des régimes
médiatiques contemporains.
«libre» et collaborative Wikipedia, en passant
par le projet lancé par Étienne Chouard, l’un
des plus fervents «Net-opposants» au projet de
Constitution européenne, d’un texte législatif
alternatif en ligne, réalisé en collaboration.
Mais comme toujours lorsque l’utopie se
dessine, nous devons nous faire un peu historiens. Nous rappeler que, comme toute confi guration historique, la nôtre est faite de ruptures
mais aussi de continuités avec celle qui précède.
Et que si Internet bouleverse les médias et
l’exercice de la démocratie, il approfondit et
décuple aussi certaines dynamiques qui lui
préexistaient. Les masses-médias traditionnels
en particulier, aujourd’hui critiqués pour ce
qui est perçu comme une mainmise insupportable d’une poignée d’élites sur la circulation
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de l’information, sont le produit d’une histoire culturelle spécifique: celle des démocraties
libérales.
Or les réseaux et la numérisation se situent
dans le prolongement de cette histoire. Et s’ils
ouvrent, en effet, de nouvelles perspectives démocratiques, ils accélèrent aussi, à bien des égards
– sans que cela soit toujours clairement reconnu –,
certaines tendances inhérentes aux régimes démocratiques modernes. Nous verrons notamment
en quoi Internet accompagne et renforce leur
principe régulateur – les droits de l’individu –
pour peut-être conduire à des travers associés:
une démocratie dont les mécanismes se confondent de plus en plus avec ceux du marché; un
citoyen qui, s’il est plus actif, n’en demeure pas
moins tributaire des logiques économiques à
l’œuvre sur le web.
Approfondissement ou évidement?
Internet est déjà bien plus qu’un simple outil
de communication. C’est ce que souligne Pierre
Rosanvallon dans son ouvrage La Contre-Démocratie. Ce n’est même déjà plus seulement une
forme médiatique, c’est devenu une forme sociale à
laquelle correspond une sociabilité spécifique,
faite de branchements, d’arborescences, d’agrégations ponctuelles, mais aussi d’archivage et de
partage. C’est en outre l’incarnation la plus tangible à ce jour de l’opinion publique, éternelle
Arlésienne de la sociologie politique. Et pour
Rosanvallon, c’est enfin une forme politique dans
la mesure où Internet est le relais parfait de la
«démocratie de surveillance» qu’il analyse dans
la première partie de son livre: «un espace généralisé de veille et d’évaluation du monde 1».
La contre-démocratie, selon Rosanvallon,
est «l’organisation de la défiance» que suscite
inévitablement la démocratie électorale-représentative. Cette défiance comporte à ses yeux
trois dimensions: le peuple-surveillant, le peupleveto et le peuple-juge – qui viennent se «surimposer» au peuple-électeur du contrat social2. La
défiance est indissociable de la démocratie car
celle-ci est toujours imparfaite, et toujours en
deçà de ses promesses.
Le terme de contre-démocratie n’est pas
dépourvu d’une certaine ambiguïté, car il situe
d’emblée cette organisation de la défiance
en
dehors de la démocratie, comme venant s’opposer
à elle pour la contester. Pourtant, Rosanvallon
rappelle que le constat d’une baisse tendancielle
de la participation électorale sur le long terme
dans presque tous les pays démocratiques ne peut
pas simplement être interprété comme une désaffection démocratique. Il ajoute que la multiplication en parallèle des formes de «participation non
conventionnelle» a été largement étudiée, et tend
à confirmer que l’expression et l’engagement
politiques changent de visage. La démocratie,
donc, est elle-même en mutation.
À de nombreux égards, la signification politique d’Internet dépasse déjà la seule fonction
de surveillance que lui assigne Rosanvallon (qui
ne s’étend d’ailleurs pas sur le phénomène, s’attachant avant tout à retracer la genèse de cette
«contre-démocratie»). Internet entraîne une
transformation en profondeur de l’espace et de
la chose publiques telle que pour de nombreux
acteurs il ne s’agit pas seulement d’un contrepouvoir et d’une organisation de la défiance,
mais bien de la réalisation en cours d’une utopie
politique à part entière: celle de la démocratie
dans sa forme la plus pure.
1. Pierre Rosanvallon, La Contre-Démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Paris, Éd. du Seuil, 2006, p. 75.
2. Ibid., p. 23.
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Mais si ce média «ultime 3» est en passe de
devenir le pivot des démocraties libérales, c’est
parce qu’il accompagne et renforce leur principe
régulateur fondamental: les droits de l’homme.
Comme l’a souligné Marcel Gauchet en de
nombreux endroits 4, avec la fin des grandes
idéologies politiques et, plus particulièrement,
avec l’effondrement de l’empire soviétique, il est
devenu apparent que les droits de l’homme sont
le socle des démocraties modernes – depuis, en
fait, leur irruption sur la scène politique en
1789. Les détours de l’histoire ont jusqu’à présent masqué la portée de cette «inspiration fondationnelle», mais c’est bien ce qui était en
germe il y a deux siècles qui se déploie aujourd’hui avec toute sa force, et qui se voit consacré
dans ce que Gauchet appelle une «revanche du
droit» sur le politique, d’une part, et sur le
social-historique, de l’autre. L’individu de droit
est devenu le principe de légitimité des formes
politiques modernes. Il est aussi à l’origine de la
production de la société dans le temps. Là où, à
l’époque pré-moderne, l’ordre politique et social
était reçu «d’en haut», il devient une émanation
de l’individu: c’est le basculement, opéré sur
plusieurs siècles, de l’hétéronomie (d’essence
religieuse) vers l’autonomie.
Les médias sont déterminants dans cette
évolution: «Le discours des droits de l’homme,
dans son nouveau rôle, ne s’entend que dans le
nouveau cadre de la société d’information, c’est
à la caisse de résonance qu’elle lui offre qu’il
doit son efficacité 5.» Avec Internet, cependant,
un nouveau cap est franchi. Comme nous l’avons
souligné, il ne s’agit plus simplement d’un vecteur médiatique, mais bien d’une forme sociale
et politique qui est en adéquation parfaite avec
les droits de l’homme: Internet répond aux
attentes nouvelles suscitées par les démocraties
libérales, mais plus encore il les décuple, les
catalyse, les accélère. En ce sens, le radicalisme
démocratique associé à Internet est justifié: il
puise en effet aux racines du principe fondateur
des démocraties modernes. En particulier, il
incarne l’utopie d’une démocratie directe, d’un
espace public où toutes les instances intermédiaires – représentants politiques, presse, éditeurs notamment – seraient en voie de disparition,
pour enfin laisser libre cours à l’égalité absolue
des individus et de leurs subjectivités: transparence de l’information, fluidité des échanges,
diversité des opinions, égalité d’accès et de «participation», décentralisation, enfin liberté au
double sens de «liberté de droits» et de gratuité.
En proposant, en creux, d’abolir toute forme
de médiation, les réseaux laissent entrevoir la
possibilité d’en finir avec la nature implicitement
aristocratique, comme l’a montré Bernard Manin,
de l’élection et de la représentation6. L’approfondissement, en somme, du ressentiment identifié
par Nietzsche dans les régimes démocratiques
modernes à l’égard de ce qui juge, hiérarchise et
discrimine. Une forme d’idéologie diffuse se
dégage ainsi, selon laquelle finalement le régime
électoral-représentatif (et toutes les institutions
qui l’accompagnent) ne serait qu’une phase
transitoire de la démocratie, celle-ci atteignant
sa forme la plus achevée grâce aux réseaux
d’information et de communication – grâce à
Internet.
3. Voir l’article de Christian Vandendorpe, «Internet, le
média ultime», Le Débat, n° 139, mars-avril 2006.
4. Voir, notamment, «Quand les droits de l’homme
deviennent une politique», in La Démocratie contre elle-même,
Paris, Gallimard, 2002.
5. Ibid. Voir aussi «Contre-pouvoir, méta-pouvoir, antipouvoir», Le Débat, n° 138, janvier-février 2006.
6. Voir Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Calmann-Lévy, 1995.
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Le hacking comme contre-culture
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Si les enjeux démocratiques liés à Internet
commencent seulement à affleurer dans le débat
public, il nous faut souligner que la nature
intrinsèquement politique de l’informatique et
des réseaux fut rapidement identifiée par certains de ceux qui ont écrit les premières pages
de son histoire. Pour comprendre l’origine du
radicalisme démocratique sur Internet, un bref
détour par la culture du hacking («bidouillage»)
s’impose.
Le terme hacker est souvent utilisé pour désigner des individus cherchant à déjouer les mécanismes de sécurité informatique – pour de
mauvaises, mais aussi parfois pour de bonnes
raisons. Une autre acception du terme hacker,
cependant, n’est pas directement liée aux questions de sécurité informatique. Elle renvoie à des
programmeurs animés d’un esprit libertaire,
pour qui l’information et les biens culturels – y
compris les logiciels – doivent être aussi «libres»
que possible. Cette contre-culture est née pendant les années 1960-1970 sur les campus des
grandes universités américaines, notamment le
MIT; elle est le fruit de la rencontre des idéaux
libertaires de cette période avec la pointe de la
recherche scientifique et technologique. On les
appelle aussi parfois academic hackers. Un de
leurs thuriféraires les plus connus est Richard
Stallman, initiateur du projet GNU/Linux (un
système d’exploitation complet disponible gratuitement et modifiable librement), fondateur
de la Free Software Foundation, inventeur du
CopyLeft et fervent défenseur du logiciel libre.
Plus généralement, la culture hacker (et ce
qu’on appelle parfois hacktivism) remet en question les modes d’organisation centralisés, défen-
dant une idéologie de libération de l’information
et de la création. Elle s’oppose donc à ce qui
pourrait l’entraver, notamment les licences et
brevets trop restrictifs. Les formats et protocoles
doivent aussi, dans la mesure du possible, être
standards et ouverts. La liberté des logiciels est
associée à la liberté d’expression, la Free Software Foundation stipulant que: «Free software is
a matter of liberty, not price. To understand the concept, you should think of free as in “free speech”, not
as in “free beer”.» Cette distinction est nécessaire
en raison de la polysémie du terme anglais free,
qui signifie à la fois «libre» et «gratuit», et même
si les deux se rejoignent parfois, ils ne doivent
pas être confondus.
McKenzie Wark, auteur de A Hacker Manifesto 7, soutient même que la notion de propriété
intellectuelle est à l’origine d’une nouvelle lutte
des classes, opposant ce qu’il appelle les «vectorialistes» (ceux qui s’approprient l’information,
et qui ont la mainmise sur la distribution) aux
hackers, qui sont les véritables producteurs de
savoir et de services. Ces derniers doivent donc
chercher à libérer l’information, y compris le
code informatique et les biens culturels, qui ne
doivent pas être accaparés par quelques-uns.
Une autre grande figure du débat sur la propriété intellectuelle est Lawrence Lessig, professeur de droit à Stanford et fondateur des licences
Creative Commons 8, pour qui le code informatique doit être considéré comme un code de loi9.
Le cyberespace, loin d’être une entité incontrô7. McKenzie Wark, A Hacker Manifesto, Harvard University Press, 2004.
8. Les Creative Commons constituent un système de
copyrights gradué, permettant de déterminer le niveau de protection d’une œuvre, autorisant ou non certains usages (personnel, commercial, modification, redistribution, crédits,
etc.).
9. Voir Lawrence Lessig, Code and Other Laws of
Cyberspace, New York, Basic Books, 1999.
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des cas, d’œuvres d’art au sens classique, mais
avant tout d’une forme de communion autour
d’un événement, par laquelle se constitue un
folklore. Une culture vivante est une culture qui
permet – dans certaines limites à définir – la
copie et le détournement. Lessig nous rappelle
que ce n’est pas cette voie sur laquelle nous
sommes pour l’instant engagés, en dépit des
perspectives inédites que nous offrent la numérisation et les réseaux. Et que le nouvel ordre
numérique peut aussi receler de graves dangers
pour l’individu 10.
Le cas Google
Dès les origines, les libertés individuelles, le
partage et la coopération étaient au centre des
préoccupations des scientifiques qui ont porté
la vision d’Internet, et favorisé le développement
de technologies et d’architectures permettant
aux ordinateurs de communiquer entre eux. Le
soutien crucial du département américain de la
Défense s’explique par le contexte de la guerre
froide: il s’agissait de promouvoir un certain
modèle de l’innovation autant qu’une orientation
idéologique. Ainsi, comme le souligne Manuel
Castells, «Internet est avant tout une création
culturelle 11».
L’idée d’utiliser Internet pour rendre accessible le savoir et pour lier les informations entre
elles est aussi ce qui motive l’«invention» du
10. Pour une démonstration de ces arguments, voir
notamment Lawrence Lessig, Free Culture. The Nature and
Future of Creativity, Penguin Books, 2004, ainsi que The
Future of Ideas: The Fate of the Commons in a Connected World,
Random House, 2001. Les livres de Lessig sont par ailleurs
téléchargeables gratuitement sur www.lessig.org.
11. Manuel Castells, The Internet Galaxy, Oxford University Press, 2001, chap. I.
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lable et anarchique, dépend entièrement du type
de code qui est utilisé – et de qui en est le propriétaire. Lessig propose d’instaurer un véritable
Bill of Digital Rights garantissant les droits fondamentaux des individus dans ce nouvel environnement numérique, où transitera à l’avenir
l’essentiel de notre vie sociale.
Cette mise au point montre qu’Internet (et
l’informatique en général), loin de se limiter à
des évolutions technologiques, est, dès les origines, l’objet d’un fort investissement politique.
Elle aide aussi à saisir les glissements sémantiques qui ont mené à qualifier de voleurs et
de «pirates», dans un même mouvement, tous
ceux qu’on accuse de profiter d’Internet et de
la numérisation pour s’échanger des textes,
musiques et vidéos sans s’acquitter des droits
d’auteur. Sont donc inclus aussi bien ceux qui
contournent les mécanismes de protection de
fichiers (les fameux DRM) que ceux qui mettent
ces fichiers à disposition, ceux qui les copient ou
téléchargent et, enfin, ceux qui militent pour
une refonte complète des droits de propriété
intellectuelle, qui tiendrait compte des évolutions technologiques.
Le modèle de l’ open source nous pousse à
réfléchir aux profondes implications culturelles
d’un cadre légal trop restrictif, qui tend à appauvrir le domaine public et à créer de plus en plus
de rentes pour les éditeurs, les producteurs ou
les distributeurs (et parfois les artistes), au détriment de la créativité. En effet, celle-ci implique
nécessairement une certaine réappropriation, et
donc de la copie, de l’imitation – le processus
séculaire de la mimesis par lequel toute culture se
diffuse, se transmet et s’enrichit. En témoignent
les mashups, remix, parodies et autres formes de
reprises et de partages qui caractérisent la réappropriation et donc le succès d’un contenu sur
Internet. Il ne s’agit pas, dans la grande majorité
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World Wide Web (www) par Tim Berners-Lee,
en 1991. La mise en place d’un protocole spécial
(http) et d’un langage (html) permettant d’indexer des documents et de les lier entre eux
(grâce aux hyperliens) avait pour objectif premier de rendre la recherche universitaire et le
savoir académique accessibles à tous. Les contenus, d’abord restreints aux serveurs des universités, s’étendront ensuite à l’information en
général. Les premiers browsers (ou navigateurs,
Mosaic puis Netscape en 1994) fourniront l’interface permettant véritablement à tout un chacun d’utiliser le média. Des acteurs privés, des
services marchands, des institutions, des particuliers investiront petit à petit le web. Les
moteurs de recherche, peu performants au
départ, chercheront à proposer un tri et un accès
à tous ces contenus.
Google, notamment, viendra enfin hiérarchiser cette masse grandissante d’informations, en
appliquant le principe du nombre de citations
(les liens et les clics) – pondéré – pour déterminer la valeur d’une page. En triant les résultats
des requêtes en fonction de la quantité de liens
qui mènent à une page donnée (le fameux algorithme PageRank, gardé «secret» par les créateurs de Google) et en ne biaisant pas les résultats
par des liens achetés (comme c’était le cas pour
la plupart des moteurs de recherche jusqu’à l’arrivée de Google), il témoigne implicitement
d’une mécanique plébiscitaire – qui, bien qu’elle
soit silencieusement orientée par le truchement
de Google, est aussi l’une des clés de son succès.
En substance, pour Google la «popularité» d’un
site déterminera l’ordre d’apparition des résultats de requêtes.
Or le cas de Google est intéressant pour plusieurs raisons, et peut-être avant tout par son
ambiguïté. D’un côté, en effet, le moteur de
recherche descend en droite ligne de cette
culture des academic hackers, et constitue l’un des
principaux symboles des prétentions démocratiques d’Internet. Les deux fondateurs du célèbre
moteur de recherche, Sergey Brin et Larry Page,
sont pétris de contre-culture informatique. Et ils
se sont fixé pour «mission» le programme suivant – ambitieux s’il en est: «Organiser toute
l’information du monde pour la rendre accessible et utile à tous» (l’indexation des pages et
leur tri à l’aide de PageRank) et «ne pas faire le
mal» (compris avant tout comme la séparation
entre les résultats de requêtes et la publicité) 12.
Ensemble, ces deux devises traduisent la foi
et la volonté d’universalisation que placent les
créateurs de Google dans l’un des piliers du libéralisme démocratique: la liberté d’information
et le partage du savoir. Mais ce credo ne semble
pas incompatible avec leurs intérêts commerciaux, puisque le chiffre d’affaires de Google
s’est élevé à plus de 16 milliards de dollars en
2007, pour un bénéfice net supérieur à 4 milliards de dollars – des résultats difficilement
concevables dans d’autres industries ou services.
Près de 99 % de ces revenus proviennent de la
publicité.
Cela serait peut-être moins problématique si
Google ne prenait pas un tel ascendant sur ses
concurrents, captant aujourd’hui environ 45 %
des investissements publicitaires sur Internet.
L’entreprise est arrivée à une situation de quasimonopole comme moteur de recherche dans la
plupart des pays du monde (à l’exception
notable des États-Unis et de la Chine), et avance
aussi ses pions en tant que fournisseur de différents services (e-mail, géolocalisation, plateforme d’hébergement de contenus, etc.). Ses
12. «Our mission is to organize all the information in the
world» et «Don’t be evil», les deux principes que Google a
érigés en devises.
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incursions récentes dans le domaine des systèmes d’exploitation pour ordinateurs et pour
téléphones portables, bien qu’il s’agisse d’initiatives «ouvertes» et donc compatibles avec l’esprit des logiciels libres, ajoutent à sa domination.
À terme, le fait que tant d’informations soient
accessibles et circulent en vertu des services
fournis par une seule et même compagnie pourrait aller à l’encontre des principes de diversité et
de liberté d’expression qui animent Google –
sans même parler des problèmes liés à l’utilisation des données privées récoltées par Google,
sur lesquels nous reviendront. Cet exemple nous
rappelle surtout que le marché est aussi et peutêtre avant tout au cœur du «réseau des réseaux».
Diffusion du savoir et espace public
Depuis que la société civile et la sphère
publique – conceptuellement distinctes de l’État
et de la sphère privée au sens strict – sont apparues comme le cœur battant des démocraties
libérales modernes, et le relais incontournable
entre l’individu et la légitimité du gouvernement, la nature de cet espace fondamental n’a
cessé d’évoluer. Depuis les cafés et les salons du
XVIIIe siècle la sphère publique «bourgeoise»
s’est étendue et transformée sous l’effet de la
montée en puissance des médias de masse – perdant au passage, selon Jürgen Habermas, l’autonomie et l’indépendance dont elle jouissait par
rapport aux sphères marchandes et à l’influence
de l’État. Laissant de côté le caractère idéalisé
de la sphère publique «originelle» décrite par
Habermas, on peut se demander ce qu’il est
advenu de cet espace sous l’effet, notamment,
des nouvelles technologies de communication.
De nombreux travaux ont montré que l’ex-
pansion des idéaux démocratiques à l’époque
moderne était indissociable de l’invention de
l’écriture, puis de l’essor du livre à la suite de la
révolution de l’imprimerie. À bien des égards,
l’avènement de la modernité a été rendu possible
par la diffusion du savoir et un nouveau rapport
à la connaissance. La publication croissante de
textes et l’augmentation du lectorat avec la
démocratisation de la lecture ont abouti à l’institutionnalisation d’un espace public élargi.
Si on la replace dans une perspective historique longue, on constate que l’écriture a permis
de reprendre aux «maîtres de vérité 13» le savoir
dont ils étaient jusqu’alors les dépositaires exclusifs. Leur rôle était de rappor ter et de transmettre un enseignement provenant d’une source
supérieure, transcendante. Le basculement progressif d’une société de l’hétéronomie, recevant
son ordre de l’extérieur (les dieux, la tradition),
vers une société de l’autonomie, devant produire
son ordre dans le temps, dans l’histoire, est inséparable de la culture écrite.
Or, aujourd’hui, c’est la culture du livre
imprimé qui est remise en question: considéré
comme conservateur, hégémonique et autoritaire, enfermant le lecteur dans un discours que
celui-ci ne peut que subir passivement et en
silence. Sur Internet, les frontières du texte se
dissolvent, et avec elles l’autorité (devenue insupportable) de l’auteur. Les pages deviennent plus
malléables, le texte un signe parmi d’autres,
mêlé aux sons et aux animations, copie-collable
et modifiable, le lecteur peut enfin répondre. Il y
a là une puissante impulsion égalitaire, où la
logique démocratique est poussée à son comble.
Par extension, les institutions du monde de l’im13. Selon l’expression de Marcel Detienne, désignant
l’aède, le devin, le roi de justice chez les Grecs ( Les Maîtres
de vérité dans la Grèce archaïque, Paris, Maspero, 1967).
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primé, ces corps intermédiaires de l’espace public
que sont l’édition et le journalisme, les insti tutions politiques mais aussi éducatives, sont
l’objet d’une méfiance grandissante, accusées
d’entraver la libre circulation des textes et de
l’information.
Il est en effet dans leur nature d’opérer une
certaine sélection dans le discours. Or à cette
déjà vieille culture de l’imprimé s’opposent
d’autres modèles, d’autres pratiques plus «participatives», plus «interactives»: du blog au wiki
en passant par les «réseaux sociaux», pour ne
prendre que les plus emblématiques, les formes
de communication en réseaux bouleversent
aujourd’hui les schémas traditionnels de circulation et d’organisation de l’information. C’est le
passage de la «galaxie Gutenberg», selon l’expression de MacLuhan, à la «galaxie Internet»
décrite dès 2001 par Castells.
Les grands médias traditionnels reposent sur
une approche top-down: la diffusion en masse
d’un message émis par une structure centrale
vers ce qu’il est convenu d’appeler l’opinion
publique. La circulation de l’information sur
Internet est d’une autre nature, pour trois raisons principales qui sont entendues comme
autant de «libérations» par rapport aux massesmédias classiques: 1) une sélection très fine des
contenus en fonction de ses intérêts; 2) une
asynchronie dans la réception qui délivre de la
contrainte des horaires de diffusion ou de parution, et qui est liée à une caractéristique souvent sous-estimée du web, sa qualité d’archive;
3) une interactivité qui non seulement permet
d’exprimer son avis, de répondre à un message
ou de le répercuter, mais qui offre aussi tous les
outils nécessaires pour produire soi-même du
contenu, information ou divertissement, et pour
le diffuser. Par ces trois caractéristiques, Internet se pose comme l’environnement idéal, le
milieu naturel de l’individu de droit cherchant à
affirmer son autonomie, défendre ses intérêts,
exprimer ses choix et ses désirs.
Le fonctionnement même du média apparaît
comme une incarnation des principes démocratiques. Le concept décisif ici est le jeu des liens,
des clics, des audiences, des notations et des
recommandations, qui sont généralement présentés comme autant de «votes» permettant ou
non à une information d’«émerger» au sein de la
blogosphère, dans les moteurs de recherche ou
dans les divers agrégateurs d’information. De
nombreux sites marchands intègrent désormais
des mécanismes, automatiques ou non, d’évaluation des produits (par exemple Amazon a
pallié l’absence d’achats d’impulsion sur son site
en développant des algorithmes de recommandation fondés sur les produits déjà achetés, et
sur les achats effectués par d’autres consommateurs au profil similaire), mais aussi des utili sateurs (c’est le cas d’eBay, site de vente aux
enchères, où la confiance entre vendeurs et
acquéreurs s’établit par le biais de notations
réciproques, qui déterminent la «réputation»
des uns et des autres). Toute action peut être
convertie en «vote» ou en «recommandation»,
par le biais d’algorithmes qui servent à établir la
valeur d’une information ou d’un produit –
reflet de son succès sur le marché.
Dans le cas de l’information comme dans
celui de la consommation, l’individu choisit,
émet une opinion; on tient compte de ses clics
et des pages vues. Le citoyen et le consommateur convergent dans l’individu souverain. Mais,
on l’a vu, un acteur tel que Google peut prendre
une place démesurée dans l’organisation et la
hiérarchisation de l’information – et y trouver
un intérêt économique substantiel. L’abolition
des vieilles hiérarchies a donné lieu, au moins en
partie, à un fonctionnement qui s’apparente à
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celui du marché – c’est-à-dire aux rapports complexes entre l’«offre» et la «demande». D’un
point de vue politique, la notion d’intérêt collectif supérieur ne trouve son expression ici que difficilement. Car, au-delà de la délibération et des
choix individuels, celle-ci implique la prise en
compte de l’intérêt commun, dont émanent la
régulation et le gouvernement d’une communauté par elle-même.
Un nouvel espace public:
le web participatif
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La distinction entre émetteurs (journaux,
éditeurs, chaînes de télévision, de radio), d’un
côté, et récepteurs (le public, l’audience), de
l’autre, devient de plus en plus problématique;
de même que se brouille chaque jour un peu
plus la frontière, telle qu’elle s’est dessinée à
l’époque moderne, entre privé et public. Le
weblog ou blog est peut-être le symbole le plus
patent de cette nouvelle donne médiatique. Plus
qu’un site d’expression personnelle, il est la
plate-forme d’un réseau relationnel, la place
occupée dans un vaste écosystème. Il recouvre
tout un éventail de pratiques, allant du skyblog
de l’adolescent, destiné avant tout à ses amis,
aux blogs d’experts traitant d’une thématique
donnée, et destinés à un public plus large. Les
blogs, ou les pages personnelles sur les sites
communautaires tels que MySpace ou Facebook, constituent de plus en plus une extension
virtuelle de l’identité, un nœud décisif pour qui
veut exister dans le cyberespace – devenu une
part essentielle de la vie quotidienne, surtout
pour les plus jeunes générations.
On y présente ses photos de voyage, on signale
les livres qu’on a aimés, les activités pratiquées,
on y affiche parfois ses opinions politiques ou
ses préférences sexuelles, on forme des communautés autour de centres d’intérêt. On peut aussi
indiquer son parcours professionnel et ses études,
sur Facebook ou sur des sites plus spécialisés
dans les réseaux professionnels. On y bavarde
beaucoup. Tout un chacun peut y établir en
temps réel ou presque la chronique de son existence, sur Internet ou via un téléphone mobile,
et garder le contact avec son réseau.
Ces interfaces, complétées par la messagerie
instantanée, bientôt la généralisation de la téléphonie par Internet, puis leur prolongement sur
les téléphones portables et bien d’autres innovations conduisent petit à petit à une «conversation» permanente. Pas certain qu’il s’agisse là de
l’éthique discursive telle que l’imaginait Habermas. Mais force est de reconnaître que, dans de
nombreux cas, tenir un blog ou alimenter un
réseau social ne peut se réduire à une projection
narcissique, et peut devenir une manière efficace
de produire une information décentralisée. Enfin
et surtout, les informations qui y sont relayées et
les opinions ainsi «mises en public» sont soumises à la critique et au débat, obligeant bien
souvent l’auteur à sortir du quant-à-soi, à tenir
compte des autres et à construire des argumentations. Les aspects délibératifs de la démocratie
y gagnent assurément, en dépit des excès, des
dérives ou de l’insignifiance qui accompagnent
nécessairement ce flot d’expression.
Cependant, de plus en plus d’informations
personnelles sont livrées sur Internet (ou récupérées à l’insu de l’internaute par le biais de
cookies et autres dispositifs de marquage), et
celles-ci seront de plus en plus exploitées à des
fins publicitaires ou de marketing. Le «graphe
social», c’est-à-dire la possibilité de tracer les
interactions entre les acteurs du web et la nature
de leurs relations, est devenu un enjeu crucial de
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Le journalisme en mutation
Toutes ces évolutions ont eu un impact décisif sur la pierre angulaire de l’espace public: le
journalisme, c’est-à-dire le corps intermédiaire
traditionnellement chargé, dans les démocraties
modernes, de rendre publique l’information et
d’animer le débat collectif. Des contre-modèles
existent déjà, et l’exemple le plus souvent repris
est le site coréen OhmyNews, qui propose à tout
un chacun de contribuer au journal en ligne et
de devenir ainsi un «reporter citoyen».
En France, les premières applications
concrètes de ces préceptes dans le domaine du
journalisme sont, par exemple, des sites tels que
Rue89, fondé par des anciens du journal Libération, Lepost.fr, filiale du journal Le Monde, mais
qui revendique un positionnement «ludique» et
sans logique éditoriale, ou encore Agoravox, le
«média citoyen» à vocation plus militante (et
dépourvu de rédaction). L’information est de
plus en plus agrégée à partir d’un maximum de
sources possibles, des particuliers aux organes
de presse classiques, puis commentée, redigérée
sur des sites tels que le Drudge Report ou le
Huffington Post aux États-Unis – qui totalisent
déjà plusieurs millions de visiteurs uniques
chaque mois. Ces expériences sont encore tâtonnantes, et la formule idéale reste à trouver pour
assurer une qualité régulière, un minimum de
14. Sur la notion d’intelligence collective, voir notamment James Surowiecki, The Wisdom of Crowds. Why the
Many are Smarter than the Few, Little Brown, 2004; Pierre
Lévy, L’Intelligence collective. Pour une anthropologie du cyberespace, Paris, La Découverte, 1994, et Derrick de Kerckhove,
L’Intelligence des réseaux, Paris, Odile Jacob, 2000.
15. Voir, par exemple, Yochai Benkler, The Wealth of
Networks. How Social Production Transforms Markets and Freedom, Yale University Press, 2007.
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la nouvelle économie (bien que la rentabilité des
sites dits de réseaux sociaux ne soit pas encore
à la hauteur des enthousiasmes qu’ils suscitent).
Tous les liens tissés par les internautes, tous
leurs déplacements, toutes leurs actions sont
susceptibles d’être enregistrés et analysés. Communiquer sur le web, c’est donc accepter à
terme que soient exploitées toutes les informations qui y restent consignées, et que les entreprises du web puissent constituer un profiling
dynamique, réactualisé en permanence. Là
encore, le marché n’est donc jamais très loin du
forum.
Les wikis et autres sites collaboratifs ont eux
aussi un succès grandissant – et au premier chef
l’encyclopédie collaborative Wikipedia (à laquelle
chacun peut contribuer, et dont les administrateurs sont élus «démocratiquement» – c’est-àdire qu’ils doivent recueillir plus de 80 % de
suffrages favorables), en passe de devenir une
référence incontournable du savoir, malgré de
réelles carences. Des folksonomies se mettent en
place, contraction de folk (les gens, le peuple) et
taxonomies (les classifications), qui traduisent
une volonté d’organisation collective du savoir.
De nombreuses expériences ont été lancées,
faisant appel au «crowdsourcing» – où la «foule»
(les internautes) est la source d’information. Il
s’agit, comme pour beaucoup de services qui se
réclament du web deuxième génération (web 2.0),
d’«exploiter l’intelligence collective», et de mettre
à profit le «contenu généré par les utilisateurs»14.
La notion d’intelligence collective est en effet au
cœur de l’engouement actuel que suscite la perspective d’une culture et d’une économie numériques en réseau 15.
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cohérence éditoriale, et surtout faire en sorte
que ces sites proposent davantage d’enquêtes et
d’informations sélectionnées et vérifiées, plutôt
qu’une inflation de commentaires.
La participation dite «citoyenne» à l’information revêt de nombreux aspects, allant de la
photo envoyée par le témoin fortuit d’un accident à des formes de journalisme alternatif. Aux
États-Unis, notamment, la notoriété et l’audience de certains blogueurs indépendants commencent à rattraper celles des plus célèbres
éditorialistes. Sur un autre mode, le whistleblowing (la loi américaine accorde une protection
aux individus qui «tirent la sonnette d’alarme»),
associé à la facilité de diffusion que procure
Internet, a déjà permis la révélation d’informations sensibles. Dans les pays soumis à des
régimes autocratiques, les blogueurs peuvent
être aussi persécutés que les journalistes, comme
on l’a vu en Égypte, en Chine ou en Birmanie –
preuve que leur parole n’est pas sans effets sur
des gouvernements qui voudraient museler l’expression démocratique.
Toutefois, ces changements n’impliquent pas
que le blogueur viendra remplacer le journaliste:
comme le souligne le journaliste Robert Cauthorn, un des pionniers de l’information en ligne,
dans un entretien donné au Monde 16: «Je ne
pense pas que ce type de journalisme puisse
révéler des crimes ou des affaires politiques.
Pour cela, il y a besoin d’avoir accès à certaines
sources, et surtout d’être protégé par une institution comme un journal.» Par ailleurs, pour
l’instant les grands médias traditionnels – et
leurs extensions sur Internet – demeurent encore
le plus souvent des relais nécessaires pour véritablement faire émerger des informations.
Il reste que les grands quotidiens nationaux,
dans les pays occidentaux, subissent actuellement des pressions économiques considérables.
Les revenus de la publicité s’effondrent sous l’effet de la concurrence des médias électroniques et
des quotidiens gratuits, et leur audience s’érode
du fait des changements dans les pratiques de
lecture. La réduction des effectifs et des moyens
dans les rédactions a aussi pour conséquence
une impression de «suivisme» entre les médias,
qui par économie (et parfois par paresse) répercutent souvent les mêmes dépêches issues des
grandes agences de presse, les mêmes photos ou
vidéos issues des banques d’images.
Mais aussi, et peut-être plus grave, toutes les
enquêtes montrent que la confiance dans les
journalistes n’a jamais été aussi faible – critiqués
pour leur manque d’objectivité et leur collusion
supposée avec les puissants. Quelques cas de
«bidonnages» retentissants, mais aussi et surtout
des emballements qualifiés d’«idéologiques» ont
récemment continué d’entamer leur crédibilité.
De ce point de vue, il est intéressant de constater que le moment d’émergence des blogs a correspondu au déclenchement de la guerre en Iraq
– c’est-à-dire une période où les
mainstream
medias ont étouffé toutes les voix discordantes,
servant parfois aveuglément les desseins de l’administration Bush. Qu’il s’agisse d’autocensure
ou de manipulation directe par le biais de consultants militaires, certains grands médias américains n’en finissent pas de reconnaître leurs torts
à ce sujet.
Car il ne s’agit pas là nécessairement de faits
nouveaux, mais l’écho qui leur est donné porte
de plus en plus à conséquence, et traduit une
profonde défiance à l’égard de la profession. La
naissance du journalisme est intimement associée aux grandes révolutions du XVIIIe siècle, et
donc à l’avènement des démocraties modernes.
16. «Vers la fin du quotidien papier?»,
11 février 2007.
Le Monde,
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Mais, aujourd’hui, le mythe fondateur d’un journalisme habilité à surveiller les pouvoirs et à
défendre la démocratie, qui a peut-être connu
son apogée lors du dévoilement du scandale du
Watergate, semble battu en brèche.
Cette défiance, qui est par certains aspects
une contestation de la légitimité des journalistes
dans l’ordre démocratique, est encore amplifiée
par Internet, obligeant le «quatrième pouvoir» à
rendre lui aussi des comptes: les journalistes,
confrontés de manière plus directe à leur public,
doivent désormais se préoccuper très concrètement des suites d’un article, des conversations
qui vont l’accompagner, du «bruit» qu’il va faire.
Leur responsabilité se trouve plus directement
engagée. Ils peuvent être remis en question dans
leur travail, forcés à entendre tous les points de
vue, contraints d’étayer leurs dires et d’argumenter, en gardant toujours à l’esprit que le
public pourra lui aussi consulter les sources,
entendre d’autres points de vue, contacter des
protagonistes, etc. Cette mise en danger du journalisme peut donc avoir des effets positifs sur la
qualité de l’information et, surtout, représente
une chance de regagner en crédibilité – à condition d’accepter les nouvelles règles du jeu et l’interaction (plus ou moins grande) avec le public.
Les journaux quotidiens ont commencé à
disparaître les uns après les autres, notamment à
partir des années 1950 avec la naissance de la
télévision, et ceux qui restent luttent avec acharnement pour maintenir leur diffusion. Chacun
sent que se joue là quelque chose d’important.
Habermas, en grand historien et sociologue de
la sphère publique, appelle par exemple à préserver les quotidiens «de référence», la presse
«de qualité», ou ce qu’il nomme le journalisme
«de raisonnement» des griffes du marché – qui
pousse à augmenter la rentabilité, en réduisant
les moyens, en augmentant l’attractivité, et donc
en sacrifiant la qualité, ce qui risque ainsi, selon
lui, de mettre en péril la sphère publique 17.
L’association des deux termes, «journalistes
citoyens», pour maladroite qu’elle soit, interroge
à la fois la notion de citoyenneté et la place du
journalisme dans les démocraties libérales. Ces
nouvelles formes de journalisme rempliront sans
doute à l’avenir une fonction essentielle de circulation de l’information et de révélation de
l’événement, vis-à-vis duquel le journalisme traditionnel devra se repositionner – ce qui ne sera
certainement pas un processus indolore. La
chute vertigineuse des revenus de la publicité
(beaucoup plus rapide qu’initialement prévue)
et le déplacement sur Internet d’autres sources
de financement telles que les petites annonces
(notamment, aux États-Unis, sur le célèbre site
Craigslist.com) ont d’ailleurs précipité l’inéluctable «adaptation» du journalisme.
D’autres transformations passent plus ina perçues, mais n’en sont pas moins significatives.
Parmi elles, l’introduction de forums et de chats
sur les sites web des grands médias, puis l’installation d’un espace de commentaires immédiatement en dessous ou en vis-à-vis des articles. Les
articles les plus commentés, les plus recommandés ou encore ceux qui ont été le plus envoyés
par e-mail sont ensuite mis en avant, ce qui est
une façon de mesurer leur «popularité» et n’est
pas sans conséquences pour le journaliste, dont
le travail se voit soumis à cette évaluation en
forme de plébiscite. À terme, l’interaction avec
les lecteurs devrait être encore renforcée, dans le
sens d’un «journalisme collaboratif».
Mais les classements et autres palmarès,
issus des sites marchands, supplantent aussi de
17. Voir «Il faut sauver la presse de qualité» par Jürgen
Habermas, reproduit dans l’édition du 22 mai 2007 du journal Le Monde.
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plus en plus le choix éditorial: la valeur d’une
information devient le résultat direct de son
«succès», et n’est plus décidée par le rédacteur
ou l’éditeur. Certains sites d’information proposent maintenant une navigation par tags (par
mots clés), renonçant donc à toute forme de hiérarchisation de l’information – et la remplaçant
par des mécanismes de visualisation de l’offre et
de la demande. On présente à l’internaute un
«nuage de tags», des mots dont la taille varie en
fonction du nombre de clics qu’ils ont reçus, et
qui lui permettent d’accéder directement à l’information 1) dont le sujet semble l’intéresser et
2) qui est la plus visitée.
Certains sites sur le modèle de Digg.com
revendiquent un contrôle éditorial «démocratique», agrégeant des articles de toute provenance – aussi bien de blogs que de journaux en
ligne – et établissant leur «une» sur la base du
nombre de votes recueillis. Le site Google News
et, plus généralement, les moteurs de recherche
fonctionnent selon un principe voisin – sauf que
le «vote» n’est pas le résultat d’une action directe,
mais est recensé par un algorithme prenant
notamment en compte le nombre de liens vers
un article.
Étant donné la visibilité de Google, un article
référencé en première position par Google News
verra son audience exploser. On sait qu’en
moyenne 70 % à 80 % du trafic d’un site d’information proviennent d’agrégateurs, de moteurs
de recherche et de liens externes (en France,
lemonde.fr est un cas à part avec seulement
35 %), Google News figurant en bonne place
dans ces «faiseurs d’actualité», à tel point que
pour certains observateurs avertis «le pouvoir
d’informer échappe aux médias traditionnels pour
tomber entre les mains de ceux qui contrôlent la
navigation et ses paramètres sur Internet 18».
La contrainte pour beaucoup de journalistes
devient en effet: comment faire en sorte que
mon article soit «happé»? Personne ne connaît
précisément les algorithmes employés par Google,
mais l’expérience montre qu’un sujet brûlant ne
peut en aucun cas être passé sous silence – et
que, par exemple, le jour de l’annonce de la
séparation du couple présidentiel, doit impérativement figurer un papier comportant les mots
clés «Sarkozy», «Cécilia», «divorce», etc., sous
peine de voir sa fréquentation baisser. Une
information forte d’un point de vue éditorial
pourra trouver sa place sur le site, indépendamment de ces considérations. Mais les rédacteurs
en chef chercheront avant tout à mettre en ligne
des articles dont le sujet aura des chances d’«accrocher» ces moteurs et agrégateurs, et exploiteront éventuellement le filon en feuilletonnant
l’événement, ou en le reprenant sous des angles
différents.
Loin de remonter démocratiquement à la
surface du web, les informations sont donc
aujourd’hui encore largement tributaires d’un
mode de sélection qui peut comporter des biais
importants. Ainsi, le fonctionnement du journalisme sur Internet n’échappe pas à la logique
d’audience inhérente aux médias de masse depuis
leurs débuts. Mais plus encore que dans les
médias classiques, les exigences combinées – et
parfois contradictoires – du marché et de la
démocratie sont démultipliées sur le réseau. En
particulier, si les deux conditions de l’audience
sont, d’une part, l’exclusivité d’une information
et, de l’autre, la rapidité de sa parution, sur
Internet cette course prend une tout autre
ampleur. Certains médias d’information nés sur
Internet (par exemple Gawker Media aux États18. Jean-François Fogel et Bruno Patino,Une presse sans
Gutenberg. Pourquoi Internet a bouleversé le journalisme, Paris,
Éd. du Seuil, «Points», 2005, p. 47.
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Unis) rémunèrent déjà leurs contributeurs en
fonction du nombre de pages vues réalisé par
chacun de leurs posts.
L’information est devenue une commodité
en elle-même, c’est-à-dire un élément presque
autonome, soumis à la concurrence de tous les
contenus en circulation sur le web – et dépendant des moteurs de recherche. Le «journal»
ou même la «marque média» qui formaient
auparavant des entités, et étaient conçus et commercialisés comme tels, résistent difficilement
à ce démembrement. Aujourd’hui, l’internaute
consulte des sources toujours plus nombreuses,
diverses, ce dont on peut se réjouir. Mais, dans
le même temps, les lois du marché, incarnées
par les algorithmes des moteurs de recherche,
deviennent les principales boussoles pour les
internautes naviguant dans cette «économie de
l’attention».
Les défis du nouvel ordre numérique
La gratuité est une autre donnée massive
véhiculée par Internet, et qui lui est inhérente,
même si elle recouvre des réalités très différentes. D’un côté, en effet, le partage et la distribution désintéressés, comme c’est le cas pour
les logiciels open source, sont une composante
essentielle de la culture d’Internet. De l’autre, la
généralisation du modèle de financement par la
publicité – et son corollaire, c’est-à-dire une
indexation des revenus en fonction de la capacité à attirer et à canaliser une audience – masque
les contraintes économiques réelles des services
qui se présentent comme «gratuits». La principale vulnérabilité de ce système est la dépendance aux budgets des annonceurs – les premiers
à être coupés en cas de récession. C’est aussi
accepter l’emprise des moteurs de recherche, et
leur rôle de plus en plus important en tant que
régies publicitaires.
Pour la presse aussi bien que pour les éditeurs en général, la question est aujourd’hui la
suivante: comment trouver un modèle économique qui permette de rester rentable, sans être
pour autant marginalisé par les grands moteurs
de recherche? L’essentiel est d’être référencé pour
être inclus dans le réseau. Or, tout ce qui entrave
les liens – notamment les formules payantes –
revient à ériger un mur, à s’exclure de la circulation de l’information. Avec l’accès libre à une
multitude de services sur le web, et la dématé rialisation de la production culturelle, la source
de profits s’est déplacée dans de nombreux
domaines de façon irréversible. Il ne s’agit plus
de produire et de vendre du «contenu» à une
audience, mais d’attirer un maximum de trafic et
de le gérer efficacement. En somme, de parvenir
à capter la plus grande part possible des flux en
circulation sur Internet, mais aussi d’identifier le
plus précisément possible la nature de ce trafic.
Pour ensuite proposer aux annonceurs une
«cible» de plus en plus clairement définie, à la
fois quantitativement et qualitativement.
Les grands moteurs de recherche, mais aussi
tous les services disponibles sur le web (qu’il
s’agisse par exemple de l’achat de livres sur
Amazon ou de billets de train sur le site de la
SNCF) accumulent des informations sur les usagers qui permettront, à terme, d’identifier et de
pister l’utilisateur dans ses habitudes, ses centres
d’intérêt, son environnement physique, ses préférences, ses fréquentations, ses valeurs, ses
caractéristiques socioculturelles – et ainsi de lui
présenter subrepticement le produit ou le service qui colle au plus près de ses attentes, ou qui
est le plus susceptible d’éveiller son désir.
Mieux: il s’agit parfois de parvenir à transfor-
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mer l’utilisateur en prescripteur. Car la défiance
démocratique s’étend aussi de plus en plus aux
discours des marques et des entreprises. Cellesci doivent en effet composer avec des consommateurs qui communiquent de plus en plus
entre eux, et qui sont de plus en plus critiques
(ou parfois insensibles, c’est selon) vis-à-vis de la
rhétorique commerciale, de la mise en scène des
produits et de l’image que les marques cherchent à construire. Dans ce contexte, il devient
nécessaire de ne plus simplement marteler un
message à grand renfort de panneaux d’affichage
et de spots publicitaires, mais de convaincre et
d’impliquer un certain nombre de consommateurs clés (souvent appelés influencers dans le jargon marketing) en leur fournissant les outils ou
les supports (par exemple une série de vidéos
virales) qui leur permettront de communiquer à
leur réseau l’enthousiasme qu’ils auront pour un
produit, ou simplement pour une campagne
qui aura su capter leur intérêt – c’est ce qu’on
appelle «faire du buzz».
Or les dernières évolutions du web font la part
belle à l’échange, à l’interactivité et à la mise en
commun. Et l’enjeu pour beaucoup de services
engagés dans ce créneau est de parvenir à attirer
de l’audience, non pas en produisant des contenus, mais en mettant à disposition des outils et
des plates-formes permettant la constitution de
communautés autour d’un service donné – par
exemple, le partage de photos ou de vidéos
(Flickr, YouTube), ou plus largement un «profil
personnel» (MySpace, Facebook). Ces platesformes, sous couvert de service gratuit, recueillent
énormément d’informations sur leurs utilisateurs,
et rendent possible la mise en place de publicités
ciblées et de campagnes de marketing viral d’une
grande sophistication: l’utilisateur, en affichant
par exemple sur son profil la bande-annonce d’un
film qu’il a vu récemment (le tout éventuellement
agrémenté de commentaires), ou en faisant suivre
en un clic à son groupe d’«amis» (ses contacts)
une publicité qu’il estime réussie, va activement
faire la promotion d’un produit, d’un service,
d’un artiste, etc.
L’idéal démocratique et libertaire s’accompagne ainsi d’une surveillance – ou plus précisément d’une traçabilité – accrue, à finalité marchande. Des empires, ceux de Google, Yahoo,
MSN et AOL notamment, ont été bâtis sur l’indexation et la recherche d’informations. La
force de Google a été d’exploiter un algorithme
qui était, à l’époque de son lancement, plus efficace que la moyenne pour classer et trier les
résultats de requêtes. Mais surtout, ce qui
constitue aujourd’hui son avantage décisif, ce
sont les moyens qu’il a consacrés à l’indexation
– des documents au format texte et «html», mais
aussi des images, du son, de la vidéo, et bientôt
peut-être le patrimoine génétique avec des investissements dans la société de biotechnologie
23andMe. L’acquisition de services est même
le plus sûr moyen d’indexer un maximum de
contenus et/ou de s’assurer un maximum de trafic – c’est cette logique qui pousse Google à
racheter ou à lancer de plus en plus de sites,
par exemple un service de cartographie, une
plate-forme de création de blogs (Blogger) ou
un site populaire d’hébergement de vidéos
(YouTube).
Voilà qui tempère un peu l’enthousiasme
suscité par le commerce sur Internet, qui tend à
mettre en avant une diversification de l’offre –
notamment culturelle – et donc une certaine
démocratisation du marché 19. En même temps
19. La désormais célèbre thèse du long tail («la longue
traîne») développée par Chris Anderson, rédacteur en chef
de la revue Wired. Voir The Long Tail. Why the Future of Business is Selling Less of More, New York, Hyperion, 2006, ainsi
que l’article inaugural d’octobre 2004 sur le site de Wired.
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vers la démocratie radicale?
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remplacés par des numéros, les informations
publiées (numéro de sécurité sociale, thèmes de
recherche, mots clés utilisés, liens cliqués, etc.)
suffisaient dans bien des cas à identifier précisément les personnes – ce que le New York Times
prouva en «mettant un visage sur l’utilisateur
4417749 21».
"
En abaissant considérablement les barrières
à l’expression et à la circulation de l’information,
Internet se présente comme le média de l’abolition de la médiation, ce qui interroge directement
toutes les instances intermédiaires chargées
d’opérer une forme de transmission (l’éducation, la culture) ou de représentation (politique,
syndicale, sociale). Cette évolution est parfaitement en phase avec le principe de légitimité des
démocraties libérales, à savoir le droit des individus et leur autonomisation par rapport aux
systèmes experts et aux institutions. Une des
principales conséquences est que la délibération
s’en trouve revigorée.
Mais la démocratie ne se limite pas à ses
aspects délibératifs, et elle n’est pas non plus
une fin en soi. Elle doit aussi permettre d’agir en
commun. Or Internet pose de nouvelles difficultés pour la collectivité à se représenter comme
corps politique, capable d’orienter le destin collectif. Cette combinaison inédite de la démocratie et du marché rend caduques les tentatives de
régulation, car la loi et les institutions politiques
ne sont pas en phase avec ces évolutions. Si
radical soit-il du point de vue de la délibération,
20. John Battelle, The Search. How Google and Its Rivals
Rewrote the Rules of Business and Transformed Our Culture,
Penguin Books, 2005.
21. New York Times, 9 août 2006, «A Face Is Exposed
for AOL Searcher No. 4417749».
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qu’ils traitent une demande, les moteurs de
recherche mais aussi la plupart des grands sites
et portails sur Internet recueillent en effet des
informations sur l’utilisateur, pour lui présenter
une publicité beaucoup plus ciblée que ne le
pourrait n’importe quel masse-média classique.
D’où leur intérêt à proposer d’autres services
associés, qui leur servent à recueillir d’autres
informations, qui pourront être croisées entre
elles. Dans le cas de Google, il s’agit du courrier
électronique (Gmail), d’un calendrier (Google
Agenda), d’un lecteur de fils RSS (Google Reader), de cartes (Google Maps, Google Earth et
maintenant Google Street View).
Un moteur de recherche couplé à l’analyse
de la correspondance, de l’emploi du temps, des
centres d’intérêt, de la géolocalisation et même,
désormais, de l’identification des visages sur
Google Images. Voilà des outils qui permettent
de capter les intentions et les désirs de l’individu
à la source, dès qu’ils sont exprimés – voire d’anticiper ces intentions et ces désirs – et de répondre
sur-le-champ par une offre commerciale. John
Battelle, dans son ouvrage consacré à Google,
appelle cela la «database des intentions 20». En
somme, la consécration du marketing.
On comprend dès lors que la question de la
conservation des informations recueillies sur
Internet soit si sensible. Google place un identifiant unique (sous la forme d’un cookie) sur les
ordinateurs qui utilisent ses services, ce qui lui
permet de «reconnaître» l’utilisateur qui effectue
des requêtes et utilise ses services, de suivre son
clickstream (flux de clics) et d’agréger l’information afin d’en dresser un profil extrêmement
fin. Le portail et fournisseur d’accès AOL Time
Warner a suscité un tollé durant l’été 2006, en
diffusant des millions de données concernant
les recherches en ligne de centaines de milliers
d’utilisateurs. Bien que les noms aient été
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le modèle démocratique qu’accompagne Internet
laisse en suspens la question des responsabilités
collectives et la nécessité d’action qu’implique
tout engagement dans l’éducation, la culture,
l’économie, la politique. Dépourvu de règles
édictées au nom du bien commun et d’instances
décisionnaires légitimes, le pluralisme démocratique peut se retrouver impuissant face aux
forces du marché. La question de la liberté ellemême resurgit en des termes nouveaux. Les
réseaux de communication, en dépit de leur
façade libertaire, recèlent un risque pour les
libertés personnelles. Jusqu’où peut-on anticiper
les intentions sans y faire intrusion?
À l’avenir, tout communiquera via l’«informatique omniprésente» (everyware 22) et l’«Internet
enfoui», où les appareils de communication
mobiles, les sensors et les puces RFID (radio frequency identification) placées sur les objets quotidiens auront prise sur l’environnement, où la
biométrie et le GPS seront le lot de chacun, où la
vidéo-surveillance sera en mesure de quadriller
l’espace public et de l’analyser automatiquement.
Le monde physique est activement mesuré, photographié, cartographié par les plus grandes entreprises technologiques – Google en tête – pour
ensuite le modéliser et le reproduire sous forme
numérique. Ce canevas qu’on appelle déjà le
«géoweb» permettra la transition des «mondes
virtuels» vers la «réalité augmentée», où la géographie elle-même servira à organiser l’information – et permettra à ces entreprises de proposer
des services qui ne seront plus seulement liés à
l’utilisation (fixe) d’un ordinateur, mais investiront le champ de la vie quotidienne (mobile).
L’individu évoluera dans un environnement
«réel» sur lequel seront surimposées des couches
d’informations, et où toutes ses actions pourront
être suivies. L’interaction avec Internet, devenu
un méta-réseau, ne sera plus le résultat d’une
intention volontaire («je me connecte»), mais se
fera bien souvent à l’insu du sujet. Il ne sera plus
possible d’avoir une existence sociale hors de ces
réseaux – et hors de la traçabilité qui leur sera
inhérente. Celle-ci sera largement exploitée.
Mais pour que ces formidables outils ne deviennent pas les instruments d’une nouvelle forme
d’asservissement de l’individu, il est urgent de
nous interroger sur leurs finalités – et sur la légitimité et les moyens de l’action politique dans
un tel cadre.
Benjamin Loveluck.
22. Voir Adam Greenfield, Everyware: The Dawning
Age of Ubiquitous Computing, Berkeley (CA), New Riders
Publishing, 2006.
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Internet,
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