Claudel et le théâtre - Les Lettres Françaises
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Claudel et le théâtre - Les Lettres Françaises
Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Louis Aragon (1953-1972), Jean Ristat. Claudel et le théâtre par Claude Glayman Jean-Pierre Han, Jean Ristat et Christian Schiaretti Une vie de Tristan Corbière Archives de l’Indivision Paul Claudel Actualités de Hegel Paul Claudel en Terre Sainte en 1899. Les Lettres françaises du 7 juillet 2011. Nouvelle série n° 84 PAUL CLAUDEL Claudel d’Avignon à Brangues V oici venu le temps d’Avignon. Du Festival s’entend. Comme à chaque ouverture notre mémoire parcourt ses grands moments vécus ou simplement évoqués, mais néanmoins définitivement ancrés dans notre chair. De Vilar au duo Archambault-Baudriller, en attendant Olivier Py nommé dans les circonstances rocambolesques (pour rester poli) que l’on connaît et qui sont dans la plus pure continuité de la goujaterie faisant fi de la moindre déontologie, voire du moindre respect des procédures légales, qui caractérise les nominations imposées par l’actuel gouvernement. Parmi les grands moments du Festival, nul doute que le Soulier de satin de Claudel, mis en scène par Antoine Vitez et représenté en 1987 toute la nuit durant dans la cour d’Honneur du Palais des papes, occupe une place de premier choix. Plus près de nous, l’une des magnifiques interprètes de ces représentations, Valérie Dréville, fut désignée par le duo Archambault-Baudriller en 2008 comme artiste associée au côté de Romeo Castellucci. Valérie Dréville fit le choix de présenter Partage de midi de Claudel dans une mise en scène collective. Plutôt étonnant dans une programmation placée sous la responsabilité de Vincent Baudriller et d’Hortense Archambault, pas forcément reconnus pour être des adeptes de grands textes, même signés Claudel ! Concernant l’histoire du Festival, sans doute est-il utile de rappeler que Claudel, toujours lui, fit partie de la programmation de la première édition, en 1947, de ce qui s’appelait encore à l’époque « la Semaine d’art », avec l’Histoire de Tobie et Sara où apparaissait déjà la haute figure d’Alain Cuny… Il fallut attendre 1955 pour retrouver le poète avec la Ville mise en scène par Jean Vilar dans la cour d’Honneur du Palais des papes. Ces brefs et lacunaires rappels pour dire l’incontournable présence de Claudel tout au long de l’histoire du Festival qui, d’une certaine manière, épouse l’histoire de notre théâtre dont elle est aujourd’hui la vitrine. Cette histoire du théâtre que l’auteur de l’Annonce faite à Marie aura définitivement marquée de son empreinte : ne revenons pas sur ses relations avec les metteurs en scène du Cartel (Dullin, Pitoëff, Jouvet…), avec Copeau aussi, bien sûr, sans parler de ses liens privilégiés avec Jean-Louis Barrault. Même Artaud, de manière très particulière il est vrai, se sera attaqué, c’est bien le terme, à une de ses œuvres (un acte du Partage de midi). Quant aux metteurs en scène encore en activité aujourd’hui, ils sont légion et leur liste est parlante : Sobel, Adrien, Schiaretti, Lévy, Py (qui a monté l’intégrale du Soulier de satin en 2003)… L’occasion est donc belle, à l’aube de ce 65e Festival d’Avignon, de saluer la nouvelle édition du théâtre de Claudel (en deux volumes) dans la collection « La Pléiade ». Une édition qui se démarque des trois pré- cédentes (la première parut en 1947 du vivant de l’auteur, et la dernière, dirigée par Jacques Madaule et Jacques Petit, date de 1967) par la volonté des nouveaux responsables d’édition de mettre l’accent sur la qualité d’homme de théâtre que fut Claudel. À partir de 1909-1910 en effet, Claudel se voulut homme de théâtre à part entière, mettant, si l’on ose dire, la main à la pâte, assistant aux répétitions, discutant et travaillant avec ses metteurs en scène, s’impliquant dans le choix des interprètes… L’établissement et la publication de ses pièces tiennent dès lors toujours compte du travail de plateau, les didascalies étant pour ainsi dire souvent des annotations de mise en scène. On comprendra qu’il puisse alors exister différentes versions de ses textes, Claudel pensant, en véritable homme de plateau, qu’un texte n’est jamais achevé, jamais définitivement fixé. Didier Alexandre et Michel Autrand, les maîtres d’œuvre de cette nouvelle édition, ont été jusqu’au bout de leur logique éditoriale : contrairement aux éditions de Jacques Madaule, ils nous restituent les pièces dans l’ordre chronologique de leur rédaction, sachant que pour l’auteur aucune nouvelle version n’annule la ou les précédentes. Geste rarissime qui permet de mettre au jour l’épaisseur ou les différentes strates d’une œuvre, le lecteur se retrouvant dans le laboratoire où elle s’élabore, et pouvant apprécier le jeu des variations d’une version à l’autre. Le XXe siècle aura été, au plan théâtral, le siècle de l’affirmation de ce qui ressortit de l’ordre de la représentation théâtrale, via l’avènement du metteur en scène, souvent au détriment de la littérature dramatique. Claudel en a eu comme le pressentiment ou l’intuition. Cependant s’il ose s’aventurer sur les planches des tréteaux, c’est pour les investir, et aussi parce que son écriture, sa poésie en ont les moyens. Didier Alexandre, dans son introduction aux deux volumes de « la Pléiade », n’hésite pas à s’installer dans la sphère théâtrale. Il ne faudra pas s’étonner de le voir évoquer, à propos de son auteur, Beckett et son Godot, rapprochement hardi mais pas vraiment forcé, surtout si l’on se rappelle qu’un grand critique des années soixante, Gilles Sandier, avait osé le rapprochement, au moment de la création d’Oh les beaux jours, entre Beckett et Eschyle ; rappelons que Claudel a traduit les Choéphores et les Euménides du même Eschyle… Et peu importe que Didier Alexandre dans son éclairante introduction décèle cinq moments dans l’œuvre théâtrale de Claudel là où Jacques Madaule n’en voyait que trois, l’essentiel est bien dans l’affirmation (et la démonstration) de l’évolution de Claudel dans le monde de la représentation théâtrale. De tout cela il fut bel et bien question dans les rencontres de Brangues (la propriété de la famille Claudel) qui se tint les 25 et 26 juin dernier, et où l’on retrouva Didier Alexandre, mais aussi Pascale Alexandre-Bergues aux côtés d’Hugues Pradier, le responsable des éditions de « la Pléiade » lors d’une rencontre animée par Gérald Garutti. D’autres causeries, avec Jean-Pierre Siméon, Denis Guenoun, furent autant de points de respiration au milieu d’une programmation plus que riche orchestrée par Christian Schiaretti qui, une fois de plus, dans la continuité de son travail de transmission, donna la parole aux élèves du TNP qu’il dirige et de l’Ensatt, Philippe Adrien nous proposant un fort réjouissant Protée, et Denis Guenoun un beau spectacle (Artaud-Barrault) à partir de la correspondance entre Artaud et Jean-Louis Barrault, interprété par Stanislas Roquette, un spectacle qui sera repris à la Maison Jean-Vilar cet été à Avignon pendant toute la durée du Festival. Feu d’artifice final dans le cadre enchanteur de Brangues ? Sans doute, hélas, car Christian Schiaretti et son équipe bénévole, après sept années d’animation de ces Rencontres qui avaient su réunir nombre de personnalités du monde artistique et littéraire, se voit contraint de tirer sa révérence dans la dignité faute d’avoir été entendu, et d’être soutenu, par les instances de l’État… Encore un signe des temps, de notre temps. Émile Zeizig Théâtre de Paul Claudel. 2 volumes. Gallimard « La Pléiade ». Tome 1 : 1 776 pages, 72,50 euros. Tome 2 : 1 904 pages, 72,50 euros. Jean-Pierre Han Protée, de Paul Claudel, mise en scène par Philippe Adrien. Claudel en images Album Claudel, de Guy Goffette. Gallimard, 304 pages. Q ue voilà un bel album ! Ce n’est pas la moindre réussite de Guy Goffette que d’avoir écrit, à grands traits certes, mais en n’oubliant jamais l’essentiel, c’est-à-dire l’œuvre, une biographie du poète, laquelle se lit avec bonheur tant l’érudition qui la charpente n’est jamais fastidieuse. Le souci de montrer les contradictions de ce grand caractère témoigne de l’honnêteté de Guy Goffette. Dans son approche de l’homme Claudel il n’élude pas les parts d’ombre et de lumière : le « monument » Claudel prend donc vie page après page. On a tendance à ne retenir de Claudel que la légende : celle d’un écrivain « en bicorne ou tête nue, [dont] l’assise est sculpturale et satisfaite ». Gide lui trouvait « l’air d’un marteau-pilon ». « Un LES LETTRES cyclone figé ». A quoi Claudel, écrit Goffette, « ni aveugle sur ses défauts ni tendre pour luimême » se contentait « de décliner la caricature à sa manière, farceuse et sonore : lourdaud, pataud, rustaud. » Celui que ses détracteurs nommaient « le rouleau convertisseur ». apparaît grâce à l’image photographique, infiniment plus complexe. J’ai été surpris, agréablement, par son goût du déguisement, à tel point qu’il apparaît souvent comme l’un des personnages de son « grand théâtre du monde ». Ainsi peut-on le voir déguisé en bédouin ou devant la ferme de son château de Brangues, une fourche à la main. Ou bien en chinois à Fou-Tchéou, portraituré par Zhang Qi Jin. Ou encore dansant avec Hélène Hoppenot à Rio à l’annonce de l’armistice du 11 novembre 1918. On retrouvera bien sûr le diplomate, mais aussi le grand-père jouant F R A N Ç A I S E S . J U I L L E T 2011 ( est « l’homme-contre ». Celui qui, dans son Journal, vitupère « les catholiques de l’espèce “bien pensants” [...] décidément écœurants de bêtise et de lâcheté ». Il dénonce « la bourgeoisie égoïste et racornie ». En 1942 il écrit au Cardinal Gerlier pour protester d’avoir organisé les funérailles grandioses d’un fervent collaborateur. Il s’indignait des mesures antisémites de Vichy. Mais il traitait les surréalistes de pédérastes. Aragon à sa mort, en 1955, dira : « Je salue ici Paul Claudel, poète, face à ses insulteurs qui lui ont opposé le traître Maurras […] Ils ont cherché à salir ce qui est l’honneur de la France. » Au fronton de sa tombe peut se lire cette inscription : « ici reposent les restes et la semence de Paul Claudel. » Oui, Guy Goffette a raison : « Indomptable Claudel ». avec l’un de ses petits fils, Daniel, à Brangues, en 1953. L’académicien, en costume, n’a pas été oublié non plus qui se décrira avec humour sous la Coupole comme un sourd reçu par un muet (Mauriac). À l’évidence, il ne lui déplaît pas d’être photographié : il aime, rappelle Goffette « cet appareil à éternité qu’est la boîte photographique ». Bien sûr, il a l’air d’un notaire sur certains clichés (par exemple en 1908, à Shangaï). Et alors ? « Dans un wagon, il y a la banquette avant et la banquette arrière ; il y a des gens qui regardent le passé qui s’éloigne, d’autres qui regardent le futur qui arrive. » Le conquérant qu’il est, rappelle Guy Goffette, « n’hésite pas, il s’installe d’emblée sur la banquette avant, le corps présent au présent ». Il est clair que Goffette aime Claudel. Mais sans complaisance ni aveuglement. Son Claudel S U P P L É M E N T À L ’HUMANITÉ D U Jean Ristat 7 J U I L L E T 2011) . II PAUL CLAUDEL Christian Schiaretti : ultime rencontre à Brangues Tu parles de l’excès ; il y a chez Claudel une dimension physique que tous les acteurs ne sont pas forcément en capacité d’assumer… Christian Schiaretti. Tous les acteurs ne peuvent pas jouer Claudel, parce qu’il y a chez lui et du lyrique et du baroque, et qu’il faut vraiment s’y abandonner. Et on ne peut s’y abandonner que si on a ce que j’appelle une maîtrise de forge. Il faut du souffle, il faut une voix. Hugo demande un peu la même chose. Avec Hugo il faut avoir la dimension romantique, il faut accepter le lyrisme sans recul. Chez Claudel il y a aussi de cela ; il faut que la forge soit grande. Il use d’un vers libre complexe, amène une dimension baroque et toute la révolution formelle avec. Par ailleurs, Claudel est potentiellement metteur en scène. Potentiellement, il propose une résolution au plateau qui est pluridisciplinaire – il l’évoque dans Christophe Colomb, par exemple –, dans des propositions de formes qui sont étonnantes de modernisme ou d’invention de la scène. C’est un auteur qui est pour un théâtre en train de se faire, il est dans la réalité du plateau tel qu’il est. Ce n’est pas quelqu’un qui rêverait d’un théâtre qui s’accomplirait dans les festons de son cadre et de la logique de l’illusion. Lui est dans l’immédiat, son vers se développe dans l’alchimie du moment entre l’acteur et l’auditoire. Il ne projette pas le vraisemblable sur le plateau. Il cherche la vérité dans le théâtre. Et là on sent bien toute l’influence espagnole, celle d’un Lope de Vega, d’un Cervantès dans le rapport à un théâtre qui est le théâtre du monde. Il a un tréteau installé sur l’eau. Le théâtre de Claudel est un bateau : il y a plus d’eau que de terre chez lui. Il interroge ceux qui le jouent, les acteurs, le metteur en scène, du point de vue de la capacité à rendre possible le monde avec le LES LETTRES F R A N Ç A I S E S . JU minimum de vraisemblable. Ce qu’Antoine Vitez a parfaitement compris avec Iannis Kokkos (son scénographe) dans le Soulier de satin. Le théâtre de Claudel est un théâtre en train de se faire. C’est vrai que tout ça n’a pas été régulier chez lui. Entre le Claudel du début qui a ses intuitions symboliques, et le Claudel de la fin, à la Comédie-Française, qui revient à la toile peinte et au vers vraisemblable, il y a un écart. Mais on peut tout de même dire que, dans le vif de l’œuvre, en tout cas dans l’écriture et dans la réalité objective de ce qu’il écrit, c’est quelqu’un qui nous interroge sur les formes. DR Tu dis que Claudel présente une ligne d’étiage dans le métier. Est-ce une boutade ? Christian Schiaretti. Ce n’est pas une boutade. Dans l’appréhension de l’œuvre de Claudel, il y a bien trois catégories de gens de théâtre. Il y a ceux qui ont « fait » du Claudel, et qui sont passés de l’autre côté du miroir. Ils sont bien sûr persuadés de la valeur de la poésie claudélienne et du rapport de Claudel au théâtre, mais surtout ils comprennent l’excès, ils comprennent que l’on ne peut pas réduire le moment théâtral à la simple efficacité vérifiée du sens. Que l’on se souvienne du mot de l’auteur : « C’est ce que vous ne comprendrez pas qui est le plus beau. » Il y a un excès nécessaire, une complication dans l’élaboration langagière ; il y a de la rocaille et de la difficulté à porter le texte de manière physique. Quelque chose se produit dans l’acteur dans son rapport au public. À partir de là, tout retour en arrière sur le répertoire antérieur, différent, modifie profondément toutes les œuvres. Voilà pour ceux qui ont « fait » du Claudel. Ensuite, il y a la catégorie de ceux qui ne l’ont pas « fait », mais qui sont en désir de le faire. Ils regardent ceux qui l’ont « fait » comme dépositaires d’un secret. J’ai vécu cette situation au TNP lorsqu’il s’agissait, pour moi, de trouver une légitimité personnelle par rapport à l’établissement autoritaire ou décidée du répertoire de théâtre qu’il était bon de programmer. J’avais peu d’arguments dans ce conflit. J’en avais en revanche lorsque j’étais dans le domaine claudélien (ou chez Péguy aussi, ou chez d’autres auteurs qui sont dans une sève poétique très forte), parce qu’alors il était question d’excès et que cet excès était incontrôlable. Je me suis retrouvé face à des gens qui étaient en désir et qui, d’une certaine façon, implicitement, liaient leur ignorance ou leur innocence à une question pédagogique : comment fait-on, comment se saisit-on du texte, comment entre-t-on dans l’œuvre? Voilà qui ramène le débat à la question de l’artisanat. Ce qui est intéressant dans le Claudel théâtral, c’est que l’on n’est pas seulement face à une édification poétique riche, forte, vigoureuse, mais devant un vers qui a tout de suite sa traduction corporelle. Impossible de ne pas tenir compte de la dépense physique. À partir de là, évidemment, l’application théâtrale est immédiate. On est obligé de l’expérimenter, de s’y essouffler en quelque sorte. Donc, pour ceux qui n’y sont pas encore « allés » face à ceux qui y sont passés, il y a une sorte d’humilité, une mise à disposition de soi nécessaire. De ce point de vue-là, c’est extrêmement riche. Et puis, enfin, il y a ceux qui n’iront jamais. Là, le spectre est très court ; le débat ne s’installe pas, parce que ce sont des gens qui sont hostiles à l’œuvre au travers d’une dimension critique, idéologique… Il n’y a rien à dire. Ils ne comprennent pas ou ne veulent pas entendre parler de l’excès. Ils sont principalement mus par le « qu’est-ce que ça veut dire ? », une question qui ignore la position de Rimbaud. Ceux-là, donc, restent au bord du chemin. De ce point de vue-là, Claudel est un auteur qui peut véritablement servir de ligne d’étiage. Bien plus qu’un Hugo, bien plus qu’un Racine… Paul Claudel vice-consul à New-York. 1893. Ne penses-tu pas que, au bout du compte, Claudel propose une solution aux questions que se pose tout le théâtre du XXe siècle, parvenant à lier la question de la forme avec celle du texte ? Christian Schiaretti. Exactement. D’ailleurs, à bien y regarder, Claudel entretient un dialogue implicite avec Brecht. D’abord, tous deux ont un point commun : Rimbaud. C’est l’incendie du départ. Après, bien sûr, leurs voies divergent. Autant tout cela est systématisé, épuré, dirigé et théorisé chez Brecht, autant les choses sont plus diffuses chez Claudel. Celui-ci a des engouements, des partages, mais ils ne sont pas organisés comme chez Brecht. Paradoxalement, il y a peut-être moins d’innocence chez lui. Il est profondément dionysiaque. Plus énigmatique aussi. Quand une proposition arrive avec ses références (celles du théâtre oriental en particulier, et c’est là un autre point commun avec Brecht), il trouve non pas l’inspiration, mais la confirmation. Dans l’Annonce faite à Marie, après les tentatives de mises en scène allemandes qui l’ont beaucoup inspiré, on en arrive à un concept d’acteur permanent. Qu’est-ce que l’acteur permanent ? Ce sont les signes référents, indépassables, de la narration (dans l’Annonce, par exemple, la table ou le foyer qui sont en permanence sur le plateau et ne peuvent en bouger). C’est à l’acteur de bouger, qui va vers chacun de ces signes pour représenter. On est presque dans un théâtre de la station, sans perspective, comme en à-plat. De cela, Claudel a l’intuition, mais il ne le systématisera jamais. De même, il y a chez lui un dialogue implicite avec Richard Wagner dans une sorte d’alternative opératique. Il en a, en tout cas, le désir, et il n’est qu’à voir sa collaboration avec Honegger ou avec Darius Milhaud. Il y a chez lui un immense poème dont la qualité lyrique est potentielle. Ce qui est intéressant chez Claudel, c’est la question musicale, qui est toujours présente dès l’instant où on travaille sur une langue poétique. Il y a cette tentation musicale, et on sait parfaitement que la musique ne se satisfait pas d’une simple analyse du sens. Elle a besoin que l’on perçoive l’effet du son. Ce qui nous ramène à la poésie… Christian Schiaretti. Effectivement. Qu’est-ce que la poésie, sinon une écriture qui se souvient qu’elle a été son ? Voilà ce que I L L E T 2011 ( S U P P L É M E N T À L propose Claudel. L’acteur qui porte cela est forcément dans une dimension qui dépasse le vraisemblable de la situation qu’il doit jouer. En outre certaines propositions scéniques sont parfois totalement irréalisables ! Il faut être proche de sa dépense poétique, et au plus simple du plateau, alors on est juste avec lui. C’est en tout cas ce que je ressens. Ce qui ne veut pas dire non plus que l’on n’est pas obligé de se surpasser. J’ai fréquenté Laurent Terzieff pendant assez longtemps pour me rendre compte à quel point son travail dans Tête d’or, ce souffle initial dans sa carrière d’acteur, avait balayé tout le reste. Même si par la suite il a poursuivi son parcours, notamment auprès des dramaturgies anglaises, ce souffle restait. Quelque chose s’était enclenché que l’on retrouvait chez le Terzieff de soixante-quinze ans… De manière toute personnelle, toi le créateur, avec Jean-Pierre Siméon, des « Langagières », dans ton rapport au lyrisme et au baroque, tu es parfaitement à l’aise avec la parole poétique de Claudel… Christian Schiaretti. Je m’y retrouve et je m’y vautre ! J’ai bien conscience du traumatisme de la création de l’Académie française et de l’autorité classique française, sur la France ellemême et sur son environnement européen. À partir du moment où l’Académie française, inspirée par Richelieu, se met en place et codifie le rapport à la langue, elle codifie aussi le rapport à l’espace et le rapport au temps. Les Français ont inventé ce rapport où on ne mélange pas les genres. On met ainsi d’un côté le tragique, de l’autre le comique avec ce faux entre-deux qui est le tragi-comique. Penser, comme le veut la tradition, que la tragicomédie est une tragédie qui se termine bien, c’est faire preuve d’une incompréhension totale de cette question que les Espagnols, eux, ont su théoriser. La tragi-comédie n’est pas une tragédie qui se termine bien ; c’est, dans l’instant même de la représentation, le frottement immédiat, constant, de la dimension élevée et de la dimension vulgaire, contradiction d’une situation. C’est une école de pensée, presque une école de civilisation. Pourtant, l’autorité française va dépasser le Grand Siècle et venir mourir à la fin du XIXe siècle et au-delà, comme chez un Edmond Rostand dont le Cyrano de Bergerac est une nostalgie de la période baroque, mais au travers d’une codification établie par le classicisme. Grosso modo, ce débat a fait autorité sur l’Europe et a conclu sur un conflit formel : Racine-Shakespeare évidemment ou encore la réaction romantique. L’avantage des dramaturgies ou des cultures littéraires qui n’étaient pas exclues de la dimension baroque, c’est que le rapport au réel, à la représentation, était évidemment plus riche que le nôtre, qui finit par confiner à l’immobilité. La proposition claudélienne, elle, résout la question. Elle réinvestit un champ en jachère, celui du baroque français. Elle ouvre une perspective d’alternative à ce qu’a pu apporter, à un moment donné, la délectation française à l’apologie du romantisme allemand. Claudel répond dans un champ qui est un champ dramatique. De cela, en tant que metteur en scène et directeur du TNP, j’ai éminemment besoin. Je pense, en effet, que ce dialogue permet de comprendre quelque chose qui est inscrit dans la question du TNP concernant le problème du populaire. C’est dans la préface de Marion Delorme que Victor Hugo parle de théâtre national populaire. Dans son projet populaire, il y a d’ailleurs aussi, de manière intuitive, la nostalgie du baroque. Disons, pour schématiser grossièrement, que dans l’immobilité classique il y a de l’aristocratie. Il y a dans cette immobilité une conscience de la distinction dans un rapport à un public qui est déjà convaincu. Chez les baroques, et chez Hugo, il y a l’intuition qu’il faut au contraire travailler dans la dissension et sur le tiraillement. Hugo dit clairement qu’il y a Shakespeare (et il se voit tout juste derrière !), et Shakespeare donne une main à Racine et l’autre à Molière. Cela va bien avec l’idée d’un théâtre national populaire parce que la dramaturgie hugolienne, lorsqu’elle se met en place, cherche un public qui, dans sa contradiction, va donner raison aux différentes influences comique, tragique et mélodramatique de l’œuvre. Il y a la revendication d’un public mixte, mélangé socialement et culturellement. La réponse de Claudel, elle, dans un autre temps certes, pousse le raisonnement encore plus loin, puisqu’il s’affranchit totalement et définitivement non seulement de l’oppression du vers classique, mais en plus il invente un système de langue propre. Là où Hugo était dans la revendication du mélodrame, chez Claudel il y a l’inspiration liturgique et l’inspiration baroque, c’est-à-dire… l’océan ! Une dimension qui n’essaie pas de trouver forcément la résolution par lll l’action vérifiée et vérifiable comme dans le mélodrame. ’HUMANITÉ D U 7 J U I L L E T 2011) . III PAUL CLAUDEL / LETTRES Dans les fréquentations que j’ai avec les poètes, je n’ai de cesse de leur passer des commandes en leur précisant d’y aller, de m’emmener ailleurs, de proposer… L’inspiration que nous avions ici, à Brangues, mais aussi aux « Langagières », c’était simplement de concerner les gens de théâtre à la poésie, et la poésie au théâtre. Un poète n’est pas forcément un bon dramaturge, et un bon dramaturge pas forcément un bon poète, mais que chacun éclaire l’autre, que l’on se remette dans ce débat-là, et que l’on se souvienne que la dimension du théâtre d’art en France a été faite par Paul Fort, et que la première représentation du Théâtre d’Art fut le Bateau ivre! Ensuite, ce qui est compliqué, c’est la question du vers libre. C’est une question compliquée, parce que l’on a tendance à penser que le vers compliqué est le vers métré, et puis qu’il y a à côté une sorte de prose aérée que l’on appelle « vers libre ». Or, c’est bien ce dernier qui est compliqué ! Quand je parlais tout à l’heure de ceux qui ont « fait » Claudel et d’autres non, il y a cette dimension-là ; celui qui ne l’a pas fait se demande où est la structure musicale sur laquelle il va pouvoir s’étayer. Parce que cela devient une prose luxuriante, si on la prend dans son acception globale. « Où se trouve la musicalité ? » Il y a là un travail qui interroge et le poète dans son édification et l’acteur dans sa qualité artisanale. Il y a un secret de fabrication. C’est la raison pour laquelle je préfère les traductions poétiques aux traductions philologiques. La question de la variation devient alors intéressante. D’abord elle débarrasse d’une culpabilité dramatique. Il n’est pas absolument nécessaire de faire théâtre. Il vaut mieux être original sur le plan de la construction ; il vaut mieux faire une variation poétique sur la langue. Quand Yves Bonnefoy traduit le Roi Lear (sa traduction du Viol de Lucrèce est un sommet), c’est exceptionnel. On sent bien à quel point il nous propose quelque chose qui résiste et se réinvente. Voilà à quoi nous renvoie l’écriture de Claudel. Entretien réalisé par Jean Pierre Han Paul Claudel et les musiciens L es Éditions Papillon (maison suisse) ont publié un livre consacré à la correspondance musicale de Paul Claudel. Importante et souvent fouillée, fût-ce en nommant des gens parfois méconnus, sous la direction de Pascal Lécroart. Il manque l’étude des relations avec Darius Milhaud, probablement publiée par ailleurs, c’est d’autant plus dommage que le réseau musical du poète appartient à la première moitié du XXe siècle et singulièrement au « groupe des Six ». Comme on le sait, diplomate actif, Paul Claudel rencontra aux États-Unis Germaine Tailleferre pour une collaboration qui donna Sous les remparts d’Athènes. Il connut et dialogua, toujours aux États-Unis, avec Edgard Varèse, au sujet notamment de ses recherches sur les nouveaux instruments. Il fit également la connaissance de Walter Braunfels, compositeur allemand exilé en Grande-Bretagne, n’appartenant pas à l’avant-garde de l’époque mais excellent musicien : il faut écouter son opéra tiré des Oiseaux d’Aristophane. La coopération avec Arthur Honegger est centrée sur Jeanne au Bûcher, mise en scène en 1992 par Claude Régy à la Bastille avec Isabelle Huppert dans le rôle-titre et représentée ensuite au festival de Montpellier avec Sylvie Testut. On doit à cette collaboration la Danse des morts, à laquelle fut mêlée la chorégraphe Ida Rubinstein. En 1943, Honegger composa une musique de scène pour la création du Soulier de satin à la Comédie-Française (dans une « Lettre ouverte », Paul Claudel se désolidarisa de l’interdiction faite aux israélites d’y assister). Darius Milhaud fut sans doute le plus proche musicien du poète ; ce dont témoigne le corpus des adaptations comprenant les Euménides, les Choéphores, l’Homme et son désir, Christophe Colomb recrée par Laurent Naouri. Ainsi qu’une musique de scène pour l’Annonce faite à Marie. Il y eut également un travail en commun avec Igor Stravinsky, Perséphone, sans grand succès. Enfin, en 1955, année de la mort de Paul Claudel, Paul Hindemith, rentré d’Amérique, créa le Cantique de l’espérance devenu Suite lyrique. Après la guerre, la musique change d’esthétique, dominante du moins, et on doit noter que Pierre Boulez, qui était l’homme de la musique chez Renaud-Barrault, préféra l’auteur des Aphorismes atonaux de René Char au « grand large lyrique » de Paul Claudel. De même Olivier Messiaen, catholique fervent, ne s’est jamais tourné vers Claudel, semble-t-il ! Cocteau intime et méconnu Le sixième volume du Journal permet de passer de la légende à la réalité quotidienne de la vie du poète. Le Passé défini, tome VI, 1958-1959. de Jean Cocteau. Éditions Gallimard, 800 pages, 29 euros. A vec les 800 pages de ce tome VI, qui couvre les années 1958-1959, le journal entamé par Jean Cocteau en 1951 approche de sa fin. Si l’on y rajoute l’énorme Journal 1942-1945, et deux volumes parus de son vivant, la Belle et la Bête, journal d’un film, et Maalesh vivant, journal d’une tournée de théâtre, on se rend compte que le Journal de Cocteau finit par constituer, avec celui de Julien Green, un des massifs « diaristes » les plus importants de la littérature française du XXe siècle. On retrouve dans ce sixième volume le Cocteau intime que les cinq premiers tomes nous avaient appris à connaître, d’un orgueil extrême en ce qui concerne son œuvre, un orgueil qui le mène au dédain (rares sont ses pairs – écrivains, peintres, cinéastes – qui trouvent grâce à ses yeux) et, du dédain, à l’aigreur, car il se sent méconnu, soupçonne sa « légende » d’être un paravent qui empêche que son œuvre ne soit mise à sa juste place. Dans ce qui sera sans doute le pénultième, ou l’antépénultième volume du Passé défini s’ajoute à ces caractères récurrents un paramètre nouveau : la vieillesse, la crainte de la maladie et de la mort, la conscience qu’a l’artiste de réaliser ses œuvres ultimes. De cet orgueil, de ce dédain, de cette aigreur, les exemples abondent. Orgueil et aigreur : « Je n’ai connu que des triomphes, et rarement le succès. Avec les Parents terribles, peut-être, et l’Éternel Retour. Sinon, le triomphe et crac ! la chance retombe. Je suis en somme voué aux spectacles uniques et exceptionnels » (26 mars 1958). Orgueil et dédain : « Ce peu de temps étrange qu’on accepte de passer sur Terre, il le faut bien remplir, et je l’ai bien rempli. Je ne laisse derrière moi aucune œuvre incomplète ou confuse. (…) Il est vrai que les gens s’en contentent. Giraudoux et Montherlant en sont la preuve, mais je mourrais désespéré si je devais laisser derrière moi une œuvre comme la leur » (6 août 1959). Parfois, ce dédain paraît amplement justifié (29 septembre 1959) : « La monstrueuse imbécillité du Petit Prince, je ne sais pas si ce n’est pas une supercherie de Consuelo », parfois il ressemble à du dépit amoureux : « Le Balcon, pièce bouffie et médiocre. Et propre à scandaliser sans excuse. » (8 février 1958.) Cocteau n’aime pas son époque : « Voici venu le temps des amateurs. Le tohu-bohu moderne pousse le monde à crier merveille devant n’importe quelle œuvre maladroite, ennuyeuse et bâclée si l’auteur est jeune et si l’on peut le situer sous l’étiquette de nouvelle vague » (13 août 1959.) « Le moindre compliment DR lll qu’on m’adresse est une insulte à ce que je m’efforce d’être, à ce que je suis. » (13 avril 1958.) On connaît le goût de Cocteau pour la vie mondaine, et on le suit de Paris à Venise, de la Côte d’Azur à Vienne, côtoyant les célébrités de son époque, ce qui nous vaut nombre de portraits croqués à traits brefs. Celui de Martine Carol : « Il y a chez Martine Carol comme une gentillesse dépaysée. » (3 août 1958.) Parfois, le masque tombe : « Soixanteneuf ans. Voici la fin du voyage. La minute où l’hôtesse de l’air dit “Éteignez vos cigarettes et mettez vos ceintures”, la courte arrivée qui n’en finit pas, l’innombrable accord final des symphonies de Beethoven. » (6 juillet 1958.) Ou « La Comédie Jean Cocteau. Je la joue plus ou moins bien selon le degré de sommeil debout qu’il m’est possible d’atteindre. » (1er décembre 1958.) Cocteau veut que sa vie et son œuvre se terminent sur un double feu d’artifice : le poème du Requiem, et le Testament d’Orphée. « Ma certitude : ce film est la chose la plus importante de l’époque. » (25 septembre 1959.) Il a sans doute tort, et on peut penser que le sommet de son œuvre cinématographique reste les admirables Parents terribles. Mais le Testament d’Orphée est, en effet, un film unique dans sa conception, son film le plus personnel et le plus intime, dans lequel, trente ans après le Sang d’un poète, il convoque pour une ultime cavalcade tous les éléments de sa mythologie personnelle. Une grande partie de ce volume est consacrée au tournage du Testament. On voit le vieil homme y consacrer toutes ses forces, guettant le moindre rayon de soleil pour voler un plan, imaginant comment utiliser Picasso venu lui rendre visite sur le tournage, passant des heures en maquillage. À la lecture de ce journal de tournage, on comprend mieux pourquoi ce film étrange manque de coulée : Cocteau ne le pense pas en termes de séquence, mais sous forme d’une suite de plans, souvent admirables, posés les uns à côté des autres. On pourrait imaginer que Cocteau, dans le Passé défini, apparaît comme un personnage peu sympathique, figé dans sa légende, imperméable à l’admiration comme à l’affection. Et pourtant, l’affection est bien là, et pas seulement pour « Jeannot » (Jean Marais) et « Doudou » (Édouard Dermit), mais aussi lorsqu’un Pierre Benoît ivre lui annonce, par un appel nocturne, la mort de sa femme : « Il avait bu. J’aurais voulu je ne sais quoi d’impossible. Être instantanément dans sa chambre. Sauver Marcelle. » (3 juin 1958.) Conscient d’être l’un des derniers représentants d’une génération d’exception, Cocteau est ménager de son admiration. Il avoue celle qu’il porte à Paul Morand (« le seul véritable héritier de Stendhal ») et, surtout, à Aragon, à qui le lie une indéfectible fidélité, et à Picasso. Il aurait pu faire de plus mauvais choix. Christophe Mercier Appel pour les Lettres françaises Je soutiens l’association les Amis des Lettres françaises Je verse : ............................................................................................................................................................................. ................................................................................................................................................................................................................... Nom : Prénom : Adresse : Tél. : courriel : ............................................................................................................................................................................. ................................................................................................................................................................................................................................ ............................................................................................................................................................................ .................................................................................................................................................................................................................... ........................................................................................................................................................................... ..................................................................................................................................................................................................................... ............................................................................................................................................................................. ............................................................................................................................................................................................... Claude Glayman Chèque à libeller à l’ordre de l’association Les Amis des Lettres françaises et à envoyer aux Lettres françaises 164, rue Ambroise-Croizat, 93528 Saint-Denis Cedex Correspondance musicale, de Paul Claudel par Pascal Léocroart, Éditions Papillon, 320 pages. LES LETTRES F R A N Ç A I S E S . J U I L L E T 2011 ( S U P P L É M E N T À L ’HUMANITÉ D U 7 J U I L L E T 2011) . IV LETTRES Diderot commente Épicure et Lucrèce D d’appréhender les sciences de son temps, de Newton à Gassendi, qui ne cesse de le ramener aux thèses épicuriennes même s’il les rejette en partie. Cela est patent dans le Rêve de d’Alembert et les deux autres dialogues qui le précèdent et le suivent en 1769. Mademoiselle de Lespinasse critique le « microcosme » du rédacteur de l’Encyclopédie. Et là, elle développe la doctrine épicurienne de la fermentation et la doctrine de Lucrèce. Mais, dans l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron (1778), Diderot évoque Sénèque, « comme un bouclier impénétrable à tous les traits qu’on peut lancer à Épicure », étant celui qui avait accès aux écrits du grand philosophe grec. Et il rappelle que saint Jérôme, « qui n’était pas le plus tolérant des Pères de l’Église », le « loue pour la pureté de sa morale ». Et là est bien la question qui taraude Diderot : s’il aime tant la peinture de Chardin, qui est une apologie de l’insignifiant pour son époque, et du vernaculaire et l’apologie de la peinture en soi, il a eu recours au sentencieux Greuze pour représenter cette vertu dont il a besoin pour avancer les idées les plus condamnables tant pour les sciences que pour la religion. En sorte que sa théorie des passions, librement déclinée d’Aristote, au fondement de sa pensée sur l’art, a besoin d’Épicure pour assurer un équilibre entre la jouissance pure du goût et la dure réalité de la société où il l’exerce. Gérard-Georges Lemaire DR estiné à la prêtrise, Denis Diderot, fils d’un modeste artisan de Langres, est parvenu à faire des études remarquables. Et plus que de religion, il a fait provision de littérature classique, comme il le dit dans une lettre : « Plusieurs années de suite, j’ai été aussi religieux à lire un chant d’Homère avant de me coucher que l’est un bon prêtre à réciter un bréviaire. J’ai sucé de bonne heure le lait d’Horace et de Virgile, d’Homère, de Térence, d’Anacréon, de Platon, d’Euripide, coupé avec celui de Moïse et des prophètes. » Le récit de cette jeunesse très studieuse, on peut le lire, assez romancé, dans le livre de Sophie Chauveau, qui fait partie de ces biographies que je dirais hallucinées. On peut au moins y découvrir les épisodes savoureux de son mariage secret avec Anne-Antoinette Champion en 1743 après avoir été enfermé dans un monastère par son père (il a pourtant trente ans !). Peu après, il traduit les Characteristicks de Shaftesbury avec Robinet, où le philosophe anglais est hésitant devant le matérialisme des épicuriens, comme Voltaire, qui écrit pourtant à propos de leur système : « Vous (y) rentrez toujours, malgré vous. » Dans ses Pensées philosophiques (1746), Diderot révèle cette hésitation entre le déisme et le matérialisme. Il y réfute la théorie d’Épicure sur le « jet fortuit des atomes », qui donne plus de chance à la « naissance réelle de l’univers » qu’au chaos. Mais son scepticisme et sa manière de poser la relation au divin font qu’un arrêt du 7 juillet de la cour du Parlement interdit ce livre avec encore plus de dureté que l’Histoire naturelle de l’âme de La Mettrie. Le matérialisme de Diderot, qui est en partie l’héritage d’Épicure et de ses disciples, se retrouve encore dans sa Lettre sur les aveugles, qui lui vaut un séjour de trois mois au château de Vincennes en 1749. Au fond, c’est surtout sa manière Denis Diderot. Gravure. Diderot, le génie débraillé, de Sophie Chauveau. Éditions Gallimard, « Folio », 576 pages, 7,80 euros. Œuvres philosophiques, de Denis Diderot. Éditions Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1 472 pages, 65 euros. Une fable hallucinée L a maison d’édition Attila poursuit un travail impeccable d’éditeur inspiré et soigneux en publiant une fable hallucinée d’Urbano Moacir Espedite intitulée Palabres ; on ne peut manquer de saluer la qualité de sa réalisation, tant au niveau de la maquette que de ses illustrations. L’attention portée à l’esthétique de l’objet tenu en main est en cohérence avec un texte aux origines improbables et à la dimension épique, sans jamais se contenter d’en être un vain habillage. La démarche de l’éditeur s’inscrit d’ailleurs dans un tableau plus large, puisque son catalogue brille de multiples joyaux tels qu’une réédition de Gog de Giovanni Papini, ou bien le Fuck America d’Edgar Hilsenrath, pour n’en citer que quelques-uns. Le dialogue avec le texte justifie les choix graphiques plutôt que la reproduction de l’identité visuelle d’une marque. Palabres est la fresque mouvementée d’une bande d’aventuriers européens à la recherche d’un peuple mythique d’Amérique du Sud à la fin des années 1930. Partie des bas-fonds de Berlin, une troupe picaresque, dont le cosmopolitisme reflète l’époque troublée, se forme autour du projet de s’enrichir dans le trafic proxénète de femmes à la beauté légendaire. Leur arrivée dans les contrées fantasmées se fait au milieu d’une guerre civile comme un chien au milieu d’un jeu de quilles : ils n’auront pas le temps de comprendre la situation que leur présence aura servi à entraîner les derniers soubresauts inéluctables. Présenté en cinq tableaux alternant entre le voyage des Européens et le conflit des Sud-Américains, le récit s’assombrit au fur et à mesure que la fable dévoile ses références de plus en plus évidentes avec l’histoire tragique des soulèvements révolutionnaires du XXe siècle. Les Farugios, dont les aventuriers convoitent les femmes à des fins mercantiles, et les Guardanais auxquels ils s’opposent, semblent en effet cumuler dans leur confrontation tous les ressorts et les échecs par lesquels sont passés les protagonistes des événements de Munich en 1919, de Barcelone en 1937 ou de Budapest en 1956. Compte tenu du rapprochement qui peut être fait entre la biographie de l’auteur et les caractéristiques que celui-ci attribue à la société des Farugios, on peut deviner que sa sympathie va plutôt à ces Némésis de la société guardanaise, bourgeoise, industrielle et policière. Mais il ne manque pas moins de souligner la naïveté et l’ambiguïté qui animent la trajectoire des Farugios et les conduisent à la catastrophe par fétichisme du Verbe. Ce n’est certainement qu’une coïncidence si l’Insomniaque vient de publier une nouvelle Suce-moi la parole Dictionnaire libertin- La langue du plaisir au siècle des Lumières, de Patrick Wald Lasowski . Éditions Gallimard, « L’Infini », 608 pages, 26,50 euros. M aître d’œuvre de l’anthologie des Romanciers libertins du XVIIIe siècle dans la Bibliothèque de la Pléiade, Patrick Wald Lasowski est également l’auteur de nombreux ouvrages sur ce sujet dont il est l’un des spécialistes : Le traité du transport amoureux, L’ultime faveur, Le grand dérèglement… Avec ce Dictionnaire libertin, Lasowski s’attache à rendre compte de l’affranchissement de la langue au siècle des Lumières, des libertés que prend celle-ci vis-à-vis du discours dominant qu’imposaient jusque là l’Église et le pouvoir politique. Les mots sont brusquement saisis par la débauche et, jouant par exemple de l’homonymie, introduisent un savant désordre dans le lexique. « À peine est-il permis de dire que la Marne se décharge dans la Seine, ou qu’un fusil est bandé », écrit Moncrif. À un porte-faix pris dans les embarras de Paris, un magistrat, mettant la tête à la portière de sa voiture, crie : « L’homme ! il faut décharger. » L’autre, sans avancer ni reculer, répond : « Je ne peux me branler, comment veux-tu que je décharge ? » LES LETTRES F R A N Ç A I S E S édition de Dans l’état le plus libre du monde, une sélection de textes de Ret Marut alias B. Traven, où celui-ci expose notamment son implication dans la République des conseils de Bavière, ainsi que la répression qui a frappé cette expérience politique et sociale. On ne peut s’empêcher cependant de rapprocher le récit de B. Traven et celui d’Urbano Moacir Espedite, en faisant de l’un et de l’autre les pendants respectivement historique et romanesque d’un désir inexpugnable d’émancipation confronté aux implacables pouvoirs étatiques et économiques. Éric Arrivé Palabres, Urbano Moacir Espedite, Éditions Attila, 242 pages, 18 euros Dans l’État le plus libre du monde, B. Traven, Éditions de l’Insomniaque, 94 pages, 8 euros. Relire Éluard Lettres de jeunesse, de Paul Éluard, 238 pages, 18 euros, Poésie involontaire et poésie intentionnelle, 96 pages, 10 euros, l’Immaculée Conception, Éditions Seghers, 110 pages, 12 euros. Le sens glisse et s’écoule selon son bon plaisir. Une « abbesse » est une tenancière de bordel, le « joujou » un godemiché, « petites-maisons » et « folies » le plus souvent des baisodromes. Le langage libertin n’est pas toujours gazé et ne saurait faire fi de la langue basse. Le sexe féminin est un « bijou », mais il peut également être appelé « con », « motte » ou « moniche ». Le verbe « gamahucher » (qui désigne la pratique du cunnilingus) a une origine obscure. « De hucher, crier ? de l’arabe gadamasi ? » s’interroge Lasowski. Mais il est fort courant à l’époque et le duc de Richelieu considéré comme « l’un des plus grands gamahucheurs du royaume ». « Vit » est issu du latin vectis, qui signifie levier. « Déduit » vient de deducere, conduire à l’écart. D’où le sens de plaisir sexuel, « forme accomplie du détournement ». Beaucoup de ces termes ont aujourd’hui disparu, mais le Dictionnaire libertin les ramène à nous dans leur saveur et leur verdeur. L’ouvrage nous révèle une civilisation qui a fait du plaisir sa priorité. Sa langue est aussi douce que le chocolat, le café, les épices… ou le foutre. « Baise-moi, mon amour, baise, baise… suce-moi la parole », s’écrie dans le feu de l’action le héros de Tableau des mœurs du temps. rois livres d’Éluard viennent de reparaître. Les Lettres de jeunesse, depuis longtemps indisponibles, éclairent les débuts en poésie du jeune Grindel, qui n’a pas encore pris son nom de plume. La dernière, dans laquelle Gala est présente, date des débuts du mouvement dada. Elle est d’ailleurs rédigée sur papier à en-tête de dada. Beaucoup de lettres sont écrites « aux armées » et s’en ressentent, car ces années sont celles de l’interminable guerre de 1914-1918, durant laquelle la génération d’Éluard fut sacrifiée. Poésie involontaire et poésie intentionnelle présente un répertoire des formes poétiques. « Mieux composé qu’un traité académique », selon le préfacier, Jean-Pierre Siméon, l’ouvrage montre que « la poésie n’est pas ceci ou cela mais ceci et cela », qu’elle est « multiple, diverse, imprévisible ». Cette conception de la poésie correspond à la définition d’André du Bouchet : « une sorte d’étonnement et les moyens de cet étonnement ». L’Immaculée Conception, écrit avec André Breton, est à juste titre replacé par son préfacier, Philippe Forest, dans la double filiation des Illuminations, de Rimbaud et des Poésies, de Ducasse. Jean-Claude Hauc François Eychart . J U I L L E T 2011 (S U P P L É M E N T À L T ’HUMANITÉ D U 7 J U I L L E T 2011) . V LETTRES Quand le Démon s’explique Dans son dernier roman, Michel Host donne une version iconoclaste de la Genèse. Mémoires du serpent, de Michel Host. Éditions Hermann, 172 pages, 22 euros. M ichel Host a obtenu le prix Goncourt en 1986 pour Valet de nuit, qui lui valut quelques polémiques. Depuis, il n’en poursuit pas moins, avec une liberté de parole des plus réjouissante, une œuvre loin d’être négligeable. Mémoires du serpent, qui n’est pas sans évoquer Anatole France pour les idées et Jules Verne par l’aspect aventures, séduit d’emblée par le naturel limpide que donne au récit une langue de haute qualité, souple, charnelle et précise, s’autorisant de délectables échappées d’humour british. Michel Host, qui se plaît à lire la Bible comme un roman majeur, déploie son histoire de la Genèse sur deux plans : l’aventure d’un professeur anglais qui choisit à sa retraite de s’installer dans un château en ruine des Highlands et le contenu des mémoires du serpent Hewya, alias le Démon, porteur de bien d’autres noms, mais en fait le véritable créateur du monde. La beauté du paysage écossais, l’aspect tourmenté et somptueux des ruines, l’accueil des habitants du bourg poussent le professeur à acquérir le château. Finalement il découvre et traduit les Mémoires du serpent, recueillies par un moine du XIe siècle. Les destins croisés François Eychart L Leonardo Arrighi . J Ce roman fait écho à Istanbul, souvenirs d’une ville (*). Mais à la place de cette reconstruction nostalgique d’une ville qui fut celle de la jeunesse de l’auteur, c’est l’Istanbul des années soixante à quatre-vingt qui sert de décor à une intrigue amoureuse qui semble d’abord banale, pathétique par la suite, et enfin tragique. Qu’on en juge. Un jeune homme de très bonne famille, Kemal, est fiancé à une belle jeune fille prénommée Sibel. Leurs fiançailles se préparent de la manière la plus traditionnelle. Aucun obstacle ne paraît devoir se présenter sur le chemin de leur idylle sans histoire. Un beau jour, Kemal passe devant une boutique de luxe et voit un sac qui devrait plaire à sa promise. Il l’achète et est troublé par la jeune vendeuse, Füsun, qui est une cousine éloignée. Lorsqu’il remet son présent à Sibel, celle-ci lui fait remarquer qu’il s’agit d’une contrefaçon. Il retourne donc au magasin et se met d’accord avec l’employée pour qu’elle vienne lui remettre l’argent dans l’ancien appartement de sa mère. Elle se présente à l’heure dite et l’attraction de l’un pour l’autre est si forte qu’ils deviennent amants. Ils se revoient régulièrement. Ni Kemal ni Füsun ne pensent aux conséquences de leur passion dévorante. Le jour de ses fiançailles, Füsun est présente. Kemal est dévoré par la jalousie : il ne veut la perdre à aucun prix. Mais, le lendemain, il l’attend en vain. Elle ne viendra plus jamais. Il la recherche sans cesse, commence à collectionner les objets ayant un lien avec elle, décide de ne plus se marier. Le temps passe et il finit par savoir que Füsun a épousé un camarade de classe, Feridun. Plutôt que de tenter de la reconquérir, il élabore un projet avec eux : il finance une société de production cinématographique, qu’il baptise Citron – du nom du canari du couple –, car Feridun a l’ambition de devenir cinéaste et Füsun actrice. Les années passent et il se U I L L E T 2011 ( S U P P L É M E N T DR Le Musée de l’innocence, d’Orhan Pamuk, traduit du turc par Valérie Gay-Askoy, Gallimard, 674 pages, 25 euros. e récit d’Erri De Luca, le Poids du papillon, publié en 2009, se présente comme un texte habile et très prenant. L’auteur crée un rapport dialectique entre les aventures existentielles de deux personnages : le roi des chamois et un chasseur. Leurs destins s’enchevêtrent de manière indissoluble un jour de novembre, qui scelle leur sort. La confrontation entre les dynamiques humaines et celles de l’animal permet à l’écrivain de méditer sur le manque de loyauté et la profonde incapacité des hommes à utiliser leurs meilleures qualités. Cette comparaison, jamais banalisée, ne se propose pas comme une série de préceptes pédagogiques, mais à l’inverse, grâce à un style limpide et sans la moindre emphase, se limite à une analyse objective des différents thèmes en jeu. La narration est souvent interrompue par des réflexions, presque des aphorismes, sur l’essence la plus intime de la réalité qui entoure tous les êtres vivants. L’auteur fait en particulier référence à la solitude, inéluctablement liée à la jeunesse triste des personnages. Ces deux facteurs alimentent la force de caractère et du chamois et du chasseur, qui ont une puissante posture héroïque. Leur refus de partager le quotidien avec leur respective communauté les conduit à adopter des comportements novateurs. L’élément littéraire, chargé de contrecarrer l’observation déprimante des événements terrestres immuables, est incarné par le papillon blanc. Ce dernier représente la pureté et l’intégrité latentes aux développements des menées humaines ou animales. En effet, c’est justement le papillon, grâce à son intervention, qui parviendra à préserver une forme utopique de justice. Le récit ralentit son cours de loin en loin pour laisser la place à d’insondables plongées conceptuelles. Par exemple, De Lucca se concentre sur l’importance du rapport entre les humains et sur le lien indicible qui parcourt les individus et les spéculations religieuses, s’interrogeant devant leurs aspects fugaces et incompréhensibles (surtout pour ses semblables) qui, s’ils étaient bien interprétés, pourraient fournir un sens aux événements sur la Terre. À la fin, l’enchevêtrement des corps inertes du chasseur et du chamois – soudés par la glaciation hivernale –, en présence du papillon blanc (lui aussi congelé), fournit une image intense et poétique. Cette passion pour la nature physique est un des traits distinctifs de cet auteur, qui se laisse rarement aller à des redondances abstraites. F R A N Ç A I S E S La verve de Host, qui excelle dans les finesses humoristiques, nous les présente avec leurs noms et leurs caractéristiques. On retiendra, par exemple, Maud Tapinois, Time is money, My tailor is rich, etc., qui ont des plans de vie du genre : faire de l’argent, spéculer, séduire, etc., et vont tenter de les faire endosser par la créature humaine. Le résultat est que l’homme et la femme ont organisé leur vie sur la base du rejet de la collectivité, érigeant des clôtures, s’appropriant l’espace et les choses, etc., donnant naissance au monde d’injustices que l’on connaît et qui n’a fait que croître et s’organiser. Évidemment sont venus les prophètes et les dignitaires qui ont trafiqué l’histoire et ont imposé des interdits de plus en plus raffinés et mortifères. Tout est-il perdu ? La rigueur et la finesse de Michel Host montrent que l’avenir est bel et bien curable malgré les aliénations qui asservissent les hommes. Les relations heureuses du vieux professeur avec les habitants du bourg le prouvent. Plaisir et sagesse peuvent aller de pair. Il faut simplement (mais ne serait-ce pas là une nouvelle création ?) passer les interdits au crible de la critique, chercher à rétablir l’harmonie entre l’individuel et le collectif. Les Mémoires du serpent en font l’heureuse démonstration. Le musée de l’innocence Le Poids du papillon, d’Erri De Luca, traduit de l’italien par Danièle Valin. Éditions Gallimard, 88 pages, 9,50 euros. LES LETTRES Ces mémoires montrent Hewya inquiet au plus haut point de la manière dont sa création a tourné et tourmenté par la façon dont les dignitaires religieux en écrivent l’histoire. Michel Host s’en prend aux incohérences multiples que recèle la Génèse telle qu’elle est relatée depuis vingt siècles. S’il en restait là, ce serait simple divertissement à l’usage des détracteurs de la religion et l’affaire serait vite classée. Mais son propos est plus vaste. Mettant en lumière nombre d’interdits et de barrières qui mutilent la vie de l’homme et rentrent pour beaucoup dans sa sauvagerie et ses malheurs, le serpent ne livre pas seulement l’histoire véridique de la création du monde. Aux fables, il répond par l’histoire qui donne des pistes pour rectifier ce qui ne va pas. Ses mémoires exposent donc comment des diables, nombreux, organisés et assujettis à son autorité, ont mené à bien le titanesque travail de création ; et en particulier, comment ils ont réussi à donner à la créature humaine beauté, intelligence, capacités de toutes sortes dans la perspective d’une vie prévue pour la joie, l’activité ludique, le plaisir. Las, les choses ont mal tourné. D’où vient que l’épopée humaine a dérapé ? Indiscutablement à cause d’erreurs de conception dont Hewya se reconnaît responsable, mais aussi parce qu’il a mal géré sa troupe de diables. Turquie, vue sur Istambul. rend chez eux à Çukurcuma tous les soirs : « Entre le samedi 23 octobre 1976 […] et le dimanche 26 août 1984, où Füsun, tante Nesibe et moi avons dîné ensemble pour la dernière fois, 2 864 jours s’étaient écoulés. » Tout d’un coup, ce fragile équilibre s’effondre, Füsun découvre que Feridun la trompe avec une petite actrice du studio. Ils se séparent. Kemal se met à rêver et veut se marier avec Füsun, qui accepte. Mais, peu avant leur union, ils se disputent (elle lui reproche d’avoir fait obstacle à sa carrière d’actrice), chacun au volant de sa voiture, et Füsun est tuée dans un accident effroyable. Il décide alors de créer un musée secret à sa mémoire – le Musée À L ’HUMANITÉ D U 7 de l’innocence – avec l’aide de ses parents et de ses amis, rien qu’avec des objets modestes – ceux de son univers quotidien. L’histoire est poignante, c’est vrai. Mais le récit de cet amour paradoxal est une merveille absolue car il donne une dimension épique à ses héros et au monde où ils évoluent (Istanbul occidentalisée, puis sous la dictature militaire). Orhan Pamuk a écrit pour la Turquie ce que Madame Bovary a été pour la France – une triste affaire de mœurs qui est élevée, par la force de l’écriture, à la grandeur d’un mythe antique. Gérard-Georges Lemaire (*) Gallimard, 2009. J U I L L E T 2011) . VI LETTRES CHRONIQUE POÉSIE DE FRANÇOISE HÀN Crier, chuchoter V oici deux livres qui mettent en contraste deux voix, l’une et l’autre de portée internationale. De Marina Tsvétaïeva, Insomnie et autres poèmes est un cri d’amour à la vie, cri multiple, exalté. À quarante-neuf ans, le 31 août 1941, elle y a mis fin par sa pendaison. Deux ans plus tôt, elle avait lancé au Créateur : « À ton monde insensé / Je ne dis que refus. » L’ouvrage de Ko Un porte le titre de Chuchotements. L’auteur, né en 1933, ancien moine zen, a connu lors de la dictature militaire sud-coréenne la prison et la torture. Son œuvre, poèmes et romans, est monumentale, on le dit nobélisable. Insomnie et autres poèmes complète un volume, le Ciel brûle, paru en 1999 dans la même collection de poche. La répartition entre les deux n’est pas chronologique, une grande partie de la vie de Marina Tsvétaïeva leur est commune. Dire que cette vie fut consacrée à la poésie serait impropre : elle se confond avec elle, à travers la guerre, la révolution, l’émigration puis le retour en URSS, la misère, la famine, le deuil d’une enfant, à travers le mariage et la maternité aussi bien que les passions brèves, masculines et féminines, à distance parfois comme ses échanges avec Rilke. Dans cette vie brûlante qui s’achève par le suicide, il n’y a pas lieu de voir un appétit désespéré de possession, de gloire ou de domination : « Ce qui se perd donne richesse. » C’est une course, « et surtout ne pas prendre racine », une insomnie dynamique, créatrice, un mouvement vers les autres en même temps qu’une sortie vers le haut comme dans le très long Poème de l’air, inspiré par la première traversée en avion de l’Atlantique. Mais les poèmes des deux dernières années expriment un pessimisme violent et, pour finir, le retrait, le temps venu « De changer les mots / Et d’éteindre la lampe / au-dessus de ma porte. » Les traductions sont de mains très différentes : dix-neuf signatures. Elles nous transmettent autant d’aspects vivants de la poésie de Marina Tsvétaïeva, ce qu’elle aurait sans doute approuvé. Des précisions bibliographiques sont données en fin de volume, ainsi que des notes et une chronologie. Un voyage au Tibet et dans les Himalayas, en 1997, a inspiré à Ko Un les poèmes de Chuchotements. S’y entrecroisent au bouddhisme le confucianisme, le taoïsme, le Yi king venus de Chine. L’autobiographie s’y dépasse dans l’histoire de la Corée, s’y module au gré de séjours à l’étranger. Présentées comme un langage entre les feuilles d’arbre, auquel le poète se promet d’avoir recours quand il aura rejoint les disparus : « Je vivrai avec eux / avec eux / En chuchotant / je deviendrai la forêt », ces paroles à voix basse proposent des échos du monde entier et de tous les siècles. Sans doute, nous ne les recevons pas comme elles sont perçues dans leur langue et leur culture d’origine. De très nombreux noms de personnages et de lieux coréens surgissent dans la version française, font interrompre la lecture pour consulter les notes de bas de page. Le chant a tendance à glisser dans la prose. L’auteur, il est vrai, se défie des paroles humaines, il déclare : « Partout le monde est le tombeau des paroles / Et après avoir quitté ce tombeau… », laissant entendre que leur sont préférables les paroles de la nature et le silence des ascètes. Ce qui parvient le mieux jusqu’à nous, ce sont les images de la vie campagnarde et le sentiment d’être « Une goutte de pluie d’un instant / Au milieu de l’univers », ce que furent, dit le poète, son père et sa mère. Revues Diérèse : un numéro double est consacré à Thierry Metz, l’auteur du saisissant Journal d’un manœuvre. Parti en 1997 à l’âge de quarante et un ans, il laissait des inédits, dont ici, le Carnet d’Orphée. D’autres poèmes, des hommages, des études, des témoignages, ravivent le souvenir d’un créateur exceptionnel. Europe : la livraison de mai offre un riche dossier sur l’utopie. Dans le cahier de création, on lit Prologue, de Dylan Thomas, puis des jeunes poètes d’Arménie, ainsi que trois nouvelles. La livraison de juin-juillet comporte un fort dossier André du Bouchet et un cahier Nikola Zabolotski. D’André du Bouchet, décédé il y a dix ans, sont à lire de nombreuses pages inédites, encadrées d’études sur l’œuvre tant du poète que du traducteur. Nikola Zabolotski (1907-1958) est le plus méconnu en France des grands poètes russes du XXe siècle. Jean-Baptiste Para le présente et fait découvrir la Fille laide et autres poèmes, le Loup toqué et, en prose, Histoire de mon incarcération. Le cahier de création donne voix à deux poètes : Olivier Barbarant et, avec des Carnets à bruire dédiés à André du Bouchet, Esther Tellermann. La chronique de Charles Dobzynski analyse l’Antagonie, de Serge Sautreau, et Cracheur de feu, de Tony Harrison. Phœnix : le poète invité est le Belge Henry Bauchau, avec des inédits, un entretien, des études sur l’œuvre, des témoignages. En « partage des voix » se lisent cinq poètes et un hommage de Jacques Lovichi à Jean Malrieu (1915-1975). La « voix d’ailleurs » est grecque, de Kiki Dimoula, en original et dans la traduction de Myrto Gondicos. Un autre hommage est rendu à Pierre Caminade (1911-1998). Les comptes rendus de pièces de théâtre et d’ouvrages sont nombreux, dans la tradition de Sud et Autre Sud dont Phœnix a pris la suite. Rehauts : le corps féminin tient une certaine place dans la livraison printemps-été, avec Jean-Pierre Chambon devant une nymphe de pierre couchée dans les broussailles, Ariane Dreyfus à partir de peintures, Gérard Noiret écrivant Sous un soleil féminin d’une banlieue déshéritée, Christian Bachelin évoquant en prose Une nuit des amoureuses. Mais d’autres thèmes sont abordés, ainsi par Hélène Sanguinetti, la déportation, la Baltique ; Claire Malroux adresse ses poèmes à l’absent. Les contributions graphiques sont de Christian Bonnefoi et de Gérard Duchêne. Des notes de lecture complètent le volume. Insomnie et autres poèmes, de Marina Tsvétaïeva. Édition de Zéno Bianu. Poésie/Gallimard, 2011. 256 pages, 8,90 euros. Chuchotements, de Ko Un, traduit du coréen par No Mi-Sug et Alain Génetiot. Belin, 2011. 96 pages, 18 euros. Diérèse n° 52/53, printemps 2011. 328 pages, 15 euros. Europe n° 985, mai 2011, 404 pages. N° 986/987, juin-juillet 2011, 380 pages. Chaque numéro, France 18,50 euros, étranger 20 euros. Phœnix n° 2, avril 2011. 160 pages, 16 euros. www.revuephoenix.com Distribution : Calibre, 27, rue Bourgon Paris 13e. Rehauts n° 27, printemps-été 2011. 112 pages, 13 euros. À LIRE Sans illusions… Lettres à Alfred Eibel, de Jean-Pierre Martinet (revue Capharnaüm, n° 2, été 2011, Finitude, 110 pages, 13,50 euros). J ean-Pierre Martinet (1944-1993) redécouvert il y a deux ans avec la réédition de Jérôme, son chef-d’œuvre nihiliste, monstrueux et inclassable, fait désormais partie des figures légendaires de la littérature contemporaine : légende de l’alcool, de la solitude, de la maladie, de la pauvreté, de la folie familiale. Alfred Eibel publie aujourd’hui les lettres que lui adressa Martinet, entre 1979, quand il quitta Paris et abandonna sa carrière à la télévision, et 1988, cinq ans avant sa mort. C’est l’époque où, après l’échec de Jérôme, il renonce à la littérature et, d’une certaine façon, à la vie. Mais, depuis la petite maison de la presse qu’il ouvre à Tours, il continue à être un témoin attentif du monde qu’il voit sombrer autour de lui et il se remet à écrire. Il évoque, lucidement, la littérature et le cinéma, ses deux passions, et juge, sans pitié comme sans amertume, le microcosme littéraire qu’il a abandonné. Ces 100 pages sont indispensables pour tenter de percer le mystère de l’écrivain désespéré et météorique qui, en un roman, avait tout dit. Christophe Mercier Todo modo, de Leonardo Sciascia, traduit de l’italien par René Daillie, « L’imaginaire », Gallimard, 196 pages, 7 euros. ublié en 1974, Todo Modo est un roman qui renferme dans son développement narratif des réflexions philosophiques récurrentes explorant les tensions artistiques universelles. Le héros du récit est un grand artiste à la recherche désespérée d’une contingence qui puisse alimenter sa créativité. L’histoire P LES LETTRES F R A N Ç A I S E S . JU peut être lue comme une métaphore onirique sur l’essence de l’élaboration intellectuelle. Tout se passe dans un énigmatique ermitage où le peintre (également auteur de romans policiers) rencontre le pervers don Gaetano et dialogue avec lui. Le récit se change en un véritable roman noir ponctué par trois homicides insolubles. Le peintre est fasciné par l’ecclésiastique, qui est à plusieurs reprises identifié avec le démon. Il se met à penser au caractère intransmissible de la nature artistique, parvenant à cette conclusion au prix de trois crimes. Après une longue série de discussions avec sa doublure diabolique (ce don Gaetano qui sera tué), il parvient à renouer avec sa verve créatrice en peignant une vision originale du Christ. Leonardo Arrighi Les Annales de la Société des amis de Louis Aragon et Elsa Triolet, n° 12. Éditions Aden, 348 pages, 18 euros, ou chez Françoise Turoche, 58, rue d’Hauteville, 75010 Paris. Au sommaire du numéro 12 des Annales de la Société des amis de Louis Aragon et Elsa Triolet, la Drôme en armes, qui fut rédigée par Elsa Triolet et Aragon pendant l’été 1944. Cette publication de la Résistance, qui ne se trouve pas dans les bibliothèques ni même à la Nationale, a été reconstituée par l’historien Jean Sauvageon qui donne dans un appareil de notes et de commentaires tous les détails souhaitables sur les événements relatés par la Drôme en armes. Parmi les autres articles se trouve une étude généalogique de la famille d’Aragon qui sera d’une grande aide pour tous ses futurs biographes. Les rapports qu’Elsa Triolet a entretenus avec la littérature russe et soviétique, notamment dans ses articles des Lettres françaises, et ses appréciations sur le travail de Roger Planchon sont présentés et analysés. À I L L E T 2011 ( S U P P L É M E N T À L noter également un entretien toujours d’actualité sur Brecht entre Planchon, Adamov et René Allio ainsi qu’une nouvelle inédite d’Anna Seghers intitulée le Refuge sur Paris en 1940. Franck Delorieux Incidents, de Daniil Harms et Gérald Auclin. Édition Hoochie Coochie, 48 pages, 20 euros. L ’œuvre littéraire de Daniil Harms, poète soviétique de l’absurde dans l’entre-deux-guerres, est notamment constituée de très courtes nouvelles, pratiquement des vignettes, au ton fantastique et souvent comique, où misère et incongruité se partagent la scène. Ce matériau semble particulièrement approprié pour une transposition en bande dessinée, dont on reconnaît, dans cette description succincte, les traits historiques au tournant du XXe siècle. C’est peutêtre la réflexion qu’a dû se faire Gérald Auclin, animateur de publications dans la même veine absurde chez l’éditeur The Hoochie Coochie, pour réaliser une adaptation graphique de l’univers de Daniil Harms intitulée Incidents, comme la série de saynètes qu’elle reprend. Peut-être s’est-il aussi rappelé que l’opposition au réalisme socialiste avait conduit le poète, certes à s’inscrire dans le mouvement Obériou, un courant littéraire du modernisme russe, mais plus trivialement à devoir se rabattre souvent sur la littérature enfantine pour assurer sa pitance. Ces éléments sont en tout cas réunis dans le choix du papier découpé comme technique graphique ; technique exigeante et fastidieuse pour son réalisateur, mais dont le rendu s’accorde parfaitement avec des comptines entêtantes qui se dénouent dans des incidents souvent cruels pour leurs protagonistes. ’HUMANITÉ Éric Arrivé D U 7 J U I L L E T 2011) . VII LETTRES Tristan Corbière une biographie « à-peu-près » L ’œuvre critique du poète Jean-Luc Steinmetz est importante tant par le nombre d’ouvrages publiés que par sa qualité. En 2009, son Lautréamont dans la Bibliothèque de la Pléiade n’a que le tort insigne de nous priver de l’œuvre de Germain Nouveau, contrairement à la première édition qui mariait – étrangement, je le reconnais – les deux poètes. Il faut signaler ses études sur Rimbaud et son Mallarmé. L’Absolu au jour le jour (1998) et ne pas oublier Pétrus Borel. Vocation : poète maudit (2002). Pétrus Borel (1809-1859), dont Aragon disait dans le Traité du style : « Il paraît que j’ai de la condescendance pour les poètes mineurs. Et pourtant par là on entend Pétrus Borel, ce colosse. » Il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’il consacre une biographie à un autre poète maudit, Tristan Corbière. Je remarque en passant que, à cette époque, c’est-à-dire en 1970, la Pléiade ne résistait pas à la tentation de jouer le rôle d’entremetteuse en favorisant des unions morganatiques pour certains ou contre nature pour d’autres – ainsi d’un volume Tristan Corbière, Charles Cros, aujourd’hui épuisé ou peut-être disparu à jamais dans la poussière du souvenir… comme l’introuvable Agrippa d’Aubigné. Laissons donc les colères et les pleurs, pour le moment. Et revenons à ceux que Verlaine a réunis sous la bannière des poètes maudits. Il leur consacre deux séries d’articles. Quels sont-ils, ces élus ? Tristan Corbière, Arthur Rimbaud, Stéphane Mallarmé, pour la première série. Marceline Desbordes-Valmore, Villiers de L’lsleAdam et le pauvre Lélian (c’est-à-dire Verlaine lui-même), pour la seconde. L’expression poète maudit a, depuis lors, fait couler beaucoup d’encre et provoqué les sarcasmes, aujourd’hui encore, de l’avant-garde en déroute de la seconde moitié du XXe siècle. À l’époque où Verlaine écrit les Poètes maudits – 1883-1885 –, Rimbaud n’avait pratiquement rien publié. Les Illuminations ne paraissent dans la revue la Vogue qu’en 1886 et les Poésies complètes ne seront éditées qu’en 1895 chez Vanier, préfacées par Verlaine. Quant à Mallarmé, il faut rappeler que le poème l’Après-midi d’un faune est refusé par le comité de lecture du Troisième Parnasse contemporain, c’est-à-dire Banville, Coppée et Anatole France ! Il paraîtra en 1896 dans un tirage à 195 exemplaires illustré par Manet. Certes, Mallarmé n’est pas un inconnu au même titre que Rimbaud ou Corbière. Mais Verlaine souligne que « dans les revues graves, partout ou presque, il devint à la mode de rire de [ses] vers magnifiques ». Barbey d’Aurevilly se distinguera dans l’invective la plus sotte : par exemple, « M. Stéphane Mallarmé est le contemporain le plus surprenant, et pour les amateurs de haute bouffonnerie, le plus inespéré. Original ? Non… », etc. Poètes maudits ? Qu’est-ce à dire pour Verlaine ? Je laisse la parole ici à Michel Décaudin qui l’explique à mon sens avec justesse : « Il ne s’agit pas d’une malédiction métaphysique et sociale, faisant du poète un hors-la-loi dans tous les domaines, à l’image que l’on se fait de l’aventure rimbaldienne […] mais de poètes absolus, de poètes dont l’exigence s’affirme dans un refus à la fois du romantisme et du Parnasse, de la poésie du cœur et de celle du beau vers […] et se manifeste par “ce quelque chose d’impassible” où l’art sublime la vie. » Je ne chicanerai pas Verlaine à mon tour pour cet « absolu » et me contenterai d’observer que, grâce à lui, Corbière, alors totalement inconnu, va « trouver droit de cité dans la République des Lettres » (J.-L. Steinmetz). Léon Bloy a beau ricaner de Rimbaud et de Mallarmé dans son article « On demande des malédictions » et sauver Corbière de « ces grotesques accointances », il n’empêche que le « ridicule » dans cette affaire n’est pas du côté de Verlaine, et de ces poètes maudits absolus Verlaine, dont Bloy saluera plus tard le génie... Passons. Jean-Luc Steinmetz fait remarquer que « quelles que soient les raisons qui ont déterminé Verlaine à choisir cet adjectif, le titre les Poètes maudits, dont on ne songe jamais à interroger l’exacte résonance idéologique, a conféré à Tristan Corbière la célébrité, posthume ». Il est pertinent en outre de relever, comme il le fait, dans l’œuvre de Rimbaud, le nombre d’occurrences de ce mot : par exemple : « la clameur des maudits », « Je suis maudit, tu sais, je suis soûl, fou, livide », ou le fameux « Maintenant je suis maudit » d’une Saison en enfer, etc. Le livre de Tristan Corbière, les Amours jaunes, parut en 1873 chez un petit éditeur, Glady frères, et fut tiré à 500 exemplaires. Il va trouver peu à peu ses lecteurs. Huysmans dans À rebours en 1884 s’en empare : « ... et soudain jaillissait un cri de douleur aiguë, comme une corde de violoncelle qui se brise. LES LETTRES F R A N Ç A I S E S . J Avec cela, dans ce style rocailleux, sec, décharné à plaisir, hérissé de vocables inusités, de néologismes inattendus, fulguraient des trouvailles d’expression, des vers nomades amputés de leur rime, superbes. » Laforgue, autre poète « maudit » (« Il n’occupe pas plus que Corbière dans l’histoire de la littérature la place qu’il mérite », écrit Jean-Luc Steinmetz), Laforgue, accusé de pousser « jusqu’à l’extravagance le procédé de l’auteur des Amours jaunes », répondra dans la revue Lutèce à ses détracteurs que s’il a « l’âme de Corbière un peu, c’est dans sa nuance bretonne […]. Corbière a du chic et j’ai de l’humour ». Ses notes sur Corbière « constituent, aujourd’hui encore, la meilleure étude inspirée par les Amours jaunes ». Jean-Luc Steinmetz la reproduit in extenso dans le dernier chapitre de sa biographie, soulignant que Corbière eut la chance d’être commenté par des poètes, les plus grands de son temps. Laforgue, écrit-il, « a perçu l’aspect oral de cette poésie », il « voit en Corbière un poète sans esthétique, dégagé du langage poétique, hors littérature ». L’ouvrage de Jean-Luc Steinmetz représente, sans aucun doute, la somme de connaissances qu’il est possible de réunir aujourd’hui sur la vie et l’œuvre de Tristan Corbière. Il faut dire tout de suite qu’entreprendre une biographie de Corbière a exigé de la part de celui qui se risque dans cette aventure une certaine audace, du courage et de la patience. Quitte à se perdre et son lecteur avec lui dans le vaste océan des hypothèses, conjectures, mirages, tant l’imagination, cette folle du logis, me dit-on, se nourrit d’illusions ou de fantômes. Le marin Corbière et son mousse Steinmetz me pardonneront, je l’espère, de filer ainsi à belle allure la métaphore maritime ! Car enfin, que sait-on de la vie de Corbière ? Peu de choses vérifiables en fait, et quelques légendes à la vie dure comme du cuir ou la peau d’un boucanier. Jean-Luc Steinmetz, longtemps Breton d’adoption, s’est lancé dans une entreprise où l’inconnu pouvait le faire sombrer à tout instant dans le romanesque. Il a su s’en garder, substituant « le pressentiment et le souffle du probable, souvent relayé, du reste, par les poèmes de Tristan […] qui viennent à point pour éclaircir les questions implicitement posées… ». On voit que l’exercice est dangereux. D’autant plus que « ses connivences sont si étroites » avec l’auteur des Amours jaunes qu’il pourrait s’écrire lui-même sous le masque de Corbière : un Tristan Steinmetz en quelque sorte : « Ses amours jaunes accompagnaient ma vie à tout bout de champ, sa laideur m’était familière comme la mienne. » Ajoutons que de « l’impressionnante disette de documents » concernant Corbière pourrait, selon son propre aveu, résulter « une projection de l’écrit sur l’existence présumée, au point de suppléer systématiquement à de nombreuses lacunes ». La tentation est forte, en effet, d’y succomber d’autant que les Amours jaunes, ce « livre-vie », y invite, non sans ruse, en s’offrant au lecteur, dit-il, comme le journal « d’un corps et d’une sensibilité torturée par son Éros inassouvi ». On comprend donc que Jean-Luc Steinmetz ait donné à son texte le sous-titre de « Une vie à-peu-près ». À-peu-près parce que le biographe manque de documents : là encore les familles ont joué leur rôle néfaste en détruisant une partie de la correspondance au nom de « l’honorabilité ». Quatre lettres, explique-t-il, subsistent de la période qui va de 1863 à 1875, « ce qui est sans exemple pour des écrivains de cette époque. […] En ce qui concerne Lautréamont-Ducasse, par exemple, sept lettres ont été conservées pour les années de maturité (1868-1870) ». En revanche, et fort logiquement, la correspondance de 1859 à 1862, celle de l’adolescence de Corbière a été sauvegardée. À peu près aussi, parce que, comme sa vie et son œuvre, Corbière fait « avec le manque, en familier de l’inutile ». La première biographie de Corbière, celle de René Martineau, date de 1904. Il en écrira une seconde en 1925. Puis, en 1930, vint celle d’Alexandre Arnoux. Il faudra attendre les années cinquante et le volume de Jean Rousselot chez « les Poètes d’aujourd’hui » pour que « toute une génération […] eût accès aux Amours jaunes ». Celle de Jean-Luc Steinmetz comme la mienne. Les Amours jaunes est dédié à l’auteur du Négrier, c’est-à-dire au père de Tristan Corbière. On a longtemps considéré que les relations du poète avec sa famille étaient conflictuelles. Tristan Tzara s’en fait largement l’écho, en 1951, dans sa préface aux Amours jaunes. « N’a-t-il pas pris, tout au long de sa courte vie, le contre-pied de ce qu’il était en droit de considérer comme la “carrière” de son père ? Celui-ci, en renonçant à son activité littéraire pour s’embourgeoiser et s’enrichir, ne s’est-il pas rendu coupable de trahison aux yeux de son fils ? […] L’admiration U I L L E T 2011 ( S U P P L É M E N T À L de Tristan Corbière pour l’œuvre romanesque de son père et la dédicace des Amours jaunes à l’auteur du Négrier, non seulement n’excluent pas son ressentiment, mais le confirment et le complètent. » Édouard Corbière fut, selon Jean-Luc Steinmetz, un « homme de son temps affronté à tous les moments politiques de son époque […] et l’un des représentants les plus notables des romanciers maritimes, et, à ce titre, mérite de survivre ». Le lecteur pourra facilement s’en convaincre, peut-être, en se procurant à la librairie Corti son roman le plus célèbre, le Négrier. On comprend que Corbière, à qui on avait donné le prénom de son père, Édouard, ait éprouvé le besoin de se démarquer, d’affirmer sa différence. Je cite encore Tzara : « Issu d’une famille aisée, sinon riche, Corbière a renoncé aux prérogatives et à la façon de vivre de sa classe. » Jean-Luc Steinmetz analyse le choix de ce prénom Tristan et passe en revue les différentes légendes qui l’ont accompagné. Corbière fils, selon Martineau, « quand on lui demandait pourquoi il s’était donné le prénom de Tristan, répondait : “Je l’ai pris à mon frère”. » Le prénom dudit frère étant Edmond, Martineau conclut donc avec bon sens « que ce frère, plus réel que le vrai, aurait été celui de la légende ». Mais Jean-Luc Steinmetz montre qu’à l’époque n’existait qu’un seul livre, Tristan, recueil de ce qui reste des poèmes relatifs à ses aventures, qu’il avait peut-être trouvé dans la bibliothèque du père… Ce n’est qu’en 1900, en effet, que Joseph Bédier publiera le Roman de Tristan et Iseut. Quelles que soient les hypothèses avancées, il est certain que Tristan « a donc construit un personnage qui lui permettait, en quelque sorte, de se supporter ». L’intérêt majeur de cette biographie de Corbière tient à la place accordée par Steinmetz à l’entourage familial du poète, à ses oncles et tantes, mais aussi et surtout à ses amis peintres, dont il sera environné comme une nuée de corbeaux. Tristan Corbière « le plus peintre des poètes », selon Tristan Tzara, ne fut pas seulement un marin d’occasion, mais aussi un artiste peintre qui nous a laissé des croquis, des dessins, des gouaches, des caricatures. Peu de critiques se sont penchés sur son œuvre graphique : des autoportraits, par exemple « où il s’enlaidit à plaisir », des scènes vues : « Une même réalité perçue par lui a donné lieu à deux modes d’expression – graphique et littéraire – du reste complémentaires, de sorte que ou bien le dessin ou bien le poème appelle son correspondant et que les manières qui ont présidé à l’élaboration picturale, par exemple, vont se retrouver dans la pièce en vers (ou vice versa) selon un déplacement des procédés, une transposition. » Jean-Luc Steinmetz a procédé à une enquête minutieuse qui l’a conduit non seulement sur les pas de Tristan en Armor, à Roscoff ou à Morlaix, mais aussi à Capri. Il reste que sont apport essentiel demeure la découverte de l’album Louis Noir dont on ne connaissait que l’ancienne description de Martineau. Cet album comprenait des notes de Corbière, des impressions et des croquis, des autographes de plusieurs poèmes des Amours jaunes. Le lecteur suivra avec plaisir les « aventures » de JeanLuc Steinmetz à la recherche de ce manuscrit sur lequel il finira par mettre la main chez un collectionneur à Londres « après un siècle et demi de disparition ». Les Amours jaunes s’ouvre et se ferme avec un poème surtitré « À Marcelle », l’un intitulé le Poète et la Cigale, l’autre la Cigale et le Poète. Qui était donc cette Marcelle n’a-t-on cessé de se demander ? Herminie, l’amie de Rodolphe de Battine ? Une fille rencontrée entre la barrière de Clichy, la place Blanche, la place Pigalle et le boulevard de Rochechouart ? Une femme qui n’existe pas ? « Le on-dit tenace » veut qu’il s’agisse d’Herminie et « les amateurs de Corbière n’ont jamais éprouvé le besoin de remettre réellement en cause » cette opinion. Il y aurait encore beaucoup à écrire sur Corbière et la biographie de Jean-Luc Steinmetz, dont le mérite le plus clair est de nous renvoyer à la lecture des Amours jaunes et à ce cri auquel tend sa poésie, pour reprendre la formule de Tzara. Ce dernier disait que « Lautréamont avait réagi d’une manière romantique contre le romantisme » et que Corbière, quant à lui, se rangeait dans « la lignée de Baudelaire sous l’éclairage d’un présent renouvelé, à l’avant-garde des briseurs d’idoles et des novateurs audacieux ». JEAN RISTAT Tristan Corbière. Une vie à-peu-près, de Jean-Luc Steinmetz, éditions Fayard, 526 pages, 30 euros. Les Amours jaunes, Le Livre de poche. ’HUMANITÉ D U 7 J U I L L E T 2011) . VIII SAVOIRS French Hegel Sujets du désir. Réflexions hégéliennes en France au XXe siècle, de Judith Butler, traduit de l’anglais par Ph. Sabot, PUF, 306 pages, 29 euros. DR S i la notoriété relativement récente de Judith Butler en France n’est sans doute pas étrangère à l’heureuse initiative des PUF, il n’en faut pas moins se réjouir de voir traduit son premier livre : en matière de traduction aussi, n’est-il pas vrai que « les premiers seront les derniers » ? Publié aux États-Unis en 1987, Sujets du désir est la version remaniée de la thèse de philosophie que Judith Butler a soutenue en 1984. Que le livre ait déjà connu une seconde édition américaine et compte aujourd’hui au nombre des travaux régulièrement cités sur la question de la réception de Hegel dans la philosophie française du XXe siècle signale qu’il se distingue de l’ordinaire universitaire, ce que confirme la variété des lectures qu’il autorise. Se présentant comme un parcours à travers les principales étapes qui ont jalonné l’histoire de l’hégélianisme français, de sa fondation chez Kojève et Hyppolite à sa critique radicale dans ce que les Américains nomment volontiers le « post-structuralisme » (Derrida, Lacan, Deleuze, Foucault), Sujets du désir pourrait aisément passer pour un travail relevant de l’histoire des idées. Si l’auteur s’en défend, ce n’est pas tant par modestie que pour mettre l’accent sur la préoccupation philosophique qui guide l’enquête et dicte le choix des auteurs étudiés. D’où, par exemple, la présence de Sartre et l’absence de Bataille dans ce « récit philosophique ». Pour les lecteurs français, Sujets du désir constitue en outre un document de première importance sur la réception de la fameuse french theory aux États-Unis. Bien qu’elle ait préparé sa thèse dans une université où Jacques Derrida, à l’invitation du département de littérature comparée, dispensait chaque année un séminaire, Judith Butler ne dissimule pas les réserves que lui inspirait alors ce courant et avoue rétrospectivement : « J’y résistais farouchement tant que j’étais à Yale. » le débat avec Foucault n’interroge les rapports entre sexualité et pouvoir, sans faire l’impasse sur la façon dont l’auteur de l’Histoire de la sexualité a pu décrire le sadomasochisme non comme une pratique centrée sur la souffrance, mais bien plutôt comme une relation « entre un maître et la personne sur laquelle s’exerce son autorité ». Dans sa préface à la réédition de Sujets du désir, l’auteur n’est pourtant pas tendre avec ce « livre de jeunesse » publié « trop tôt, sous la pression du marché du travail ». Il reste donc à comprendre pourquoi tant de lecteurs ont accordé un tel privilège à ces quelques pages de la Phénoménologie de l’esprit où Hegel expose la célèbre dialectique du maître et de l’esclave. Pourquoi ce drame de la lutte à mort et de la reconnaissance a-t-il pour eux décidé non seulement du sens ultime de l’hégélianisme, mais surtout du sort de leur propre tentative philosophique ? Judith Butler fait de la question de la subjectivité l’enjeu de ce conflit d’interprétations, où il n’est pas sûr que les plus farouches adversaires de Hegel l’aient réellement « dépassé ». Reprocher à Hegel d’avoir défendu une conception autonome et autosuffisante du sujet revient selon elle à méconnaître la radicalité de sa conception du désir, qui fait du sujet du désir non pas une instance souveraine, mais un sujet « en proie au désir », une « fiction captivante même pour ceux qui affirment avoir définitivement mis au jour ses mascarades ». L’objection est forte, mais elle sous-estime peut-être la lucidité des critiques de Hegel. Tous ne savaient-ils pas combien il est difficile de se dérober à la fascination de cette fiction, comme en témoigne exemplairement le travail de Derrida, en particulier Glas, curieusement négligé dans Sujets du désir ? Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, Foucault l’avait dit en des termes qui pourraient figurer en exergue du livre de Judith Butler : « Échapper réellement à Hegel suppose d’apprécier exactement ce qu’il en coûte de se détacher de lui […]. Cela suppose de savoir, dans ce qui nous permet de penser contre Hegel, ce qui est encore hégélien. » Georg Wilhelm Friedrich Hegel. Gravure. Faut-il dès lors saisir l’occasion de cette traduction pour reconsidérer l’itinéraire théorique de Judith Butler depuis son point de départ et voir dans Sujets du désir la source de tous les travaux qui ont suivi, à commencer par Trouble dans le genre ? Une telle interprétation peut prendre appui sur le mouvement même de l’argumentation, qui accorde de plus en plus de place aux réflexions sur la sexualité, le genre et le pouvoir qui ont fait connaître Judith Butler de par le monde. Le long chapitre sur Sartre consacre ainsi d’importants développements au « cercle du désir sexuel » dans l’Être et le Néant », avant que Jacques-Olivier Bégot Hernani à Berlin Anti-Schelling, de Friedrich Engels, préface de G. Bensussan, traduction de Ph. Lewandowski revue par H. Bailly. Éditions de la Phocide, 160 pages, 12 euros. L e 15 novembre 1841, jour de l’ouverture à Berlin du cours de Schelling, fut la bataille d’Hernani des hégéliens. Friedrich Engels, dans la fougue de ses vingt et un ans, s’afficha alors, farouche « gilet rouge ». Quelques mots pour esquisser les coulisses de la scène. On peut bien baptiser « les Dix Glorieuses » ces quelques années qui suivirent la mort de Hegel, une sorte de Mai 81. Tout était, miraculeusement, à gauche : l’État et les intellectuels, le pouvoir et la contestation. Altenstein, préfiguration de Jack Lang, en quelque sorte, choyait les hégéliens, distribuait les postes. À quoi tenait ce miracle ? Bien sûr, à une confusion, entretenue aussi bien par le pouvoir que par les intellectuels, car elle était profitable à tous deux. L’État était « la réalisation en acte de l’Idée », voilà ce que l’État retirait de la lecture de Hegel. « L’Idée, c’était eux », voilà ce que les intellectuels lisaient dans les œuvres du maître. Je te donne l’État si tu me donnes l’Idée, je te donne l’Idée si tu me donnes l’État. Pourtant, l’alliance, à la fin, devait boiter et se conclure d’un « je garde l’État, je garde l’Idée », c’est-à-dire d’un : « Dé- LES LETTRES barrassons-nous de l’État, débarrassons-nous de l’Idée ». L’État commença à se méfier de l’Idée, l’Idée ne trouva plus l’État conforme à son idée. En 1838, Ruge fonde les Hallische Jahrbücher, où l’affaire va se compliquer parce qu’on commence par se demander si l’État d’Altenstein est bien celui de Hegel, et on finit par soupçonner que c’est Hegel lui-même qui aurait trahi l’Idée pour l’État. Cessant de devenir le garant de l’État, Hegel en devient soit le complice, soit l’ésotérique ennemi : c’est la guerre entre l’État et les hégéliens. C’est alors que Frédéric Guillaume IV remplace son père et qu’Eichhorn (une sorte de Boutang) succède à Altenstein. C’est le séisme pour les jeunes hégéliens et toute la gauche. Adieu les postes et l’édition. Bruno Bauer et Ruge sont frappés les premiers. C’est ici qu’entre en scène Schelling : on le nomme à Berlin. Pourquoi donc le faire venir de la catholique Bavière dans la protestante Prusse ? Parce que c’est une gloire, le survivant de la géniale génération d’Iéna 1800, la plus forte tête d’Allemagne, la seule qui soit du niveau de Hegel et capable de combattre (le bruit court qu’il le souhaite) et terrasser ces hégéliens égarés. Disons-le clairement, au risque de simplifier, mais cette simplification était déjà à l’œuvre dans la tête des contemporains, il ne s’agissait de rien de moins que de Dieu ou de l’Idée, de la révolution ou de la restauration. F R A N Ç A I S E S . JU I L L E T 2011 ( La philosophie négative c’est celle de la raison pure, celle de Hegel, ainsi qualifiée car elle demeure purement logique. Mais la logique, la raison ne produisent pas le réel. Le positif, inaccessible à la raison, vient d’ailleurs, le réel c’est Dieu. On peut en tirer toutes les harmoniques de l’impuissance de la raison et de l’exigence de la révélation religieuse, mais le contexte ouvertement politique rendait impossible une autre lecture que politique. C’était Hegel ou Schelling. Une alternative sans échappée. C’est l’occasion, pour le jeune Engels, d’opposer à une pensée « serve » la véritable pensée « libre » de son maître Hegel, de réaffirmer son attachement face aux menées de la réaction. On trouve notamment à la fin du Schelling et la révélation des lignes célèbres et superbes et qui résument bien l’esprit de ces trois textes, où Engels se fait le Siegfried de ce combat (la référence ne lui est pas étrangère) : « Telle est notre vocation, nous devons devenir les templiers de ce Graal (la conscience de soi de l’humanité), ceindre nos épées pour son salut et risquer avec entrain nos vies dans la dernière guerre sainte à laquelle succédera le règne millénaire de la liberté. Tel est aussi le pouvoir de l’Idée : celui qui la reconnaît n’aura de cesse de parler de sa splendeur ou de proclamer sa force universelle. » Friedrich Engels, en 1841, fils d’un industriel, s’est lancé, tel un autre Lucien Leuwen, dans la bataille libérale, mais lui, il y sera conséquent. À l’automne de cette année, il accomplit son service militaire dans l’artillerie de la garde à Berlin, à la caserne du Kupfergraben, la rue de Hegel. Nulle surprise de le trouver dans l’Aula Maxima de l’Université, ce soir mémorable du 15 novembre 1841 : toute l’intelligentsia allemande et européenne (Bakounine, Kierkegaard) s’y pressait car on savait bien qu’allait s’y livrer un terrible combat. On ne peut que se réjouir de la décision des Éditions de la Phocide de mettre à la disposition du public français les trois textes que le jeune Engels a consacrés à cette chaude affaire. Bien sûr, on aurait pu souhaiter une édition plus méticuleuse et une traduction plus ferme, mais chacun le sait, le maître de Delphes (en Phocide) est dit loxias (oblique). Quoi qu’il en soit, ces documents sont capitaux pour l’intelligence du mouvement jeune hégélien. Ils n’ont qu’une seule visée, que la philosophie de Schelling apparaisse comme scandaleuse ou dérisoire, de sorte que le magistère de Hegel s’en trouve confirmé et renforcé. Bref, montrer l’échec de l’opération Schelling. Destiné à faire pièce à Hegel, l’enseignement de Schelling à Berlin distingue une philosophie positive d’une philosophie négative, qu’elle doit compléter ou remplacer. S U P P L É M E N T À L ’HUMANITÉ D U Jean-Loup Thébaud 7 J U I L L E T 2011) . IX ARTS LA CHRONIQUE DE GÉRARD-GEORGES LEMAIRE De la beauté moderne : Joseph Beuys à Zurich Prélude Quelle relation peut-il exister entre l’artiste allemand Joseph Beuys et la ville de Zurich où la dynamique baronne Lucrezia Di Domizio Durini a présenté la grande et mémorable exposition intitulée «Beuys’s Voice » ? J’en verrai au moins deux. En premier lieu, Zurich est devenue au début du XVIe siècle, sous la férule implacable d’Ulrich Zwingli, un gouvernement théocratique guidé par l’esprit de la Réforme, d’une réforme plus radicale que celle de Luther et profondément iconoclaste. Beuys n’a-t-il pas été iconoclaste à sa manière ? N’a-t-il pas aboli les grandes lois de l’art occidental (même celle de la tradition du nouveau édictée par l’art moderne) en faisant de l’artiste en personne une œuvre d’art existentielle (lui-même se définissait comme une « sculpture vivante ») ? Mais il fut tout l’inverse de Zwingli, doctrinaire intransigeant, qui voulut faire reposer sa cause exclusivement sur la Bible : sa vision de l’univers se voulait ouverte aux expériences nouvelles, à une autre intelligence de l’économie et de la politique, et reposait sur une nouvelle alliance entre l’humanité et la nature. Iconoclaste, il le fut, mais pas pour détruire ce qui fut, seulement pour élargir le champ d’investigation de la création artistique. Ensuite, Zurich fut le creuset de dada. Sans être ce que Marc Dachy, avec une grandiloquence digne de Déroulède, dépeint comme la « capitale artistique du monde », Zurich abrita un petit groupe d’artistes et de poètes venus des quatre coins du monde en guerre (Jean Arp, Sophie Tauber Arp, Tristan Tzara, Hugo Ball, Emmy Hennings, Marcel Janco, Richard Huelsenbeck, etc.) qui ont créé le Cabaret Voltaire (que l’on peut visiter encore aujourd’hui) et qui a été le foyer d’une révolte contre la folie des nations et contre l’art du passé. Dans Dadaland, Arp a rappelé : « À Zurich […], nous nous adonnions aux beaux-arts. Tandis que grondait dans le lointain le tonnerre des batteries, nous collions, nous récitions, nous versifiions, nous chantions de toute notre âme. Nous cherchions un art élémentaire qui devait, pensions-nous, sauver les hommes de la folie furieuse de ces temps. Nous aspirions à un ordre nouveau qui pût rétablir l’équilibre entre le ciel et l’enfer. » Beuys doit beaucoup à dada, comme d’ailleurs tous les membres du groupe Fluxus dont il croisa le destin. Il semble donc tout à fait cohérent que toutes les œuvres de Beuys données par Lucrezia De Domizio aient trouvé leur place à la Kunsthaus. Une histoire d’amour, de l’Italie à la Suisse Joseph Beuys a passé les quinze dernières années de sa vie à Bolognano, au cœur de la région sauvage des Abruzzes. Lucrezia De Domizio s’est passionnée pour ce créateur allemand qui, en Italie du moins, n’a pas connu le succès considérable qu’il a eu aux États-Unis et dans une grande partie de l’Europe, lui a offert une maison où il a pu également faire son atelier. Elle s’est consacrée pendant de nombreuses années à défendre son travail en écrivant un nombre impres sionnant de livres, en collectionnant ses œuvres et, après sa mort, survenue en 1986, elle a voulu construire non loin de son ancien atelier un hypogée souterrain (qui est absolument invisible et ne gâche pas le magnifique paysage alentour) où elle a organisé d’extraordinaires forums en son honneur avec des centaines d’artistes italiens et étrangers. Elle a aussi créé des archives inestimables et est parvenue à ce que la place principale de la petite localité s’appelle piazza Josef Beuys. La Kunsthaus possédait déjà une « installation » importante de Beuys, Olivestone, qui avait été présentée en 1984 au château de Rivoli. L’exposition proprement dite comprend toutes les œuvres qui se trouvaient dans le palais Durini, du parapluie ouvert que Beuys avait signé (il signait tout ce qu’il avait eu entre les mains) jusqu’aux superbes photographies faites par Buby Durini, en passant par les objets créés aux Seychelles et aux différents moments de la Défense de la nature, performance qui se traduisait par des actes symboliques et aussi par la production d’« œuvres », comme si la création était avant tout un parcours de la pensée qui se traduisait par des actes, des paroles, des publications, des manifestations, emportés par un mouvement continu de la pensée. Chacune des pièces réunies dans les salles du musée représente les étapes de ce long et complexe cheminement intérieur qui échappe aux définitions classiques et modernes de l’art. La beauté au-delà du bien et du mal en art Quelqu’un m’a demandé un jour : Beuys a-t-il vraiment produit des œuvres ? La question n’est pas aussi incongrue qu’on pourrait le croire. Par exemple, de vieux outils rouillés sont choisis et signés, mais ce ne sont pas des ready-mades : ils appartiennent à l’univers qui l’a amené à concevoir Grasello, Défense de la nature, ou encore le Nombril de Vénus. La démarche de Beuys n’est pas esthétique dans le sens conventionnel, ou plutôt, elle est globalement esthétique, c’est-à-dire que les débats, les déclarations, les écrits, les performances et les productions artistiques ou non (comme les sept mille chênes plantés à Cassell à l’occasion de la Documenta), les traces à la craie de ses cours qui sont présentés à tort comme des tableaux, les dessins, les films, les produits agricoles (l’huile ou le vin Fiu), tout cela constitue une œuvre qui s’enracine dans son désir de changer le monde dans des termes modifiant radicalement le rapport entre l’art et l’économie (ce qu’il a résumé dans sa fameuse formule KUNST = KAPITAL). Sans doute est-ce une réponse décevante. Mais elle devrait être une incitation à vivre l’art d’une autre façon, de la façon ancienne, de la façon moderne et, en plus de cette façon-là, qui métamorphose l’être humain et la Terre en une œuvre d’art à préserver ou à recréer. Peut-être Beuys a-t-il poursuivi l’idée folle de faire de la philosophie un art et de l’art une philosophie à un moment où ces deux disciplines font défaut dans notre monde présent. Comme artiste, Beuys n’est pas destiné à avoir de disciples. Mais il marque une date décisive dans l’histoire de notre art. Avec lui, l’art est devenu d’abord une mécanique cérébrale qui vise une utopie : la réalisation de l’humanité comme œuvre d’art. Il fut donc à la fois idéaliste et matérialiste, ce que l’art consent. Dada & les dadaïsmes, Marc Dachy, « Folio Essais », 896 pages, 12,50 euros. « Beuys’s Voice, Kunshaus, Zurich », jusqu’au 14 août 2011. Catalogue : Electa, 970 pages, 90 euros. Gino Severini entre futurisme et retour à l’ordre Gino Severini, musée de l’Orangerie, jusqu’au 25 juillet, 2011. Catalogue : Silvana Éditrice/ Musée d’Orsay, 264 pages, 39 euros. La Vie d’un peintre, de Gino Severini. Éditions Hazan, 176 pages, 25 euros. L e nom d’un mouvement artistique fait souvent oublier que sous cette étiquette commode cohabitent, avec plus ou moins de succès, des artistes qui, malgré une adhésion à une esthétique commune, gardent chacun leur originalité plastique. L’exposition du peintre futuriste Severini est exemplaire en ce sens car il est difficile d’imaginer un créateur d’un éclectisme aussi impressionnant. Le suivi complet de son parcours artistique permet cependant de comprendre la logique de celui qui fait le lien entre l’avant-garde parisienne et ses confrères en Italie qui se lancent dans une aventure spectaculaire. On sait, en effet, que le futurisme annonce et prépare non seulement une nouvelle vision esthétique mais aussi un renversement radical de la culture et des habitudes sociales. La virulence et le goût de la provocation qui caractérisent ces artistes s’expliquent par l’emprise particulièrement forte de l’académisme sur la culture de ce pays. Le destin de Severini n’est en rien dû au hasard. Très tôt, il rencontre à Rome Umberto Boccioni, avec qui il se forme à la technique divisionniste dans l’atelier de Balla. Fasciné par Seurat, il s’installe à Paris dès 1906 et pratique un néo-impressionnisme centré déjà sur des phénomènes lumineux et sur la poésie de la ville (Printemps à Montmartre, 1909). C’est sur la base de la décomposition chromatique et de l’attirance vers l’espace urbain qu’il se rallie au futurisme et signe le Manifeste de la peinture avec Boccioni, Carrà, Russolo et Balla en 1910. Ses compositions aux formes qui éclatent et s’éparpillent offrent un dynamise exceptionnel (le Boulevard, 1911) et s’enrichissent par l’introduction de mots mais aussi de composants plus inhabituels (des paillettes scintillantes pour la splendide Danseuse bleue (1912). Ses recherches du mouvement prennent des allures de plus en plus abstraites, surtout quand le thème devient l’étude de la lumière et de son expansion sphérique. La suite est moins glorieuse. Severini, comme d’autres créateurs (Gris, Lhote), se convertit à un cubisme bien ordonné et régi par des calculs mathématiques, (théorisé dans Du cubisme au classicisme, publié en 1921). Néoclassicisme, cette appellation élégante du retour à l’ordre, est incarnée ici par Maternité (1920), une version attendrissante d’une Madone à l’enfant. Avec cette œuvre figurative, qui sent bon la patrie et la famille, l’ancien futuriste est définitivement rattrapé par le passé, qu’il évoque si bien dans ses mémoires. Itzhak Goldberg Jim Dine : autobiographies à cœur ouvert N é en 1935 à Cincinnati, Jim Dine s’installe à New York en 1959, où il devient l’un des pionniers des happenings réalisés avec Claes Oldenburg, Allan Kaprow, le musicien John Cage et Robert Whitman. Il est avec Jasper Johns, Oldenburg et Rauschenberg le représentant des États-Unis à la Biennale de Venise en 1964. Sa recherche le rapproche des messages essentiels et intimes de la vie. Il réalise des œuvres s’inscrivant dans le courant du pop art à partir de motifs récurrents (cœurs, crânes) ou de symboles de la vie quotidienne (bouteilles, récipients, outils), et parfois d’objets réels qu’il insère dans ses œuvres. Avec ses premiers tableaux-collages, il fait pénétrer le néodadaïsme LES LETTRES aux États-Unis. Il exprime le caractère familier et sentimental et la résonance existentielle de la présence muette des choses. Son romantisme est digne de Lamartine : « Objets inanimés avezvous donc une âme, qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? » Les dessins figuratifs apparaissent en 1974, introduisant le portrait – il avait jusqu’alors exécuté des peintures figuratives sans figures. Il privilégie l’objet dans un rituel pop qu’il prolonge dans des sujets où le corps et la figure incarnent l’émotion et illustrent la dimension affective de son art. Il mélange les matériaux qu’il explore – crayon, fusain, vernis, aquarelle, tempera, peinture acrylique, pastel, craie, lavis. Pendant les années 1980, il revient à F R A N Ç A I S E S . J U I L L E T 2011 ( une recherche picturale expressive et gestuelle. Il expérimente de nouvelles techniques – l’estampe, la sérigraphie et la sculpture. Il trouve ses modèles davantage dans la nature, mais continue d’exploiter ses souvenirs – portraits, corps de femmes, cœurs, crânes, coquillages, arbres – et à intégrer des objets de son quotidien : des outils (réminiscence de la quincaillerie de son grand-père), des vêtements, des fleurs : « Mes thèmes de prédilection viennent du plus profond de moi, explique-t-il. Ils sont intimement reliés à mon histoire personnelle et très directement en prise avec mon inconscient. Je fais une confiance sans limite à mon inconscient. Quoi que je fasse, au bout du compte, mon S U P P L É M E N T À L ’HUMANITÉ D U sujet, c’est moi. » L’artiste combine des cœurs, des visages et des têtes de mort, des Vénus. La représentation de Pinocchio surprend. Il en a fait de nombreux dessins et sculptures. « Grâce à Carlo Collodi, le créateur de Pinocchio, j’ai pu vivre pendant de nombreuses années à travers le garçon de bois… Sa puissance métaphorique a nourri mes œuvres… L’idée d’un morceau de bois qui parle et qui devient un petit garçon est une métaphore de l’art, c’est l’ultime transformation alchimique. » Dominique Stella Jim Dine, Agnellini Arte Moderna, Brescia, jusqu’en fin novembre. Catalogue : 130 pages . 7 J U I L L E T 2011) . X CINÉMA Sobriété heureuse D epuis près de trente ans, Alain Cavalier s’est fait sur grand écran le praticien d’un concept qui connaît de plus en plus d’adeptes, la sobriété heureuse (1). Tandis que l’industrie du cinéma se laisse entraîner sur une pente grasse et molle, Alain Cavalier a décidé de s’alléger pour avancer et se concentrer sur son métier. Avec l’ambition de préserver ce bien devenu si rare sous le règne ultralibéral : la liberté. Ne plus dépendre d’un budget à rentabiliser, d’un acteur « bankable » à embaucher, d’un scénario à remodeler, de tracasseries techniques, administratives, financières. Jusqu’à décider il y a dix ans, progrès technique aidant, de filmer seul, sans équipe, caméra DV au poing. Pater s’inscrit dans cette histoire, ce parcours d’épure. Seule concession : l’acteur « bankable », Vincent Lindon. Comme piqué par une pointe de culpabilité, le cinéaste s’en explique dans le film : Lindon lui dit qu’il n’envisageait pas une « carrière » de comédien sans avoir été placé sous son regard ; il lui avoue en retour que depuis Rochefort en 1981 (Un étrange voyage), il est le seul acteur professionnel avec qui il désirait travailler. Trente ans séparent les deux hommes, ils pourraient être père et fils. Et c’est sans doute là toute l’affaire. La politique, le président Cavalier qui nomme Lindon premier ministre, leurs discussions à table sur les salaires, la Légion d’honneur, les élections, cela est important sans doute, tant on les sait tous deux passionnés par la vie publique, les engagements, radicaux parfois (Algérie pour l’un, les sans-papiers pour l’autre), mais ce film c’est aussi une histoire d’enfance et de filiation. L’enfance de regards amusés ; deux gamins qui se retrouvent et se disent qu’ils pourraient jouer au président (Vincent Lindon avoue le plaisir qu’il aurait à porter une Légion d’honneur, « un peu comme un costume de cow-boy »). Il y a les fous rires contenus du comédien et la malice constante du réalisateur. Il s’amuse, il est heureux, Alain Cavalier, et veut le montrer, par exemple quand au milieu d’une discussion, entre deux portes (à propos d’un vote difficile au Parlement), il prend la pose à côté de Vincent Lindon, deux secondes, adressant un sourire à la caméra, l’air de dire « c’est mon ami ». Rires, jeux, complicités… mais si ce n’étaient là qu’apparences ou plaisirs volés ? Car le rapport de forces est permanent. Devant une glace, dans une des dernières séquences du film, Alain Cavalier évoque son père, si autoritaire, avant de reconnaître qu’il lui ressemble. Et que ce film est sans doute là pour faire passer un message, pour lui parler. On revoit alors autrement cette histoire de président / premier ministre, de confrontation cinéaste/ acteur : comme une relation de pouvoir, d’ascendance, d’autorité inflexible derrière les rires, la douceur des voix et la sérénité des décors (intérieurs boisés, blancs, ordonnés). Famille, politique, cinéma : où que l’on soit, difficile d’échapper au pater familias… Jeux d’enfants, conscience filiale, discours politique, cinéma total… il y a trop à voir derrière cette sobre machinerie ! Quel festin ! Et l’on n’oubliera pas l’empreinte catholique : rejet de l’argent, éloge de la réconciliation (riches/pauvres, père/ fils), repas-rituels, décors immaculés, lumière vive… Quand Alain Cavalier évoque sa jeunesse chez les pères, son rapport distant à la propriété et l’envol de son âme, d’autant plus légère qu’il se sera détaché des biens matériels, il confie entre les mots avoir fait là un film religieux (un de plus !). Disons simplement qu’il nous offre un rare moment de méditation joyeuse sur le cinéma, « art de la célébration » (selon la belle formule d’Henri Agel). Sobriété heureuse également, dans un tout autre cadre, avec les Deux Chevaux de Gengis Khan. Byambasuren Davaa, réalisatrice mongole installée en Allemagne (2), a filmé la quête d’une chanteuse qui veut accomplir la dernière volonté de sa grand-mère défunte : retrouver les paroles d’une chanson traditionnelle de Mongolie, les Deux Chevaux de Gengis Khan, dont quelques strophes sont gravées sur le manche d’un violon qu’elle lui a remis avant de mourir. Dans un registre différent de son superbe premier film, l’Histoire du chameau qui pleure, qui était tout en silence et contemplation, nous sommes entraînés dans un voyage très musical fait de rencontres, de péripéties, et d’indices semés au fil des séquences sur l’état d’un pays sauvage et pur, la Mongolie, pris dans les griffes d’une modernité implacable et dégradante. S’il faut parfois faire des acrobaties pour utiliser un téléphone portable ou pour conduire une camionnette sur des routes de campagne, le « progrès » s’impose comme partout ailleurs : exode rural, dilution des cultures traditionnelles, mainmise de multinationales sur les ressources naturelles (mines d’or). La réalisatrice réussit à nous captiver en jonglant savamment avec les lectures multiples (émotion, poésie, réel, analyse…) de cette quête intime et universelle. Luc Chatel (1) Vers la sobriété heureuse, Pierre Rabhi, Actes Sud (2010). (2) Elle est passée par la Hochschule für Fernsehen und Film (HFF) de Münich, qui connaît une remarquable vigueur ces dernières années, illustrée par le succès de la Vie des autres (2006), de Florian Henckel von Donnersmarck, un autre de ses élèves. Pater, d’Alain Cavalier, avec Vincent Lindon et Alain Cavalier (1 h 45), en salle. Les Deux Chevaux de Gengis Khan, de Byambasuren Davaa, avec Urna Chahar-Tugchi (1 h 27), sortie le 13 juillet. De la vidéo d’artiste au cinéma… Conversation avec Valérie Mréjen P lasticienne, romancière, vidéaste et… cinéaste, Valérie Mréjen est une artiste qui investit plusieurs moyens d’expression pour explorer les possibilités du langage. Sa série de courtes vidéos, initiée dès 1997 (Bouvet ; Au revoir, merci, bonne journée ; Une noix…) et présentée dans de nombreuses expositions en France et à l’étranger, lui a assuré une place de choix dans la création contemporaine. Depuis quelques années, le travail de Valérie Mréjen semble s’ancrer de plus en plus dans le champ du cinéma. Après plusieurs courts métrages et deux documentaires (Pork and Milk et Valvert), elle vient de coréaliser avec Bertrand Schefer son premier long métrage de fiction, En ville, dont la sortie en salles est prévue le 27 juillet 2011, qui raconte l’amitié amoureuse entre un photographe quarantenaire en résidence à Saint-Nazaire et une jeune fille à peine sortie de l’adolescence. Vous semblez, depuis quelques films, vous autoriser une plus grande liberté. Valérie Mréjen. Il y avait sans doute pour moi quelque chose à dépasser dans les formes courtes. La frontalité, la brièveté correspondaient à mon goût pour un certain dépouillement, une simplicité et une sobriété qui m’attiraient, mais constituaient également un choix par défaut : je n’avais pas les moyens de faire du montage, ni de faire davantage qu’un plan fixe. Les contraintes matérielles rejoignaient donc fort heureusement l’esthétique minimaliste que j’affectionnais. Cependant, je ne voulais pas m’enfermer dans un style. J’avais réalisé une vingtaine de vidéos jouées par des comédiens et j’ai eu un jour envie de faire des choses différentes, par crainte de me répéter, de m’installer dans un système à variantes répétitives. J’avais la sensation d’avoir épuisé une LES LETTRES forme avec la déclinaison de ce langage vide et commun, de ces situations qui font grincer des dents, dans lesquelles on se reconnaît et qui, tout en faisant rire, vous angoissent un peu. Je voulais explorer des formes narratives moins parodiques, sortir du cliché, du dérisoire, du ridicule pour arriver à dire des choses plus personnelles, dans lesquelles je m’impliquais davantage. J’ai l’impression que ce sera le cas avec mon prochain film, En ville. Quelle forme prendra-t-il ? Valérie Mréjen. Il s’agit d’un long métrage de fiction à la fois comique et mélancolique écrit et réalisé avec Bertrand Schefer. Il raconte une amitié amoureuse entre une jeune fille et un photographe d’une quarantaine d’années en résidence à Saint-Nazaire, où il réalise des photos de chantiers navals et de paysages industriels. Ils se rencontrent par hasard, se revoient plusieurs fois pour passer du temps ensemble. Avant le tournage, nous avons revu certains films comme Alice dans les villes, de Wim Wenders, qui raconte la relation d’une petite fille avec un adulte ou J’entends plus la guitare, de Philippe Garrel, pour son esthétique épurée. J’ai retrouvé en tournant ce film, centré en grande partie sur le personnage de la jeune fille, une thématique qui m’avait intéressé dans Pork and Milk : le moment où l’on sort de l’enfance, où l’on quitte sa famille pour se retrouver face à soi-même, face à ce qu’on va essayer de construire et d’affirmer dans sa vie. conter une histoire sans être prisonniers d’une narration. Nous voulions rendre compte d’états d’âme, laisser les personnages déambuler dans de longues scènes dialoguées ou silencieuses. Pour la première fois, je devais me défaire du souci d’efficacité si important dans les formes brèves. Le scénario a d’ailleurs été en grande partie réécrit pendant le tournage. Au cours de la période d’écriture, plusieurs versions se sont succédé et parfois même ajoutées l’une à l’autre. Le danger d’une telle situation est de faire un film composé de copier-coller avec des scènes que l’on réinjecte dans une nouvelle version parce qu’elles sont déjà écrites et alors même qu’elles ne sont plus vraiment adaptées à la manière dont a évolué le scénario. Le film a donc été épuré lors du tournage d’autant que le peu de moyens dont nous disposions nous obligeait à être économes, tant sur le plus de la construction des personnages que du récit. C’est très stimulant de pouvoir changer les scènes d’un jour à l’autre en fonction de ce qui a été précédemment tourné. Un film est obligé de s’adapter au casting, aux éléments disponibles au moment du tournage. Ce n’est pas un objet rêvé. Par exemple, la comédienne que nous avons choisie pour jouer la jeune fille était comme une petite poupée de porcelaine, presque intouchable, avec un visage très fin. Elle n’était pas du tout dans une relation de séduction vis-à-vis de Stanislas Mehrar et nous avons dû supprimer dans le scénario tout ce qui était de l’ordre de la réalisation du désir pour rester dans l’expression d’un sentiment platonique. Ce passage à la fiction dans un format long a-t-il entraîné pour vous beaucoup de changements ? Valérie Mréjen. Ma façon d’aborder le récit a profondément évolué. L’écriture du scénario a été assez longue, car nous avions envie de ra- Votre manière de travailler est restée la même ? Valérie Mréjen. Lorsque je réalisais des vidéos, j’étais très précise dans les indications que je donnais sur la position du corps, la façon de parler avec une voix blanche. D’une vidéo à F R A N Ç A I S E S . JU I L L E T 2011 ( S U P P L É M E N T À L ’HUMANITÉ D U l’autre, ces indications prenaient d’ailleurs un caractère répétitif, fortement reconnaissable. Dans ce dernier film, mon travail a été différent. Alors qu’auparavant, mes comédiens restaient la plupart du temps statiques dans le plan, cette fois-ci je devais les guider dans leur manière de se déplacer ; mais les indications étaient tout autant techniques : « Penche légèrement ta tête pour entrer dans le cadre, déplace-toi de ce point à un autre à grandes enjambées »… Vous avez filmé en numérique ? Valérie Mréjen. En super-16, comme Chamonix, la Défaite du rouge-gorge et Pork and Milk. Nous avions très envie de filmer avec de la pellicule, car ce support de tournage ne va certainement plus exister très longtemps. Nous avons cependant entériné ce choix à la dernière minute ; le petit budget dont nous disposions le rendait risqué. La qualité d’image permise par la pellicule correspondait pleinement à notre projet esthétique, d’autant que nous n’avions pas assez d’argent pour éclairer ces scènes, ce qui rendait l’usage de la vidéo impossible. En vidéo, même si le temps de tournage est rarement plus long, on sait que filmer ne coûte rien. La pellicule amène un rapport très différent au travail sur un tournage : tout le monde est sous tension. Il faut être davantage prudent et économe. Nous avons essentiellement opté pour des plans-séquences dans ce film, à la fois par goût, mais aussi par obligation, parce que nous n’avions pas assez de pellicule pour nous permettre de découper les séquences. Entretien réalisé par José Moure, Gaël Pasquier et Claude Schopp (1) En ville, premier long métrage de Valérie Mréjen, coécrit et réalisé avec Bertrand Schefer, sortie en salles le 27 juillet 2011. 7 J U I L L E T 2011) . XI MUSIQUE Opéra complexe et opéra simple Le tout est illustré de grandes et illustres arias lyriques « Tosca, Verdi, Donizetti apparemment, un splendide double de Pelléas plus beau que jamais, Purcell ? » Participation fracassante du baryton, Jean-Sébastien Bou, voix d’airain à faire trembler les épaisses parois des vénérables « Bouffes du Nord de Paris » et chuter leurs immenses rideaux. Survient ensuite l’orchestre, suite logique des mises en bouche. La musique électroacoustique d’Olivier Pasquet est plutôt banale malgré le fort bon ensemble Court-Circuit qui accompagne l’ensemble de l’œuvre. Celle-ci se poursuit par une comédie assez filandreuse dans une seconde partie qui n’en finit pas de conclure, cas fréquent dans les créations nouvelles. Sans oublier qu’il est toujours périlleux de mêler les grands « lyrics » du passé aux modestes inspirations du jour, même si Frédéric Verrières ne manque pas d’inspiration. Quant au dramaturge Bastien Gallet, finalement, ses idées le dépassent. Trop de labyrinthe nuit ! Une nouvelle traduction du Voyage d’hiver L es vingt-quatre poèmes qui constituent le Voyage d’hiver de Wilhelm Müller sont essentiellement connus par la musique de Schubert. Du moins pour ce qui concerne la France. Chanté par Hans Hotter, Fritz Wunderlich, Théo Adam, Peter Schreier ou plus près de nous par Matthias Goerne, ce recueil est à juste titre considéré comme un des sommets du romantisme musical. Raison de plus pour s’intéresser à la nouvelle traduction que vient d’en donner Jean-Pierre Siméon. On ne sait sans doute pas assez que Wilhelm Müller était, en Allemagne, un fervent partisan des Lumières et des idées répandues par la Révolution française. Mort prématurément à trente-trois ans, en 1827, d’une crise cardiaque, il a fréquenté Achim von Arnim, Clemens Brentano, Friedrich de La Motte-Fouqué, Ludwig Tieck qui étaient au premier rang des romantiques allemands, et son œuvre poétique et critique a suscité l’intérêt de Heinrich Heine. Procédant en permanence à une mise en question de la société, appelant ouvertement à des changements démocratiques, Müller était considéré comme un poète subversif. Il avait partagé avec Beethoven et bien d’autres l’immense déception qu’avait provoquée la mutation de Bonaparte en Napoléon Ier et même pris les armes contre lui. Si aucun de ces intellectuels allemands n’était dupe des raisons pour lesquelles les têtes couronnées d’Europe faisaient la guerre à Napoléon, ou s’entendaient avec lui, il n’en restait pas moins que l’empereur avait mis sous tutelle le vent de liberté qui s’était levé en 1789 et sabordé les idéaux de la Révolution en tentant d’imposer à l’Europe une nouvelle forme de monarchie. Cependant, après sa chute, tout avait empiré, d’où le vide et la désespérance dans les milieux attachés aux idéaux révolutionnaires ou simplement républicains, face aux diverses formes de restauration réactionnaire et cléricale partout en Europe. Le Voyage d’hiver exprime le sentiment de solitude, de désespoir, de rejet social et personnel qui, au-delà du poète, étreint alors toute une génération. « Étranger je suis venu/ étranger toujours étranger/je repars […] Mon âme est un hiver/ un hiver froid et dévasté [….] Puisqu’il n’y a pas de dieu sur la terre/ soyons des dieux nous-mêmes... » Composés de façon à échapper à la vigilance de la censure, les poèmes du Voyage d’hiver comportent des observations qui, bien qu’exprimées avec concision, sont autant de confessions essentielles sur la société allemande d’alors. Leur concision est fort bien rendue par la traduction de Jean-Pierre Siméon qui la pratique d’ailleurs dans son œuvre personnelle. Plus près de nous les poèmes de Brecht s’inscrivent dans cette veine d’une expression qui touche à l’essentiel par le plus court. La traduction est suivie d’une postface très informée de Philippe Olivier qui présente Müller et son influence dans la littérature allemande jusqu’à nos jours. François Eychart Le Voyage d’hiver, de Wilhelm Müller, traduction de Jean-Pierre Siméon, postface de Philippe Olivier, Éditions les Solitaires intempestifs, 60 pages, 10 euros. À entendre : Peter Schreier (ténor) et Sviatoslav Richter, Philips, 1985 ; Matthias Goerne (baryton) et Alfred Brendel, Decca, 2004. LES LETTRES F R A N Ç A I S E S . J U I L L E T Claude Glayman Electric Ghost Blues À la fin des années 1960, Michel Bulteau rencontre, à la terrasse d’un Café Montparnasse, un saxophoniste, Patrick Geoffrois. Le duo formera le noyau de Mahogany Brain, ce « groupe de poètes des rues, qui s’essaient à autre chose qu’écrire des livres et vont se regrouper pour construire l’équivalent sonore d’un ensemble de poèmes, urbains et étrangement malsains ». Leur premier album, With (junk-saucepan) when (spoon-trigger), sort en 1971; Smooth sick lights, enregistré un après, ne paraît qu’en 1976. Some cocktail suggestions, entièrement fabriqué par Michel Bulteau à partir des fragments des précédents, achève la discographie en 2005. Les éditions Caedere présentent une anthologie, commentée par Joseph Ghosn, de ces trois disques rares. Quelles étaient les influences – musicales et littéraires – qui ont présidé à la création de Mahogany Brain ? Miche Bulteau. La lecture de la trilogie de William S. Burroughs, les travaux de Ian Sommerville (1940-1976), qui avait produit Call Me Burroughs, un album enregistré par Bill Burroughs. Sommerville était un informaticien visionnaire dont j’avais lu Flicker, paru dans la revue de Maurice Girodias, Olympia. On peut aussi mentionner Poème électronique, de Varèse, et Sister Ray, du Velvet Underground. Cette volonté répandue de déconstruction, de déstructuration était-elle formulée au moment de votre enregistrement ? Miche Bulteau. Non. Mais tout cela mijotait dans l’inconscient musical. Tout le monde pouvait se servir. Quant au projet « incompréhensible » du premier album de Mahogany Brain, il n’y avait guère que Patrick Geoffrois et le guitariste Benoït Holliger qui comprenaient. Tous deux étaient des junkies célestes. Comment as-tu reçu le punk, que vous aviez contribué, d’une certaine manière, à annoncer ? Miche Bulteau. J’avais préparé mon voyage à New York en 1976, enfin mon voyage, c’était plutôt une immense espérance : faire ses valises et ne plus revenir à Paris, avec l’aide, ô combien éclairante, de Loulou de la Falaise et de Robert Cordier. David Johansen me donna les premières « clés » pour comprendre la ville. Je n’avais pas réalisé qu’il Rédacteur en chef : Jean-Pierre Han. Secrétaire de rédaction : François Eychart. Responsables de rubrique : Gérard-Georges Lemaire (arts), Franck Delorieux (lettres), Claude Glayman (musique), Jean-Pierre Han (spectacles), Jacques-Olivier Bégot et Baptiste Eychart (savoirs). Conception graphique : Mustapha Boutadjine. Correspondants : Franz Kaiser (Pays-Bas), Fernando Toledo (Colombie), Gerhard Jacquet (Marseille), Marco Filoni (Italie), Rachid Mokhtari (Algérie). Correcteurs et photograveurs : SGP. Les Lettres françaises, foliotées de I à XII dans l’Humanité du 7 juillet 2011. Fondateurs : Jacques Decour, fusillé par les nazis, et Jean Paulhan. Directeurs : Louis Aragon puis Jean Ristat. Directeur : Jean Ristat. À Nanterre Dans Mille Orphelins, de Roland Auzet, la simplicité vocale l’emporte. Des enfants de la maîtrise de Radio France, sur deux praticables juxtaposés en hauteur, se font « ramasser » par le pseudo père/grand-père des mille rejetons. Lequel n’est autre qu’André Wilms, quelque peu vieilli mais plein de rage. D’autant que sa voix infernale est sonorisée. Des petites et plus grandes filles se détachent du groupe et s’adressent vertement au maître de Gurshpaké. La relation s’inverse et les chorales, toujours très claires, les mélodies accomplies de Roland Auzet rejettent le pseudo-paternel. Jusqu’à en faire un autodafé. Les livres et les cahiers au feu! Pour les spectateurs du troisième âge, la morale est inquiétante ; mais les applaudissements fusent à n’en plus finir dans le grand vaisseau de Nanterre. 2011 (S U P P L É M E N T À L fallait que je reste un poète au pays du rock. J’ai dû voir un concert des Ramones en juin 1976 au Max’s Kansas City. Je voyais Johnny Thunders qui m’emmenait à Alphabet City chercher des drogues dans sa Cadillac jaune! Où en étaient les Heartbreakers ? Je ne me souviens plus. Le deuxième album de Mahogany Brain n’était pas paru (bien que déjà enregistré depuis quatre ans!). Je croisais Richard Hell (avec qui je suis resté très ami) et qui lui aussi tentait le mariage mystique du rock et de la poésie. La vague punk new-yorkaise allait submerger le monde. C’était pour moi un prolongement de ce que j’avais tenté à Paris. Je ne comprenais pas très bien. J’avais espéré autre chose. Comment est né ce troisième album, des années après ? Et pourquoi avoir attendu aussi longtemps ? Miche Bulteau. D’une commande de J. Genin, de Fractal Records. Je dirais même d’un défi. Il a dû me croire incapable d’enregistrer un nouvel album de Mahogany Brain. Il faut dire que Patrick Geoffrois avait rejoint le Grand Esprit. Je suis rentré en studio et en quelques jours, en utilisant les premiers morceaux et des bandes par-ci, par-là, j’ai obtenu Some Cocktail Suggestions, qui est peut-être l’album que je préfère ! « Don’t give me that sophisticated shit, give me some Chuck Berry », disait John Lennon. Cela renvoie à la fameuse dédicace que te fait Keith Richards : « Avantgarde is french for bullshit ! » Penses-tu que vous vous étiez éloignés de la subversion rock’n’ roll, à laquelle se réfèrent ces deux-là ? Miche Bulteau. John Lennon aimait Chuck Berry, Elvis et Jerry Lee Lewis. C’étaient les 45-tours fétiches dans son juke-box au Dakota. Keith Richards me conseillait d’écouter (ce que je faisais déjà) Little Richard, Chuck Berry, Muddy Waters. Et il disait que Mahogany Brain, c’était bon pour Stockhausen (mépris !). Bien sûr que nous étions en pleine subversion musicale. Ce sera aussi celle de Lou Reed avec Metal Music Machine, un double album qui est sorti avec une pochette rock’n’ roll. DR Aux Bouffes du Nord Un labyrinthe à la Pirandello que cette Second Woman, de Frédéric Verrières, un splendide chant traditionnel pour un début électrisant ! Pourvu que cela se poursuive, se dit-on, mais la chanteuse Jeanne Cherhal est interrompue par la cantatrice Elizabeth Calleo, victime de ses caprices comme Gena Rowlands dans le célèbre film de John Cassavetes, Opening Night. Confusion des identités vocales (cantatrice, chanteuse, colorature et autres protagonistes). Il s’agit ici de chant et non de théâtre, qui ignore que les répétitions de lyrique sont des champs de bataille où s’affrontent divas, metteurs en scène (ici Philippe Smith), musiciens, éclairagistes, maquilleuses, etc. L’hystérie qui baigne ce microcosme traduit à l’excès ces tranches de travail préparatoire qu’enveniment les interventions de la colorature Marie-Ève Munger, tout comme les éclats du répétiteur à son piano (fort belle piécette à quatre mains superposées). Entretien réalisé par Sébastien Banse Mahogany Brain, M. B., par Jospeh Ghosn, suivi de Sounds of more broken glass, rétrospective 1971-2005. Éditions Caedere, 2010, 15 euros. 164, rue Ambroise-Croizat, 93528 Saint-Denis Cedex. Téléphone : (33) 01 49 22 74 09. Fax : 01 49 22 72 51. E-mail : [email protected]. Copyright les Lettres françaises, tous droits réservés. La rédaction décline toute responsabilité quant aux manuscrits qui lui sont envoyés. Retrouvez les Lettres françaises le premier jeudi de chaque mois. Le prochain numéro paraîtra le 1er septembre 2011. ’HUMANITÉ D U 7 J U I L L E T 2011) . XII