Claudel et le théâtre - Les Lettres Françaises

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Claudel et le théâtre - Les Lettres Françaises
Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968).
Directeurs : Louis Aragon (1953-1972), Jean Ristat.
Claudel
et le théâtre
par Claude Glayman
Jean-Pierre Han,
Jean Ristat et
Christian Schiaretti
Une vie de
Tristan Corbière
Archives de l’Indivision Paul Claudel
Actualités de
Hegel
Paul Claudel en Terre Sainte en 1899.
Les Lettres françaises du 7 juillet 2011. Nouvelle série n° 84
PAUL CLAUDEL
Claudel d’Avignon à Brangues
V
oici venu le temps d’Avignon. Du Festival s’entend.
Comme à chaque ouverture notre mémoire parcourt
ses grands moments vécus ou simplement évoqués, mais
néanmoins définitivement ancrés dans notre chair. De Vilar au
duo Archambault-Baudriller, en attendant Olivier Py nommé
dans les circonstances rocambolesques (pour rester poli) que l’on
connaît et qui sont dans la plus pure continuité de la goujaterie
faisant fi de la moindre déontologie, voire du moindre respect
des procédures légales, qui caractérise les nominations imposées
par l’actuel gouvernement.
Parmi les grands moments du Festival, nul doute que
le Soulier de satin de Claudel, mis en scène par Antoine
Vitez et représenté en 1987 toute la nuit durant dans la
cour d’Honneur du Palais des papes, occupe une place de
premier choix. Plus près de nous, l’une des magnifiques
interprètes de ces représentations, Valérie Dréville, fut
désignée par le duo Archambault-Baudriller en 2008
comme artiste associée au côté de Romeo Castellucci.
Valérie Dréville fit le choix de présenter Partage de midi de
Claudel dans une mise en scène collective. Plutôt étonnant
dans une programmation placée sous la responsabilité
de Vincent Baudriller et d’Hortense Archambault, pas
forcément reconnus pour être des adeptes de grands textes,
même signés Claudel !
Concernant l’histoire du Festival, sans doute est-il
utile de rappeler que Claudel, toujours lui, fit partie de
la programmation de la première édition, en 1947, de
ce qui s’appelait encore à l’époque « la Semaine d’art »,
avec l’Histoire de Tobie et Sara où apparaissait déjà la
haute figure d’Alain Cuny… Il fallut attendre 1955 pour
retrouver le poète avec la Ville mise en scène par Jean
Vilar dans la cour d’Honneur du Palais des papes. Ces
brefs et lacunaires rappels pour dire l’incontournable
présence de Claudel tout au long de l’histoire du Festival
qui, d’une certaine manière, épouse l’histoire de notre
théâtre dont elle est aujourd’hui la vitrine. Cette histoire
du théâtre que l’auteur de l’Annonce faite à Marie aura
définitivement marquée de son empreinte : ne revenons
pas sur ses relations avec les metteurs en scène du Cartel
(Dullin, Pitoëff, Jouvet…), avec Copeau aussi, bien sûr,
sans parler de ses liens privilégiés avec Jean-Louis Barrault.
Même Artaud, de manière très particulière il est vrai, se
sera attaqué, c’est bien le terme, à une de ses œuvres (un
acte du Partage de midi). Quant aux metteurs en scène
encore en activité aujourd’hui, ils sont légion et leur liste
est parlante : Sobel, Adrien, Schiaretti, Lévy, Py (qui a
monté l’intégrale du Soulier de satin en 2003)…
L’occasion est donc belle, à l’aube de ce 65e Festival d’Avignon, de saluer la nouvelle édition du théâtre
de Claudel (en deux volumes) dans la collection « La
Pléiade ». Une édition qui se démarque des trois pré-
cédentes (la première parut en 1947 du vivant de l’auteur, et la
dernière, dirigée par Jacques Madaule et Jacques Petit, date de
1967) par la volonté des nouveaux responsables d’édition de mettre
l’accent sur la qualité d’homme de théâtre que fut Claudel. À
partir de 1909-1910 en effet, Claudel se voulut homme de théâtre
à part entière, mettant, si l’on ose dire, la main à la pâte, assistant
aux répétitions, discutant et travaillant avec ses metteurs en scène,
s’impliquant dans le choix des interprètes… L’établissement et
la publication de ses pièces tiennent dès lors toujours compte du
travail de plateau, les didascalies étant pour ainsi dire souvent
des annotations de mise en scène. On comprendra qu’il puisse
alors exister différentes versions de ses textes, Claudel pensant,
en véritable homme de plateau, qu’un texte n’est jamais achevé,
jamais définitivement fixé. Didier Alexandre et Michel Autrand,
les maîtres d’œuvre de cette nouvelle édition, ont été jusqu’au bout
de leur logique éditoriale : contrairement aux éditions de Jacques
Madaule, ils nous restituent les pièces dans l’ordre chronologique
de leur rédaction, sachant que pour l’auteur aucune nouvelle
version n’annule la ou les précédentes. Geste rarissime qui permet
de mettre au jour l’épaisseur ou les différentes strates d’une œuvre,
le lecteur se retrouvant dans le laboratoire où elle s’élabore, et
pouvant apprécier le jeu des variations d’une version à l’autre.
Le XXe siècle aura été, au plan théâtral, le siècle de l’affirmation de ce qui ressortit de l’ordre de la représentation théâtrale,
via l’avènement du metteur en scène, souvent au détriment de la
littérature dramatique. Claudel en a eu comme le pressentiment
ou l’intuition. Cependant s’il ose s’aventurer sur les planches des
tréteaux, c’est pour les investir, et aussi parce que son écriture,
sa poésie en ont les moyens. Didier Alexandre, dans son
introduction aux deux volumes de « la Pléiade », n’hésite
pas à s’installer dans la sphère théâtrale. Il ne faudra pas
s’étonner de le voir évoquer, à propos de son auteur, Beckett
et son Godot, rapprochement hardi mais pas vraiment
forcé, surtout si l’on se rappelle qu’un grand critique des
années soixante, Gilles Sandier, avait osé le rapprochement,
au moment de la création d’Oh les beaux jours, entre
Beckett et Eschyle ; rappelons que Claudel a traduit les
Choéphores et les Euménides du même Eschyle… Et
peu importe que Didier Alexandre dans son éclairante
introduction décèle cinq moments dans l’œuvre théâtrale
de Claudel là où Jacques Madaule n’en voyait que trois,
l’essentiel est bien dans l’affirmation (et la démonstration)
de l’évolution de Claudel dans le monde de la représentation théâtrale.
De tout cela il fut bel et bien question dans les rencontres
de Brangues (la propriété de la famille Claudel) qui se tint les
25 et 26 juin dernier, et où l’on retrouva Didier Alexandre,
mais aussi Pascale Alexandre-Bergues aux côtés d’Hugues
Pradier, le responsable des éditions de « la Pléiade » lors
d’une rencontre animée par Gérald Garutti. D’autres causeries, avec Jean-Pierre Siméon, Denis Guenoun, furent autant
de points de respiration au milieu d’une programmation
plus que riche orchestrée par Christian Schiaretti qui, une
fois de plus, dans la continuité de son travail de transmission,
donna la parole aux élèves du TNP qu’il dirige et de l’Ensatt,
Philippe Adrien nous proposant un fort réjouissant Protée,
et Denis Guenoun un beau spectacle (Artaud-Barrault) à
partir de la correspondance entre Artaud et Jean-Louis
Barrault, interprété par Stanislas Roquette, un spectacle
qui sera repris à la Maison Jean-Vilar cet été à Avignon
pendant toute la durée du Festival.
Feu d’artifice final dans le cadre enchanteur de Brangues ? Sans doute, hélas, car Christian Schiaretti et son
équipe bénévole, après sept années d’animation de ces
Rencontres qui avaient su réunir nombre de personnalités
du monde artistique et littéraire, se voit contraint de tirer
sa révérence dans la dignité faute d’avoir été entendu, et
d’être soutenu, par les instances de l’État… Encore un
signe des temps, de notre temps.
Émile Zeizig
Théâtre
de Paul Claudel. 2 volumes. Gallimard « La Pléiade ».
Tome 1 : 1 776 pages, 72,50 euros.
Tome 2 : 1 904 pages, 72,50 euros.
Jean-Pierre Han
Protée, de Paul Claudel, mise en scène par Philippe Adrien.
Claudel en images
Album Claudel,
de Guy Goffette. Gallimard, 304 pages.
Q
ue voilà un bel album ! Ce n’est pas la
moindre réussite de Guy Goffette que
d’avoir écrit, à grands traits certes, mais
en n’oubliant jamais l’essentiel, c’est-à-dire
l’œuvre, une biographie du poète, laquelle se
lit avec bonheur tant l’érudition qui la charpente
n’est jamais fastidieuse. Le souci de montrer les
contradictions de ce grand caractère témoigne
de l’honnêteté de Guy Goffette. Dans son
approche de l’homme Claudel il n’élude pas les
parts d’ombre et de lumière : le « monument »
Claudel prend donc vie page après page. On a
tendance à ne retenir de Claudel que la légende
: celle d’un écrivain « en bicorne ou tête nue,
[dont] l’assise est sculpturale et satisfaite ». Gide
lui trouvait « l’air d’un marteau-pilon ». « Un
LES LETTRES
cyclone figé ». A quoi Claudel, écrit Goffette,
« ni aveugle sur ses défauts ni tendre pour luimême » se contentait « de décliner la caricature
à sa manière, farceuse et sonore : lourdaud,
pataud, rustaud. »
Celui que ses détracteurs nommaient «
le rouleau convertisseur ». apparaît grâce à
l’image photographique, infiniment plus complexe. J’ai été surpris, agréablement, par son
goût du déguisement, à tel point qu’il apparaît
souvent comme l’un des personnages de son «
grand théâtre du monde ». Ainsi peut-on le voir
déguisé en bédouin ou devant la ferme de son
château de Brangues, une fourche à la main. Ou
bien en chinois à Fou-Tchéou, portraituré par
Zhang Qi Jin. Ou encore dansant avec Hélène
Hoppenot à Rio à l’annonce de l’armistice
du 11 novembre 1918. On retrouvera bien sûr
le diplomate, mais aussi le grand-père jouant
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est « l’homme-contre ». Celui qui, dans son
Journal, vitupère « les catholiques de l’espèce
“bien pensants” [...] décidément écœurants de
bêtise et de lâcheté ». Il dénonce « la bourgeoisie
égoïste et racornie ». En 1942 il écrit au Cardinal
Gerlier pour protester d’avoir organisé les funérailles grandioses d’un fervent collaborateur.
Il s’indignait des mesures antisémites de Vichy.
Mais il traitait les surréalistes de pédérastes.
Aragon à sa mort, en 1955, dira : « Je salue
ici Paul Claudel, poète, face à ses insulteurs
qui lui ont opposé le traître Maurras […] Ils
ont cherché à salir ce qui est l’honneur de la
France. » Au fronton de sa tombe peut se lire
cette inscription : « ici reposent les restes et la
semence de Paul Claudel. »
Oui, Guy Goffette a raison : « Indomptable
Claudel ».
avec l’un de ses petits fils, Daniel, à Brangues,
en 1953. L’académicien, en costume, n’a pas
été oublié non plus qui se décrira avec humour
sous la Coupole comme un sourd reçu par un
muet (Mauriac).
À l’évidence, il ne lui déplaît pas d’être photographié : il aime, rappelle Goffette « cet appareil
à éternité qu’est la boîte photographique ». Bien
sûr, il a l’air d’un notaire sur certains clichés
(par exemple en 1908, à Shangaï). Et alors ?
« Dans un wagon, il y a la banquette avant et la
banquette arrière ; il y a des gens qui regardent
le passé qui s’éloigne, d’autres qui regardent
le futur qui arrive. » Le conquérant qu’il est,
rappelle Guy Goffette, « n’hésite pas, il s’installe d’emblée sur la banquette avant, le corps
présent au présent ».
Il est clair que Goffette aime Claudel. Mais
sans complaisance ni aveuglement. Son Claudel
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PAUL CLAUDEL
Christian Schiaretti :
ultime rencontre à Brangues
Tu parles de l’excès ; il y a chez Claudel une dimension physique
que tous les acteurs ne sont pas forcément en capacité d’assumer…
Christian Schiaretti. Tous les acteurs ne peuvent pas jouer
Claudel, parce qu’il y a chez lui et du lyrique et du baroque, et qu’il
faut vraiment s’y abandonner. Et on ne peut s’y abandonner que
si on a ce que j’appelle une maîtrise de forge. Il faut du souffle, il
faut une voix. Hugo demande un peu la même chose. Avec Hugo
il faut avoir la dimension romantique, il faut accepter le lyrisme
sans recul. Chez Claudel il y a aussi de cela ; il faut que la forge
soit grande. Il use d’un vers libre complexe, amène une dimension
baroque et toute la révolution formelle avec. Par ailleurs, Claudel
est potentiellement metteur en scène. Potentiellement, il propose
une résolution au plateau qui est pluridisciplinaire – il l’évoque
dans Christophe Colomb, par exemple –, dans des propositions
de formes qui sont étonnantes de modernisme ou d’invention de
la scène. C’est un auteur qui est pour un théâtre en train de se faire,
il est dans la réalité du plateau tel qu’il est. Ce n’est pas quelqu’un
qui rêverait d’un théâtre qui s’accomplirait dans les festons de son
cadre et de la logique de l’illusion. Lui est dans l’immédiat, son vers
se développe dans l’alchimie du moment entre l’acteur et l’auditoire.
Il ne projette pas le vraisemblable sur le plateau. Il cherche la vérité
dans le théâtre. Et là on sent bien toute l’influence espagnole, celle
d’un Lope de Vega, d’un Cervantès dans le rapport à un théâtre
qui est le théâtre du monde. Il a un tréteau installé sur l’eau. Le
théâtre de Claudel est un bateau : il y a plus d’eau que de terre chez
lui. Il interroge ceux qui le jouent, les acteurs, le metteur en scène,
du point de vue de la capacité à rendre possible le monde avec le
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minimum de vraisemblable. Ce qu’Antoine Vitez a parfaitement
compris avec Iannis Kokkos (son scénographe) dans le Soulier de
satin. Le théâtre de Claudel est un théâtre en train de se faire. C’est
vrai que tout ça n’a pas été régulier chez lui. Entre le Claudel du
début qui a ses intuitions symboliques, et le Claudel de la fin, à la
Comédie-Française, qui revient à la toile peinte et au vers vraisemblable, il y a un écart. Mais on peut tout de même dire que, dans le
vif de l’œuvre, en tout cas dans l’écriture et dans la réalité objective
de ce qu’il écrit, c’est quelqu’un qui nous interroge sur les formes.
DR
Tu dis que Claudel présente une ligne d’étiage dans le métier.
Est-ce une boutade ?
Christian Schiaretti. Ce n’est pas une boutade. Dans l’appréhension de l’œuvre de Claudel, il y a bien trois catégories de gens
de théâtre. Il y a ceux qui ont « fait » du Claudel, et qui sont passés
de l’autre côté du miroir. Ils sont bien sûr persuadés de la valeur
de la poésie claudélienne et du rapport de Claudel au théâtre, mais
surtout ils comprennent l’excès, ils comprennent que l’on ne peut
pas réduire le moment théâtral à la simple efficacité vérifiée du sens.
Que l’on se souvienne du mot de l’auteur : « C’est ce que vous ne
comprendrez pas qui est le plus beau. » Il y a un excès nécessaire,
une complication dans l’élaboration langagière ; il y a de la rocaille
et de la difficulté à porter le texte de manière physique. Quelque
chose se produit dans l’acteur dans son rapport au public. À partir
de là, tout retour en arrière sur le répertoire antérieur, différent,
modifie profondément toutes les œuvres. Voilà pour ceux qui ont
« fait » du Claudel.
Ensuite, il y a la catégorie de ceux qui ne l’ont pas « fait », mais
qui sont en désir de le faire. Ils regardent ceux qui l’ont « fait »
comme dépositaires d’un secret. J’ai vécu cette situation au TNP
lorsqu’il s’agissait, pour moi, de trouver une légitimité personnelle
par rapport à l’établissement autoritaire ou décidée du répertoire
de théâtre qu’il était bon de programmer. J’avais peu d’arguments
dans ce conflit. J’en avais en revanche lorsque j’étais dans le domaine claudélien (ou chez Péguy aussi, ou chez d’autres auteurs
qui sont dans une sève poétique très forte), parce qu’alors il était
question d’excès et que cet excès était incontrôlable. Je me suis
retrouvé face à des gens qui étaient en désir et qui, d’une certaine
façon, implicitement, liaient leur ignorance ou leur innocence à une
question pédagogique : comment fait-on, comment se saisit-on du
texte, comment entre-t-on dans l’œuvre? Voilà qui ramène le débat
à la question de l’artisanat. Ce qui est intéressant dans le Claudel
théâtral, c’est que l’on n’est pas seulement face à une édification
poétique riche, forte, vigoureuse, mais devant un vers qui a tout de
suite sa traduction corporelle. Impossible de ne pas tenir compte
de la dépense physique. À partir de là, évidemment, l’application
théâtrale est immédiate. On est obligé de l’expérimenter, de s’y
essouffler en quelque sorte. Donc, pour ceux qui n’y sont pas encore
« allés » face à ceux qui y sont passés, il y a une sorte d’humilité,
une mise à disposition de soi nécessaire. De ce point de vue-là,
c’est extrêmement riche.
Et puis, enfin, il y a ceux qui n’iront jamais. Là, le spectre est
très court ; le débat ne s’installe pas, parce que ce sont des gens qui
sont hostiles à l’œuvre au travers d’une dimension critique, idéologique… Il n’y a rien à dire. Ils ne comprennent pas ou ne veulent
pas entendre parler de l’excès. Ils sont principalement mus par le
« qu’est-ce que ça veut dire ? », une question qui ignore la position
de Rimbaud. Ceux-là, donc, restent au bord du chemin. De ce point
de vue-là, Claudel est un auteur qui peut véritablement servir de
ligne d’étiage. Bien plus qu’un Hugo, bien plus qu’un Racine…
Paul Claudel vice-consul à New-York. 1893.
Ne penses-tu pas que, au bout du compte, Claudel propose une
solution aux questions que se pose tout le théâtre du XXe siècle,
parvenant à lier la question de la forme avec celle du texte ?
Christian Schiaretti. Exactement. D’ailleurs, à bien y regarder,
Claudel entretient un dialogue implicite avec Brecht. D’abord,
tous deux ont un point commun : Rimbaud. C’est l’incendie du
départ. Après, bien sûr, leurs voies divergent. Autant tout cela
est systématisé, épuré, dirigé et théorisé chez Brecht, autant les
choses sont plus diffuses chez Claudel. Celui-ci a des engouements,
des partages, mais ils ne sont pas organisés comme chez Brecht.
Paradoxalement, il y a peut-être moins d’innocence chez lui. Il est
profondément dionysiaque. Plus énigmatique aussi. Quand une
proposition arrive avec ses références (celles du théâtre oriental en
particulier, et c’est là un autre point commun avec Brecht), il trouve
non pas l’inspiration, mais la confirmation. Dans l’Annonce faite
à Marie, après les tentatives de mises en scène allemandes qui l’ont
beaucoup inspiré, on en arrive à un concept d’acteur permanent.
Qu’est-ce que l’acteur permanent ? Ce sont les signes référents,
indépassables, de la narration (dans l’Annonce, par exemple,
la table ou le foyer qui sont en permanence sur le plateau et ne
peuvent en bouger). C’est à l’acteur de bouger, qui va vers chacun
de ces signes pour représenter. On est presque dans un théâtre de
la station, sans perspective, comme en à-plat. De cela, Claudel a
l’intuition, mais il ne le systématisera jamais.
De même, il y a chez lui un dialogue implicite avec Richard
Wagner dans une sorte d’alternative opératique. Il en a, en tout
cas, le désir, et il n’est qu’à voir sa collaboration avec Honegger
ou avec Darius Milhaud. Il y a chez lui un immense poème dont la
qualité lyrique est potentielle. Ce qui est intéressant chez Claudel,
c’est la question musicale, qui est toujours présente dès l’instant où
on travaille sur une langue poétique. Il y a cette tentation musicale,
et on sait parfaitement que la musique ne se satisfait pas d’une
simple analyse du sens. Elle a besoin que l’on perçoive l’effet du son.
Ce qui nous ramène à la poésie…
Christian Schiaretti. Effectivement. Qu’est-ce que la poésie,
sinon une écriture qui se souvient qu’elle a été son ? Voilà ce que
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propose Claudel. L’acteur qui porte cela est forcément dans une
dimension qui dépasse le vraisemblable de la situation qu’il doit
jouer. En outre certaines propositions scéniques sont parfois totalement irréalisables ! Il faut être proche de sa dépense poétique,
et au plus simple du plateau, alors on est juste avec lui. C’est en
tout cas ce que je ressens. Ce qui ne veut pas dire non plus que l’on
n’est pas obligé de se surpasser. J’ai fréquenté Laurent Terzieff
pendant assez longtemps pour me rendre compte à quel point son
travail dans Tête d’or, ce souffle initial dans sa carrière d’acteur,
avait balayé tout le reste. Même si par la suite il a poursuivi son
parcours, notamment auprès des dramaturgies anglaises, ce souffle
restait. Quelque chose s’était enclenché que l’on retrouvait chez le
Terzieff de soixante-quinze ans…
De manière toute personnelle, toi le créateur, avec Jean-Pierre
Siméon, des « Langagières », dans ton rapport au lyrisme et au
baroque, tu es parfaitement à l’aise avec la parole poétique de
Claudel…
Christian Schiaretti. Je m’y retrouve et je m’y vautre ! J’ai
bien conscience du traumatisme de la création de l’Académie
française et de l’autorité classique française, sur la France ellemême et sur son environnement européen. À partir du moment
où l’Académie française, inspirée par Richelieu, se met en place
et codifie le rapport à la langue, elle codifie aussi le rapport à
l’espace et le rapport au temps. Les Français ont inventé ce rapport où on ne mélange pas les genres. On met ainsi d’un côté le
tragique, de l’autre le comique avec ce faux entre-deux qui est le
tragi-comique. Penser, comme le veut la tradition, que la tragicomédie est une tragédie qui se termine bien, c’est faire preuve
d’une incompréhension totale de cette question que les Espagnols,
eux, ont su théoriser. La tragi-comédie n’est pas une tragédie qui
se termine bien ; c’est, dans l’instant même de la représentation,
le frottement immédiat, constant, de la dimension élevée et de la
dimension vulgaire, contradiction d’une situation. C’est une école
de pensée, presque une école de civilisation. Pourtant, l’autorité
française va dépasser le Grand Siècle et venir mourir à la fin du
XIXe siècle et au-delà, comme chez un Edmond Rostand dont
le Cyrano de Bergerac est une nostalgie de la période baroque,
mais au travers d’une codification établie par le classicisme.
Grosso modo, ce débat a fait autorité sur l’Europe et a conclu
sur un conflit formel : Racine-Shakespeare évidemment ou encore la réaction romantique. L’avantage des dramaturgies ou
des cultures littéraires qui n’étaient pas exclues de la dimension
baroque, c’est que le rapport au réel, à la représentation, était
évidemment plus riche que le nôtre, qui finit par confiner à l’immobilité. La proposition claudélienne, elle, résout la question.
Elle réinvestit un champ en jachère, celui du baroque français.
Elle ouvre une perspective d’alternative à ce qu’a pu apporter,
à un moment donné, la délectation française à l’apologie du
romantisme allemand. Claudel répond dans un champ qui est
un champ dramatique. De cela, en tant que metteur en scène et
directeur du TNP, j’ai éminemment besoin. Je pense, en effet, que
ce dialogue permet de comprendre quelque chose qui est inscrit
dans la question du TNP concernant le problème du populaire.
C’est dans la préface de Marion Delorme que Victor Hugo parle
de théâtre national populaire. Dans son projet populaire, il y a
d’ailleurs aussi, de manière intuitive, la nostalgie du baroque.
Disons, pour schématiser grossièrement, que dans l’immobilité
classique il y a de l’aristocratie. Il y a dans cette immobilité une
conscience de la distinction dans un rapport à un public qui est
déjà convaincu. Chez les baroques, et chez Hugo, il y a l’intuition qu’il faut au contraire travailler dans la dissension et sur le
tiraillement. Hugo dit clairement qu’il y a Shakespeare (et il se voit
tout juste derrière !), et Shakespeare donne une main à Racine et
l’autre à Molière. Cela va bien avec l’idée d’un théâtre national
populaire parce que la dramaturgie hugolienne, lorsqu’elle se
met en place, cherche un public qui, dans sa contradiction, va
donner raison aux différentes influences comique, tragique et
mélodramatique de l’œuvre. Il y a la revendication d’un public
mixte, mélangé socialement et culturellement. La réponse de
Claudel, elle, dans un autre temps certes, pousse le raisonnement
encore plus loin, puisqu’il s’affranchit totalement et définitivement
non seulement de l’oppression du vers classique, mais en plus il
invente un système de langue propre. Là où Hugo était dans la
revendication du mélodrame, chez Claudel il y a l’inspiration
liturgique et l’inspiration baroque, c’est-à-dire… l’océan ! Une
dimension qui n’essaie pas de trouver forcément la résolution par
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l’action vérifiée et vérifiable comme dans le mélodrame.
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PAUL CLAUDEL / LETTRES
Dans les fréquentations que j’ai avec les poètes, je n’ai de cesse
de leur passer des commandes en leur précisant d’y aller, de m’emmener ailleurs, de proposer… L’inspiration que nous avions ici, à
Brangues, mais aussi aux « Langagières », c’était simplement de
concerner les gens de théâtre à la poésie, et la poésie au théâtre. Un
poète n’est pas forcément un bon dramaturge, et un bon dramaturge
pas forcément un bon poète, mais que chacun éclaire l’autre, que
l’on se remette dans ce débat-là, et que l’on se souvienne que la
dimension du théâtre d’art en France a été faite par Paul Fort, et
que la première représentation du Théâtre d’Art fut le Bateau ivre!
Ensuite, ce qui est compliqué, c’est la question du vers libre.
C’est une question compliquée, parce que l’on a tendance à
penser que le vers compliqué est le vers métré, et puis qu’il y a à
côté une sorte de prose aérée que l’on appelle « vers libre ». Or,
c’est bien ce dernier qui est compliqué ! Quand je parlais tout
à l’heure de ceux qui ont « fait » Claudel et d’autres non, il y a
cette dimension-là ; celui qui ne l’a pas fait se demande où est
la structure musicale sur laquelle il va pouvoir s’étayer. Parce
que cela devient une prose luxuriante, si on la prend dans son
acception globale. « Où se trouve la musicalité ? » Il y a là un
travail qui interroge et le poète dans son édification et l’acteur
dans sa qualité artisanale. Il y a un secret de fabrication. C’est
la raison pour laquelle je préfère les traductions poétiques aux
traductions philologiques. La question de la variation devient
alors intéressante. D’abord elle débarrasse d’une culpabilité
dramatique. Il n’est pas absolument nécessaire de faire théâtre.
Il vaut mieux être original sur le plan de la construction ; il vaut
mieux faire une variation poétique sur la langue. Quand Yves
Bonnefoy traduit le Roi Lear (sa traduction du Viol de Lucrèce
est un sommet), c’est exceptionnel. On sent bien à quel point il
nous propose quelque chose qui résiste et se réinvente. Voilà à
quoi nous renvoie l’écriture de Claudel.
Entretien réalisé par Jean Pierre Han
Paul Claudel
et les musiciens
L
es Éditions Papillon (maison suisse) ont publié un livre
consacré à la correspondance musicale de Paul Claudel.
Importante et souvent fouillée, fût-ce en nommant des gens
parfois méconnus, sous la direction de Pascal Lécroart. Il manque
l’étude des relations avec Darius Milhaud, probablement publiée
par ailleurs, c’est d’autant plus dommage que le réseau musical du
poète appartient à la première moitié du XXe siècle et singulièrement
au « groupe des Six ».
Comme on le sait, diplomate actif, Paul Claudel rencontra
aux États-Unis Germaine Tailleferre pour une collaboration qui
donna Sous les remparts d’Athènes. Il connut et dialogua, toujours aux États-Unis, avec Edgard Varèse, au sujet notamment
de ses recherches sur les nouveaux instruments. Il fit également la
connaissance de Walter Braunfels, compositeur allemand exilé en
Grande-Bretagne, n’appartenant pas à l’avant-garde de l’époque
mais excellent musicien : il faut écouter son opéra tiré des Oiseaux
d’Aristophane.
La coopération avec Arthur Honegger est centrée sur Jeanne
au Bûcher, mise en scène en 1992 par Claude Régy à la Bastille avec
Isabelle Huppert dans le rôle-titre et représentée ensuite au festival
de Montpellier avec Sylvie Testut. On doit à cette collaboration la
Danse des morts, à laquelle fut mêlée la chorégraphe Ida Rubinstein.
En 1943, Honegger composa une musique de scène pour la
création du Soulier de satin à la Comédie-Française (dans une
« Lettre ouverte », Paul Claudel se désolidarisa de l’interdiction
faite aux israélites d’y assister).
Darius Milhaud fut sans doute le plus proche musicien du
poète ; ce dont témoigne le corpus des adaptations comprenant
les Euménides, les Choéphores, l’Homme et son désir, Christophe
Colomb recrée par Laurent Naouri. Ainsi qu’une musique de scène
pour l’Annonce faite à Marie.
Il y eut également un travail en commun avec Igor Stravinsky,
Perséphone, sans grand succès. Enfin, en 1955, année de la mort
de Paul Claudel, Paul Hindemith, rentré d’Amérique, créa le
Cantique de l’espérance devenu Suite lyrique. Après la guerre,
la musique change d’esthétique, dominante du moins, et on doit
noter que Pierre Boulez, qui était l’homme de la musique chez
Renaud-Barrault, préféra l’auteur des Aphorismes atonaux de
René Char au « grand large lyrique » de Paul Claudel. De même
Olivier Messiaen, catholique fervent, ne s’est jamais tourné vers
Claudel, semble-t-il !
Cocteau intime et méconnu
Le sixième volume du Journal permet de passer de la légende
à la réalité quotidienne de la vie du poète.
Le Passé défini, tome VI, 1958-1959.
de Jean Cocteau. Éditions Gallimard,
800 pages, 29 euros.
A
vec les 800 pages de ce tome VI,
qui couvre les années 1958-1959, le
journal entamé par Jean Cocteau
en 1951 approche de sa fin. Si l’on y rajoute l’énorme Journal 1942-1945, et deux
volumes parus de son vivant, la Belle et la
Bête, journal d’un film, et Maalesh vivant,
journal d’une tournée de théâtre, on se rend
compte que le Journal de Cocteau finit
par constituer, avec celui de Julien
Green, un des massifs « diaristes »
les plus importants de la littérature
française du XXe siècle.
On retrouve dans ce sixième volume le Cocteau intime que les cinq
premiers tomes nous avaient appris
à connaître, d’un orgueil extrême
en ce qui concerne son œuvre, un
orgueil qui le mène au dédain (rares
sont ses pairs – écrivains, peintres,
cinéastes – qui trouvent grâce à ses
yeux) et, du dédain, à l’aigreur, car
il se sent méconnu, soupçonne sa
« légende » d’être un paravent qui
empêche que son œuvre ne soit
mise à sa juste place.
Dans ce qui sera sans doute le
pénultième, ou l’antépénultième
volume du Passé défini s’ajoute
à ces caractères récurrents un paramètre nouveau : la vieillesse, la
crainte de la maladie et de la mort,
la conscience qu’a l’artiste de réaliser ses œuvres ultimes.
De cet orgueil, de ce dédain, de
cette aigreur, les exemples abondent. Orgueil et aigreur : « Je n’ai connu
que des triomphes, et rarement le succès.
Avec les Parents terribles, peut-être, et
l’Éternel Retour. Sinon, le triomphe et
crac ! la chance retombe. Je suis en somme
voué aux spectacles uniques et exceptionnels » (26 mars 1958). Orgueil et dédain :
« Ce peu de temps étrange qu’on accepte
de passer sur Terre, il le faut bien remplir,
et je l’ai bien rempli. Je ne laisse derrière
moi aucune œuvre incomplète ou confuse.
(…) Il est vrai que les gens s’en contentent. Giraudoux et Montherlant en sont
la preuve, mais je mourrais désespéré si
je devais laisser derrière moi une œuvre
comme la leur » (6 août 1959). Parfois, ce
dédain paraît amplement justifié (29 septembre 1959) : « La monstrueuse imbécillité du Petit Prince, je ne sais pas si ce
n’est pas une supercherie de Consuelo »,
parfois il ressemble à du dépit amoureux :
« Le Balcon, pièce bouffie et médiocre.
Et propre à scandaliser sans excuse. »
(8 février 1958.)
Cocteau n’aime pas son époque :
« Voici venu le temps des amateurs. Le
tohu-bohu moderne pousse le monde à
crier merveille devant n’importe quelle
œuvre maladroite, ennuyeuse et bâclée
si l’auteur est jeune et si l’on peut le situer sous l’étiquette de nouvelle vague »
(13 août 1959.) « Le moindre compliment
DR
lll
qu’on m’adresse est une insulte à ce que
je m’efforce d’être, à ce que je suis. »
(13 avril 1958.)
On connaît le goût de Cocteau pour
la vie mondaine, et on le suit de Paris à
Venise, de la Côte d’Azur à Vienne, côtoyant les célébrités de son époque, ce qui
nous vaut nombre de portraits croqués
à traits brefs. Celui de Martine Carol :
« Il y a chez Martine Carol comme une
gentillesse dépaysée. » (3 août 1958.)
Parfois, le masque tombe : « Soixanteneuf ans. Voici la fin du voyage. La minute où l’hôtesse de l’air dit “Éteignez
vos cigarettes et mettez vos ceintures”,
la courte arrivée qui n’en finit pas, l’innombrable accord final des symphonies
de Beethoven. » (6 juillet 1958.) Ou « La
Comédie Jean Cocteau. Je la joue plus
ou moins bien selon le degré de sommeil
debout qu’il m’est possible d’atteindre. »
(1er décembre 1958.)
Cocteau veut que sa vie et son œuvre
se terminent sur un double feu d’artifice :
le poème du Requiem, et le Testament
d’Orphée. « Ma certitude : ce film est la
chose la plus importante de l’époque. »
(25 septembre 1959.) Il a sans doute
tort, et on peut penser que le sommet
de son œuvre cinématographique reste
les admirables Parents terribles. Mais
le Testament d’Orphée est, en effet, un
film unique dans sa conception,
son film le plus personnel et le plus
intime, dans lequel, trente ans après
le Sang d’un poète, il convoque
pour une ultime cavalcade tous les
éléments de sa mythologie personnelle.
Une grande partie de ce volume
est consacrée au tournage du Testament. On voit le vieil homme y
consacrer toutes ses forces, guettant le moindre rayon de soleil
pour voler un plan, imaginant
comment utiliser Picasso venu lui
rendre visite sur le tournage, passant des heures en maquillage. À la
lecture de ce journal de tournage,
on comprend mieux pourquoi ce
film étrange manque de coulée :
Cocteau ne le pense pas en termes
de séquence, mais sous forme d’une
suite de plans, souvent admirables,
posés les uns à côté des autres.
On pourrait imaginer que Cocteau, dans le Passé défini, apparaît
comme un personnage peu sympathique, figé dans sa légende, imperméable à l’admiration comme à l’affection. Et pourtant, l’affection est bien là,
et pas seulement pour « Jeannot » (Jean
Marais) et « Doudou » (Édouard Dermit),
mais aussi lorsqu’un Pierre Benoît ivre
lui annonce, par un appel nocturne, la
mort de sa femme : « Il avait bu. J’aurais
voulu je ne sais quoi d’impossible. Être
instantanément dans sa chambre. Sauver
Marcelle. » (3 juin 1958.)
Conscient d’être l’un des derniers
représentants d’une génération d’exception, Cocteau est ménager de son admiration. Il avoue celle qu’il porte à Paul
Morand (« le seul véritable héritier de
Stendhal ») et, surtout, à Aragon, à qui
le lie une indéfectible fidélité, et à Picasso.
Il aurait pu faire de plus mauvais choix.
Christophe Mercier
Appel pour les Lettres françaises
Je soutiens l’association les Amis des Lettres françaises
Je verse :
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Claude Glayman
Chèque à libeller à l’ordre de l’association Les Amis des Lettres françaises et à envoyer aux Lettres françaises
164, rue Ambroise-Croizat, 93528 Saint-Denis Cedex
Correspondance musicale, de Paul Claudel par Pascal Léocroart,
Éditions Papillon, 320 pages.
LES LETTRES
F R A N Ç A I S E S
. J
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2011 (
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À
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D U
7
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2011) . IV
LETTRES
Diderot commente Épicure et Lucrèce
D
d’appréhender les sciences de son temps, de Newton à Gassendi,
qui ne cesse de le ramener aux thèses épicuriennes même s’il les
rejette en partie.
Cela est patent dans le Rêve de d’Alembert et les deux autres
dialogues qui le précèdent et le suivent en 1769. Mademoiselle
de Lespinasse critique le « microcosme » du rédacteur de l’Encyclopédie. Et là, elle développe la doctrine épicurienne de la
fermentation et la doctrine de Lucrèce. Mais, dans l’Essai sur les
règnes de Claude et de Néron (1778), Diderot évoque Sénèque,
« comme un bouclier impénétrable à tous les traits qu’on peut
lancer à Épicure », étant celui qui avait accès aux écrits du grand
philosophe grec. Et il rappelle que saint Jérôme, « qui n’était pas
le plus tolérant des Pères de l’Église », le « loue pour la pureté
de sa morale ». Et là est bien la question qui taraude Diderot :
s’il aime tant la peinture de Chardin, qui est une apologie de
l’insignifiant pour son époque, et du vernaculaire et l’apologie
de la peinture en soi, il a eu recours au sentencieux Greuze pour
représenter cette vertu dont il a besoin pour avancer les idées les
plus condamnables tant pour les sciences que pour la religion. En
sorte que sa théorie des passions, librement déclinée d’Aristote,
au fondement de sa pensée sur l’art, a besoin d’Épicure pour
assurer un équilibre entre la jouissance pure du goût et la dure
réalité de la société où il l’exerce.
Gérard-Georges Lemaire
DR
estiné à la prêtrise, Denis Diderot, fils d’un modeste artisan
de Langres, est parvenu à faire des études remarquables.
Et plus que de religion, il a fait provision de littérature
classique, comme il le dit dans une lettre : « Plusieurs années de
suite, j’ai été aussi religieux à lire un chant d’Homère avant de me
coucher que l’est un bon prêtre à réciter un bréviaire. J’ai sucé de
bonne heure le lait d’Horace et de Virgile, d’Homère, de Térence,
d’Anacréon, de Platon, d’Euripide, coupé avec celui de Moïse et
des prophètes. » Le récit de cette jeunesse très studieuse, on peut
le lire, assez romancé, dans le livre de Sophie Chauveau, qui fait
partie de ces biographies que je dirais hallucinées. On peut au
moins y découvrir les épisodes savoureux de son mariage secret
avec Anne-Antoinette Champion en 1743 après avoir été enfermé
dans un monastère par son père (il a pourtant trente ans !). Peu
après, il traduit les Characteristicks de Shaftesbury avec Robinet,
où le philosophe anglais est hésitant devant le matérialisme des
épicuriens, comme Voltaire, qui écrit pourtant à propos de leur
système : « Vous (y) rentrez toujours, malgré vous. »
Dans ses Pensées philosophiques (1746), Diderot révèle cette
hésitation entre le déisme et le matérialisme. Il y réfute la théorie
d’Épicure sur le « jet fortuit des atomes », qui donne plus de
chance à la « naissance réelle de l’univers » qu’au chaos. Mais
son scepticisme et sa manière de poser la relation au divin font
qu’un arrêt du 7 juillet de la cour du Parlement interdit ce livre
avec encore plus de dureté que l’Histoire naturelle de l’âme de
La Mettrie. Le matérialisme de Diderot, qui est en partie l’héritage d’Épicure et de ses disciples, se retrouve encore dans sa
Lettre sur les aveugles, qui lui vaut un séjour de trois mois au
château de Vincennes en 1749. Au fond, c’est surtout sa manière
Denis Diderot. Gravure.
Diderot, le génie débraillé, de Sophie Chauveau.
Éditions Gallimard, « Folio », 576 pages, 7,80 euros.
Œuvres philosophiques, de Denis Diderot. Éditions Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1 472 pages, 65 euros.
Une fable hallucinée
L
a maison d’édition Attila poursuit un
travail impeccable d’éditeur inspiré et
soigneux en publiant une fable hallucinée
d’Urbano Moacir Espedite intitulée Palabres ;
on ne peut manquer de saluer la qualité de sa
réalisation, tant au niveau de la maquette que
de ses illustrations. L’attention portée à l’esthétique de l’objet tenu en main est en cohérence
avec un texte aux origines improbables et à la
dimension épique, sans jamais se contenter
d’en être un vain habillage. La démarche de
l’éditeur s’inscrit d’ailleurs dans un tableau
plus large, puisque son catalogue brille de multiples joyaux tels qu’une réédition de Gog de
Giovanni Papini, ou bien le Fuck America
d’Edgar Hilsenrath, pour n’en citer que
quelques-uns. Le dialogue avec le texte justifie
les choix graphiques plutôt que la reproduction
de l’identité visuelle d’une marque.
Palabres est la fresque mouvementée d’une
bande d’aventuriers européens à la recherche
d’un peuple mythique d’Amérique du Sud à
la fin des années 1930. Partie des bas-fonds de
Berlin, une troupe picaresque, dont le cosmopolitisme reflète l’époque troublée, se forme
autour du projet de s’enrichir dans le trafic
proxénète de femmes à la beauté légendaire.
Leur arrivée dans les contrées fantasmées se fait
au milieu d’une guerre civile comme un chien
au milieu d’un jeu de quilles : ils n’auront pas
le temps de comprendre la situation que leur
présence aura servi à entraîner les derniers soubresauts inéluctables. Présenté en cinq tableaux
alternant entre le voyage des Européens et le
conflit des Sud-Américains, le récit s’assombrit
au fur et à mesure que la fable dévoile ses références de plus en plus évidentes avec l’histoire
tragique des soulèvements révolutionnaires du
XXe siècle. Les Farugios, dont les aventuriers
convoitent les femmes à des fins mercantiles,
et les Guardanais auxquels ils s’opposent, semblent en effet cumuler dans leur confrontation
tous les ressorts et les échecs par lesquels sont
passés les protagonistes des événements de
Munich en 1919, de Barcelone en 1937 ou de
Budapest en 1956. Compte tenu du rapprochement qui peut être fait entre la biographie
de l’auteur et les caractéristiques que celui-ci
attribue à la société des Farugios, on peut deviner que sa sympathie va plutôt à ces Némésis de
la société guardanaise, bourgeoise, industrielle
et policière. Mais il ne manque pas moins de
souligner la naïveté et l’ambiguïté qui animent
la trajectoire des Farugios et les conduisent à la
catastrophe par fétichisme du Verbe.
Ce n’est certainement qu’une coïncidence
si l’Insomniaque vient de publier une nouvelle
Suce-moi la parole
Dictionnaire libertin- La langue du plaisir au siècle
des Lumières, de Patrick Wald Lasowski .
Éditions Gallimard, « L’Infini », 608 pages, 26,50 euros.
M
aître d’œuvre de l’anthologie des Romanciers
libertins du XVIIIe siècle dans la Bibliothèque de
la Pléiade, Patrick Wald Lasowski est également
l’auteur de nombreux ouvrages sur ce sujet dont il est l’un
des spécialistes : Le traité du transport amoureux, L’ultime
faveur, Le grand dérèglement…
Avec ce Dictionnaire libertin, Lasowski s’attache à
rendre compte de l’affranchissement de la langue au siècle
des Lumières, des libertés que prend celle-ci vis-à-vis du
discours dominant qu’imposaient jusque là l’Église et
le pouvoir politique. Les mots sont brusquement saisis
par la débauche et, jouant par exemple de l’homonymie,
introduisent un savant désordre dans le lexique. « À peine
est-il permis de dire que la Marne se décharge dans la Seine,
ou qu’un fusil est bandé », écrit Moncrif. À un porte-faix
pris dans les embarras de Paris, un magistrat, mettant la
tête à la portière de sa voiture, crie : « L’homme ! il faut
décharger. » L’autre, sans avancer ni reculer, répond :
« Je ne peux me branler, comment veux-tu que je décharge ? »
LES LETTRES
F R A N Ç A I S E S
édition de Dans l’état le plus libre du monde,
une sélection de textes de Ret Marut alias B.
Traven, où celui-ci expose notamment son implication dans la République des conseils de
Bavière, ainsi que la répression qui a frappé
cette expérience politique et sociale. On ne
peut s’empêcher cependant de rapprocher le
récit de B. Traven et celui d’Urbano Moacir
Espedite, en faisant de l’un et de l’autre les
pendants respectivement historique et romanesque d’un désir inexpugnable d’émancipation
confronté aux implacables pouvoirs étatiques
et économiques.
Éric Arrivé
Palabres, Urbano Moacir Espedite, Éditions
Attila, 242 pages, 18 euros
Dans l’État le plus libre du monde, B. Traven,
Éditions de l’Insomniaque, 94 pages, 8 euros.
Relire Éluard
Lettres de jeunesse, de Paul Éluard, 238 pages, 18 euros,
Poésie involontaire et poésie intentionnelle, 96 pages, 10 euros,
l’Immaculée Conception, Éditions Seghers, 110 pages, 12 euros.
Le sens glisse et s’écoule selon son bon plaisir. Une « abbesse » est une tenancière de bordel, le « joujou » un godemiché, « petites-maisons » et « folies » le plus souvent des
baisodromes. Le langage libertin n’est pas toujours gazé
et ne saurait faire fi de la langue basse. Le sexe féminin est
un « bijou », mais il peut également être appelé « con »,
« motte » ou « moniche ». Le verbe « gamahucher » (qui
désigne la pratique du cunnilingus) a une origine obscure.
« De hucher, crier ? de l’arabe gadamasi ? » s’interroge
Lasowski. Mais il est fort courant à l’époque et le duc de
Richelieu considéré comme « l’un des plus grands gamahucheurs du royaume ». « Vit » est issu du latin vectis, qui
signifie levier. « Déduit » vient de deducere, conduire à
l’écart. D’où le sens de plaisir sexuel, « forme accomplie du
détournement ». Beaucoup de ces termes ont aujourd’hui
disparu, mais le Dictionnaire libertin les ramène à nous
dans leur saveur et leur verdeur. L’ouvrage nous révèle
une civilisation qui a fait du plaisir sa priorité. Sa langue
est aussi douce que le chocolat, le café, les épices… ou le
foutre. « Baise-moi, mon amour, baise, baise… suce-moi la
parole », s’écrie dans le feu de l’action le héros de Tableau
des mœurs du temps.
rois livres d’Éluard viennent de reparaître. Les Lettres de jeunesse, depuis longtemps indisponibles, éclairent les débuts en
poésie du jeune Grindel, qui n’a pas encore pris son nom de
plume. La dernière, dans laquelle Gala est présente, date des débuts
du mouvement dada. Elle est d’ailleurs rédigée sur papier à en-tête de
dada. Beaucoup de lettres sont écrites « aux armées » et s’en ressentent, car ces années sont celles de l’interminable guerre de 1914-1918,
durant laquelle la génération d’Éluard fut sacrifiée.
Poésie involontaire et poésie intentionnelle présente un répertoire
des formes poétiques. « Mieux composé qu’un traité académique »,
selon le préfacier, Jean-Pierre Siméon, l’ouvrage montre que « la
poésie n’est pas ceci ou cela mais ceci et cela », qu’elle est « multiple,
diverse, imprévisible ». Cette conception de la poésie correspond à
la définition d’André du Bouchet : « une sorte d’étonnement et les
moyens de cet étonnement ».
L’Immaculée Conception, écrit avec André Breton, est à juste titre
replacé par son préfacier, Philippe Forest, dans la double filiation des
Illuminations, de Rimbaud et des Poésies, de Ducasse.
Jean-Claude Hauc
François Eychart
. J
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LETTRES
Quand le Démon s’explique
Dans son dernier roman, Michel Host donne une version iconoclaste de la Genèse.
Mémoires du serpent,
de Michel Host. Éditions Hermann, 172 pages, 22 euros.
M
ichel Host a obtenu le prix Goncourt en 1986 pour Valet de nuit, qui lui valut quelques polémiques. Depuis, il
n’en poursuit pas moins, avec une liberté de parole des
plus réjouissante, une œuvre loin d’être négligeable. Mémoires
du serpent, qui n’est pas sans évoquer Anatole France pour
les idées et Jules Verne par l’aspect aventures, séduit d’emblée
par le naturel limpide que donne au récit une langue de haute
qualité, souple, charnelle et précise, s’autorisant de délectables
échappées d’humour british.
Michel Host, qui se plaît à lire la Bible comme un roman
majeur, déploie son histoire de la Genèse sur deux plans : l’aventure d’un professeur anglais qui choisit à sa retraite de s’installer dans un château en ruine des Highlands et le contenu des
mémoires du serpent Hewya, alias le Démon, porteur de bien
d’autres noms, mais en fait le véritable créateur du monde. La
beauté du paysage écossais, l’aspect tourmenté et somptueux
des ruines, l’accueil des habitants du bourg poussent le professeur à acquérir le château. Finalement il découvre et traduit les
Mémoires du serpent, recueillies par un moine du XIe siècle.
Les destins
croisés
François Eychart
L
Leonardo Arrighi
. J
Ce roman fait écho à Istanbul, souvenirs d’une ville (*). Mais à la place de cette
reconstruction nostalgique d’une ville qui
fut celle de la jeunesse de l’auteur, c’est l’Istanbul des années soixante à quatre-vingt
qui sert de décor à une intrigue amoureuse
qui semble d’abord banale, pathétique par
la suite, et enfin tragique.
Qu’on en juge. Un jeune homme de
très bonne famille, Kemal, est fiancé à une
belle jeune fille prénommée Sibel. Leurs
fiançailles se préparent de la manière la
plus traditionnelle. Aucun obstacle ne
paraît devoir se présenter sur le chemin
de leur idylle sans histoire. Un beau jour,
Kemal passe devant une boutique de luxe
et voit un sac qui devrait plaire à sa promise. Il l’achète et est troublé par la jeune
vendeuse, Füsun, qui est une cousine éloignée. Lorsqu’il remet son présent à Sibel,
celle-ci lui fait remarquer qu’il s’agit d’une
contrefaçon. Il retourne donc au magasin
et se met d’accord avec l’employée pour
qu’elle vienne lui remettre l’argent dans
l’ancien appartement de sa mère. Elle se
présente à l’heure dite et l’attraction de
l’un pour l’autre est si forte qu’ils deviennent amants. Ils se revoient régulièrement.
Ni Kemal ni Füsun ne pensent aux conséquences de leur passion dévorante.
Le jour de ses fiançailles, Füsun est
présente. Kemal est dévoré par la jalousie :
il ne veut la perdre à aucun prix. Mais,
le lendemain, il l’attend en vain. Elle ne
viendra plus jamais. Il la recherche sans
cesse, commence à collectionner les objets
ayant un lien avec elle, décide de ne plus
se marier. Le temps passe et il finit par
savoir que Füsun a épousé un camarade
de classe, Feridun. Plutôt que de tenter de
la reconquérir, il élabore un projet avec
eux : il finance une société de production
cinématographique, qu’il baptise Citron
– du nom du canari du couple –, car Feridun a l’ambition de devenir cinéaste et
Füsun actrice. Les années passent et il se
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2011 (
S U P P L É M E N T
DR
Le Musée de l’innocence,
d’Orhan Pamuk, traduit du turc
par Valérie Gay-Askoy, Gallimard,
674 pages, 25 euros.
e récit d’Erri De Luca, le Poids du papillon, publié
en 2009, se présente comme un texte habile et très
prenant. L’auteur crée un rapport dialectique entre
les aventures existentielles de deux personnages : le roi des
chamois et un chasseur. Leurs destins s’enchevêtrent de manière indissoluble un jour de novembre, qui scelle leur sort.
La confrontation entre les dynamiques humaines et celles
de l’animal permet à l’écrivain de méditer sur le manque de
loyauté et la profonde incapacité des hommes à utiliser leurs
meilleures qualités. Cette comparaison, jamais banalisée, ne
se propose pas comme une série de préceptes pédagogiques,
mais à l’inverse, grâce à un style limpide et sans la moindre
emphase, se limite à une analyse objective des différents
thèmes en jeu.
La narration est souvent interrompue par des réflexions,
presque des aphorismes, sur l’essence la plus intime de la
réalité qui entoure tous les êtres vivants. L’auteur fait en
particulier référence à la solitude, inéluctablement liée à la
jeunesse triste des personnages. Ces deux facteurs alimentent
la force de caractère et du chamois et du chasseur, qui ont
une puissante posture héroïque. Leur refus de partager le
quotidien avec leur respective communauté les conduit à
adopter des comportements novateurs.
L’élément littéraire, chargé de contrecarrer l’observation
déprimante des événements terrestres immuables, est incarné
par le papillon blanc. Ce dernier représente la pureté et l’intégrité
latentes aux développements des menées humaines ou animales.
En effet, c’est justement le papillon, grâce à son intervention,
qui parviendra à préserver une forme utopique de justice.
Le récit ralentit son cours de loin en loin pour laisser la
place à d’insondables plongées conceptuelles. Par exemple,
De Lucca se concentre sur l’importance du rapport entre les
humains et sur le lien indicible qui parcourt les individus et les
spéculations religieuses, s’interrogeant devant leurs aspects
fugaces et incompréhensibles (surtout pour ses semblables)
qui, s’ils étaient bien interprétés, pourraient fournir un sens
aux événements sur la Terre.
À la fin, l’enchevêtrement des corps inertes du chasseur
et du chamois – soudés par la glaciation hivernale –, en présence du papillon blanc (lui aussi congelé), fournit une image
intense et poétique. Cette passion pour la nature physique est
un des traits distinctifs de cet auteur, qui se laisse rarement
aller à des redondances abstraites.
F R A N Ç A I S E S
La verve de Host, qui excelle dans les finesses humoristiques,
nous les présente avec leurs noms et leurs caractéristiques. On
retiendra, par exemple, Maud Tapinois, Time is money, My tailor
is rich, etc., qui ont des plans de vie du genre : faire de l’argent,
spéculer, séduire, etc., et vont tenter de les faire endosser par la
créature humaine. Le résultat est que l’homme et la femme ont
organisé leur vie sur la base du rejet de la collectivité, érigeant
des clôtures, s’appropriant l’espace et les choses, etc., donnant
naissance au monde d’injustices que l’on connaît et qui n’a fait
que croître et s’organiser. Évidemment sont venus les prophètes
et les dignitaires qui ont trafiqué l’histoire et ont imposé des
interdits de plus en plus raffinés et mortifères.
Tout est-il perdu ? La rigueur et la finesse de Michel Host
montrent que l’avenir est bel et bien curable malgré les aliénations qui asservissent les hommes. Les relations heureuses
du vieux professeur avec les habitants du bourg le prouvent.
Plaisir et sagesse peuvent aller de pair. Il faut simplement (mais
ne serait-ce pas là une nouvelle création ?) passer les interdits
au crible de la critique, chercher à rétablir l’harmonie entre
l’individuel et le collectif. Les Mémoires du serpent en font
l’heureuse démonstration.
Le musée de l’innocence
Le Poids du papillon,
d’Erri De Luca, traduit de l’italien par Danièle Valin.
Éditions Gallimard, 88 pages, 9,50 euros.
LES LETTRES
Ces mémoires montrent Hewya inquiet au plus haut point de
la manière dont sa création a tourné et tourmenté par la façon
dont les dignitaires religieux en écrivent l’histoire.
Michel Host s’en prend aux incohérences multiples que
recèle la Génèse telle qu’elle est relatée depuis vingt siècles.
S’il en restait là, ce serait simple divertissement à l’usage des
détracteurs de la religion et l’affaire serait vite classée. Mais son
propos est plus vaste. Mettant en lumière nombre d’interdits
et de barrières qui mutilent la vie de l’homme et rentrent pour
beaucoup dans sa sauvagerie et ses malheurs, le serpent ne livre
pas seulement l’histoire véridique de la création du monde. Aux
fables, il répond par l’histoire qui donne des pistes pour rectifier
ce qui ne va pas. Ses mémoires exposent donc comment des
diables, nombreux, organisés et assujettis à son autorité, ont
mené à bien le titanesque travail de création ; et en particulier,
comment ils ont réussi à donner à la créature humaine beauté,
intelligence, capacités de toutes sortes dans la perspective d’une
vie prévue pour la joie, l’activité ludique, le plaisir. Las, les
choses ont mal tourné.
D’où vient que l’épopée humaine a dérapé ? Indiscutablement
à cause d’erreurs de conception dont Hewya se reconnaît responsable, mais aussi parce qu’il a mal géré sa troupe de diables.
Turquie, vue sur Istambul.
rend chez eux à Çukurcuma tous les soirs :
« Entre le samedi 23 octobre 1976 […] et
le dimanche 26 août 1984, où Füsun, tante
Nesibe et moi avons dîné ensemble pour
la dernière fois, 2 864 jours s’étaient écoulés. » Tout d’un coup, ce fragile équilibre
s’effondre, Füsun découvre que Feridun la
trompe avec une petite actrice du studio.
Ils se séparent. Kemal se met à rêver et
veut se marier avec Füsun, qui accepte.
Mais, peu avant leur union, ils se disputent
(elle lui reproche d’avoir fait obstacle à
sa carrière d’actrice), chacun au volant
de sa voiture, et Füsun est tuée dans un
accident effroyable. Il décide alors de créer
un musée secret à sa mémoire – le Musée
À
L
’HUMANITÉ
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de l’innocence – avec l’aide de ses parents
et de ses amis, rien qu’avec des objets modestes – ceux de son univers quotidien.
L’histoire est poignante, c’est vrai.
Mais le récit de cet amour paradoxal est
une merveille absolue car il donne une
dimension épique à ses héros et au monde
où ils évoluent (Istanbul occidentalisée,
puis sous la dictature militaire). Orhan
Pamuk a écrit pour la Turquie ce que Madame Bovary a été pour la France – une
triste affaire de mœurs qui est élevée, par
la force de l’écriture, à la grandeur d’un
mythe antique.
Gérard-Georges Lemaire
(*) Gallimard, 2009.
J U I L L E T
2011) . VI
LETTRES
CHRONIQUE POÉSIE DE FRANÇOISE HÀN
Crier, chuchoter
V
oici deux livres qui mettent en contraste deux voix,
l’une et l’autre de portée internationale. De Marina
Tsvétaïeva, Insomnie et autres poèmes est un cri
d’amour à la vie, cri multiple, exalté. À quarante-neuf ans,
le 31 août 1941, elle y a mis fin par sa pendaison. Deux
ans plus tôt, elle avait lancé au Créateur : « À ton monde
insensé / Je ne dis que refus. » L’ouvrage de Ko Un porte le
titre de Chuchotements. L’auteur, né en 1933, ancien moine
zen, a connu lors de la dictature militaire sud-coréenne
la prison et la torture. Son œuvre, poèmes et romans, est
monumentale, on le dit nobélisable.
Insomnie et autres poèmes complète un volume, le Ciel
brûle, paru en 1999 dans la même collection de poche. La
répartition entre les deux n’est pas chronologique, une
grande partie de la vie de Marina Tsvétaïeva leur est commune. Dire que cette vie fut consacrée à la poésie serait
impropre : elle se confond avec elle, à travers la guerre, la
révolution, l’émigration puis le retour en URSS, la misère,
la famine, le deuil d’une enfant, à travers le mariage et la
maternité aussi bien que les passions brèves, masculines et
féminines, à distance parfois comme ses échanges avec Rilke.
Dans cette vie brûlante qui s’achève par le suicide, il n’y
a pas lieu de voir un appétit désespéré de possession, de
gloire ou de domination : « Ce qui se perd donne richesse. »
C’est une course, « et surtout ne pas prendre racine », une
insomnie dynamique, créatrice, un mouvement vers les autres
en même temps qu’une sortie vers le haut comme dans le
très long Poème de l’air, inspiré par la première traversée
en avion de l’Atlantique.
Mais les poèmes des deux dernières années expriment un
pessimisme violent et, pour finir, le retrait, le temps venu
« De changer les mots / Et d’éteindre la lampe / au-dessus
de ma porte. »
Les traductions sont de mains très différentes : dix-neuf
signatures. Elles nous transmettent autant d’aspects vivants
de la poésie de Marina Tsvétaïeva, ce qu’elle aurait sans
doute approuvé. Des précisions bibliographiques sont données en fin de volume, ainsi que des notes et une chronologie.
Un voyage au Tibet et dans les Himalayas, en 1997, a inspiré à Ko Un les poèmes de Chuchotements. S’y entrecroisent
au bouddhisme le confucianisme, le taoïsme, le Yi king venus
de Chine. L’autobiographie s’y dépasse dans l’histoire de la
Corée, s’y module au gré de séjours à l’étranger. Présentées
comme un langage entre les feuilles d’arbre, auquel le poète
se promet d’avoir recours quand il aura rejoint les disparus :
« Je vivrai avec eux / avec eux / En chuchotant / je deviendrai
la forêt », ces paroles à voix basse proposent des échos du
monde entier et de tous les siècles.
Sans doute, nous ne les recevons pas comme elles sont
perçues dans leur langue et leur culture d’origine. De très
nombreux noms de personnages et de lieux coréens surgissent
dans la version française, font interrompre la lecture pour
consulter les notes de bas de page. Le chant a tendance à
glisser dans la prose. L’auteur, il est vrai, se défie des paroles
humaines, il déclare : « Partout le monde est le tombeau des
paroles / Et après avoir quitté ce tombeau… », laissant entendre que leur sont préférables les paroles de la nature et le
silence des ascètes. Ce qui parvient le mieux jusqu’à nous, ce
sont les images de la vie campagnarde et le sentiment d’être
« Une goutte de pluie d’un instant / Au milieu de l’univers »,
ce que furent, dit le poète, son père et sa mère.
Revues
Diérèse : un numéro double est consacré à Thierry Metz,
l’auteur du saisissant Journal d’un manœuvre. Parti en 1997
à l’âge de quarante et un ans, il laissait des inédits, dont ici, le
Carnet d’Orphée. D’autres poèmes, des hommages, des études,
des témoignages, ravivent le souvenir d’un créateur exceptionnel.
Europe : la livraison de mai offre un riche dossier sur l’utopie. Dans le cahier de création, on lit Prologue, de Dylan
Thomas, puis des jeunes poètes d’Arménie, ainsi que trois
nouvelles. La livraison de juin-juillet comporte un fort dossier
André du Bouchet et un cahier Nikola Zabolotski. D’André
du Bouchet, décédé il y a dix ans, sont à lire de nombreuses
pages inédites, encadrées d’études sur l’œuvre tant du poète
que du traducteur. Nikola Zabolotski (1907-1958) est le plus
méconnu en France des grands poètes russes du XXe siècle.
Jean-Baptiste Para le présente et fait découvrir la Fille laide
et autres poèmes, le Loup toqué et, en prose, Histoire de mon
incarcération. Le cahier de création donne voix à deux poètes :
Olivier Barbarant et, avec des Carnets à bruire dédiés à André
du Bouchet, Esther Tellermann. La chronique de Charles Dobzynski analyse l’Antagonie, de Serge Sautreau, et Cracheur
de feu, de Tony Harrison.
Phœnix : le poète invité est le Belge Henry Bauchau, avec des
inédits, un entretien, des études sur l’œuvre, des témoignages.
En « partage des voix » se lisent cinq poètes et un hommage
de Jacques Lovichi à Jean Malrieu (1915-1975). La « voix
d’ailleurs » est grecque, de Kiki Dimoula, en original et dans la
traduction de Myrto Gondicos. Un autre hommage est rendu
à Pierre Caminade (1911-1998). Les comptes rendus de pièces
de théâtre et d’ouvrages sont nombreux, dans la tradition de
Sud et Autre Sud dont Phœnix a pris la suite.
Rehauts : le corps féminin tient une certaine place dans la
livraison printemps-été, avec Jean-Pierre Chambon devant
une nymphe de pierre couchée dans les broussailles, Ariane
Dreyfus à partir de peintures, Gérard Noiret écrivant Sous un
soleil féminin d’une banlieue déshéritée, Christian Bachelin
évoquant en prose Une nuit des amoureuses. Mais d’autres
thèmes sont abordés, ainsi par Hélène Sanguinetti, la déportation, la Baltique ; Claire Malroux adresse ses poèmes à l’absent.
Les contributions graphiques sont de Christian Bonnefoi et de
Gérard Duchêne. Des notes de lecture complètent le volume.
Insomnie et autres poèmes, de Marina Tsvétaïeva. Édition
de Zéno Bianu. Poésie/Gallimard, 2011. 256 pages, 8,90 euros.
Chuchotements, de Ko Un, traduit du coréen par No Mi-Sug
et Alain Génetiot. Belin, 2011. 96 pages, 18 euros.
Diérèse n° 52/53, printemps 2011. 328 pages, 15 euros.
Europe n° 985, mai 2011, 404 pages. N° 986/987, juin-juillet 2011,
380 pages. Chaque numéro, France 18,50 euros, étranger 20 euros.
Phœnix n° 2, avril 2011. 160 pages, 16 euros. www.revuephoenix.com
Distribution : Calibre, 27, rue Bourgon Paris 13e.
Rehauts n° 27, printemps-été 2011. 112 pages, 13 euros.
À LIRE
Sans illusions… Lettres à Alfred Eibel,
de Jean-Pierre Martinet (revue Capharnaüm,
n° 2, été 2011, Finitude, 110 pages, 13,50 euros).
J
ean-Pierre Martinet (1944-1993) redécouvert il y a deux
ans avec la réédition de Jérôme, son chef-d’œuvre nihiliste,
monstrueux et inclassable, fait désormais partie des figures
légendaires de la littérature contemporaine : légende de l’alcool,
de la solitude, de la maladie, de la pauvreté, de la folie familiale. Alfred Eibel publie aujourd’hui les lettres que lui adressa
Martinet, entre 1979, quand il quitta Paris et abandonna sa
carrière à la télévision, et 1988, cinq ans avant sa mort. C’est
l’époque où, après l’échec de Jérôme, il renonce à la littérature
et, d’une certaine façon, à la vie. Mais, depuis la petite maison
de la presse qu’il ouvre à Tours, il continue à être un témoin
attentif du monde qu’il voit sombrer autour de lui et il se remet
à écrire. Il évoque, lucidement, la littérature et le cinéma, ses
deux passions, et juge, sans pitié comme sans amertume, le
microcosme littéraire qu’il a abandonné. Ces 100 pages sont
indispensables pour tenter de percer le mystère de l’écrivain
désespéré et météorique qui, en un roman, avait tout dit.
Christophe Mercier
Todo modo,
de Leonardo Sciascia, traduit de l’italien par René Daillie,
« L’imaginaire », Gallimard, 196 pages, 7 euros.
ublié en 1974, Todo Modo est un roman qui renferme dans
son développement narratif des réflexions philosophiques
récurrentes explorant les tensions artistiques universelles. Le
héros du récit est un grand artiste à la recherche désespérée
d’une contingence qui puisse alimenter sa créativité. L’histoire
P
LES LETTRES
F R A N Ç A I S E S
. JU
peut être lue comme une métaphore onirique sur l’essence de
l’élaboration intellectuelle. Tout se passe dans un énigmatique
ermitage où le peintre (également auteur de romans policiers)
rencontre le pervers don Gaetano et dialogue avec lui. Le
récit se change en un véritable roman noir ponctué par trois
homicides insolubles. Le peintre est fasciné par l’ecclésiastique,
qui est à plusieurs reprises identifié avec le démon. Il se met
à penser au caractère intransmissible de la nature artistique,
parvenant à cette conclusion au prix de trois crimes. Après
une longue série de discussions avec sa doublure diabolique
(ce don Gaetano qui sera tué), il parvient à renouer avec sa
verve créatrice en peignant une vision originale du Christ.
Leonardo Arrighi
Les Annales de la Société des amis
de Louis Aragon et Elsa Triolet,
n° 12. Éditions Aden, 348 pages, 18 euros, ou chez Françoise
Turoche, 58, rue d’Hauteville, 75010 Paris.
Au sommaire du numéro 12 des Annales de la Société des
amis de Louis Aragon et Elsa Triolet, la Drôme en armes,
qui fut rédigée par Elsa Triolet et Aragon pendant l’été 1944.
Cette publication de la Résistance, qui ne se trouve pas dans
les bibliothèques ni même à la Nationale, a été reconstituée
par l’historien Jean Sauvageon qui donne dans un appareil
de notes et de commentaires tous les détails souhaitables sur
les événements relatés par la Drôme en armes.
Parmi les autres articles se trouve une étude généalogique
de la famille d’Aragon qui sera d’une grande aide pour tous
ses futurs biographes. Les rapports qu’Elsa Triolet a entretenus avec la littérature russe et soviétique, notamment dans
ses articles des Lettres françaises, et ses appréciations sur
le travail de Roger Planchon sont présentés et analysés. À
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2011 (
S U P P L É M E N T
À
L
noter également un entretien toujours d’actualité sur Brecht
entre Planchon, Adamov et René Allio ainsi qu’une nouvelle
inédite d’Anna Seghers intitulée le Refuge sur Paris en 1940.
Franck Delorieux
Incidents,
de Daniil Harms et Gérald Auclin.
Édition Hoochie Coochie, 48 pages, 20 euros.
L
’œuvre littéraire de Daniil Harms, poète soviétique de
l’absurde dans l’entre-deux-guerres, est notamment
constituée de très courtes nouvelles, pratiquement des vignettes, au ton fantastique et souvent comique, où misère
et incongruité se partagent la scène. Ce matériau semble
particulièrement approprié pour une transposition en bande
dessinée, dont on reconnaît, dans cette description succincte,
les traits historiques au tournant du XXe siècle. C’est peutêtre la réflexion qu’a dû se faire Gérald Auclin, animateur de
publications dans la même veine absurde chez l’éditeur The
Hoochie Coochie, pour réaliser une adaptation graphique de
l’univers de Daniil Harms intitulée Incidents, comme la série
de saynètes qu’elle reprend. Peut-être s’est-il aussi rappelé
que l’opposition au réalisme socialiste avait conduit le poète,
certes à s’inscrire dans le mouvement Obériou, un courant
littéraire du modernisme russe, mais plus trivialement à
devoir se rabattre souvent sur la littérature enfantine pour
assurer sa pitance. Ces éléments sont en tout cas réunis dans
le choix du papier découpé comme technique graphique ;
technique exigeante et fastidieuse pour son réalisateur, mais
dont le rendu s’accorde parfaitement avec des comptines
entêtantes qui se dénouent dans des incidents souvent cruels
pour leurs protagonistes.
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Éric Arrivé
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J U I L L E T
2011) . VII
LETTRES
Tristan Corbière
une biographie « à-peu-près »
L
’œuvre critique du poète Jean-Luc Steinmetz est importante tant par le nombre d’ouvrages publiés que par sa
qualité. En 2009, son Lautréamont dans la Bibliothèque
de la Pléiade n’a que le tort insigne de nous priver de l’œuvre
de Germain Nouveau, contrairement à la première édition qui
mariait – étrangement, je le reconnais – les deux poètes. Il faut
signaler ses études sur Rimbaud et son Mallarmé. L’Absolu au
jour le jour (1998) et ne pas oublier Pétrus Borel. Vocation : poète
maudit (2002). Pétrus Borel (1809-1859), dont Aragon disait
dans le Traité du style : « Il paraît que j’ai de la condescendance
pour les poètes mineurs. Et pourtant par là on entend Pétrus
Borel, ce colosse. »
Il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’il consacre une biographie
à un autre poète maudit, Tristan Corbière. Je remarque en passant
que, à cette époque, c’est-à-dire en 1970, la Pléiade ne résistait
pas à la tentation de jouer le rôle d’entremetteuse en favorisant
des unions morganatiques pour certains ou contre nature pour
d’autres – ainsi d’un volume Tristan Corbière, Charles Cros,
aujourd’hui épuisé ou peut-être disparu à jamais dans la poussière du souvenir… comme l’introuvable Agrippa d’Aubigné.
Laissons donc les colères et les pleurs, pour le moment.
Et revenons à ceux que Verlaine a réunis sous la bannière
des poètes maudits.
Il leur consacre deux séries d’articles. Quels sont-ils, ces élus ?
Tristan Corbière, Arthur Rimbaud, Stéphane Mallarmé, pour la
première série. Marceline Desbordes-Valmore, Villiers de L’lsleAdam et le pauvre Lélian (c’est-à-dire Verlaine lui-même), pour
la seconde. L’expression poète maudit a, depuis lors, fait couler
beaucoup d’encre et provoqué les sarcasmes, aujourd’hui encore,
de l’avant-garde en déroute de la seconde moitié du XXe siècle.
À l’époque où Verlaine écrit les Poètes maudits – 1883-1885 –,
Rimbaud n’avait pratiquement rien publié. Les Illuminations
ne paraissent dans la revue la Vogue qu’en 1886 et les Poésies
complètes ne seront éditées qu’en 1895 chez Vanier, préfacées
par Verlaine. Quant à Mallarmé, il faut rappeler que le poème
l’Après-midi d’un faune est refusé par le comité de lecture du
Troisième Parnasse contemporain, c’est-à-dire Banville, Coppée
et Anatole France ! Il paraîtra en 1896 dans un tirage à 195 exemplaires illustré par Manet. Certes, Mallarmé n’est pas un inconnu
au même titre que Rimbaud ou Corbière. Mais Verlaine souligne
que « dans les revues graves, partout ou presque, il devint à la
mode de rire de [ses] vers magnifiques ». Barbey d’Aurevilly se
distinguera dans l’invective la plus sotte : par exemple, « M. Stéphane Mallarmé est le contemporain le plus surprenant, et pour
les amateurs de haute bouffonnerie, le plus inespéré. Original ?
Non… », etc. Poètes maudits ? Qu’est-ce à dire pour Verlaine ? Je
laisse la parole ici à Michel Décaudin qui l’explique à mon sens
avec justesse : « Il ne s’agit pas d’une malédiction métaphysique
et sociale, faisant du poète un hors-la-loi dans tous les domaines,
à l’image que l’on se fait de l’aventure rimbaldienne […] mais
de poètes absolus, de poètes dont l’exigence s’affirme dans un
refus à la fois du romantisme et du Parnasse, de la poésie du
cœur et de celle du beau vers […] et se manifeste par “ce quelque
chose d’impassible” où l’art sublime la vie. » Je ne chicanerai
pas Verlaine à mon tour pour cet « absolu » et me contenterai
d’observer que, grâce à lui, Corbière, alors totalement inconnu,
va « trouver droit de cité dans la République des Lettres » (J.-L.
Steinmetz). Léon Bloy a beau ricaner de Rimbaud et de Mallarmé
dans son article « On demande des malédictions » et sauver
Corbière de « ces grotesques accointances », il n’empêche que
le « ridicule » dans cette affaire n’est pas du côté de Verlaine, et
de ces poètes maudits absolus Verlaine, dont Bloy saluera plus
tard le génie... Passons.
Jean-Luc Steinmetz fait remarquer que « quelles que soient
les raisons qui ont déterminé Verlaine à choisir cet adjectif, le
titre les Poètes maudits, dont on ne songe jamais à interroger
l’exacte résonance idéologique, a conféré à Tristan Corbière la
célébrité, posthume ». Il est pertinent en outre de relever, comme
il le fait, dans l’œuvre de Rimbaud, le nombre d’occurrences de ce
mot : par exemple : « la clameur des maudits », « Je suis maudit,
tu sais, je suis soûl, fou, livide », ou le fameux « Maintenant je
suis maudit » d’une Saison en enfer, etc.
Le livre de Tristan Corbière, les Amours jaunes, parut en
1873 chez un petit éditeur, Glady frères, et fut tiré à 500 exemplaires. Il va trouver peu à peu ses lecteurs. Huysmans dans À
rebours en 1884 s’en empare : « ... et soudain jaillissait un cri
de douleur aiguë, comme une corde de violoncelle qui se brise.
LES LETTRES
F R A N Ç A I S E S
. J
Avec cela, dans ce style rocailleux, sec, décharné à plaisir, hérissé
de vocables inusités, de néologismes inattendus, fulguraient des
trouvailles d’expression, des vers nomades amputés de leur rime,
superbes. » Laforgue, autre poète « maudit » (« Il n’occupe pas
plus que Corbière dans l’histoire de la littérature la place qu’il
mérite », écrit Jean-Luc Steinmetz), Laforgue, accusé de pousser
« jusqu’à l’extravagance le procédé de l’auteur des Amours
jaunes », répondra dans la revue Lutèce à ses détracteurs que s’il
a « l’âme de Corbière un peu, c’est dans sa nuance bretonne […].
Corbière a du chic et j’ai de l’humour ». Ses notes sur Corbière
« constituent, aujourd’hui encore, la meilleure étude inspirée
par les Amours jaunes ». Jean-Luc Steinmetz la reproduit in
extenso dans le dernier chapitre de sa biographie, soulignant que
Corbière eut la chance d’être commenté par des poètes, les plus
grands de son temps. Laforgue, écrit-il, « a perçu l’aspect oral
de cette poésie », il « voit en Corbière un poète sans esthétique,
dégagé du langage poétique, hors littérature ».
L’ouvrage de Jean-Luc Steinmetz représente, sans aucun
doute, la somme de connaissances qu’il est possible de réunir
aujourd’hui sur la vie et l’œuvre de Tristan Corbière. Il faut dire
tout de suite qu’entreprendre une biographie de Corbière a exigé
de la part de celui qui se risque dans cette aventure une certaine
audace, du courage et de la patience. Quitte à se perdre et son
lecteur avec lui dans le vaste océan des hypothèses, conjectures,
mirages, tant l’imagination, cette folle du logis, me dit-on, se
nourrit d’illusions ou de fantômes. Le marin Corbière et son
mousse Steinmetz me pardonneront, je l’espère, de filer ainsi à
belle allure la métaphore maritime ! Car enfin, que sait-on de la
vie de Corbière ? Peu de choses vérifiables en fait, et quelques
légendes à la vie dure comme du cuir ou la peau d’un boucanier.
Jean-Luc Steinmetz, longtemps Breton d’adoption, s’est lancé
dans une entreprise où l’inconnu pouvait le faire sombrer à
tout instant dans le romanesque. Il a su s’en garder, substituant
« le pressentiment et le souffle du probable, souvent relayé, du
reste, par les poèmes de Tristan […] qui viennent à point pour
éclaircir les questions implicitement posées… ». On voit que
l’exercice est dangereux. D’autant plus que « ses connivences
sont si étroites » avec l’auteur des Amours jaunes qu’il pourrait
s’écrire lui-même sous le masque de Corbière : un Tristan Steinmetz en quelque sorte : « Ses amours jaunes accompagnaient ma
vie à tout bout de champ, sa laideur m’était familière comme la
mienne. » Ajoutons que de « l’impressionnante disette de documents » concernant Corbière pourrait, selon son propre aveu,
résulter « une projection de l’écrit sur l’existence présumée, au
point de suppléer systématiquement à de nombreuses lacunes ».
La tentation est forte, en effet, d’y succomber d’autant que
les Amours jaunes, ce « livre-vie », y invite, non sans ruse, en
s’offrant au lecteur, dit-il, comme le journal « d’un corps et
d’une sensibilité torturée par son Éros inassouvi ». On comprend
donc que Jean-Luc Steinmetz ait donné à son texte le sous-titre
de « Une vie à-peu-près ». À-peu-près parce que le biographe
manque de documents : là encore les familles ont joué leur rôle
néfaste en détruisant une partie de la correspondance au nom
de « l’honorabilité ». Quatre lettres, explique-t-il, subsistent
de la période qui va de 1863 à 1875, « ce qui est sans exemple
pour des écrivains de cette époque. […] En ce qui concerne
Lautréamont-Ducasse, par exemple, sept lettres ont été conservées pour les années de maturité (1868-1870) ». En revanche,
et fort logiquement, la correspondance de 1859 à 1862, celle de
l’adolescence de Corbière a été sauvegardée. À peu près aussi,
parce que, comme sa vie et son œuvre, Corbière fait « avec le
manque, en familier de l’inutile ».
La première biographie de Corbière, celle de René Martineau,
date de 1904. Il en écrira une seconde en 1925. Puis, en 1930, vint
celle d’Alexandre Arnoux. Il faudra attendre les années cinquante
et le volume de Jean Rousselot chez « les Poètes d’aujourd’hui »
pour que « toute une génération […] eût accès aux Amours
jaunes ». Celle de Jean-Luc Steinmetz comme la mienne.
Les Amours jaunes est dédié à l’auteur du Négrier, c’est-à-dire
au père de Tristan Corbière. On a longtemps considéré que les
relations du poète avec sa famille étaient conflictuelles. Tristan
Tzara s’en fait largement l’écho, en 1951, dans sa préface aux
Amours jaunes. « N’a-t-il pas pris, tout au long de sa courte vie,
le contre-pied de ce qu’il était en droit de considérer comme la
“carrière” de son père ? Celui-ci, en renonçant à son activité
littéraire pour s’embourgeoiser et s’enrichir, ne s’est-il pas rendu
coupable de trahison aux yeux de son fils ? […] L’admiration
U I L L E T
2011 (
S U P P L É M E N T
À
L
de Tristan Corbière pour l’œuvre romanesque de son père et la
dédicace des Amours jaunes à l’auteur du Négrier, non seulement n’excluent pas son ressentiment, mais le confirment et le
complètent. »
Édouard Corbière fut, selon Jean-Luc Steinmetz, un « homme
de son temps affronté à tous les moments politiques de son
époque […] et l’un des représentants les plus notables des romanciers maritimes, et, à ce titre, mérite de survivre ». Le lecteur
pourra facilement s’en convaincre, peut-être, en se procurant
à la librairie Corti son roman le plus célèbre, le Négrier. On
comprend que Corbière, à qui on avait donné le prénom de son
père, Édouard, ait éprouvé le besoin de se démarquer, d’affirmer
sa différence. Je cite encore Tzara : « Issu d’une famille aisée,
sinon riche, Corbière a renoncé aux prérogatives et à la façon
de vivre de sa classe. » Jean-Luc Steinmetz analyse le choix de
ce prénom Tristan et passe en revue les différentes légendes qui
l’ont accompagné. Corbière fils, selon Martineau, « quand on
lui demandait pourquoi il s’était donné le prénom de Tristan,
répondait : “Je l’ai pris à mon frère”. » Le prénom dudit frère
étant Edmond, Martineau conclut donc avec bon sens « que ce
frère, plus réel que le vrai, aurait été celui de la légende ». Mais
Jean-Luc Steinmetz montre qu’à l’époque n’existait qu’un seul
livre, Tristan, recueil de ce qui reste des poèmes relatifs à ses
aventures, qu’il avait peut-être trouvé dans la bibliothèque du
père… Ce n’est qu’en 1900, en effet, que Joseph Bédier publiera
le Roman de Tristan et Iseut. Quelles que soient les hypothèses
avancées, il est certain que Tristan « a donc construit un personnage qui lui permettait, en quelque sorte, de se supporter ».
L’intérêt majeur de cette biographie de Corbière tient à la
place accordée par Steinmetz à l’entourage familial du poète,
à ses oncles et tantes, mais aussi et surtout à ses amis peintres,
dont il sera environné comme une nuée de corbeaux. Tristan
Corbière « le plus peintre des poètes », selon Tristan Tzara, ne
fut pas seulement un marin d’occasion, mais aussi un artiste
peintre qui nous a laissé des croquis, des dessins, des gouaches,
des caricatures. Peu de critiques se sont penchés sur son œuvre
graphique : des autoportraits, par exemple « où il s’enlaidit à
plaisir », des scènes vues : « Une même réalité perçue par lui a
donné lieu à deux modes d’expression – graphique et littéraire –
du reste complémentaires, de sorte que ou bien le dessin ou bien
le poème appelle son correspondant et que les manières qui ont
présidé à l’élaboration picturale, par exemple, vont se retrouver
dans la pièce en vers (ou vice versa) selon un déplacement des
procédés, une transposition. »
Jean-Luc Steinmetz a procédé à une enquête minutieuse
qui l’a conduit non seulement sur les pas de Tristan en Armor,
à Roscoff ou à Morlaix, mais aussi à Capri. Il reste que sont
apport essentiel demeure la découverte de l’album Louis Noir
dont on ne connaissait que l’ancienne description de Martineau.
Cet album comprenait des notes de Corbière, des impressions et
des croquis, des autographes de plusieurs poèmes des Amours
jaunes. Le lecteur suivra avec plaisir les « aventures » de JeanLuc Steinmetz à la recherche de ce manuscrit sur lequel il finira
par mettre la main chez un collectionneur à Londres « après un
siècle et demi de disparition ».
Les Amours jaunes s’ouvre et se ferme avec un poème surtitré « À Marcelle », l’un intitulé le Poète et la Cigale, l’autre la
Cigale et le Poète. Qui était donc cette Marcelle n’a-t-on cessé de
se demander ? Herminie, l’amie de Rodolphe de Battine ? Une
fille rencontrée entre la barrière de Clichy, la place Blanche, la
place Pigalle et le boulevard de Rochechouart ? Une femme qui
n’existe pas ? « Le on-dit tenace » veut qu’il s’agisse d’Herminie
et « les amateurs de Corbière n’ont jamais éprouvé le besoin de
remettre réellement en cause » cette opinion.
Il y aurait encore beaucoup à écrire sur Corbière et la biographie de Jean-Luc Steinmetz, dont le mérite le plus clair est de nous
renvoyer à la lecture des Amours jaunes et à ce cri auquel tend sa
poésie, pour reprendre la formule de Tzara. Ce dernier disait que
« Lautréamont avait réagi d’une manière romantique contre le
romantisme » et que Corbière, quant à lui, se rangeait dans « la
lignée de Baudelaire sous l’éclairage d’un présent renouvelé, à
l’avant-garde des briseurs d’idoles et des novateurs audacieux ».
JEAN RISTAT
Tristan Corbière. Une vie à-peu-près,
de Jean-Luc Steinmetz, éditions Fayard, 526 pages, 30 euros.
Les Amours jaunes, Le Livre de poche.
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J U I L L E T
2011) . VIII
SAVOIRS
French Hegel
Sujets du désir. Réflexions hégéliennes
en France au XXe siècle,
de Judith Butler, traduit de l’anglais
par Ph. Sabot, PUF, 306 pages, 29 euros.
DR
S
i la notoriété relativement récente de Judith Butler en France n’est sans doute pas
étrangère à l’heureuse initiative des PUF,
il n’en faut pas moins se réjouir de voir traduit
son premier livre : en matière de traduction aussi,
n’est-il pas vrai que « les premiers seront les
derniers » ? Publié aux États-Unis en 1987, Sujets
du désir est la version remaniée de la thèse de
philosophie que Judith Butler a soutenue en 1984.
Que le livre ait déjà connu une seconde édition
américaine et compte aujourd’hui au nombre
des travaux régulièrement cités sur la question
de la réception de Hegel dans la philosophie
française du XXe siècle signale qu’il se distingue
de l’ordinaire universitaire, ce que confirme la
variété des lectures qu’il autorise.
Se présentant comme un parcours à travers
les principales étapes qui ont jalonné l’histoire
de l’hégélianisme français, de sa fondation chez
Kojève et Hyppolite à sa critique radicale dans
ce que les Américains nomment volontiers le
« post-structuralisme » (Derrida, Lacan, Deleuze,
Foucault), Sujets du désir pourrait aisément
passer pour un travail relevant de l’histoire des
idées. Si l’auteur s’en défend, ce n’est pas tant
par modestie que pour mettre l’accent sur la
préoccupation philosophique qui guide l’enquête
et dicte le choix des auteurs étudiés. D’où, par
exemple, la présence de Sartre et l’absence de
Bataille dans ce « récit philosophique ».
Pour les lecteurs français, Sujets du désir constitue en
outre un document de première importance sur la réception
de la fameuse french theory aux États-Unis. Bien qu’elle ait
préparé sa thèse dans une université où Jacques Derrida, à
l’invitation du département de littérature comparée, dispensait chaque année un séminaire, Judith Butler ne dissimule
pas les réserves que lui inspirait alors ce courant et avoue
rétrospectivement : « J’y résistais farouchement tant que
j’étais à Yale. »
le débat avec Foucault n’interroge les rapports
entre sexualité et pouvoir, sans faire l’impasse sur
la façon dont l’auteur de l’Histoire de la sexualité a pu décrire le sadomasochisme non comme
une pratique centrée sur la souffrance, mais bien
plutôt comme une relation « entre un maître et
la personne sur laquelle s’exerce son autorité ».
Dans sa préface à la réédition de Sujets du désir,
l’auteur n’est pourtant pas tendre avec ce « livre
de jeunesse » publié « trop tôt, sous la pression du
marché du travail ».
Il reste donc à comprendre pourquoi tant de
lecteurs ont accordé un tel privilège à ces quelques
pages de la Phénoménologie de l’esprit où Hegel
expose la célèbre dialectique du maître et de l’esclave. Pourquoi ce drame de la lutte à mort et
de la reconnaissance a-t-il pour eux décidé non
seulement du sens ultime de l’hégélianisme, mais
surtout du sort de leur propre tentative philosophique ? Judith Butler fait de la question de la
subjectivité l’enjeu de ce conflit d’interprétations,
où il n’est pas sûr que les plus farouches adversaires de Hegel l’aient réellement « dépassé ». Reprocher à Hegel d’avoir défendu une conception
autonome et autosuffisante du sujet revient selon
elle à méconnaître la radicalité de sa conception
du désir, qui fait du sujet du désir non pas une
instance souveraine, mais un sujet « en proie au
désir », une « fiction captivante même pour ceux
qui affirment avoir définitivement mis au jour
ses mascarades ». L’objection est forte, mais elle
sous-estime peut-être la lucidité des critiques de
Hegel. Tous ne savaient-ils pas combien il est
difficile de se dérober à la fascination de cette
fiction, comme en témoigne exemplairement le
travail de Derrida, en particulier Glas, curieusement négligé
dans Sujets du désir ? Dans sa leçon inaugurale au Collège de
France, Foucault l’avait dit en des termes qui pourraient figurer
en exergue du livre de Judith Butler : « Échapper réellement à
Hegel suppose d’apprécier exactement ce qu’il en coûte de se
détacher de lui […]. Cela suppose de savoir, dans ce qui nous
permet de penser contre Hegel, ce qui est encore hégélien. »
Georg Wilhelm Friedrich Hegel. Gravure.
Faut-il dès lors saisir l’occasion de cette traduction pour
reconsidérer l’itinéraire théorique de Judith Butler depuis son
point de départ et voir dans Sujets du désir la source de tous les
travaux qui ont suivi, à commencer par Trouble dans le genre ?
Une telle interprétation peut prendre appui sur le mouvement
même de l’argumentation, qui accorde de plus en plus de place
aux réflexions sur la sexualité, le genre et le pouvoir qui ont
fait connaître Judith Butler de par le monde. Le long chapitre
sur Sartre consacre ainsi d’importants développements au
« cercle du désir sexuel » dans l’Être et le Néant », avant que
Jacques-Olivier Bégot
Hernani à Berlin
Anti-Schelling,
de Friedrich Engels, préface de G. Bensussan, traduction de Ph. Lewandowski revue
par H. Bailly. Éditions de la Phocide,
160 pages, 12 euros.
L
e 15 novembre 1841, jour de l’ouverture
à Berlin du cours de Schelling, fut la
bataille d’Hernani des hégéliens. Friedrich Engels, dans la fougue de ses vingt et un
ans, s’afficha alors, farouche « gilet rouge ».
Quelques mots pour esquisser les coulisses
de la scène. On peut bien baptiser « les Dix
Glorieuses » ces quelques années qui suivirent
la mort de Hegel, une sorte de Mai 81. Tout
était, miraculeusement, à gauche : l’État et
les intellectuels, le pouvoir et la contestation.
Altenstein, préfiguration de Jack Lang, en
quelque sorte, choyait les hégéliens, distribuait
les postes. À quoi tenait ce miracle ? Bien sûr,
à une confusion, entretenue aussi bien par le
pouvoir que par les intellectuels, car elle était
profitable à tous deux. L’État était « la réalisation en acte de l’Idée », voilà ce que l’État
retirait de la lecture de Hegel. « L’Idée, c’était
eux », voilà ce que les intellectuels lisaient dans
les œuvres du maître. Je te donne l’État si tu
me donnes l’Idée, je te donne l’Idée si tu me
donnes l’État. Pourtant, l’alliance, à la fin,
devait boiter et se conclure d’un « je garde
l’État, je garde l’Idée », c’est-à-dire d’un : « Dé-
LES LETTRES
barrassons-nous de l’État, débarrassons-nous
de l’Idée ». L’État commença à se méfier de
l’Idée, l’Idée ne trouva plus l’État conforme
à son idée. En 1838, Ruge fonde les Hallische
Jahrbücher, où l’affaire va se compliquer parce
qu’on commence par se demander si l’État
d’Altenstein est bien celui de Hegel, et on finit
par soupçonner que c’est Hegel lui-même qui
aurait trahi l’Idée pour l’État. Cessant de devenir le garant de l’État, Hegel en devient soit
le complice, soit l’ésotérique ennemi : c’est la
guerre entre l’État et les hégéliens.
C’est alors que Frédéric Guillaume IV
remplace son père et qu’Eichhorn (une sorte
de Boutang) succède à Altenstein. C’est le
séisme pour les jeunes hégéliens et toute la
gauche. Adieu les postes et l’édition. Bruno
Bauer et Ruge sont frappés les premiers. C’est
ici qu’entre en scène Schelling : on le nomme
à Berlin. Pourquoi donc le faire venir de la
catholique Bavière dans la protestante Prusse ?
Parce que c’est une gloire, le survivant de la
géniale génération d’Iéna 1800, la plus forte
tête d’Allemagne, la seule qui soit du niveau
de Hegel et capable de combattre (le bruit
court qu’il le souhaite) et terrasser ces hégéliens égarés. Disons-le clairement, au risque de
simplifier, mais cette simplification était déjà à
l’œuvre dans la tête des contemporains, il ne
s’agissait de rien de moins que de Dieu ou de
l’Idée, de la révolution ou de la restauration.
F R A N Ç A I S E S
. JU
I L L E T
2011 (
La philosophie négative c’est celle de la raison
pure, celle de Hegel, ainsi qualifiée car elle
demeure purement logique. Mais la logique,
la raison ne produisent pas le réel. Le positif,
inaccessible à la raison, vient d’ailleurs, le
réel c’est Dieu. On peut en tirer toutes les
harmoniques de l’impuissance de la raison et
de l’exigence de la révélation religieuse, mais
le contexte ouvertement politique rendait
impossible une autre lecture que politique.
C’était Hegel ou Schelling. Une alternative
sans échappée.
C’est l’occasion, pour le jeune Engels, d’opposer à une pensée « serve » la véritable pensée
« libre » de son maître Hegel, de réaffirmer son
attachement face aux menées de la réaction.
On trouve notamment à la fin du Schelling et
la révélation des lignes célèbres et superbes et
qui résument bien l’esprit de ces trois textes,
où Engels se fait le Siegfried de ce combat
(la référence ne lui est pas étrangère) : « Telle
est notre vocation, nous devons devenir les
templiers de ce Graal (la conscience de soi
de l’humanité), ceindre nos épées pour son
salut et risquer avec entrain nos vies dans la
dernière guerre sainte à laquelle succédera
le règne millénaire de la liberté. Tel est aussi
le pouvoir de l’Idée : celui qui la reconnaît
n’aura de cesse de parler de sa splendeur ou
de proclamer sa force universelle. »
Friedrich Engels, en 1841, fils d’un industriel, s’est lancé, tel un autre Lucien Leuwen,
dans la bataille libérale, mais lui, il y sera
conséquent. À l’automne de cette année, il
accomplit son service militaire dans l’artillerie
de la garde à Berlin, à la caserne du Kupfergraben, la rue de Hegel. Nulle surprise de le
trouver dans l’Aula Maxima de l’Université,
ce soir mémorable du 15 novembre 1841 : toute
l’intelligentsia allemande et européenne (Bakounine, Kierkegaard) s’y pressait car on savait bien qu’allait s’y livrer un terrible combat.
On ne peut que se réjouir de la décision
des Éditions de la Phocide de mettre à la
disposition du public français les trois textes
que le jeune Engels a consacrés à cette chaude
affaire. Bien sûr, on aurait pu souhaiter une
édition plus méticuleuse et une traduction
plus ferme, mais chacun le sait, le maître de
Delphes (en Phocide) est dit loxias (oblique).
Quoi qu’il en soit, ces documents sont capitaux pour l’intelligence du mouvement
jeune hégélien. Ils n’ont qu’une seule visée,
que la philosophie de Schelling apparaisse
comme scandaleuse ou dérisoire, de sorte que
le magistère de Hegel s’en trouve confirmé
et renforcé. Bref, montrer l’échec de l’opération Schelling. Destiné à faire pièce à Hegel,
l’enseignement de Schelling à Berlin distingue
une philosophie positive d’une philosophie
négative, qu’elle doit compléter ou remplacer.
S U P P L É M E N T
À
L
’HUMANITÉ
D U
Jean-Loup Thébaud
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J U I L L E T
2011) . IX
ARTS
LA CHRONIQUE DE GÉRARD-GEORGES LEMAIRE
De la beauté moderne : Joseph Beuys à Zurich
Prélude
Quelle relation peut-il exister entre l’artiste allemand Joseph
Beuys et la ville de Zurich où la dynamique baronne Lucrezia Di
Domizio Durini a présenté la grande et mémorable exposition
intitulée «Beuys’s Voice » ? J’en verrai au moins deux.
En premier lieu, Zurich est devenue au début du XVIe siècle,
sous la férule implacable d’Ulrich Zwingli, un gouvernement
théocratique guidé par l’esprit de la Réforme, d’une réforme
plus radicale que celle de Luther et profondément iconoclaste.
Beuys n’a-t-il pas été iconoclaste à sa manière ? N’a-t-il pas aboli
les grandes lois de l’art occidental (même celle de la tradition
du nouveau édictée par l’art moderne) en faisant de l’artiste en
personne une œuvre d’art existentielle (lui-même se définissait
comme une « sculpture vivante ») ? Mais il fut tout l’inverse de
Zwingli, doctrinaire intransigeant, qui voulut faire reposer sa
cause exclusivement sur la Bible : sa vision de l’univers se voulait
ouverte aux expériences nouvelles, à une autre intelligence de
l’économie et de la politique, et reposait sur une nouvelle alliance
entre l’humanité et la nature. Iconoclaste, il le fut, mais pas pour
détruire ce qui fut, seulement pour élargir le champ d’investigation
de la création artistique.
Ensuite, Zurich fut le creuset de dada. Sans être ce que Marc
Dachy, avec une grandiloquence digne de Déroulède, dépeint
comme la « capitale artistique du monde », Zurich abrita un
petit groupe d’artistes et de poètes venus des quatre coins du
monde en guerre (Jean Arp, Sophie Tauber Arp, Tristan Tzara,
Hugo Ball, Emmy Hennings, Marcel Janco, Richard Huelsenbeck, etc.) qui ont créé le Cabaret Voltaire (que l’on peut visiter
encore aujourd’hui) et qui a été le foyer d’une révolte contre la
folie des nations et contre l’art du passé. Dans Dadaland, Arp a
rappelé : « À Zurich […], nous nous adonnions aux beaux-arts.
Tandis que grondait dans le lointain le tonnerre des batteries,
nous collions, nous récitions, nous versifiions, nous chantions
de toute notre âme. Nous cherchions un art élémentaire qui
devait, pensions-nous, sauver les hommes de la folie furieuse de
ces temps. Nous aspirions à un ordre nouveau qui pût rétablir
l’équilibre entre le ciel et l’enfer. » Beuys doit beaucoup à dada,
comme d’ailleurs tous les membres du groupe Fluxus dont il
croisa le destin. Il semble donc tout à fait cohérent que toutes les
œuvres de Beuys données par Lucrezia De Domizio aient trouvé
leur place à la Kunsthaus.
Une histoire d’amour, de l’Italie à la Suisse
Joseph Beuys a passé les quinze dernières années de sa vie à
Bolognano, au cœur de la région sauvage des Abruzzes. Lucrezia
De Domizio s’est passionnée pour ce créateur allemand qui, en
Italie du moins, n’a pas connu le succès considérable qu’il a
eu aux États-Unis et dans une grande partie de l’Europe, lui a
offert une maison où il a pu également faire son atelier. Elle s’est
consacrée pendant de nombreuses années à défendre son travail
en écrivant un nombre impres sionnant de livres, en collectionnant ses œuvres et, après sa mort, survenue en 1986, elle a voulu
construire non loin de son ancien atelier un hypogée souterrain
(qui est absolument invisible et ne gâche pas le magnifique paysage alentour) où elle a organisé d’extraordinaires forums en son
honneur avec des centaines d’artistes italiens et étrangers. Elle a
aussi créé des archives inestimables et est parvenue à ce que la
place principale de la petite localité s’appelle piazza Josef Beuys.
La Kunsthaus possédait déjà une « installation » importante
de Beuys, Olivestone, qui avait été présentée en 1984 au château
de Rivoli. L’exposition proprement dite comprend toutes les
œuvres qui se trouvaient dans le palais Durini, du parapluie
ouvert que Beuys avait signé (il signait tout ce qu’il avait eu
entre les mains) jusqu’aux superbes photographies faites par
Buby Durini, en passant par les objets créés aux Seychelles et
aux différents moments de la Défense de la nature, performance
qui se traduisait par des actes symboliques et aussi par la production d’« œuvres », comme si la création était avant tout un
parcours de la pensée qui se traduisait par des actes, des paroles,
des publications, des manifestations, emportés par un mouvement continu de la pensée. Chacune des pièces réunies dans les
salles du musée représente les étapes de ce long et complexe
cheminement intérieur qui échappe aux définitions classiques
et modernes de l’art.
La beauté au-delà du bien et du mal en art
Quelqu’un m’a demandé un jour : Beuys a-t-il vraiment
produit des œuvres ? La question n’est pas aussi incongrue
qu’on pourrait le croire. Par exemple, de vieux outils rouillés
sont choisis et signés, mais ce ne sont pas des ready-mades :
ils appartiennent à l’univers qui l’a amené à concevoir Grasello, Défense de la nature, ou encore le Nombril de Vénus.
La démarche de Beuys n’est pas esthétique dans le sens
conventionnel, ou plutôt, elle est globalement esthétique,
c’est-à-dire que les débats, les déclarations, les écrits, les
performances et les productions artistiques ou non (comme
les sept mille chênes plantés à Cassell à l’occasion de la
Documenta), les traces à la craie de ses cours qui sont présentés à tort comme des tableaux, les dessins, les films, les
produits agricoles (l’huile ou le vin Fiu), tout cela constitue
une œuvre qui s’enracine dans son désir de changer le monde
dans des termes modifiant radicalement le rapport entre l’art
et l’économie (ce qu’il a résumé dans sa fameuse formule
KUNST = KAPITAL).
Sans doute est-ce une réponse décevante. Mais elle devrait
être une incitation à vivre l’art d’une autre façon, de la façon
ancienne, de la façon moderne et, en plus de cette façon-là,
qui métamorphose l’être humain et la Terre en une œuvre
d’art à préserver ou à recréer. Peut-être Beuys a-t-il poursuivi
l’idée folle de faire de la philosophie un art et de l’art une
philosophie à un moment où ces deux disciplines font défaut
dans notre monde présent. Comme artiste, Beuys n’est pas
destiné à avoir de disciples. Mais il marque une date décisive
dans l’histoire de notre art. Avec lui, l’art est devenu d’abord
une mécanique cérébrale qui vise une utopie : la réalisation de
l’humanité comme œuvre d’art. Il fut donc à la fois idéaliste
et matérialiste, ce que l’art consent.
Dada & les dadaïsmes, Marc Dachy, « Folio Essais »,
896 pages, 12,50 euros.
« Beuys’s Voice, Kunshaus, Zurich », jusqu’au 14 août 2011.
Catalogue : Electa, 970 pages, 90 euros.
Gino Severini entre futurisme et retour à l’ordre
Gino Severini,
musée de l’Orangerie, jusqu’au 25 juillet,
2011. Catalogue : Silvana Éditrice/
Musée d’Orsay, 264 pages, 39 euros.
La Vie d’un peintre,
de Gino Severini. Éditions Hazan,
176 pages, 25 euros.
L
e nom d’un mouvement artistique fait
souvent oublier que sous cette étiquette
commode cohabitent, avec plus ou
moins de succès, des artistes qui, malgré une
adhésion à une esthétique commune, gardent
chacun leur originalité plastique. L’exposition
du peintre futuriste Severini est exemplaire en
ce sens car il est difficile d’imaginer un créateur
d’un éclectisme aussi impressionnant. Le suivi
complet de son parcours artistique permet
cependant de comprendre la logique de celui
qui fait le lien entre l’avant-garde parisienne
et ses confrères en Italie qui se lancent dans
une aventure spectaculaire. On sait, en effet,
que le futurisme annonce et prépare non seulement une nouvelle vision esthétique mais aussi
un renversement radical de la culture et des
habitudes sociales. La virulence et le goût de
la provocation qui caractérisent ces artistes
s’expliquent par l’emprise particulièrement
forte de l’académisme sur la culture de ce pays.
Le destin de Severini n’est en rien dû au
hasard. Très tôt, il rencontre à Rome Umberto
Boccioni, avec qui il se forme à la technique
divisionniste dans l’atelier de Balla. Fasciné
par Seurat, il s’installe à Paris dès 1906 et pratique un néo-impressionnisme centré déjà sur
des phénomènes lumineux et sur la poésie de
la ville (Printemps à Montmartre, 1909). C’est
sur la base de la décomposition chromatique
et de l’attirance vers l’espace urbain qu’il se
rallie au futurisme et signe le Manifeste de
la peinture avec Boccioni, Carrà, Russolo et
Balla en 1910.
Ses compositions aux formes qui éclatent et
s’éparpillent offrent un dynamise exceptionnel
(le Boulevard, 1911) et s’enrichissent par l’introduction de mots mais aussi de composants plus
inhabituels (des paillettes scintillantes pour la
splendide Danseuse bleue (1912). Ses recherches
du mouvement prennent des allures de plus en
plus abstraites, surtout quand le thème devient
l’étude de la lumière et de son expansion sphérique. La suite est moins glorieuse. Severini,
comme d’autres créateurs (Gris, Lhote), se
convertit à un cubisme bien ordonné et régi
par des calculs mathématiques, (théorisé dans
Du cubisme au classicisme, publié en 1921).
Néoclassicisme, cette appellation élégante du
retour à l’ordre, est incarnée ici par Maternité
(1920), une version attendrissante d’une Madone à l’enfant. Avec cette œuvre figurative, qui
sent bon la patrie et la famille, l’ancien futuriste
est définitivement rattrapé par le passé, qu’il
évoque si bien dans ses mémoires.
Itzhak Goldberg
Jim Dine : autobiographies à cœur ouvert
N
é en 1935 à Cincinnati, Jim Dine s’installe à New York en 1959, où il devient
l’un des pionniers des happenings réalisés avec Claes Oldenburg, Allan Kaprow, le
musicien John Cage et Robert Whitman. Il est
avec Jasper Johns, Oldenburg et Rauschenberg
le représentant des États-Unis à la Biennale de
Venise en 1964. Sa recherche le rapproche des
messages essentiels et intimes de la vie. Il réalise
des œuvres s’inscrivant dans le courant du pop
art à partir de motifs récurrents (cœurs, crânes)
ou de symboles de la vie quotidienne (bouteilles,
récipients, outils), et parfois d’objets réels qu’il
insère dans ses œuvres. Avec ses premiers tableaux-collages, il fait pénétrer le néodadaïsme
LES LETTRES
aux États-Unis. Il exprime le caractère familier
et sentimental et la résonance existentielle de la
présence muette des choses. Son romantisme est
digne de Lamartine : « Objets inanimés avezvous donc une âme, qui s’attache à notre âme et
la force d’aimer ? » Les dessins figuratifs apparaissent en 1974, introduisant le portrait – il avait
jusqu’alors exécuté des peintures figuratives
sans figures. Il privilégie l’objet dans un rituel
pop qu’il prolonge dans des sujets où le corps
et la figure incarnent l’émotion et illustrent la
dimension affective de son art. Il mélange les
matériaux qu’il explore – crayon, fusain, vernis,
aquarelle, tempera, peinture acrylique, pastel,
craie, lavis. Pendant les années 1980, il revient à
F R A N Ç A I S E S
. J
U I L L E T
2011 (
une recherche picturale expressive et gestuelle.
Il expérimente de nouvelles techniques – l’estampe, la sérigraphie et la sculpture. Il trouve
ses modèles davantage dans la nature, mais
continue d’exploiter ses souvenirs – portraits,
corps de femmes, cœurs, crânes, coquillages,
arbres – et à intégrer des objets de son quotidien : des outils (réminiscence de la quincaillerie
de son grand-père), des vêtements, des fleurs :
« Mes thèmes de prédilection viennent du plus
profond de moi, explique-t-il. Ils sont intimement reliés à mon histoire personnelle et très
directement en prise avec mon inconscient. Je
fais une confiance sans limite à mon inconscient.
Quoi que je fasse, au bout du compte, mon
S U P P L É M E N T
À
L
’HUMANITÉ
D U
sujet, c’est moi. » L’artiste combine des cœurs,
des visages et des têtes de mort, des Vénus. La
représentation de Pinocchio surprend. Il en a
fait de nombreux dessins et sculptures. « Grâce
à Carlo Collodi, le créateur de Pinocchio, j’ai pu
vivre pendant de nombreuses années à travers
le garçon de bois… Sa puissance métaphorique
a nourri mes œuvres… L’idée d’un morceau de
bois qui parle et qui devient un petit garçon est
une métaphore de l’art, c’est l’ultime transformation alchimique. »
Dominique Stella
Jim Dine, Agnellini Arte Moderna, Brescia,
jusqu’en fin novembre. Catalogue : 130 pages .
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J U I L L E T
2011) . X
CINÉMA
Sobriété heureuse
D
epuis près de trente ans, Alain Cavalier s’est fait sur
grand écran le praticien d’un concept qui connaît de
plus en plus d’adeptes, la sobriété heureuse (1). Tandis
que l’industrie du cinéma se laisse entraîner sur une pente grasse
et molle, Alain Cavalier a décidé de s’alléger pour avancer et
se concentrer sur son métier. Avec l’ambition de préserver ce
bien devenu si rare sous le règne ultralibéral : la liberté. Ne plus
dépendre d’un budget à rentabiliser, d’un acteur « bankable » à
embaucher, d’un scénario à remodeler, de tracasseries techniques,
administratives, financières. Jusqu’à décider il y a dix ans, progrès technique aidant, de filmer seul, sans équipe, caméra DV
au poing. Pater s’inscrit dans cette histoire, ce parcours d’épure.
Seule concession : l’acteur « bankable », Vincent Lindon.
Comme piqué par une pointe de culpabilité, le cinéaste s’en
explique dans le film : Lindon lui dit qu’il n’envisageait pas une
« carrière » de comédien sans avoir été placé sous son regard ; il
lui avoue en retour que depuis Rochefort en 1981 (Un étrange
voyage), il est le seul acteur professionnel avec qui il désirait
travailler.
Trente ans séparent les deux hommes, ils pourraient être
père et fils. Et c’est sans doute là toute l’affaire. La politique,
le président Cavalier qui nomme Lindon premier ministre,
leurs discussions à table sur les salaires, la Légion d’honneur,
les élections, cela est important sans doute, tant on les sait tous
deux passionnés par la vie publique, les engagements, radicaux
parfois (Algérie pour l’un, les sans-papiers pour l’autre), mais
ce film c’est aussi une histoire d’enfance et de filiation.
L’enfance de regards amusés ; deux gamins qui se retrouvent
et se disent qu’ils pourraient jouer au président (Vincent Lindon
avoue le plaisir qu’il aurait à porter une Légion d’honneur,
« un peu comme un costume de cow-boy »). Il y a les fous rires
contenus du comédien et la malice constante du réalisateur. Il
s’amuse, il est heureux, Alain Cavalier, et veut le montrer, par
exemple quand au milieu d’une discussion, entre deux portes
(à propos d’un vote difficile au Parlement), il prend la pose à
côté de Vincent Lindon, deux secondes, adressant un sourire à
la caméra, l’air de dire « c’est mon ami ».
Rires, jeux, complicités… mais si ce n’étaient là qu’apparences
ou plaisirs volés ? Car le rapport de forces est permanent. Devant
une glace, dans une des dernières séquences du film, Alain Cavalier évoque son père, si autoritaire, avant de reconnaître qu’il
lui ressemble. Et que ce film est sans doute là pour faire passer
un message, pour lui parler. On revoit alors autrement cette histoire de président / premier ministre, de confrontation cinéaste/
acteur : comme une relation de pouvoir, d’ascendance, d’autorité
inflexible derrière les rires, la douceur des voix et la sérénité des
décors (intérieurs boisés, blancs, ordonnés). Famille, politique,
cinéma : où que l’on soit, difficile d’échapper au pater familias…
Jeux d’enfants, conscience filiale, discours politique, cinéma
total… il y a trop à voir derrière cette sobre machinerie ! Quel
festin ! Et l’on n’oubliera pas l’empreinte catholique : rejet
de l’argent, éloge de la réconciliation (riches/pauvres, père/
fils), repas-rituels, décors immaculés, lumière vive… Quand
Alain Cavalier évoque sa jeunesse chez les pères, son rapport
distant à la propriété et l’envol de son âme, d’autant plus
légère qu’il se sera détaché des biens matériels, il confie entre
les mots avoir fait là un film religieux (un de plus !). Disons
simplement qu’il nous offre un rare moment de méditation
joyeuse sur le cinéma, « art de la célébration » (selon la belle
formule d’Henri Agel).
Sobriété heureuse également, dans un tout autre cadre,
avec les Deux Chevaux de Gengis Khan. Byambasuren Davaa,
réalisatrice mongole installée en Allemagne (2), a filmé la quête
d’une chanteuse qui veut accomplir la dernière volonté de
sa grand-mère défunte : retrouver les paroles d’une chanson
traditionnelle de Mongolie, les Deux Chevaux de Gengis Khan,
dont quelques strophes sont gravées sur le manche d’un violon
qu’elle lui a remis avant de mourir.
Dans un registre différent de son superbe premier film,
l’Histoire du chameau qui pleure, qui était tout en silence et
contemplation, nous sommes entraînés dans un voyage très
musical fait de rencontres, de péripéties, et d’indices semés au fil
des séquences sur l’état d’un pays sauvage et pur, la Mongolie,
pris dans les griffes d’une modernité implacable et dégradante.
S’il faut parfois faire des acrobaties pour utiliser un téléphone
portable ou pour conduire une camionnette sur des routes de
campagne, le « progrès » s’impose comme partout ailleurs :
exode rural, dilution des cultures traditionnelles, mainmise
de multinationales sur les ressources naturelles (mines d’or).
La réalisatrice réussit à nous captiver en jonglant savamment
avec les lectures multiples (émotion, poésie, réel, analyse…)
de cette quête intime et universelle.
Luc Chatel
(1) Vers la sobriété heureuse, Pierre Rabhi, Actes Sud (2010).
(2) Elle est passée par la Hochschule für Fernsehen und Film (HFF)
de Münich, qui connaît une remarquable vigueur ces dernières
années, illustrée par le succès de la Vie des autres (2006),
de Florian Henckel von Donnersmarck, un autre de ses élèves.
Pater, d’Alain Cavalier, avec Vincent Lindon et Alain Cavalier
(1 h 45), en salle.
Les Deux Chevaux de Gengis Khan, de Byambasuren Davaa,
avec Urna Chahar-Tugchi (1 h 27), sortie le 13 juillet.
De la vidéo d’artiste au cinéma…
Conversation avec Valérie Mréjen
P
lasticienne, romancière, vidéaste et…
cinéaste, Valérie Mréjen est une artiste
qui investit plusieurs moyens d’expression pour explorer les possibilités du langage. Sa
série de courtes vidéos, initiée dès 1997 (Bouvet ;
Au revoir, merci, bonne journée ; Une noix…) et
présentée dans de nombreuses expositions en
France et à l’étranger, lui a assuré une place de
choix dans la création contemporaine. Depuis
quelques années, le travail de Valérie Mréjen
semble s’ancrer de plus en plus dans le champ
du cinéma. Après plusieurs courts métrages et
deux documentaires (Pork and Milk et Valvert),
elle vient de coréaliser avec Bertrand Schefer
son premier long métrage de fiction, En ville,
dont la sortie en salles est prévue le 27 juillet
2011, qui raconte l’amitié amoureuse entre
un photographe quarantenaire en résidence à
Saint-Nazaire et une jeune fille à peine sortie
de l’adolescence.
Vous semblez, depuis quelques films, vous
autoriser une plus grande liberté.
Valérie Mréjen. Il y avait sans doute pour
moi quelque chose à dépasser dans les formes
courtes. La frontalité, la brièveté correspondaient à mon goût pour un certain dépouillement, une simplicité et une sobriété qui m’attiraient, mais constituaient également un choix
par défaut : je n’avais pas les moyens de faire
du montage, ni de faire davantage qu’un plan
fixe. Les contraintes matérielles rejoignaient
donc fort heureusement l’esthétique minimaliste que j’affectionnais. Cependant, je ne
voulais pas m’enfermer dans un style. J’avais
réalisé une vingtaine de vidéos jouées par des
comédiens et j’ai eu un jour envie de faire des
choses différentes, par crainte de me répéter, de
m’installer dans un système à variantes répétitives. J’avais la sensation d’avoir épuisé une
LES LETTRES
forme avec la déclinaison de ce langage vide
et commun, de ces situations qui font grincer
des dents, dans lesquelles on se reconnaît et
qui, tout en faisant rire, vous angoissent un
peu. Je voulais explorer des formes narratives
moins parodiques, sortir du cliché, du dérisoire,
du ridicule pour arriver à dire des choses plus
personnelles, dans lesquelles je m’impliquais
davantage. J’ai l’impression que ce sera le cas
avec mon prochain film, En ville.
Quelle forme prendra-t-il ?
Valérie Mréjen. Il s’agit d’un long métrage
de fiction à la fois comique et mélancolique
écrit et réalisé avec Bertrand Schefer. Il raconte
une amitié amoureuse entre une jeune fille et
un photographe d’une quarantaine d’années
en résidence à Saint-Nazaire, où il réalise des
photos de chantiers navals et de paysages
industriels. Ils se rencontrent par hasard, se
revoient plusieurs fois pour passer du temps
ensemble. Avant le tournage, nous avons revu
certains films comme Alice dans les villes, de
Wim Wenders, qui raconte la relation d’une
petite fille avec un adulte ou J’entends plus
la guitare, de Philippe Garrel, pour son esthétique épurée. J’ai retrouvé en tournant ce film,
centré en grande partie sur le personnage de la
jeune fille, une thématique qui m’avait intéressé
dans Pork and Milk : le moment où l’on sort
de l’enfance, où l’on quitte sa famille pour se
retrouver face à soi-même, face à ce qu’on va
essayer de construire et d’affirmer dans sa vie.
conter une histoire sans être prisonniers d’une
narration. Nous voulions rendre compte d’états
d’âme, laisser les personnages déambuler dans de
longues scènes dialoguées ou silencieuses. Pour
la première fois, je devais me défaire du souci
d’efficacité si important dans les formes brèves.
Le scénario a d’ailleurs été en grande partie réécrit pendant le tournage. Au cours de la période
d’écriture, plusieurs versions se sont succédé et
parfois même ajoutées l’une à l’autre. Le danger
d’une telle situation est de faire un film composé
de copier-coller avec des scènes que l’on réinjecte
dans une nouvelle version parce qu’elles sont
déjà écrites et alors même qu’elles ne sont plus
vraiment adaptées à la manière dont a évolué le
scénario. Le film a donc été épuré lors du tournage d’autant que le peu de moyens dont nous
disposions nous obligeait à être économes, tant
sur le plus de la construction des personnages que
du récit. C’est très stimulant de pouvoir changer les scènes d’un jour à l’autre en fonction de
ce qui a été précédemment tourné. Un film est
obligé de s’adapter au casting, aux éléments disponibles au moment du tournage. Ce n’est pas
un objet rêvé. Par exemple, la comédienne que
nous avons choisie pour jouer la jeune fille était
comme une petite poupée de porcelaine, presque
intouchable, avec un visage très fin. Elle n’était pas
du tout dans une relation de séduction vis-à-vis
de Stanislas Mehrar et nous avons dû supprimer
dans le scénario tout ce qui était de l’ordre de la
réalisation du désir pour rester dans l’expression
d’un sentiment platonique.
Ce passage à la fiction dans un format long
a-t-il entraîné pour vous beaucoup de changements ?
Valérie Mréjen. Ma façon d’aborder le récit
a profondément évolué. L’écriture du scénario
a été assez longue, car nous avions envie de ra-
Votre manière de travailler est restée la
même ?
Valérie Mréjen. Lorsque je réalisais des
vidéos, j’étais très précise dans les indications
que je donnais sur la position du corps, la façon
de parler avec une voix blanche. D’une vidéo à
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À
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l’autre, ces indications prenaient d’ailleurs un
caractère répétitif, fortement reconnaissable.
Dans ce dernier film, mon travail a été différent.
Alors qu’auparavant, mes comédiens restaient
la plupart du temps statiques dans le plan, cette
fois-ci je devais les guider dans leur manière de
se déplacer ; mais les indications étaient tout
autant techniques : « Penche légèrement ta tête
pour entrer dans le cadre, déplace-toi de ce point
à un autre à grandes enjambées »…
Vous avez filmé en numérique ?
Valérie Mréjen. En super-16, comme Chamonix, la Défaite du rouge-gorge et Pork and
Milk. Nous avions très envie de filmer avec de
la pellicule, car ce support de tournage ne va
certainement plus exister très longtemps. Nous
avons cependant entériné ce choix à la dernière
minute ; le petit budget dont nous disposions le
rendait risqué. La qualité d’image permise par
la pellicule correspondait pleinement à notre
projet esthétique, d’autant que nous n’avions
pas assez d’argent pour éclairer ces scènes, ce
qui rendait l’usage de la vidéo impossible. En
vidéo, même si le temps de tournage est rarement plus long, on sait que filmer ne coûte rien.
La pellicule amène un rapport très différent
au travail sur un tournage : tout le monde est
sous tension. Il faut être davantage prudent
et économe. Nous avons essentiellement opté
pour des plans-séquences dans ce film, à la fois
par goût, mais aussi par obligation, parce que
nous n’avions pas assez de pellicule pour nous
permettre de découper les séquences.
Entretien réalisé par José Moure,
Gaël Pasquier et Claude Schopp
(1) En ville, premier long métrage de Valérie
Mréjen, coécrit et réalisé avec Bertrand Schefer,
sortie en salles le 27 juillet 2011.
7
J U I L L E T
2011) . XI
MUSIQUE
Opéra complexe et opéra simple
Le tout est illustré de grandes et illustres arias lyriques « Tosca,
Verdi, Donizetti apparemment, un splendide double de Pelléas
plus beau que jamais, Purcell ? » Participation fracassante du
baryton, Jean-Sébastien Bou, voix d’airain à faire trembler les
épaisses parois des vénérables « Bouffes du Nord de Paris » et
chuter leurs immenses rideaux. Survient ensuite l’orchestre, suite
logique des mises en bouche. La musique électroacoustique
d’Olivier Pasquet est plutôt banale malgré le fort bon ensemble
Court-Circuit qui accompagne l’ensemble de l’œuvre. Celle-ci
se poursuit par une comédie assez filandreuse dans une seconde
partie qui n’en finit pas de conclure, cas fréquent dans les créations nouvelles. Sans oublier qu’il est toujours périlleux de mêler
les grands « lyrics » du passé aux modestes inspirations du jour,
même si Frédéric Verrières ne manque pas d’inspiration. Quant
au dramaturge Bastien Gallet, finalement, ses idées le dépassent.
Trop de labyrinthe nuit !
Une nouvelle traduction
du Voyage d’hiver
L
es vingt-quatre poèmes qui constituent le Voyage d’hiver de Wilhelm
Müller sont essentiellement connus par la musique de Schubert. Du
moins pour ce qui concerne la France. Chanté par Hans Hotter, Fritz
Wunderlich, Théo Adam, Peter Schreier ou plus près de nous par Matthias
Goerne, ce recueil est à juste titre considéré comme un des sommets du romantisme musical. Raison de plus pour s’intéresser à la nouvelle traduction
que vient d’en donner Jean-Pierre Siméon.
On ne sait sans doute pas assez que Wilhelm Müller était, en Allemagne, un
fervent partisan des Lumières et des idées répandues par la Révolution française.
Mort prématurément à trente-trois ans, en 1827, d’une crise cardiaque, il a fréquenté
Achim von Arnim, Clemens Brentano, Friedrich de La Motte-Fouqué, Ludwig
Tieck qui étaient au premier rang des romantiques allemands, et son œuvre poétique
et critique a suscité l’intérêt de Heinrich Heine. Procédant en permanence à une
mise en question de la société, appelant ouvertement à des changements démocratiques, Müller était considéré comme un poète subversif. Il avait partagé avec
Beethoven et bien d’autres l’immense déception qu’avait provoquée la mutation
de Bonaparte en Napoléon Ier et même pris les armes contre lui. Si aucun de ces
intellectuels allemands n’était dupe des raisons pour lesquelles les têtes couronnées
d’Europe faisaient la guerre à Napoléon, ou s’entendaient avec lui, il n’en restait
pas moins que l’empereur avait mis sous tutelle le vent de liberté qui s’était levé en
1789 et sabordé les idéaux de la Révolution en tentant d’imposer à l’Europe une
nouvelle forme de monarchie. Cependant, après sa chute, tout avait empiré, d’où
le vide et la désespérance dans les milieux attachés aux idéaux révolutionnaires ou
simplement républicains, face aux diverses formes de restauration réactionnaire
et cléricale partout en Europe.
Le Voyage d’hiver exprime le sentiment de solitude, de désespoir, de rejet
social et personnel qui, au-delà du poète, étreint alors toute une génération.
« Étranger je suis venu/ étranger toujours étranger/je repars […] Mon âme est
un hiver/ un hiver froid et dévasté [….] Puisqu’il n’y a pas de dieu sur la terre/
soyons des dieux nous-mêmes... » Composés de façon à échapper à la vigilance
de la censure, les poèmes du Voyage d’hiver comportent des observations qui,
bien qu’exprimées avec concision, sont autant de confessions essentielles sur la
société allemande d’alors. Leur concision est fort bien rendue par la traduction
de Jean-Pierre Siméon qui la pratique d’ailleurs dans son œuvre personnelle.
Plus près de nous les poèmes de Brecht s’inscrivent dans cette veine d’une
expression qui touche à l’essentiel par le plus court.
La traduction est suivie d’une postface très informée de Philippe Olivier qui
présente Müller et son influence dans la littérature allemande jusqu’à nos jours.
François Eychart
Le Voyage d’hiver, de Wilhelm Müller, traduction de Jean-Pierre Siméon, postface
de Philippe Olivier, Éditions les Solitaires intempestifs, 60 pages, 10 euros.
À entendre : Peter Schreier (ténor) et Sviatoslav Richter, Philips, 1985 ;
Matthias Goerne (baryton) et Alfred Brendel, Decca, 2004.
LES LETTRES
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Claude Glayman
Electric Ghost Blues
À
la fin des années 1960, Michel Bulteau rencontre, à
la terrasse d’un Café Montparnasse, un saxophoniste, Patrick Geoffrois. Le duo formera le noyau
de Mahogany Brain, ce « groupe de poètes des rues, qui
s’essaient à autre chose qu’écrire des livres et vont se regrouper pour construire l’équivalent sonore d’un ensemble de
poèmes, urbains et étrangement malsains ». Leur premier
album, With (junk-saucepan) when (spoon-trigger), sort
en 1971; Smooth sick lights, enregistré
un après, ne paraît qu’en 1976. Some
cocktail suggestions, entièrement fabriqué par Michel Bulteau à partir
des fragments des précédents, achève
la discographie en 2005. Les éditions
Caedere présentent une anthologie,
commentée par Joseph Ghosn, de ces
trois disques rares.
Quelles étaient les influences – musicales et littéraires – qui ont présidé à
la création de Mahogany Brain ?
Miche Bulteau. La lecture de la
trilogie de William S. Burroughs, les
travaux de Ian Sommerville (1940-1976), qui avait produit
Call Me Burroughs, un album enregistré par Bill Burroughs.
Sommerville était un informaticien visionnaire dont j’avais
lu Flicker, paru dans la revue de Maurice Girodias, Olympia.
On peut aussi mentionner Poème électronique, de Varèse,
et Sister Ray, du Velvet Underground.
Cette volonté répandue de déconstruction, de déstructuration était-elle formulée au moment de votre enregistrement ?
Miche Bulteau. Non. Mais tout cela mijotait dans l’inconscient musical. Tout le monde pouvait se servir. Quant
au projet « incompréhensible » du premier album de Mahogany Brain, il n’y avait guère que Patrick Geoffrois et
le guitariste Benoït Holliger qui comprenaient. Tous deux
étaient des junkies célestes.
Comment as-tu reçu le punk, que vous aviez contribué,
d’une certaine manière, à annoncer ?
Miche Bulteau. J’avais préparé mon voyage à New York
en 1976, enfin mon voyage, c’était plutôt une immense
espérance : faire ses valises et ne plus revenir à Paris, avec
l’aide, ô combien éclairante, de Loulou de la Falaise et de
Robert Cordier. David Johansen me donna les premières
« clés » pour comprendre la ville. Je n’avais pas réalisé qu’il
Rédacteur en chef : Jean-Pierre Han.
Secrétaire de rédaction : François Eychart.
Responsables de rubrique : Gérard-Georges Lemaire (arts),
Franck Delorieux (lettres), Claude Glayman (musique),
Jean-Pierre Han (spectacles), Jacques-Olivier Bégot
et Baptiste Eychart (savoirs).
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Fernando Toledo (Colombie), Gerhard Jacquet (Marseille),
Marco Filoni (Italie), Rachid Mokhtari (Algérie).
Correcteurs et photograveurs : SGP.
Les Lettres françaises, foliotées de I à XII
dans l’Humanité du 7 juillet 2011.
Fondateurs : Jacques Decour, fusillé par les nazis,
et Jean Paulhan.
Directeurs : Louis Aragon puis Jean Ristat.
Directeur : Jean Ristat.
À Nanterre
Dans Mille Orphelins, de Roland Auzet, la simplicité vocale
l’emporte. Des enfants de la maîtrise de Radio France, sur deux
praticables juxtaposés en hauteur, se font « ramasser » par le pseudo
père/grand-père des mille rejetons. Lequel n’est autre qu’André
Wilms, quelque peu vieilli mais plein de rage. D’autant que sa voix
infernale est sonorisée.
Des petites et plus grandes filles se détachent du groupe et
s’adressent vertement au maître de Gurshpaké. La relation s’inverse et les chorales, toujours très claires, les mélodies accomplies
de Roland Auzet rejettent le pseudo-paternel. Jusqu’à en faire
un autodafé.
Les livres et les cahiers au feu! Pour les spectateurs du troisième
âge, la morale est inquiétante ; mais les applaudissements fusent à
n’en plus finir dans le grand vaisseau de Nanterre.
2011 (S
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À
L
fallait que je reste un poète au pays du rock. J’ai dû voir un
concert des Ramones en juin 1976 au Max’s Kansas City. Je
voyais Johnny Thunders qui m’emmenait à Alphabet City
chercher des drogues dans sa Cadillac jaune! Où en étaient
les Heartbreakers ? Je ne me souviens plus. Le deuxième
album de Mahogany Brain n’était pas paru (bien que déjà
enregistré depuis quatre ans!). Je croisais Richard Hell (avec
qui je suis resté très ami) et qui lui aussi tentait le mariage
mystique du rock et de la poésie. La
vague punk new-yorkaise allait submerger le monde. C’était pour moi un
prolongement de ce que j’avais tenté à
Paris. Je ne comprenais pas très bien.
J’avais espéré autre chose.
Comment est né ce troisième album,
des années après ? Et pourquoi avoir
attendu aussi longtemps ?
Miche Bulteau. D’une commande
de J. Genin, de Fractal Records. Je
dirais même d’un défi. Il a dû me croire
incapable d’enregistrer un nouvel album de Mahogany Brain. Il faut dire
que Patrick Geoffrois avait rejoint le Grand Esprit. Je
suis rentré en studio et en quelques jours, en utilisant les
premiers morceaux et des bandes par-ci, par-là, j’ai obtenu
Some Cocktail Suggestions, qui est peut-être l’album que
je préfère !
« Don’t give me that sophisticated shit, give me some
Chuck Berry », disait John Lennon. Cela renvoie à la
fameuse dédicace que te fait Keith Richards : « Avantgarde is french for bullshit ! » Penses-tu que vous vous
étiez éloignés de la subversion rock’n’ roll, à laquelle se
réfèrent ces deux-là ?
Miche Bulteau. John Lennon aimait Chuck Berry, Elvis
et Jerry Lee Lewis. C’étaient les 45-tours fétiches dans son
juke-box au Dakota. Keith Richards me conseillait d’écouter
(ce que je faisais déjà) Little Richard, Chuck Berry, Muddy
Waters. Et il disait que Mahogany Brain, c’était bon pour
Stockhausen (mépris !). Bien sûr que nous étions en pleine
subversion musicale. Ce sera aussi celle de Lou Reed avec
Metal Music Machine, un double album qui est sorti avec
une pochette rock’n’ roll.
DR
Aux Bouffes du Nord
Un labyrinthe à la Pirandello que cette Second Woman, de Frédéric Verrières, un splendide chant traditionnel pour un début électrisant ! Pourvu que cela se poursuive, se dit-on, mais la chanteuse
Jeanne Cherhal est interrompue par la cantatrice Elizabeth Calleo,
victime de ses caprices comme Gena Rowlands dans le célèbre
film de John Cassavetes, Opening Night. Confusion des identités
vocales (cantatrice, chanteuse, colorature et autres protagonistes).
Il s’agit ici de chant et non de théâtre, qui ignore que les répétitions de lyrique sont des champs de bataille où s’affrontent divas,
metteurs en scène (ici Philippe Smith), musiciens, éclairagistes,
maquilleuses, etc. L’hystérie qui baigne ce microcosme traduit
à l’excès ces tranches de travail préparatoire qu’enveniment les
interventions de la colorature Marie-Ève Munger, tout comme
les éclats du répétiteur à son piano (fort belle piécette à quatre
mains superposées).
Entretien réalisé par Sébastien Banse
Mahogany Brain, M. B., par Jospeh Ghosn, suivi de
Sounds of more broken glass, rétrospective 1971-2005.
Éditions Caedere, 2010, 15 euros.
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