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« Noël 1990 dans le Golfe »
Par Géraud Burin des Roziers
Journaliste et réalisateur, Géraud Burin des Roziers est, en 1990, lieutenant (terre)
à l’établissement cinématographique et photographique des armées - ECPA. Lors de
la première guerre du Golfe, il se trouve avec les soldats de la division Daguet dans
le désert saoudien, à quelques kilomètres de la frontière irakienne.
Noël vécu en opération a
toujours eu pour moi une
signification et une intensité
particulières. Cette année-là, les
festivités sont réservées à nos
familles en France, tandis que
nous sommes en attente sur nos
positions tactiques, prêts à
réagir à toute nouvelle offensive
irakienne.
Ayant reçu la mission de couvrir
les opérations militaires pour le
compte de l’ECPA, notre équipe
composée d’un caméraman,
d’un preneur de son, d’un
photographe
et
d’un
transmetteur Inmarsat, se tient
prête à intervenir à tout instant.
Inondés, imprégnés, enfarinés
de fesh-fesh (la poussière de
sable) de la tête aux pieds, nos
silhouettes ont l’apparence de
statues vivantes monochromes.
Au réveil, chaque matin, l’oreille
rivée à la radio, nous écoutons,
sur le capot d’une P4, les
bulletins d’infos de RFI, et
commentons avec 10 jours de
retard les articles de la presse
magazine. Les spécialistes nous
promettent un sombre avenir :
le déluge irakien va s’abattre sur
nous et les chars de la première
armée du monde vont fondre
sur nos lignes en raids éclairs.
Les attaques aériennes et les
bombardements
de
SCUD
chimiques promettent d’être
meurtriers.
Pour ne pas inquiéter sa
mère, il a prévu de lui
faire parvenir des cartes
postales, écrites à l’avance,
de sa main, et postées par
un ami à Tahiti !
En
France,
nos
familles
tremblent. Jean-Claude Barxell,
notre ami caméraman, m’avoue
alors un secret qu’aujourd’hui
j’espère pouvoir révéler. Pour ne
pas inquiéter sa mère, il a prévu
de lui faire parvenir des cartes
postales, écrites de sa main à
l’avance, par un ami depuis
Tahiti. Un copain se charge
donc de poster à date convenue
le tendre courrier. Imaginant
son fils à l’abri de tout danger,
sa maman peut ainsi passer la
fête de Noël rassurée. La
délicate intention de cet homme
me touche particulièrement.
Notre équipe a mis au point un
stratagème pour être informée
dans les meilleurs délais d’un
mouvement de la force. Le chef
d’équipe des reporters que je
suis alors va traîner ses guêtres
dans le PC tactique, sans
toutefois risquer d’incommoder
la flopée d’officiers supérieurs
qui y grenouille, et encore
moins l’autorité suprême, le
général Mouscardès. Le reste de
l’équipe
va
recueillir
les
informations auprès de la
troupe, en écumant les popotes
à la recherche d’un bon tuyau.
Le chef d’état major multiplie
les exercices d’alerte de jour
comme de nuit. Il préconise que
l’officier de permanence donne
l’alerte en faisant exploser une
grenade offensive au milieu de
la zone de bivouac, près du mat
des couleurs. C’est ainsi qu’en
plein sommeil, nous nous
retrouvons empêtrés dans nos
tenues S3P, à regagner nos
postes de combat en un temps
record, caméra et appareil
photo au poing. Cela ne nous est
pas très utile, vu que nous avons
interdiction
d’utiliser
le
moindre flash.
Sur le terrain, ne voyant rien
venir et devant l’inertie de la
situation générale, notre équipe
s’est
mise
en
charge
d’immortaliser sur pellicule le
quotidien du soldat. L’inactivité
est son pire ennemi. Nettoyage
des armes, parties de volley,
séances de musculation et
parties d’échecs rythment la
journée. Tous rêvent d’aller
faire un galop en VAB ou en
char vers la frontière, mais pas
question d’entamer le potentiel
des blindés avant l’offensive, ni
d’user
prématurément
le
matériel. Parfois, au loin, un
troupeau de chameaux passe
nonchalamment
entre
les
brumes du désert.
Notre équipe possède un
avantage
remarquable
par
rapport à tous ces soldats
cantonnés sur leur position
pendant plusieurs semaines.
Nous avons un moyen de
transport, une Peugeot P4,
obtenue non sans difficultés
auprès de l’adjoint logistique du
général Roquejoffre à Ryad.
Nous sommes donc en mesure
de naviguer dans le désert et
d’aller d’une unité à l’autre,
parfois
distantes
d’une
quinzaine de kilomètres. Sans
GPS, le cap se fait à la boussole
et donne parfois l’occasion de
discussions animées au sein de
l’équipe. Pour ma part je sais ne
pas pouvoir faire confiance à
mon sens de l’orientation et me
repose sur notre photographe,
Yann Lejamtel, pourvu d’un don
infaillible en la matière. Grâce à
lui nous apprenons même à
déjouer, les jours de grosses
chaleur, les mirages qui par effet
d’optique nous font voir un
cantonnement là où il n’existe
pas. De nuit, nous pouvons au
moins
nous
guider
plus
facilement à la lueur des
campements. Mais à l’arrivée au
poste de garde, encore faut-il
affronter la sentinelle qui n’est
pas toujours d’humeur, malgré
l’utilisation du « mot de passe »,
à supporter que nous puissions
avoir une dérogation en dépit
du couvre-feu.
Pour nettoyer le matériel de
prises de vues, et nous
reconditionner par la même
occasion, j’ai installé notre base
arrière dans une chambre
« troupe » située dans la
caserne saoudienne de KKMC,
la citée du Roi Khaled, où les
Français ont installé le gros de
la logistique et le détachement
de l’ALAT. C’est de là que
partent
les
reportages,
acheminés ensuite par avion
vers la France.
Chaque jour, nous faisons le
tour des unités, nous efforçant
de rechercher les meilleures
idées de sujets, questionnant la
troupe, du chef de corps au
légionnaire.
C’est ainsi que ma mémoire
s’imprègne de quelques figures
remarquables.
Le
colonel
Lecerf, adjoint d’une unité de
Légion en fait partie, un francparler et une gueule de cinoche
à la Bebel, tout droit sorti des
Morfalous !
C’est
amusant
comme, d’un seul coup, le fait
de vous retrouver à côté d’un
homme de cette trempe vous
rassure. Lui et ses légionnaires
semblent
indestructibles.
L’exemple vivant d’une figure
charismatique.
Un accueil mémorable nous est
réservé au 1er Spahis par le
capitaine De la Rue du Camp. Il
est magistral avec ses baccantes,
sa voix tonitruante et ses allures
d’officier de la coloniale sorti du
film
Fort
Sagane.
Pour
compléter
le
tableau,
la
mascotte
du
régiment,
Youssouf, un jeune bélier, le suit
pas à pas. Sous la tente l’officier
nous offre le thé. J’ai alors la
douce impression de vivre dans
une autre époque, dans la peau
d’un méhariste du siècle dernier
à qui l’on a réservé la meilleure
hospitalité.
Une autre figure charismatique
me laisse un souvenir détonant :
Le
capitaine
Chapoulot,
commandant une compagnie de
combat du 1er RI. Il accepte que
nous participions avec ses
hommes à une action de
reconnaissance au sud de la
frontière irakienne. Il faut voir
l’opération
héliportée,
dix
Pumas volant de front, à
quelques
mètres
du
sol.
Atterrissage en roulant dans le
désert, dépose rapide puis
marche à pieds pendant 10 km.
A une portée de fusil
de là, un soldat avait
emporté dans son
paquetage une flûte
traversière. Le son
mélodieux et fragile
contraste avec la
rusticité du désert.
Je suis admiratif des tireurs
Milan,
qui
portent
leur
munition sur le dos, sous un
soleil de plomb. Nuit en
observation, puis décrochage,
marche à nouveau, guidage des
hélicos
au
miroir,
puis
récupération
de
tous
les
guerriers.
Les jours précédant Noël nous
réservent leur lot de surprises.
Un concours de crèche a été
organisé entre toutes les unités.
Au 2e REG, un légionnaire a
entrepris de sculpter dans un
bloc de sable la scène de la
nativité. Un nouveau venu a fait
son apparition : un chameau
plus vrai que nature. A une
portée de fusil de là, un soldat
avait
emporté
dans
son
paquetage une flûte traversière.
Le son mélodieux et fragile
contraste avec la rusticité du
désert.
Et ce jour où pour la première
fois que nous mangeons du pain
frais avec nos rations ! Une
révolution
logistique.
Un
symbole français envié par tous
les autres soldats de la coalition.
Le légionnaire en charge de la
boulangerie
de
campagne
accepte de nous ouvrir ses
portes. Un véritable laboratoire
aseptisé, niché à l’arrière d’un
camion. Comme tout boulanger
qui se respecte, il trime la nuit,
sans discontinuer. Aux aurores,
des camions se chargent
d’acheminer le précieux butin
sur le terrain. La boulangerie est
vite devenue une attraction
médiatique. A défaut de voir nos
soldats au combat, lassés des
exercices dynamiques organisés
pour la presse, l’officier de
presse du SIRPA incite les
journalistes à se tourner du côté
de la boulangerie de campagne.
C’est ainsi que notre légionnaire
devient provisoirement une
star.
A l’avant veille de Noël, Eddy
Mitchell a accepté de donner un
concert
pour
les
soldats
français. Quelle arrivée ! Une
descente d’avion vaporeuse. Des
passagers tanguant qui laissent
deviner un vol bien arrosé. Estce pour conjurer la peur ? Eddy,
son épouse et ses musiciens
sont vite dégrisés lorsque sur le
tarmac il leur faut essayer leur
masque à gaz. Précaution utile
en cas d’attaque chimique qui
fait toucher du doigt à nos hôtes
la réalité du moment et le
danger de la situation. Je
soupçonne
encore
l’officier
chargé d’organiser la visite de la
célébrité, d’avoir un peu exagéré
la
manœuvre
pour
les
impressionner. Ce ne sont
pourtant pas les Scuds irakiens
qui viendront à bout du rockeur,
mais les autorités saoudiennes
qui refusent qu’il joue. Un
concert
en
terre
sainte ?
Impensable. C’est ainsi qu’Eddy
entame la tournée des popotes,
guitare sèche sous le bras, à
l’ombre des filets « cam »,
buvant un café, sirotant un coca.
Un succès. Partout l’accueil est
triomphal. Autour de la star
une foule de soldats l’approche,
lui serre la main, se fait
photographier ou obtient un
autographe.
Et Eddy y va de bon cœur. Il a
même le droit à un tour en
Sagaie.
Situé à la place du radio, il a
fière allure, une chevauchée
héroïque en quelque sorte !
Pour ne pas froisser les
autorités, une estrade en bois a
été construite en plein désert,
sur laquelle trônent une batterie
et un micro. Les soldats français
attendent l’autorisation de nos
amis saoudiens.
Le concert va-t-il avoir lieu ?
Jusqu’au dernier moment le
doute subsiste. Une colonne
d’une dizaine de camions arrive
au loin. Le convoi s’arrête
quelques minutes dans un
nuage de poussière, puis repart
d’où il est venu. Vingt
kilomètres de tape cul et un
goût amer pour tous ces soldats.
La dernière séance, avant
l’heure…
Le soir de Noël l’état major a
autorisé les soldats à revêtir
pour la première fois le nouveau
treillis
camouflé
sable,
fraîchement déstocké. Quelques
heures avant l’heure, chacun y
va, une aiguille à la main, de ses
talents de couturier, pour
accrocher les insignes d’apparat,
fourragère et décorations. Le
ministre de la défense, JeanPierre Chevènement, a décidé
de visiter les troupes. Une visite
moins sexy que la star du rock.
Comment l’aumônier s’estil procuré le vin de messe?
Peut-être a t-il corrompu
nos camarades du service
de santé qui le font voyager
dans des poches
de goutte à goutte?
La messe est célébrée sous une
tente, dans la discrétion, sans le
regard
des
autorités
saoudiennes. Vingt soldats sont
réunis. Chaque homme doit
penser à sa famille et au
sacrifice qu’il va peut-être
devoir accomplir. Est-ce pour
certains d’entre nous, le dernier
Noël ? Une communion d’âmes
et
d’esprits.
La
fierté
d’appartenir à une famille, un
groupe soudé.
Comment l’aumônier militaire
s’est-il procuré le vin de messe?
Peut-être a-t-il corrompu nos
camarades infirmiers du service
de santé qui le font voyager
dans des poches de goutte à
goutte?
Le ministre après avoir visité les
popotes est invité à dîner à la
Légion. Le général Germanos
me propose de me joindre à sa
table. La mort dans l’âme
j’abandonne mon équipe pour
m’incruster dans un dîner dont
je ne garderais aucun souvenir.
Si ce n’est rétrospectivement la
honte d’avoir eu à partager cet
instant avec ce ministre qui
allait démissionner de son poste
quelques semaines plus tard,
abandonnant les soldats à leur
sort en plein conflit.
En fin de soirée, le général ayant
raccompagné le ministre à sa
tente, s’enquerre de voir la
manière dont l’équipe des
reporters est installée. Nous
entrons sous la tente bédouine.
Les hommes dorment au milieu
des caisses, les sacs d’alerte au
pied des lits picot, les serviettes
de toilettes pendent sur des
cordelettes en travers de la
chambre. Le général jette un
coup d’œil, met la main à sa
poche de treillis et en sort une
liasse de billets : « tenez, avec ça
vous pourrez vous acheter une
nouvelle tente, histoire de vous
agrandir ».
Je
garderais
toujours
un
magnifique
souvenir de cet instant. Le
général, officier de Légion, avait
su toucher le cœur en se
montrant aussi généreux et
attentif envers ses hommes.
Notre équipe a son maillon fort.
Le second maître Flego, marin
de son état, échoué en plein
désert mais à l’aise comme un
poisson dans l’eau au milieu des
unités de l’armée de terre. Il a la
responsabilité de la station
Inmarsat dédiée aux soldats qui
ont ainsi l’opportunité d’appeler
leur famille, un cadeau du Sirpa.
Il faut imaginer l’installation du
« Flego ». Une valise et une
chaise,
couplées
à
un
amoncellement de câbles et
prises à broches multiples. Le
marin, armé de sa boussole,
arpente
le
désert
avec
assurance, à la recherche de la
meilleure position pour orienter
sa parabole. Un petit groupe
électrogène
suffit à
faire
fonctionner son installation,
alimenté par l’essence fournie,
toujours avec empressement,
par les unités visitées.
Une file de téléphonistes. Pour
les soldats, Flego représente le
Sirpa à lui tout seul. Il
ressemble à un sapin de Noël,
décoré, embelli par les cadeaux
de ses nouveaux amis, insignes,
passants, pucelles qu’il accroche
sur son treillis. Ce marin,
débrouillard comme personne,
bénéficie
d’une
sorte
d’indulgence, une mascotte en
quelque sorte.
Chaque coup de fil est
comptabilisé sur le cahier du
second
maître,
notre
standardiste d’exception. 2
minutes de conversation intime
rapprochent
de
manière
inespérée le combattant des
siens. Certainement leur plus
beau cadeau. En raccrochant,
certains yeux embués laissent
deviner la voix d’une épouse,
d’un parent, d’un enfant. La nuit
de Noël, j’ai pu à mon tour
appeler chez moi, Laure mon
épouse. Mon premier fils,
Théodore, vient d’avoir 9 mois.
Je ne sais pas si mon meilleur
souvenir, dans cette guerre,
vraie première bataille de la
communication, n’est pas celui
du dévouement de cet homme
entièrement consacré au service
des autres.
Géraud Burin des Roziers