Psychologies N°235 Psychologies: Isabelle Carré : Psychologies

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Psychologies N°235 Psychologies: Isabelle Carré : Psychologies
Psychologies N°235
(novembre 2004)
A 33 ans, elle a déjà reçu un césar et un Molière. Dans "Holy Lola" de Bertrand Tavernier,
elle déborde d'émotion. Isabelle Carré est une superbe actrice, et une jeune femme lumineuse
et légère.
Isabelle Carré a un petit air désuet. Une blondeur, une fraîcheur de jeune fille en fleur hors du
temps. Difficile de lui donner un âge, en tout cas pas le sien. A 33 ans, elle a une voix
enfantine, un beau sourire radieux encadré de fossettes et de grands yeux étonnés. Elle a des
admirations d'adolescente pour une actrice, émaille l'entretien de citations, de dialogues de
films qui l'ont marquée. Une naïveté non feinte, revendiquée même. Mais elle est aussi cette
actrice magnifique qui nous a bouleversés dans "Se souvenir des belles choses" de Zabou
Breitman, ou dans le rôle de Géraldine, pleine d'une force à déplacer les montagnes, dans le
beau "Holy Lola" de Bertrand Tavernier, qui va sortir à la fin du mois. Sa profondeur, ses
failles, elle les garde pour elle, les dévoilant juste sur les écrans ou à quelques intimes. Par
pudeur, ou par politesse. Reste l'image d'une jeune femme simple et sensible dont le succès n'a
pas tourné la tête et qui n'a pas encore complètement envie d'être grande.
Psychologies:
On sait très peu de choses de vous. Cela vous semble impudique de vous dévoiler?
Isabelle Carré :
Oui. Je suis épatée par la facilité avec laquelle les gens se livrent. Je ne veux pas être
mystérieuse, je ne suis pas bêcheuse, simplement je parle d'intimité avec mes intimes.
Psychologies:
Vous voulez bien que nous parlions de vos parents? Ils sont artistes?
Isabelle Carré :
Oui et non. Mon père est designer, ma mère secrétaire, mais elle fait de la sculpture. Ce sont
eux qui m'ont donné le goût de l'art. Quand on était petits, avec mon grand frère, qui est
aujourd'hui musicien, on était tout le temps dans les expos, les musées, et le mercredi aprèsmidi on allait au Centre américain faire de la peinture, du théâtre. J'ai aussi commencé la
danse et c'est devenu ma passion.
Tournages et tournée
Sur les écrans le 24 novembre, "Holy Lola", de Bertrand Tavernier : Isabelle Carré joue
Géraldine, une jeune femme qui, avec son mari Pierre (Jacques Gamblin), part au Cambodge
adopter un enfant. Un film engagé et émouvant sur le désir d'enfant et le par-cours de
combattant des adoptants.
Elle tourne en ce moment le nouveau film de Cédric Kahn, avec Vincent Lindon, "L'Avion".
Elle jouera ensuite dans le prochain film d'Anne Fontaine. Puis, pendant trois mois, elle
sillonnera la France en reprenant son rôle au théâtre de "L'Hiver sous la table", de Roland
Topor, mise en scène par Zabou Breitrnan
Vous vouliez en faire votre métier?
Isabelle Carré :
Oui, absolument. Mais c'était trop tard. J'avais treize ans et je n'étais pas au niveau des autres.
Dans les cours, on me mettait au dernier rang. Je n'avais pas le cou de pied qui permet de tenir
sur les pointes. Je n'arrivais pas à faire le grand écart... Ça a été une déception très violente
quand j'ai compris que je devais arrêter. J'ai quand même ramé pendant un an et demi!
La confiance perdue après la danse, vous l'avez vite retrouvée?
Isabelle Carré :
Vite? Oh, non, non, pas si vite. J'adore l'image de Françoise Dolto sur l'adolescent, qu'elle
compare au homard. Quand le homard enfant devient adulte, il perd sa carapace pendant un
moment avant d'en retrouver une autre. C'est ce que j'ai ressenti. Je n'avais plus de carapace.
Et c'est aussi le moment où mes parents ont divorcé. Comme tous ceux de cette génération!
[Elle rit.] J'ai vécu les années où il y avait un enfant de divorcés dans la classe, l'année d'après,
six, et l'année suivante la moitié de la classe. L'arrêt de la danse et la séparation de mes
parents, ça a été très violent.
Qu'est-ce qui vous a aidée?
Isabelle Carré :
Le cinéma. J'y allais tous les jours et ça me remplissait. J'ai pris l'habitude de me laisser aller
dans les films. J'aimais tellement "Une femme à sa fenêtre"' que je recopiais toutes les
répliques de Romy Schneider pour garder une trace. Elles me semblaient si justes! Je me
souviens aussi de la lettre de Rosalie à David dans "César et Rosalie"` : « César sera toujours
César et toi tu seras toujours David, qui me mène sans m'emporter, qui me tient sans me
prendre et qui m'aime sans le vouloir. [Elle reste songeuse un instant.] C'est trop beau! C'était
une magnifique échappatoire, une façon de sortir d'une réalité trop dure pour moi.
Le théâtre est arrivé quand ?
Isabelle Carré :
A ce moment-là. J'en faisais le samedi et j'ai découvert que c'était nettement mieux que la
danse. J'ai compris qu'on pouvait rompre avec la solitude et la concurrence, et se retrouver
avec des gens qui partageaient la même passion. Le soir, on montait à Montmartre regarder
Paris en disant des textes... On était hyper heureux. Je retrouvais une famille. J'ai été
structurée par l'art.
De quelle façon?
Isabelle Carré :
Ça me nourrit. Je rentre dans un musée et j'en ressors toujours avec un vrai bonheur. Je ne me
sens jamais vide. J'aime admirer. Des artistes, des actrices me bouleversent. Comme Maggie
Cheung dans "Clean"'. J'ai acheté la musique du film, je me la passe en boucle et je revois les
scènes. Je suis reconnaissante aux artistes de m'offrir leur talent.
Vous ne vous dites pas : "Je ne suis pas au niveau" ?
Isabelle Carré :
Oh si, je me le dis tout le temps, et c'est stimulant! Sentir que j'ai une marge de progrès
énorme avant d'arriver à la mesure de tel ou tel acteur m'ouvre toute une route passionnante.
Vous ne ressentez jamais de jalousie lorsqu'un beau rôle est offert à une autre?
Isabelle Carré :
Je suis tellement gâtée que j'aurais mauvaise grâce à regarder dans l'assiette de l'autre. Même
s'il y a des rôles que j'aurais adoré jouer, comme Amélie Poulain. J'ai été très touchée par les
scènes avec l'homme à la maladie de verre. C'est magnifique quand il lui dit : « Contrairement
à moi, mademoiselle Amélie, vous n'êtes pas en verre. Alors vivez! »
Vous retenez des phrases de dialogues comme le font les adolescents. C'est étrange comme
vous avez l'air jeune, pleine d'admiration !
Isabelle Carré :
Heureusement! Oui, je me sens très jeune, remplie de curiosité, encore en évolution. Il n'y a
pas longtemps, j'ai rencontré Suzanne Flon et je lui ai dit : « J'ai l'impression que la peur, les
doutes, ça passe en vieillissant. » Elle m'a regardé et elle m'a dit « Tu crois? » [Elle rit.] Donc
je ne suis pas au bout de mes peines! Mais je me sens beaucoup plus heureuse aujourd'hui, à
33 ans, qu'à 15. Vieillir ne m'angoisse pas. Je n'aime pas les femmes lisses. Au contraire.
J'adore Ana Magnani qui disait aux maquilleuses : « Ne touchez surtout pas à mes rides, j'ai
mis tant d'années à les obtenir! »
Physiquement, vous avez confiance en vous?
Isabelle Carré :
Je me suis toujours vue dans la moyenne. Ni moche ni belle. Mais c'est plutôt bien pour mon
métier, ça me permet d'avoir accès à des rôles de jeune femme banale avec laquelle les
spectateurs s'identifient. Dans le prochain film d'Anne Fontaine, je joue le rôle d'une fille qui
dit qu'elle a toujours été transparente et que, enfant, on l'oubliait sur la plage. Je comprends ce
qu'elle veut dire. Mes parents ne m'ont jamais oubliée sur la plage, mais ils auraient pu. [Elle
rit.]
Vous ne préféreriez pas être une femme que l'on remarque?
Isabelle Carré :
Non, je n'ai pas envie qu'on me remarque. D'ailleurs, on me reconnaît assez peu dans la rue,
être transparente, ça me plaît.
Curieusement, pour quelqu'un de discret, vous avez assez souvent joué nue. Ça ne vous est
pas trop difficile?
Isabelle Carré :
Si, pour jouer la fille désinhibée dans "Les Sentiments", de Noémie Lvovsky, j'allais deux ou
trois fois par semaine à la danse africaine et là je me sentais bien, prête à jouer nue. C'est une
danse qui libère le corps. On ne se dit pas, comme dans la danse classique : « Est-ce que je me
tiens bien? » mais plutôt : « Est-ce que je me lâche bien'? » La danse africaine, c'est mon
secret, ma façon de m'abandonner.
Vous avez du mal à vous abandonner?
Isabelle Carré :
Beaucoup, mais ça me passe. Je m'autorise à être parfois triste et j'arrive enfin à le dire à mes
proches. Je l'ai acquis petit à petit. J'apprends à me dire que moi aussi je compte, pas
seulement l'autre. Je m'abandonne plus facilement, mais seulement avec quelques personnes.
Vous avez déjà fait une thérapie?
Isabelle Carré :
Non, mais je sais que ça peut vous sauver. J'ai rencontré Boris Cyrulnik, à une émission de
radio, et il a éclairé ma journée. J'admire les thérapeutes qui arrivent à rendre des vies
cohérentes. Je me sens ridicule à côté. Tout le flan qu'on fait sur les artistes, alors qu'il y a des
gens d'une qualité tellement supérieure, c'est attristant.
Dans "Holy Lola", vous jouez une jeune femme qui veut à tout prix adopter un enfant. Vousmême, vous avez envie d'avoir un enfant?
Isabelle Carré :
Oh oui! C'est le temps qui me manque. Mais l'envie est là. Le tournage de "Holy Lola" n'a pas
joué comme un révélateur parce que j’avais déjà ça en moi, mais le désir d'enfant est un
sentiment avec lequel j'ai vécu pendant deux mois et demi.
C'était fort. Ce tournage vous a donné envie d'adopter?
Isabelle Carré :
Comme le dit Géraldine dans le film : « J'avais envie de tous les emmener. » Heureusement, il
y a un processus d'agrément qui ralentit la possibilité d'adopter. C'est bien que le désir soit mis
à l'épreuve. J'essaie de garder la tête froide parce que je ne sais pas à quel point c'est le rôle
qui a déteint sur moi, mais l'adoption a toujours été quelque chose qui m'a appelée.
Vous êtes d'ailleurs engagée au côté d'une association de parrainage d'enfants.
Isabelle Carré :
Oui. Je ne suis pas une personne engagée, mais je fais ce que je sens, ce que je peux, à ma
mesure. Il y a une phrase de Vaneigem que j'adore : « Je sais que le bonheur de tous peut
parfaire le mien. »
On a l'impression que vous n'êtes pas sortie indemne du tournage de ce film au Cambodge?
Isabelle Carré :
Non. Ça a été une expérience de vie. Je n'ai pas vu les temples d'Angkor, je n'ai visité que des
orphelinats et le musée du génocide. Partout on a rencontré des gens meurtris. La moitié de
l'équipe était cambodgienne, et chacun a beaucoup appris de l'autre. Cette expérience a changé
mon regard sur ma vie, sur mes petites angoisses d'Européenne. Après avoir vu la vraie
souffrance des gens là-bas et leur dignité, on hésite à se plaindre. Ce pays, ces rues, cet
appartement, nos vies, c'est un luxe inouï dont on a perdu la conscience.
Vous vous êtes aussi intéressée à la spiritualité des Cambodgiens?
Isabelle Carré :
Une fois, on a tourné dans un temple, et le moine nous a bénis en nous envoyant des pétales
de fleurs. J'ai voulu garder en moi cet instant de sérénité. Je me suis dit : « Il faudra que tu te
rappelles cette image, quand tu seras trop stressée tu la feras revivre. » J’y repense souvent.