A Lilian, avec tout mon amour….
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A Lilian, avec tout mon amour….
A Lilian, avec tout mon amour…. 1 Fred Le Merre VENGEANCES 3 Première partie La Genèse 5 Mercredi 29 juin 1960 La voiture prend tout son temps. Il faut dire que la route est sinueuse et la pente très forte. L'heure tardive permettrait pourtant à Henry Bennett de conduire plus vite : il ne risque pas de rencontrer qui que ce soit. Mais en conducteur prudent et en père de famille responsable, il ne s'autorise pas à dépasser le 50 kilomètres heure sur cette route reliant Vallorcine à Chamonix. La voiture approche d'un tournant en épingle à cheveux. Henry appuie un peu plus fort sur la pédale de frein qui soudain s'efface sous son pied ! Vite, très vite, il appuie de nouveau plusieurs fois sur le frein. Rien n'y fait !! Une onde de glace parcourt le corps d'Henry qui agrippe le volant de toutes ses forces. Dans un crissement de pneus, la voiture sort du virage et se met à avaler la pente en zigzaguant. - Agnès ! Virginie ! Tenez-vous bien !! Je n'ai plus de frein !! Agnès qui somnolait réprime un cri et se retourne pour apercevoir sa fille de 5 ans qui dort allongée sur la banquette arrière, inconsciente du drame qui se joue. La voiture prend de plus en plus de vitesse, sort d'un virage à droite pour déjà entrer dans un virage à gauche....... Henry tente de rétrograder, mais la vieille boite à vitesse de son antique Simca refuse de se laisser faire. 7 Ballottée comme un sac de pommes de terre, Virginie s'est réveillée et se met à hurler. Dans 30 mètres ce sera encore une épingle à cheveux !!! Lancée maintenant à plus de 80 à l'heure, la voiture fonce telle une fusée. Dans un sursaut, Henry cri à son épouse : - Attrape la petite ! Viiiiite ! Je vais tirer le frein à main !! Mais il est bien trop tard ! Agnès, tournée vers Virginie, tendant désespérément les bras vers sa fille qui percute avec une violence incroyable la portière gauche, ne voit pas la voiture quitter la route et plonger dans le ravin. Henry a serré le frein à main, bloqué pour un court instant les roues du véhicule qui s'est mis en travers de la route avant d'entamer un tonneau, puis un autre, un autre, et encore un autre...... Dans l'habitacle tout n'est plus que fracas ! Les corps s'entrechoquent, les vitres se brisent pendant que les tôles se disloquent. A mi-pente, Virginie est soudain éjectée par le trou béant laissé par la vitre arrière qui a disparue dès le premier tonneau. Tandis que la voiture poursuit sa course folle emportant Henry et Agnès vers leur destin, Virginie semble flotter dans l'air telle une feuille morte l'espace d'une seconde, puis plonge brutalement vers le sol, les yeux agrandis par l'effroi, un cri muet figé sur sa bouche grande ouverte. 8 Et le miracle se produit, un mélèze toutes branches déployées, semble se tendre, se contorsionner, pour récupérer le corps de la fillette désormais évanouie. Une après l'autre, les branches amortissent la chute qui devait être mortelle. Et c'est une Virginie griffée, tailladée, mais vivante, qui finit par se poser sur un lit de brindilles disposées là pour elle. Quarante mètres plus bas, l'horreur est indicible. Agnès et Henry, unis dans la mort comme ils l'étaient dans la vie, sont serrés l'un contre l'autre dans l'épave recroquevillée de leur belle voiture. Restés à l'intérieur de l'habitacle ils n'avaient aucune chance. Plus un millimètre d'espace ne subsiste au milieu de l'enchevêtrement des tôles. Et la vie les avait quittés bien avant que ne cesse la chute. L'homme a froidement assisté au drame qui vient de se jouer. Il suivait de loin la famille Bennett et n'a eu qu'à se garer pour jouir de la fin de la cascade. Il ne lui reste désormais plus qu'une seule tâche à accomplir pour en finir : mettre le feu à l'épave afin que nul ne puisse découvrir que les freins ont été sabotés. Dans quelques instants, lui et ses associés seront libérés de l'angoisse qui les étreint depuis deux jours. Dévalant à son tour la pente, un sac sur le dos, il passe sans la voir, à cinq mètres d'une Virginie qui reprend tout juste conscience. Arrivé près de la voiture, très rapidement, il sort une bouteille d'essence et en inonde la carcasse. 9 Puis il enflamme une allumette et se protégeant d'une main le visage la jette vivement vers le véhicule. Le brasier est immédiatement énorme et bientôt toute trace du forfait sera effacée. Satisfait du résultat, l'homme n'a plus qu'à remonter tranquillement vers sa voiture et reprendre sa route comme si de rien n'était. Virginie toujours sans voix a assisté à toute la scène. Elle va rester là, prostrée, une heure durant, avant de réussir à faire un mouvement. Enfin, lentement, comme au ralenti, elle se lève et entreprend de remonter la pente jusqu'à la route. Elle a vécu un terrible accident, quasiment vu ses parents griller sous ses yeux, vu l'homme responsable de tout ça, et ne se souvient de rien. Par on ne sait quel miracle qui va lui permettre de vivre comme n'importe quelle autre petite fille de son âge, l'horreur et les images de l'horreur sont allés se stocker dans un tout petit coin de son cerveau. Elles sont là, bien présentes, mais pour le moment vont la laisser tranquille. Arrivée à la route, il faudra à Virginie attendre une heure encore avant que, enfin, la chance lui sourie et que passe une voiture. - Il y a eu un accident. Ce seront ses seules paroles avant qu'épuisée par ce drame elle ne s'évanouisse pour la deuxième fois de la nuit 10 Lundi 27 juin 1960 Henry Bennett a eu le temps de penser à ce qu'il doit leur dire. Le trajet entre son domicile avenue Henry Martin, en plein centre de Chamonix et la banlieue résidentielle où se trouve la villa, peut être devrait-on employer le mot palais, de Gérard Gomez, prend au bas mot trois quarts d'heure. Non pas qu'il y ait tant de distance, mais à cette heure là, dix-sept heures trente, le trafic est tel que les véhicules roulent collés les uns aux autres, à deux à l'heure. Et c'est tant mieux ! Ce rendez-vous est très important, crucial même ! Bien qu'il ait pris le temps de se préparer, Henry doute d'arriver à convaincre les trois personnes qu'il s'apprête à rencontrer. Il faut qu'il rassemble son courage, qu'il se montre ferme et intraitable ! Ne surtout pas les laisser chercher à se disculper, trouver des excuses bidon ! Ils n'en ont aucune !! Depuis deux mois, Henry Bennett, maire de Chamonix, constitue un dossier sur les agissements de deux de ses adjoints municipaux ainsi que sur un juge du tribunal de Chamonix. Trois individus qui sont aussi ses amis, ou du moins qui l'étaient jusque là. Jusqu'à ce qu'il se rende compte que profitant de leurs professions et de leur statut d'élus municipaux, ils détournent des millions. 11 Gérard Gomez, Charles Samaka ainsi que Pierre de Ballard détournent l'argent des personnes mises sous tutelle et dont la gestion leur est confiée. La combine est simple et efficace : Charles Samaka qui est médecin conseille habilement les personnes âgées et leurs familles de mettre les biens des êtres chers, parents, grands-parents, sous tutelle, afin d'éviter que les économies de toute une vie se voient gaspillées du fait de pertes de mémoire, d'étourderies tout simplement, ou plus grave, de maladie d'Alzheimer. Pierre de Ballard, juge des tutelles, rend ses jugements en faveur de Gérard Gomez, le curateur, qui par de subtiles opérations comptables fait tout simplement et définitivement disparaître dans sa poche et celles de ses acolytes, sans aucun scrupule, les fortunes ainsi que les petites économies. Bien sûr, cela est fait très progressivement et très intelligemment. Et si ce n'était à cause des élections municipales qui se rapprochent, Henry n'aurait jamais rien découvert. En effet, dans sa grande naïveté, Henry Bennett qui est désireux de couper court à toute possibilité de calomnie lors de la campagne, a décidé de rédiger un rapport, qui sera rendu public, sur chacun de ses colistiers. Ceci afin que ne plane aucun doute sur l'honnêteté de chaque candidat et sur l'usage qui est fait des biens communaux. Pour ne mettre personne mal à l'aise, mais aussi pour travailler plus librement, il a commencé cette tâche tout seul. Et c'est ainsi, une découverte en entraînant une autre, qu'il a mis à jour la plus incroyable des combines. Alors, avec patience et opiniâtreté, il s'est débrouillé pour consulter les dossiers de ses administrés placés 12 sous tutelle. Ils sont nombreux, anormalement nombreux, et de préférence riches. Sous le prétexte d'étude statistique, il a pu approcher les victimes, constater leur degré d'incapacité et surtout avoir accès à leurs comptes bancaire. Leurs comptes bancaires qui ont fondu comme neige au soleil depuis leur mise sous tutelle !! Concernant les détournements d'argent, après deux mois de recherches, le dossier à charge est complet et permettrait d'ores et déjà de faire condamner les trois complices. Henry soupçonne par ailleurs Charles Samaka qui est médecin neurologue d'aider un peu ses patients à perdre leur mémoire. Bennett pourrait porter plainte et faire immédiatement démarrer une enquête. Mais il connaît les lenteurs de la justice et sait bien qu'il faudrait des années avant que les victimes de cette escroquerie soient remboursées, si elles le sont un jour ! C'est pourquoi il est en route pour rencontrer chez Gomez les trois escrocs. Pour leur proposer de mettre son dossier à la poubelle, de fermer les yeux sur leurs ignominies, s'ils acceptent de rendre sur-le-champ tout l'argent qu'ils ont détourné. Ils en ont les moyens, et s'il leur faut vendre leurs belles maisons, leurs belles voitures, renoncer au bateau sur la côte d'azur, ou à on ne sait quoi d'autre, peu lui importe. Ce sera ça ou la prison ! Ayant finalement rencontré peu de circulation, c'est après seulement vingt cinq minutes de route qu'Henry pénètre dans la propriété des Gomez. Il gare sa Simca Aronde à côté des autres véhicules, au bas des escaliers qui mènent à la maison, respire profondément afin de calmer les battements de son cœur qui s'est 13 accéléré considérablement, et sort enfin, prêt à la confrontation. Il est en train de gravir les marches du perron quand Gérard Gomez, jovial, vient l’accueillir, une coupe de champagne à la main. - Henry, mon ami ! Nous n’attendions plus que toi, Charles et Pierre sont déjà là. Viens donc goûter cet excellent champagne. Il m’a été livré hier. De la meilleure qualité ! ! Bennett, pâle comme un linge décline l’offre formulée avec le toujours très fort accent pied noir de Gérard Gomez. Les années passées en France depuis son retour d’Algérie n’ont pas altéré ces intonations si particulières aux français de «là-bas« - Non merci, pas ce soir. En revanche, je prendrai volontiers un grand verre d’eau. Aïe, aïe, aïe ! ! Mais tu vas rouiller ! ! Gomez qui a remarqué la tension de Henry Bennett tente cette plaisanterie facile. En pure perte…. Tout en discutant, ils ont pénétré à l’intérieur de la maison. Le salon est immense, et pourrait être très beau si la décoration était différente et la pièce moins surchargée. Comme chaque fois qu’il rentre dans cette maison, Henry est frappé par la lourdeur du goût ainsi que par les sommes folles que Gérard et sa femme ont dû dépenser pour arriver à un tel fiasco. Gérard lui a toujours dit avoir réussi à rapporter une fortune d’Algérie. Bennett sait maintenant que l’Algérie n’est pas la seule provenance de l’argent des Gomez. 14 Après avoir salué Charles Samaka et Pierre de Ballard, Henry porte à ses lèvres le verre que Gérard vient de lui servir. Il avale rapidement plusieurs fois, s’éclaircit la gorge et prend enfin la parole. - - Messieurs, je viens ici ce soir plein d’une profonde tristesse et chargé d’une immense colère. Une profonde tristesse, d’abord, car je vous considérais jusqu’à il n’y a pas si longtemps comme des amis. Ce que j’ai découvert depuis deux mois m’a appris le contraire. Une immense colère, ensuite, et le mot est faible, depuis que j’ai mis à jour vos agissements ! ! Mais de quoi……. Laisse-moi parler, Gérard ! Tu t’exprimeras quand j’aurai fini ! ! Ou plutôt, si, tu vas me parler des curatelles ! De l’argent que tu es censé gérer honnêtement ! ! Cela fait deux mois que j’enquête sur vos manigances à tous les trois. Et je pense avoir mis à jour tous vos détournements. Gérard, ainsi que Charles et Pierre ont blêmi. - Je ne comprends rien à ce que tu dis mon pauvre Henry ! Je n’ai jamais détourné quoi que ce soit ! - Ah oui ? Alors laisse-moi te parler du livret de Caisse d’ Epargne du vieil Amédée Lepage. Depuis que tu as obtenu, grâce à Pierre, la gestion de ses biens, il n’a plus rien sur son compte. Ou peut être préfèrestu que nous parlions de madame Jacquin ? D’Isidore Grathelaut, des Lemarchand ou encore de Maurice Batini ? La liste est encore longue, mais tu la connais mieux que moi. 15 Et toi, Pierre ? Je n’arrive pas à comprendre que tu ais pu participer à ça ! Pierre baisse la tête, s’apprête à prendre la parole. - Ferme la, Pierre ! Lui ordonne un Gérard Gomez rouge de colère qui a compris qu’il n’est plus l’heure de nier. Bennett semble en effet savoir beaucoup de choses. Alors comme ça tu aurais soit disant des preuves sur de prétendus détournements ? - Oui, des preuves j’en ai, et bien plus que tu ne peux le supposer ! J’ai reconstitué votre arnaque de a à z, depuis le tout début, quand Pierre a commencé à systématiquement attribuer à Gérard toutes les curatelles de la ville, curatelles conseillées en sa qualité de médecin, par Charles ici présent. J’ai tout noté dans un dossier très complet que je peux remettre dès demain à la police qui saura sans nul doute quoi en faire. J’ai les noms, les dates, les sommes, tout y est ! Ce dossier je peux m’en servir ou le jeter à la poubelle, c’est vous qui allez en décider. Ah oui, et comment ? Tout simplement en commençant à rembourser dès demain ce que vous avez volé ! Tout ! Du premier au dernier centime. Même si pour cela vous êtes obligés de vous séparer de vos jouets à plusieurs millions ! Et oui, Gérard, même si tu es obligé de vendre ta magnifique DS 19 de 1958, fabriquée en seulement trois exemplaires… Arrête tes conneries, Henry. Tu sais bien que tout ça n’est pas possible ! Je suis sûr que tu nous menaces - - 16 - uniquement pour avoir ta part du gâteau ! Dis-moi combien tu veux, c’est accordé ! Tu me fais horreur, Gérard ! Comment ai-je pu te compter parmi mes amis ? Je vous laisse trois jours, pas un de plus, pour réfléchir à ce que vous allez faire. Passé ce délai, mon dossier Curatelles ira directement sur le bureau du commissaire de police ! ! Mais si, comme je l’espère, vous vous décidez à réparer vos torts, je conserverai mon dossier jusqu’à ce que tout le monde ait été remboursé intégralement. Après je le détruirais devant vous. Messieurs, j’ai bien l’honneur ! Trois jours, pas un de plus ! ! Venez me voir à mon bureau ! Et Henry Bennett quitte la pièce coupant court à toute autre proposition, laissant un Pierre de Ballard en proie à un profond désarroi, Gérard Gomez et Charles Samaka déjà en train de calculer comment ils pourraient s’en sortir. - Quel con ! L’honnêteté personnifiée ! Comme s’ils en avaient besoin, de tout cet argent, ces vieux ! ! Il n’est pas question de rembourser quoi que ce soit ! Charles Samaka, le médecin neurologue a été le premier à prendre la parole. Il sait déjà que Gérard pense comme lui et qu’il va falloir comme d’habitude forcer la main à Pierre. Charles et Gérard sont aussi différents physiquement que l’on peut l’être. Charles est grand, maigre, sec et le cheveu rouge flamboyant, tandis que Gérard est petit, gros, gras et brun foncé. Physiquement différents mais ils s’accordent parfaitement dans leur manière de penser et de faire les choses. Il n’en va pas de même pour Pierre qui bien 17 qu’aussi grand que Charles est un mou, incapable d’une décision. Pierre est indispensable pour que leur combine fonctionne. Il leur faut un juge, et celui-ci est à la merci de Gomez depuis cinq ans. Alors qu’il était en poste en Algérie, un soir qu’il rentrait d’une fête un peu trop arrosée, il avait écrasé un enfant près de chez lui. Désemparé, il avait fuit pour se rendre chez Gomez qui avait un garage. Gomez, il le savait était dans toutes sortes de combines et allait pouvoir l’aider. Effectivement, Gérard Gomez n’avait pas hésité une seconde, bien trop conscient de l’aubaine qui se présentait à lui : Il aurait désormais un juge dans la poche ! ! Rendu sur les lieux de l’accident, il avait fait disparaître le corps de l’enfant mort. Rien de plus facile dans ce pays où une guerre qui ne porterait pas ce nom était en train de démarrer. Puis il était retourné tranquillement à son garage effacer toute trace d’accident sur la voiture du juge. Mais avant tout cela, il avait pris bien soin de photographier et l’enfant et la voiture ! Si le juge ne coopérait pas en disant oui à toutes ses demandes, le dossier irait à la police… - Tu as raison, il n’est pas question de rembourser quoi que ce soit ! Il ne manquerait plus que ça ! Il faut trouver un moyen de faire plier cet abruti ! Non mais quel con ! Gérard est dans une rage folle. Il n’a pas l’habitude qu’on lui résiste et le refus de Bennett d’accepter son offre lui fait monter des bouffées de haine. 18 - Il faut le menacer de s’en prendre à sa gamine, propose Charles Cet abruti est bien trop intègre, cela ne marchera jamais… Monsieur la Vertu ! ! Non, nous sommes dans une merde pas possible, Charles. Et toi aussi Pierre ! ! Tu peux me regarder comme ça, tu es complice ! De tout ! ! Même si tu n’as jamais palpé autant de monnaie que nous sur ces affaires…. Gérard a ajouté cela avec un sourire narquois. Pierre de Ballard a beau être la pièce maîtresse de leur combine, il n’a jamais eu que les miettes que voulaient bien lui accorder les deux rapaces que sont Gomez et Samaka. Il est depuis l’Algérie sous l’emprise d’un maître chanteur…. Comme à son habitude, en homme faible, Pierre baisse la tête et ne dit mot. - Il faut le faire disparaître. Charles vient d’annoncer cela comme une évidence. - Tu es fou ! ! S’écrit Pierre enfin révolté. Pas du tout, Charles a tout à fait raison. C’est la seule chose à faire ! Et je sais déjà comment nous pouvons procéder ! C’est hors de question ! Si vous persistez à vouloir faire cela, je vous dénonce dès ce soir à la police ! ! Ah, ah, ah ! Celle là elle est bien bonne ! Si vous persistez à vouloir faire cela, je vous dénonce dès ce soir à la police ! ! Ah, ah, ah ! Et qu’est ce que tu vas leur raconter, aux flics, imbécile ? Que tu détournes avec nous depuis plusieurs années l’argent de tous les pauvres vieux du coin ? Qu’en plus tu as déjà écrasé un gamin et pris la fuite ? Et que tu as des 19 remords, c’est ça ? Arrête, je vais rire ! ! N’essaye même pas d’y penser ! Je sais que tu n’as pas les couilles pour le faire ! Mais si jamais tu imaginais en avoir le courage, oublie ! Ta Lucette, je la crèverai de mes propres mains dans les cinq minutes qui suivraient ton passage chez les flics ! Tu as bien compris ? Vaincu, Pierre baisse à nouveau la tête et se tait. - - - Comment tu crois qu’on peut faire, alors ? demande Charles Ecoute : On n’a pas beaucoup de temps, monsieur la Vertu est capable d’aller chez les flics plus tôt qu’il ne l’a dit. On va lui dire qu’on se rend compte du mal qu’on a fait, qu’il faut qu’on réfléchisse à comment rembourser, que ce n’est pas hyper simple, mais que déjà dans trois jours nous pourrons commencer. Ca devrait le calmer un peu. Oui, et ensuite ? Ensuite, dans deux jours il y a cette soirée à Vallorcine pour l’inauguration de la nouvelle salle des fêtes. En tant que maire il doit y assister, avec toute sa famille. Tu vois la route ? Ca tourne, ça vire, et surtout ça descend très fort pour revenir à Chamonix. Pendant qu’ils seront occupés à discuter et à boire, je vais simplement saboter les freins de son Aronde. Un tout petit peu seulement, pour qu’ils ne lâchent pas immédiatement. Non, quand ils seront en pleine descente.…. Vous êtes ignobles ! ! Sa femme et sa fille ? Pauvre pomme, et s’il en a parlé à Agnès ? Tu crois qu’elle est stupide et qu’elle ne fera pas le rapprochement ? Quant à sa fille, c’est humanitaire, 20 tu ne voudrais pas laisser une pauvre petite orpheline, quand même ? Le cynisme de Gérard est tel que de Ballard reste sans voix. - - - Tu ne crois pas qu’il y a un risque que quelqu’un se rende compte, après coup, que les freins ont été sabotés ? Si, et c’est pour ça que tu devras suivre leur voiture, discrètement, de loin, pour que tout de suite après l’accident tu y mettes le feu. Comme ça il n’y aura plus de trace de rien du tout. Oui, et comme ça je serai totalement complice…. Tu n’es pas bête, toi ! Que veux-tu, on n’est jamais trop prudent. Bon, c’est ok ? Nous sommes d’accord ? Toi aussi, Pierre ? ……… J’en déduis que tu es d’accord. Charles, je m’organise pour les freins, tu t’organises pour le feu, on fait comme ça ! Messieurs, ce n’est pas tout, mais j’ai des obligations familiales, alors je ne vous retiens pas. Moi, aussi, il faut que je rentre. Et toi Pierre, réfléchi bien, si tu dois faire une connerie ! ! Allez, bonsoir ! Gérard, je te téléphone demain, d’accord ? On fait comme ça, à demain. 21 Dimanche 3 juillet 1960 Cela fait trois jours que Henry et Agnès Bennett se sont tués dans un terrible accident de voiture. Du haut de ses cinq ans Virginie commence à peine à réaliser que papa et maman ne sont plus là, qu’elle devra désormais vivre avec son papi. Elle ne se souvient strictement de rien de ce qui s’est passé avant et pendant le drame, et c’est sans doute une chance. Dans la journée, grâce à l’attention constante des voisins et de son papi, elle arrive même à jouer et faire comme si de rien n’était. En revanche la nuit, dans son lit, elle est assaillie d’un horrible cauchemar qui la réveille et la laisse trempée de larmes et de sueur. Dès qu’elle s’endort, le mauvais rêve se répète, invariablement le même. Un homme monstrueux coiffé d’un chapeau rouge s’approche d’elle alors qu’elle est étendue sur une route. Il a des pieds énormes ! De très longues enjambées ! Ses pas martèlent l’asphalte et résonnent bruyamment. Il se rapproche d’elle à toute allure ! Sa bouche se met à cracher du feu ! Ce monstre va l’écraser et la brûler ! ! Elle veut se lever, mais reste paralysée. Elle veut hurler, mais aucun son ne sort de sa pauvre bouche déformée par l ‘épouvante… Alors elle se réveille, essoufflée, et il lui faut un long, très long moment avant de pouvoir enfin calmer les battements de son cœur. Et ce n’est qu’épuisée qu’elle va finir par trouver quelques petites heures de sommeil paisible. Ce matin son papi l’a réveillée avec mille caresses. Il l’a aidé à faire sa toilette, à s’habiller. Il l’a forcée à prendre un solide petit déjeuner. 22 Ce jour n’est pas un jour comme les autres. Virginie sait qu’elle va dire adieu à ses parents et elle pleure déjà à chaudes larmes. Aujourd’hui tout Chamonix pleure avec elle. Tout Chamonix est là pour enterrer le maire et sa femme. Cela faisait bien longtemps que Henry Bennett était maire de cette ville savoyarde, et il était fortement apprécié de tous. Chacun tient à lui rendre hommage. En étant présent, mais aussi en adressant à sa fille des paroles d’encouragement, de réconfort. Le cortège est immense et hétéroclite. Il y a là tous les notables, nombreux, ainsi que tous les anonymes, encore plus nombreux. Beaucoup pleurent, d’autres, très dignes, n’en portent pas moins sur leurs visages la douleur qu’ils ressentent. Pesamment la procession vêtue de noir est arrivée au cimetière. La mise en bière va avoir lieu. Gérard Gomez, premier adjoint au maire prend la parole pour prononcer l’épitaphe de Henry Bennett. Incarnant la tristesse, il ne tarit pas d’éloges sur le mort et sa femme, déclenchant des crises de larmes parmi ceux venu accompagner les Bennett dans leur dernière demeure. Charles Samaka, en tant qu’ami personnel de la famille prend à son tour la parole. C’est également un concert de louanges sur l’honnêteté et la force de travail de celui qui a consacré une partie de sa vie à Chamonix. Virginie qui a suivi le discours de Gomez sans réaction, est soudain saisie d’une angoisse folle dès la prise de parole de Samaka. Elle se met à trembler et subitement, ne pouvant se retenir, elle urine dans sa culotte, secouée de tremblements. Elle n’avait jusque là pas vu l’odieux médecin qui était resté en retrait. Une peur panique qu’elle ne s’explique pas s’empare d’elle et elle 23 se met à hurler. A tel point qu’il faut l’éloigner quelques minutes afin de la calmer. Dès que Samaka disparaît de son champ de vision, la panique s’estompe peu à peu, les sanglots cessent ainsi que les tremblements. Samaka ayant fort heureusement fini son odieux discours, Virginie ne va pas l’apercevoir à nouveau quand ayant rejoint le bord du caveau, le cercueil de ses parents va descendre reposer en terre. Les yeux rougis, le visage baigné de larmes, elle adresse silencieusement un dernier adieu à ses parents adorés, et accompagné de son papi qui titube de douleur, elle quitte le cimetière. 24 Mardi 5 juillet 1960 Pierre de Ballard se dégoutte. Il se dégoutte depuis bien longtemps déjà. Depuis ce funeste jour où il a tué cet enfant en Algérie. S’il avait été courageux, moins faible, il aurait assumé cette erreur ! Oui, mais il a eu peur. Peur d’aller en prison dans ce pays de sauvages. Peur de perdre tous ses privilèges. Peur du regard de sa femme, aussi. Mais aujourd’hui il a décidé d’être fort. Et de toute manière, il n’en peut plus. Edmond son fils et Lucette sa femme sont en ville pour la journée. Il va se donner la mort. Il est déjà virtuellement mort ce soir de décembre 1955 en Algérie. Aujourd’hui ce sera une formalité. Mais il ne va rien révéler des raisons qui l’ont décidé au suicide. Cela rejaillirait sur sa famille, et elle ne le mérite pas ! ! Il a tout préparé dans le garage qui a une poutre bien assez forte pour supporter son poids. Il a attaché la corde, approché le tabouret. Tout est prêt. Pour se donner du courage il boit un grand verre de son meilleur whisky et monte sur le tabouret. Une larme coule le long de sa joue. Machinalement il l’essuie. Il passe le nœud coulant autour de son cou, resserre suffisamment afin que cela ne lâche pas, et dans un énorme effort de volonté, il projette brutalement le tabouret loin de lui. La corde se tend, le nœud se serre encore plus, et déjà il manque d’air. 25 Malgré lui il se débat, gesticule, ses bras battant l’air comme un oiseau ridicule qui aurait des ailes trop petites. Et déjà le drame est fini de jouer. Pierre de Ballard, juge au tribunal de Chamonix vient de se donner la mort par pendaison, dévoré de remords, désespéré par l’odieux meurtre qu’il n’a su empêcher quelques jours plus tôt, l’assassinat de la famille Bennett. 26 Samedi 5 avril 1975 Léonce Bennett a 86 ans le jour de sa mort. Ce samedi 5 avril 1975 à quatorze heures il s’est éteint après une longue lutte contre le cancer. Tout a été essayé, Virginie et lui se sont battu jusqu’à la dernière seconde, ou presque. Il y a deux jours, Léonce a jeté l’éponge, décidé de laisser faire la nature. Il veut retrouver sa femme, décédée il y a dix-sept ans maintenant, ainsi que son fils adoré, décédé tragiquement dans un accident de voiture inexpliqué le 29 juin 1960. Virginie est auprès de lui jusqu’à son dernier soupir. Le cœur serré dans un étau, la rage au ventre, elle a vécu impuissante chaque instant de la progression de la maladie. Son grand-père adoré, qui a été à la fois son père et sa mère, toute sa famille, se meurt et elle ne peut rien y faire. Elle l’aime plus que tout et est inondée de larmes quand il s’adresse à elle pour ce qui va être la dernière fois. - Ma chérie – sa voix est quasiment inaudible, un souffle – viens plus près s’il te plait, que je t’embrasse une dernière fois. Grand-père….. Chut…. ! Laisse-moi parler…. Ne sois pas triste mon amour. Ma délivrance est proche, et je ne veux plus souffrir. Ma vie a été belle, en définitive. Et c’est grâce à toi. Sans toi, je me serai laissé mourir depuis longtemps. Je te remercie pour tout ce que tu m’as apporté. Virginie est en pleurs, secouée de hoquets qu’elle ne peut maîtriser. 27 - - - C’est moi qui dois te remercier grand-père. Je te remercie pour ma vie, pour ce que je suis. Je n’aurai pas voulu d’autre grand-père que toi. Tu as été toute ma famille. Je t’adore ! Oh grand-père ! Que vais-je faire sans toi ? Tu as été une enfant magnifique, Virginie, puis une jeune fille extraordinaire. Et tu vas désormais devenir une femme formidable, merveilleuse. Construis ta vie sans te retourner, mon amour, n’oublie rien bien sûr, mais va en avant ! Ne me laisse pas grand-père ! ! Et rappelle-toi ta promesse, Virginie, de ne jamais te séparer de cette maison, elle est dans la famille depuis toujours. Oh oui grand-père ! ! Mais tu vas devoir y mettre de l’ordre… Cela fait bien longtemps que nous ne nous en occupons plus. Va savoir pourquoi ?….. Virginie esquisse un sourire. - Grand-père…. Tu verras, au grenier il y a tout un tas de papiers qui appartenaient à ton père. Tu dois sans doute pouvoir tout jeter. Fais un tri, si tu veux. Je suis fatigué ma Virginie, tellement fatigué….. Laisse-moi t’embrasser encore… Virginie s’approche et pose sa joue contre les lèvres de Léonce Bennett qui lentement, tout doucement, et enfin sans douleur, rend son dernier soupir. Alors Virginie ne peut plus se retenir et sa tristesse éclate dans un long hurlement de douleur. Les larmes coulent en pluie tropicale sur son si beau visage rendu hideux par le 28 chagrin incommensurable qui est le sien. Elle s’abandonne à la désolation, pleure et pleure encore, jusqu’à ce que, épuisée, elle puisse enfin s’écarter du corps sans vie de Léonce Bennett, son grand-père, l’homme de sa vie, et appeler le médecin de la famille pour qu’il puisse constater le décès. Sans plus de force, elle arrive à se traîner pas à pas jusqu’à sa chambre où elle s’écroule sur son lit et s’endort exténuée malgré le soleil qui inonde encore la pièce. 29 Lundi 7 avril 1975. Virginie a passé deux jours à errer dans la grande maison vide. Elle d’ordinaire si active, n’arrive à rien depuis le décès de son grand-père. Elle sait qu’il lui faut se secouer, sortir de sa torpeur et affronter cette réalité : Elle est désormais seule dans la vie ! Elle était déjà orpheline de son père et de sa mère. La voilà orpheline de son grand-père… Et elle n’a plus de petit ami. Le dernier en date a fui il y a deux mois, n’en pouvant plus de servir exclusivement de garde malade en compagnie de Virginie qui ne quittait presque plus son papi. Elle ne peut lui en vouloir. Elle comprend qu’à vingt ans il ait envie de rêver d’autre chose que d’une chambre d’hôpital. Avant la maladie, elle aussi aimait s’amuser ! Il y avait bien sûr eu de longs mois difficiles après l’accident de voiture qui avait coûté la vie à ses parents. De nombreuses nuits durant lesquelles elle redoutait de s’endormir, tellement elle avait peur de ce cauchemar récurrent. Puis, grâce à la patience et à l’amour que lui avait prodigué son cher papi, le calme et la sérénité étaient revenus. Elle avait repris goût à la vie, retrouvant l’envie de rire, de chanter, et d’apprendre, aussi. Elle était redevenue une excellente élève, avait même sauté avec une facilité déconcertante deux classes à l’école primaire. Il faut dire que son papi l’aidait à chaque instant. Instituteur à la retraite, il avait le don de la pédagogie, et sa Virginie avait oublié d’être stupide, comme il disait souvent. Son baccalauréat en poche, elle avait préparé une licence puis une maîtrise de chimie, matière qui la passionnait. 30 Depuis la rentrée universitaire d’octobre, elle s’était inscrite dans une école de commerce, mais elle avait été déçue et ne savait pas si elle désirait vraiment continuer. Et là, avec la mort de Léonce …… Elle secoue la tête pour éloigner cette crise de tristesse qui arrive, et se lève de la chaise où elle s’était assise pour rêvasser. Un café, c’est ça qu’il me faut ! ! Dans la cuisine, elle prépare ce café qu’elle aime fort, dans la petite cafetière italienne qu’elle a rapportée de Rome où elle est allé avec un des ses petits copains. Elle a beaucoup travaillé. Au lycée d’abord, puis à l’université. Mais elle a toujours su s’aménager des périodes de détente. Elle aime voyager et ne s’en prive pas. Elle aime le sport aussi. Le ski, c’est une évidence pour une native de Chamonix. Mais elle pratique également l’escrime avec un certain talent. Il faut que je recommence à bouger ! Je mets de l’ordre dans la maison, le grenier d’abord. Puis je me paye des vacances en Grèce. Oui, en Grèce, j’ai envie de me prélasser au soleil et de refaire un peu de plongée….. Mais tout de suite, le café ! ! La petite cafetière émet le bruit caractéristique qui prévient que le café est prêt, que si on ne se dépêche pas de fermer le gaz, le café va être infect car il aura bouilli. Virginie retire donc le récipient du feu et verse le café noir dans la tasse qu’elle a préparé. Puis elle enfile un pull, il fait encore frais malgré l’arrivée du printemps, avant de gravir les marches qui mènent au grenier. 31 La porte grince, cela fait des lustres que personne n’est entré dans cette pièce où la poussière et le désordre règnent en maître. Après deux pas dans le grenier, Virginie hésite une fraction de seconde devant l’ampleur de la tâche. Mais elle sait qu’elle doit réagir, et après tout, cela va l’occuper un bon moment. Comme ça elle ne pensera à rien d’autre. Elle a d’abord besoin d’un bon balai. Elle redescend et récupère toutes les armes qu’il lui faut : balais, brosse, chiffon, ainsi qu’un grand sac poubelle. Pour l’aspirateur, elle verra plus tard. Mais dès qu’elle commence à balayer, elle se rend compte de son erreur. La poussière vole tout autour d’elle, formant un brouillard rapidement si épais qu’elle ne voit même plus ses pieds. Alors, ne voulant pas s’avouer vaincue, elle descend à nouveau pour ramener l’aspirateur. Tu as intérêt à être costaud mon p’tit gars, tu vas bouffer de la poussière, crois-moi ! Un quart d’heure plus tard le résultat est suffisamment satisfaisant pour que Virginie débranche l’appareil ménager et fasse une petite pause. Elle s’assoie à même le sol et commence à trier tout ce qui passe à sa portée. Elle se déplace chaque fois qu’elle en a besoin, sans se lever, en glissant sur le parquet. Deux piles. Une pour un deuxième tri, l’autre pour la poubelle. La pile côté poubelle est bientôt énorme. Virginie vérifie malgré tout une deuxième fois avant de jeter définitivement ses prises dans le grand sac. Puis elle passe à la première pile. Des vieux magazines qu’elle décide finalement de jeter. Un album photos qu’elle n’ose pas encore ouvrir, de peur de 32 recommencer à pleurer. Elle le range soigneusement de côté, fini de trier ce qu’elle avait sélectionné, puis se lève, des fourmillements dans les jambes. Elle fait quelques pas pour se dégourdir et butte dans un carton, manquant tomber à la renverse. Le dossier est intégralement recouvert d’une épaisse couche de poussière, et le premier réflexe de Virginie est de le jeter directement dans la poubelle. Se ravisant au dernier moment, elle attrape le chiffon et dégage le dessus du carton. Une étiquette apparaît alors, écrite d’une écriture qu’elle reconnaît aussitôt comme étant celle de son père. Elle en a la chair de poule et hésite encore une fois à regarder ce qu’il y a dans ce carton. Elle ne veut pas ouvrir à nouveau une plaie qui a eu tant de mal à se refermer…. Mais la curiosité est la plus forte. Elle ouvre le dossier étiqueté « curatelles « 33 Deuxième partie La vengeance 34 Mercredi 2 août 1978. Adam Ehaive s'apprête à quitter son bureau pour se rendre à la prison des Beaumettes rencontrer un éventuel nouveau client, Gabriel Gomez. Adam est détective privé, directeur de sa propre agence, Ehaive Enquêtes, dont les bureaux sont idéalement situés rue Paradis à Marseille, non loin du Palais de justice. Une dernière fois, il relit la lettre que lui à fait parvenir ce Gabriel Gomez : " Cher Monsieur, Je m'appelle Gomez Gabriel et suis actuellement incarcéré à la prison des Beaumettes à Marseille pour un meurtre que je n'ai pas commis. Mon procès doit avoir lieu dans 5 semaines et rien ne semble pouvoir en changer l'issue : ma condamnation à mort ! Vous êtes mon seul espoir ainsi que mon dernier recours. Je suis innocent de ce dont on m'accuse !! Même si toutes les apparences sont contre moi... La police a son coupable, moi, et n'a plus aucune raison de faire des recherches. Je vous supplie de lire attentivement ma lettre et de m'accorder un instant le bénéfice du doute ! 35 Il y a un mois et demi, Anne Ceveg, ma fiancée s'est tuée dans un accident de voiture sur la route de la Gineste alors qu'elle se rendait à son domicile à Cassis. C'était à priori un accident incompréhensible, Anne n'ayant pas l'habitude de conduire vite. De plus, il n'y avait aucune circulation à ce moment là, et donc aucun témoin du drame. La voiture de ma fiancée a quitté la route pour aller s'écraser cinquante mètres plus bas et prendre feu ! La voiture était brûlée aux trois quarts, la partie avant ayant, seule, échappée aux flammes. L'accident a paru suspect aux policiers qui ont ordonné une enquête. Il se trouve que les freins avaient été sabotés et qu'on a mis le feu à la voiture. Si elle avait brûlé entièrement le sabotage n'aurait pu être repéré. L'enquête a pataugé jusqu'à ce que la police n'apprenne qu'Anne avait contracté une assurance vie dont je suis le seul bénéficiaire. Je vous jure que je n'étais au courant de rien concernant cette assurance !! Ce qui paraît incroyable aux policiers qui ont découvert un courrier que je suis censé avoir envoyé à l'assurance pour réclamer mon dû..... Depuis cette découverte, il ne fait plus aucun doute pour la commissaire de police : J’ai tué Anne pour toucher l'assurance !! Mais je n'ai rien fait ! Et si ce n'est pas moi qui ai saboté les freins c'est donc quelqu'un d'autre !! Il faut le trouver, trouver des indices, trouver quelque chose qui puisse m'innocenter !!! Venez me voir à la prison je vous en conjure ! Il faut que vous m'aidiez !!! 36 Vous êtes mon seul espoir..... Gabriel Gomez. " Adam replie rapidement la lettre et la glisse dans une poche de son jean. Distraitement, il jette un coup d'œil à sa montre. -Mince !! Déjà 3 heures ! Faut que je me magne, le parloir est à 3 heures et demi !! Aussitôt debout, il attrape son blouson de cuir accroché au porte manteau, fouille machinalement dans les poches et en ressort les clés de sa voiture. Par chance, aujourd'hui, la petite Triumph Spitfire vert foncé est garée juste devant l'agence. La plupart du temps Adam est obligé d'aller jusqu'au parking du palais, et chaque fois il peste pendant un quart d'heure. Rentrer dans son cabriolet est toujours un exercice assez compliqué pour Adam qui mesure un peu plus d'un mètre quatre vingt cinq. La voiture est basse et il lui faut déjà se plier pour ouvrir la portière, ensuite engager la jambe droite dans l'habitacle avant de pouvoir espérer s'asseoir enfin et renter la jambe gauche. En revanche, une fois à l'intérieur, Adam est dans une position semi-allongée, très confortable. Ayant démarré, il déboîte rapidement pour se mêler au trafic dense de ce début d'après midi. Décidé à ne pas être trop en retard à la prison, Adam slalome au milieu des voitures, n'hésitant pas, comme à son habitude, à insulter et klaxonner copieusement les automobilistes qui respectent la limitation au lieu de rouler à la même vitesse que lui, non mais ! 37 Il lui faut malgré tout 3/4 d'heure pour arriver aux Beaumettes. Il verrouille consciencieusement les 2 portières de la Triumph avant de l'abandonner à regret sur le parking de la prison. Attends, faut faire gaffe, c'est plein de truands par ici !!! Au portillon d'entrée il sonne : - Oui, qu'est ce c'est ? - Adam Ehaive, détective. Je viens voir Gabriel Gomez. - Adam quoi ? - Adam Ehaive, détective..... ffff.......... - Ah, oui. Vous aviez rendez-vous à 15 h 30. Vous êtes en retard. - Oui, désolé. Mais mon client doit être encore là. Peu de chances qu'il soit parti, pas vrai ? - Pôvre !! Bon, allez, je vous ouvre, ça caille avec ce Mistral ! Le portillon s'ouvre en grinçant, laissant apparaître le gardien de service, tout sourire. - Entrez, entrez donc ! Ici on peut toujours entrer. Sortir, c'est autre chose.....Alors comme ça vous venez voir ce Gomez ? - Oui. Comment il est ? - Bah, il est comme il est. L'a pas l'air d'un mauvais bougre. Si je savais pas qu'il a tué et carbonisé sa fiancée, je le trouverais plutôt sympathique... - Remarquez, il ne l'a peut être pas tuée ? - Bien sûr !! Et la police est nulle, pas vrai ? Tous les mêmes, détectives ou avocats. Les mêmes !! Allez, venez, on va le voir, votre tueur innocent. 38 Adam, à qui le fait de rentrer dans une prison crée une bouffée d'angoisse, suit le jovial gardien dans une succession de portes plus grinçantes les unes que les autres. Et c'est enfin le parloir, pièce relativement petite, séparée en son milieu par une vitre très épaisse, percée de loin en loin de petits trous sensés permettre les conversations. Heureusement pour Adam et son futur client, le parloir est actuellement vide. - Asseyez-vous là et attendez. On vous amène Gomez. De nouveau la symphonie fantastique des grincements de portes, une fois dans un sens, une fois dans l'autre, et Gabriel Gomez apparaît à l'entrée du parloir, de l'autre côté de la vitre, encadré par deux gardiens. Il est en tenue de prisonnier, petit, gros, les cheveux noirs, environ 1,65 m, le teint blafard, la mine fatiguée, d'immenses cernes sous les yeux. Son visage s'éclaire soudain quand il croise le regard d'Adam. - Enfin ! Je désespérais de vous voir un jour ! Vous êtes bien monsieur Ehaive ? Un accent pied noir comme rarement Adam en a entendu... - On ne vous a pas prévenu ? - On ne nous dit rien ici. Nous sommes traités pire que des chiens, vous savez ? - Bon, je suis là, et nous n'avons pas beaucoup de temps, alors venons en au fait. D'abord, avant toute chose, j'aimerai savoir ce qui vous a décidé à faire appel à moi. 39 - Je ne vais pas vous mentir, monsieur. Ce n'est pas votre réputation internationale, je ne sais même pas si vous en avez une. Non, il y a des revues ici, et dans l'une d'elles, j'ai remarqué votre nom. Pas banal votre nom. Il y avait aussi votre adresse. Alors votre nom, accroché à votre adresse, ça m'a fait penser à un miracle..., et j'en ai besoin, moi, d'un miracle !! - Ok. Donnez-moi le nom de votre avocat. Vous en avez bien un d'avocat ? - Oui, pour ce qu'il me sert ! C'est maître Miare, vous le connaissez ? - Un peu, sans plus, mais je vais aller le voir si je décide de prendre votre affaire. Maintenant donnez-moi plus de détails, racontez moi ce qui s'est passé. - Je ne peux rien vous dire de plus que ce que j'ai déjà écris dans ma lettre, malheureusement ! - Mais si, bien sûr ! Par exemple, depuis combien de temps connaissiez vous Anne Ceveg ? Comment l'avezvous rencontrée, etc..... - D'accord. Je suis le propriétaire d'un restaurant oriental situé cours Julien, Le Tajine. Il y a 8 mois Anne est passé au restaurant, elle cherchait du travail. Vous l'auriez vu !! Quelle beauté !! J'ai eu le coup de foudre ! Et bien sûr je l'ai embauchée. N'allez pas croire que c'était pour profiter, j'avais aussi réellement besoin de quelqu'un. Sauf qu'elle n'a pas travaillé longtemps, elle n'était pas faite pour ça. Ce qu'elle voulait faire, c'est du théâtre. Vous l'auriez vu jouer la comédie ! Nous sommes rapidement sortis ensemble et j'aurais bien aimé qu'elle vienne habiter avec moi. Mais elle disait que c'était trop tôt, qu'elle voulait être sûre. Et je crois qu'elle appréciait sa liberté..... Mais elle m'aimait, c'est certain !! 40 - Parlez-moi de cette assurance vie. - Quoi vous dire ? Je n'étais au courant de rien ! J'ai appris son existence après le décès de Anne. - Mais vous me dites dans votre lettre qu'un courrier qui vous est imputé est parvenu à la compagnie d'assurance … - Oui, mais ce n'est pas moi. - Bon, laissons ça de côté pour l'instant. Il ne fait aucun doute que la voiture a bel et bien été sabotée ? - Aucun doute. - Qui aurait pu en vouloir suffisamment à Anne Ceveg pour désirer sa mort ? - C'était une personne en or ! Tout le monde l'aimait ! - Ok, d’accord, mais vous ne la connaissiez pas depuis si longtemps, non ? - C’est vrai, mais je vous dis, tout le monde l’aimait. - Et votre restaurant, il marchait bien ? Comment allaient les affaires ? - Le restaurant marchait du feu de Dieu. Plein tous les soirs ! - Vous aviez des problèmes d'argent ? - Non, aucun problème. De plus je possède quelques biens immobiliers qui me viennent de mon père et qui m'assurent un confortable revenu. Le gardien qui jusque là était resté près de la porte s'approche de Gomez, lui mettant la main sur l'épaule : - Le temps est épuisé, va falloir réintégrer la cellule. Gabriel Gomez sursaute, jette un regard affolé à Adam qui s'est levé. - Bon, écoutez, je vais m'occuper de votre affaire. J'espère seulement que vous ne me cachez rien. Et 41 j'espère aussi que vous avez de l'argent. Comme vous dites, je suis capable de miracles. Mais ils ne sont pas gratuits.... Comment comptez-vous procéder pour me payer ? Mon tarif est de 500 francs par jour, plus les frais, bien sûr. - J'ai déjà écris à ma banque pour que si vous vous manifestiez, un virement de 10000 francs vous soit fait. En provision.... - Pas mal...... C’est quoi, votre banque ? - La Banque Populaire, j’ai mes comptes à l’agence place Castellane. - D’accord, c’est noté… Bon, je dois y aller. Je contacte votre avocat, ainsi que la police. Et je vous tiens au courant. Courage. Poussé par son gardien, Gabriel, traînant les pieds, portant le poids de toute la misère du monde sur ses épaules, sort du parloir sous les yeux d'Adam qui ne sait absolument pas quoi penser. 42 Lundi 17 juillet 1978 Après un instant d’hésitation, elle frappe à la porte du directeur technique de la station de ski des 2 Alpes. Elle attend un « entrez » qu’elle sait déjà timide. Cela fait exactement 11 jours qu’elle étudie Edmond. Elle le suit sous différents déguisements dans chaque minute de sa vie. Elle sait bien sûr qu’il vit seul et où il habite, à quelle heure il se lève, le temps qu’il met à se préparer. Elle sait qu’il se rend à son travail à pied, qu’il aime flâner le matin. Elle sait aussi qu’il peint, elle l’a vu installer son chevalet dans la montagne et capturer pour sa toile la beauté du spectacle grandiose d’une cascade près de Venosc. Elle ne sait pas encore tout de lui, mais bientôt….. Edmond porte le numéro 3, le dernier. Elle a décidé d’accélérer le processus, elle veut en finir. Après lui elle pourra enfin vivre en paix. - Entrez Elle entre donc. Edmond est derrière son bureau. Blond, le cheveu mi-long, plutôt en bataille, il a le visage enfantin, fragile, et des yeux d’un vert émeraude comme elle n’en a jamais vu. Ne va pas craquer ma grande. Profite de lui, mais ne va pas craquer ! ! Edmond se lève. Se déplie. Il est grand et très mince, maigre même. Un bon mètre quatre vingt quinze pour sans doute à peine 80 kg. Il lui tend la main par-dessus le bureau. Elle la prend en la serrant très délicatement et la conserve une fraction 43 de seconde plus longtemps que nécessaire, noyant son sourire le plus ravageur dans les yeux verts du directeur technique. - Bonjour Monsieur, Asseyez-vous, je vous en prie. Edmond est déjà sous le charme de la beauté invraisemblable de son interlocutrice. - Que puis-je faire pour vous ? J’ai besoin de trouver du travail Oui, bien sûr. Quelles sont vos qualifications ? Malheureusement je n’en ai aucune Mais pourquoi venez-vous me voir moi ? Je ne sais pas, je me suis dit qu’en tant que directeur de la station vous deviez connaître énormément de gens…. Oui, bon…. Vous aimeriez travailler dans quel domaine ? Je ne sais pas, sans diplôme ce n’est pas facile. J’ai déjà eu un emploi dans un restaurant… Le travail était intéressant. Mais j’ai dû arrêter. C’était trop dur physiquement ? Non, ce n’est pas ça … J’ai honte à le dire, mais j’étais sans cesse sollicitée par les clients. Les hommes, je veux dire. Elle lui a dit cela en prenant son air le plus ingénu possible…. Edmond a rougi, pour le plus grand plaisir de son interlocutrice. 44 - Je vois à peu près ce que vous voulez dire. Ecoutez, laissez-moi vos coordonnées, si j’entends parler de quoi que ce soit, je vous appelle. Je n’ai pas encore le téléphone. Si vous le permettez je repasserai vous voir ? Avec plaisir ! Ayant répondu spontanément et un peu trop vite, Edmond rougi pour la deuxième fois. 45 Mercredi 2 août 1978 Adam est sorti de la prison, très heureux pour une fois, d’être ballotté par le Mistral qui souffle sans relâche depuis cinq jours. Il ne supporte décidément pas de se retrouver coincé entre les murs épais d’une prison. Tout en marchant, il se gratte machinalement la tête, comme chaque fois qu’il s’interroge. Ce Gérard Gomez lui fait plus l’effet d’une victime que d’un tueur machiavélique. Voilà une affaire bizarre, il le sent d’instinct. Mais doit-il se fier à son instinct ? Ca c’est la question ! Il s’est bien gardé de l’avouer à Gomez, mais il est plus habitué à filer et photographier les maris et les femmes adultères qu’à traquer les assassins. De fait, il n’a jamais eu l’occasion d’enquêter sur un meurtre. Mais il faut un début à tout, et ce n’est certainement pas le moment de refuser un chèque de 10 000 francs ! Ses nombreuses conquêtes lui coûtent cher. De plus sa petite Spitfire a bien besoin d’une révision. Et lui, a bien besoin de sa petite Spitfire. Il n’est pas totalement persuadé que seul son physique fait craquer les minettes. Attends, dix mille balles ! Pas question de cracher dessus ! En tout premier lieu, il doit se rendre à la banque populaire. Personne n’est venu vandaliser la voiture pendant son absence et c’est donc tout guilleret qu’après la gymnastique habituelle et obligatoire pour s’installer dans le véhicule, il démarre direction le centre ville. Le trajet du retour est un véritable calvaire pour lui qui adore les embouteillages. Du rond point de Mazargues jusqu’à la place Castellane les voitures sont collées les 46 unes aux autres. Le bon côté de la chose, c’est que ça laisse du temps pour réfléchir…. On est quoi, mercredi ? Oui, mercredi. Bon, en un je touche ce virement. En deux je me débrouille pour trouver le flic qui s’est occupé de l’enquête. En trois, faut peut être penser à respirer…. Ce soir, partie de tarot chez Camille. Et demain, on verra. C’est déjà pas mal comme programme ! Après une heure et demi à respirer les gaz d’échappement, Adam se retrouve enfin au numéro 1 place Castellane devant l’agence de la banque de Gomez. Pour constater qu’il a un métro de retard et que les bureaux sont vides. L’agence est fermée. Fait chier, merde ! ! Bon, je tente les flics ou je rentre direct à la maison ? Allez, on tente les flics…. Et c’est malgré tout heureux d’avoir pu constater la fermeture de la banque sans avoir à descendre de voiture, qu’il redémarre direction l’hôtel de Police. La circulation s’est enfin fluidifiée et il arrive cette fois ci très rapidement à destination, trouvant même une place de parking juste devant les bureaux du SRPJ qui comme par un fait exprès se trouvent au numéro 2 de la rue du commissaire Becker. A l’entrée il repère immédiatement le comptoir du réceptionniste et se dirige vers lui d’un pas décidé. - Bonjour, vous allez sans doute pouvoir m’aider. Je désirerai rencontrer l’officier chargé de l’enquête sur la mort d’Anne Ceveg survenue le 15 mai. La mort de qui, vous dites ? Anne Ceveg. 47 - - Connais pas…. Moi non plus, c’est dommage pour elle….. Mais je vous garantis qu’elle est bien morte, le 15 mai dernier. Accident de voiture. Les freins ont été trafiqués. Ah ! Celle-là ? Il y a une autre Anne Ceveg qui est morte ? Le ton résolument ironique d’Adam passe mille mètres au-dessus de la tête du pauvre planton de service, et c’est sans doute mieux ainsi. S’il venait à se vexer, le policier freinerait sans doute encore un peu plus sa naturelle lenteur d’esprit. Adam le réalise, modifie son attitude et redemande respectueusement : - Vous savez quel est le policier qui s’occupe de l’affaire ? Oui, c’est le commissaire Lescure Je peux le trouver ici ce soir, ce commissaire ? Vous avez de la chance, vous ! Tenez, c’est elle qui vient de rentrer dans le couloir, là-bas ! Adam se retourne pour apercevoir une jeune femme blonde qui remonte un couloir en direction de l’arrière du bâtiment, s’éloignant du hall d’entrée. La démarche est énergique, légèrement chaloupée et les formes sont très joliment arrondies, sans excès. Les cheveux tombent librement sur les épaules dans une ondulation naturelle qui va droit au cœur de Adam. Wouahh ! ! ! Mon Dieu, merci ! Et merci à toi camarade Gomez ! Commissaire, arrêtez-moi, je suis un dangereux criminel ! Je dois être passé à la torture ! 48 - Vous êtes sûr que c’est lui, elle ? Lui ? Elle ?….. Laissez tomber, merci beaucoup, merci ! Adam abandonne précipitamment le fonctionnaire pour se lancer à la poursuite de cette apparition irréelle. Il parvient à sa hauteur alors qu’elle ouvre la porte de son bureau. - Excusez-moi ! Je peux vous déranger un instant ? Bonsoir monsieur. C’est pourquoi ? Je voudrais, si c’est possible, que vous m’accordiez quelques minutes pour parler du meurtre d’Anne Ceveg. A l’évocation de ce nom, Marie Lescure, commissaire de police au SRPJ de Marseille, est soudain intéressée. Elle s’efface pour laisser Adam pénétrer devant elle dans le petit local qui lui sert de bureau. - Monsieur ? Ehaive, Adam. Je suis détective privé. Ah…. La déception de Marie Lescure est palpable et son regard est immédiatement moins aimable. Cela irrite Adam qui ne supporte jamais ce genre de réaction quand il annonce sa profession. - Et ? Et monsieur Gérard Gomez, restaurateur de son état, actuellement incarcéré à la prison des Beaumettes, a fait appel à mes services pour tenter d’établir son innocence dans l’affaire qui vous occupe. 49 - Qui m’occupait, monsieur. Le dossier est clos. L’affaire résolue et l’assassin en prison. Vous allez peut être un peu vite en besogne, commissaire ! Ecoutez, je n’ai pas beaucoup de temps, venez en au fait, s’il vous plait ! D’accord, excusez-moi. Adam fait un réel effort pour se calmer, éclaire son visage d’un beau sourire. - Vous permettez que je m’assoie ? Allez-y. Marie aussi a décidé d’enterrer la hache de guerre et sourit à son tour. Wouahh ! ! ! Ce sourire ! Calme-toi mon p’tit gars, calmetoi ! - - Voilà. J’ai reçu il y a quelques jours une lettre de Gabriel Gomez qui me demandait de venir le rencontrer à la prison, ce que j’ai fait aujourd’hui. J’en reviens à l’instant. Gomez clame son innocence. Mais je sais que je ne vous apprends rien. J’ai accepté de faire pour lui quelques recherches. Rassurez-vous, je n’ai pas encore d’opinion, et je ne vais pas vous critiquer ou vous dire que vous avez tout faux. Je voudrais juste pouvoir étudier le dossier de l’enquête, le rapport d’accident, tout ça, tout ça, quoi…. Vous avouerez que cette histoire est un peu bizarre quand même, non ? En général c’est moi qui demande aux autres d’avouer, monsieur Ehaive….. 50 Cela dit avec un sourire résolument moqueur….. Adam lève les deux bras en signe de reddition, et répond au sourire par un autre sourire. - - Très juste commissaire. Vous croyez que je peux jeter un œil sur le dossier ? Allez, juste un, je garde l’autre pour pouvoir fuir, juste au cas ou vous voudriez m’emprisonner. Vous êtes du genre têtu, vous ! Ok, d’accord, je vais vous laisser consulter le dossier. Mais pas question de le sortir d’ici, c’est compris ? Promis, juré. Craché même, si vous voulez… Essayez, pour voir ! Soyez sérieux une seconde ! ! Revenez demain vers dix heures, je vous aurai tout préparé. Ce soir il est tard et je dois partir. Super ! ! Merci infiniment ! Adam se lève, serre la main de Marie Lescure, remercie encore et quitte d’un pas aérien le bureau de la commissaire. Commissaire qui a son tour peut à loisir étudier l’envers du détective qu’elle a raccompagné à la porte. Wouahh ! ! Mon Dieu merci ! ! Et merci à toi camarade Gomez ! ! Joli détective, serais tu un dangereux criminel ? J’ai bien envie de te passer à la torture ! Marie secoue la tête afin de chasser de son esprit ces pensées résolument coquines et retourne s’asseoir pour classer quelques documents, rédiger un rapport, ce qui devrait lui prendre encore au moins une heure avant de quitter l’hôtel de Police en direction de son domicile. Adam, quant à lui, est déjà arrivé chez lui, a pris rapidement une douche avant de ressortir. Il habite au cœur de Marseille, sur la colline d’Endoume dans le 7ème 51 arrondissement, un très bel appartement, immense et très chaleureux, résolument moderne, au dernier étage d’un bâtiment orienté plein sud. Quand il en a fait l’acquisition, Adam a commencé par abattre la plupart des cloisons, ne conservant intactes que celles de la chambre à coucher et de la salle de bain. Puis il a aménagé le maximum d’ouvertures sur l’extérieur en installant de grandes baies vitrées afin de permettre au soleil d’inonder le très agréable espace de vie ainsi crée. Il n’a pas ici le même problème de parking qu’à son agence. Il dispose d’un garage privé et fermé au soussol de l’immeuble. Sa petite Spitfire dort donc confortablement au chaud même au plus fort de l’hiver. Ce soir elle devra malgré tout attendre encore un peu avant de rejoindre son lit douillet. Nous sommes mercredi. Et le mercredi soir une fois par mois, de préférence le premier mercredi du mois, Adam se rend chez Camille Barbiéri, sa sœur, pour une partie de tarot. La partie n’est qu’un prétexte pour garder le contact, passer une soirée chaleureuse avec sa sœur et son beau-frère, quand il est là. Il est en effet régulièrement absent car pilote de ligne pour Air France. Généralement, Adam est accompagné de sa copine du moment, d’une de ses copines serait-il plus juste de préciser car il multiplie les aventures et jongle fréquemment avec son carnet de rendez-vous afin qu’il n’y ait pas de malencontreux télescopage. Mais ce mercredi, il est seul. C’est une période de calme, de sagesse. Il a fait le ménage dans sa vie la semaine dernière, rompant avec Lucie ainsi qu’avec Sabine. Il a procédé comme à son habitude, toujours très gentiment, dans le calme, la bonne humeur et l’amitié. De toute manière aucune de ses ex n’a jamais eu d’illusion sur la longévité de leur aventure. Chacune a 52 toujours su qu’il lui faudrait céder la place à d’autres. Adam est comme ça et personne ne le lui reproche. Sa gentillesse, son humeur égale, sa douceur ainsi que son énergie effacent tout le reste. De plus, bien qu’il soit persuadé du contraire, toutes les filles le trouvent très beau et hyper sexy, rêvant de l’allonger dans leur lit. Mais pour l’heure, il n’est qu’en position semi-allongé, et au volant de sa petite voiture. Il vient de s’arrêter devant le portail de la maison de sa sœur. Baissant la vitre, il tend le bras et sonne à l’interphone. - Oui ? - Coucou Camille, c’est moi - J’ouvre - Merci ! Camille et Frédéric habitent sur la corniche Kennedy, un quartier chic de Marseille. De leur magnifique villa, ils ont une vue plongeante sur une grande partie de la ville ainsi que sur la mer à l’infini, les îles de Riou et du Frioul. Une fois le portail ouvert, Adam s’engage dans l’allée qui mène au petit espace recouvert de graviers aménagé en parking. Bon, pas besoin de verrouiller les portières ici, il n’y a pas de truands !……. Quoi que…….. Un sourire aux lèvres, Adam se remémore le jour où il a acheté sa voiture. Tout fier de son acquisition il était venu l’exhiber devant Camille et Frédéric. Et de fil en aiguille, ou plutôt de coupe de champagne en coupe de champagne, il était resté dîner. 53 Pendant le repas, sous un prétexte quelconque, Fred s’était absenté quelques minutes, juste le temps pour lui de subtiliser la voiture et la cacher dans le garage. Adam se souvient de sa surprise en ne trouvant pas le cabriolet à l’endroit où il était supposé être. Le premier jour ! ! On lui vole ! ! La colère avait succédée à la surprise. Et Adam s’était mis à courir comme un fou dans tous les sens, insultant de la pire manière les infâmes voleurs qui avaient osé ! ! A tel point que Fred, craignant l’asphyxie de son beaufrère avait été obligé d’avouer très rapidement son forfait…….Et de s’enfuir plus vite qu’un champion olympique du 100 mètres pour échapper à un Adam enragé. Un Adam enragé qui s’était vite calmé, secoué finalement par un fou rire nerveux très communicatif. Et qui avait terminé la nuit sur place car la plaisanterie avait été abondamment arrosée avec encore et encore du champagne. - Bonjour petit frère, comment va-tu ? Salut grande sœur, je vais très bien ! En grande forme ! J’ai passé une super journée ! Non, sans rire, je ne plaisante pas ! Un, j’ai un nouveau client, une affaire qui semble très importante et qui va m’occuper à 100 % un bon bout de temps. Deux, j’ai fait la connaissance cet après midi d’une nana super canon. Et trois, je suis ce soir chez vous, et ça c’est le grand grand top ! ! Le top de chez top ! Depuis toujours, Camille, qui est la cadette de Adam, l’appelle petit frère. Et lui, en retour, l’appelle grande sœur. Elle mesure un mètre soixante cinq. Lui un mètre quatre vingt cinq….. 54 - Super ! Allez viens, rentrons. Frédéric nous prépare un maxi cocktail. Il veut gagner ce soir ! Tu parles, même avec ça, je vais le mettre minable ! Tout en discutant, ils sont parvenus dans le salon. Fred est en train de finir de servir son super cocktail spécial soirée tarot : 5 centilitres de crème de cassis, tout autant de Cointreau, 2 feuilles de menthe, et on termine en remplissant le verre au trois quarts avec du champagne. - Fred ! Mon beau-frère préféré ! Je suis content de te voir ! Surtout avec ces verres devant toi ! Ca à l’air bien sympathique tout ça ! ! Ecoute, laisse toi aller, prend ! Et Frédéric Barbiéri tend aux arrivants deux magnifiques verres du fameux cocktail explosif très joliment décorés de demi rondelles de citron et d’orange. - Tip top ! ! Allez, on trinque ! A ma nouvelle enquête ! ! Les trois trinquent donc puis boivent une gorgée du mélange détonnant. - - Trop bon ! Fred mon amour, tu es le meilleur ! Qu’est ce que tu as dit, Adam ? Tu as encore rencontré une nouvelle super hyper méga trop top canon nana ? Avec toi, c’est toujours phénoménal, puis ça change assez vite….. Bon, alors, dis-moi tout ! Comment elle est, quel âge elle a, elle est blonde, brune….., Qu’est ce qu’elle fait…. Allez ! Raconte ! ! ! Tu es un peu trop pressée, toi ! Laisse-moi boire encore une gorgée…. 55 Adam porte le verre à ses lèvres, prend tout son temps, histoire de faire enrager Camille qui est d’une curiosité insatiable, surtout en ce qui concerne les petites amies de son frère. - Bon. Je me lance…. Elle est blonde, environ un mètre soixante dix, super mignonne, fine, pas maigre, attention, et avec des yeux bleu bleu bleu ! Ok, je vois, tu es encore amoureux ! Pour au moins quinze jours ! Et qu’est ce qu’elle fait de beau dans la vie cette sirène ? Assieds-toi. Aïe ! Je redoute le pire ! ! Mais dis-moi quand même… Elle est commissaire de police. Tu as raison, je m’assoie. Fred, il en reste, de ton cocktail ? Non, parce que je vais en avoir besoin ! ! C’est en rapport avec ta nouvelle affaire ? Oui, c’est la nana qui a mis en taule le gars dont je suis sensé prouver l’innocence. Ah ! Tous comptes fait, tu ne vas pas être amoureux pendant quinze jours… Tu dois la revoir quand cette flic ? Demain…. Ok, tu es donc amoureux jusqu’à demain ! Et l’enquête ? Qu’est ce que c’est ? Demande Frédéric, plus intéressé par le métier de son beaufrère que par sa vie amoureuse. C’est une histoire bizarre…. Un gars rencontre une fille il y a huit mois, ils filent le parfait amour, envisagent de se fiancer. A priori tout va bien entre eux. Sauf qu’il y a un mois et demi la fille se tue dans un accident de voiture sur la Gineste et que la police découvre que les freins ont été sabotés. La bagnole 56 - - - a cramé, ils ont failli ne rien voir du tout, pour les freins, mais pas de chance pour le gars qui a fait ça, une petite partie à l’avant de la voiture n’a pas pris feu. La police, ma commissaire, ah, ha, ha, a pu établir que le feu n’est pas accidentel, qu’on a voulu faire disparaître toute trace du sabotage en cramant la caisse. Jusque là, on ne soupçonne personne en particulier. Mais quand on découvre que la nana a une assurance vie et que le bénéficiaire est mon client, alors ça devient chaud pour lui. Et donc il est en taule, aux Beaumettes, et son procès doit commencer dans cinq semaines. Voilà l’histoire. Il me demande tout simplement de prouver qu’il n’y est pour rien. Qu’il est innocent. Et pourquoi toi ? Merci de ta confiance, grande sœur ! Mais bien sûr à cause de mes qualités, de ma renommée, de mon expérience inestimable et de que sais-je encore ?….. Non, sérieux, il a vu mon nom dans un magazine et il m’a écris, c’est tout. S’il savait que je n’ai jamais fait une enquête de ce genre, le pauvre, il aurait écris à quelqu’un d’autre ! Moi, tu penses, je ne lui ai rien dit ! Ca me botte, ce truc ! En plus y’a madame la commissaire….. Ouais, y’a madame la commissaire !…. Bon, j’espère seulement pour toi que ce gars est innocent et que tu vas trouver quelque chose pour l’aider. Il est comment, ce mec ? Ecoute, je ne l’ai vu que vingt minutes environ. Mais il m’a fait un bon effet. L’air franc, un accent pied noir infernal, celui-là, c’est sûr, on sait d’où il vient ! Et puis tout triste pour la nana, tu vois ce que je veux dire ? 57 - - - Oui, à peu près. Mais bon, ne t’emballe pas. Enquête sur lui. On a déjà vu plein de parfaits salauds avec des têtes d’anges…. Ne t’inquiète pas c’est ce que je vais faire. De toute manière demain je retourne au SRPJ, et comme ma commissaire est super sympa, je vais pouvoir consulter le dossier de la police. Donc je vais voir si le gars m’a raconté des conneries. Bon, c’est pas tout, mais on bouffe ? On joue ? On fait quoi ? On joue et on bouffe ! J’ai commandé des pizzas qui n’attendent plus que d’être réchauffées cinq minutes au four. On peut manger en jouant. Ou jouer en mangeant, c’est comme tu veux ! Allez, jouons et mangeons, alors ! 58 Jeudi 3 août 1978 Adam a toujours été un lève tôt. Même quand il n’a rien de spécial à faire, il se réveille au plus tard à six heures du matin. En général il prend le temps d’avaler un solide petit déjeuner avant d’attaquer sa journée. Et une fois l’estomac rempli, il est complètement opérationnel. Ce matin la mise en route est un peu plus lente que d’habitude. La soirée tarot s’est poursuivie tard dans la nuit et Adam, ainsi d’ailleurs que Camille et Frédéric, ont un peu forcé sur l’alcool. Il est déjà huit heures quand Adam ouvre un œil, puis le deuxième. Un regard à sa montre finit de l’éveiller. Merde ! Adam, mon vieux, tu déconnes ! Tu as un métier, toi ! Tu n’es pas pilote de ligne ! Allez, faut se lever ! ! Frédéric, sachant qu’Adam allait devoir travailler ce matin lui a fait remarquer plusieurs fois dans la soirée de la veille, qu’il était en repos pour quatre jours, suite à quelques vols long courrier qu’il venait d’effectuer. Adam se lève, encore un peu au radar, et rentre dans la douche. Pour constater que l’eau est glaciale ! Le cumulus est en panne et il l’avait complètement oublié ! Merde ! Je suis trop con ! Je savais bien qu’il fallait que je fasse quelque chose ! Voilà, c’était m’occuper du cumulus ! Aïe, elle est gelée cette eau ! ! En deux secondes, Adam est sorti de sa douche. D’ordinaire il adore s’attarder sous le jet d’eau brûlante. Mais aujourd’hui, mouillé, savonné, rincé, et hop, terminé ! ! 59 Il n’hésite que quelques instants sur les habits à mettre pour produire le meilleur effet sur sa commissaire. Ce sera comme d’habitude, il n’y a vraiment pas de raison de changer ! Un jean, un Marcel et des dock side. Tout compte fait, non, il va prendre une chemise. Ca fera plus sérieux. Et puis le fameux blouson, car même si le Mistral a un peu calé ce matin, dans la décapotable il fait toujours un tantinet frisquet. Mais d’abord, un grand café noir et deux tartines de pain grillé. Pain grillé qu’il affectionne recouvert d’au moins trois millimètres de beurre plus une bonne couche de confiture. A la cerise, la confiture. Le puissant arôme du café en train de passer fini de lui ouvrir l’appétit, et c’est en quelques secondes que dès sa tasse remplie, il dévore ses tartines et englouti son excellent breuvage. D’humeur conquérante, il attrape son blouson, les clés de la Spit, et s’élance à l’assaut de sa première journée sur l’enquête « Gabriel Gomez « , direction le SRPJ. De façon assez inexplicable, la circulation est fluide en ce début de matinée, et il est très rapidement à destination, devant l’hôtel de police. En revanche, les places sont chères, et il doit tourner pendant dix minutes avant d’avoir la chance qu’un véhicule sorte de son stationnement juste devant lui, à environ deux cents mètres du SRPJ. A l’entrée, il retrouve le policier qui l’a renseigné la veille. - Et bonjour ! Comment va, ce matin ? Oui ?…. Interroge le flic qui manifestement ne le reconnaît pas. Oui ? Et bien tant mieux, pourvu que ça dure, pas vrai ? 60 Adam ne s’attarde pas plus et poursuit en direction du bureau de Marie Lescure. Attendez ! Où allez v…… ? Non, mon vieux, la justice n’attend pas ! J’ai rendezvous avec la commissaire ! Cela dit sans ralentir et sans se retourner…. Arrivé devant le bureau, Adam passe rapidement une main dans ses cheveux, histoire d’être super beau, et frappe énergiquement. - - Oui ! Entrez ! ! Adam entre donc. - Ah, c’est vous ! Je vois bien que vous êtes déçue… Non, pas encore…. Cela dit avec le magnifique sourire. - - Mais non, je plaisante ! Asseyez-vous. Je suis très contente de vous voir ce matin. Plus tard je risquais d’avoir à m’absenter. Et plus tôt vous allez consulter le dossier, plus tôt vous allez vous rendre compte de l’évidence. A savoir, que nous avons bien fait notre boulot, et que ce Gomez a ce qu’il mérite. Je ne demande qu’à vous croire. Et si au lieu de consulter ce dossier, vous m’en parliez vous-même ? Je ne sais pas bien lire….. Un petit rigolo, hein ? Mais d’accord, je vous raconte. D’abord les faits. Anne Ceveg s’est tuée au volant de sa voiture le 15 mai dernier sur la route de la Gineste, en direction de Cassis. Les freins avaient été sectionnés à l’aide d’une pince coupante. La 61 - - victime avait contracté une assurance sur la vie quelques temps auparavant, dont l’unique bénéficiaire se trouve être votre client, Gabriel Gomez. Le jour de l’accident, quelques minutes avant le départ d’Anne Ceveg, les voisins de Gomez les ont entendus se disputer très violemment. Anne le menaçait de le quitter, et lui répondait qu’il préfèrerai la tuer plutôt que de la laisser partir. Après la dispute, les voisins l’ont vu bricoler sous la voiture…. Et ensuite, pour couronner le tout, il y a la lettre, envoyée par Gomez à l’assurance pour réclamer l’argent ! Tout ça ce sont des faits, pas des suppositions ! Aïe ! Effectivement ça sent le roussi pour mon client…. Finalement, je peux le consulter quand même, ce dossier ? Juste pour relever le nom des voisins, quelques trucs comme ça, d’accord ? Je crois que j’ai appris à lire…. Vous m’êtes de plus en plus sympathique, vous ! Marie a dit cela d’un ton très ironique. Mais elle est effectivement attirée par cet adolescent attardé au nom tellement bizarre et qui semble vouloir tout tourner en dérision. Elle ouvre un tiroir de son bureau et en ressort le dossier qu’elle tend à son visiteur. - Tenez ! Je vous rappelle que vous êtes autorisé à noter tout ce que vous voulez, mais pas question de sortir ne serait-ce qu’un feuillet. J’ai bien compris, pas de souci. Et merci ! Adam s’est saisi de la chemise cartonnée. L’ayant ouverte, il commence à parcourir les différents rapports. Il a sorti son bloc de papier et note ce qui lui semble digne d’intérêt. Le lieu de l’accident ainsi que l’heure. 62 Effectivement, avec les freins sectionnés, Anne n’avait aucune chance de s’en sortir. Même en roulant très prudemment ! Aucun témoin de l’accident…. C’est un chauffeur livreur de La Redoute qui avait remarqué la fumée noire de l’incendie et qui s’était arrêté. Mais bien trop tard pour Anne qui était déjà morte et carbonisée…. Totalement méconnaissable. Juste une petite partie à l’avant de la voiture était restée intacte. Manque de chance total pour l’auteur du forfait, qui qu’il puisse être, car c’est cela qui avait permis de découvrir le sabotage. Hormis cette partie non brûlée, il ne restait rien de Anne et de sa voiture. Sauf une petite poupée, miraculeusement intacte, sans doute éjectée de la voiture pendant qu’elle dévalait la pente, et qui semblait regarder la carcasse calcinée. L’enquête de voisinage relatait effectivement la fameuse dispute qui avait été entendue par les voisins très impressionnés. La rapide intervention de Gomez sous la voiture, armé d’une pince coupante était consignée également dans le rapport. Adam a pris note de tout ce qui lui semblait important, il a refermé la pochette et la tend à Marie. - - Merci beaucoup. Bon, tout semble clair et limpide. Par acquis de conscience je vais quand même aller rendre une petite visite aux voisins…. Dites-moi, qu’est ce que c’est cette poupée ? Elle a été éjectée de la voiture ? Sans doute…. Elle était toute propre, donc je ne pense pas qu’elle ait été là depuis plus longtemps. Mais c’était assurément très bizarre. On aurait vraiment dit qu’elle regardait la voiture. Avec des yeux immenses, comme effrayée. Je l’ai quelque part, vous voulez la voir ? 63 Adam n’est pas forcément intéressé par la poupée, en revanche, il désire faire durer le plus longtemps possible son entretien avec la belle commissaire. Sa réponse vient donc immédiatement : - Avec plaisir ! Ne bougez pas, il faut que j’aille la chercher. Et Marie Lescure sort de la pièce, accompagnée du regard par un Adam fort concentré. Mais pas sur son enquête…. Elle est vraiment sympa ! Et super mignonne, aussi ! Marie… Marie, tu me plais ! Il faut que je me démerde pour la voir en dehors de cette enquête, mais comment je vais faire ? Et c’est pas bien sûr qu’elle puisse s’intéresser à moi…. Fait chier, merde ! Faut que je me débrouille… - Coucou ! Voilà le Père Noël ! Pour vous, ce sera une poupée ! Marie déjà de retour a interrompu des pensées qu’elle est très loin d’imaginer. - Super ! Merci Père Noël ! ! Je suis comblé ! Après l’avoir sortie du sachet dans lequel elle est rangée, Marie pose la poupée sur son bureau, assise bien droite, un peu raide, le visage tourné vers Adam. - Voilà, elle était exactement comme ça, regardant la voiture, une vingtaine de mètres en contre haut. Avec ces yeux, à la fois effrayés et accusateurs… Je peux ? 64 Sans attendre de réponse, Adam a saisi délicatement la poupée et il l’examine. - - - La probabilité pour qu’elle puisse être éjectée de la voiture et atterrir bien sagement assise sur ses petites fesses tout en ayant un œil sur la voiture doit approcher moins l’infini….. Si cette poupée provient de la voiture, ce qui n’est pas forcément le cas, ça ressemble étrangement à une mise en scène ! Vous voyez ces yeux ? Je suis sûr que vous avez remarqué qu’ils sont maquillés ! Quelqu’un s’est donné du mal pour que la poupée ait ce regard accusateur ! Et ce V sur son petit habit est tracé au marqueur, il a été rajouté. Oui, j’ai remarqué tout ça. J’ai interrogé Gomez sur cette poupée. Il dit n’avoir jamais vu sa fiancée avec une poupée. Vous savez, peut être bien qu’il dit la vérité ! Oh ! Vous n’allez pas commencer ! Cette poupée c’est que dalle ! Aussi bien, elle était là-bas depuis des lustres ! C’est sûr…. Mais zarbi quand même…. Je suis d’accord avec vous, zarbi quand même…. Bon, ce n’est pas que je m’embête avec vous, mais je dois travailler. Puissiez-vous en douter, les flics ça bosse ! Je n’en doute pas un instant, pas de chance d’ailleurs ! Bien souvent on préfèrerai que vous bossiez moins ! En parlant de bosser moins, vous croyez que je pourrai vous inviter à déjeuner ou à dîner, histoire de vous remercier ? Voilà, je me suis lancé ! Un peu trop vite, peut être ? 65 - Pourquoi pas ? Ecoutez, comme je suis sûre que je vais vous revoir bientôt dans mon bureau, on va dire qu’on en reparle la prochaine fois, ok ? Attendez, si vous me dites ça, je reviens dans dix minutes ! Dans dix minutes, je serais sortie… Marie fait le maximum pour rester sérieuse, mais Adam a quand même remarqué son air ravi. Tip top ! ! Marie, décidément tu me plais ! ! - Bon, au revoir, alors… Adam a pris son air de chien battu. Au revoir, revenez vite me raconter ! 66 Samedi 29 juillet 1978 Elle vient de garer sa 2cv sur le bas côté, dans un sentier qui s’en va serpenter à flanc de montagne. La voiture est ainsi dissimulée, à l’abri des regards et il faut vraiment tourner la tête pour l’apercevoir de la route. C’est mieux ainsi. Elle a besoin de rester discrète. Elle cherche le meilleur endroit possible pour l’accident. Le plus vraisemblable. Sur cette route, ce n’est pas difficile. Chaque tournant ferait l’affaire. Il lui reste moins d’un mois. C’est court, mais elle va réussir. Elle ne peut faire autrement. Là ! Elle vient de trouver le virage idéal ! La voiture pourrait quitter la route, très précisément… ici ! Et ensuite dévaler la pente pendant au moins quarante mètres. Idéal ! Et elle peut dissimuler son petit vélo la veille, dans un fourré sur le sentier où sa 2cv est garée. Puis, tranquillement, quitter le lieu de l’accident. Oui, pas de problème…. Les choses avancent comme elle l’a prévu. Son petit Directeur est amoureux fou. Il faut dire qu’elle fait tout pour cela. Oui, je fais tout pour…. Mais je dois bien admettre que je ne me force pas… Il est vraiment gentil celui là !… Non ! Ressaisi toi ! ! Il doit payer ! Comme les autres ! ! Elle secoue la tête afin d’éloigner les sentiments qu’elle sent naître en elle envers ce garçon si timide et si gentil. Elle a regagné sa 2cv, heureuse qu’aucune voiture ne soit passée sur la route pendant qu’elle faisait son repérage et démarre, accélérant longuement pour remonter au plus vite vers la station des 2 Alpes. 67 Jeudi 3 août 1978 Ses notes en poche et le cœur léger, Adam a regagné sa Spitfire et pris la route pour se rendre au domicile de Gabriel Gomez. Il doit interroger les voisins afin de se faire une idée plus précise du conflit qui a opposé Anne à Gabriel juste avant l’accident. La petite villa de Gomez est nichée dans un lotissement calme et verdoyant du quartier de Luminy, proche de la faculté de médecine, à l’est de Marseille. C’est à dix heures pile qu’il gare la Triumph juste devant chez son client. La rue est très silencieuse et les nombreux ralentisseurs qui jalonnent les différents accès interdisent toute velléité de rouler trop vite. C’est un quartier idéal, un havre de tranquillité dans lequel il doit faire bon élever des enfants. En revanche, effectivement, avec un tel calme, il est impossible qu’une dispute passe inaperçue…. Tout en étudiant la rue, Adam a franchi la grille du jardin de la maison mitoyenne de celle de Gomez. Il sonne à la porte et sait déjà qu’il n’est pas venu pour rien, car il a vu un rideau bouger et une paire d’yeux apparaître un instant. Les voisins curieux font le bonheur des détectives… Avec un grincement désagréable, la porte s’ouvre sur une femme rondelette, vêtue d’un immense tee shirt d’une couleur indéfinissable qui doit lui servir tout à la fois de pyjama et de robe. Très souriante, elle porte dans son bras gauche et calée contre sa hanche, une toute jeune fillette qui doit avoir environ deux ans. La gamine, qui est tout sourire également, a le visage comme maquillé, barbouillé de chocolat. - Bonjour ! Excusez-moi, je vous dérange ? 68 - Non, non, pas du tout ! Je finissais de lui donner un petit en cas…. Adam a sorti sa carte professionnelle et la montre rapidement à son interlocutrice. - Je suis détective et j’enquête sur la mort de l’amie de monsieur Gomez, votre voisin. Je peux vous poser quelques questions ? Asseyez-vous là bas et donnez-moi une minute, je reviens. Adam va s’asseoir sous la petite tonnelle que vient de lui indiquer la femme. Installé là, il ne peut voir la villa de Gabriel, mais il est certain qu’il entendrait le moindre bruit s’il y en avait un. La femme est déjà de retour, la fillette débarbouillée et couchée dans un landau, pour une petite sieste. - Ouf ! C’est qu’elle est déjà bien lourde, vous savez ? Et avec ce qu’elle mange… Elle a l’air d’apprécier le chocolat ! Ah ça oui ! ! Elle s’en ferait péter l’estomac !… Vous enquêtez encore sur l’accident ? Mais je croyais que c’était fini, ça ! Adam n’a pas vraiment envie de préciser à la voisine de Gomez qu’il n’est pas de la police. Elle semble très bien disposée à son égard et il ne voudrait pas que cela change. - Je fais un complément d’enquête, en quelque sorte…. Ah bon…. Remarquez, ça ne me dérange pas. Je suis contente d’avoir de la visite. Et en plus, si la 69 - - - - police enquête encore, c’est qu’elle n’est peut être pas complètement sûre d’avoir le bon coupable, pas vrai ? Parce que si vous voulez tout savoir, moi, Gabriel, je ne pense pas qu’il ait fait ça ! Ah bon ? Qu’est ce qui vous fait dire ça ? Un homme si gentil, le cœur sur la main ! Et tellement amoureux ! Vous l’auriez vu avec Anne ! Il devait la croire en porcelaine, tellement il faisait tout pour elle… D’accord, mais vous les avez entendus se disputer quand même ! Et assez violemment en plus ! Oui, j’ai bien été obligée de le dire à vos collègues. Eh ! C’est que ce n’est pas mon genre, de mentir, à moi ! Mais ça n’est pas parce que vous vous engueulez avec quelqu’un que vous devez le tuer quand même ? Vous ne vous engueulez jamais vous, avec votre femme ou votre copine ? Non, vous, vous ne vous engueulez pas, ça se voit…. Mais bon, moi et mon mari on se dispute. Très fort même ! ! Et pourtant il ne m’a pas encore tuée, non ? A priori, non… Donc, ils se sont disputés, ce jour là… Ca leur arrivait souvent ? Jamais ! C’est la première fois que je les entendais. Et à cause de la petite je suis très souvent à la maison… A bien y réfléchir, elle était bizarre cette dispute, elle ne faisait pas vrai…. Comment ça, pas vrai ? On se dispute, ou on ne se dispute pas, non ? Vous avez raison, mais ça faisait pas naturel, comme s’ils répétaient !… Vous l’avez dit à la police, ça ? Non, c’était pas clair pour moi. Mais depuis, ça me turlupine…. Et puis vous êtes là, alors maintenant, je l’ai dit ! Ouais…. Et elle, Anne, vous la connaissiez bien ? 70 - - Un peu, ils ne vivaient pas encore ensemble. Et elle passait finalement assez peu de temps ici la journée. Elle était sympathique ? Elle faisait des efforts pour l’être, en tous cas. Vous ne l’aimiez pas trop…. Pas trop…. Elle lui avait mis le grappin dessus. Avant elle on se voyait beaucoup, mon mari, lui et moi. Mais depuis !…. Elle l’accaparait et on aurait dit qu’elle ne voulait pas vraiment qu’on continue à se voir. D’un autre côté, si elle était folle amoureuse…. Elle était pas folle amoureuse, comme vous dites ! Elle voulait juste qu’il soit fou amoureux, lui ! ! 71