A Lilian, avec tout mon amour….

Transcription

A Lilian, avec tout mon amour….
A Lilian,
avec tout mon amour….
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Fred Le Merre
VENGEANCES
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Première partie
La Genèse
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Mercredi 29 juin 1960
La voiture prend tout son temps.
Il faut dire que la route est sinueuse et la pente très
forte.
L'heure tardive permettrait pourtant à Henry Bennett de
conduire plus vite : il ne risque pas de rencontrer qui que
ce soit. Mais en conducteur prudent et en père de famille
responsable, il ne s'autorise pas à dépasser le 50
kilomètres heure sur cette route reliant Vallorcine à
Chamonix.
La voiture approche d'un tournant en épingle à cheveux.
Henry appuie un peu plus fort sur la pédale de frein qui
soudain s'efface sous son pied !
Vite, très vite, il appuie de nouveau plusieurs fois sur le
frein.
Rien n'y fait !!
Une onde de glace parcourt le corps d'Henry qui agrippe
le volant de toutes ses forces.
Dans un crissement de pneus, la voiture sort du virage
et se met à avaler la pente en zigzaguant.
- Agnès ! Virginie ! Tenez-vous bien !! Je n'ai plus de
frein !!
Agnès qui somnolait réprime un cri et se retourne pour
apercevoir sa fille de 5 ans qui dort allongée sur la
banquette arrière, inconsciente du drame qui se joue.
La voiture prend de plus en plus de vitesse, sort d'un
virage à droite pour déjà entrer dans un virage à
gauche.......
Henry tente de rétrograder, mais la vieille boite à vitesse
de son antique Simca refuse de se laisser faire.
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Ballottée comme un sac de pommes de terre, Virginie
s'est réveillée et se met à hurler.
Dans 30 mètres ce sera encore une épingle à
cheveux !!!
Lancée maintenant à plus de 80 à l'heure, la voiture
fonce telle une fusée.
Dans un sursaut, Henry cri à son épouse :
- Attrape la petite ! Viiiiite ! Je vais tirer le frein à main !!
Mais il est bien trop tard !
Agnès, tournée vers Virginie, tendant désespérément les
bras vers sa fille qui percute avec une violence
incroyable la portière gauche, ne voit pas la voiture
quitter la route et plonger dans le ravin.
Henry a serré le frein à main, bloqué pour un court
instant les roues du véhicule qui s'est mis en travers de
la route avant d'entamer un tonneau, puis un autre, un
autre, et encore un autre......
Dans l'habitacle tout n'est plus que fracas ! Les corps
s'entrechoquent, les vitres se brisent pendant que les
tôles se disloquent.
A mi-pente, Virginie est soudain éjectée par le trou
béant laissé par la vitre arrière qui a disparue dès le
premier tonneau.
Tandis que la voiture poursuit sa course folle emportant
Henry et Agnès vers leur destin, Virginie semble flotter
dans l'air telle une feuille morte l'espace d'une seconde,
puis plonge brutalement vers le sol, les yeux agrandis
par l'effroi, un cri muet figé sur sa bouche grande
ouverte.
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Et le miracle se produit, un mélèze toutes branches
déployées, semble se tendre, se contorsionner, pour
récupérer le corps de la fillette désormais évanouie.
Une après l'autre, les branches amortissent la chute qui
devait être mortelle.
Et c'est une Virginie griffée, tailladée, mais vivante, qui
finit par se poser sur un lit de brindilles disposées là pour
elle.
Quarante mètres plus bas, l'horreur est indicible.
Agnès et Henry, unis dans la mort comme ils l'étaient
dans la vie, sont serrés l'un contre l'autre dans l'épave
recroquevillée de leur belle voiture.
Restés à l'intérieur de l'habitacle ils n'avaient aucune
chance. Plus un millimètre d'espace ne subsiste au
milieu de l'enchevêtrement des tôles.
Et la vie les avait quittés bien avant que ne cesse la
chute.
L'homme a froidement assisté au drame qui vient de se
jouer.
Il suivait de loin la famille Bennett et n'a eu qu'à se garer
pour jouir de la fin de la cascade.
Il ne lui reste désormais plus qu'une seule tâche à
accomplir pour en finir : mettre le feu à l'épave afin que
nul ne puisse découvrir que les freins ont été sabotés.
Dans quelques instants, lui et ses associés seront
libérés de l'angoisse qui les étreint depuis deux jours.
Dévalant à son tour la pente, un sac sur le dos, il passe
sans la voir, à cinq mètres d'une Virginie qui reprend tout
juste conscience. Arrivé près de la voiture, très
rapidement, il sort une bouteille d'essence et en inonde
la carcasse.
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Puis il enflamme une allumette et se protégeant d'une
main le visage la jette vivement vers le véhicule.
Le brasier est immédiatement énorme et bientôt toute
trace du forfait sera effacée.
Satisfait du résultat, l'homme n'a plus qu'à remonter
tranquillement vers sa voiture et reprendre sa route
comme si de rien n'était.
Virginie toujours sans voix a assisté à toute la scène.
Elle va rester là, prostrée, une heure durant, avant de
réussir à faire un mouvement. Enfin, lentement, comme
au ralenti, elle se lève et entreprend de remonter la
pente jusqu'à la route.
Elle a vécu un terrible accident, quasiment vu ses
parents griller sous ses yeux, vu l'homme responsable
de tout ça, et ne se souvient de rien.
Par on ne sait quel miracle qui va lui permettre de vivre
comme n'importe quelle autre petite fille de son âge,
l'horreur et les images de l'horreur sont allés se stocker
dans un tout petit coin de son cerveau. Elles sont là,
bien présentes, mais pour le moment vont la laisser
tranquille.
Arrivée à la route, il faudra à Virginie attendre une heure
encore avant que, enfin, la chance lui sourie et que
passe une voiture.
-
Il y a eu un accident.
Ce seront ses seules paroles avant qu'épuisée par ce
drame elle ne s'évanouisse pour la deuxième fois de la
nuit
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Lundi 27 juin 1960
Henry Bennett a eu le temps de penser à ce qu'il doit
leur dire. Le trajet entre son domicile avenue Henry
Martin, en plein centre de Chamonix et la banlieue
résidentielle où se trouve la villa, peut être devrait-on
employer le mot palais, de Gérard Gomez, prend au bas
mot trois quarts d'heure.
Non pas qu'il y ait tant de distance, mais à cette heure
là, dix-sept heures trente, le trafic est tel que les
véhicules roulent collés les uns aux autres, à deux à
l'heure.
Et c'est tant mieux !
Ce rendez-vous est très important, crucial même !
Bien qu'il ait pris le temps de se préparer, Henry doute
d'arriver à convaincre les trois personnes qu'il s'apprête
à rencontrer.
Il faut qu'il rassemble son courage, qu'il se montre ferme
et intraitable !
Ne surtout pas les laisser chercher à se disculper,
trouver des excuses bidon ! Ils n'en ont aucune !!
Depuis deux mois, Henry Bennett, maire de Chamonix,
constitue un dossier sur les agissements de deux de ses
adjoints municipaux ainsi que sur un juge du tribunal de
Chamonix.
Trois individus qui sont aussi ses amis, ou du moins qui
l'étaient jusque là.
Jusqu'à ce qu'il se rende compte que profitant de leurs
professions et de leur statut d'élus municipaux, ils
détournent des millions.
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Gérard Gomez, Charles Samaka ainsi que Pierre de
Ballard détournent l'argent des personnes mises sous
tutelle et dont la gestion leur est confiée.
La combine est simple et efficace : Charles Samaka qui
est médecin conseille habilement les personnes âgées
et leurs familles de mettre les biens des êtres chers,
parents, grands-parents, sous tutelle, afin d'éviter que
les économies de toute une vie se voient gaspillées du
fait de pertes de mémoire, d'étourderies tout
simplement, ou plus grave, de maladie d'Alzheimer.
Pierre de Ballard, juge des tutelles, rend ses jugements
en faveur de Gérard Gomez, le curateur, qui par de
subtiles opérations comptables fait tout simplement et
définitivement disparaître dans sa poche et celles de ses
acolytes, sans aucun scrupule, les fortunes ainsi que les
petites économies.
Bien sûr, cela est fait très progressivement et très
intelligemment.
Et si ce n'était à cause des élections municipales qui se
rapprochent, Henry n'aurait jamais rien découvert.
En effet, dans sa grande naïveté, Henry Bennett qui est
désireux de couper court à toute possibilité de calomnie
lors de la campagne, a décidé de rédiger un rapport, qui
sera rendu public, sur chacun de ses colistiers. Ceci afin
que ne plane aucun doute sur l'honnêteté de chaque
candidat et sur l'usage qui est fait des biens
communaux. Pour ne mettre personne mal à l'aise, mais
aussi pour travailler plus librement, il a commencé cette
tâche tout seul.
Et c'est ainsi, une découverte en entraînant une autre,
qu'il a mis à jour la plus incroyable des combines.
Alors, avec patience et opiniâtreté, il s'est débrouillé
pour consulter les dossiers de ses administrés placés
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sous tutelle. Ils sont nombreux, anormalement
nombreux, et de préférence riches. Sous le prétexte
d'étude statistique, il a pu approcher les victimes,
constater leur degré d'incapacité et surtout avoir accès à
leurs comptes bancaire. Leurs comptes bancaires qui
ont fondu comme neige au soleil depuis leur mise sous
tutelle !!
Concernant les détournements d'argent, après deux
mois de recherches, le dossier à charge est complet et
permettrait d'ores et déjà de faire condamner les trois
complices. Henry soupçonne par ailleurs Charles
Samaka qui est médecin neurologue d'aider un peu ses
patients à perdre leur mémoire.
Bennett pourrait porter plainte et faire immédiatement
démarrer une enquête. Mais il connaît les lenteurs de la
justice et sait bien qu'il faudrait des années avant que
les victimes de cette escroquerie soient remboursées, si
elles le sont un jour !
C'est pourquoi il est en route pour rencontrer chez
Gomez les trois escrocs. Pour leur proposer de mettre
son dossier à la poubelle, de fermer les yeux sur leurs
ignominies, s'ils acceptent de rendre sur-le-champ tout
l'argent qu'ils ont détourné. Ils en ont les moyens, et s'il
leur faut vendre leurs belles maisons, leurs belles
voitures, renoncer au bateau sur la côte d'azur, ou à on
ne sait quoi d'autre, peu lui importe. Ce sera ça ou la
prison !
Ayant finalement rencontré peu de circulation, c'est
après seulement vingt cinq minutes de route qu'Henry
pénètre dans la propriété des Gomez. Il gare sa Simca
Aronde à côté des autres véhicules, au bas des
escaliers qui mènent à la maison, respire profondément
afin de calmer les battements de son cœur qui s'est
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accéléré considérablement, et sort enfin, prêt à la
confrontation.
Il est en train de gravir les marches du perron quand
Gérard Gomez, jovial, vient l’accueillir, une coupe de
champagne à la main.
-
Henry, mon ami ! Nous n’attendions plus que toi,
Charles et Pierre sont déjà là. Viens donc goûter cet
excellent champagne. Il m’a été livré hier. De la
meilleure qualité ! !
Bennett, pâle comme un linge décline l’offre formulée
avec le toujours très fort accent pied noir de Gérard
Gomez. Les années passées en France depuis son
retour d’Algérie n’ont pas altéré ces intonations si
particulières aux français de «là-bas«
-
Non merci, pas ce soir. En revanche, je prendrai
volontiers un grand verre d’eau.
Aïe, aïe, aïe ! ! Mais tu vas rouiller ! !
Gomez qui a remarqué la tension de Henry Bennett
tente cette plaisanterie facile. En pure perte….
Tout en discutant, ils ont pénétré à l’intérieur de la
maison. Le salon est immense, et pourrait être très beau
si la décoration était différente et la pièce moins
surchargée.
Comme chaque fois qu’il rentre dans cette maison,
Henry est frappé par la lourdeur du goût ainsi que par
les sommes folles que Gérard et sa femme ont dû
dépenser pour arriver à un tel fiasco. Gérard lui a
toujours dit avoir réussi à rapporter une fortune d’Algérie.
Bennett sait maintenant que l’Algérie n’est pas la seule
provenance de l’argent des Gomez.
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Après avoir salué Charles Samaka et Pierre de Ballard,
Henry porte à ses lèvres le verre que Gérard vient de lui
servir. Il avale rapidement plusieurs fois, s’éclaircit la
gorge et prend enfin la parole.
-
-
Messieurs, je viens ici ce soir plein d’une profonde
tristesse et chargé d’une immense colère. Une
profonde tristesse, d’abord, car je vous considérais
jusqu’à il n’y a pas si longtemps comme des amis.
Ce que j’ai découvert depuis deux mois m’a appris le
contraire. Une immense colère, ensuite, et le mot est
faible, depuis que j’ai mis à jour vos agissements ! !
Mais de quoi…….
Laisse-moi parler, Gérard ! Tu t’exprimeras quand
j’aurai fini ! ! Ou plutôt, si, tu vas me parler des
curatelles ! De l’argent que tu es censé gérer
honnêtement ! ! Cela fait deux mois que j’enquête
sur vos manigances à tous les trois. Et je pense
avoir mis à jour tous vos détournements.
Gérard, ainsi que Charles et Pierre ont blêmi.
-
Je ne comprends rien à ce que tu dis mon pauvre
Henry ! Je n’ai jamais détourné quoi que ce soit !
-
Ah oui ? Alors laisse-moi te parler du livret de Caisse
d’ Epargne du vieil Amédée Lepage. Depuis que tu
as obtenu, grâce à Pierre, la gestion de ses biens, il
n’a plus rien sur son compte. Ou peut être préfèrestu que nous parlions de madame Jacquin ? D’Isidore
Grathelaut, des Lemarchand ou encore de Maurice
Batini ?
La liste est encore longue, mais tu la connais mieux
que moi.
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Et toi, Pierre ? Je n’arrive pas à comprendre que tu
ais pu participer à ça !
Pierre baisse la tête, s’apprête à prendre la parole.
-
Ferme la, Pierre ! Lui ordonne un Gérard Gomez
rouge de colère qui a compris qu’il n’est plus l’heure
de nier. Bennett semble en effet savoir beaucoup de
choses.
Alors comme ça tu aurais soit disant des preuves sur
de prétendus détournements ?
-
Oui, des preuves j’en ai, et bien plus que tu ne peux
le supposer ! J’ai reconstitué votre arnaque de a à z,
depuis le tout début, quand Pierre a commencé à
systématiquement attribuer à Gérard toutes les
curatelles de la ville, curatelles conseillées en sa
qualité de médecin, par Charles ici présent.
J’ai tout noté dans un dossier très complet que je
peux remettre dès demain à la police qui saura sans
nul doute quoi en faire. J’ai les noms, les dates, les
sommes, tout y est ! Ce dossier je peux m’en servir
ou le jeter à la poubelle, c’est vous qui allez en
décider.
Ah oui, et comment ?
Tout simplement en commençant à rembourser dès
demain ce que vous avez volé ! Tout ! Du premier au
dernier centime. Même si pour cela vous êtes
obligés de vous séparer de vos jouets à plusieurs
millions ! Et oui, Gérard, même si tu es obligé de
vendre ta magnifique DS 19 de 1958, fabriquée en
seulement trois exemplaires…
Arrête tes conneries, Henry. Tu sais bien que tout ça
n’est pas possible ! Je suis sûr que tu nous menaces
-
-
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-
uniquement pour avoir ta part du gâteau ! Dis-moi
combien tu veux, c’est accordé !
Tu me fais horreur, Gérard ! Comment ai-je pu te
compter parmi mes amis ? Je vous laisse trois jours,
pas un de plus, pour réfléchir à ce que vous allez
faire. Passé ce délai, mon dossier Curatelles ira
directement sur le bureau du commissaire de
police ! ! Mais si, comme je l’espère, vous vous
décidez à réparer vos torts, je conserverai mon
dossier jusqu’à ce que tout le monde ait été
remboursé intégralement. Après je le détruirais
devant vous.
Messieurs, j’ai bien l’honneur ! Trois jours, pas un de
plus ! ! Venez me voir à mon bureau !
Et Henry Bennett quitte la pièce coupant court à toute
autre proposition, laissant un Pierre de Ballard en proie à
un profond désarroi, Gérard Gomez et Charles Samaka
déjà en train de calculer comment ils pourraient s’en
sortir.
-
Quel con ! L’honnêteté personnifiée ! Comme s’ils en
avaient besoin, de tout cet argent, ces vieux ! ! Il
n’est pas question de rembourser quoi que ce soit !
Charles Samaka, le médecin neurologue a été le
premier à prendre la parole. Il sait déjà que Gérard
pense comme lui et qu’il va falloir comme d’habitude
forcer la main à Pierre. Charles et Gérard sont aussi
différents physiquement que l’on peut l’être. Charles est
grand, maigre, sec et le cheveu rouge flamboyant, tandis
que Gérard est petit, gros, gras et brun foncé.
Physiquement
différents
mais
ils
s’accordent
parfaitement dans leur manière de penser et de faire les
choses. Il n’en va pas de même pour Pierre qui bien
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qu’aussi grand que Charles est un mou, incapable d’une
décision.
Pierre est indispensable pour que leur combine
fonctionne. Il leur faut un juge, et celui-ci est à la merci
de Gomez depuis cinq ans. Alors qu’il était en poste en
Algérie, un soir qu’il rentrait d’une fête un peu trop
arrosée, il avait écrasé un enfant près de chez lui.
Désemparé, il avait fuit pour se rendre chez Gomez qui
avait un garage. Gomez, il le savait était dans toutes
sortes de combines et allait pouvoir l’aider.
Effectivement, Gérard Gomez n’avait pas hésité une
seconde, bien trop conscient de l’aubaine qui se
présentait à lui : Il aurait désormais un juge dans la
poche ! !
Rendu sur les lieux de l’accident, il avait fait disparaître
le corps de l’enfant mort. Rien de plus facile dans ce
pays où une guerre qui ne porterait pas ce nom était en
train de démarrer. Puis il était retourné tranquillement à
son garage effacer toute trace d’accident sur la voiture
du juge. Mais avant tout cela, il avait pris bien soin de
photographier et l’enfant et la voiture ! Si le juge ne
coopérait pas en disant oui à toutes ses demandes, le
dossier irait à la police…
-
Tu as raison, il n’est pas question de rembourser
quoi que ce soit ! Il ne manquerait plus que ça ! Il
faut trouver un moyen de faire plier cet abruti ! Non
mais quel con !
Gérard est dans une rage folle. Il n’a pas l’habitude
qu’on lui résiste et le refus de Bennett d’accepter son
offre lui fait monter des bouffées de haine.
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-
Il faut le menacer de s’en prendre à sa gamine,
propose Charles
Cet abruti est bien trop intègre, cela ne marchera
jamais… Monsieur la Vertu ! ! Non, nous sommes
dans une merde pas possible, Charles. Et toi aussi
Pierre ! ! Tu peux me regarder comme ça, tu es
complice ! De tout ! ! Même si tu n’as jamais palpé
autant de monnaie que nous sur ces affaires….
Gérard a ajouté cela avec un sourire narquois. Pierre de
Ballard a beau être la pièce maîtresse de leur combine, il
n’a jamais eu que les miettes que voulaient bien lui
accorder les deux rapaces que sont Gomez et Samaka.
Il est depuis l’Algérie sous l’emprise d’un maître
chanteur….
Comme à son habitude, en homme faible, Pierre baisse
la tête et ne dit mot.
-
Il faut le faire disparaître.
Charles vient d’annoncer cela comme une évidence.
-
Tu es fou ! ! S’écrit Pierre enfin révolté.
Pas du tout, Charles a tout à fait raison. C’est la
seule chose à faire ! Et je sais déjà comment nous
pouvons procéder !
C’est hors de question ! Si vous persistez à vouloir
faire cela, je vous dénonce dès ce soir à la police ! !
Ah, ah, ah ! Celle là elle est bien bonne ! Si vous
persistez à vouloir faire cela, je vous dénonce dès ce
soir à la police ! ! Ah, ah, ah ! Et qu’est ce que tu vas
leur raconter, aux flics, imbécile ? Que tu détournes
avec nous depuis plusieurs années l’argent de tous
les pauvres vieux du coin ? Qu’en plus tu as déjà
écrasé un gamin et pris la fuite ? Et que tu as des
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remords, c’est ça ? Arrête, je vais rire ! ! N’essaye
même pas d’y penser ! Je sais que tu n’as pas les
couilles pour le faire ! Mais si jamais tu imaginais en
avoir le courage, oublie ! Ta Lucette, je la crèverai de
mes propres mains dans les cinq minutes qui
suivraient ton passage chez les flics ! Tu as bien
compris ?
Vaincu, Pierre baisse à nouveau la tête et se tait.
-
-
-
Comment tu crois qu’on peut faire, alors ? demande
Charles
Ecoute : On n’a pas beaucoup de temps, monsieur la
Vertu est capable d’aller chez les flics plus tôt qu’il
ne l’a dit. On va lui dire qu’on se rend compte du mal
qu’on a fait, qu’il faut qu’on réfléchisse à comment
rembourser, que ce n’est pas hyper simple, mais que
déjà dans trois jours nous pourrons commencer. Ca
devrait le calmer un peu.
Oui, et ensuite ?
Ensuite, dans deux jours il y a cette soirée
à Vallorcine pour l’inauguration de la nouvelle salle
des fêtes. En tant que maire il doit y assister, avec
toute sa famille. Tu vois la route ? Ca tourne, ça vire,
et surtout ça descend très fort pour revenir à
Chamonix. Pendant qu’ils seront occupés à discuter
et à boire, je vais simplement saboter les freins de
son Aronde. Un tout petit peu seulement, pour qu’ils
ne lâchent pas immédiatement. Non, quand ils
seront en pleine descente.….
Vous êtes ignobles ! ! Sa femme et sa fille ?
Pauvre pomme, et s’il en a parlé à Agnès ? Tu crois
qu’elle est stupide et qu’elle ne fera pas le
rapprochement ? Quant à sa fille, c’est humanitaire,
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tu ne voudrais pas laisser une pauvre petite
orpheline, quand même ?
Le cynisme de Gérard est tel que de Ballard reste sans
voix.
-
-
-
Tu ne crois pas qu’il y a un risque que quelqu’un se
rende compte, après coup, que les freins ont été
sabotés ?
Si, et c’est pour ça que tu devras suivre leur voiture,
discrètement, de loin, pour que tout de suite après
l’accident tu y mettes le feu. Comme ça il n’y aura
plus de trace de rien du tout.
Oui, et comme ça je serai totalement complice…. Tu
n’es pas bête, toi !
Que veux-tu, on n’est jamais trop prudent. Bon, c’est
ok ? Nous sommes d’accord ? Toi aussi, Pierre ?
………
J’en déduis que tu es d’accord. Charles, je
m’organise pour les freins, tu t’organises pour le feu,
on fait comme ça ! Messieurs, ce n’est pas tout, mais
j’ai des obligations familiales, alors je ne vous retiens
pas.
Moi, aussi, il faut que je rentre. Et toi Pierre, réfléchi
bien, si tu dois faire une connerie ! ! Allez, bonsoir !
Gérard, je te téléphone demain, d’accord ?
On fait comme ça, à demain.
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Dimanche 3 juillet 1960
Cela fait trois jours que Henry et Agnès Bennett se sont
tués dans un terrible accident de voiture. Du haut de ses
cinq ans Virginie commence à peine à réaliser que papa
et maman ne sont plus là, qu’elle devra désormais vivre
avec son papi.
Elle ne se souvient strictement de rien de ce qui s’est
passé avant et pendant le drame, et c’est sans doute
une chance.
Dans la journée, grâce à l’attention constante des
voisins et de son papi, elle arrive même à jouer et faire
comme si de rien n’était.
En revanche la nuit, dans son lit, elle est assaillie d’un
horrible cauchemar qui la réveille et la laisse trempée de
larmes et de sueur. Dès qu’elle s’endort, le mauvais rêve
se répète, invariablement le même. Un homme
monstrueux coiffé d’un chapeau rouge s’approche d’elle
alors qu’elle est étendue sur une route. Il a des pieds
énormes ! De très longues enjambées ! Ses pas
martèlent l’asphalte et résonnent bruyamment.
Il se rapproche d’elle à toute allure ! Sa bouche se met à
cracher du feu ! Ce monstre va l’écraser et la brûler ! !
Elle veut se lever, mais reste paralysée. Elle veut hurler,
mais aucun son ne sort de sa pauvre bouche déformée
par l ‘épouvante…
Alors elle se réveille, essoufflée, et il lui faut un long, très
long moment avant de pouvoir enfin calmer les
battements de son cœur. Et ce n’est qu’épuisée qu’elle
va finir par trouver quelques petites heures de sommeil
paisible.
Ce matin son papi l’a réveillée avec mille caresses. Il l’a
aidé à faire sa toilette, à s’habiller. Il l’a forcée à prendre
un solide petit déjeuner.
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Ce jour n’est pas un jour comme les autres.
Virginie sait qu’elle va dire adieu à ses parents et elle
pleure déjà à chaudes larmes. Aujourd’hui tout
Chamonix pleure avec elle.
Tout Chamonix est là pour enterrer le maire et sa
femme. Cela faisait bien longtemps que Henry Bennett
était maire de cette ville savoyarde, et il était fortement
apprécié de tous.
Chacun tient à lui rendre hommage. En étant présent,
mais aussi en adressant à sa fille des paroles
d’encouragement, de réconfort.
Le cortège est immense et hétéroclite. Il y a là tous les
notables, nombreux, ainsi que tous les anonymes,
encore plus nombreux. Beaucoup pleurent, d’autres, très
dignes, n’en portent pas moins sur leurs visages la
douleur qu’ils ressentent.
Pesamment la procession vêtue de noir est arrivée au
cimetière. La mise en bière va avoir lieu. Gérard Gomez,
premier adjoint au maire prend la parole pour prononcer
l’épitaphe de Henry Bennett. Incarnant la tristesse, il ne
tarit pas d’éloges sur le mort et sa femme, déclenchant
des crises de larmes parmi ceux venu accompagner les
Bennett dans leur dernière demeure.
Charles Samaka, en tant qu’ami personnel de la famille
prend à son tour la parole. C’est également un concert
de louanges sur l’honnêteté et la force de travail de celui
qui a consacré une partie de sa vie à Chamonix.
Virginie qui a suivi le discours de Gomez sans réaction,
est soudain saisie d’une angoisse folle dès la prise de
parole de Samaka. Elle se met à trembler et subitement,
ne pouvant se retenir, elle urine dans sa culotte,
secouée de tremblements. Elle n’avait jusque là pas vu
l’odieux médecin qui était resté en retrait. Une peur
panique qu’elle ne s’explique pas s’empare d’elle et elle
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se met à hurler. A tel point qu’il faut l’éloigner quelques
minutes afin de la calmer. Dès que Samaka disparaît de
son champ de vision, la panique s’estompe peu à peu,
les sanglots cessent ainsi que les tremblements.
Samaka ayant fort heureusement fini son odieux
discours, Virginie ne va pas l’apercevoir à nouveau
quand ayant rejoint le bord du caveau, le cercueil de ses
parents va descendre reposer en terre. Les yeux rougis,
le
visage
baigné
de
larmes,
elle
adresse
silencieusement un dernier adieu à ses parents adorés,
et accompagné de son papi qui titube de douleur, elle
quitte le cimetière.
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Mardi 5 juillet 1960
Pierre de Ballard se dégoutte. Il se dégoutte depuis bien
longtemps déjà.
Depuis ce funeste jour où il a tué cet enfant en Algérie.
S’il avait été courageux, moins faible, il aurait assumé
cette erreur ! Oui, mais il a eu peur. Peur d’aller en
prison dans ce pays de sauvages. Peur de perdre tous
ses privilèges. Peur du regard de sa femme, aussi.
Mais aujourd’hui il a décidé d’être fort. Et de toute
manière, il n’en peut plus.
Edmond son fils et Lucette sa femme sont en ville pour
la journée.
Il va se donner la mort.
Il est déjà virtuellement mort ce soir de décembre 1955
en Algérie.
Aujourd’hui ce sera une formalité.
Mais il ne va rien révéler des raisons qui l’ont décidé au
suicide. Cela rejaillirait sur sa famille, et elle ne le mérite
pas ! !
Il a tout préparé dans le garage qui a une poutre bien
assez forte pour supporter son poids. Il a attaché la
corde, approché le tabouret. Tout est prêt.
Pour se donner du courage il boit un grand verre de son
meilleur whisky et monte sur le tabouret. Une larme
coule le long de sa joue. Machinalement il l’essuie. Il
passe le nœud coulant autour de son cou, resserre
suffisamment afin que cela ne lâche pas, et dans un
énorme effort de volonté, il projette brutalement le
tabouret loin de lui.
La corde se tend, le nœud se serre encore plus, et déjà
il manque d’air.
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Malgré lui il se débat, gesticule, ses bras battant l’air
comme un oiseau ridicule qui aurait des ailes trop
petites.
Et déjà le drame est fini de jouer.
Pierre de Ballard, juge au tribunal de Chamonix vient de
se donner la mort par pendaison, dévoré de remords,
désespéré par l’odieux meurtre qu’il n’a su empêcher
quelques jours plus tôt, l’assassinat de la famille
Bennett.
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Samedi 5 avril 1975
Léonce Bennett a 86 ans le jour de sa mort. Ce samedi
5 avril 1975 à quatorze heures il s’est éteint après une
longue lutte contre le cancer.
Tout a été essayé, Virginie et lui se sont battu jusqu’à la
dernière seconde, ou presque. Il y a deux jours, Léonce
a jeté l’éponge, décidé de laisser faire la nature.
Il veut retrouver sa femme, décédée il y a dix-sept ans
maintenant, ainsi que son fils adoré, décédé
tragiquement dans un accident de voiture inexpliqué le
29 juin 1960.
Virginie est auprès de lui jusqu’à son dernier soupir. Le
cœur serré dans un étau, la rage au ventre, elle a vécu
impuissante chaque instant de la progression de la
maladie.
Son grand-père adoré, qui a été à la fois son père et sa
mère, toute sa famille, se meurt et elle ne peut rien y
faire.
Elle l’aime plus que tout et est inondée de larmes quand
il s’adresse à elle pour ce qui va être la dernière fois.
-
Ma chérie – sa voix est quasiment inaudible, un
souffle – viens plus près s’il te plait, que je
t’embrasse une dernière fois.
Grand-père…..
Chut…. ! Laisse-moi parler…. Ne sois pas triste mon
amour. Ma délivrance est proche, et je ne veux plus
souffrir. Ma vie a été belle, en définitive. Et c’est
grâce à toi. Sans toi, je me serai laissé mourir depuis
longtemps. Je te remercie pour tout ce que tu m’as
apporté.
Virginie est en pleurs, secouée de hoquets qu’elle ne
peut maîtriser.
27
-
-
-
C’est moi qui dois te remercier grand-père. Je te
remercie pour ma vie, pour ce que je suis. Je n’aurai
pas voulu d’autre grand-père que toi. Tu as été toute
ma famille. Je t’adore ! Oh grand-père ! Que vais-je
faire sans toi ?
Tu as été une enfant magnifique, Virginie, puis une
jeune fille extraordinaire. Et tu vas désormais devenir
une femme formidable, merveilleuse. Construis ta vie
sans te retourner, mon amour, n’oublie rien bien sûr,
mais va en avant !
Ne me laisse pas grand-père ! !
Et rappelle-toi ta promesse, Virginie, de ne jamais te
séparer de cette maison, elle est dans la famille
depuis toujours.
Oh oui grand-père ! !
Mais tu vas devoir y mettre de l’ordre… Cela fait bien
longtemps que nous ne nous en occupons plus. Va
savoir pourquoi ?…..
Virginie esquisse un sourire.
-
Grand-père….
Tu verras, au grenier il y a tout un tas de papiers qui
appartenaient à ton père. Tu dois sans doute pouvoir
tout jeter. Fais un tri, si tu veux. Je suis fatigué ma
Virginie, tellement fatigué….. Laisse-moi t’embrasser
encore…
Virginie s’approche et pose sa joue contre les lèvres de
Léonce Bennett qui lentement, tout doucement, et enfin
sans douleur, rend son dernier soupir. Alors Virginie ne
peut plus se retenir et sa tristesse éclate dans un long
hurlement de douleur. Les larmes coulent en pluie
tropicale sur son si beau visage rendu hideux par le
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chagrin incommensurable qui est le sien. Elle
s’abandonne à la désolation, pleure et pleure encore,
jusqu’à ce que, épuisée, elle puisse enfin s’écarter du
corps sans vie de Léonce Bennett, son grand-père,
l’homme de sa vie, et appeler le médecin de la famille
pour qu’il puisse constater le décès.
Sans plus de force, elle arrive à se traîner pas à pas
jusqu’à sa chambre où elle s’écroule sur son lit et
s’endort exténuée malgré le soleil qui inonde encore la
pièce.
29
Lundi 7 avril 1975.
Virginie a passé deux jours à errer dans la grande
maison vide. Elle d’ordinaire si active, n’arrive à rien
depuis le décès de son grand-père.
Elle sait qu’il lui faut se secouer, sortir de sa torpeur et
affronter cette réalité : Elle est désormais seule dans la
vie !
Elle était déjà orpheline de son père et de sa mère. La
voilà orpheline de son grand-père… Et elle n’a plus de
petit ami. Le dernier en date a fui il y a deux mois, n’en
pouvant plus de servir exclusivement de garde malade
en compagnie de Virginie qui ne quittait presque plus
son papi.
Elle ne peut lui en vouloir. Elle comprend qu’à vingt ans
il ait envie de rêver d’autre chose que d’une chambre
d’hôpital.
Avant la maladie, elle aussi aimait s’amuser ! Il y avait
bien sûr eu de longs mois difficiles après l’accident de
voiture qui avait coûté la vie à ses parents. De
nombreuses nuits durant lesquelles elle redoutait de
s’endormir, tellement elle avait peur de ce cauchemar
récurrent. Puis, grâce à la patience et à l’amour que lui
avait prodigué son cher papi, le calme et la sérénité
étaient revenus. Elle avait repris goût à la vie, retrouvant
l’envie de rire, de chanter, et d’apprendre, aussi. Elle
était redevenue une excellente élève, avait même sauté
avec une facilité déconcertante deux classes à l’école
primaire. Il faut dire que son papi l’aidait à chaque
instant. Instituteur à la retraite, il avait le don de la
pédagogie, et sa Virginie avait oublié d’être stupide,
comme il disait souvent.
Son baccalauréat en poche, elle avait préparé une
licence puis une maîtrise de chimie, matière qui la
passionnait.
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Depuis la rentrée universitaire d’octobre, elle s’était
inscrite dans une école de commerce, mais elle avait été
déçue et ne savait pas si elle désirait vraiment continuer.
Et là, avec la mort de Léonce ……
Elle secoue la tête pour éloigner cette crise de tristesse
qui arrive, et se lève de la chaise où elle s’était assise
pour rêvasser.
Un café, c’est ça qu’il me faut ! !
Dans la cuisine, elle prépare ce café qu’elle aime fort,
dans la petite cafetière italienne qu’elle a rapportée de
Rome où elle est allé avec un des ses petits copains.
Elle a beaucoup travaillé. Au lycée d’abord, puis à
l’université. Mais elle a toujours su s’aménager des
périodes de détente. Elle aime voyager et ne s’en prive
pas. Elle aime le sport aussi. Le ski, c’est une évidence
pour une native de Chamonix. Mais elle pratique
également l’escrime avec un certain talent.
Il faut que je recommence à bouger ! Je mets de l’ordre
dans la maison, le grenier d’abord. Puis je me paye des
vacances en Grèce. Oui, en Grèce, j’ai envie de me
prélasser au soleil et de refaire un peu de plongée…..
Mais tout de suite, le café ! !
La petite cafetière émet le bruit caractéristique qui
prévient que le café est prêt, que si on ne se dépêche
pas de fermer le gaz, le café va être infect car il aura
bouilli. Virginie retire donc le récipient du feu et verse le
café noir dans la tasse qu’elle a préparé. Puis elle enfile
un pull, il fait encore frais malgré l’arrivée du printemps,
avant de gravir les marches qui mènent au grenier.
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La porte grince, cela fait des lustres que personne n’est
entré dans cette pièce où la poussière et le désordre
règnent en maître.
Après deux pas dans le grenier, Virginie hésite une
fraction de seconde devant l’ampleur de la tâche. Mais
elle sait qu’elle doit réagir, et après tout, cela va
l’occuper un bon moment. Comme ça elle ne pensera à
rien d’autre.
Elle a d’abord besoin d’un bon balai. Elle redescend et
récupère toutes les armes qu’il lui faut : balais, brosse,
chiffon, ainsi qu’un grand sac poubelle. Pour l’aspirateur,
elle verra plus tard.
Mais dès qu’elle commence à balayer, elle se rend
compte de son erreur. La poussière vole tout autour
d’elle, formant un brouillard rapidement si épais qu’elle
ne voit même plus ses pieds. Alors, ne voulant pas
s’avouer vaincue, elle descend à nouveau pour ramener
l’aspirateur.
Tu as intérêt à être costaud mon p’tit gars, tu vas bouffer
de la poussière, crois-moi !
Un quart d’heure plus tard le résultat est suffisamment
satisfaisant pour que Virginie débranche l’appareil
ménager et fasse une petite pause. Elle s’assoie à
même le sol et commence à trier tout ce qui passe à sa
portée. Elle se déplace chaque fois qu’elle en a besoin,
sans se lever, en glissant sur le parquet.
Deux piles. Une pour un deuxième tri, l’autre pour la
poubelle. La pile côté poubelle est bientôt énorme.
Virginie vérifie malgré tout une deuxième fois avant de
jeter définitivement ses prises dans le grand sac. Puis
elle passe à la première pile. Des vieux magazines
qu’elle décide finalement de jeter. Un album photos
qu’elle n’ose pas encore ouvrir, de peur de
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recommencer à pleurer. Elle le range soigneusement de
côté, fini de trier ce qu’elle avait sélectionné, puis se
lève, des fourmillements dans les jambes. Elle fait
quelques pas pour se dégourdir et butte dans un carton,
manquant tomber à la renverse. Le dossier est
intégralement recouvert d’une épaisse couche de
poussière, et le premier réflexe de Virginie est de le jeter
directement dans la poubelle. Se ravisant au dernier
moment, elle attrape le chiffon et dégage le dessus du
carton. Une étiquette apparaît alors, écrite d’une écriture
qu’elle reconnaît aussitôt comme étant celle de son
père. Elle en a la chair de poule et hésite encore une fois
à regarder ce qu’il y a dans ce carton. Elle ne veut pas
ouvrir à nouveau une plaie qui a eu tant de mal à se
refermer….
Mais la curiosité est la plus forte. Elle ouvre le dossier
étiqueté « curatelles «
33
Deuxième partie
La vengeance
34
Mercredi 2 août 1978.
Adam Ehaive s'apprête à quitter son bureau pour se
rendre à la prison des Beaumettes rencontrer un
éventuel nouveau client, Gabriel Gomez.
Adam est détective privé, directeur de sa propre agence,
Ehaive Enquêtes, dont les bureaux sont idéalement
situés rue Paradis à Marseille, non loin du Palais de
justice.
Une dernière fois, il relit la lettre que lui à fait parvenir ce
Gabriel Gomez :
" Cher Monsieur,
Je m'appelle Gomez Gabriel et suis actuellement
incarcéré à la prison des Beaumettes à Marseille pour
un meurtre que je n'ai pas commis.
Mon procès doit avoir lieu dans 5 semaines et rien ne
semble pouvoir en changer l'issue : ma condamnation à
mort !
Vous êtes mon seul espoir ainsi que mon dernier
recours.
Je suis innocent de ce dont on m'accuse !!
Même si toutes les apparences sont contre moi...
La police a son coupable, moi, et n'a plus aucune raison
de faire des recherches.
Je vous supplie de lire attentivement ma lettre et de
m'accorder un instant le bénéfice du doute !
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Il y a un mois et demi, Anne Ceveg, ma fiancée s'est
tuée dans un accident de voiture sur la route de la
Gineste alors qu'elle se rendait à son domicile à Cassis.
C'était à priori un accident incompréhensible, Anne
n'ayant pas l'habitude de conduire vite. De plus, il n'y
avait aucune circulation à ce moment là, et donc aucun
témoin du drame.
La voiture de ma fiancée a quitté la route pour aller
s'écraser cinquante mètres plus bas et prendre feu !
La voiture était brûlée aux trois quarts, la partie avant
ayant, seule, échappée aux flammes.
L'accident a paru suspect aux policiers qui ont ordonné
une enquête.
Il se trouve que les freins avaient été sabotés et qu'on a
mis le feu à la voiture. Si elle avait brûlé entièrement le
sabotage n'aurait pu être repéré.
L'enquête a pataugé jusqu'à ce que la police n'apprenne
qu'Anne avait contracté une assurance vie dont je suis le
seul bénéficiaire.
Je vous jure que je n'étais au courant de rien concernant
cette assurance !!
Ce qui paraît incroyable aux policiers qui ont découvert
un courrier que je suis censé avoir envoyé à l'assurance
pour réclamer mon dû.....
Depuis cette découverte, il ne fait plus aucun doute pour
la commissaire de police : J’ai tué Anne pour toucher
l'assurance !!
Mais je n'ai rien fait !
Et si ce n'est pas moi qui ai saboté les freins c'est donc
quelqu'un d'autre !! Il faut le trouver, trouver des indices,
trouver quelque chose qui puisse m'innocenter !!!
Venez me voir à la prison je vous en conjure ! Il faut que
vous m'aidiez !!!
36
Vous êtes mon seul espoir.....
Gabriel Gomez. "
Adam replie rapidement la lettre et la glisse dans une
poche de son jean. Distraitement, il jette un coup d'œil à
sa montre.
-Mince !! Déjà 3 heures ! Faut que je me magne, le
parloir est à 3 heures et demi !!
Aussitôt debout, il attrape son blouson de cuir accroché
au porte manteau, fouille machinalement dans les
poches et en ressort les clés de sa voiture.
Par chance, aujourd'hui, la petite Triumph Spitfire vert
foncé est garée juste devant l'agence. La plupart du
temps Adam est obligé d'aller jusqu'au parking du palais,
et chaque fois il peste pendant un quart d'heure.
Rentrer dans son cabriolet est toujours un exercice
assez compliqué pour Adam qui mesure un peu plus
d'un mètre quatre vingt cinq. La voiture est basse et il lui
faut déjà se plier pour ouvrir la portière, ensuite engager
la jambe droite dans l'habitacle avant de pouvoir espérer
s'asseoir enfin et renter la jambe gauche.
En revanche, une fois à l'intérieur, Adam est dans une
position semi-allongée, très confortable.
Ayant démarré, il déboîte rapidement pour se mêler au
trafic dense de ce début d'après midi. Décidé à ne pas
être trop en retard à la prison, Adam slalome au milieu
des voitures, n'hésitant pas, comme à son habitude, à
insulter et klaxonner copieusement les automobilistes
qui respectent la limitation au lieu de rouler à la même
vitesse que lui, non mais !
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Il lui faut malgré tout 3/4 d'heure pour arriver aux
Beaumettes. Il verrouille consciencieusement les 2
portières de la Triumph avant de l'abandonner à regret
sur le parking de la prison.
Attends, faut faire gaffe, c'est plein de truands par ici !!!
Au portillon d'entrée il sonne :
- Oui, qu'est ce c'est ?
- Adam Ehaive, détective. Je viens voir Gabriel Gomez.
- Adam quoi ?
- Adam Ehaive, détective..... ffff..........
- Ah, oui. Vous aviez rendez-vous à 15 h 30. Vous êtes
en retard.
- Oui, désolé. Mais mon client doit être encore là. Peu de
chances qu'il soit parti, pas vrai ?
- Pôvre !! Bon, allez, je vous ouvre, ça caille avec ce
Mistral !
Le portillon s'ouvre en grinçant, laissant apparaître le
gardien de service, tout sourire.
- Entrez, entrez donc ! Ici on peut toujours entrer. Sortir,
c'est autre chose.....Alors comme ça vous venez voir ce
Gomez ?
- Oui. Comment il est ?
- Bah, il est comme il est. L'a pas l'air d'un mauvais
bougre. Si je savais pas qu'il a tué et carbonisé sa
fiancée, je le trouverais plutôt sympathique...
- Remarquez, il ne l'a peut être pas tuée ?
- Bien sûr !! Et la police est nulle, pas vrai ? Tous les
mêmes, détectives ou avocats. Les mêmes !! Allez,
venez, on va le voir, votre tueur innocent.
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Adam, à qui le fait de rentrer dans une prison crée une
bouffée d'angoisse, suit le jovial gardien dans une
succession de portes plus grinçantes les unes que les
autres.
Et c'est enfin le parloir, pièce relativement petite,
séparée en son milieu par une vitre très épaisse, percée
de loin en loin de petits trous sensés permettre les
conversations. Heureusement pour Adam et son futur
client, le parloir est actuellement vide.
- Asseyez-vous là et attendez. On vous amène Gomez.
De nouveau la symphonie fantastique des grincements
de portes, une fois dans un sens, une fois dans l'autre,
et Gabriel Gomez apparaît à l'entrée du parloir, de l'autre
côté de la vitre, encadré par deux gardiens. Il est en
tenue de prisonnier, petit, gros, les cheveux noirs,
environ 1,65 m, le teint blafard, la mine fatiguée,
d'immenses cernes sous les yeux.
Son visage s'éclaire soudain quand il croise le regard
d'Adam.
- Enfin ! Je désespérais de vous voir un jour ! Vous êtes
bien monsieur Ehaive ?
Un accent pied noir comme rarement Adam en a
entendu...
- On ne vous a pas prévenu ?
- On ne nous dit rien ici. Nous sommes traités pire que
des chiens, vous savez ?
- Bon, je suis là, et nous n'avons pas beaucoup de
temps, alors venons en au fait.
D'abord, avant toute chose, j'aimerai savoir ce qui vous
a décidé à faire appel à moi.
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- Je ne vais pas vous mentir, monsieur. Ce n'est pas
votre réputation internationale, je ne sais même pas si
vous en avez une.
Non, il y a des revues ici, et dans l'une d'elles, j'ai
remarqué votre nom.
Pas banal votre nom. Il y avait aussi votre adresse. Alors
votre nom, accroché à votre adresse, ça m'a fait penser
à un miracle..., et j'en ai besoin, moi, d'un miracle !!
- Ok. Donnez-moi le nom de votre avocat. Vous en avez
bien un d'avocat ?
- Oui, pour ce qu'il me sert ! C'est maître Miare, vous le
connaissez ?
- Un peu, sans plus, mais je vais aller le voir si je décide
de prendre votre affaire.
Maintenant donnez-moi plus de détails, racontez moi ce
qui s'est passé.
- Je ne peux rien vous dire de plus que ce que j'ai déjà
écris dans ma lettre, malheureusement !
- Mais si, bien sûr ! Par exemple, depuis combien de
temps connaissiez vous Anne Ceveg ? Comment l'avezvous rencontrée, etc.....
- D'accord. Je suis le propriétaire d'un restaurant oriental
situé cours Julien, Le Tajine. Il y a 8 mois Anne est
passé au restaurant, elle cherchait du travail.
Vous l'auriez vu !! Quelle beauté !! J'ai eu le coup de
foudre ! Et bien sûr je l'ai embauchée. N'allez pas croire
que c'était pour profiter, j'avais aussi réellement besoin
de quelqu'un. Sauf qu'elle n'a pas travaillé longtemps,
elle n'était pas faite pour ça. Ce qu'elle voulait faire,
c'est du théâtre. Vous l'auriez vu jouer la comédie !
Nous sommes rapidement sortis ensemble et j'aurais
bien aimé qu'elle vienne habiter avec moi. Mais elle
disait que c'était trop tôt, qu'elle voulait être sûre. Et je
crois qu'elle appréciait sa liberté..... Mais elle m'aimait,
c'est certain !!
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- Parlez-moi de cette assurance vie.
- Quoi vous dire ? Je n'étais au courant de rien ! J'ai
appris son existence après le décès de Anne.
- Mais vous me dites dans votre lettre qu'un courrier qui
vous est imputé est parvenu à la compagnie
d'assurance …
- Oui, mais ce n'est pas moi.
- Bon, laissons ça de côté pour l'instant. Il ne fait aucun
doute que la voiture a bel et bien été sabotée ?
- Aucun doute.
- Qui aurait pu en vouloir suffisamment à Anne Ceveg
pour désirer sa mort ?
- C'était une personne en or ! Tout le monde l'aimait !
- Ok, d’accord, mais vous ne la connaissiez pas depuis
si longtemps, non ?
- C’est vrai, mais je vous dis, tout le monde l’aimait.
- Et votre restaurant, il marchait bien ? Comment
allaient les affaires ?
- Le restaurant marchait du feu de Dieu. Plein tous les
soirs !
- Vous aviez des problèmes d'argent ?
- Non, aucun problème. De plus je possède quelques
biens immobiliers qui me viennent de mon père et qui
m'assurent un confortable revenu.
Le gardien qui jusque là était resté près de la porte
s'approche de Gomez, lui mettant la main sur l'épaule :
- Le temps est épuisé, va falloir réintégrer la cellule.
Gabriel Gomez sursaute, jette un regard affolé à Adam
qui s'est levé.
- Bon, écoutez, je vais m'occuper de votre affaire.
J'espère seulement que vous ne me cachez rien. Et
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j'espère aussi que vous avez de l'argent. Comme vous
dites, je suis capable de miracles. Mais ils ne sont pas
gratuits.... Comment comptez-vous procéder pour me
payer ? Mon tarif est de 500 francs par jour, plus les
frais, bien sûr.
- J'ai déjà écris à ma banque pour que si vous vous
manifestiez, un virement de 10000 francs vous soit fait.
En provision....
- Pas mal...... C’est quoi, votre banque ?
- La Banque Populaire, j’ai mes comptes à l’agence
place Castellane.
- D’accord, c’est noté… Bon, je dois y aller. Je
contacte votre avocat, ainsi que la police. Et je vous
tiens au courant. Courage.
Poussé par son gardien, Gabriel, traînant les pieds,
portant le poids de toute la misère du monde sur ses
épaules, sort du parloir sous les yeux d'Adam qui ne sait
absolument pas quoi penser.
42
Lundi 17 juillet 1978
Après un instant d’hésitation, elle frappe à la porte du
directeur technique de la station de ski des 2 Alpes.
Elle attend un « entrez » qu’elle sait déjà timide. Cela fait
exactement 11 jours qu’elle étudie Edmond.
Elle le suit sous différents déguisements dans chaque
minute de sa vie.
Elle sait bien sûr qu’il vit seul et où il habite, à quelle
heure il se lève, le temps qu’il met à se préparer.
Elle sait qu’il se rend à son travail à pied, qu’il aime
flâner le matin. Elle sait aussi qu’il peint, elle l’a vu
installer son chevalet dans la montagne et capturer pour
sa toile la beauté du spectacle grandiose d’une cascade
près de Venosc.
Elle ne sait pas encore tout de lui, mais bientôt…..
Edmond porte le numéro 3, le dernier.
Elle a décidé d’accélérer le processus, elle veut en finir.
Après lui elle pourra enfin vivre en paix.
-
Entrez
Elle entre donc. Edmond est derrière son bureau. Blond,
le cheveu mi-long, plutôt en bataille, il a le visage
enfantin, fragile, et des yeux d’un vert émeraude comme
elle n’en a jamais vu.
Ne va pas craquer ma grande. Profite de lui, mais ne va
pas craquer ! !
Edmond se lève. Se déplie. Il est grand et très mince,
maigre même. Un bon mètre quatre vingt quinze pour
sans doute à peine 80 kg.
Il lui tend la main par-dessus le bureau. Elle la prend en
la serrant très délicatement et la conserve une fraction
43
de seconde plus longtemps que nécessaire, noyant son
sourire le plus ravageur dans les yeux verts du directeur
technique.
-
Bonjour Monsieur,
Asseyez-vous, je vous en prie.
Edmond est déjà sous le charme de la beauté
invraisemblable de son interlocutrice.
-
Que puis-je faire pour vous ?
J’ai besoin de trouver du travail
Oui, bien sûr. Quelles sont vos qualifications ?
Malheureusement je n’en ai aucune
Mais pourquoi venez-vous me voir moi ?
Je ne sais pas, je me suis dit qu’en tant que directeur
de la station vous deviez connaître énormément de
gens….
Oui, bon…. Vous aimeriez travailler dans quel
domaine ?
Je ne sais pas, sans diplôme ce n’est pas facile. J’ai
déjà eu un emploi dans un restaurant… Le travail
était intéressant. Mais j’ai dû arrêter.
C’était trop dur physiquement ?
Non, ce n’est pas ça … J’ai honte à le dire, mais
j’étais sans cesse sollicitée par les clients. Les
hommes, je veux dire.
Elle lui a dit cela en prenant son air le plus ingénu
possible….
Edmond a rougi, pour le plus grand plaisir de son
interlocutrice.
44
-
Je vois à peu près ce que vous voulez dire. Ecoutez,
laissez-moi vos coordonnées, si j’entends parler de
quoi que ce soit, je vous appelle.
Je n’ai pas encore le téléphone. Si vous le permettez
je repasserai vous voir ?
Avec plaisir ! Ayant répondu spontanément et un peu
trop vite, Edmond rougi pour la deuxième fois.
45
Mercredi 2 août 1978
Adam est sorti de la prison, très heureux pour une fois,
d’être ballotté par le Mistral qui souffle sans relâche
depuis cinq jours. Il ne supporte décidément pas de se
retrouver coincé entre les murs épais d’une prison.
Tout en marchant, il se gratte machinalement la tête,
comme chaque fois qu’il s’interroge.
Ce Gérard Gomez lui fait plus l’effet d’une victime que
d’un tueur machiavélique. Voilà une affaire bizarre, il le
sent d’instinct. Mais doit-il se fier à son instinct ? Ca c’est
la question ! Il s’est bien gardé de l’avouer à Gomez,
mais il est plus habitué à filer et photographier les maris
et les femmes adultères qu’à traquer les assassins. De
fait, il n’a jamais eu l’occasion d’enquêter sur un meurtre.
Mais il faut un début à tout, et ce n’est certainement pas
le moment de refuser un chèque de 10 000 francs ! Ses
nombreuses conquêtes lui coûtent cher. De plus sa
petite Spitfire a bien besoin d’une révision. Et lui, a bien
besoin de sa petite Spitfire. Il n’est pas totalement
persuadé que seul son physique fait craquer les
minettes.
Attends, dix mille balles ! Pas question de cracher
dessus !
En tout premier lieu, il doit se rendre à la banque
populaire.
Personne n’est venu vandaliser la voiture pendant son
absence et c’est donc tout guilleret qu’après la
gymnastique habituelle et obligatoire pour s’installer
dans le véhicule, il démarre direction le centre ville.
Le trajet du retour est un véritable calvaire pour lui qui
adore les embouteillages. Du rond point de Mazargues
jusqu’à la place Castellane les voitures sont collées les
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unes aux autres. Le bon côté de la chose, c’est que ça
laisse du temps pour réfléchir….
On est quoi, mercredi ? Oui, mercredi. Bon, en un je
touche ce virement. En deux je me débrouille pour
trouver le flic qui s’est occupé de l’enquête. En trois, faut
peut être penser à respirer…. Ce soir, partie de tarot
chez Camille. Et demain, on verra. C’est déjà pas mal
comme programme !
Après une heure et demi à respirer les gaz
d’échappement, Adam se retrouve enfin au numéro 1
place Castellane devant l’agence de la banque de
Gomez. Pour constater qu’il a un métro de retard et que
les bureaux sont vides. L’agence est fermée.
Fait chier, merde ! ! Bon, je tente les flics ou je rentre
direct à la maison ? Allez, on tente les flics….
Et c’est malgré tout heureux d’avoir pu constater la
fermeture de la banque sans avoir à descendre de
voiture, qu’il redémarre direction l’hôtel de Police. La
circulation s’est enfin fluidifiée et il arrive cette fois ci très
rapidement à destination, trouvant même une place de
parking juste devant les bureaux du SRPJ qui comme
par un fait exprès se trouvent au numéro 2 de la rue du
commissaire Becker.
A l’entrée il repère immédiatement le comptoir du
réceptionniste et se dirige vers lui d’un pas décidé.
-
Bonjour, vous allez sans doute pouvoir m’aider. Je
désirerai rencontrer l’officier chargé de l’enquête sur
la mort d’Anne Ceveg survenue le 15 mai.
La mort de qui, vous dites ?
Anne Ceveg.
47
-
-
Connais pas….
Moi non plus, c’est dommage pour elle….. Mais je
vous garantis qu’elle est bien morte, le 15 mai
dernier. Accident de voiture. Les freins ont été
trafiqués.
Ah ! Celle-là ?
Il y a une autre Anne Ceveg qui est morte ?
Le ton résolument ironique d’Adam passe mille mètres
au-dessus de la tête du pauvre planton de service, et
c’est sans doute mieux ainsi. S’il venait à se vexer, le
policier freinerait sans doute encore un peu plus sa
naturelle lenteur d’esprit.
Adam le réalise, modifie son attitude et redemande
respectueusement :
-
Vous savez quel est le policier qui s’occupe de
l’affaire ?
Oui, c’est le commissaire Lescure
Je peux le trouver ici ce soir, ce commissaire ?
Vous avez de la chance, vous ! Tenez, c’est elle qui
vient de rentrer dans le couloir, là-bas !
Adam se retourne pour apercevoir une jeune femme
blonde qui remonte un couloir en direction de l’arrière
du bâtiment, s’éloignant du hall d’entrée.
La démarche est énergique, légèrement chaloupée et
les formes sont très joliment arrondies, sans excès. Les
cheveux tombent librement sur les épaules dans une
ondulation naturelle qui va droit au cœur de Adam.
Wouahh ! ! ! Mon Dieu, merci ! Et merci à toi camarade
Gomez ! Commissaire, arrêtez-moi, je suis un
dangereux criminel ! Je dois être passé à la torture !
48
-
Vous êtes sûr que c’est lui, elle ?
Lui ? Elle ?…..
Laissez tomber, merci beaucoup, merci !
Adam abandonne précipitamment le fonctionnaire pour
se lancer à la poursuite de cette apparition irréelle. Il
parvient à sa hauteur alors qu’elle ouvre la porte de son
bureau.
-
Excusez-moi ! Je peux vous déranger un instant ?
Bonsoir monsieur. C’est pourquoi ?
Je voudrais, si c’est possible, que vous m’accordiez
quelques minutes pour parler du meurtre d’Anne
Ceveg.
A l’évocation de ce nom, Marie Lescure, commissaire de
police au SRPJ de Marseille, est soudain intéressée.
Elle s’efface pour laisser Adam pénétrer devant elle
dans le petit local qui lui sert de bureau.
-
Monsieur ?
Ehaive, Adam. Je suis détective privé.
Ah….
La déception de Marie Lescure est palpable et son
regard est immédiatement moins aimable. Cela irrite
Adam qui ne supporte jamais ce genre de réaction
quand il annonce sa profession.
-
Et ?
Et monsieur Gérard Gomez, restaurateur de son
état, actuellement incarcéré à la prison des
Beaumettes, a fait appel à mes services pour tenter
d’établir son innocence dans l’affaire qui vous
occupe.
49
-
Qui m’occupait, monsieur. Le dossier est clos.
L’affaire résolue et l’assassin en prison.
Vous allez peut être un peu vite en besogne,
commissaire !
Ecoutez, je n’ai pas beaucoup de temps, venez en
au fait, s’il vous plait !
D’accord, excusez-moi.
Adam fait un réel effort pour se calmer, éclaire son
visage d’un beau sourire.
-
Vous permettez que je m’assoie ?
Allez-y.
Marie aussi a décidé d’enterrer la hache de guerre et
sourit à son tour.
Wouahh ! ! ! Ce sourire ! Calme-toi mon p’tit gars, calmetoi !
-
-
Voilà. J’ai reçu il y a quelques jours une lettre de
Gabriel Gomez qui me demandait de venir le
rencontrer à la prison, ce que j’ai fait aujourd’hui.
J’en reviens à l’instant. Gomez clame son innocence.
Mais je sais que je ne vous apprends rien. J’ai
accepté de faire pour lui quelques recherches.
Rassurez-vous, je n’ai pas encore d’opinion, et je ne
vais pas vous critiquer ou vous dire que vous avez
tout faux. Je voudrais juste pouvoir étudier le dossier
de l’enquête, le rapport d’accident, tout ça, tout ça,
quoi…. Vous avouerez que cette histoire est un peu
bizarre quand même, non ?
En général c’est moi qui demande aux autres
d’avouer, monsieur Ehaive…..
50
Cela dit avec un sourire résolument moqueur…..
Adam lève les deux bras en signe de reddition, et
répond au sourire par un autre sourire.
-
-
Très juste commissaire. Vous croyez que je peux
jeter un œil sur le dossier ? Allez, juste un, je garde
l’autre pour pouvoir fuir, juste au cas ou vous
voudriez m’emprisonner.
Vous êtes du genre têtu, vous ! Ok, d’accord, je vais
vous laisser consulter le dossier. Mais pas question
de le sortir d’ici, c’est compris ?
Promis, juré. Craché même, si vous voulez…
Essayez, pour voir ! Soyez sérieux une seconde ! !
Revenez demain vers dix heures, je vous aurai tout
préparé. Ce soir il est tard et je dois partir.
Super ! ! Merci infiniment !
Adam se lève, serre la main de Marie Lescure, remercie
encore et quitte d’un pas aérien le bureau de la
commissaire.
Commissaire qui a son tour peut à loisir étudier l’envers
du détective qu’elle a raccompagné à la porte.
Wouahh ! ! Mon Dieu merci ! ! Et merci à toi camarade
Gomez ! ! Joli détective, serais tu un dangereux
criminel ? J’ai bien envie de te passer à la torture !
Marie secoue la tête afin de chasser de son esprit ces
pensées résolument coquines et retourne s’asseoir pour
classer quelques documents, rédiger un rapport, ce qui
devrait lui prendre encore au moins une heure avant de
quitter l’hôtel de Police en direction de son domicile.
Adam, quant à lui, est déjà arrivé chez lui, a pris
rapidement une douche avant de ressortir. Il habite au
cœur de Marseille, sur la colline d’Endoume dans le 7ème
51
arrondissement, un très bel appartement, immense et
très chaleureux, résolument moderne, au dernier étage
d’un bâtiment orienté plein sud. Quand il en a fait
l’acquisition, Adam a commencé par abattre la plupart
des cloisons, ne conservant intactes que celles de la
chambre à coucher et de la salle de bain. Puis il a
aménagé le maximum d’ouvertures sur l’extérieur en
installant de grandes baies vitrées afin de permettre au
soleil d’inonder le très agréable espace de vie ainsi crée.
Il n’a pas ici le même problème de parking qu’à son
agence. Il dispose d’un garage privé et fermé au soussol de l’immeuble. Sa petite Spitfire dort donc
confortablement au chaud même au plus fort de l’hiver.
Ce soir elle devra malgré tout attendre encore un peu
avant de rejoindre son lit douillet.
Nous sommes mercredi. Et le mercredi soir une fois par
mois, de préférence le premier mercredi du mois, Adam
se rend chez Camille Barbiéri, sa sœur, pour une partie
de tarot.
La partie n’est qu’un prétexte pour garder le contact,
passer une soirée chaleureuse avec sa sœur et son
beau-frère, quand il est là. Il est en effet régulièrement
absent car pilote de ligne pour Air France.
Généralement, Adam est accompagné de sa copine du
moment, d’une de ses copines serait-il plus juste de
préciser car il multiplie les aventures et jongle
fréquemment avec son carnet de rendez-vous afin qu’il
n’y ait pas de malencontreux télescopage.
Mais ce mercredi, il est seul. C’est une période de
calme, de sagesse. Il a fait le ménage dans sa vie la
semaine dernière, rompant avec Lucie ainsi qu’avec
Sabine. Il a procédé comme à son habitude, toujours
très gentiment, dans le calme, la bonne humeur et
l’amitié. De toute manière aucune de ses ex n’a jamais
eu d’illusion sur la longévité de leur aventure. Chacune a
52
toujours su qu’il lui faudrait céder la place à d’autres.
Adam est comme ça et personne ne le lui reproche. Sa
gentillesse, son humeur égale, sa douceur ainsi que son
énergie effacent tout le reste. De plus, bien qu’il soit
persuadé du contraire, toutes les filles le trouvent très
beau et hyper sexy, rêvant de l’allonger dans leur lit.
Mais pour l’heure, il n’est qu’en position semi-allongé, et
au volant de sa petite voiture. Il vient de s’arrêter devant
le portail de la maison de sa sœur. Baissant la vitre, il
tend le bras et sonne à l’interphone.
- Oui ?
- Coucou Camille, c’est moi
- J’ouvre
- Merci !
Camille et Frédéric habitent sur la corniche Kennedy, un
quartier chic de Marseille. De leur magnifique villa, ils ont
une vue plongeante sur une grande partie de la ville
ainsi que sur la mer à l’infini, les îles de Riou et du
Frioul.
Une fois le portail ouvert, Adam s’engage dans l’allée qui
mène au petit espace recouvert de graviers aménagé en
parking.
Bon, pas besoin de verrouiller les portières ici, il n’y a
pas de truands !……. Quoi que……..
Un sourire aux lèvres, Adam se remémore le jour où il a
acheté sa voiture. Tout fier de son acquisition il était
venu l’exhiber devant Camille et Frédéric. Et de fil en
aiguille, ou plutôt de coupe de champagne en coupe de
champagne, il était resté dîner.
53
Pendant le repas, sous un prétexte quelconque, Fred
s’était absenté quelques minutes, juste le temps pour lui
de subtiliser la voiture et la cacher dans le garage.
Adam se souvient de sa surprise en ne trouvant pas le
cabriolet à l’endroit où il était supposé être.
Le premier jour ! ! On lui vole ! !
La colère avait succédée à la surprise. Et Adam s’était
mis à courir comme un fou dans tous les sens, insultant
de la pire manière les infâmes voleurs qui avaient osé ! !
A tel point que Fred, craignant l’asphyxie de son beaufrère avait été obligé d’avouer très rapidement son
forfait…….Et de s’enfuir plus vite qu’un champion
olympique du 100 mètres pour échapper à un Adam
enragé.
Un Adam enragé qui s’était vite calmé, secoué
finalement par un fou rire nerveux très communicatif.
Et qui avait terminé la nuit sur place car la plaisanterie
avait été abondamment arrosée avec encore et encore
du champagne.
-
Bonjour petit frère, comment va-tu ?
Salut grande sœur, je vais très bien ! En grande
forme ! J’ai passé une super journée ! Non, sans rire,
je ne plaisante pas ! Un, j’ai un nouveau client, une
affaire qui semble très importante et qui va
m’occuper à 100 % un bon bout de temps. Deux, j’ai
fait la connaissance cet après midi d’une nana super
canon. Et trois, je suis ce soir chez vous, et ça c’est
le grand grand top ! ! Le top de chez top !
Depuis toujours, Camille, qui est la cadette de Adam,
l’appelle petit frère. Et lui, en retour, l’appelle grande
sœur.
Elle mesure un mètre soixante cinq. Lui un mètre quatre
vingt cinq…..
54
-
Super ! Allez viens, rentrons. Frédéric nous prépare
un maxi cocktail. Il veut gagner ce soir !
Tu parles, même avec ça, je vais le mettre minable !
Tout en discutant, ils sont parvenus dans le salon. Fred
est en train de finir de servir son super cocktail spécial
soirée tarot : 5 centilitres de crème de cassis, tout autant
de Cointreau, 2 feuilles de menthe, et on termine en
remplissant le verre au trois quarts avec du champagne.
-
Fred ! Mon beau-frère préféré ! Je suis content de te
voir ! Surtout avec ces verres devant toi ! Ca à l’air
bien sympathique tout ça ! !
Ecoute, laisse toi aller, prend !
Et Frédéric Barbiéri tend aux arrivants deux magnifiques
verres du fameux cocktail explosif très joliment décorés
de demi rondelles de citron et d’orange.
-
Tip top ! ! Allez, on trinque ! A ma nouvelle
enquête ! !
Les trois trinquent donc puis boivent une gorgée du
mélange détonnant.
-
-
Trop bon ! Fred mon amour, tu es le meilleur ! Qu’est
ce que tu as dit, Adam ? Tu as encore rencontré une
nouvelle super hyper méga trop top canon nana ?
Avec toi, c’est toujours phénoménal, puis ça change
assez vite….. Bon, alors, dis-moi tout ! Comment elle
est, quel âge elle a, elle est blonde, brune….., Qu’est
ce qu’elle fait…. Allez ! Raconte ! ! !
Tu es un peu trop pressée, toi ! Laisse-moi boire
encore une gorgée….
55
Adam porte le verre à ses lèvres, prend tout son temps,
histoire de faire enrager Camille qui est d’une curiosité
insatiable, surtout en ce qui concerne les petites amies
de son frère.
-
Bon. Je me lance…. Elle est blonde, environ un
mètre soixante dix, super mignonne, fine, pas
maigre, attention, et avec des yeux bleu bleu bleu !
Ok, je vois, tu es encore amoureux ! Pour au moins
quinze jours ! Et qu’est ce qu’elle fait de beau dans
la vie cette sirène ?
Assieds-toi.
Aïe ! Je redoute le pire ! ! Mais dis-moi quand
même…
Elle est commissaire de police.
Tu as raison, je m’assoie. Fred, il en reste, de ton
cocktail ? Non, parce que je vais en avoir besoin ! !
C’est en rapport avec ta nouvelle affaire ?
Oui, c’est la nana qui a mis en taule le gars dont je
suis sensé prouver l’innocence.
Ah ! Tous comptes fait, tu ne vas pas être amoureux
pendant quinze jours… Tu dois la revoir quand cette
flic ?
Demain….
Ok, tu es donc amoureux jusqu’à demain !
Et l’enquête ? Qu’est ce que c’est ? Demande
Frédéric, plus intéressé par le métier de son beaufrère que par sa vie amoureuse.
C’est une histoire bizarre…. Un gars rencontre une
fille il y a huit mois, ils filent le parfait amour,
envisagent de se fiancer. A priori tout va bien entre
eux. Sauf qu’il y a un mois et demi la fille se tue dans
un accident de voiture sur la Gineste et que la police
découvre que les freins ont été sabotés. La bagnole
56
-
-
-
a cramé, ils ont failli ne rien voir du tout, pour les
freins, mais pas de chance pour le gars qui a fait ça,
une petite partie à l’avant de la voiture n’a pas pris
feu. La police, ma commissaire, ah, ha, ha, a pu
établir que le feu n’est pas accidentel, qu’on a voulu
faire disparaître toute trace du sabotage en cramant
la caisse. Jusque là, on ne soupçonne personne en
particulier. Mais quand on découvre que la nana a
une assurance vie et que le bénéficiaire est mon
client, alors ça devient chaud pour lui. Et donc il est
en taule, aux Beaumettes, et son procès doit
commencer dans cinq semaines. Voilà l’histoire. Il
me demande tout simplement de prouver qu’il n’y est
pour rien. Qu’il est innocent.
Et pourquoi toi ?
Merci de ta confiance, grande sœur ! Mais bien sûr à
cause de mes qualités, de ma renommée, de mon
expérience inestimable et de que sais-je encore ?…..
Non, sérieux, il a vu mon nom dans un magazine et il
m’a écris, c’est tout. S’il savait que je n’ai jamais fait
une enquête de ce genre, le pauvre, il aurait écris à
quelqu’un d’autre ! Moi, tu penses, je ne lui ai rien
dit ! Ca me botte, ce truc ! En plus y’a madame la
commissaire…..
Ouais, y’a madame la commissaire !…. Bon, j’espère
seulement pour toi que ce gars est innocent et que tu
vas trouver quelque chose pour l’aider. Il est
comment, ce mec ?
Ecoute, je ne l’ai vu que vingt minutes environ. Mais
il m’a fait un bon effet. L’air franc, un accent pied noir
infernal, celui-là, c’est sûr, on sait d’où il vient ! Et
puis tout triste pour la nana, tu vois ce que je veux
dire ?
57
-
-
-
Oui, à peu près. Mais bon, ne t’emballe pas. Enquête
sur lui. On a déjà vu plein de parfaits salauds avec
des têtes d’anges….
Ne t’inquiète pas c’est ce que je vais faire. De toute
manière demain je retourne au SRPJ, et comme ma
commissaire est super sympa, je vais pouvoir
consulter le dossier de la police. Donc je vais voir si
le gars m’a raconté des conneries. Bon, c’est pas
tout, mais on bouffe ? On joue ? On fait quoi ?
On joue et on bouffe ! J’ai commandé des pizzas qui
n’attendent plus que d’être réchauffées cinq minutes
au four. On peut manger en jouant. Ou jouer en
mangeant, c’est comme tu veux !
Allez, jouons et mangeons, alors !
58
Jeudi 3 août 1978
Adam a toujours été un lève tôt. Même quand il n’a rien
de spécial à faire, il se réveille au plus tard à six heures
du matin. En général il prend le temps d’avaler un solide
petit déjeuner avant d’attaquer sa journée. Et une fois
l’estomac rempli, il est complètement opérationnel.
Ce matin la mise en route est un peu plus lente que
d’habitude. La soirée tarot s’est poursuivie tard dans la
nuit et Adam, ainsi d’ailleurs que Camille et Frédéric, ont
un peu forcé sur l’alcool.
Il est déjà huit heures quand Adam ouvre un œil, puis le
deuxième. Un regard à sa montre finit de l’éveiller.
Merde ! Adam, mon vieux, tu déconnes ! Tu as un
métier, toi ! Tu n’es pas pilote de ligne ! Allez, faut se
lever ! !
Frédéric, sachant qu’Adam allait devoir travailler ce
matin lui a fait remarquer plusieurs fois dans la soirée de
la veille, qu’il était en repos pour quatre jours, suite à
quelques vols long courrier qu’il venait d’effectuer.
Adam se lève, encore un peu au radar, et rentre dans la
douche. Pour constater que l’eau est glaciale ! Le
cumulus est en panne et il l’avait complètement oublié !
Merde ! Je suis trop con ! Je savais bien qu’il fallait que
je fasse quelque chose ! Voilà, c’était m’occuper du
cumulus ! Aïe, elle est gelée cette eau ! !
En deux secondes, Adam est sorti de sa douche.
D’ordinaire il adore s’attarder sous le jet d’eau brûlante.
Mais aujourd’hui, mouillé, savonné, rincé, et hop,
terminé ! !
59
Il n’hésite que quelques instants sur les habits à mettre
pour produire le meilleur effet sur sa commissaire. Ce
sera comme d’habitude, il n’y a vraiment pas de raison
de changer ! Un jean, un Marcel et des dock side. Tout
compte fait, non, il va prendre une chemise. Ca fera plus
sérieux. Et puis le fameux blouson, car même si le
Mistral a un peu calé ce matin, dans la décapotable il fait
toujours un tantinet frisquet.
Mais d’abord, un grand café noir et deux tartines de pain
grillé. Pain grillé qu’il affectionne recouvert d’au moins
trois millimètres de beurre plus une bonne couche de
confiture. A la cerise, la confiture.
Le puissant arôme du café en train de passer fini de lui
ouvrir l’appétit, et c’est en quelques secondes que dès
sa tasse remplie, il dévore ses tartines et englouti son
excellent breuvage.
D’humeur conquérante, il attrape son blouson, les clés
de la Spit, et s’élance à l’assaut de sa première journée
sur l’enquête « Gabriel Gomez « , direction le SRPJ.
De façon assez inexplicable, la circulation est fluide en
ce début de matinée, et il est très rapidement à
destination, devant l’hôtel de police. En revanche, les
places sont chères, et il doit tourner pendant dix minutes
avant d’avoir la chance qu’un véhicule sorte de son
stationnement juste devant lui, à environ deux cents
mètres du SRPJ.
A l’entrée, il retrouve le policier qui l’a renseigné la veille.
-
Et bonjour ! Comment va, ce matin ?
Oui ?…. Interroge le flic qui manifestement ne le
reconnaît pas.
Oui ? Et bien tant mieux, pourvu que ça dure, pas
vrai ?
60
Adam ne s’attarde pas plus et poursuit en direction du
bureau de Marie Lescure.
Attendez ! Où allez v…… ?
Non, mon vieux, la justice n’attend pas ! J’ai rendezvous avec la commissaire !
Cela dit sans ralentir et sans se retourner….
Arrivé devant le bureau, Adam passe rapidement une
main dans ses cheveux, histoire d’être super beau, et
frappe énergiquement.
-
-
Oui ! Entrez ! !
Adam entre donc.
-
Ah, c’est vous !
Je vois bien que vous êtes déçue…
Non, pas encore….
Cela dit avec le magnifique sourire.
-
-
Mais non, je plaisante ! Asseyez-vous. Je suis très
contente de vous voir ce matin. Plus tard je risquais
d’avoir à m’absenter. Et plus tôt vous allez consulter
le dossier, plus tôt vous allez vous rendre compte de
l’évidence. A savoir, que nous avons bien fait notre
boulot, et que ce Gomez a ce qu’il mérite.
Je ne demande qu’à vous croire. Et si au lieu de
consulter ce dossier, vous m’en parliez vous-même ?
Je ne sais pas bien lire…..
Un petit rigolo, hein ? Mais d’accord, je vous raconte.
D’abord les faits. Anne Ceveg s’est tuée au volant de
sa voiture le 15 mai dernier sur la route de la
Gineste, en direction de Cassis. Les freins avaient
été sectionnés à l’aide d’une pince coupante. La
61
-
-
victime avait contracté une assurance sur la vie
quelques
temps
auparavant,
dont
l’unique
bénéficiaire se trouve être votre client, Gabriel
Gomez. Le jour de l’accident, quelques minutes
avant le départ d’Anne Ceveg, les voisins de Gomez
les ont entendus se disputer très violemment. Anne
le menaçait de le quitter, et lui répondait qu’il
préfèrerai la tuer plutôt que de la laisser partir. Après
la dispute, les voisins l’ont vu bricoler sous la
voiture…. Et ensuite, pour couronner le tout, il y a la
lettre, envoyée par Gomez à l’assurance pour
réclamer l’argent ! Tout ça ce sont des faits, pas des
suppositions !
Aïe ! Effectivement ça sent le roussi pour mon
client…. Finalement, je peux le consulter quand
même, ce dossier ? Juste pour relever le nom des
voisins, quelques trucs comme ça, d’accord ? Je
crois que j’ai appris à lire….
Vous m’êtes de plus en plus sympathique, vous !
Marie a dit cela d’un ton très ironique. Mais elle est
effectivement attirée par cet adolescent attardé au nom
tellement bizarre et qui semble vouloir tout tourner en
dérision. Elle ouvre un tiroir de son bureau et en ressort
le dossier qu’elle tend à son visiteur.
-
Tenez ! Je vous rappelle que vous êtes autorisé à
noter tout ce que vous voulez, mais pas question de
sortir ne serait-ce qu’un feuillet.
J’ai bien compris, pas de souci. Et merci !
Adam s’est saisi de la chemise cartonnée. L’ayant
ouverte, il commence à parcourir les différents rapports.
Il a sorti son bloc de papier et note ce qui lui semble
digne d’intérêt. Le lieu de l’accident ainsi que l’heure.
62
Effectivement, avec les freins sectionnés, Anne n’avait
aucune chance de s’en sortir. Même en roulant très
prudemment ! Aucun témoin de l’accident…. C’est un
chauffeur livreur de La Redoute qui avait remarqué la
fumée noire de l’incendie et qui s’était arrêté. Mais bien
trop tard pour Anne qui était déjà morte et carbonisée….
Totalement méconnaissable. Juste une petite partie à
l’avant de la voiture était restée intacte. Manque de
chance total pour l’auteur du forfait, qui qu’il puisse être,
car c’est cela qui avait permis de découvrir le sabotage.
Hormis cette partie non brûlée, il ne restait rien de Anne
et de sa voiture. Sauf une petite poupée,
miraculeusement intacte, sans doute éjectée de la
voiture pendant qu’elle dévalait la pente, et qui semblait
regarder la carcasse calcinée.
L’enquête de voisinage relatait effectivement la fameuse
dispute qui avait été entendue par les voisins très
impressionnés. La rapide intervention de Gomez sous la
voiture, armé d’une pince coupante était consignée
également dans le rapport. Adam a pris note de tout ce
qui lui semblait important, il a refermé la pochette et la
tend à Marie.
-
-
Merci beaucoup. Bon, tout semble clair et limpide.
Par acquis de conscience je vais quand même aller
rendre une petite visite aux voisins…. Dites-moi,
qu’est ce que c’est cette poupée ? Elle a été éjectée
de la voiture ?
Sans doute…. Elle était toute propre, donc je ne
pense pas qu’elle ait été là depuis plus longtemps.
Mais c’était assurément très bizarre. On aurait
vraiment dit qu’elle regardait la voiture. Avec des
yeux immenses, comme effrayée. Je l’ai quelque
part, vous voulez la voir ?
63
Adam n’est pas forcément intéressé par la poupée, en
revanche, il désire faire durer le plus longtemps possible
son entretien avec la belle commissaire. Sa réponse
vient donc immédiatement :
-
Avec plaisir !
Ne bougez pas, il faut que j’aille la chercher.
Et Marie Lescure sort de la pièce, accompagnée du
regard par un Adam fort concentré. Mais pas sur son
enquête….
Elle est vraiment sympa ! Et super mignonne, aussi !
Marie… Marie, tu me plais ! Il faut que je me démerde
pour la voir en dehors de cette enquête, mais comment
je vais faire ? Et c’est pas bien sûr qu’elle puisse
s’intéresser à moi…. Fait chier, merde ! Faut que je me
débrouille…
-
Coucou ! Voilà le Père Noël ! Pour vous, ce sera une
poupée !
Marie déjà de retour a interrompu des pensées qu’elle
est très loin d’imaginer.
-
Super ! Merci Père Noël ! ! Je suis comblé !
Après l’avoir sortie du sachet dans lequel elle est
rangée, Marie pose la poupée sur son bureau, assise
bien droite, un peu raide, le visage tourné vers Adam.
-
Voilà, elle était exactement comme ça, regardant la
voiture, une vingtaine de mètres en contre haut.
Avec ces yeux, à la fois effrayés et accusateurs…
Je peux ?
64
Sans attendre de réponse, Adam a saisi délicatement la
poupée et il l’examine.
-
-
-
La probabilité pour qu’elle puisse être éjectée de la
voiture et atterrir bien sagement assise sur ses
petites fesses tout en ayant un œil sur la voiture doit
approcher moins l’infini….. Si cette poupée provient
de la voiture, ce qui n’est pas forcément le cas, ça
ressemble étrangement à une mise en scène ! Vous
voyez ces yeux ? Je suis sûr que vous avez
remarqué qu’ils sont maquillés ! Quelqu’un s’est
donné du mal pour que la poupée ait ce regard
accusateur ! Et ce V sur son petit habit est tracé au
marqueur, il a été rajouté.
Oui, j’ai remarqué tout ça. J’ai interrogé Gomez sur
cette poupée. Il dit n’avoir jamais vu sa fiancée avec
une poupée.
Vous savez, peut être bien qu’il dit la vérité !
Oh ! Vous n’allez pas commencer ! Cette poupée
c’est que dalle ! Aussi bien, elle était là-bas depuis
des lustres !
C’est sûr…. Mais zarbi quand même….
Je suis d’accord avec vous, zarbi quand même….
Bon, ce n’est pas que je m’embête avec vous, mais
je dois travailler. Puissiez-vous en douter, les flics ça
bosse !
Je n’en doute pas un instant, pas de chance
d’ailleurs ! Bien souvent on préfèrerai que vous
bossiez moins ! En parlant de bosser moins, vous
croyez que je pourrai vous inviter à déjeuner ou à
dîner, histoire de vous remercier ?
Voilà, je me suis lancé ! Un peu trop vite, peut être ?
65
-
Pourquoi pas ? Ecoutez, comme je suis sûre que je
vais vous revoir bientôt dans mon bureau, on va dire
qu’on en reparle la prochaine fois, ok ?
Attendez, si vous me dites ça, je reviens dans dix
minutes !
Dans dix minutes, je serais sortie…
Marie fait le maximum pour rester sérieuse, mais Adam
a quand même remarqué son air ravi.
Tip top ! ! Marie, décidément tu me plais ! !
-
Bon, au revoir, alors… Adam a pris son air de chien
battu.
Au revoir, revenez vite me raconter !
66
Samedi 29 juillet 1978
Elle vient de garer sa 2cv sur le bas côté, dans un
sentier qui s’en va serpenter à flanc de montagne. La
voiture est ainsi dissimulée, à l’abri des regards et il faut
vraiment tourner la tête pour l’apercevoir de la route.
C’est mieux ainsi. Elle a besoin de rester discrète.
Elle cherche le meilleur endroit possible pour l’accident.
Le plus vraisemblable. Sur cette route, ce n’est pas
difficile. Chaque tournant ferait l’affaire.
Il lui reste moins d’un mois. C’est court, mais elle va
réussir. Elle ne peut faire autrement.
Là ! Elle vient de trouver le virage idéal ! La voiture
pourrait quitter la route, très précisément… ici ! Et
ensuite dévaler la pente pendant au moins quarante
mètres.
Idéal !
Et elle peut dissimuler son petit vélo la veille, dans un
fourré sur le sentier où sa 2cv est garée. Puis,
tranquillement, quitter le lieu de l’accident.
Oui, pas de problème….
Les choses avancent comme elle l’a prévu. Son petit
Directeur est amoureux fou.
Il faut dire qu’elle fait tout pour cela.
Oui, je fais tout pour…. Mais je dois bien admettre que je
ne me force pas… Il est vraiment gentil celui là !…
Non ! Ressaisi toi ! ! Il doit payer ! Comme les autres ! !
Elle secoue la tête afin d’éloigner les sentiments qu’elle
sent naître en elle envers ce garçon si timide et si gentil.
Elle a regagné sa 2cv, heureuse qu’aucune voiture ne
soit passée sur la route pendant qu’elle faisait son
repérage et démarre, accélérant longuement pour
remonter au plus vite vers la station des 2 Alpes.
67
Jeudi 3 août 1978
Ses notes en poche et le cœur léger, Adam a regagné
sa Spitfire et pris la route pour se rendre au domicile de
Gabriel Gomez.
Il doit interroger les voisins afin de se faire une idée plus
précise du conflit qui a opposé Anne à Gabriel juste
avant l’accident.
La petite villa de Gomez est nichée dans un lotissement
calme et verdoyant du quartier de Luminy, proche de la
faculté de médecine, à l’est de Marseille.
C’est à dix heures pile qu’il gare la Triumph juste devant
chez son client. La rue est très silencieuse et les
nombreux ralentisseurs qui jalonnent les différents accès
interdisent toute velléité de rouler trop vite.
C’est un quartier idéal, un havre de tranquillité dans
lequel il doit faire bon élever des enfants.
En revanche, effectivement, avec un tel calme, il est
impossible qu’une dispute passe inaperçue….
Tout en étudiant la rue, Adam a franchi la grille du jardin
de la maison mitoyenne de celle de Gomez. Il sonne à la
porte et sait déjà qu’il n’est pas venu pour rien, car il a vu
un rideau bouger et une paire d’yeux apparaître un
instant.
Les voisins curieux font le bonheur des détectives…
Avec un grincement désagréable, la porte s’ouvre sur
une femme rondelette, vêtue d’un immense tee shirt
d’une couleur indéfinissable qui doit lui servir tout à la
fois de pyjama et de robe. Très souriante, elle porte
dans son bras gauche et calée contre sa hanche, une
toute jeune fillette qui doit avoir environ deux ans.
La gamine, qui est tout sourire également, a le visage
comme maquillé, barbouillé de chocolat.
-
Bonjour ! Excusez-moi, je vous dérange ?
68
-
Non, non, pas du tout ! Je finissais de lui donner un
petit en cas….
Adam a sorti sa carte professionnelle et la montre
rapidement à son interlocutrice.
-
Je suis détective et j’enquête sur la mort de l’amie de
monsieur Gomez, votre voisin. Je peux vous poser
quelques questions ?
Asseyez-vous là bas et donnez-moi une minute, je
reviens.
Adam va s’asseoir sous la petite tonnelle que vient de lui
indiquer la femme. Installé là, il ne peut voir la villa de
Gabriel, mais il est certain qu’il entendrait le moindre
bruit s’il y en avait un.
La femme est déjà de retour, la fillette débarbouillée et
couchée dans un landau, pour une petite sieste.
-
Ouf ! C’est qu’elle est déjà bien lourde, vous savez ?
Et avec ce qu’elle mange…
Elle a l’air d’apprécier le chocolat !
Ah ça oui ! ! Elle s’en ferait péter l’estomac !… Vous
enquêtez encore sur l’accident ? Mais je croyais que
c’était fini, ça !
Adam n’a pas vraiment envie de préciser à la voisine de
Gomez qu’il n’est pas de la police. Elle semble très bien
disposée à son égard et il ne voudrait pas que cela
change.
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Je fais un complément d’enquête, en quelque
sorte….
Ah bon…. Remarquez, ça ne me dérange pas. Je
suis contente d’avoir de la visite. Et en plus, si la
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police enquête encore, c’est qu’elle n’est peut être
pas complètement sûre d’avoir le bon coupable, pas
vrai ? Parce que si vous voulez tout savoir, moi,
Gabriel, je ne pense pas qu’il ait fait ça !
Ah bon ? Qu’est ce qui vous fait dire ça ?
Un homme si gentil, le cœur sur la main ! Et
tellement amoureux ! Vous l’auriez vu avec Anne ! Il
devait la croire en porcelaine, tellement il faisait tout
pour elle…
D’accord, mais vous les avez entendus se disputer
quand même ! Et assez violemment en plus !
Oui, j’ai bien été obligée de le dire à vos collègues.
Eh ! C’est que ce n’est pas mon genre, de mentir, à
moi ! Mais ça n’est pas parce que vous vous
engueulez avec quelqu’un que vous devez le tuer
quand même ? Vous ne vous engueulez jamais
vous, avec votre femme ou votre copine ? Non,
vous, vous ne vous engueulez pas, ça se voit….
Mais bon, moi et mon mari on se dispute. Très fort
même ! ! Et pourtant il ne m’a pas encore tuée, non ?
A priori, non… Donc, ils se sont disputés, ce jour
là… Ca leur arrivait souvent ?
Jamais ! C’est la première fois que je les entendais.
Et à cause de la petite je suis très souvent à la
maison… A bien y réfléchir, elle était bizarre cette
dispute, elle ne faisait pas vrai….
Comment ça, pas vrai ? On se dispute, ou on ne se
dispute pas, non ?
Vous avez raison, mais ça faisait pas naturel,
comme s’ils répétaient !…
Vous l’avez dit à la police, ça ?
Non, c’était pas clair pour moi. Mais depuis, ça me
turlupine…. Et puis vous êtes là, alors maintenant, je
l’ai dit !
Ouais…. Et elle, Anne, vous la connaissiez bien ?
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Un peu, ils ne vivaient pas encore ensemble. Et elle
passait finalement assez peu de temps ici la journée.
Elle était sympathique ?
Elle faisait des efforts pour l’être, en tous cas.
Vous ne l’aimiez pas trop….
Pas trop…. Elle lui avait mis le grappin dessus.
Avant elle on se voyait beaucoup, mon mari, lui et
moi. Mais depuis !…. Elle l’accaparait et on aurait dit
qu’elle ne voulait pas vraiment qu’on continue à se
voir.
D’un autre côté, si elle était folle amoureuse….
Elle était pas folle amoureuse, comme vous dites !
Elle voulait juste qu’il soit fou amoureux, lui ! !
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