Meir SHALEV LE PIGEON VOYAGEUR

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Meir SHALEV LE PIGEON VOYAGEUR
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Meir
SHALEV
LE PIGEON
VOYAGEUR
ROMAN
Traduit de l’hébreu
par Katherine Werchowski
Traduit avec le concours
du Centre national du livre
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Titre original :
Yona V’naar
Éditeur original :
Am Oved Publishers Ltd., Tel-Aviv
© original : Meir Shalev, 2006
ISBN original : 965-13-1819-8
Pour la traduction française :
© Éditions des Deux Terres, avril 2009
ISBN
: 978-2-84893-059-6
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Pour Zohar et Michael
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Chapitre 1
~ 1 ~
E
– t soudain, dit le vieil Américain en chemise
blanche, soudain au-dessus de cet enfer, un pigeon a
pris son vol.
Le silence se fit. Son hébreu inattendu, le pigeon
envolé de sa bouche avaient étonné toute l’assistance.
Même ceux qui n’avaient pas suivi l’histoire.
– Un pigeon ? Quel pigeon ?
L’homme, robuste et bronzé comme seuls les
Américains peuvent l’être, chaussé de mocassins et
arborant une crinière blanche, désigna la tourelle du
monastère. Bien du temps s’était écoulé, mais certaines choses du terrible combat qui s’était déroulé
ici restaient gravées dans sa mémoire.
– Les oublier, je ne pourrai jamais, dit-il. Pas
seulement la fatigue et la terreur, pas seulement la
victoire – « une victoire qui surprit les deux côtés »,
releva-t-il –, mais maints petits détails aussi, ceux
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dont l’importance ne se révèle qu’ensuite : comme
ces balles perdues ou intentionnelles, allez savoir, qui
heurtaient parfois la cloche du monastère – « vous
voyez cette cloche » –, qui se mettait à tinter d’un
son aigu et étrange qui sombrait peu à peu mais
continuait néanmoins de résonner dans l’obscurité
un long moment encore.
– Et le pigeon ?
– Un son étrange. Aigu et strident au début,
comme si la cloche n’avait pas compris ce qui lui
arrivait, puis qui s’était estompé. Touchée mais pas
morte... jusqu’au prochain coup. L’un de nos blessés
avait commenté : « Les cloches ont l’habitude de
recevoir des coups de l’intérieur, pas de l’extérieur. »
Il sourit alors comme s’il venait seulement de
comprendre. Il dévoila ses dents, elles aussi très
blanches, comme seules peuvent l’être celles d’un
vieil Américain.
– Mais qu’arriva-t-il au pigeon ? Quelle sorte de
pigeon était-ce ?
– Un homing pigeon 1. J’en suis sûr à quatre-vingtdix-neuf pour cent. Un pigeon voyageur du Palmach.
Nous avions combattu toute la nuit, et au petit
matin, deux à trois heures après le lever du soleil,
nous l’avons vu soudain s’élancer dans le ciel.
L’hébreu dans lequel il s’exprimait était impeccable, en dépit de son accent, mais homing pigeon en
1. En anglais dans le texte (N.d.T).
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anglais sonnait plus joli et plus juste que son équivalent hébraïque, quand bien même il eût été membre
du Palmach.
– Comment le saviez-vous ?
– On nous avait envoyé un colombophile. C’est
le terme exact. Un spécialiste des pigeons avec un
petit colombier sur le dos. Peut-être avait-il eu le
temps de lâcher le pigeon avant de mourir, à moins
que le colombier, en se brisant, ne lui ait donné l’occasion de s’échapper.
– Il a été tué ? Et comment ?
– Ce n’étaient pas les occasions de se faire tuer
qui manquaient. Vous aviez l’embarras du choix :
une balle, un éclat d’obus à la tête, au ventre ou dans
la grosse artère de la cuisse. Parfois sur le coup, mais
parfois aussi lentement, très lentement, des heures
après avoir été atteint.
Ses yeux jaunes m’observèrent. Il fut pris d’un
petit rire :
– Vous vous rendez compte ! C’est incroyable !
Nous sommes partis au combat avec des colombophiles comme au temps de la Grèce antique !
~ 2 ~
Et soudain, au-dessus de cet enfer, les combattants
aperçurent un pigeon. Né des nuages de fumée,
délivré des linceuls de poussière, il s’élevait. Audessus des râles et des cris, au-dessus du sifflement
des éclats d’obus, dans la froideur de l’air, au-dessus
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du tracé invisible des balles, au-dessus de l’explosion
des grenades, de la rafale des mitrailleuses et des
coups du canon.
Un simple pigeon apparemment. Bleu-gris, les
pattes écarlates et les ailes ornées de bandes sombres
comme sur un châle de prière. Un pigeon comme
n’importe quel pigeon, semblable à des milliers
d’autres. Seule l’oreille d’un expert aurait pu percevoir la puissance du battement de ses ailes, le double
d’un pigeon ordinaire. Seul l’œil d’un expert aurait
pu distinguer sa gorge ample et profonde, son bec
prolongeant en angle droit l’inclinaison du front avec
cette bosse claire et caractéristique à la jonction de
la tête. Seul le cœur d’un connaisseur aurait pu
comprendre toute la nostalgie qui allait le guider dans
sa trajectoire et lui insuffler sa force. Mais déjà les
yeux de cet homme s’étaient voilés, ses oreilles n’entendaient plus, son cœur s’était vidé et avait cessé de
battre. Seul demeurait le pigeon, sa nostalgie du
foyer, le dernier désir de l’homme.
Au-dessus. Au-dessus du sang, au-dessus du feu et
des colonnes de fumée. Au-dessus des blessés à la
chair trouée, déchiquetée, brûlée, anéantie. Audessus de ceux qui garderont un corps intact mais
une âme éteinte. Au-dessus des morts qui, avec le
temps, avec la mort des derniers témoins, allaient
mourir une seconde fois.
Au-dessus. Encore plus haut. Plus loin. Là où les
tirs ne seront qu’un inaudible crépitement, où les cris
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cesseront, où l’odeur se dissipera, où la fumée s’évanouira et où les morts se ressembleront tous pour ne
plus former qu’un seul bloc d’où se détacheront les
survivants pour suivre leur destin, ahuris :
qu’avaient-ils faits pour mériter de vivre ? Et leurs
camarades, gisant devant eux, de quoi étaient-ils
coupables pour mériter la mort ? Un rapide regard
alentour, et à la maison. En ligne droite, à la manière
des pigeons voyageurs. À la maison ! Le cœur palpitant mais intrépide. Les yeux dorés apeurés mais
grands ouverts, ne ratant aucun détail utile du paysage. Des doubles paupières translucides tendues audessus d’eux pour les protéger de l’éblouissement et
de la poussière. La queue courte et arrondie ornée
elle aussi d’une rayure sombre, souvenir d’une
antique ascendance de Damas. La tête petite et ronde
bourrée de nostalgie et de souvenirs : un colombier,
un boulin, le roucoulement d’un compagnon, la
chaude atmosphère du nid de la couvée. La main
d’une jeune femme qui avance au-dessus de la
mangeoire, le bruissement des graines qui l’appelle.
Son regard scrute le ciel, elle l’attend, « Viens, viens,
viens ! » – ses mots l’invitent à se poser.
– Je ne fus pas le seul. Nous l’avons tous vu,
poursuivit le vieil Américain, eux aussi apparemment, car subitement toutes les armes se sont tues,
les nôtres comme les leurs. Plus aucun canon ne tira,
plus aucune grenade n’éclata, les bouches avaient
cessé de crier et un tel silence régnait que nous pou13
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vions entendre battre ses ailes dans l’air. L’espace
d’un instant, tous les yeux et tous les doigts levés
l’accompagnèrent dans la course que nous aurions
tous voulu faire : rentrer à la maison.
L’émotion l’avait gagné. Il fit quelques pas, enfouit
sa main ouverte dans son épaisse et blanche crinière :
– C’était ça en effet. Un homing pigeon. Voilà tout ce
à quoi il aspire et tout ce qu’il sait faire. Il prit de
l’altitude, renonçant au cercle décrit dans les livres
que tracent habituellement les pigeons voyageurs
avant de trouver la bonne direction. Il prit son essor
sans attendre. Telle une flèche qu’on aurait lancée
là-bas, vers le nord-ouest si je ne me trompe, oui,
d’après l’heure et le soleil, c’est ça. Directement dans
cette direction, vous ne pouvez pas savoir à quelle
vitesse il a disparu.
En quelques secondes. Plein de nostalgie et de
vitesse. À peine apparu, déjà disparu. La main qui
l’avait lâché était retombée, le regard l’accompagnait
encore, et la cloche vibrait toujours sans se résigner à
mourir. Elle, dont la dernière note résonnait encore,
noyée dans une mer de silence, et lui, dont la couleur
s’était fondue dans le même gris-bleu de l’horizon,
et qui avait disparu. En dessous, les doigts retrouvaient la détente, les yeux leurs cibles, les canons se
remettaient à gronder, les bouches à gémir, à béer, à
réclamer de l’air, à crier et à avaler leurs derniers
souffles.
L’homme alors se retourna vers ses camarades. Il
passa à l’américain pour décrire, expliquer, montrer
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« à peu près là, derrière les pins », puis « ici, c’est ça,
précisément ici ». Il évoqua un blindé irakien qui
« évoluait là en maître des lieux avec une mitrailleuse
et un canon ». Il désigna de la main, tel un hôte
généreux, « J’étais couché à cet endroit avec une
mitrailleuse. À ce coin du toit. Mais un franc-tireur
se trouvait dans la maison et il m’a tiré dessus. »
Il se pencha avec une souplesse peu commune pour
un homme de son âge et retroussa son pantalon pour
découvrir deux cicatrices blanches entre le genou et la
cheville : « La petite est le trou par où la balle est
entrée, la grande, celui par où elle est sortie. Notre
artificier m’a fait descendre sur son dos, puis il est
remonté sur le toit pour me remplacer et il s’est pris un
obus de mortier. » Il revint alors à l’hébreu, à moi seul
destiné : « C’était un garçon bien plus grand et robuste
que moi. Un sacré gaillard. Le pauvre ! Il fut coupé en
deux et mourut dans la seconde. »
Il parlait, racontait, exhumait ses souvenirs si longtemps verrouillés. Il leur donnait l’occasion de prendre
un peu l’air et de se dégourdir, de voir enfin le lieu de
leurs cristallisations, de débattre librement : lequel
s’était modifié ? Lequel n’avait jamais existé ? Lequel
était digne d’être conservé et lequel ne l’était pas ?
– Et le garçon avec les pigeons ? insistai-je, le
colombophile ? Il a été tué vous avez dit. Avez-vous
vu où exactement ?
Ses yeux à nouveau se posèrent sur moi, des yeux
jaunes comme ceux d’un lion. Une grande main
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hâlée vint se poser sur mon épaule, l’autre se leva et
me montra. Taches de vieillesse, ongles limés,
montre de marin en argent au poignet, manche
blanche repassée et retroussée. Une main que l’on
imagine sur la crosse d’un fusil, sur la tête d’un petitfils, tapant sur la table ou étreignant la taille et les
hanches d’une femme.
– Là.
Une douce et agréable force se répandit soudain
en moi, comme si c’étaient les yeux d’un père qui se
portaient sur son fils, comme s’il s’agissait de la main
bienveillante d’un père qui glissait de la tête de son
fils à son épaule pour lui donner force et soutien.
– Où, là ? Montrez-moi exactement.
Il pencha vers moi sa tête chenue comme le font
les hommes grands quand ils s’adressent à des gens
de petite taille :
– Ici. Entre la limite de l’herbe et ces enfants qui
jouent sur les balançoires, vous voyez ? Il y avait là
un petit édifice en pierre de deux mètres sur deux à
peine, une sorte de remise pour jardinier. Nous nous
étions tous regroupés dans la cour intérieure et dans
les salles du monastère. Les survivants de la deuxième
compagnie s’étaient barricadés dans ce bâtiment, de
l’autre côté de cette ruelle, pendant que le blindé
descendait tous ceux qui pointaient le bout de leur
nez. Mais ce colombophile, seul le diable sait pourquoi et comment il est sorti et a atterri là... là où on
l’a retrouvé une fois que tout fut terminé.
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~ 3 ~
Je ne pouvais m’éterniser ici davantage. Je les
conduisis à bord du Monstre – c’est le surnom que
ma femme a donné à l’énorme Chevy Suburban
qu’elle m’a achetée – jusqu’au quartier de la Colonie
allemande, à Jérusalem.
J’étais exténué. Un petit groupe est souvent bien
plus difficile et exigeant qu’un car bondé de touristes.
Nous avions commencé à l’aube par Tel-Aviv, poursuivi avec le kibboutz Hulda et le fameux épisode du
convoi, avant une collation de sandwichs au point
d’observation de Harel, pour finir avec les lacets de
la route de Birmanie menant à Hamasrek et à la forteresse de Sha’ar HaGay.
De là je les avais emmenés au cimetière du Palmach
de Kiryat Anavim, puis nous étions montés à Jérusalem jusqu’à ce monastère et cette surprise. Le vieillard, l’un des six Américains que j’accompagnais – un
sénateur, son secrétaire, son conseiller, trois hommes
d’affaires, tous invités par le ministère des Affaires
étrangères –, avait autrefois appartenu au Palmach et
participé au combat que je m’étais efforcé de faire
revivre. Jusqu’à la surprise plus grande encore de ce
pigeon voyageur qui soudain avait ouvert les écluses
de sa mémoire.
– Vous le connaissiez ? demandai-je.
– Qui ça ?
– Ce colombophile dont vous nous avez parlé.
Son visage envahit le rétroviseur du Monstre.
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– Pas vraiment. Il ne faisait pas tout à fait partie
de nos camarades combattants. Il était venu chez
nous pour édifier le pigeonnier de la compagnie. On
disait qu’il était très professionnel et qu’il s’occupait
de pigeons depuis l’enfance.
Son regard restait planté dans le mien comme des
épines de câprier.
– Je ne me souviens pas de son nom. Tant de
camarades sont tombés depuis et cela fait si longtemps.
Au feu, je tournai à gauche devant le cimetière de
la Colonie allemande et, dans le brouhaha de la rue
encombrée de gens et de voitures, je profitai du
ralentissement de la circulation pour reprendre mon
baratin : Rephaïm, Philistins, Anglais, Allemands.
– Observez, Messieurs, les versets bibliques gravés
sur le linteau du porche. C’était l’ancienne gare de
Jérusalem, aujourd’hui elle ne fonctionne plus, mais
quand j’étais enfant je partais de là avec ma mère
pour aller à Tel-Aviv. Dans un train à vapeur, le
croiriez-vous ?
Le train roulait lentement, grinçait dans les sinuosités métalliques du ravin. Je me souviens des petites
plates-bandes que les Arabes entretenaient de l’autre
côté de la frontière, de la mousse de lessive accumulée par les égouts. Le vent faisait s’envoler de la
cendre de la cheminée de la locomotive, tu la
secouais de tes cheveux et tu te réjouissais : nous
rentrons à la maison, à Tel-Aviv...
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L’odeur du pain, des œufs durs et des tomates, les
provisions que tu emportais toujours pour le voyage,
remonte à mes narines. Mon front tremblait
– comme maintenant lorsque j’écris ces lignes –
quand arrivait ton jeu favori, casser contre lui un œuf
dur en criant : « Splatch ! », avant d’éclater de rire.
Chaque fois j’étais surpris et chaque fois tu riais. Le
froissement du papier d’emballage entre tes doigts
qui prenaient du sel, et la petite comptine que tu
chantais : « Tchou, tchou, tchou, siffle la locomotive... »
Et le sourire qui illuminait ton visage dès que nous
nous éloignions de Jérusalem. Un sourire de joie et
de satisfaction : à la maison ! À Tel-Aviv !
Ils le croient volontiers. Pourquoi en douteraientils d’ailleurs ? Le circuit était parfaitement réglé.
Sandwichs, café et jus de fruit attendaient toujours
à heure dite à l’arrivée. Les propos du guide et ses
explications en prenaient encore plus de poids. Sur
la terrasse de la cinémathèque apparaissaient comme
promis la table réservée, le coucher de soleil et le
panorama. Ici le mont Sion, là le tombeau de David
– pour ceux qui étaient friands de ce type de sites et
d’histoires –, un peu plus bas, la piscine du Sultan et
la vieille fontaine où allaient s’abreuver les gens
épuisés et assoiffés.
Là-bas, les monts de Moab se couvrent d’or aux
dernières lueurs du jour.
– Tout cela semble si proche. En tendant la main
on pourrait presque toucher. C’est là que se tenait
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Moïse sur le mont Nabo, les yeux tournés vers la
Terre promise. Lui aussi pensait que c’était tout
proche, mais de l’autre côté.
– C’est peut-être ça votre véritable problème, fit
remarquer l’un des hommes d’affaires du groupe,
vêtu d’une grotesque veste safari pleine de poches
que les touristes et journalistes étrangers aiment porter lorsqu’ils viennent au Moyen-Orient.
– Ici tout est si petit, si proche et si dense que, où
que vous soyez, vous verrez toujours apparaître de
nouveaux lieux.
Et le guide – moi en l’occurrence, Maman, ne
l’oublie pas – répondit par un « absolument », le gratifiant même d’un « vous avez raison ».
– Tout est en effet petit et très dense en population, comme en événements et en souvenirs.
– C’est typiquement juif, dirais-je, poursuivit-il,
mêlant histoire, étymologie, faits réels et fiction,
montrant la vallée de la Géhenne, parlant du festival
de cinéma, des tombes des Karaïtes, de l’horrible
culte de Moloch avec ses sacrifices d’enfants... Mais
qui a commandé un café froid ? Les petites victimes
hurlent sur les autels.
Lorsque l’obscurité tomba, je conduisis mon
honorable petit groupe à l’hôtel King David où un
éminent député de la Knesset devait venir partager
leur dîner. « De l’opposition », avait souligné l’organisateur de cette soirée parrainée par le ministère des
Affaires étrangères. « Il prononcera un discours et
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répondra à toutes les questions d’actualité, et le
ministre souhaite vivement que vous fassiez entendre
vos critiques. »
Je montai à la chambre qui m’avait été réservée
– tous les groupes ne sont pas aussi généreux –, me
douchai et téléphonai chez moi. Six sonneries et un
immense soulagement : pas de réponse. Liora n’est
pas là. Ou peut-être est-elle quand même à la maison
mais, sachant que c’est moi, elle a décidé de ne pas
décrocher. À moins que le combiné, ayant encore
une fois identifié celui qui était au bout du fil, ait
choisi encore une fois de m’ignorer et de demeurer
silencieux.
« Allô... », dis-je, « allô... » puis : « Liora ? C’est
moi. Si tu es là, réponds-moi. »
Mais ma propre voix me répondit d’un ton pragmatique et courtois : « Vous êtes bien chez Liora et
Yair Mendelsonn, nous ne pouvons vous répondre
pour l’instant », et, après ma voix, la sienne, impatiente et fascinante par son accent américain et
rauque : « Laissez votre message après le bip. »
Je raccrochai et appelai sur le portable de Tirza.
Elle ne répond jamais par « allô ». Parfois c’est « oui »,
parfois c’est « un instant s’il vous plaît ». Et je peux
alors l’entendre donner des instructions autour d’elle
pour mon grand plus plaisir.
– Je suis à toi maintenant, me dit-elle.
– Tu pourrais peut-être me rejoindre à Jérusalem,
Tiraleh ? J’ai hérité ici d’un lit trop grand avec la
pleine lune au-dessus des remparts.
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– C’est toi mon amou ? Je pensais que c’était
encore cet enquiquineur d’ingénieur du ministère
des Travaux publics.
Jamais Tirza ne m’appelle par mon nom. Parfois
elle m’appelle Iraleh comme me surnommait son
père lorsque nous étions enfants – « Voilà Iraleh et
Tiraleh », avait-il l’habitude de dire lorsqu’il nous
voyait ensemble – et parfois avec tendresse « mon
amou » sans « r ».
– C’est moi, un autre enquiquineur.
Elle éclata de rire. À présent elle était convaincue :
enquiquineur pour enquiquineur ! Chaque fois que
Tirza rit, je suis aux anges : je suis la cause de cet
éclat et je le prends comme un compliment.
– Où es-tu ? me demande-t-elle.
– Au King David. Alors tu viens ?
Elle rit à nouveau. Quelle belle proposition en
effet, elle, moi, le lit, la fenêtre avec la lune et les
remparts, quoi de plus excitant, mais demain matin,
elle a une coulée de béton à superviser dans la baie
de Haïfa, deux rendez-vous avec des gens du ministère de l’Intérieur, puis avec l’enquiquineur du
ministère des Travaux publics et un autre avec un
type plus sympathique des Finances, « mais j’ai hâte
qu’on se retrouve dans notre maison car nous avons
quelques décisions à prendre », dit-elle. Je ne relevai
pas le « notre ». Lui demandai quelles décisions.
– Toujours pareil. Le carrelage au sol, le modèle
des fenêtres, les couleurs des murs. Ne t’inquiète pas.
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C’est moi qui déciderai. Il faut seulement que tu sois
là.
– Demain. Je finis avec ces Américains et j’arrive.
– Comment sont-ils ?
– Tu ne vas pas me croire. L’un d’eux a appartenu
au Palmach.
– Tu m’aimes ?
– Oui et oui, répondis-je, devançant l’invariable
question qui allait suivre : « Je te manque ? »
– Tu ne veux pas savoir où nous en sommes dans
les travaux ?
– Écoute d’abord ce qu’a raconté cet homme.
– Garde les histoires pour le lit.
– Mais je suis au lit.
– Quand nous y serons tous les deux. Pas seulement toi. Nous étrennerons la pleine lune et tu me
diras tout. Tu iras me chercher un sandwich aux
œufs frits au kiosque de Glick. Qu’il mette surtout
plein de sel et de poivre. Tu n’as qu’à dire que c’est
pour moi. N’oublie pas. Pour la fille de Meshoulem
Fried !
Je m’habillai, m’observai dans le miroir et décidai
de renoncer au dîner, à l’important député de l’opposition ainsi qu’aux critiques. Je me déshabillai,
revins dans mon lit trop grand, m’assoupis d’un sommeil léger et agité face à la lune et aux remparts, me
réveillai plus fatigué que je ne l’étais auparavant, me
rhabillai et descendis au bar.
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