Meir SHALEV LE PIGEON VOYAGEUR
Transcription
Meir SHALEV LE PIGEON VOYAGEUR
NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 130 x 205 — 21-03-09 07:47:22 138621AZT - Hachette Littérature - LE PIGEON VOYAGEUR - Page 5 — Z38621$$$1 — Rev 18.02 Meir SHALEV LE PIGEON VOYAGEUR ROMAN Traduit de l’hébreu par Katherine Werchowski Traduit avec le concours du Centre national du livre NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 130 x 205 — 21-03-09 07:47:22 138621AZT - Hachette Littérature - LE PIGEON VOYAGEUR - Page 6 — Z38621$$$1 — Rev 18.02 Titre original : Yona V’naar Éditeur original : Am Oved Publishers Ltd., Tel-Aviv © original : Meir Shalev, 2006 ISBN original : 965-13-1819-8 Pour la traduction française : © Éditions des Deux Terres, avril 2009 ISBN : 978-2-84893-059-6 Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. www.les-deux-terres.com NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 130 x 205 — 21-03-09 07:47:22 138621AZT - Hachette Littérature - LE PIGEON VOYAGEUR - Page 7 — Z38621$$$1 — Rev 18.02 Pour Zohar et Michael NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 130 x 205 — 21-03-09 07:47:22 138621AZT - Hachette Littérature - LE PIGEON VOYAGEUR - Page 8 — Z38621$$U1 — Rev 18.02 NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 130 x 205 — 21-03-09 07:47:22 138621AZT - Hachette Littérature - LE PIGEON VOYAGEUR - Page 9 — Z38621$$$1 — Rev 18.02 Chapitre 1 ~ 1 ~ E – t soudain, dit le vieil Américain en chemise blanche, soudain au-dessus de cet enfer, un pigeon a pris son vol. Le silence se fit. Son hébreu inattendu, le pigeon envolé de sa bouche avaient étonné toute l’assistance. Même ceux qui n’avaient pas suivi l’histoire. – Un pigeon ? Quel pigeon ? L’homme, robuste et bronzé comme seuls les Américains peuvent l’être, chaussé de mocassins et arborant une crinière blanche, désigna la tourelle du monastère. Bien du temps s’était écoulé, mais certaines choses du terrible combat qui s’était déroulé ici restaient gravées dans sa mémoire. – Les oublier, je ne pourrai jamais, dit-il. Pas seulement la fatigue et la terreur, pas seulement la victoire – « une victoire qui surprit les deux côtés », releva-t-il –, mais maints petits détails aussi, ceux 9 NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 130 x 205 — 21-03-09 07:47:22 138621AZT - Hachette Littérature - LE PIGEON VOYAGEUR - Page 10 — Z38621$$$1 — Rev 18.02 LE PIGEON VOYAGEUR dont l’importance ne se révèle qu’ensuite : comme ces balles perdues ou intentionnelles, allez savoir, qui heurtaient parfois la cloche du monastère – « vous voyez cette cloche » –, qui se mettait à tinter d’un son aigu et étrange qui sombrait peu à peu mais continuait néanmoins de résonner dans l’obscurité un long moment encore. – Et le pigeon ? – Un son étrange. Aigu et strident au début, comme si la cloche n’avait pas compris ce qui lui arrivait, puis qui s’était estompé. Touchée mais pas morte... jusqu’au prochain coup. L’un de nos blessés avait commenté : « Les cloches ont l’habitude de recevoir des coups de l’intérieur, pas de l’extérieur. » Il sourit alors comme s’il venait seulement de comprendre. Il dévoila ses dents, elles aussi très blanches, comme seules peuvent l’être celles d’un vieil Américain. – Mais qu’arriva-t-il au pigeon ? Quelle sorte de pigeon était-ce ? – Un homing pigeon 1. J’en suis sûr à quatre-vingtdix-neuf pour cent. Un pigeon voyageur du Palmach. Nous avions combattu toute la nuit, et au petit matin, deux à trois heures après le lever du soleil, nous l’avons vu soudain s’élancer dans le ciel. L’hébreu dans lequel il s’exprimait était impeccable, en dépit de son accent, mais homing pigeon en 1. En anglais dans le texte (N.d.T). 10 NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 130 x 205 — 21-03-09 07:47:22 138621AZT - Hachette Littérature - LE PIGEON VOYAGEUR - Page 11 — Z38621$$$1 — Rev 18.02 LE PIGEON VOYAGEUR anglais sonnait plus joli et plus juste que son équivalent hébraïque, quand bien même il eût été membre du Palmach. – Comment le saviez-vous ? – On nous avait envoyé un colombophile. C’est le terme exact. Un spécialiste des pigeons avec un petit colombier sur le dos. Peut-être avait-il eu le temps de lâcher le pigeon avant de mourir, à moins que le colombier, en se brisant, ne lui ait donné l’occasion de s’échapper. – Il a été tué ? Et comment ? – Ce n’étaient pas les occasions de se faire tuer qui manquaient. Vous aviez l’embarras du choix : une balle, un éclat d’obus à la tête, au ventre ou dans la grosse artère de la cuisse. Parfois sur le coup, mais parfois aussi lentement, très lentement, des heures après avoir été atteint. Ses yeux jaunes m’observèrent. Il fut pris d’un petit rire : – Vous vous rendez compte ! C’est incroyable ! Nous sommes partis au combat avec des colombophiles comme au temps de la Grèce antique ! ~ 2 ~ Et soudain, au-dessus de cet enfer, les combattants aperçurent un pigeon. Né des nuages de fumée, délivré des linceuls de poussière, il s’élevait. Audessus des râles et des cris, au-dessus du sifflement des éclats d’obus, dans la froideur de l’air, au-dessus 11 NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 130 x 205 — 21-03-09 07:47:22 138621AZT - Hachette Littérature - LE PIGEON VOYAGEUR - Page 12 — Z38621$$$1 — Rev 18.02 LE PIGEON VOYAGEUR du tracé invisible des balles, au-dessus de l’explosion des grenades, de la rafale des mitrailleuses et des coups du canon. Un simple pigeon apparemment. Bleu-gris, les pattes écarlates et les ailes ornées de bandes sombres comme sur un châle de prière. Un pigeon comme n’importe quel pigeon, semblable à des milliers d’autres. Seule l’oreille d’un expert aurait pu percevoir la puissance du battement de ses ailes, le double d’un pigeon ordinaire. Seul l’œil d’un expert aurait pu distinguer sa gorge ample et profonde, son bec prolongeant en angle droit l’inclinaison du front avec cette bosse claire et caractéristique à la jonction de la tête. Seul le cœur d’un connaisseur aurait pu comprendre toute la nostalgie qui allait le guider dans sa trajectoire et lui insuffler sa force. Mais déjà les yeux de cet homme s’étaient voilés, ses oreilles n’entendaient plus, son cœur s’était vidé et avait cessé de battre. Seul demeurait le pigeon, sa nostalgie du foyer, le dernier désir de l’homme. Au-dessus. Au-dessus du sang, au-dessus du feu et des colonnes de fumée. Au-dessus des blessés à la chair trouée, déchiquetée, brûlée, anéantie. Audessus de ceux qui garderont un corps intact mais une âme éteinte. Au-dessus des morts qui, avec le temps, avec la mort des derniers témoins, allaient mourir une seconde fois. Au-dessus. Encore plus haut. Plus loin. Là où les tirs ne seront qu’un inaudible crépitement, où les cris 12 NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 130 x 205 — 21-03-09 07:47:22 138621AZT - Hachette Littérature - LE PIGEON VOYAGEUR - Page 13 — Z38621$$$1 — Rev 18.02 LE PIGEON VOYAGEUR cesseront, où l’odeur se dissipera, où la fumée s’évanouira et où les morts se ressembleront tous pour ne plus former qu’un seul bloc d’où se détacheront les survivants pour suivre leur destin, ahuris : qu’avaient-ils faits pour mériter de vivre ? Et leurs camarades, gisant devant eux, de quoi étaient-ils coupables pour mériter la mort ? Un rapide regard alentour, et à la maison. En ligne droite, à la manière des pigeons voyageurs. À la maison ! Le cœur palpitant mais intrépide. Les yeux dorés apeurés mais grands ouverts, ne ratant aucun détail utile du paysage. Des doubles paupières translucides tendues audessus d’eux pour les protéger de l’éblouissement et de la poussière. La queue courte et arrondie ornée elle aussi d’une rayure sombre, souvenir d’une antique ascendance de Damas. La tête petite et ronde bourrée de nostalgie et de souvenirs : un colombier, un boulin, le roucoulement d’un compagnon, la chaude atmosphère du nid de la couvée. La main d’une jeune femme qui avance au-dessus de la mangeoire, le bruissement des graines qui l’appelle. Son regard scrute le ciel, elle l’attend, « Viens, viens, viens ! » – ses mots l’invitent à se poser. – Je ne fus pas le seul. Nous l’avons tous vu, poursuivit le vieil Américain, eux aussi apparemment, car subitement toutes les armes se sont tues, les nôtres comme les leurs. Plus aucun canon ne tira, plus aucune grenade n’éclata, les bouches avaient cessé de crier et un tel silence régnait que nous pou13 NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 130 x 205 — 21-03-09 07:47:22 138621AZT - Hachette Littérature - LE PIGEON VOYAGEUR - Page 14 — Z38621$$$1 — Rev 18.02 LE PIGEON VOYAGEUR vions entendre battre ses ailes dans l’air. L’espace d’un instant, tous les yeux et tous les doigts levés l’accompagnèrent dans la course que nous aurions tous voulu faire : rentrer à la maison. L’émotion l’avait gagné. Il fit quelques pas, enfouit sa main ouverte dans son épaisse et blanche crinière : – C’était ça en effet. Un homing pigeon. Voilà tout ce à quoi il aspire et tout ce qu’il sait faire. Il prit de l’altitude, renonçant au cercle décrit dans les livres que tracent habituellement les pigeons voyageurs avant de trouver la bonne direction. Il prit son essor sans attendre. Telle une flèche qu’on aurait lancée là-bas, vers le nord-ouest si je ne me trompe, oui, d’après l’heure et le soleil, c’est ça. Directement dans cette direction, vous ne pouvez pas savoir à quelle vitesse il a disparu. En quelques secondes. Plein de nostalgie et de vitesse. À peine apparu, déjà disparu. La main qui l’avait lâché était retombée, le regard l’accompagnait encore, et la cloche vibrait toujours sans se résigner à mourir. Elle, dont la dernière note résonnait encore, noyée dans une mer de silence, et lui, dont la couleur s’était fondue dans le même gris-bleu de l’horizon, et qui avait disparu. En dessous, les doigts retrouvaient la détente, les yeux leurs cibles, les canons se remettaient à gronder, les bouches à gémir, à béer, à réclamer de l’air, à crier et à avaler leurs derniers souffles. L’homme alors se retourna vers ses camarades. Il passa à l’américain pour décrire, expliquer, montrer 14 NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 130 x 205 — 21-03-09 07:47:22 138621AZT - Hachette Littérature - LE PIGEON VOYAGEUR - Page 15 — Z38621$$$1 — Rev 18.02 LE PIGEON VOYAGEUR « à peu près là, derrière les pins », puis « ici, c’est ça, précisément ici ». Il évoqua un blindé irakien qui « évoluait là en maître des lieux avec une mitrailleuse et un canon ». Il désigna de la main, tel un hôte généreux, « J’étais couché à cet endroit avec une mitrailleuse. À ce coin du toit. Mais un franc-tireur se trouvait dans la maison et il m’a tiré dessus. » Il se pencha avec une souplesse peu commune pour un homme de son âge et retroussa son pantalon pour découvrir deux cicatrices blanches entre le genou et la cheville : « La petite est le trou par où la balle est entrée, la grande, celui par où elle est sortie. Notre artificier m’a fait descendre sur son dos, puis il est remonté sur le toit pour me remplacer et il s’est pris un obus de mortier. » Il revint alors à l’hébreu, à moi seul destiné : « C’était un garçon bien plus grand et robuste que moi. Un sacré gaillard. Le pauvre ! Il fut coupé en deux et mourut dans la seconde. » Il parlait, racontait, exhumait ses souvenirs si longtemps verrouillés. Il leur donnait l’occasion de prendre un peu l’air et de se dégourdir, de voir enfin le lieu de leurs cristallisations, de débattre librement : lequel s’était modifié ? Lequel n’avait jamais existé ? Lequel était digne d’être conservé et lequel ne l’était pas ? – Et le garçon avec les pigeons ? insistai-je, le colombophile ? Il a été tué vous avez dit. Avez-vous vu où exactement ? Ses yeux à nouveau se posèrent sur moi, des yeux jaunes comme ceux d’un lion. Une grande main 15 NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 130 x 205 — 21-03-09 07:47:22 138621AZT - Hachette Littérature - LE PIGEON VOYAGEUR - Page 16 — Z38621$$$1 — Rev 18.02 LE PIGEON VOYAGEUR hâlée vint se poser sur mon épaule, l’autre se leva et me montra. Taches de vieillesse, ongles limés, montre de marin en argent au poignet, manche blanche repassée et retroussée. Une main que l’on imagine sur la crosse d’un fusil, sur la tête d’un petitfils, tapant sur la table ou étreignant la taille et les hanches d’une femme. – Là. Une douce et agréable force se répandit soudain en moi, comme si c’étaient les yeux d’un père qui se portaient sur son fils, comme s’il s’agissait de la main bienveillante d’un père qui glissait de la tête de son fils à son épaule pour lui donner force et soutien. – Où, là ? Montrez-moi exactement. Il pencha vers moi sa tête chenue comme le font les hommes grands quand ils s’adressent à des gens de petite taille : – Ici. Entre la limite de l’herbe et ces enfants qui jouent sur les balançoires, vous voyez ? Il y avait là un petit édifice en pierre de deux mètres sur deux à peine, une sorte de remise pour jardinier. Nous nous étions tous regroupés dans la cour intérieure et dans les salles du monastère. Les survivants de la deuxième compagnie s’étaient barricadés dans ce bâtiment, de l’autre côté de cette ruelle, pendant que le blindé descendait tous ceux qui pointaient le bout de leur nez. Mais ce colombophile, seul le diable sait pourquoi et comment il est sorti et a atterri là... là où on l’a retrouvé une fois que tout fut terminé. 16 NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 130 x 205 — 21-03-09 07:47:22 138621AZT - Hachette Littérature - LE PIGEON VOYAGEUR - Page 17 — Z38621$$$1 — Rev 18.02 LE PIGEON VOYAGEUR ~ 3 ~ Je ne pouvais m’éterniser ici davantage. Je les conduisis à bord du Monstre – c’est le surnom que ma femme a donné à l’énorme Chevy Suburban qu’elle m’a achetée – jusqu’au quartier de la Colonie allemande, à Jérusalem. J’étais exténué. Un petit groupe est souvent bien plus difficile et exigeant qu’un car bondé de touristes. Nous avions commencé à l’aube par Tel-Aviv, poursuivi avec le kibboutz Hulda et le fameux épisode du convoi, avant une collation de sandwichs au point d’observation de Harel, pour finir avec les lacets de la route de Birmanie menant à Hamasrek et à la forteresse de Sha’ar HaGay. De là je les avais emmenés au cimetière du Palmach de Kiryat Anavim, puis nous étions montés à Jérusalem jusqu’à ce monastère et cette surprise. Le vieillard, l’un des six Américains que j’accompagnais – un sénateur, son secrétaire, son conseiller, trois hommes d’affaires, tous invités par le ministère des Affaires étrangères –, avait autrefois appartenu au Palmach et participé au combat que je m’étais efforcé de faire revivre. Jusqu’à la surprise plus grande encore de ce pigeon voyageur qui soudain avait ouvert les écluses de sa mémoire. – Vous le connaissiez ? demandai-je. – Qui ça ? – Ce colombophile dont vous nous avez parlé. Son visage envahit le rétroviseur du Monstre. 17 NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 130 x 205 — 21-03-09 07:47:22 138621AZT - Hachette Littérature - LE PIGEON VOYAGEUR - Page 18 — Z38621$$$1 — Rev 18.02 LE PIGEON VOYAGEUR – Pas vraiment. Il ne faisait pas tout à fait partie de nos camarades combattants. Il était venu chez nous pour édifier le pigeonnier de la compagnie. On disait qu’il était très professionnel et qu’il s’occupait de pigeons depuis l’enfance. Son regard restait planté dans le mien comme des épines de câprier. – Je ne me souviens pas de son nom. Tant de camarades sont tombés depuis et cela fait si longtemps. Au feu, je tournai à gauche devant le cimetière de la Colonie allemande et, dans le brouhaha de la rue encombrée de gens et de voitures, je profitai du ralentissement de la circulation pour reprendre mon baratin : Rephaïm, Philistins, Anglais, Allemands. – Observez, Messieurs, les versets bibliques gravés sur le linteau du porche. C’était l’ancienne gare de Jérusalem, aujourd’hui elle ne fonctionne plus, mais quand j’étais enfant je partais de là avec ma mère pour aller à Tel-Aviv. Dans un train à vapeur, le croiriez-vous ? Le train roulait lentement, grinçait dans les sinuosités métalliques du ravin. Je me souviens des petites plates-bandes que les Arabes entretenaient de l’autre côté de la frontière, de la mousse de lessive accumulée par les égouts. Le vent faisait s’envoler de la cendre de la cheminée de la locomotive, tu la secouais de tes cheveux et tu te réjouissais : nous rentrons à la maison, à Tel-Aviv... 18 NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 130 x 205 — 21-03-09 07:47:22 138621AZT - Hachette Littérature - LE PIGEON VOYAGEUR - Page 19 — Z38621$$$1 — Rev 18.02 LE PIGEON VOYAGEUR L’odeur du pain, des œufs durs et des tomates, les provisions que tu emportais toujours pour le voyage, remonte à mes narines. Mon front tremblait – comme maintenant lorsque j’écris ces lignes – quand arrivait ton jeu favori, casser contre lui un œuf dur en criant : « Splatch ! », avant d’éclater de rire. Chaque fois j’étais surpris et chaque fois tu riais. Le froissement du papier d’emballage entre tes doigts qui prenaient du sel, et la petite comptine que tu chantais : « Tchou, tchou, tchou, siffle la locomotive... » Et le sourire qui illuminait ton visage dès que nous nous éloignions de Jérusalem. Un sourire de joie et de satisfaction : à la maison ! À Tel-Aviv ! Ils le croient volontiers. Pourquoi en douteraientils d’ailleurs ? Le circuit était parfaitement réglé. Sandwichs, café et jus de fruit attendaient toujours à heure dite à l’arrivée. Les propos du guide et ses explications en prenaient encore plus de poids. Sur la terrasse de la cinémathèque apparaissaient comme promis la table réservée, le coucher de soleil et le panorama. Ici le mont Sion, là le tombeau de David – pour ceux qui étaient friands de ce type de sites et d’histoires –, un peu plus bas, la piscine du Sultan et la vieille fontaine où allaient s’abreuver les gens épuisés et assoiffés. Là-bas, les monts de Moab se couvrent d’or aux dernières lueurs du jour. – Tout cela semble si proche. En tendant la main on pourrait presque toucher. C’est là que se tenait 19 NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 130 x 205 — 21-03-09 07:47:22 138621AZT - Hachette Littérature - LE PIGEON VOYAGEUR - Page 20 — Z38621$$$1 — Rev 18.02 LE PIGEON VOYAGEUR Moïse sur le mont Nabo, les yeux tournés vers la Terre promise. Lui aussi pensait que c’était tout proche, mais de l’autre côté. – C’est peut-être ça votre véritable problème, fit remarquer l’un des hommes d’affaires du groupe, vêtu d’une grotesque veste safari pleine de poches que les touristes et journalistes étrangers aiment porter lorsqu’ils viennent au Moyen-Orient. – Ici tout est si petit, si proche et si dense que, où que vous soyez, vous verrez toujours apparaître de nouveaux lieux. Et le guide – moi en l’occurrence, Maman, ne l’oublie pas – répondit par un « absolument », le gratifiant même d’un « vous avez raison ». – Tout est en effet petit et très dense en population, comme en événements et en souvenirs. – C’est typiquement juif, dirais-je, poursuivit-il, mêlant histoire, étymologie, faits réels et fiction, montrant la vallée de la Géhenne, parlant du festival de cinéma, des tombes des Karaïtes, de l’horrible culte de Moloch avec ses sacrifices d’enfants... Mais qui a commandé un café froid ? Les petites victimes hurlent sur les autels. Lorsque l’obscurité tomba, je conduisis mon honorable petit groupe à l’hôtel King David où un éminent député de la Knesset devait venir partager leur dîner. « De l’opposition », avait souligné l’organisateur de cette soirée parrainée par le ministère des Affaires étrangères. « Il prononcera un discours et 20 NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 130 x 205 — 21-03-09 07:47:22 138621AZT - Hachette Littérature - LE PIGEON VOYAGEUR - Page 21 — Z38621$$$1 — Rev 18.02 LE PIGEON VOYAGEUR répondra à toutes les questions d’actualité, et le ministre souhaite vivement que vous fassiez entendre vos critiques. » Je montai à la chambre qui m’avait été réservée – tous les groupes ne sont pas aussi généreux –, me douchai et téléphonai chez moi. Six sonneries et un immense soulagement : pas de réponse. Liora n’est pas là. Ou peut-être est-elle quand même à la maison mais, sachant que c’est moi, elle a décidé de ne pas décrocher. À moins que le combiné, ayant encore une fois identifié celui qui était au bout du fil, ait choisi encore une fois de m’ignorer et de demeurer silencieux. « Allô... », dis-je, « allô... » puis : « Liora ? C’est moi. Si tu es là, réponds-moi. » Mais ma propre voix me répondit d’un ton pragmatique et courtois : « Vous êtes bien chez Liora et Yair Mendelsonn, nous ne pouvons vous répondre pour l’instant », et, après ma voix, la sienne, impatiente et fascinante par son accent américain et rauque : « Laissez votre message après le bip. » Je raccrochai et appelai sur le portable de Tirza. Elle ne répond jamais par « allô ». Parfois c’est « oui », parfois c’est « un instant s’il vous plaît ». Et je peux alors l’entendre donner des instructions autour d’elle pour mon grand plus plaisir. – Je suis à toi maintenant, me dit-elle. – Tu pourrais peut-être me rejoindre à Jérusalem, Tiraleh ? J’ai hérité ici d’un lit trop grand avec la pleine lune au-dessus des remparts. 21 NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 130 x 205 — 21-03-09 07:47:22 138621AZT - Hachette Littérature - LE PIGEON VOYAGEUR - Page 22 — Z38621$$$1 — Rev 18.02 LE PIGEON VOYAGEUR – C’est toi mon amou ? Je pensais que c’était encore cet enquiquineur d’ingénieur du ministère des Travaux publics. Jamais Tirza ne m’appelle par mon nom. Parfois elle m’appelle Iraleh comme me surnommait son père lorsque nous étions enfants – « Voilà Iraleh et Tiraleh », avait-il l’habitude de dire lorsqu’il nous voyait ensemble – et parfois avec tendresse « mon amou » sans « r ». – C’est moi, un autre enquiquineur. Elle éclata de rire. À présent elle était convaincue : enquiquineur pour enquiquineur ! Chaque fois que Tirza rit, je suis aux anges : je suis la cause de cet éclat et je le prends comme un compliment. – Où es-tu ? me demande-t-elle. – Au King David. Alors tu viens ? Elle rit à nouveau. Quelle belle proposition en effet, elle, moi, le lit, la fenêtre avec la lune et les remparts, quoi de plus excitant, mais demain matin, elle a une coulée de béton à superviser dans la baie de Haïfa, deux rendez-vous avec des gens du ministère de l’Intérieur, puis avec l’enquiquineur du ministère des Travaux publics et un autre avec un type plus sympathique des Finances, « mais j’ai hâte qu’on se retrouve dans notre maison car nous avons quelques décisions à prendre », dit-elle. Je ne relevai pas le « notre ». Lui demandai quelles décisions. – Toujours pareil. Le carrelage au sol, le modèle des fenêtres, les couleurs des murs. Ne t’inquiète pas. 22 NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 130 x 205 — 21-03-09 07:47:22 138621AZT - Hachette Littérature - LE PIGEON VOYAGEUR - Page 23 — Z38621$$$1 — Rev 18.02 LE PIGEON VOYAGEUR C’est moi qui déciderai. Il faut seulement que tu sois là. – Demain. Je finis avec ces Américains et j’arrive. – Comment sont-ils ? – Tu ne vas pas me croire. L’un d’eux a appartenu au Palmach. – Tu m’aimes ? – Oui et oui, répondis-je, devançant l’invariable question qui allait suivre : « Je te manque ? » – Tu ne veux pas savoir où nous en sommes dans les travaux ? – Écoute d’abord ce qu’a raconté cet homme. – Garde les histoires pour le lit. – Mais je suis au lit. – Quand nous y serons tous les deux. Pas seulement toi. Nous étrennerons la pleine lune et tu me diras tout. Tu iras me chercher un sandwich aux œufs frits au kiosque de Glick. Qu’il mette surtout plein de sel et de poivre. Tu n’as qu’à dire que c’est pour moi. N’oublie pas. Pour la fille de Meshoulem Fried ! Je m’habillai, m’observai dans le miroir et décidai de renoncer au dîner, à l’important député de l’opposition ainsi qu’aux critiques. Je me déshabillai, revins dans mon lit trop grand, m’assoupis d’un sommeil léger et agité face à la lune et aux remparts, me réveillai plus fatigué que je ne l’étais auparavant, me rhabillai et descendis au bar. 23