Carl Schmitt, critique ultra-conservateur du pluralisme : une critique
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Carl Schmitt, critique ultra-conservateur du pluralisme : une critique
Carl Schmitt, critique ultra-conservateur du pluralisme : une critique antilibérale du pluralisme ? La critique du libéralisme développée dès le tout début des années 20 par le juriste conservateur ultra-catholique Carl Schmitt est désormais bien connue. Elle se développe dans un contexte historique marqué par la forte instabilité politique la République de Weimar, qui, sous la pression de crises politiques, institutionnelles et économiques répétées, demeure presque continument menacée par la guerre civile. C’est pourquoi c’est presque toujours sous le prisme de la mise en péril de l’unité étatique que le juriste, qui ne cache guère une certaine nostalgie à l’égard de l’Empire, analyse les limites de la pensée libérale. Bien qu’elle lui soit articulée, la question du pluralisme ne s’installe quant à elle véritablement au cœur de la théorie schmittienne qu’à partir de la fin des années 20, en particulier après la chute de la grande coalition du gouvernement Müller, qui marque la fin des gouvernements majoritaires de coalition. Dans ce cadre, le juriste dénonce le fait que divers groupements sociaux aient investi l’Etat dans l’objectif d’utiliser les instruments offerts par la puissance publique pour atteindre leurs finalités économiques et sociales particulières ou privées, au mépris de toute finalité collective. Une exploitation que Schmitt caractérise de pluralisme : « Le pluralisme, en revanche, signifie une variété de complexes sociaux de pouvoir, fermement organisés, qui s’étendent au domaine entier de l’Etat, c’est-à-dire aussi bien aux divers secteurs de la vie politique qu’à l’ensemble des Länder et aux municipalités et entités locales supérieures, complexes qui, en tant que tels prennent appui sur les organismes représentatifs de l’Etat, sans cesser pour cela de demeurer des structures purement sociales (c’est-à-dire non politiques) » 1. Le pluralisme qui est en jeu ici est donc un pluralisme politique, souvent désigné par la notion d’Etat pluraliste, qu’il est nécessaire de distinguer du simple fait de la multiplicité sociale. Car, non sans habilité, le juriste souligne bien que l’« unité de l’Etat a toujours été une unité faite de multiplicité sociale » : « pluralisme des races et des peuples, des religions et des cultures, des langues et des systèmes juridiques »2. En revanche, le pluralisme politique engage un certain rapport de la multiplicité sociale à l’Etat, qui se définit comme une forme d’investissement ou d’exploitation de l’Etat par la multiplicité des groupes sociaux organisés qui visent à peser sur la volonté étatique – au détriment des fins communes et de l’« éthique de l’Etat »3. Bien loin de n’être qu’une notion descriptive ou un concept épistémologique, la notion de pluralisme engage donc au contraire un point de vue normatif intrinsèquement critique. Mais une telle définition du pluralisme suppose évidemment d’accepter «que ce n’est pas le peuple qui s’est emparé de l’Etat par le biais du Parlement, mais des groupes d’intérêts dont 1 Carl Schmitt, (1931), 2009, El defensor de la Constitution, in Carl Schmitt, Hans Kelsen, La polémica Schmitt/Kelsen sobre la justicia constitutional : El defensor de la Constitutión versus ¿Quién debe ser el defensor de la Constitutión?, trad. esp. Manuel Sánchez Sarto et Roberto J. Brie, Madrid, Tecnos, p. 128. 2 Schmitt (1930), 1988, p.144. Cf. également Carl Schmitt, Parlementarisme et démocratie, 1988, p. 141. 3 Carl Schmitt, « Ethique de l’Etat et Etat pluraliste », in Carl Schmitt, Parlementarisme et démocratie, trad. fr. Jean-Louis Schlegel, Paris, Seuil, pp. 129-150. l’illégitimité est perpétuellement rappelée »4. Et Schmitt perçoit clairement en quel sens le pluralisme pourrait être précisément identifié avec la démocratie elle-même, ainsi que nous allons le voir plus loin. Mais l’investissement de l’Etat par les divers groupes sociaux se réalise à des fins privées, où chaque groupe organisé prétend exploiter les moyens de l’Etat pour atteindre ses propres finalités, lesquelles sont non seulement indifférentes aux finalités étatiques mais parfois même contraires. Et c’est précisément de ce point de vue que Schmitt fait du pluralisme politique le fruit d’une stratégie libérale, généralement conçue comme un effort de dépolitisation ou de relativisation de la puissance de l’Etat. Le libéralisme n’est effectivement pas d’abord, pour le juriste, une théorie politique ou économique déterminée. Il est bien plutôt une forme générale de pensée qui nait au cours du XVIIIe et qui se construit intégralement autour d’un individualisme bourgeois. En vertu de cet individualisme, la préservation de l’individu et de l’activité individuelle à l’encontre des atteintes de l’Etat constituent le socle commun de toute politique libérale5, qui se réalise ensuite au moyen des grandes réalisations institutionnelles et juridiques du libéralisme que sont l’Etat de droit et le Parlementarisme. En laissant de côté tout examen approfondi de l’Etat de droit et du Parlementarisme dans le cadre de cette intervention, notons seulement que l’un et l’autre se structurent selon le juriste autour du principe de « domination de la loi »6, où la loi doit nécessairement posséder certaines qualités, notamment la généralité7, ainsi qu’un certain contenu de justice sans lequel une loi votée par la majorité pourrait aller à l’encontre des droits individuels8. Ce qui implique d’abord que la loi au sens libéral, tout comme l’Etat de droit, reçoivent une définition matérielle, c’est-à-dire un certain contenu substantiel, ou un contenu en valeur9. C’est pourquoi, souligne le juriste, en vertu de ses principes mêmes le libéralisme ne peut demeurer neutre à l’égard des diverses opinons et valeurs qui prétendent à la représentation parlementaire. Mais cela suppose ensuite de dégager un principe d’organisation susceptible de garantir une telle domination de la loi (libérale), que l’on peut résumer, sans beaucoup 4 Renaud Baumert, 2009, La découverte du juge constitutionnel, entre science et politique. Les controverses doctrinales sur le contrôle de la constitutionnalité des lois dans les Républiques française et allemande de l’entre-deux-guerres, Paris, Collection des Thèses, n°33, L.G.D.J. p. 490. 5 Cf. Carl Schmitt (1932), 1992, « La Notion de politique », in La Notion de politique. La Théorie du partisan, trad. fr. Marie-Louise Steinhauser, Paris, Flammarion, pp. 114 et 115. 6 Carl Schmitt (1928), 1993, Théorie de la constitution, trad. fr. Lilyane Deroche, Paris, Quadrige/PUF, p. 276. 7 Carl Schmitt (1923), 1988, « Parlementarisme et démocratie », in Carl Schmitt, Parlementarisme et démocratie, trad. fr. Jean-Louis Schlegel, Paris, Seuil, p. 53. 8 Carl Schmitt (1928), 1993, op. cit., p. 278. 9 Une telle définition matérielle de l’Etat de droit est parfaitement exposée par J. Chevallier : « La construction de la théorie de l’Etat de droit n’est pas le fait du hasard ou le produit d’une logique purement interne au champ juridique : la théorie s’est épanouie sur un terreau idéologique, enracinée dans une certaine réalité sociale et politique ; privée de ce substrat, elle n’apparaît plus que comme une coquille vide, un cadre formel, et devient au sens premier du terme « insignifiante ». (…) Le thème est lié à un ensemble de représentations et de valeurs qui, lentement forgées au fil de l’histoire des pays européens, constituent ses conditions de possibilité : l’Etat de droit présuppose une vision de l’Etat, entité abstraite et collective distincte de la “société civile”, et du droit, perçu comme exprimant l’idéal de “justice” ». Jacques Chevallier, 2003, L’Etat de droit, Paris, Editions Montchrétien, p. 52. forcer le trait, au principe de libre concurrence10. Ce principe, qui constitue l’un des piliers de la « métaphysique libérale »11, repose sur la croyance d’après laquelle une unité et un ordre harmonieux sont susceptibles de naître de la libre concurrence. Il anime aussi bien le principe de la séparation des pouvoirs que la structure du parlementarisme libéral, qui consiste en son essence, selon Schmitt, en un système de modération du pouvoir et de pacification des tensions sociales grâce à l’intégration raisonnable de la pluralité des opinions au moyen de la discussion. Par sa structure même, le parlementarisme postule donc toujours un pluralisme politique institutionnalisé sous sa forme minimale qu’est le multipartisme. Mais plus profondément, s’il existe un rapport absolument intrinsèque entre libéralisme et pluralisme c’est d’abord au sens où le pluralisme politique est d’abord conçu comme un instrument libéral de modération du pouvoir sous la forme d’une application du principe de libreconcurrence. C’est pourquoi le pluralisme pensé comme un phénomène historique large, qui déborde l’immédiat après-guerre et ne procède pas seulement de la fragilisation ponctuelle de l’Etat, mais s’inscrit au contraire dans une stratégie générale de neutralisation et de dépolitisation qui le lie intrinsèquement au libéralisme12. Et c’est précisément sous cet angle que le juriste s’attaque violemment aux théories pluralistes, conçues dans leur essence comme des théories libérales. En effet, si la critique schmittienne du pluralisme porte généralement sur le phénomène historique d’exploitation supposée de l’Etat par des groupements sociaux à des fins privées, elle s’attaque également aux théories pluralistes, dont le modèle est notamment fourni par les théories de George D.H. Cole et Harold Laski. Selon Schmitt ces dernières consistent essentiellement à « nier l’unité souveraine de l’Etat, c’est-à-dire l’unité politique, et à souligner sans relâche que l’individu vit inséré au plan social dans de nombreuses relations, de nombreux groupes différents : il est membre d’une société religieuse, d’une nation, d’un syndicat, d’une famille, d’un club sportif et de nombre d’autres associations qui exercent sur lui une influence plus ou moins forte selon le cas et qui l’engagent dans une “pluralité d’engagement et de loyalismes”, sans que l’on puisse dire de l’une de ces associations qu’elle détient la prédominance et la souveraineté absolue » 13. Les théories pluralistes telles que l’analyse Schmitt se situent donc à la lisière du descriptif et du normatif : d’un point de vue 10 « Mais tout cela n’est qu’une application particulière du principe libéral général. Car c’est exactement la même chose que la vérité procède du libre conflit des opinions ou que de l’harmonie surgisse d’elle-même la compétition économique ». Carl Schmitt (1923), 1988, op. cit., p. 45. 11 Cf. Carl Schmitt, (1922), 1988, Théologie politique, chapitre II, trad. fr. Jean-Louis Schlegel, Paris, Gallimard. 12 Plus largement, Schmitt parle même d’un processus de neutralisation et de dépolitisation qui engage une véritable théorie de l’histoire : il existe selon lui en Occident depuis la fin des guerres de religions, un mouvement de neutralisation et de dépolitisation, qui s’exprime à la fois dans la survalorisation de l’économie et de l’éthique, conçus comme domaines où l’organisation des rapports sociaux est susceptible d’être dépolitisée, c’est-à-dire d’être soustraite à l’intervention de l’Etat, ainsi que dans la défiance qui s’est progressivement développée à l’égard de l’Etat et plus généralement à l’égard de toute souveraineté politique, depuis le XVIIIe siècle. Cette défiance, dont nous allons voir qu’elle fonde l’émergence du pluralisme politique, constitue le véritable cœur du libéralisme politique dans les analyses de Schmitt. Cf. Carl Schmitt (1929), 1992 « L’ère des neutralisations et des dépolitisations » in Carl Schmitt, La notion de politique, La théorie du partisan, trad. fr. Marie-Louise Steinhauser, Paris, Flammarion, pp. 131-151. Voir également Jean-François Kervégan, 1992, Hegel, Carl Schmitt, Le politique entre spéculation et positivité, Paris, PUF, pp. 104 et suivantes. 13 Schmitt (1932), 1992, op. cit., p. 80. descriptif, le pluralisme consiste à relativiser le rapport de domination de l’Etat sur les individus en insistant sur la pluralité des groupes sociaux d’appartenance de l’individu et par suite à nier l’intérêt théorique de la notion même de souveraineté. Et sous cet angle, à l’instar de bien d’autres critiques, Schmitt reproche à ces théories pluralistes de ne pas distinguer le lien politique des autres formes de liens sociaux, et d’être par suite incapables de saisir le principe de l’unité politique. Mais cette impasse théorique évidente à ses yeux traduit précisément selon lui le point de vue normatif de ces théories, dont l’objectif proprement libéral consiste à favoriser la pluralité des formations et des groupes sociaux et à « jouer une association contre l’autre »14 dans l’objectif de limiter la puissance de l’Etat en la relativisant. Un tel effort doit nécessairement avoir d’importantes implications à la fois institutionnelles et juridiques, puisqu’il conduit à valoriser l’activité des différents groupes sociaux dans la sphère publique, ainsi qu’à développer les moyens d’une telle activité. La reconnaissance juridique des partis politiques et la protection des partis minoritaires, l’extension de la participation des intérêts organisés à tous les échelons de la création du droit, y compris dans le cadre de l’exercice de la justice, constituent ainsi d’évidents acquis d’une conception pluraliste de l’Etat contre laquelle Schmitt veut lutter. Or, de ce point de vue, l’attitude du juriste est relativement complexe. Car si d’un côté Schmitt ne cesse de souligner sans discontinuer la faiblesse des politiques libérales, consistant seulement dans un effort de relativisation de la puissance de l’Etat, notamment grâce à l’exploitation du pluralisme politique, d’un autre côté, il entend soulever les limites de l’alliance ambigüe qui s’est nouée entre le libéralisme et le pluralisme. En effet, le soutien apporté par les libéraux à la reconnaissance institutionnelle et juridique du pluralisme politique, qui débute avec la lutte engagée par la bourgeoisie libérale contre l’absolutisme et qui mène à la démocratie15, constitue pour le juriste l’une des principales causes de la décadence du parlementarisme, mais surtout le plus grand péril pour le libéralisme même. D’une part, parce que si le parlementarisme libéral avait encore pour fonction de représenter l’unité politique en intégrant par la discussion rationnelle la diversité des opinions portées par la très homogène classe bourgeoise, l’élargissement de la représentation parlementaire a eu pour conséquence de transformer la volonté générale en un simple calcul des divers intérêts privés représentés à l’Assemblée16. Or, un tel calcul ne constitue pas une volonté générale 14 Schmitt (1932), 1992, op. cit., p. 83. En effet, dans leur lutte contre l’Etat, les libéraux ont développé une stratégie politique ambigüe, qui les a conduits à participer de fait à l’émergence du pluralisme, notamment au sein du parlement. Car la bourgeoisie libérale n’a pu imposer au XIXe siècle son idéal de l’Etat de droit ainsi que son modèle de l’Etat parlementaire contre l’agencement institutionnel propre à l’absolutisme qu’en prenant appui sur les revendications populaires d’un élargissement de la représentation, autrement dit en s’engageant dans la lutte pour les « droits de la « représentation populaire » (Schmitt (1928), 1993, op. cit., p. 285). Et Schmitt de poursuivre : « En fin de compte, le résultat politique fut la démocratie. (…) Cela répondant à la tendance naturelle d’une lutte politique contre un gouvernement monarchique fort. Dans une telle situation politique, les deux revendications différentes – notion libérale de la loi et participation la plus large possible de la représentation populaire – devaient se combiner ». Carl Schmitt (1928), 1993, op. cit., p. 285). 16 Schmitt (1923), 1988, op. cit., p. 64. 15 selon Schmitt, et doit être incapable de représenter l’unité politique17. Cet argument suppose évidemment d’admettre la nécessité d’une volonté générale, autrement dit d’une volonté indivisible du peuple souverain, et par suite qu’un tel pluralisme institutionnel ne soit pas l’instrument d’une authentique représentation du peuple ou de la population18. Et bien des libéraux contestent précisément la notion même de volonté générale, sauf à en faire le résultat mécanique de l’intégration des intérêts divergents19. C’est pourquoi cet argument ne doit d’abord sa portée qu’à la situation de crise et de semi-guerre civile qui déchire alors l’Allemagne, mais semble sans grandes conséquences sur la cohérence de la théorie libérale. En revanche, l’ouvrage de 1932, Légalité et légitimité, développe un second argument qui devait avoir beaucoup plus de succès dans le rang des libéraux eux-mêmes. En effet, c’est au pluralisme politique, autrement dit à l’extension de la participation des groupes sociaux à tous les niveaux de la formation de la volonté étatique, que le juriste attribue une radicalisation de l’effort de neutralisation porté par le libéralisme. Et ce car l’intégration d’intérêts toujours plus contradictoires dans les mécanismes de production de la volonté étatique suppose que l’Etat demeure neutre à l’égard des valeurs adoptées par les divers groupes sociaux. Or, cette conception toujours plus formelle de l’Etat et de la loi portée par les libéraux est purement et simplement suicidaire selon Schmitt, car elle met potentiellement les instruments de la légalité et de la puissance étatique au service de groupes susceptibles d’en user contre les partis libéraux eux-mêmes, voire pour abolir les libertés individuelles et renverser l’Etat de droit20. La portée d’un tel argument lui a valu d’être largement commenté et repris, notamment pour rediscuter les principes du libéralisme. Ainsi, pour certains auteurs, les analyses de Schmitt montrent les dangers de la neutralité libérale à l’égard des valeurs et des différentes conceptions du bien pour sa propre sauvegarde ; le libéralisme serait donc contraint d’admettre un socle de valeurs incompressible, qui fonderait un juste principe de discrimination des organisations tolérables et intolérables dans un Etat de droit21. Schématiquement, le pluralisme devrait être relativisé pour sauver la démocratie libérale. Pour d’autres auteurs au contraire, la sauvegarde d’une authentique démocratie libérale exige de résister à la tentation d’imposer de telles valeurs univoques : c’est inversement l’idéal d’une société naturellement harmonieuse qu’il faudrait écarter. De manière schématique 17 Cette analyse, formulée dès 1923 dans Parlementarisme et démocratie, et qui repose sur l’opposition du parlementarisme et de la démocratie, a alors pour objectif de montrer l’inadéquation du parlementarisme avec les nouvelles conditions sociopolitiques de la vie allemande, en vue de défendre une définition plébiscitaire de la démocratie. 18 Renaud Baumert, 2009, op. cit., p. 490. 19 Cf. en particulier Hans Kelsen, (1929), 2004, La démocratie. Sa nature-Sa valeur, trad. fr. Charles Eisenmann, Paris, Dalloz. 20 En amont, l’émergence du pluralisme politique doit non seulement engendrer l’instrumentalisation la plus égoïste de l’Etat parlementaire par des groupes organisés aux intérêts antagonistes, mais elle doit en outre donner naissance à une politique généralisée du soupçon, où chaque parti peut craindre que l’autre n’use des moyens offerts par la possession légale du pouvoir pour « refermer derrière lui la porte de la légalité, par laquelle il s’est introduit, et traiter comme un vulgaire malfaiteur le parti politique adverse qui essaye peut-être, à grand coups de bottes, de pénétrer par la même porte ». Schmitt (1932), 1990, « Légalité et légitimité », in Carl Schmitt, Du politique. « Légalité et légitimité » et autres essais, trad.fr. William Gueydan de Roussel, Puiseaux, Pardès, p. 62). 21 Sur la question des valeurs incompressibles de la démocratie libérale posée par Carl Schmitt, cf. David Dyzenhaus, 1998, « Why Carl Schmitt? », in D. Dyzenhaus (dir.), Law as Politics. Car Schmitt’s critique of liberalism, Durham, Duke University Press, pp. 23-36. encore, le pluralisme constituerait alors le cœur de la démocratie libérale, et le relativiser revient à renoncer à la démocratie elle-même. Il conviendrait donc d’utiliser Schmitt contre lui-même, en intégrant la dimension irréductible du conflit dans les principes de la démocratie libérale22. Dans les deux cas, c’est en prenant appui sur la critique antilibérale de Schmitt, qui prétend démontrer les contradictions du libéralisme et du pluralisme, que l’on tente de repenser les véritables principes d’un authentique libéralisme, soit en insistant sur la défense des valeurs libérales contre le pluralisme, soit en insistant contre le pluralisme contre l’unicité des valeurs libérales. Mais cette scission au sein de la théorie schmittienne traduit bien selon nous l’objectif stratégique de Schmitt lui-même. Car si le parlementarisme libéral constitue certainement l’une des principales cibles de la théorie schmittienne, son analyse portant sur les dangers du pluralisme pour l’Etat parlementaire libéral dans Légalité et légitimité et dans Le gardien de la Constitution a au contraire pour but stratégique de rallier les libéraux conservateurs contre le pluralisme politique. En effet, en dégageant le caractère contradictoire du pluralisme et du libéralisme politique bien compris, Schmitt tend à distinguer le libéralisme neutre et procédural, tel qu’il s’expose notamment dans la théorie de Kelsen, des théories politiques libérales plus conservatrices, fondées sur la défense de valeurs substantielles intangibles qui garantissent le maintien d’un ordre bourgeois structuré autour de la sauvegarde des libertés individuelles de la bourgeoisie. Or, sous sa forme « conservatrice », le libéralisme permettait encore selon Schmitt de relativiser le poids des divers groupements sociaux sur la volonté étatique, et donc de lutter contre l’émergence du pluralisme politique23. Le libéralisme conservateur, dont les monarchies parlementaires du XIXe constituent le modèle, se caractérise effectivement par sa capacité à défendre un Etat suffisamment fort pour maintenir une neutralité politique à l’égard des différentes sphères sociales (culture, éducation, religion) et des divers groupements sociaux qui s’y constituent. En revanche, l’essor de la conception formelle et procédurale du libéralisme, né de l’intégration aveugle des classes sociales populaires, aurait conduit à une véritable confusion de la société et de l’Etat. Car, en portant leurs revendications socio-économiques à l’intérieur du Parlement, les divers groupes sociaux auparavant écartés de la représentation (et Schmitt vise ici explicitement la classe ouvrière) ont engendré la prise en charge par l’Etat de toutes les matières sociales, et plus largement la politisation de l’ensemble des sphères de la vie sociale. Schmitt qualifie cette confusion de la société et de l’Etat d’Etat total au sens quantitatif24, qui se définit d’une part par le fait qu’il 22 Cf. Chantal Mouffe, 1998, « Carl Schmitt and the paradox of liberal democracy », in Dyzenhaus, 1998, op. cit., pp. 159-175 et 1998, « Démocratie et libéralisme politique: est-il possible de les réconcilier ? », in C. Mouffe, O. Höffe, A.-M. Dillens, R. Visker, J.-C. Merle, R. Cobbaut, R. Castel, Questions au libéralisme, Bruxelles, Publications des Faculté universitaires Saint-Louis. 23 « L’Etat était assez fort pour se poser dans son autonomie face aux autres forces sociales, et ainsi définir à partir de lui les divers groupements, de sorte que les nombreuses disparités au sein de la société “libérée de l’Etat” – oppositions économiques, culturelles, confessionnelles – sont relativisées à partir de lui, et éventuellement à travers l’opposition commune contre lui, sans empêcher leur rassemblement pour faire une “société” ». Schmitt (1931), 1988, « Le virage vers l’Etat total », in Carl Schmitt, Parlementarisme et démocratie, trad. fr. Jean-Louis Schlegel, Paris, Seuil, pp. 151-170. p. 153. 24 La notion d’Etat total fait l’objet de deux sens distincts, dont l’un recouvre l’interpénétration de la société et de l’Etat sous la montée du pluralisme, et l’autre le principe d’un Etat fort susceptible de mettre un terme à ce n’existe plus de question qui ne soit politique ou qui ne puisse potentiellement l’être, et d’autre part par l’élargissement du champ d’intervention étatique, au sens où l’Etat intervient dans des sphères traditionnellement laissées – ou supposément laissées – hors de son action, en particulier par le biais des questions économiques : l’Etat neutre cède la place à l’Etat social ou à l’Etat providence25. Mais c’est précisément à cette politisation de la sphère sociale que Schmitt attribue l’instrumentalisation de l’Etat et la disparition de « l’éthique de l’Etat », qui menace l’unité politique de se dissoudre. C’est pourquoi le juriste en appelle les libéraux conservateurs à résister contre l’instrumentalisation pluraliste de l’Etat, qui doit s’avérer contraire à l’objectif initial du libéralisme bien compris : le maintien de la neutralité de l’Etat. Ainsi, d’un point de vue stratégique d’abord, la critique schmittienne du libéralisme doit être nettement relativisée : au moins à partir de la Théorie de la Constitution, Schmitt tend continument la main aux libéraux conservateurs, en esquissant les principes de ce que le juriste Hermann Heller qualifiait déjà à l’époque de «libéralisme autoritaire »26. Et de ce point de vue, Schmitt entend aiguiser la tentation non-démocratique de certains libéraux conservateurs, tentés de se défier du pluralisme politique. D’un point de vue théorique ensuite, c’est le maintien de la séparation de l’Etat et de la société, et, en amont, d’une véritable autonomie du politique, qui est véritablement en jeu dans la critique articulée du libéralisme et du pluralisme. Le pluralisme, c’est-à-dire l’arrivée sur la scène publique de la société civile prête à faire valoir ses intérêts politiques par des groupes de pressions, par des procès, ou par un activisme militant, conduit pour Schmitt à la confusion de la société et de l’Etat, c’est-à-dire à la politisation de la société qui réduit l’Etat, au mieux au statut d’instrument d’arbitrage, au pire de chambre d’enregistrement des rapports de force27, et, quoiqu’il en soit, à terme, à la dissolution de l’unité politique. processus en assumant la véritable décision politique qui porte sur la distinction entre l’ami et l’ennemi. Le premier sens de la notion fait l’objet d’un très important article publié en 1931, « Le virage vers l’Etat total ». Dans deux conférences de 1932, Schmitt introduit en revanche une distinction entre l’Etat total fort et l’Etat total faible. Ces deux conférences prononcées en 1932 ont ensuite fait l’objet d’un article publié en 1933, avec des modifications, « Weiterentwicklung des totalen Staates in Deutschland », in Verfassungsrechtliche Aufsätze, p. 359 et ss. et in Positionen und Begriffe, p. 185 et ss. Cf. Olivier Beaud, 1997, Les derniers jours de Weimar. Carl Schmitt face à l’avènement du nazisme, Paris, Descartes et Cie., pp. 59 à 72. 25 « Si la société s’organise pour devenir l’Etat, si l’Etat et la société sont censés être fondamentalement identiques, alors tous les problèmes sociaux et économiques deviennent des problèmes immédiatement étatiques, et il est impossible alors de distinguer entre des secteurs objectifs de nature politique et étatique, et des secteurs sociaux échappant à la politique ». Schmitt (1931), 1988, op. cit., p. 161. 26 « On peut sans trop de témérité décrire le contenu du libéralisme autoritaire par cette formule : le retrait de l’Etat “autoritaire” hors de la politique sociale, la désétatisation de l’économie et l’étatisation dictatoriale des fonctions politico-idéologiques. Un tel Etat se doit d’être “autoritaire” et fort car, comme l’assure Schmitt (…), lui seul peut desserrer les liens “excessifs” entre l’Etat et l’économie. Cela va de soi ! Car dans un cadre démocratique, le peuple allemand ne supporterait pas longtemps ce néo-libéralisme. » : H. Heller, « Autoritärer Liberalismus ? » (1933), in Gesammelte Schriften, vol. 3, op. cit., p. 652. Cité dans Simard, 2009, Carl Schmitt et la controverse légalité/légitimité sous Weimar, Editions de la maison des sciences de l’homme, Laval, Presses de l’Université de Laval, p. 220. 27 « De fait, l’Etat apparaît largement dépendant des différents groupes sociaux, tantôt comme leur victime, tantôt comme le résultat de leurs conventions : un objet de compromis entre des groupes ayant un pouvoir social et économique, un agglomérat de facteurs hétérogènes, de partis, de groupements d’intérêts, d’entreprises associées, de syndicats, d’Eglises, etc. (…) L’Etat semble devenu sinon exactement un serviteur ou l’instrument d’une classe ou d’un parti dominant, du moins un pur produit de l’équilibre entre plusieurs factions en lutte, au mieux un pouvoir neutre et intermédiaire, un médiateur neutre, une instance d’arbitrage entre les différentes factions qui se combattent, une sorte de clearing office, un conciliateur qui s’abstient de toute décision d’autorité Mais sous cet angle c’est bien le principe de l’auto-organisation politique que Schmitt conteste, au sens où l’auto-organisation de la société ne peut engendrer une quelconque unité politique. Le principe d’auto-organisation des groupes sociaux, qui constitue au regard de Cole l’essence même de la démocratie28, est un principe métaphysique pour Schmitt, qui ne permet pas de rendre compte de la fondation ni du maintien de l’unité politique, et qui ne peut donc s’imposer qu’à des époques où l’unité politique n’est précisément pas contestée. Seul l’Etat, ou du moins un pouvoir (absolu) extérieur à la société, peut fonder et maintenir l’unité politique. Derrière le pluralisme, c’est le principe même de l’auto-organisation sociale qu’il veut combattre, au profit d’une conception transcendante du pouvoir – qui anime la conception schmittienne ultra-autoritaire de l’Etat et très substantialiste de la démocratie. En guise de conclusion, nous voudrions d’abord observer qu’il existe certainement une ligne de fracture au sein de la pensée libérale, concernant la place qu’elle accorde au pluralisme. Et l’appel de Schmitt aux conservateurs libéraux contre le pluralisme doit résonner selon nous comme un avertissement. Mais ensuite, il nous semble que la très virulente critique schmittienne du pluralisme permet de mettre en lumière un ressort stratégique antidémocratique extrêmement puissant, qui consiste à faire de la question de l’unité politique la limite de la démocratie pluraliste. Or, il apparait clairement qu’une telle interrogation n’interroge que la nature du lien politique, au détriment très volontaire de la question de la participation politique. Mais la participation politique est en elle-même constitutive du lien politique, quoiqu’elle déplace le focus de la réflexion d’un point de vue généralement essentialiste vers une approche plus mécaniste et démocratique. De ce point de vue, la critique schmittienne constitue selon nous une seconde mise en garde contre la tentation de faire de la question de l’unité politique une limite à l’égard du pluralisme libéral au détriment de la question démocratique. qui renonce totalement à dominer les antagonismes sociaux, économiques et religieux, qui même les ignore et n’a pas officiellement à en connaître ». Schmitt (1930), 1988, op. cit., pp. 135 et 136. 28 Cf. Graziano Luigi, « Le pluralisme. Une analyse conceptuelle et comparative », Revue française de science politique, 46e année, n°2, 1996. pp. 195-224.