Mitterrand-Kohl (1983-1989)

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Mitterrand-Kohl (1983-1989)
Mitterrand‐Kohl (1983‐1989) l’âge d’or de la coopération franco‐allemande Prof. Gilbert Casasus, 06.11.2012 I. Introduction Que reste‐t‐il à écrire sur la relation franco‐allemande sous François Mitterrand et Helmut Kohl ? Que reste‐t‐il à dire sur un partenariat qui a marqué à tout jamais les esprits français, allemands et européens ? Parfois plus conflictuelle que l’on a bien voulu la décrire, la coopération binationale entre ces deux hommes est unique dans l’histoire et n’a, depuis lors, plus jamais atteint ce degré d’exemplarité dont elle pouvait se prévaloir à l’époque. Que l’on se garde toutefois de ne pas tomber dans une nostalgie, souvent beaucoup plus mauvaise conseillère que l’on ne pourrait le croire. Bien que s’appréciant mutuellement, les deux hommes n’oubliaient pas pour autant de défendre leurs intérêts partisans et nationaux. Dotés d’un passé relativement différent l’un de l’autre, ils étaient néanmoins guidés par une conception relativement semblable de leur fonction. Ils savaient ne pas la partager et se montraient égoïstes face à tous les appétits politiques, qu’ils soient ceux de leurs adversaires, et plus encore de ceux leurs propres amis politiques. Autres dénominateurs communs entre François Mitterrand et Helmut Kohl, la patience et la persévérance les ont largement aidés à conquérir et à garder leur poste de Président français et de chancelier allemand. Aspect d’ailleurs relativement peu souligné par les différents observateurs, Mitterrand et Kohl ont en commun d’avoir attendu longtemps pour arriver à un pouvoir qu’ils ont tous les deux exercé durant une période bien plus longue que ne l’avaient fait leurs prédécesseurs ou successeurs. Ainsi n’est‐ce que lors de sa troisième tentative que François Mitterrand est élu Président de la République française le 10 mai 1981. De même, est‐ce après avoir subi de nombreux échecs en politique intérieure qu’Helmut Kohl remplace, presque par hasard, Helmut Schmidt le 1er octobre 1982. Mitterrand sera durant quatorze ans Chef de l’État français, soit une performance qui après l’instauration du quinquennat, ne sera vraisemblablement plus jamais égalée. Quant au chancelier Kohl, il restera durant seize années à la chancellerie de Bonn, plus qu’Adenauer (1949‐1963) mais néanmoins moins qu’Otto von Bismarck qui régna de 1871 à 1890. II. « Tout devait, a priori, nous séparer » Cette citation est extraite du livre posthume de François Mitterrand, intitulé de « l’Allemagne, de la France » 1 . Sous la plume de son auteur, elle s’appliquait à la relation qui, en toute logique politique, aurait dû exister entre lui et Helmut Kohl. En effet, rien ne les unissait de prime abord. L’un était l’homme de gauche, l’intellectuel politique par excellence. L’autre, le parfait chrétien‐démocrate, plutôt rural et d’un rayonnement culturel relativement mesuré. Objectivement parlant, aucun indice, aucun facteur ne permettait donc de prédire une continuation, que dire alors d’un 1
François Mitterrand, De l’Allemagne et de la France, éditions Odile Jacob, Paris 1996, 247 pages, pp. 135‐136. On relève que dans son ouvrage posthume, François Mitterrand, eu égard à l’Allemagne qu’il a découvert à plusieurs reprises durant sa vie, a choisi un titre symbole qui se réfère au livre de Madame de Staël intitulé « De l’Allemagne ». Ce livre fut publié d’abord en 1810, puis à Londres en 1813 – en 1810, la France avait ordonné son pilonnage car jugé trop favorable à l’Allemagne. approfondissement des relations franco‐allemandes sous Mitterrand et Kohl. Nombreux prédisaient même une détérioration du partenariat entre la France et l’Allemagne, persuadés que l’embellie enregistrée sous Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Kohl n’aura duré que le temps d’un septennat. Comment en effet prédire qu’un socialiste érudit et féru de culture puisse maintenir ensemble avec un conservateur catholique et provincial l’excellence des rapports franco‐allemands ? Comment en effet s’imaginer un instant qu’ils se seraient décidés ensemble à relancer d’un commun accord une Europe communautaire en panne d’inspiration ? L’histoire alla prouver le contraire ! A) Les conditions de la réussite Alors que ni l’un, ni l’un, ni l’autre ne portaient un regard bienveillant sur leur prédécesseur respectif 2 , François Mitterrand et Helmut Kohl reprenaient peu ou prou la démarche politique qui avait si bien réussi à Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt. A l’image de ces derniers, ils avaient rapidement compris que la relation franco‐allemande reposait sur un équilibre. Tandis que la France était politiquement mieux armée que ne l’était la République fédérale d’Allemagne, celle‐ci était a contrario économiquement plus forte que ne l’était sa voisine. Toutefois, mieux que ne l’avaient fait Giscard et Schmidt, Mitterrand et Kohl avaient rapidement compris que les clés de l’équilibre franco‐
allemand avaient sensiblement évolué depuis la fin des années soixante‐dix. Si d’une part le second choc pétrolier avait précipité l’Europe de l’Ouest dans une phase de récession, celle‐ci était aussi confrontée, d’autre part, aux défis stratégiques et militaires que représentaient la fin de la détente et le regain des antagonismes entre les blocs soviétique et atlantique. Par conséquent, c’est dans un contexte de crise extrême que s’esquissait une relation franco‐allemande que deux nouveaux dirigeants, soit absent du pouvoir depuis plus de vingt‐cinq pour François Mitterrand ou n’ayant jamais occupé des fonctions gouvernementales au niveau national pour Helmut Kohl, avaient dorénavant pour mission de mener à bien. 1. Un contexte politique différent en France et en RFA Premier secrétaire du Parti socialiste depuis le Congrès d’Epinay de juin 1971 3 , François Mitterrand avait permis aux socialistes de redevenir le premier parti de la gauche française. Candidat malheureux, par deux fois, en 1965 contre le Général De Gaulle et en 1974 contre Valéry Giscard d’Estaing, il s’imposait face à ce dernier le 10 mai 1981 en obtenant 51,76% des suffrages exprimés contre 48,24% pour le Président sortant. Son arrivée au pouvoir suscita de nombreux commentaires, d’ailleurs pas toujours bienveillants à l’étranger. Évincés du gouvernement de la France depuis 1947, les communistes du PCF faisaient à nouveau de retour dans l’exécutif. La présence de quatre ministres communistes au sein gouvernement faisait toutefois grincer les dents dans plusieurs capitales, à Washington, mais aussi à Bonn. Ainsi, Le Président Ronald Reagan dépêchait son Vice‐
président, Georges Bush père, dès le 24 juin 1981 pour s’enquérir à Paris des plans du nouveau Président élu. Quant à Helmut Schmidt, déçu par la défaite de son ami Valéry Giscard d’Estaing, il restait sur la défensive. Comme l’écrivait alors le magazine allemand « der Spiegel », « les socialistes 2
D’ailleurs, l’inverse est également vrai. Valéry Giscard d’Estaing n’a jamais accepté en son for intérieur sa défaite face à Mitterrand en mai 1981, alors qu’Helmut Schmidt a toujours traité Helmut Kohl avec une certaine condescendance. 3
Le Congrès d’Epinay‐sur‐Seine, qui s’est tenu du 11 au 13 juin 1971, fut celui de l’unité des socialistes. Il donna naissance au Parti socialiste tel qu’il existe encore aujourd’hui. François Mitterrand y fut élu Premier secrétaire avec la plus petite majorité possible, soit 51% contre 49% face aux représentants de la vieille SFIO regroupés autour de Guy Mollet. français ne sont pas des sociaux‐démocrates allemands, et leur chef est encore moins un Helmut Schmidt français 4 ». Malgré quelques tentatives de rapprochement, dont celle d’une visite du chancelier allemand dans la maison de campagne de F. Mitterrand à Latche en octobre 1981, les différences de vue substituaient. Pour Mitterrand, Schmidt était un social‐démocrate beaucoup trop poche des thèses économiques du centre‐droit. Pour Schmidt, Mitterrand était en revanche un interventionniste typiquement français et un étatiste patenté. Quant à Helmut Kohl, il incarnait le retour au conservatisme d’une démocratie chrétienne privée de pouvoir depuis 1969. Homme du « changement moral et spirituel 5 », il ne devait son élection à la chancellerie qu’au revirement politique des Libéraux du FDP. En désaccord avec la politique fiscale d’Helmut Schmidt et avec son refus de baisser les impôts, ceux‐ci avaient abandonné la coalition social‐libérale qu’ils avaient nouée avec le SPD treize ans plus tôt. Désormais, ils se décidaient de s’allier avec la CDU/CSU, présidée par Helmut Kohl. Ainsi celui‐ci demeure, encore de nos jours, le seul chancelier de l’histoire allemande à avoir décroché son poste grâce « à un vote constructif de défiance ». Par conséquent, son élection du 1er octobre 1982 ne suscitait guère d’enthousiasme auprès d’une population allemande qui ne voyait en lui qu’un chancelier de transition. Raillé à l’intérieur et peu expérimenté en politique étrangère, Helmut Kohl suscitait à l’époque un bon nombre d’interrogations auxquels peu d’observateurs étaient en mesure de donner des réponses plausibles. Pour beaucoup, il n’était que le « Pannenkanzler » qui, au mieux, ne serait qu’un homme de transition. C’était déjà là sans compter sur son très grand succès qu’il emporta lors des élections anticipées au Bundestag le 6 mars 1983, où à l’inverse de quelques pronostics formulés quelques mois plus tôt, la CDU atteignit un score de 48,60% des suffrages exprimés, soit le second plus haut score enregistré par ce parti durant toute l’histoire électorale de la République fédérale d’Allemagne 6 . 2. La détérioration de la situation internationale De fait, l’Europe n’était pas au mieux. Malgré la mise en œuvre du système monétaire européen et l’élection du Parlement européen au suffrage universel direct, la Communauté européenne était exposée à de nouveaux défis économiques et stratégiques. La crise énergétique faisait ressentir ses effets négatifs et le climat géopolitique s’était considérablement refroidi. Indéniablement, la politique de détente appartenait désormais bel et bien au passé. Au régime soviétique vieillissant faisait dorénavant face un Ronald Reagan, dont les velléités bellicistes étaient connues d’un grand nombre. Tout laissait à croire que le nouveau locataire de la Maison blanche allait se montrer moins docile envers l’Europe que ne le fut son prédécesseur Ronald Jimmy Carter. Pensée républicaine oblige, Reagan se fit très vite l’apôtre d’une nouvelle révolution conservatrice. L’heure des réformes paraissait fort révolue, notamment dans les pays anglo‐saxons, mais aussi en République fédérale, qui tous avaient choisi des gouvernements conservateurs pour répondre aux difficultés économiques et sociaux provoquées par le second choc pétrolier. En moins d’un an, le prix de l’or noir n’avait‐il pas connu une hausse spectaculaire, le baril étant passé de 20 $ au premier trimestre de cette année à celui 40$ au dernier trimestre de 1979. De surcroît, le ciel européen s’obscurcissait en raison des 4
«Denn Drankreichs Sozialisten sind keine deutschen Sozialdemokraten, und noch weniger ist ihr Chef ein französischer Helmut Schmidt», in Mitterrand: Die Seele Frankerichs lebt in mir, Der Spiegel n°21/1981 du 18 mai 1981. 5
En allemand, le terme employé était celui de « moralisch‐geistige Wende ». 6
Le 15 septembre 1957, la CDU du chancelier Konrad Adenauer obtenait avec 50,20% des suffrages exprimés, pour la première et l’unique fois de l’histoire électorale de la République fédérale d’Allemagne, la majorité absolue des voix et de sièges lors d’une élection au Bundestag. nouvelles tensions internationales. Les mots de « guerre », « conflit » et « course aux armements » refaisaient leur apparition à travers un monde déstabilisé par les événements dramatiques qui secouèrent l’Iran et l’Afghanistan. Née sous la pression de milliers de manifestants, la révolution islamique de 1979 changea profondément la donne politique. Avec l’arrivée au pouvoir des chiites de l’Ayatollah Khomeiny, de retour d’exil en France le 11 février 1979, l’occident ne pouvait plus compter sur le soutien infaillible du Shah, obligé de fuir au Caire dès le 16 janvier de la même année. Quelques mois plus tard, l’occupation de l’Ambassade des USA de Téhéran, organisée à partir de novembre 1979 par lesdits « gardiens de la Révolution », ne faisait qu’envenimer les relations que l’Iran des ayatollahs entretenait avec les dirigeants américains et européens. Ceux‐ci soutenaient alors l’Irak, lorsque Saddam Hussein déclara la guerre à son voisin iranien le 22 septembre 1980. Ils fermèrent aussi leurs yeux face aux massacres à l’arme chimique dont les populations chiites irakiennes, et plus tard les Kurdes irakiens en 1988, furent les principales victimes. Par conséquent, l’occident et notamment l’Europe devaient désormais compter sur un nouvel ennemi : la République islamique d’Iran dont l’arme du pétrole faisait ressentir ses premiers effets négatifs sur les économies développées dès 1979. L’Iran venait ainsi s’ajouter à la liste des principaux adversaires de l’occident. Toutefois, l’Union soviétique restait toujours dans la ligne de mire des Etats‐Unis et de ses alliés. Ces derniers dénoncèrent alors l’invasion de l’Afghanistan par les troupes de l’armée rouge. Intervenue le jour de noël de l’an 1979, celle‐ci marqua le retour des « guerres interposées » entre l’Est et l’Ouest. D’ailleurs non sans raison, nombreux prédisaient déjà que l’Afghanistan serait pour l’URSS ce que le Vietnam fut pour les Etats‐Unis. Si la condamnation de cette invasion fut unanime, elle resta néanmoins modulée selon les différents pays. Ainsi Valéry Giscard d’Estaing rencontra Leonid Brejnev le 19 mai 1980 à Varsovie pour obtenir le retrait progressif des troupes soviétiques de Kaboul. Qualifié par François Mitterrand de « petit télégraphiste », le Président de la République française n’eut pas gain de cause. Pour les soviétiques, l’Afghanistan restait un enjeu stratégique de tout premier plan. Non seulement pour atteindre ‘les mers chaudes’, mais aussi pour ne pas perdre le soutien qu’ils venaient de s’assurer après avoir fomenté un coup d’État à Kaboul. Dans un contexte marqué par de vives tensions, l’Europe communautaire n’avait guère le choix. Confrontée à ses crises géopolitiques, elle devait plus les subir que les circonvenir. Ses propres marges de manœuvre étaient particulièrement restreintes, d’autant que sa faiblesse politique et militaire apparaissait au grand jour. A la fois victime et actrice, elle s’efforça néanmoins de tirer son épingle du jeu. Malgré l’hostilité de millions de citoyens, tous les gouvernements de la CEE approuvaient alors les décisions stratégiques de l’OTAN. Sujet phare dès le début des années quatre‐vingt, l’équilibre des forces militaires et nucléaires influença considérablement le paysage politique de l’Europe. Douze jours avant l’invasion de l’Afghanistan, l’OTAN venait en effet de prendre une décision lourde de sens. Le 12 décembre 1979, les ministres des Affaires étrangères et de la Défense de l’Alliance atlantique décidaient d’un commun accord d’adopter à Bruxelles ladite « double décision de l’OTAN ». Celle‐ci prévoyait l’installation de 464 fusées nucléaires américaines de moyenne portée, dites Pershing II, sur le sol ouest‐européen. Pour les occidentaux, il s’agissait avant tout de répondre au défi lancé par les troupes du Pacte de Varsovie qui venaient de placer leurs fusées nucléaires soviétiques SS 20 sur le territoire d’Europe de l’Est. En même temps, l’OTAN se déclarait prête à renoncer à ses plans, si l’Union soviétique était elle‐même disposée à retirer ses SS 20. Tension extrême du conflit Est‐ouest, la Guerre froide avait repris ses droits. L’Europe redevenait, à côté de l’Iran et de l’Afghanistan, l’enjeu majeur de la rivalité Est‐Ouest. Pourtant, les logiques d’après‐guerre n’allaient plus se répéter. D’une part, certains pays, directement concernés par l’installation de ces fusées nucléaires, avaient fort à faire avec des mouvements pacifistes dont l’ampleur avait surpris plus d’un observateur. D’autre part, les gouvernements des douze, qu’ils fussent de gauche ou de droite, se trouvaient sur la même longueur d’ondes. Face aux 400 000 pacifistes allemands qui manifestaient le 10 juin 1982 non loin de la chancellerie à Bonn, l’Europe politique restait unie. On assista même à certaines alliances que personne n’auraient imaginées durant les années cinquante. Ainsi, pour paraphraser François Mitterrand, ces événements ne faisaient que rapprocher ceux que les logiques politiques et partisanes auraient dû séparer. Bien qu’issus de familles politiques opposées, nombre d’acteurs se retrouvèrent pour défendre la même conception de l’Europe. Basée sur le principe de l’équilibre des forces stratégiques et nucléaires, elle refusait toute dérive pacifique qui aurait permis au bloc communiste d’affirmer sa suprématie militaire et nucléaire sur le territoire européen. Tel fut surtout la position commune du socialiste François Mitterrand et du chrétien‐
démocrate Helmut Kohl qui, par‐delà leurs oppositions intérieures et extérieures, faisaient preuve d’une parfaite identité de vue. C’était là aussi le début d’un partenariat personnel et politique dont l’Europe communautaire fut la principale bénéficiaire. B) L’échange de bons procédés Très rapidement, François Mitterrand et Kohl avaient reconnu que la poursuite et le succès de la relation franco‐allemande reposait sur le respect d’un « donnant‐donnant binational ». Sans ce dernier, toute action au profit de la construction européenne aurait été vouée à l’échec. Plus que d’un compromis, c’était bel et bien « d’un échange de bons procédés » dont il était question. Appelés à préserver une certaine exclusivité de leur partenariat, ce même échange se fit sur le dos de Margaret Thatcher qui, un instant, crut que l’arrivée rapprochée d’un socialiste à Paris et d’un conservateur à Bonn allait faire ses affaires. Mais elle dut vite déchanter, tant son calcul politique alla se révéler inexact. « La Dame de fer », comme on la nomma alors, avait en effet commis une erreur d’analyse, tant les événements européens des années 1983‐1989 allèrent lui donner tort. En effet, c’est le tandem Mitterrand/Kohl qui alla battre la mesure de la musique européenne, au détriment de la locataire du « ten Downing street » qui s’isola de plus en plus de la politique européenne en particulier, et de l’Europe en général. 1. Le soutien stratégique de la France à la République fédérale d’Allemagne Nul n’aurait cru que le renforcement du partenariat franco‐allemand trouvât sa source dans la politique militaire et stratégique de l’Europe. Bien loin des divergences affichées entre Bonn et Paris lors de la « Communauté européenne de Défense », les deux capitales étaient unies pour préserver l’équilibre des forces nucléaires. Alors que le chancelier Kohl faisait face au plus grand mouvement pacifiste de l’après‐guerre, François Mitterrand manifestait son profond désaccord avec ses amis sociaux‐démocrates allemands 7 et européens de même qu’avec ses alliés communistes français, pourtant représentés au sein du gouvernement présidé par son Premier ministre Pierre Mauroy 8 . Ainsi le Président français prenait rapidement fait et cause pour l’installation des fusées Pershing II sur le sol de l’Europe de l’Ouest. Devant le Bundestag, réuni pour la circonstance lors du vingtième anniversaire du traité de l’Elysée à Bonn le 20 janvier 1983, le Président de la République française affirma haut et fort que : « notre analyse et notre conviction, celle de la France, sont que l'arme nucléaire, instrument de dissuasion, qu'on le souhaite ou qu'on le déplore, demeure la garantie de la 7
François Mitterrand s’opposait aussi à Willy Brandt, malgré la grande complicité politique qui les unissait depuis longtemps au sein de « l’Internationale socialiste ». 8
Pierre Mauroy, Maire de Lille, fut le premier Premier ministre de François Mitterrand de 1981 à 1984. paix, des lors qu'il existe l'équilibre des forces…(pour poursuivre) Ce que nous voulons d’abord, mais vous aussi, c’est la paix. La paix n’est possible que par la négociation. Il dépend de ceux qui négocient de préparer les chemins de l’harmonie indispensable. Il suffit que l’un des partenaires, quand ils ne sont pas deux, s’y refuse pour que l’accord ne puisse se faire. Il faut donc que demeurent les conditions de l’équilibre nécessaire dans l’assurance, pour les peuples intéressés, qu’ils ne seront pas sous le poids d’une éventuelle domination extérieure. De cette solidarité, la France est, croyez‐moi, consciente lorsqu’elle maintient en République fédérale d’Allemagne une part importante de la première armée française dont elle étudie précisément l’accroissement de la mobilité et de la puissance de feu. 9 ». Très mal accueilli par le SPD et une grande partie de la gauche allemande et européenne, ce discours servit les intérêts du chancelier fédéral. Se félicitant de la victoire d’Helmut Kohl au scrutin fédéral de mars 1983, François Mitterrand renouvelait son soutien au chancelier quelques mois plus tard, lorsque sans la moindre nuance, il déclara à Bruxelles le 12 octobre 1983 que « le pacifisme est à l’Ouest, les euromissiles à l’Est 10 ». En adoptant une telle position, le Président français renforçait aussi la position de la France et réaffirma aussi et sans ambages le rôle de glacis que la République fédérale devait continuer de jouer pour la France en Europe. À l’opposé d’une peur traditionnelle des Français à l’encontre d’une trop forte puissance allemande, le Président de la République craignait que la République fédérale d’Allemagne ne se montrât, peut‐être pour la première fois de son histoire, trop faible face à l’Union soviétique. Par son soutien exprimé au chancelier chrétien‐démocrate pour les élections fédérales du 6 mars 1983, le Chef d’État français assurait aussi ses propres intérêts nationaux. En quelque sorte, il s’agissait là du premier échange de bons procédés entre François Mitterrand et Helmut Kohl. 2. Le soutien économique et monétaire de la République fédérale d’Allemagne à la France Le second intervenait quelques semaines plus tard, lorsqu’ après avoir largement perdu les élections municipales de mars 1983 11 , les socialistes français furent confrontés à de très graves difficultés économiques. Arrivés au pourvoir en mai 1981, ils avaient alors mené une politique de relance, en contradiction parfaite avec celle mise en œuvre dans les autres pays membres de la Communauté européenne. Comme le souligne aujourd’hui, le Sénateur‐Maire de Lyon, Gérard Collomb, alors tout jeune député PS, « à notre grande surprise, nous vîmes que si cette relance creusait les déficits budgétaires, commerciaux, elle ne faisait pas pour autant repartir notre croissance. Elle profitait avant tout aux autres, et d’abord aux pays émergents de l’époque : le Japon et les quatre dragons 12 . Les produits technologiques affluèrent en France tandis que l’Allemagne nous équipait en biens de production 13 ». Par conséquent, obligé de reconnaître l’inefficacité de ses mesures pour lutter contre le chômage et l’inflation, le gouvernement français fut contraint d’opérer ‘un tournant historique’ en mars 1983. Ainsi les socialistes français acceptaient de se soumettre aux lois de l’économie de 9
Discours prononcé par le Président de la République française le 20 janvier 1983 devant le Bundestag à Bonn lors de la cérémonie officielle du 20ème anniversaire du Traité de l’Elysée. Institut François Mitterrand, www.mitterrand.org. 10
La citation complète est la suivante : « Le pacifisme est à l’Ouest, les euromissiles à l’Est. Je pense que c’est là d’un rapport inégal », www.lesdiscours.vie‐publique.fr . 11
Hasard du calendrier, c’est le dimanche 6 mars 1983 qu’eurent lieu deux élections en France et en Allemagne. Alors que les élections municipales françaises se soldèrent par un grave échec pour la gauche et le Parti socialiste de François Mitterrand, celles au Bundestag donnèrent lieu à une victoire historique pour les chrétiens‐démocrates d’Helmut Kohl. 12
Les quatre dragons furent la Corée du Sud, Hong‐Kong, Singapour et Taiwan. 13
Gérard Collomb, Et si la France s’éveillait…, éditions Plon, Paris 2011, 216 p., p. 11. marché et de mettre fin à deux ans d’expérience économique socialiste, sodée par une accumulation des déficits et par trois dévaluations consécutives du franc français en l’espace de dix‐huit mois 14 . Alors que l’aile gauche du Parti socialiste, représentée en l’occurrence par le Ministre de la recherche et de l’Industrie Jean‐Pierre Chevènement, refusait tout changement de cap, François Mitterrand décidait en fin de compte de suivre la ligne préconisée par son Premier ministre Pierre Mauroy, et plus encore, celle défendue becs et ongles par son Ministre de l’Économie et des Finances Jacques Delors. Véritable pomme de discorde entre les différents courants sa majorité présidentielle, le Président de la République accepta en dernier ressort de maintenir le franc au sein du « Système monétaire européen » et d’en accepter pleinement ses règles du jeu. De plus, il s’assurait par là même le soutien d’Helmut Kohl. En contrepartie du maintien du franc français au sein du SME, celui‐
ci acceptait de réévaluer le deutschmark de 5, 50% en échange d’une dévaluation de la monnaie française de 2, 50%. Cette décision, intervenue à l’occasion d’une réunion du Conseil des Ministres des Finances de Bruxelles le 21 mars 1983, assoyait la suprématie de la monnaie allemande face au franc français. Toutefois, permettait‐elle aussi à la France de garder sa place et son rang au sein de l’Europe des dix, et d’éviter, selon les termes mêmes de Jacques Delors « que nos thèses européennes perdent du poids » 15 . III. L’Europe en marche De fait, le tournant de mars 1983 n’avait pas qu’un volet stratégique. Ni plus ni moins, ne s’agissait‐il là d’un tournant idéologique de la gauche socialiste française. Celle‐ci venait de rompre avec son schéma politique traditionnel qu’elle avait redessiné et confirmé le 27 juin 1972 lors de la signature du « Programme commun de gouvernement ». A cette date, le Parti communiste français, le Parti socialiste et le « Mouvement des Radicaux de gauche 16 » s’étaient mis d’accord sur un texte exhaustif qui scellait la bipolarisation de la vie politique française 17 . D’un contenu très interventionniste sur le plan économique 18 et ambigu sur le plan international et européen, « le Programme commun de gouvernement » avait également influencé les rédacteurs des « 100 propositions 19 » que le candidat François Mitterrand avait présenté aux électeurs en 1981. Partiellement appliquées à partir de 1981 par le pouvoir socialiste, celles–ci montrèrent rapidement leurs limites. Un changement de cap était devenu nécessaire que François Mitterrand décida 14
Les trois dévaluations du franc français eurent respectivement lieu le 4 octobre 1981, le 12 juin 1982 et le 21 mars 1983. 15
Tilo Schabert revient longuement sur les tractations économiques et monétaires entre la France et l’Allemagne durant la période 1981‐1983 dans son ouvrage „Wie Weltgschichte gemacht wird – Frankreich und die deutsche Einheit“, Klett‐Cotta‐Verlag, Stuttgart 2002, 592 p. pp. 177‐204. 16
Le « Mouvement des Radicaux de gauche » était une petite formation de centre‐gauche, proche du Parti socialiste qui était né de la rupture avec le « Parti radical » qui avait rejoint la majorité présidentielle autour de Valéry Giscard d’Estaing. 17
« Le Programme commun de gouvernement » du 27 juin 1972 constitua l’épine dorsale de la gauche française durant les années soixante‐dix. Le Parti communiste espéra garder sa position dominante au sein de la gauche, tandis que le Parti socialiste de François Mitterrand l’utilisa comme un levier stratégique pour conquérir le pouvoir. L’Union de la gauche se révéla d’abord payante pour les deux partis, mais profita de plus en plus au PS. Par conséquent, le Parti communiste s’en distança et fit éclater cette alliance qui subissait un grave et inattendu échec électoral lors des élections législatives de mars 1978. 18
On pense ici aux nombreuses nationalisations des banques et industries que François Mitterrand avait d’ailleurs effectuées lors des deux premières années de son mandat. 19
Les « 100 propositions » de François Mitterrand constituaient son programme pour le scrutin présidentiel de mai 1981. Il n’est pas sans rappeler les « 60 propositions » que François Hollande soumit au peuple français lors de sa campagne électorale d’avril/mai 2011. d’effectuer d’abord au nom de l’Europe. En effet, son choix était crucial pour l’avenir de la CEE. En cas de décision contraire, c’est l’ensemble de l’échafaudage européen, mis en place en 1951, qui aurait été en danger. C’est pourquoi le Président de la République française sacrifiait son propre programme sur l’autel de la construction européenne. C’était là un chemin de non‐retour auquel il restait toujours fidèle jusqu’à son départ de l’Elysée en mai 1995. Mitterrand avait à nouveau prouvé que rien ne l’arrêterait sur la voie de l’Europe. Lui, qui avait participé au Congrès de la Haye dès 1948, démontra une nouvelle fois que l’Europe et sa construction demeuraient son combat prioritaire. Il allait y d’ailleurs consacrer le reste de ces deux septennats, s’intéressant beaucoup plus à l’Europe qu’à tout autre dossier de politique intérieure et étrangère. C’est ce qu’il prouva dès le premier semestre de 1984, lorsque la France assuma la présidence de la Communauté européenne. A) Le nouveau départ après Fontainebleau Les affaires européennes paraissaient bien mal engagées. Non seulement l’heure était au scepticisme, à l’exemple des élections du Parlement européen, qui se déroulant pour la seconde fois en juin 1984, s’étaient soldées par une baisse de la participation d’environ 2% dans l’espace communautaire, mais de 9% et 4% en Allemagne et en France 20 . Mais aussi en raison de l’attitude de plus en plus antieuropéenne de Margaret Thatcher qui n’avait qu’un seul mot dans la bouche : « I want my monney back ». Plaidant becs et ongles pour le remboursement partiel de la contribution britannique, elle obtenait gain de cause lors du sommet de Fontainebleau des 25 et 26 juin 1984. Son chèque fut ainsi réduit de la somme de 2,25 milliards de deutschmarks. Mais contrairement à ce qu’elle pensait, ce n’était là qu’une victoire à la Pyrrhus. 1. Des décisions qui ont fait date Depuis Fontainebleu, l’Allemagne et la France imposèrent ensemble le tempo de la construction européenne. Lors de ce sommet, on décida également d’augmenter les recettes directes de la Communauté européenne en prélevant 1,4% de la TVA, au lieu de 1%, taux en vigueur jusqu’alors.
De même, les Chefs d’Etat et de gouvernement s’accordaient à soutenir l’adhésion à venir de l’Espagne et du Portugal à la CEE. Ils contredisaient là l’attitude de l’ancien Président français Valéry Giscard d’Estaing qui s’y était longtemps opposé pour ne pas froisser les intérêts de ses propres agriculteurs. Enfin, volonté exprimée conjointement par Helmut Kohl et par François Mitterrand, les dix chefs d’État et de gouvernement nommèrent Jacques Delors à la présidence de la Commission européenne. Ce choix ne cessera d’être salué par le chancelier allemand, alors que Delors occupait jusqu’alors les fonctions de Ministre de l’Économie et des Finances d’un gouvernement socialiste. De culture social‐démocrate et chrétienne, celui‐ci incarna parfaitement ce compromis entre le volet social et chrétien sur lequel repose le succès de la construction européenne. D’ailleurs, il fut la seule personnalité européenne et internationale à être invitée par les autorités allemandes lors des cérémonies qui, le 3 octobre 1990 qui ont officiellement consacré de l’unification de l’Allemagne 21 . Les décisions de Fontainebleau n’avaient pas surpris les observateurs européens. Depuis quelques semaines, ceux‐ci se félicitaient de l’engagement communautaire de François Mitterrand à la tête de 20
Le taux de participation aux élections européennes en 1984 était de 63 % contre 61 % en 1979. En RFA, il était de 65,70 % en 1984 (56,80% en 1979) et en France de 56,70 % (60,70% en 1979). http://www.cvce.eu/viewer/‐/content/7dc3cc1c‐13f3‐43a6‐865f‐8f17cf307ef7/fr 21
La RFA ne tenait pas à donner trop de lustre international à ces cérémonies de peur de faire renaître des sentiments antiallemands à l’extérieur de ses frontières. la CEE. Lors de son discours devant le Parlement européen le 24 mai 1984, il avait tracé de nouvelles perspectives politiques dont le contenu avait convaincu les députés de Strasbourg. Dans son allocution, il prenait immédiatement ses distances avec la tradition gaulliste de la politique européenne, assurant ses partenaires de ne jamais avoir recours à « la politique de la chaise vide » qui avait conduit en 1966 au compromis de Luxembourg. Toujours en décalage avec la politique gaulliste, il laissa également entrevoir une nouvelle politique agricole commune moins productiviste. Il plaidait pour la réforme des montants compensatoires, s’engageait à « rendre son autorité à la Commission » et proposait de doter « le Conseil des Ministres d’un Secrétariat permanent pour la coopération politique ». Pourtant, l’histoire a d’abord retenu sa volonté d’avoir recours de manière accrue au vote à la majorité qualifiée. En ce sens, le Président de la République désirait « une Europe à plusieurs vitesses ou à géométrie variable (pour poursuivre)… Cette démarche, qui traduit une réalité, s’impose ». Ce discours fut particulièrement bien accueilli par les partenaires les plus fédéralistes de la France, notamment par la République fédérale d’Allemagne. Même le journal conservateur de Francfort, la « Frankfurter Allgemeine Zeitung », pourtant d’habitude guère tendre avec François Mitterrand, le qualifia de « mélange brillant », voire « d’époustouflant 22 ». A l’image de l’Allemagne, les partenaires de la France voyaient dans cette allocution la preuve d’une nouvelle politique française pour l’Europe. Plus proche de celle adoptée à Bonn et de celle du Benelux et de l’Italie, elle ouvrait la voie à « une Europe à géométrie variable ». Ainsi, chaque État membre pouvait désormais envisager de s’impliquer à sa guise dans le renforcement et l’approfondissement de la CEE. A lui d’en décider, selon sa propre volonté politique et en vertu de celle de ses possibilités socio‐
économiques. 2. L’élargissement de la CEE au Sud de l’Europe : une proposition franco‐allemande L’élargissement au sud de l’Europe était antérieur au discours de François Mitterrand du 24 mai 1984 et au compromis de Fontainebleau. Il datait déjà du 1er janvier 1981, jour où la Grèce avait rejoint comme dixième pays membre les rangs de l’Europe communautaire. A l’époque, cette adhésion n’était pas le fruit d’un compromis franco‐allemand, tant elle avait fait grincer les dents du Ministre des Affaires étrangères allemand, Hans‐Dietrich Genscher, qui déclara alors que : « l’adhésion de la Grèce n’apportera pas que des avantages, mais aussi des charges supplémentaires pour les parties en présence 23 ». Voulue en personne par Valéry Giscard d’Estaing, elle constitua alors l’un des rares points de friction qui opposaient Paris à Bonn. Cinq après, la situation avait changé et évolué beaucoup plus favorablement. Cette fois‐ci, les deux capitales étaient relativement sur la même longueur d’ondes, même si l’élargissement de la CEE à l’Espagne et au Portugal n’était pas sans poser de problèmes. En effet, ces deux pays bénéficiaient d’une attention toute particulière, tant par leur dimension géopolitique que par leur capacité de développement économique. En raison de leur proximité avec l’espace communautaire (on ne parlait pas encore de « politique du voisinage ») et le 22
Frankfurter Allgemeine Zeitung du 26 mai 1984, „der Verblüffende Wandel Präsident Mitterrands“. La citation complète de Hans‐Dietrich Genscher, Ministre fédéral des Affaires Étrangères de l’époque, fut la suivante : „Der Beitritt Griechenlands wird für alle Beteiligten nicht nur Vorteile, sondern auch Belastungen mit sich bringen. Griechenland wird sich in den kommenden Jahren im Rahmen der vereinbarten Übergangsregeln in die Gemeinschaft zu integrieren haben. Die harmonische Eingliederung in die Gemeinschaft erfordert einerseits Verständnis der Gemeinschaft für die Probleme Griechenlands, andererseits entsprechende Eigenanstrengungen Griechenlands sowie den festen Willen zu Partnerschaft und Ausgleich. Dies gilt nicht nur für die EG, sondern auch für die politische Zusammenarbeit“, in Bulletin des Presse‐ und Informationsdienstes der Bundesregierung vom 06.01.1981, Seite 13. 23
poids somme toute assez important de l’économie espagnole, ils inspiraient à la fois espérances et inquiétudes. Ainsi les agriculteurs italiens et français manifestaient leur hostilité face à leurs homologues ibériques. Celle‐ci fut alors relayée par quelques hommes politiques, dont Jacques Chirac, qui ne voulurent pas accepter la concurrence des fruits et légumes portugais et, surtout espagnols, sur leurs différents marchés intérieurs. Par ailleurs, d’autres pays, dont notamment la France État limitrophe de l’Espagne, voyaient d’un très mauvais œil la venue de nouveaux travailleurs ibériques sur leur territoire respectif. Toutefois, François Mitterrand et Helmut Kohl voulurent, tous deux, dépasser leurs propres intérêts nationaux et offrir à ceux deux pays, sortis il a peine dix ans du fascisme, le seul atout véritablement démocratique, susceptible de leur assurer un avenir meilleur : celui de l’appartenance à l’espace communautaire européen. A ce titre, Paris et Bonn pouvaient dorénavant compter sur le soutien du gouvernement espagnol, présidé depuis 1982 par le socialiste Felipe Gonzales. Celui‐ci s’imposa très rapidement sur la scène européenne. Il accorda à son pays une stature beaucoup plus internationale que celle escomptée lors de l’adhésion de l’Espagne à la CEE. Grâce au soutien des socialistes français, mais aussi grâce à son excellente connaissance de l’Allemagne qu’il avait acquise par ses nombreux contacts avec le SPD, il fut aux côtés de François Mitterrand et Helmut Kohl l’un des hommes forts de l’Europe communautaire des années 80. En ce sens, l’adhésion conjointe de l’Espagne et du Portugal en date du 1er janvier 1986 s’avéra plus fructueuse que l’on ne l’eût cru de prime abord. Elle donnait à la CEE une réelle ouverture vers la Méditerranée, permettait à ces deux pays de connaître une vie politique semblable à celle des États fondateurs de la construction européenne et prouvait que la Communauté européenne pouvait aussi s’ouvrir à des espaces économiques en plein développement. L’adhésion de l’Espagne et du Portugal était alors au diapason de « l’euphorie européenne » qui régnait au cours de la seconde moitié des années quatre‐vingt. B) Le trio Delors‐Kohl‐Mitterrand La nomination de Jacques Delors à la tête de la Commission européenne dépassa toutes les espérances que l’on avait fondées en elle. Indéniablement, ce choix a largement contribué au succès de l’intégration européenne, pourtant ballotée par des vents contraires au début des années quatre‐
vingt. Fruit d’une décision commune du Président de la République française et du chancelier Helmut Kohl, elle soulignait non seulement l’excellence de la relation franco‐allemande mais aussi traçait de nouvelles perspectives européennes, dont la grande majorité des pays membres ne cessent encore aujourd’hui de chanter les louanges. D’un binôme franco‐allemand entre François Mitterrand et Helmut Kohl se dessinait alors un triumvirat européen qui, toutefois, n’était composé que de ressortissants français et allemand. « L’Acte unique européen fut sa première réalisation concrète ». 1. L’Acte unique européen « L’Acte unique européen » n’est pas une création franco‐allemande au sens stricte du terme ; mais une création qui correspondait parfaitement aux intérêts des deux pays. Idée née de la plume de Jacques Delors, elle figurait dans un « Livre blanc » que ce dernier avait rédigé en amont du sommet de Milan des 28 et 29 juin 1985. Dans son intitulé, « le livre blanc » se donnait pour objectif de réaliser un seul et grand marché pour 320 millions de consommateurs européens. A cette fin, et dès son introduction, il appelait « les Etats membres de la Communauté à s’accorder sur l'abolition des barrières de toute nature, l'harmonisation des règles, le rapprochement des législations et des structures fiscales, le renforcement de leur coopération monétaire, ainsi que sur les mesures d'accompagnement nécessaires pour amener les entreprises européennes à coopérer 24 ». De même énonçait‐il de manière claire son ambition de réaliser « l’unification complète du marché intérieur en 1992 et d’approuver, à cet effet, un programme assorti d’un échéancier réaliste et contraignant 25 ». A cette fin, il tenait également à « mettre l'accent sur ... des actions visant la réalisation…d'un grand marché unique créant ainsi un environnement plus propice à la stimulation de l'entreprise, de la concurrence, et des échanges 26 ». Lors de ce même somment de Milan, sous l’impulsion de Bonn et de Paris, les Chefs d’État et de gouvernement décidaient à l’unisson de convoquer une Conférence intergouvernementale chargée de réexaminer le traité de la Communauté économique, adopté vingt‐huit ans auparavant à Rome. Une page décisive de la construction était en train de se tourner, ce dont tous les acteurs avaient bel et bien conscience. La voie de « l’Acte unique européen » était libre. Qualifié par Jacques Delors lui‐même, en novembre 1986 comme « moment de vérité 27 », il constituait l’une des avancées les plus significatives de la construction européenne. Aux yeux du Président de la Commission, il devait pallier les insuffisances communautaires et éviter que la CEE devienne une simple zone de libre‐échange. En ce sens, Jacques Delors insista pour qu’«… enfin, un véritable espace économique conscient, solidaire, et par là même (soit) susceptible de déclencher la synergie nécessaire pour faire converger nos politiques économiques, pour mener vers l'union européenne… ». Ainsi « l'esprit de l'Acte unique…(était le) seul qui soit digne » pour faire ce que l’Europe des douze était appelée à réaliser 28 . Signé à Luxembourg le 17 février 1986 par neuf États membres et le 28 février 1986 par le Danemark, l'Italie et la Grèce, il entra en vigueur le 1er juillet 1987. Eu égard à son importance tout aussi politique qu’économique, il sert encore de nos jours référence pour souligner le caractère exemplaire d’une politique communautaire qui, nonobstant les difficultés conjoncturelles et les réticences nationales, avait décidé de franchir une nouvelle et décisive étape de son histoire. 2. Une poignée de main et d’autres projets européens C’est le 22 septembre 1984 que François Mitterrand et Helmut Kohl se tiennent, debout, main dans la main, réunis devant un cercueil, sur l’emplacement même de la bataille de Verdun. Geste symbolique de la réconciliation franco‐allemande, il aurait néanmoins pu avoir lieu dans un autre endroit, sur un autre lieu de mémoire. Pas forcément sur celui d’un champ de bataille de la Première Guerre mondiale mais plutôt sur le terrain d’un camp de concentration ou sur celui de tout autre lieu symbole de la barbarie nazie. A l’évidence, les plaies de l’histoire n’étaient pas encore cicatrisées. La une peur de blesser les souvenirs des uns et des autres demeurait trop présente dans les esprits et empêchait les deux pays à faire preuve de courage et d’audace pour choisir un autre symbole de la réconciliation franco‐allemande. Toutefois, cette poignée de main, lourde de sens, avait valeur de démonstration. Ce geste pacifique a fait le tour du monde. Il scellait la volonté pacifique de l’Europe. Image précurseur du Prix Nobel de la Paix décerné à l’Union européenne vingt‐huit plus tard, il restera éternellement gravée dans le souvenir d’une relation franco‐allemande au service de 24
Commission des Communautés européennes, L'achèvement du marché intérieur, Livre blanc de la Commission à l'intention du Conseil européen. Bruxelles, Juin 1985. 25
Ibid. 26
Ibid, point 2, premier alina. 27
Intervention de Jacques Delors lors du dixième anniversaire de « l’Institut universitaire européen de Florence » le 21 novembre 1986. 28
Ibid. l’Europe. Au diapason d’une Europe foisonnant d’idées, il célèbre aussi la coopération exemplaire de deux hommes d’État qui ont fait l’histoire. Parfois en avant sur leur époque, ceux‐ci étaient également à l’origine d’autres projets binationaux et européens comme le « Projet Eureka » en matière technologique ou « les manœuvres Kecker Spatz » qui, en septembre 1987, auguraient de la naissance de « la Brigade franco‐allemande ». Cette dernière fut officiellement créée, à l’aube de l’unification allemande, le 2 octobre 1989. Toutefois, est‐ce une initiative citoyenne, signée entre autres de la main de François Mitterrand et de Helmut Kohl, qui mérite d’être soulignée en conclusion de ce chapitre qui leur est consacré. A l’heure où les mots de « citoyenneté européenne » faisaient leur apparition dans le vocabulaire politique, ils signèrent, le 14 juin 1984 avec leurs homologues belge et luxembourgeois « les accords de Schengen ». IV. Conclusion Bien que dénoncés ici et là pour leur caractère européen et un peu trop autarcique, les « accords de Schengen » constituaient l’une des très grandes avancées de la construction européenne. Ils concernaient chaque citoyen communautaire et allaient rapidement faire tache d’huile sur l’ensemble du continent européen. Objet de crainte ou très souvent de grande convoitise, « les accords Schengen », de même que ses visas, continuent de nos jours d’être au centre de nombreux débats de politique étrangère. Au centre des polémiques dues aux politiques migratoires, ils ont toutefois permis de faire de l’Europe un espace de liberté de mouvement que les Européens de la première moitié du 20e siècle n’auraient jamais osé imaginer. Par conséquent, et au‐delà des critiques qui lui sont formulées, « l’espace Schengen » est le fruit d’une volonté politique et démocratique unique dans l’histoire de l’Europe communautaire. Il appartient aussi à un bilan plus que positif qui a fait des années quatre‐vingt ce que l’on est désormais en droit d’appeler un modèle de réussite et de « citoyenneté européenne ». Et sans François Mitterrand et Helmut Kohl, celle‐ci n’aurait certainement jamais vu le jour.