Toni Negri théoricien de l`Empire
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Toni Negri théoricien de l`Empire
Toni Negri théoricien de l’Empire par Alex CALLINICOS* solidaritéS – N° 84 – Cahiers émancipationS SOCIALISME Empire est sans nul doute le plus important des textes théoriques associés au mouvement altermondialiste. Ecrit par le philosophe marxiste italien Antonio Negri et le critique littéraire américain Michael Hardt, cet ouvrage complexe – qui se conclut par l’évocation de «l’irrépressible clarté et l’irrépressible joie d’être communiste»1 – a fait l’objet d’une attention médiatique extraordinaire. A la veille des manifestations de Gênes de juillet 2001, le New York Times le qualifiait de «prochaine idée à la mode», alors que le magazine Time notait qu’il était le «livre stimulant et intelligent du moment». Cependant, comme souvent sur le marché de la culture, un texte est transformé en «produit» et ses sources passées sous silence. Toni Negri est le principal penseur de l’autonomisme italien. Né en 1936, il a été condamné à 20 ans de prison en Italie sous l’accusation d’avoir participé aux campagnes terroristes des Brigades rouges à la fin des années 1970. Sa trajectoire est le fruit du contexte historique dans lequel sa pensée s’est développée, notamment de la profonde crise que traversa la société italienne au cours des années 1970. Toute évaluation d’Empire implique la compréhension de ce contexte et de l’évolution de la pensée de Negri. A l’importante exception de la révolution portugaise, la montée en puissance de la lutte des travailleurs dont l’Europe fut le théâtre, durant la fin des années 1960 et la première moitié des années 1970, atteignit son apogée en Italie. Les révoltes étudiantes de 1967-68 et la multiplication des grèves de l’«autonome chaud» de 1969 furent le prélude à une vague de contestation ouvrière, nourrissant une radicalisation sociale plus générale. Elle s’exprima notamment par la défaite de l’oligarchie démocrate chrétienne (DC) au pouvoir à l’occasion du référendum de 1974 sur la légalisation du divorce. Ce climat politique favorisa l’émergence, à la fin des années 1960, d’une puissante extrême gauche. Le tremblement de terre italien et la naissance de l’autonomisme Vers la moitié des années 1970, l’Italie fut confrontée à une profonde crise économique, sociale et Toni Negri au FSM de Caracas, janvier 2006. politique. A Washington, le pays passait pour être l’«homme malade» du capitalisme occidental. Le régime autoritaire et corrompu de la DC se trouvait en état de putréfaction avancé. Aux élections locales et régionales de juin 1975, la gauche emporta 47 % des votes, la DC tombant à 35%. Aux élections parlementaires de juin 1976, le Parti communiste italien (PCI) atteignit 34.4% des suffrages. Le dirigeant communiste de l’époque, Enrico Berlinguer, se proposa alors de renflouer le capitalisme italien. Suite au coup d’Etat chilien de septembre 1973, il offrit un «compromis historique» à la DC. Bien que le PCI fût empêché d’entrer au gouvernement du fait d’un veto américain, il apporta son soutien, entre 1976-9, à une série de «gouvernements de solidarité nationale emmenés par l’ultra-machiavélique démocrate chrétien, allié du Vatican, Giulio Andreotti. Le PCI profita de son emprise sur le mouvement ouvrier pour briser toute résistance aux programmes d’austérité instaurés par le gouverne- DR ment, contribuant ainsi à stabiliser le capitalisme italien. Dans ce contexte, l’extrême gauche, désorientée, s’effondra rapidement2. La lutte des masses n’était toutefois pas encore parvenue à son terme. Le début de l’année 1977 vit l’émergence d’un nouveau mouvement étudiant, qui se propagea rapidement aux jeunes chômeurseuses. Autonomia Operaia, une fédération souple de collectifs révolutionnaires, exerçait au sein de ce mouvement une influence croissante. Celle-ci se fit sentir lorsque les étudiant-e-s occupèrent l’université de Rome en février 1977. Le mouvement se généralisa rapidement, donnant lieu à une série de violents affrontements avec les forces de l’ordre, au cours desquels deux jeunes militants furent assassinés par balle par les carabinieri, à Bologne et Rome. Dans un contexte de chômage de masse, particulièrement important chez les jeunes, ce mouvement était voué à entrer en conflit avec les organi- I solidaritéS – N° 84 – Cahiers émancipationS sations de la classe ouvrière. L’autonomisme joua un rôle important dans l’éclosion de ce conflit. Autonomia Operaia, qui fit son entrée sur la scène politique en mars 1973, était une organisation hétérogène, dans laquelle les écrits de Negri avaient une influence importante. Ses origines intellectuelles remontent à l’operaismo — «ouvriérisme» — courant marxiste spécifiquement italien, dont la figure de proue était Mario Tronti. L’attention de ce courant se portait tout particulièrement sur le conflit entre le capital et le travail dans le procès de production effectif. Cette attention accordée au procès de production faisait certainement sens à une époque d’intenses conflits industriels, au cours desquels de puissantes organisations structurées sur le lieu de travail défiaient aussi bien le patronat que les directions syndicales. En 1974, Negri écrivait que l’usine était «le site privilégié à la fois du refus du travail et de l’offensive contre le taux de profit.»3 A la fin des années 1970, alors que le militantisme de base dépérissait en raison de la crise économique et du compromis historique, le tournant théorique principal opéré par Negri fut de remplacer le concept de «travailleur de masse» par celui de «travailleur social». L’exploitation capitaliste prenait désormais place à l’échelle de la société entière. Des catégories socialement et économiquement marginales, comme les étudiants, les chômeurs, et les travailleurs occasionnels, femmes et hommes, devaient être considérées désormais comme l’un des piliers du prolétariat. Comparée à ces catégories, la vieille classe ouvrière des grandes usines du nord de l’Italie apparaissait comme une aristocratie ouvrière privilégiée. Negri alla jusqu’à affirmer que le seul fait de recevoir un salaire faisait des travailleurs les égaux des patrons. Ce genre de sophisme était davantage qu’un non-sens théorique. Il offrait une apparente légitimation «marxiste» aux violents conflits qui opposaient alors les autonomistes et les syndicalistes4. L’appel à l’offensive contre les ouvriers possédant un emploi était partie intégrante d’un culte plus général de la violence. Entre temps, d’autres groupes politiques avaient mené ce culte de la violence à sa conclusion logique. Les Brigades rouges (BR) s’étaient formées au début des années 1970. Mais c’est dans le climat de violence et de désespoir des années 1977-8 qu’elles inaugurèrent leur campagne armée contre l’Etat italien. La plus spectaculaire des actions fut l’enlèvement et le meurtre du dirigeant DC et ancien premier ministre Aldo Moro, au printemps 1978. Sa conséquence fut d’isoler l’ensemble de l’extrême gauche, et de déchaîner une sévère répression, qui détruisit les BR et envoya nombre de militant-e-s en prison. Confrontés à une gauche divisée et affaiblie, et bénéficiant de la complicité du PCI, les patrons repartirent à l’offensive. En octobre 1979, FIAT parvint à faire accuser de violences 61 militant-e-s implantés dans son usine Mirafiori de Turin. Une année plus tard, elle annonça un plan de licenciement de 14’000 ouvrier-e-s dans ses usines politiquement les plus actives. Un total de 23’000 travailleurs-euses, dont de nombreux militant-e-s, furent licenciés. Le succès de cette reconquête patronale donna le coup d’envoi de la résurgence du capitalisme italien des années 1980, que symbolise Silvio Berlusconi. Negri transforme Marx en Foucault II Negri fut l’une des victimes de cette défaite politique. Arrêté en avril 1979, sur la base d’accusations fallacieuses alléguant sa responsabilité dans la direction intellectuelle des BR et l’enlèvement de Moro, il fut emprisonné sans procès pendant quatre ans. Libéré qu’en 1983, après avoir été élu au Parlement sur la liste du Parti radical libertaire, il s’exila en France. Sa condamnation fut proclamée in absentia en 1984. Il ne retourna en Italie qu’en 1997 pour purger sa peine, qui prit fin en 2003. Marx au-delà de Marx est basé sur des séminaires de Negri à l’Ecole normale supérieure de Paris, en 1978, à l’invitation de Louis Althusser. Il s’agit d’une réflexion théorique sur l’évolution politique de Negri au cours de la seconde moitié des années 1970. L’auteur entreprend de faire passer le marxisme, d’une théorie générale des forces historiques à une théorie du pouvoir. (…) A partir de cette théorisation, [il] développe l’idée que le «travailleur social» a désormais remplacé le «travailleur de masse». La lutte des classes est partout, de même d’ailleurs que le prolétariat. Quiconque fait l’expérience de la domination du capital est membre de la classe ouvrière. La lutte des classes à l’intérieur du procès de production implique le «refus du travail». La dimension communiste de cette injonction réside dans le fait que le communisme ne consiste en rien d’autre que «l’abolition du travail». En affirmant leur propre pouvoir, les travailleurs se ménagent un espace sous leur propre contrôle. Ils deviennent, comme le dit Negri, «auto-valorisants», et rompent de ce fait le lien entre le travail salarié et la réalisation de leurs besoins. (…) Cette confrontation de plus en plus violente se déroule partout: «...la lutte contre l’organisation capitaliste du travail, le marché et la journée de travail, la restructuration de l’énergie, la vie de famille, etc., tout ceci engage la population, la communauté, le choix d’un style de vie. Etre communiste aujourd’hui implique de vivre comme un communiste.»5 Ainsi, une variante de marxisme, originellement obsédée par les luttes sur le lieu de production, adopte un point de vue radicalement opposé, se rapprochant des thèmes post-marxistes de la pluralité des rapports de pouvoir et des mouvements sociaux. (…) Dans une série de textes écrits au milieu des années 1970, Michel Foucault proposait une critique du marxisme, basée sur l’idée que la domination consiste en une pluralité de relations de pouvoir. Selon le philosophe, celles-ci ne pouvaient être abolies par une transformation sociale globale, mais pouvaient seulement faire l’objet de résistances décentralisées et locales. L’interprétation de Negri consiste à accepter la désintégration de la totalité sociale en une multiplicité de micro-pratiques, chère à Foucault, en affirmant de surcroît qu’il s’agit de la position de Marx dans les Grundrisse. La multiplication des références à Foucault indique à quel point Negri transforme le matérialisme historique en une théorie du pouvoir et de la subjectivité. Du pouvoir constituant à Empire Marx au-delà de Marx aboutit à une impasse. Cet ouvrage cherche à identifier les principes directeurs d’un mouvement politique déjà défait, à la fin des années 1970. Dans ses écrits des années 1980 et 1990, qui aboutissent à la publication d’Empire, Negri affine et élabore les thèmes abordés dans Marx au-delà de Marx. Il développe en particulier le concept de «pouvoir constituant», défini comme la capacité collective à faire et défaire les structures politiques et sociales. Deux types de pouvoir sont impliqués ici: potenza (puissance) s’oppose à potere (pouvoir), la première désignant le pouvoir créatif des masses (que Empire est sans nul doute le plus important des textes théoriques asso Negri appelle désormais régulièrement «multitude») contre la domination du capital6. Selon Negri, Marx a perçu le pouvoir constituant à l’œuvre dans le capital et la création violente d’une nouvelle forme de société au moment de l’accumulation primitive. Mais le capital prend également appui sur les capacités de création et de coopération inhérentes à la multitude. Negri écrit ainsi que: «La coopération est en effet la pulsation vivante et productrice de la multitudo... La coopération est innovation et richesse, elle est donc la base de ce surplus créateur qui définit l’expression de la multitudo. Et c’est sur l’abstraction, sur l’aliénation et sur l’expropriation de la coopération productrice de la multitude que se construit le commandement.»7 Une tendance analogue à absolutiser le pouvoir des masses dans les écrits de Negri des années 1970 est présente ici: «Toute pratique du pouvoir constituant, à son commencement comme à son terme, dans son origine comme dans sa crise, révèle la tension d’une multitude tendant à se faire sujet absolu des processus de puissance.»8 Lorsqu’elle tend à devenir le sujet absolu de l’histoire, la multitude est donc une expression de la Vie. Negri fait reposer son subjectivisme sur une forme de vitalisme, concevant le monde physique et social comme l’expression d’un principe vital sous-jacent. Negri prend ici appui moins sur Foucault que sur une solidaritéS – N° 84 – Cahiers émancipationS ociés au mouvement altermondialiste. autre figure du post-structuralisme français, à savoir Gilles Deleuze. Dans Mille Plateaux (écrit avec Félix Guattari), Deleuze affirme que le désir est une expression de la Vie qui, bien que constamment enfermée et fractionnée dans des dispositifs de pouvoir, les subvertit et les déborde. (…) L’ampleur de l’ouvrage de Hardt et Negri m’oblige à me concentrer ici sur ses principaux thèmes. Trois d’entre eux me paraissent particulièrement importants. Tout d’abord, Hardt et Negri souscrivent à ce qu’on appelle parfois le point de vue «hyper-globalisateur», selon lequel la globalisation a fait de la nation un simple instrument du capital global. Ainsi, disent-ils, les entreprises multinationales: «...structurent et articulent plutôt directement territoires et populations, et tendent à faire des Etats-nations de simples instruments pour enregistrer les flux de marchandises, des monnaies et des populations qu’elles mettent en branle.»9 Le déclin des Etats-nations n’implique toutefois nullement la disparition du pouvoir politique. Au contraire, une nouvelle forme de souveraineté politique apparaît, que Hardt et Negri appellent l’Empire: «Au contraire de l’impérialisme, l’Empire n’établit pas de centre territorial du pouvoir et ne s’appuie pas sur des frontières ou des barrières fixées. C’est un appareil décentralisé et déterritorialisé de gouver- VOLSON nement, qui intègre progressivement l’espace du monde entier à l’intérieur de ses frontières ouvertes et en perpétuelle expansion.»10 L’usage croissant de la force pour déborder la souveraineté nationale, au nom de valeurs universelles comme les droits de l’homme, est symptomatique de l’émergence de la souveraineté impériale — ou plutôt de sa ré-émergence. Les Romains et les Grecs avaient compris que l’Empire n’a pas de frontières. Il n’est la propriété d’aucun Etat, pas même des Etats-Unis. Pendant la première guerre du Golfe, ceux-ci sont intervenus «non en fonction de leurs propres motifs nationaux, mais au nom du droit mondial»). La structure à trois étages du pouvoir transnational actuel ressemble au portrait de l’empire romain, comme mélange de monarchie, d’aristocratie et de démocratie, proposé par l’historien grec Polybe. Au sommet se situent les corps «monarchiques» — les Etats-Unis, le G7 et d’autres institutions internationales comme l’OTAN, le FMI et la Banque mondiale. Puis vient une élite d’acteurs aristocratiques, comme les entreprises transnationales et les Etats-nations. Au dernier étage, on trouve les organes démocratiques ayant pour charge de représenter le peuple: l’Assemblée générale des Nations unies, les ONG, et ainsi de suite. Comment Hardt et Negri situent-ils cette structure impériale dans l’histoire? Ils affirment que «l’Em- pire est un pas en avant pour se débarrasser de toute nostalgie envers les anciennes structures de pouvoir qui l’ont prédécédé et refuser toute stratégie politique impliquant le retour à ce vieux dispositif — comme de chercher à ressusciter l’Etatnation pour mieux se protéger contre le capital mondial.» (…) Quelle est la condition des classes laborieuses dans cette nouvelle phase du développement capitaliste? Hardt et Negri rejettent l’idée selon laquelle l’Empire représenterait la fin de l’exploitation et de l’oppression. La société disciplinaire a été remplacée par une «société de contrôle». Au lieu d’être modelés par des institutions spécifiques, comme les écoles ou les usines, les individus sont désormais disciplinés par la société dans son ensemble. Parallèlement, les nouvelles technologies de l’information ont rendu le travail «immatériel». (…) Les limites d’Empire Bien des objections peuvent être opposées à un ouvrage aussi complexe et fécond qu’Empire. Je me limiterai à ce qui me paraissent être ses trois principales faiblesses. L’analyse proposée du capitalisme est à la fois vague et à certains égards profondément erronée. Hardt et Negri invoquent notamment l’argument de Rosa Luxemburg, selon lequel le capitalisme a besoin d’un «dehors» non- III solidaritéS – N° 84 – Cahiers émancipationS capitaliste qui absorbe les marchandises que les travailleurs ne sont pas à même de consommer (ch. 3.1). Ils affirment que l’Empire abolit ce «dehors» et assujettit l’ensemble de la planète à la loi du capital. Mais ils ne disent rien des crises spécifiques à cette phase du développement capitaliste — à moins que les généralités philosophiques puissent tenir lieu d’analyse concrète. De surcroît, leur propos est trompeur sur au moins un aspect de la situation actuelle. Hardt et Negri réfutent l’idée selon laquelle les conflits interimpérialistes demeurent une caractéristique significative du capitalisme contemporain: «...ce qui était habituellement conflits ou rivalités entre plusieurs puissances impérialistes a été remplacé par l’idée d’un pouvoir unique qui les surdétermine toutes, les structure d’une façon unitaire et les traite sous une notion commune de droit qui est résolument post-coloniale et post-impérialiste». En lieu et place d’un impérialisme constitué de centres de pouvoir rivaux, Hardt et Negri décrivent un réseau de pouvoir impersonnel et décentré — l’espace lisse de Deleuze: «Dans cet espace lisse de l’Empire, il n’y a pas de lieu de pouvoir: celui-ci est à la fois partout et nulle part». Pour Hardt et Negri, l’Empire est une forme de souveraineté. La souveraineté a pour vocation de légitimer l’exercice du pouvoir en termes moraux et légaux. Elle est en ce sens un phénomène idéologique, même si, comme tous les phénomènes idéologiques, elle a des effets bien réels. Le concept d’intervention humanitaire autorise la violation du droit national non sur la base d’autres intérêts nationaux, mais avec pour objectif de garantir les droits de l’homme et les besoins humanitaires. D’un point de vue général, le développement de formes de «gouvernance globale» comme le G7, l’OTAN, l’Union européenne et l’OMC suggère que la souveraineté est devenue hybride. L’action des Etats tire désormais sa légitimité non seulement de procédures constitutionnelles nationales, mais aussi de sa conformité à l’autorité de telle ou telle institution internationale. Ce changement idéologique ne détermine toutefois pas la distribution effective du pouvoir géopolitique. Non seulement les institutions internationales sont le reflet de la hiérarchie du pouvoir global — au sens où elles sont dominées par les pouvoirs capitalistes occidentaux — mais elles sont aussi l’expression des conflits qui divisent ces pouvoirs, et qui opposent en particulier les Etats-Unis au Japon et à l’Union européenne (elle-même loin d’être homogène). A ces formes principalement économiques et politiques de compétition entre grandes nations s’ajoute un conflit géopolitique croissant entre les Etats-Unis, la Chine et la Russie. Ne pas reconnaître l’ampleur de ces antagonismes entre pouvoirs capitalistes rivaux revient à ne pas se donner les moyens de comprendre la nature du monde contemporain11. IV Cela revient également à se rapprocher dangereusement d’une conception apologétique de l’ordre mondial actuel. Il s’agit là de la seconde grande faiblesse d’Empire. La conception de l’Empire comme «espace lisse», comme réseau décentré où le pouvoir est «partout et nulle part», n’est pas éloignée de celle défendue par les théoriciens de la Troisième voie. Anthony Giddens, idéologue de la «troisième voie» blairiste, affirme ainsi qu’une «globalisation politique» accompagne la globalisation économique, et subordonne le marché mondial à des formes démocratiques de «gouvernance globale». Hardt et Negri critiquent cette conception, mais certaines de leurs formulations se prêtent à une récupération en faveur d’objectifs politiques très différents des leurs. Personne ne nie que le capitalisme ait subi une profonde restructuration au cours des années 1970 et 1980, dont l’une des principales dimensions a été une intégration internationale croissante du capital. Est-il vrai pour autant que ces changements sont une conquête de la «multitude»? Cette idée passe complètement sous silence l’histoire des défaites sociales qui rendirent possible la réorganisation du capitalisme: les catastrophes dans les usines Fiat en 1979-80, les grandes grèves des mineurs en Grande-Bretagne en 1984-5, ainsi que toutes les luttes au cours desquelles le capital parvint à briser les organisations ouvrières, à évincer les militant-es, et à rétablir sa domination dans des endroits où elle avait fait l’objet de contestations. La configuration actuelle du système capitaliste est le contexte dans lequel les luttes des classes laborieuses se déroulent. Mais nous ne devons pas oublier que les réformes du capitalisme impliquent souvent de sérieuses défaites pour la classe ouvrière. La raison pour laquelle il importe d’étudier l’histoire des luttes passées est que cela permet de clarifier le type de stratégie à mettre en œuvre à l’heure actuelle. Or, la troisième faiblesse d’Empire est qu’il ne propose aucune orientation stratégique. Le livre se conclut par trois exigences d’un «programme politique pour la multitude globale»: la «citoyenneté globale», un «revenu social garanti pour tous», et le «droit à la réappropriation». On peut discuter de l’intérêt de ces exigences. La première et la troisième sont, formulées en ces termes, extrêmement vagues; la deuxième est un lieu commun des programmes de la gauche libérale contemporaine. Empire ne propose aucune réflexion sur la manière dont le mouvement social parviendra à réaliser ce programme. taliste. Et prendre ses distances d’avec ceux qui versent des larmes de crocodile sur la fin des accords corporatistes du socialisme et du syndicalisme national, comme ceux qui pleurent sur la beauté de temps qui ne sont plus, nostalgiques d’un réformisme social imprégné du ressentiment des exploités et de la jalousie qui — souvent — couve sous l’utopie.»12 Interpelé sur ce passage, Negri qualifia les syndicalistes de «koulaks» — les riches paysans que Staline chercha à «liquider» au moment de la collectivisation forcée à la fin des années 1920 — et exprima de la nostalgie pour 1977, quand les jeunes chômeurs affrontaient les ouvriers d’usine13. Une hostilité envers la classe ouvrière organisée semble donc avoir perduré dans la pensée de Negri pendant les vingt-cinq dernières années. Il écrivait en 1981: «... la mémoire prolétarienne n’est autre que la mémoire de l’aliénation passée... La transition au communisme consiste en l’absence de mémoire.»14 Les motifs sous-jacents à cette affirmation sont compréhensibles, malgré les indéniables talents d’historien des idées politiques de Negri. Toute tentative sérieuse d’examiner son propre passé conduirait Negri à constater la manière dont l’autonomisme a contribué aux échecs de la gauche italienne au cours des années 1970. Ce refus de poser un regard critique sur son propre passé n’est pas tant un manquement moral individuel qu’un symptôme des limites inhérentes à la forme de marxisme défendue par Negri. Nous lui devions la solidarité, lorsqu’il était une victime de l’Etat italien. Nous respectons la constance dont il a fait preuve comme intellectuel révolutionnaire pendant les quatre dernières décennies. Mais le fait est que l’influence de ses idées est un obstacle au développement d’un mouvement contre le capitalisme global dont il cherche à analyser les structures dans Empire. ■ * Si le capitalisme contemporain était vraiment un espace lisse et homogène où le pouvoir est uniformément distribué, l’idée même de stratégie n’aurait aucune pertinence. Mais la conception de Negri est erronée. Les différentes régions du globe ont une importance variable pour le capital. Ce que Trotski appelle le «développement inégal et combiné» continue d’opérer dans le capitalisme contemporain, créant des concentrations massives de richesse et de pouvoir à certains points du système. Ce constat implique des analyses et des débats stratégiques permettant d’identifier les éléments de vulnérabilité de l’ennemi et nos principaux points forts. La pensée stratégique est également nécessaire pour comprendre ce que Lénine appelait les «tournants brusques de l’histoire», c’est-à-dire les crises soudaines qui offrent des opportunités inattendues pour le mouvement révolutionnaire si elles sont reconnues rapidement. Or, la perspective historique de Negri est curieusement abstraite. La multitude affronte éternellement le capital, indépendamment des conditions sociales spécifiques, des contradictions accumulées, et des subtils changements de rapports de force que les grands textes de la tradition marxiste ont si bien décrits. Ce qui manque dans ce contexte, c’est ce que Daniel Bensaïd appelle la «raison stratégique». Par-delà cette incapacité à articuler les problèmes de stratégie, Negri retombe parfois dans ses erreurs du passé. Il écrit ainsi: «Attribuer aux mouvements de la classe ouvrière et du prolétariat cette modification du paradigme du pouvoir capitaliste, c’est affirmer que les hommes approchent de leur libération du mode de production capi- 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 L’auteur est un intellectuel marxiste bien connu, membre de la direction du Socialist Workers Party, principale organisation de la gauche radicale britannique. Cet essai est une version remaniée de «Toni Negri in Perspective», International Socialism, 2.92 (2001), qui va être publiée prochainement en français dans un recueil de textes critiques sur l’altermondialisme. De plus amples réflexions du même auteur sur Negri peuvent être trouvées dans A. Callinicos, The Resources of Critique (Cambridge, 2006), ch. 4, and in G. Balakrishnan, ed., Debating Empire, Londres, Verso, 2003, et P.A. Passavant and J. Dean, eds., Empire’s New Clothes, New York, Routledge, 2004. M. Hardt et A. Negri, Empire, Paris, Exils, 2000, tr. fr. Denis-Armand Canal, p. 496. Les citations dans le texte sont, sauf indication contraire, tirées de cet ouvrage. Voir C. Harman, «The Crisis of the European Revolutionary Left», International Socialism, 2.4 (1979). Cité par Steve Wright, Storming Heaven. Class Composition and Struggle in Italian Autonomist Marxism, Londres, Pluto Press, p. 154. Pour une présentation claire de la différence entre l’exploitation et l’oppression subie, par exemple, par les chômeurs, voir E.O. Wright, «The Class Analysis of Poverty», in id., Interrogating Inequality, Londres, Verso, 1994. A. Negri, Marx Beyond Marx, Londres, Antonomedia, 1989, préface à la traduction anglaise, p. xvi. Voir à ce propos M. Hardt, «Translator’s Foreword», A. Negri, The Savage Anomaly (Minneapolis, 1991) A. Negri, Le Pouvoir constituant (Paris, 1997), p. 435. Ibid., p. 401 Ibid. p. 58. Ibid., p. 17 Voir à ce propos A. Callinicos et al., Marxism and the New Imperialism, Londres, Bookmarks Publications, 1984, G. Achcar «The Strategic Triad: USA, China, Russia», in T. Ali, ed., Masters of the Universe?, Londres, Verso, 2000, and A. Callinicos, The New Mandarins of American Power, Cambridge, Politiy Press, 2003. A. Negri, «L “Empire”, stade supreme de l’impérialisme», Le Monde diplomatique, January 2001, p. 3. Remarques pendant une conversation téléphonique à la conférence sur Lénine citée ci-dessus. Cité par Wright, Storming Heaven, op. cit
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