Bernard VAULEON - Pierre

Transcription

Bernard VAULEON - Pierre
Pierre-Alain GASSE
Amours
de papier
Nouvelles et récits
1993-2004
Alexandrie Online
Image de couverture : Cliché Jindrich Vanek - Droits réservés.
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Femmes rencontrées, femmes
aimées, femmes fantasmées, femmes
rêvées, femmes manquées. C’est à
une sorte de parcours initiatique que
je vous invite aujourd’hui. Le titre
initial en était « Les femmes et
moi » : il m'a paru trop fanfaron.
Car, en réalité, ce moi est autant moi
qu'il est un autre. Certes, toutes ces
femmes de papier, je leur ai donné
vie. Mais il serait illusoire de
chercher à chacune un modèle en
chair et en os. C’est le privilège de
l’écrivain de garnir son carnet
d’adresses et son livre de souvenirs
de noms, de visages, de corps,
immatériels et pourtant si vivants !
Au bout du compte, que reste-t-il des
amours vécues, sinon les mêmes
souvenirs, plus aigus peut-être, que
ceux des amours de papier ?
Pierre-Alain GASSE.
Pordic, mai 2007.
Note : l'une ou l'autre de ces nouvelles, écrites entre 1993 et 2004, a pu
faire partie d'e recueils thématiques antérieurs.
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SOMMAIRE
P'tit zizi
La Vocation de Jérôme Beaufils
Les Feux de Mai
Adiós, Bienvenida !
Le Baiser de la Toussaint
La Femme Rêvée
La Petite Culotte de soie
La Fille de Prague
Le Grenier
La Fille de l'Ankou
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P'tit zizi
— Hé, les gars, vous avez vu le p'tit zizi
qu'il a ?
Sous la douche collective, les garçons de
l'équipe minimes de l'U.S.A. s'ébrouent en
chahutant. Il y a de quoi. Ils viennent de
remporter 3-0 leur premier match de la saison
contre Mortain, un ennemi juré. C'est moi
Chiquito, le gardien de but, aussi prompt à la
détente qu'à la rigolade plus ou moins salace, qui
viens de parler. Un chœur de voix qui n'ont pas
encore toutes mué reprend à ma suite "Il a un p'tit
zizi ! Il a un p'tit zizi !" et une ronde de joyeux
satyres se forme autour de Julien, tandis que
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celui-ci tente de cacher sa nudité et l'objet de la
vexation avec sa serviette.
— C'est pas bientôt fini, non ? - gronde
soudain la voix grave du manager de l'équipe.
Voulez-vous le laisser tranquille et vous rhabiller
en vitesse. La voiture nous attend !
La ronde cesse comme par enchantement
et chacun regagne sans broncher sa place sur le
banc du vestiaire, en quête de ses habits.
Monsieur H. ne plaisante pas avec la discipline.
Julien est rouge de l'ardeur du match, de
la chaleur de la douche et surtout de la confusion
qu'il vient d'éprouver, sans qu'il sache très bien
démêler les trois choses. Il se rhabille à la hâte,
comme à la plage, la serviette ceinte autour des
reins, les yeux baissés, mal à l'aise. Puis, la petite
troupe sort du vestiaire, sac à l'épaule,
indifférente déjà à l'incident. Mais la remarque
moqueuse que Julien Nouvel vient de subir va
pourtant le marquer pour des années.
Ce soir-là, dans son lit, baissant son
pyjama, il contemple pour la première fois avec
un peu d'appréhension ce qui jusqu'alors et
depuis quelques mois l'a plutôt émerveillé par ses
capacités d'extension. Et si c'était vrai qu'il a la
zigounette en dessous des normes ? Mais
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comment le savoir ? Ce n'est pas le genre de truc
qu'on peut demander à n'importe qui. En tout cas,
il faut qu'il trouve une parade avant le prochain
match.
Bon, c'est vrai qu'il n'est ni le plus grand
ni le plus fort de l'équipe et que son machin est
en rapport avec le reste, mais il va grandir
encore. Après tout, il n'a que treize ans ! Le zizi,
ça doit bien allonger comme le reste, les bras, les
jambes, les pieds, non ?
Cette même nuit, pour la première fois, il
fait un rêve qu'il refera souvent et qui le
tranquillise un peu, car, au matin, il s'en souvient
encore et sur son pantalon de pyjama une petite
carte de France a séché. Et, dans ce rêve, non
seulement son zizi a atteint des proportions
respectables au moment opportun, mais avant et
après déjà, il était objet d'admiration de la part de
la fille avec qui il a... Mais ce n'était qu'un rêve et
impossible de se souvenir du visage de la fille !
Julien Nouvel n'a jamais eu autant envie
de grandir que cette année-là. Et il s'applique
avec méthode à favoriser sa croissance autant
qu'il le peut, reprenant du rôti, du fromage, et
surtout de la soupe (qui fait grandir, c'est bien
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connu !) plutôt deux fois qu'une, à tel point que
sa mère le croit un moment atteint de boulimie.
Hélas, rien n'y fait. Certes, il prend bien
les quelques centimètres qui vont le mener à sa
courte taille définitive, ainsi que quelques kilos,
mais son appendice viril ne semble pas en
profiter, du moins pas de manière appréciable à
vue d'œil.
De toute manière, son problème n'est plus
là, mais plutôt dans le fait que, puberté, aidant,
l'objet en question a tendance à devenir
incontrôlable et à enfler de belle manière à la vue
du moindre jupon comme du plus petit bout de
téton et qu'il faut le soulager deux ou trois fois
par jour pour qu'il se tienne tranquille et ne
devienne plus raide que la justice.
Cette tyrannie naissante, pour l'instant,
semble à Julien la plus belle des revanches et
quand cette année-là, il passe de l'équipe
minimes à l'équipe cadets "p'tit zizi" est devenu
"pine-en-bois", ce qui pour être plus vulgaire est
tout de même plus flatteur aux oreilles
masculines.
Néanmoins, l'incident de l'année écoulée
a laissé des traces et, bien que son sexe soit en
parfait état de marche et bande au quart de tour,
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Julien se demande encore s'il a une longueur
normale et suffisante.
L'Encyclopédie sexuelle de poche en
deux volumes des Editions Marabout qu'il s'est
hasardé à acquérir en cachette de ses parents,
mentionne que chez les individus de race
blanche, la longueur moyenne du pénis en
érection est de 17,5 cm, un peu moins pour les
jaunes et un peu plus pour les noirs. Il en vient à
se demander s'il n'a pas du sang asiatique dans
les veines, car il a beau mesurer et remesurer sa
flamberge, elle n'atteint pas la mesure fatidique.
Il est donc en-dessous de la moyenne !
Heureusement, le paragraphe suivant
précise que le plaisir féminin est indépendant de
la taille du pénis, le vagin des femmes étant
capable de s'adapter au mieux à la taille de celuici.
Le temps passe. Julien devient amoureux,
mais la belle santé de son sexe joue en sa
défaveur. En effet, celui-ci se dresse dès qu'il
touche une fille et cela vient renforcer d'un
sentiment de lubricité le complexe d'infériorité
qu'il s'est forgé. Un soir de surboum, alors qu'il
danse un slow avec une jolie brune aux yeux
noisette, il ne peut se contrôler et, devant
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l'érection qu'elle ressent contre son ventre, sa
partenaire l'abandonne au milieu de la piste,
après un regard scandalisé.
Par contre, dans un autobus bondé, la
croupe rebondie d'une accorte mère de famille
semble accueillir avec plaisir ce dur contact. Ils
se pressent tant l'un contre l'autre qu'il éjacule en
moins de trois minutes. Elle pourrait presque être
sa mère. Il n'ose pas la suivre avec son pantalon
taché.
Tout cela le trouble encore plus. La vague
du ciné porno bat son plein. Il y en a un jusque
dans les plus petites villes, mais il n'ose y aller de
peur d'être reconnu par un client de ses parents
ou d'y trouver son père, comme cela est arrivé à
l'un de ses camarades.
Puis, il devient étudiant. Toujours vierge,
hélas. Dans l'anonymat de la capitale régionale, il
se risque un après-midi dans la pénombre d'une
salle où règne l'odeur douceâtre du sexe. Sur
l'écran, des couples s'enfilent par devant, par
derrière, sur des dialogues réduits à des
onomatopées et des gémissements aussi feints
que surfaits. À part deux filles quelques rangs
derrière lui et un ou deux couples qui se sont
isolés, il n'y a dans la salle que des hommes, bien
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entendu. Ce jour-là, il découvre la fellation, le
cunnilingus et quelques positions inédites, bande
tout l'après-midi, mais ce qui le surprend le plus
et devient même un souvenir obsessionnel, c'est
le spectacle d'un noir, aux sexe long et recourbé,
qui parvenait à se sucer lui-même, le bougre,
souple comme une liane et monté comme un âne
qu'il était.
Lorsqu'il fait ses trois jours, au centre de
sélection, sous la douche collective, il peut non
seulement apprécier subrepticement la diversité
des appareils génitaux masculins, mais se voit
confirmer que la taille de son vit au repos peut
être ridicule, si peu que le froid ou l'appréhension
s'en mêlent.
Ses amours sont devenues épistolaires
car, par trois fois déjà, il s'est vu éconduire par
des filles qui voulaient qu'on leur fasse la cour,
qu'on les embrasse, qu'on les lutine un peu, mais
généralement pas davantage et, de peur de ne
pouvoir s'en tenir là, Julien se contente de
fréquenter la Veuve Poignet.
Mai 68 survient. Au cinéma, un aprèsmidi, une fille répond à ses avances et prend son
pied grâce à sa main à lui qu'elle guide au bon
endroit. Elle veut s'échapper, il la suit, l'aborde,
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l'invite et en est récompensé, car cette nuit-là, il
fait la chose pour la première fois, dans un
champ de blé, aux portes de la ville, sous un ciel
étoilé. Il se souvient encore de l'odeur poivrée de
son sexe dont il a gardé les doigts imprégnés
jusqu'au surlendemain. C'est une joute sans
gloire, rapide et maladroite, qu'ils ne peuvent
rééditer, car la rosée les déloge et ils n'ont nulle
part où aller. Alors, ils se séparent comme il se
sont connus, dans une pénombre complice, aux
petites heures du matin. Julien sait à présent qu'il
peut faire l'amour aux filles, qu'il a ce qu'il faut
pour, mais il ne sait pas encore leur donner du
plaisir, tout juste prendre le sien égoïstement et
bien trop rapidement.
Au moins son initiatrice n'a-t-elle fait
aucune réflexion sur la taille de son dard, et c'est
là le point le plus positif de l'expérience, outre le
fait qu'il ait pu mettre à profit deux ou trois
positions élémentaires.
Il va en apprendre un peu plus lors d'un
voyage à Paris et d'une visite dans les rues
chaudes de Montmartre. Une grande blonde qui a
tout de suite attiré son regard, l'a repéré et le hèle
avec gouaille :
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— Alors, mon mignon, tu viens me faire
voir le loup ?
Mais, affolé de sa visible inexpérience, il
ne sait que répondre non, non. Dans une ruelle
adjacente, cependant, il se risque à aborder une
brunette, plus en rapport avec lui question taille.
Après avoir payé la chambre - un cosy-corner
bien ordinaire - il doit se laisser laver le bigoudis
au permanganate avant de découvrir le 69 qu'il a
accepté moyennant supplément. Mais ce sexe-là,
trop lavé, est sans odeur et sans saveur et la
demoiselle, pressée, ne lui laisse pas le temps de
faire ses preuves outre mesure, protégeant sa
bouche des baisers et ses arrières des assauts qu'il
voudrait y donner.
Mais elle non plus n'a pas fait de
réflexion sur son petit matériel. C'est donc qu'il
ne doit pas différer tant que cela de celui des
autres, non ? Mais peut-être n'est-ce que le
silence intéressé d'une marchande de plaisirs
tarifés, par ailleurs bien décevants.
À quelque temps de là, Julien tombe
amoureux pour la quatrième fois d'une fille qui
se laisse embrasser et caresser et le caresse aussi
à l'occasion, mais le repousse dès qu'il veut aller
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plus loin. Mais il s'aiment et, au bout de quelques
mois, décident de se marier.
Je les ai rencontrés l'autre jour, elle,
tenant par la main une fillette de deux ans, et lui,
poussant un landau ou gazouillait un bébé de six
mois. Nous nous sommes reconnus et il m'a salué
d'un :
— Ça alors ! Chiquito ! Comment tu
vas ? Qu'est-ce que tu deviens ?
Moi non plus, je n'avais pas oublié le
surnom de ses douze ans. Mais cette fois, j'ai
heureusement pu retenir ma langue. Enfin,
apparemment, il s'en est bien sorti, "p'tit zizi".
On est con, quand on est jeune, non ?
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La Vocation de Jérôme Beaufils
C'était une place carrée, plutôt petite,
couverte de gros pavés carrés, eux aussi, dont le
temps et le passage avaient arrondi les arêtes et
poli la surface. Une place nue, sans arbres ni
bancs, sans même d'emplacements de parking
dessinés à la peinture blanche. Une place avec
pour seul ornement un panneau de stationnement
interdit (le samedi de 6 h à 15 h pour cause de
marché). Une place que dominait de sa masse
imposante la basilique Saint-Sulpice, qui en
occupait le côté ouest. Une espèce de no man's
land de cinquante mètres à soixante mètres de
côté, le plus souvent encombré de véhicules qui
empêchaient le microcosme de commerçants qui
habitait autour de suivre tout à son aise les allées
et venues, les faits et gestes de tout un chacun.
Une place des plus banales, en somme.
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C'est là qu'était né Jérôme Beaufils. Je
veux dire dans une des boutiques qui la
ceinturent. Son père n'avait pas eu le temps de
conduire sa mère jusqu'à la clinique SaintSauveur, pourtant proche, et c'est là, sur le
comptoir du bureau de tabac, que l'enfant avait
vu le jour.
Le bureau de tabac était alors coincé entre
la boucherie Percelaine et la droguerie Corbon,
vous vous souvenez ? Mais autour de la place, il
y avait encore la pharmacie Charmet
(M.Charmet ! Il avait trois bien jolies filles,
n’est-ce pas ?), la quincaillerie Ledur (vous savez
bien, ils ont déménagé dans les années soixante),
et qui donc encore ? : ah, mais oui : l'horloger,
M. Serrand, et le pâtissier ; comment s'appelaitil, déjà ? Petitbois, c'est cela, vous avez raison, et
au coin, le coiffeur-salon de beauté Lanvin, oui,
comme le couturier (on dit qu'ils étaient parents).
Je disais donc que Jérôme était né sur le
comptoir de la boutique de son père, dans une
maison déjà célèbre pour une autre naissance,
bien antérieure celle-là, que rappelait une plaque
de marbre sur la façade :
Ici naquit
Paul-Armand Challemel-Lacour,
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Homme politique français.
Académicien,
(1827-1899).
Pour l'heure cet illustre voisinage le
laissait bien indifférent, mais il s'en
enorgueillirait plus tard, y voyant comme un
signe du destin.
Jérôme Beaufils, fils aîné de Marthe et
Armand Beaufils, débitants de tabac, 6, Place des
Trois Quartiers, était donc venu au monde sur un
comptoir en bois verni, un matin de septembre
1950, vers sept heures, au moment où les
premiers clients viennent chercher leur journal.
C'est l'un d'eux, M. Charmet le
pharmacien, qui téléphona au médecin, mais
Jérôme Beaufils, à qui il tardait sans doute de
voir le jour, n'attendit pas l'arrivée du praticien et
poussa son premier cri comme entrait Madame
Petitbois, en robe de chambre ouatinée, d'un rose
vif, sa monnaie à la main, et s'apprêtant à crier à
l'adresse d'Armand Beaufils qui, à cette heure,
prenait d'ordinaire son café dans la cuisine :
"C’est moi, M. Beaufils. Ne vous dérangez pas.
Je prends le journal". Mais au lieu de cela, elle
poussa un cri aigu de surprise et d'horreur
mélangées avant de s'évanouir dans les bras de
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M. Serrand, l'horloger, qui la suivait toujours de
bien près et poussait la porte à cet instant précis,
le cher homme.
La surprise, en un tel moment, était une
réaction bien normale - entendre et voir vagir un
nouveau-né, couché sur les journaux du matin, a
de quoi surprendre les esprits les mieux éveillés,
mais l'horreur s'expliquait moins facilement :
certes Jérôme Beaufils, pas encore débarbouillé
et gluant de placenta, n'avait rien d'un bébécadum, mais enfin Mme Petitbois, mère de deux
fillettes, aurait dû savoir à quoi s'en tenir sur ce
chapitre.
Lorsqu'elle revint à elle, grâce aux soins
diligents de Monsieur Serrand, dont la galanterie
avait enfin trouvé à s'employer, Jérôme Beaufils
venait de partir pour la clinique avec sa mère,
dans la voiture du docteur Boulard, arrivé dans
l'intervalle. C'était un matin d'hiver comme les
autres. Il avait plu durant la nuit et les pavés de la
place encore déserte luisaient sous la lumière des
réverbères. La messe basse de sept heures et
demie sonnait à la basilique. Un quarteron de
religieuses - toutes cornettes baissées - et une
litanie de bigotes montaient les marches du
parvis à petits pas pressés. Hormis la naissance
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inopinée de Jérôme Beaufils, la journée
s'annonçait normale dans la bonne ville d'A.
Il faut bien dire qu'il ne s'y passait jamais
grand-chose. Mis à part le marché hebdomadaire,
les fêtes carillonnées, le quatorze juillet et le
onze novembre, on aurait pu compter sur les
doigts d'une main les événements sortant un tant
soit peu de l'ordinaire. Depuis sa libération, le 31
juillet 1944, par la IIIe Armée américaine du
général Patton et après lui avoir érigé un
monstrueux obélisque de granit qui se dressait à
son entrée ouest, la ville s'était rendormie dans sa
quiétude de sous-préfecture et la vie s'y écoulait
dans une atmosphère aussi feutrée qu'avant la
guerre.
Les rues étaient pourtant plus larges, les
maisons plus hautes, les fenêtres plus grandes
qu'avant les bombardements, mais seul le décor
avait changé : les mêmes familles de la
bourgeoisie de robe ou d'épée, les mêmes
possédants aristocrates, les mêmes commerçants
aisés tenaient le haut du pavé, se saluaient, se
fréquentaient, s'aimaient, se haïssaient. Le reste
de la population (fonctionnaires, employés,
ouvriers, artisans, petits commerçants) leur
devait peu ou prou, qui sa place, qui sa clientèle
et s'efforçait en conséquence de tenir au mieux le
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rôle de figurant que le sort lui avait dévolu dans
cette humaine comédie.
Dans ce concert, les Beaufils étaient
nouveaux venus. Armand Beaufils et sa femme,
découragés par la grêle et la fièvre aphteuse,
avaient vendu leur petite ferme cinq ans plus tôt
et quitté leur pays d'Auge natal pour acheter dans
le bas Cotentin ce fonds de tabac-journauxbimbeloterie que des prédécesseurs incompétents
avaient laissé péricliter. Marthe était courageuse
et Armand ne l'était pas moins.
Ils s’accoutumèrent vite à leur nouvelle
vie. Mais on ne les eût point acceptés aussi
rapidement sans le bienveillant patronage de
Monsieur l'Archiprêtre qui se prit d'amitié pour
eux lorsqu'il découvrit que leurs deux familles
étaient originaires de la même commune ornaise
de Champosoult. Entre "pays", n'était-ce pas là
une chose bien naturelle ? Naturelle, sans doute,
mais surtout providentielle pour Marthe et
Armand dont les affaires s'en ressentirent
bientôt : quelques bonnes familles délaissèrent en
effet la Maison de la Presse, où des employées
peu empressées les servaient sans égards, pour
fréquenter la boutique d'Armand Beaufils. Là au
moins, on savait reconnaître leur qualité, et la
politesse campagnarde, parfois un peu rude (mais
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ô combien amusante n’est-ce pas ?) d'Armand fit
merveille. La tournure avenante de Marthe aussi.
De proche en proche, la clientèle s'étoffa. Et
Armand Beaufils, qui, les premiers temps, voyait
arriver avec angoisse les fins de mois, commença
à respirer avec un peu plus d'aise.
C'était sur ces entrefaites que Marthe lui
avait annoncé, neuf mois plus tôt, qu'il allait être
père. Après six ans de mariage infructueux, cette
nouvelle était pour tout dire inespérée et, dans sa
joie, Armand ne songea même pas que cet enfant
pourrait être une fille, décidant derechef que son
fils s'appellerait Jérôme, en l'honneur de son
oncle, le "pays" de Monsieur l'Archiprêtre. La
providence lui donna raison dans les
circonstances que l'on sait.
Jérôme Beaufils devait rester fils unique.
L'accouchement impromptu de sa mère sur le
comptoir de son commerce entraîna en effet
quelques complications qui laissèrent à la pauvre
Marthe un tel souvenir qu'elle renonça à avoir
d'autres enfants. Jérôme leur apportait d'ailleurs,
à son mari et elle, tout le contentement que l'on
était en droit d'attendre d'un enfant de son âge.
Serviable et poli - qualités essentielles dans le
commerce - il eut été assez joli garçon avec son
teint clair et ses cheveux bruns bouclés, sans un
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appendice nasal déjà fort développé et d'une
sensibilité extrême aux miasmes de l'atmosphère,
ce qui le conduisait à éternuer fréquemment et
bruyamment.
Mais, à quelque chose, malheur est bon,
puisque c'était ce léger défaut qui lui avait valu
d'être remarqué par Monsieur l'Archiprêtre (luimême affligé d'une membrane pituitaire
chatouilleuse), un matin qu'il venait prendre son
journal, sa messe dite, et que Jérôme l'avait salué
d'une salve d'éternuements. Jérôme avait alors
six ans, bientôt sept, et n'allait pas encore à
l'école, ses parents ayant dédaigné de l'envoyer à
la maternelle.
Monsieur l'Archiprêtre sut prononcer les
mots qu'il fallait et Jérôme fréquenta d'abord
l'école maternelle des Sœurs de Saint-Vincentde-Paul pour ce qui restait de l'année en cours,
puis celle des Frères de Saint Jean-Baptiste de la
Salle, sans y laisser d'autre souvenir que celui
d'un élève studieux, calme et réservé. Ni sauvage
ni renfermé, non. Jérôme eut les jeux de son âgeles cow-boys et les indiens, les billes, le football,
le baby-foot-; mais il se différenciait pourtant de
ses congénères sur un point : son goût extrême
pour la lecture. Depuis qu'il savait lire, Jérôme
dévorait tout ce qui lui tombait sous la main, et
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comme il n'avait qu'à la tendre pour ce faire, son
père dut bientôt surveiller ses présentoirs. Mais
rien n'y fit. Entre les heures de loisir qu'il passait
à la boutique à seconder ses parents et les
veillées dans sa chambre, il parvenait à feuilleter
et parcourir une bonne partie des titres de la
presse hebdomadaire. Il commença, bien
entendu, par Mickey, Spirou, Tintin et autres
revues enfantines, pour y adjoindre par la suite
Paris-Match, Jours de France, Point de VueImages du Monde, puis ces magazines féminins
remplis de romans-photos à la Delly et autres
Max du Veuzit qui s'appelaient Femmes
d'Aujourd'hui, Bonnes Soirées, Nous Deux,
Intimité, Confidences ; mais il y ajouta aussi
Système D, le Canard Enchaîné, Ici Paris et
France Dimanche. Son père commença à
s'inquiéter sérieusement de cette boulimie
éclectique lorsqu'il le surprit feuilletant
Détective, Lui et Hara-Kiri et, de crainte que les
valeurs morales qu'il lui avait patiemment
inculquées ne cédassent devant ces assauts
pervers, il renonça même à vendre ces deux
derniers titres. C'est que Jérôme n'avait encore
que douze ans.
Armand Beaufils, qui s'était ouvert de ce
grave problème à Monsieur l'Archiprêtre (qui
était toujours de si bon conseil), se vit
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logiquement recommander d'occuper autrement
l'esprit et le corps de son fils, et Jérôme entra
donc dans le club de football de la ville en même
temps qu'il découvrait son premier véritable
mouvement d'Action Catholique, les "Chevaliers
du Christ", après avoir été "Cœur Vaillant"
pendant quelque temps. Encouragée par des
maîtres clercs, sa foi de charbonnier devait
trouver là une nourriture inépuisable ; mais d'une
nature en tout précoce, Jérôme ressentait déjà
d'étranges émotions à voir ses coéquipiers se
doucher dans les vestiaires après le match ou
l'entraînement ; son trouble fut bientôt remarqué,
et il ne manqua pas d'âmes charitables pour
s'offrir à le déniaiser. Ainsi commença une
double vie tourmentée pour Jérôme Beaufils, de
péché en bonne action, de contrition en
pénitence, de confession en communion.
Sitôt faite sa communion privée, Jérôme
était devenu enfant de chœur. Le surplis blanc, la
mosette et la calotte rouge l'enchantaient ; hélas,
cet uniforme fut bientôt simplifié en une stricte
aube de lin et la fonction perdit alors pour lui la
principale partie de son attrait. Entre temps, il
avait néanmoins appris à servir la messe et le
maniement des burettes, de l'encensoir ou des
clochettes n'avait plus de secret pour lui. Comme
tous les enfants de chœur, il goûtait, chaque fois
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qu'il en avait l'occasion le vin de l'office, qu'il
remplaçait par un peu d'eau, sans jamais tromper
le desservant, au palais trop habitué pour se
laisser abuser par ce subterfuge élémentaire.
Mais ce que Jérôme préférait, c'étaient les
grandes cérémonies : non, pas les grand-messes
dominicales, servies par six ou huit enfants de
chœur, mais les fêtes carillonnées, Noël, Pâques,
la Fête-dieu, l'Assomption, la Toussaint, toutes
ces occasions où s'étalait la magnificence de la
pompe ecclésiastique : Monsieur l'Archiprêtre,
surplis blanc, camail rouge, sous son dais, à
droite de l'autel, dans le chœur ; Monsieur le
Premier Vicaire, en face de lui, près de l'orgue ;
le diacre au lutrin, l'officiant entouré de tous les
enfants de chœur, la chorale au grand complet,
l'orgue dans tous ses registres, les lustres brillant
de tous leurs feux, l'odeur de l'encens qui vous
monte à la tête, la foule recueillie, l'unisson des
répons : une émotion profonde s'emparait alors
de Jérôme qui pensait que Dieu faisait bien les
choses, mais en oubliait parfois son service,
perdu qu'il était dans la contemplation de la
lumière dans les pendeloques de cristal des
lustres, du soleil dans les vitraux de la croisée du
transept, ou absorbé par l'écoute du contrepoint
de l'orgue ou du contre-chant de la chorale. Pour
tout dire, Jérôme était un rêveur impénitent...
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Il venait d'avoir treize ans. Depuis deux
ans déjà, il avait quitté l'école des Frères pour le
Petit Séminaire où il devait poursuivre ses études
secondaires. De la sixième rose, il était passé à la
cinquième verte, puis à la quatrième deux,
section B. Son grand-père lui avait acheté un
vélo pour faire le trajet, un magnifique vélo
routier avec des sacoches (il eut évidemment
préféré un de ces demi-courses aux fins boyaux
et double plateau qu'il convoitait depuis
longtemps dans la vitrine du marchand de cycles,
mais c'était déjà beau d'avoir celui-là !). De la
boutique de la place des Trois Quartiers à
l'Institut Notre-dame (c'était le nom du Petit
Séminaire), il n'y avait qu'un petit kilomètre,
mais avec au retour un raidillon de deux cents
mètres qui vous sciait les jambes et vous coupait
le souffle. Rares étaient ceux qui franchissaient
les derniers mètres sur leur selle. De toute
manière, il fallait s'arrêter au stop, en haut. Mais
depuis quelque temps, Jérôme ne mettait plus le
pied à terre, et au lieu de poursuivre tout droit,
une fois atteint l'ancien couvent des Ursulines, il
continuait à monter en danseuse la corniche
Saint-Michel.
— Eh, Jérôme, c'est par là que tu rentres
chez toi, maintenant ? - lui demandaient ses
copains, l'air goguenard.
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— Si je veux courir, il faut bien que je
m'entraîne un peu, non ?
Mais cette réponse n'abusait personne, et
un soir, un de ses camarades qui l'avait suivi en
coupant par les escaliers de la rampe d'Olbiche
fut tout surpris de voir Jérôme garer son vélo au
coin du calvaire de la Place Carnot, à l'endroit le
plus éloigné de la route, mettre soigneusement
son antivol et traverser la place en direction de
l'église Notre-Dame-des-Champs. Arrivé sur la
Place du Petit Palet, qui se trouve derrière, il
entra dans la boulangerie qui se trouvait là, en
ressortit avec deux rochers à la noix de coco et
alla s'asseoir au soleil au pied d'un des
contreforts de l'abside de l'église. Mais le curieux
ne put en savoir plus, car il était maintenant en
terrain découvert et il dut s'éloigner, en faisant à
Jérôme un signe de la main auquel celui-ci
répondit vaguement.
Or, à ce moment précis, par la rue BelleEtoile, deux jeunes filles arrivaient, leurs livres
sous le bras. L'une était blonde et l'autre auburn.
L'une avait les cheveux lisses et sur les épaules,
l'autre les avait courts et bouclés. La blonde
s'appelait Maria, l'autre Annie. Annie habitait
place du Collège, juste en face et Maria et elle se
quittaient là, d'un baiser sur la joue. Alors,
29
Jérôme qui les observait de son abri, se levait
pour rejoindre Maria. Parfois, ils s'arrêtaient au
coin du parvis à discuter de tout et de rien,
parfois ils traversaient seulement l'immense
place, se quittant d'un geste de la main à l'entrée
de la Corniche. Jamais, depuis plus d'un an, on
ne les voyait se prendre la main ni s'embrasser.
Un jour, une vieille dame, qui tricotait souvent
dans son fauteuil roulant, à sa fenêtre ouverte,
avait même lancé à Jérôme mi-figue, mi-raisin :
"Si tu l'aimes, dis-le lui, mon garçon ; sinon, elle
s'envolera vers un autre !". Jérôme avait rougi
jusqu'aux oreilles et s'était éloigné en
grommelant : "Je voudrais bien ! Je voudrais
bien !".
Il se souvenait dans tous ses détails de
leur première rencontre. Ce dimanche matin-là, il
s'était réveillé vers neuf heures comme tous les
dimanches. Le branle-bas des cloches de la
basilique par sa fenêtre entrouverte lui servait de
réveil. Il avait coutume d'assister à la grandmesse de dix heures et il était juste temps qu'il se
lève. Le miroir de la salle de bains lui renvoya
l'image d'un adolescent boutonneux, aux cheveux
rebelles. Il caressa son menton d'une main
distraite : il allait falloir qu'il commence à se
raser sans tarder. Sur le pied de son lit, sa mère,
hier au soir en se couchant, avait disposé sa tenue
30
du dimanche : une chemise blanche qu'il portait
le col ouvert en été, et avec une cravate l'hiver,
un pantalon de flanelle grise et un blazer bleu
marine. La pensée lui vint que c'était l'uniforme
des pensionnaires de l'Institut Notre-Dame. Mais
la dernière volée de cloches de la grand-messe
l'arracha à ses réflexions : il enfila sa veste,
vérifia qu'un mouchoir plié en quatre se trouvait
dans la poche gauche de son pantalon, attrapa
son missel et jeta un dernier coup d'œil à la glace
de sa chambre avant de refermer la porte qui
claqua derrière lui. Il dévala les escaliers de
l'appartement, ralentit pour traverser la boutique
où Monsieur et Madame Beaufils servaient les
habitués du dimanche matin. Sa mère l'inspecta
du regard, tandis que son père lui tendait deux
pièces de monnaie : un franc pour la quête et
cinquante centimes pour la chaisière.
Saint-Sulpice est un vaste édifice
néoclassique, froid et imposant, conçu pour
abriter un Dieu dominateur et barbu, que l'on prie
à genoux, sans trop relever la tête. Jérôme
n'aimait pas s'installer dans la nef, sauf à se
mettre dans les premiers rangs, mais son audace
allait rarement jusque-là. Le chœur, surélevé de
deux marches, était réservé à ceux qui venaient à
la messe d'abord pour être vus et ensuite
seulement pour prier. Lui, y venait pour prier et
31
rêver, sans trop savoir quelle motivation
l'emportait sur l'autre. Il avait pris l'habitude de
s'asseoir dans les premiers rangs de l'une des
chapelles de la croisée du transept, du côté
évangile. Il s'y sentait moins noyé dans la foule,
tout en étant plus proche du maître-autel et, en
hiver, la proximité des bouches de chauffage
n'était pas à dédaigner non plus. C'était, en outre,
un excellent observatoire d'où il découvrait tout
un bas-côté, les trois-quarts d'une nef et les
premiers rangs de l'autre, la moitié du chœur et
toute la chapelle d'en face. Certes, pour y trouver
place, il fallait arriver légèrement en avance,
mais Jérôme aimait voir l'église se remplir peu à
peu selon le ballet bien réglé des habitudes de
chacun.
Ce dimanche-là, le spectacle était des plus
ordinaires : dans le chœur, le même parterre de
bourgeois endimanchés, aux premiers rangs de la
nef, les commerçants habituels (il songea que ses
parents qui ouvraient boutique le dimanche
matin, devaient se contenter d'une messe basse),
à ses côtés, des filles et des garçons, comme lui
et quelques vieillards, courbés et poussifs.
Mais il fut soudain tiré de sa
contemplation habituelle par l'éclat d'un visage,
là-bas, en face de lui, au premier rang de la
32
croisée du transept. Un regard clair sous des
boucles de cheveux blonds. Un air de jeune fille
sage, le visage illuminé par un rai de soleil
descendu d'un vitrail, attentive à sa prière et si
belle, dans son attitude de recueillement inspiré !
Jérôme détaillait, avec un plaisir
jusqu'alors inconnu, la courbe gracile du cou,
l'arrondi du visage, l'ovale parfait des yeux, la
bouche moqueuse, les mains fines croisées sur le
prie-Dieu... L'office se déroulait sans qu'il s'en
rende bien compte. Pourvu qu'elle vienne
communier ! Et quelle chance qu'il ait continué à
servir la communion bien que n'étant plus enfant
de chœur en titre ! Il manœuvra pour servir de ce
côté-là. Elle s'avança bientôt en effet et
s'agenouilla devant le prêtre à ses côtés, ouvrant
la bouche et tirant une petite langue rose, comme
celle d'un chat. Dans son émotion, Jérôme laissa
tomber le plateau d'argent qu'il devait présenter
sous son menton. Elle eut un geste pour le
ramasser et sa main et celle de Jérôme se
rencontrèrent alors qu'ils échangeaient leur
premier regard. Jérôme balbutia "merci" et le
prêtre prit une hostie dans le ciboire qu'il tenait à
la main, pendant qu'il prononçait la formule
sacramentelle : "Corpus Domini Nostri Jesu
Christi custódiat ánimam tuam in vitam
aeternam. Amen". Les yeux baissés, elle se
33
relevait maintenant et s'éloignait vers sa place.
Jérôme de tout son être, suivait ses pas, la gorge
nouée, la poitrine retentissante de coups sourds et
redoublés. Souffrance extrême et douce à la fois.
Jérôme était amoureux pour la première
fois, amoureux d'une inconnue, entrevue dans un
halo de lumière, le temps d'une messe !
Tous ces souvenirs lui revenaient avec la
même force qu'aux premiers jours et, en les
évoquant, la même émotion douloureuse
s'emparait de lui : le cœur qui bat la chamade, le
regard qui chavire et puis comme un coup de
poing au plexus ! Depuis plus de trois mois
maintenant, Jérôme rêvait d'entraîner Maria dans
le Jardin des Plantes tout proche. Mais au
moment de la séparation, le courage lui manquait
toujours. Ah, s'asseoir avec elle sur un banc,
passer son bras autour de ses épaules et
l'embrasser, comme on fait au cinéma ! Jour
après jour, il se répétait, chemin faisant, les
quelques phrases à dire, variant à l'infini la
formulation et l'intonation, s'interrogeant sur le
meilleur moment, la meilleure manière. Fallait-il
dire, d'entrée et d'un air indifférent : "Maria, ça te
dirait de faire un tour avec moi au Jardin des
Plantes ?", ou même, plus direct encore : "Maria,
tu viens faire un tour avec moi au Jardin des
34
Plantes ?". Mais non, c'était trop cavalier, elle
allait refuser sèchement. Peut-être valait-il mieux
attendre la séparation quotidienne, retenir sa
main et d'un ton grave lui dire : "Maria, voudraistu m'accompagner un moment au Jardin des
Plantes ? J'ai des choses importantes à te dire".
Beaucoup trop solennel ! Elle allait éclater de
rire. Et s'il l'entraînait par la main, au moment de
la quitter en disant : "Viens, je voudrais te dire
quelque chose". Ça, c'était mieux, oui, beaucoup
mieux. Mais l'instant lui paraissait toujours mal
choisi - une voiture qui passe, un nuage
menaçant, un passant indiscret - il se disait que
demain il oserait et d'un ton faussement enjoué,
essayant de dissimuler son trouble, il ne
réussissait qu'à dire, en lui serrant la main en
copain : "Bonsoir, Maria, à demain !" De la
parole aux actes, quel abîme ! L'année allait se
terminer et il ne la verrait plus avant la fin des
vacances. Il fallait qu'à la kermesse de fin d'année
il se passe quelque chose.
C'était à la Saint-Jean qu'avait lieu la
kermesse des Écoles Privées de la ville, dans le
Parc des Sœurs de la Providence. Sous les arbres
centenaires, des bénévoles dressaient les
baraques, manèges et stands de la fête, le
restaurant champêtre et le salon de thé. Dans les
quartiers, depuis des mois déjà, des bonnes
35
volontés s'affairaient, le soir, dans garages et
hangars, autour des chars du corso fleuri. Dans
les écoles, s'entassaient les costumes de papier
crépon pour le défilé. Et le dimanche soir, pour
clore la fête, on tirerait du bas du parc le feu
d'artifice auquel la foule assemblée sur les
pelouses applaudirait avant de rentrer dans la nuit
étoilée, la tête lourde de bruit, d'images et de
souvenirs, jusqu'à la Saint-Jean prochaine.
Maria et Jérôme étaient convenus de se
retrouver ce soir-là pour admirer ensemble le feu
d'artifice. Oh, certes, ils s'étaient croisés à
plusieurs reprises au cours de la fête. Il l'avait
invitée à faire un tour ou deux de manège et lui
avait offert un coca. Mais Jérôme attendait la
protection de la nuit pour parler à Maria. Dans
l'obscurité, il se croyait capable de vaincre sa
timidité. Vers vingt-deux heures trente, alors que
le ciel s'obscurcissait et que les lampions de la
fête prenaient la relève du soleil, Maria arriva
sans bruit au pied du séquoia où Jérôme
l'attendait, assis, depuis longtemps déjà. Elle
portait une robe légère à bretelles, des ballerines
et sur les épaules un gilet, qu'elle laissa glisser à
terre pour s'asseoir dessus, à côté de Jérôme, dont
le cœur faisait des bonds, comme au premier
jour.
36
L'obscurité les entoura soudain. On avait
éteint toutes les lumières : dans quelques
instants, la première fusée du feu d'artifice
déploierait dans le ciel son parapluie d'or et
d'argent. Jamais plus, avant l'an prochain, ne se
présenterait une occasion comme celle-là. A
l'éclatement de la première pièce, Maria sursauta
et instinctivement s'appuya sur Jérôme qui passa
son bras autour de ses épaules nues, sans avoir eu
le temps d'y réfléchir. Mais la crainte qu'elle ne
fit un geste pour se dégager le paralysa aussitôt :
ses doigts sur la peau tiède de Maria le brûlaient
si délicieusement ! Il lui semblait que son cœur
s'ouvrait comme les corolles multicolores des
pièces d'artifice qui crépitaient maintenant audessus d'eux. Maria s'extasiait :"Oh ! la belle
bleue ! Jérôme ! Tu as vu celle-là ?" Mais sa voix
ne manifestait pas d'autre émotion que la joie du
spectacle, alors que Jérôme ressentait un
embrasement de tout son être. Instants
magiques : il aurait suffi d'un seul mot d'elle,
d'un seul geste encore, d'un seul regard peut-être,
pour que s'accomplît le miracle tant rêvé d'être à
l'unisson de l'être aimé. Mais, Maria, les yeux au
ciel, était toute à l'émerveillement du feu
d'artifice et Jérôme, à ses côtés, retenait son
souffle, mais ne put retenir le temps, cruel voleur
de son bonheur, qui dénoua le charme alors que
37
retombaient sur la foule ébahie les poussières de
lumière de la dernière fusée. Les éclairages se
rallumèrent. Maria se releva et s'exclama en
regardant sa montre :
— Onze heures et demie déjà ! Il faut que
je parte. Je dois être rentrée pour minuit.
Debout devant Jérôme, elle défroissait sa
robe, arrondissant son jupon autour d'elle. Puis,
soudain, elle se pencha sur lui pour déposer sur
sa joue un baiser bref et léger comme un
papillon :
— Bonsoir, Jérôme.
Jérôme, surpris, étendit le bras pour la
retenir, mais déjà elle s'éloignait en courant,
légère, dans la foule qui se pressait pour sortir du
parc. Jérôme se passa la main sur la joue pour se
persuader qu'il n'avait pas rêvé ! Qu'elle l'avait
bien embrassé ! Et se leva à son tour, se
protégeant la joue, comme si on l'avait frappé.
C'était bien un coup qu'il venait de recevoir, mais
un coup au cœur qui le faisait délicieusement
souffrir alors qu'il s'éloignait à pas lents dans la
nuit de la Saint-Jean.
Trois années passèrent. Jérôme et Maria
s'écrivaient à chaque période de vacances.
38
Chacun, dans leur entourage connaissait leurs
liens et les avait admis. "C'est Maria, la petite
amie de Jérôme Beaufils, le garçon du bureau de
tabac", disait-on dans la petite ville ; "c'est le
petit Jérôme, le copain de ma fille" disait
Madame Vander, la mère de Maria ; seul
Armand Beaufils ne disait rien et voyait plutôt
d'un mauvais œil ces amours précoces. Marthe
non plus ne disait rien, mais remettait à Jérôme,
avant que son père ne les voie, les lettres de
Maria qui arrivaient au magasin.
Mais, cette année-là, la séparation des
grandes vacances parut à Jérôme bien plus
longue et douloureuse qu'auparavant : il n'avait
reçu qu'une brève carte postale, à Verneuil-surAvre, où il passait ses vacances et prit soudain
conscience que son amitié amoureuse avait
grandi au cours de ces trois années et ne pouvait
plus se satisfaire des relations de copain-copine
auxquelles Maria avait su jusqu'ici la réduire.
Jérôme ne voulait plus être sage : il voulait
prendre Maria dans ses bras, l'embrasser, l'aimer
et ne plus assouvir ses désirs en solitaire.
L'absence et la solitude exacerbèrent ses
sentiments et, un matin de la fin août, au sortir
d'une nuit de rêves fous, Jérôme, sur une feuille
de classeur, déclara son amour à Maria, lui fixant
39
rendez-vous dans le sycomore creux du Jardin
des Plantes, dès son retour, huit jours plus tard.
Hélas, elle n'était pas venue, ni ce soir-là
ni aucun de ceux du mois de septembre et Jérôme
n'avait pas osé aller jusque chez elle. Il ne voulait
pas entendre les mots raisonnables qu'elle allait
lui dire : qu'ils étaient trop jeunes, incertains de
leurs sentiments peut-être encore, qu'elle ne
voulait pas s'engager, que leurs parents s'y
opposeraient... Dans un mois, ils reprendraient
comme avant leurs sages rencontres, il fallait
laisser faire le temps...
Vers la fin du mois de septembre, à
quelques jours de la rentrée, Armand Beaufils
prit Jérôme à part, un matin dans l'arrièreboutique. Sans un mot, il lui tendit une lettre sur
laquelle Jérôme reconnut immédiatement son
écriture et l'adresse de Maria. Au-dessus, deux
tampons rectangulaires, l'un rouge, l'autre bleu,
barraient l'enveloppe. Le premier disait : "Parti
sans laisser d'adresse" ; le second : "Retour à
l'expéditeur". Jérôme prit la lettre, vit qu'elle était
décachetée, baissa la tête et s'apprêtait à recevoir
un sermon bien senti sur l'iniquité de sa conduite,
mais son père se contenta de dire :"J'avais oublié
de te donner cette lettre, mais ce n'est pas pour
cela que je t'ai fait venir ; je voulais te dire que je
40
t'ai inscrit comme pensionnaire à partir de cette
rentrée à l'Institut. Tu sortiras le jeudi après-midi
et du samedi après-midi jusqu'au dimanche soir.
Ta mère va te préparer ton trousseau. Je te
conduirai moi-même la semaine prochaine".
Armand Beaufils n'était pas homme à
s'emporter et il n'avait pratiquement jamais levé
la main sur son fils, mais Jérôme savait par
expérience que le châtiment, s'il n'était pas
corporel, venait néanmoins toujours après la
faute, sous des formes parfois détournées, mais
souvent plus mortifiantes qu'une paire de gifles
ou un coup de pied dans l'arrière-train. Point ne
fut donc besoin de lui fournir d'explications : la
relation de cause à effet se passait de
commentaire.
Ce devait être un changement capital dans
la vie de Jérôme Beaufils, mais il ne le
pressentait pas encore. Pour l'heure, le châtiment
était éclipsé par cette nouvelle abrupte à laquelle
il ne finissait pas de croire : Maria avait
déménagé sans laisser d'adresse !
Outre le fait que sa décision coupait net
aux amours envahissantes de son fils, elle
présentait pour Armand Beaufils l'extrême
avantage d'entraîner la gratuité des études pour
41
Jérôme, avantage qui n'était pas à dédaigner,
comme n'avait pas manqué de le faire remarquer
Monsieur l'Archiprêtre à Monsieur Beaufils, en
se gardant bien toutefois de lui préciser qu'au cas
où son fils n’intégrerait pas le Grand Séminaire,
il lui faudrait rembourser les sommes avancées
(mais enfin le pire n'est jamais sûr !). Et
Monsieur l'Archiprêtre avait bon espoir car
Jérôme était un garçon docile et fervent dont la
vocation naissante ne manquerait pas de
s'affirmer si l'adolescent était bien entouré, la
grâce du Seigneur aidant (quand même !).
Jérôme en effet prit comme un signe de la
Providence ce double événement et accepta son
sort sans chercher plus avant, rangeant son
premier amour dans le tiroir secret de ses
souvenirs et remerciant le ciel d'avoir compris le
message : de jour en jour son mysticisme
grandissait et il se persuadait que son avenir
serait dans la prêtrise.
C'est donc un garçon heureux de cette
nouvelle étape qu'Armand Beaufils laissa dans la
conciergerie de l'Institut Notre-Dame, ce premier
octobre 1967, après qu'on lui eut fait signer, dans
le bureau attenant, les papiers nécessaires à
l'inscription de son fils comme interne dans la
classe de Première B.
42
Les Feux de Mai
La Faculté des Lettres de R. se trouvait
encore au centre-ville. Au fond d'une place
carrée, refuge et quartier général d’une des
nombreuses bandes de clochards de la ville. De
l’extérieur, c’était un grand quadrilatère à trois
étages, austère et sombre. À l’intérieur, salles de
cours, amphithéâtres et bureaux étaient disposés
autour d’un patio aux massives arcades de granit.
Couloirs obscurs, escaliers grinçants, amphithéâtres aux fauteuils constellés de graffiti, il y
flottait une odeur particulière de vieux papiers,
vieille poussière et parquets cirés. Notre jeunesse
43
faisait trembler cette vieille bâtisse lorsque nous
déferlions dans les escaliers, à la fin des cours.
Le corps professoral était dans l’ensemble
à l’image des bâtiments. Les vieux professeurs,
au sommet de la hiérarchie régnaient en
mandarins sur un menu peuple de chargés de
cours, d’assistants et de maîtres-assistants
besogneux et effacés. Seules quelques
personnalités plus affirmées émergeaient de cette
grisaille anonyme et tentaient de secouer la
vénérable institution. On était en 1966. En
prêtant une oreille attentive aux bruits de couloir,
on aurait sans doute pu pressentir l’explosion qui
devait avoir lieu deux ans plus tard, mais
l’université était encore un ghetto enfermé dans
des traditions séculaires, des pesanteurs
administratives incroyables et ses états d’âme
laissaient indifférentes ou presque l’opinion
publique et les sphères dirigeantes du pays.
Je découvrais avec ravissement ma
nouvelle vie. J'avais trouvé à louer une chambre,
près des quais, chez une vieille dame, bougonne
et ladre. Mais je ne pouvais pas me permettre de
faire le difficile. Il me fallait me suffire à moimême avec le montant de ma bourse. La chambre
se trouvait au premier et le cabinet de toilette sur
le palier. Mais les W.C. étaient en bas, sous
44
l’escalier. Parquet ciré, lit de fer, édredon de
plume, armoire ancienne, table de travail et...
poêle à charbon. De la Toussaint à Pâques,
autrement dit durant presque toute l’année
universitaire, il fallait allumer chaque jour ce
poêle. Aller chercher le charbon, seau par seau,
dans un tas à la cave. La cheminée tirait mal, en
particulier quand soufflait le vent d’ouest, ce qui
était, malheureusement, le cas le plus fréquent, et
je devais souvent ouvrir la fenêtre pour
désenfumer la pièce.
Je me souviens que la porte des W. C.
était tapissée de recommandations impératives :
“N’oubliez pas de tirer la chasse, d’éteindre la
lumière, et ne gaspillez pas le papier S.V.P.” Et
tout à l’avenant. Interdiction de cuisiner, de faire
de la lessive, de recevoir des visites féminines.
Plusieurs années après la fin de mes études
supérieures, le thème inépuisable de mes démêlés
d’étudiant avec mes propriétaires revenait encore
fréquemment dans mes rêves. C’est dire à quel
point cette époque et ces nouvelles conditions de
vie m’ont marqué. Un de ces rêves, je m’en
souviens encore, m'opposait à une propriétaire
moustachue qui changeait constamment les
meubles de ma chambre au gré de sa fantaisie et
des réaménagements successifs de son intérieur.
Seul mon lit de fer et ses boules de cuivre ne
45
changeaient pas... Heureusement, un ami avait
loué la chambre de l’autre côté du palier. Nous
prenions le petit-déjeuner à tour de rôle l’un chez
l’autre et il n’y avait pas de problème pour
l’utilisation de la salle de bains.
Les onze ou douze heures de cours
hebdomadaire que nous devions suivre nous
valaient une réputation de joyeux fainéants et
aussi l’envie de nos camarades de Sciences ou de
Médecine. Néanmoins les journées s’écoulaient
si vite que le lendemain survenait souvent sans
que j’aie eu le temps de faire le peu que nous
avions à faire. Mais il faut dire qu’il n’y avait pas
de film, de concert, de spectacle intéressant que
nous n’allions voir. Et puis, chacun le sait, le
principal refuge de l’étudiant, c’est le café, havre
de chaleur où il passe des heures à refaire le
monde et faire sa vie devant un café-crème ou un
demi-pression. C’est là, sur le Formica des
tables, dans le halo bleuté de la fumée des
cigarettes, que nous jouions notre vie. Les
groupes se formaient au gré des rencontres, au fil
des cours et des jours, au hasard des surpriseparties.
L’année suivante, j'obtins quelques heures
d’enseignement dans un collège de campagne,
tenu par les frères de Ploërmel. Comme j'étudiais
46
l’espagnol, on me confia cinq heures... d’anglais
-quand on est doué pour les langues, n’est-ce
pas... - trois heures d’éducation physique et le
remplacement des maîtres absents.
J’allais à A. deux jours par semaine et
l'on avait trouvé à me loger au Presbytère. Dans
une grande chambre vide, aux murs nus, à côté
du grenier. C’était sinistre, mais gratuit ! Je
faisais mes premières armes d’enseignant avec
un peu d’appréhension, mais ces élèves de
campagne, qui avaient échappé au certificat
d’études, avaient soif d’apprendre et jamais je
n’ai eu de classe plus attentive. Je les retrouvais,
garçons et filles, en éducation physique et pour
combler les lacunes d’un savoir livresque acquis
à la hâte, par goût personnel aussi et, surtout,
parce que le relief et le paysage s’y prêtaient
admirablement, nous fîmes cet hiver-là beaucoup
de course à pied dans les bois et par les chemins
des alentours. Habitués au grand air et à l’effort
physique, ces petits campagnards m’étonnèrent
plus d’une fois par leurs performances.
Les examens approchaient, on était à la
fin de mars et brusquement l’Université
s’embrasa contre un projet gouvernemental de
plus. Début mai, la grève paralysa le pays. Les
étudiants se répandirent dans les rues, les murs se
47
couvrirent d’inscriptions vengeresses, blasphématoires, ordurières, péremptoires, poétiques...
Les murs avaient la parole. En rouge. En noir. Le
rouge et le noir qui flottaient sur les cortèges,
qu’on hissait aux faîtes des bâtiments. Les
bourgeois tremblaient derrière leurs fenêtres aux
volets clos. Les préfets faisaient donner la garde.
Les rues se creusaient. On s’invectivait à coups
de pavés et de grenades lacrymogènes. La
Révolution était en marche selon certains ; le
Grand Soir pour demain selon d’autres. Dans les
amphithéâtres devenus assemblées populaires, on
siégeait sans discontinuer. On y mangeait, buvait,
dormait, voire davantage. Harangues, votes et
motions sans trêve. Les idées fusaient. Un
immense espoir de changement soulevait les
cœurs et faisait oublier la fatigue. Finalement, les
examens furent reportés à septembre : la
"chienlit" avait eu raison de l’Université.
Jamais je ne m'étais intéressé à la
politique ; je n’avais pas encore voté, car j’allais
avoir vingt-et-un ans dans quelques mois
seulement. Chez moi, on était gaulliste, par
admiration patriotique, puis par habitude, mais
jamais il ne fut question de politique devant moi.
On n’en faisait pas. Il fallait gagner sa vie et cela
suffisait plus que largement.
48
Depuis deux ans, l’Université était,
certes, agitée par des grèves sporadiques et des
manifestations contre la guerre du Vietnam, mais
cela était si loin, le Vietnam !
Mais là, c’était différent. Cette fois-ci,
nous étions en plein dedans, et il me fallait
choisir mon camp. Au début, je me laissai porter
par le flot. J’assistai aux assemblées de section.
Puis, gagné par l’ambiance, je fus volontaire
pour diverses tâches. Il fallait populariser nos
positions. Et tout naturellement, je me rangeai du
côté du changement. Non que l’ordre établi me
dérangeât beaucoup. À vrai dire, je n’y avais pas
songé. À dix-huit ou vingt ans, on n’a pas
toujours conscience que la vie personnelle qu’on
essaie de se faire dépend étroitement de la société
dans laquelle on est. Fils d’artisan, puis de petit
commerçant, j’appartenais malgré moi à la classe
moyenne. Élevé dans une petite ville bourgeoise,
j’avais épousé le moule que j’avais trouvé. Mai
68 me fit ouvrir les yeux. Je découvris la lutte
des classes et les outrances de la dictature du
prolétariat, le charme et les risques de
l’autogestion, les limites du réformisme et les
dangers de la révolution. Sur le tas, au travers des
oppositions et des affrontements, parfois
violents, des diverses factions organisées à
l’intérieur de l’Université. J’avais lu Marx sans
49
bien le comprendre. J’avais maintenant sous les
yeux les exemples qui m’avaient manqué.
Curieusement, dans le foisonnement de Mai 68,
tout s’éclairait pour moi et l’évidence se faisait
jour : le socialisme dans la liberté, c’était le but à
atteindre.
Mais je n’étais pas au bout de mes
découvertes.
Les cours étaient suspendus et, au hasard
d’une manifestation, une de plus, alors que le
cortège, hérissé de banderoles et de slogans
vengeurs montait vers la Préfecture, les CRS,
maintenus l'arme au pied depuis plusieurs jours,
reçurent l'ordre de charger pour empêcher l'accès
à la place. Une salve de grenades lacrymogènes
avait alourdi l'air, les foulards s'étaient relevés et
soudain, à travers la fumée acre, dans un bruit
assourdi de brodequins au pas de course, des
coups de matraque commencèrent à pleuvoir sur
les groupes casqués qui formaient la tête de la
manif'. Le cortège reflua aussitôt vers les rues
adjacentes, à l'exception des quelques excités qui
rêvaient de faire le coup de poing. La charge fut
brève et violente. Réfugié dans une entrée
d'immeuble providentielle, je laissai passer
l'orage. Le néo-révolutionnaire que j'étais
craignait encore l'uniforme et la matraque ! Le
50
boulevard s'était vidé aussi vite qu'il s'était
rempli. Çà et là, sur le pavé, quelques corps
étendus et tout près de moi, de l'autre côté de la
rue, contre une deux-chevaux, une jeune fille en
minijupe, la tête sur son sac à main, évanouie
peut-être. Je me portai à son secours,
m'agenouillai près d'elle. Elle était consciente,
mais se tenait la tête à deux mains et avait une
belle bosse au cuir chevelu, qui saignait un peu :l
— Ca va ?
— Pas terrible. Ils m'ont filé un de ces
pains derrière la tête.
— Est-ce que vous pouvez vous lever ?
— Je vais essayer, si vous m'aidez.
Je l'accompagnai jusqu'au banc le plus
proche, où elle put reprendre ses esprits, avant de
lui proposer un café pour nous remettre de nos
émotions. Mais, regardant sa montre, elle fit non
de la tête :
— Désolé, mais il faut que je rentre,
sinon on va s'inquiéter pour moi.
Il n'y avait rien à dire à cela. C'était bien
normal.
Ce mercredi-là, comme toutes les
semaines, j'allai à la Chambre Noire, le ciné-club
dont j'étais adhérent, à la séance de cinq heures.
51
J’étais un peu en retard et je dus gagner ma place
dans l’obscurité, guidé par le faisceau
tremblotant de la lampe de poche de l’ouvreuse.
Lorsqu’elle éclaira le fauteuil où je devais
m’asseoir, je reconnus avec surprise à côté de
moi, la même minijupe à carreaux sur les mêmes
jambes fuselées, que lors de la manifestation du
matin. Signe du destin ? À l’entracte, j’achetai un
paquet de bonbons à la menthe.
— Vous en voulez un ?
Elle me dévisagea un instant, avant de me
reconnaître :
— C'est bien vous qui...
— Oui, c'est moi ? Et cette bosse ?
— Ca va mieux. J'ai mis de la glace.
— Deux fois que l'on se rencontre, dans
la même journée, c'est un signe, non ?
— Vous croyez ?
Mais déjà les lumières de la salle
baissaient d’intensité, et la voix du
projectionniste récitait avec emphase :
“Mesdames, Messieurs, l’entracte est
terminé, veuillez, s’il vous plaît, regagner vos
places. Puis le générique de "l'Année dernière à
Marienbad" apparut sur l’écran.
52
La lueur blafarde d’une sortie de secours
éclairait faiblement les premiers fauteuils du rang
où nous nous trouvions. De l’accoudoir, je laissai
glisser lentement ma main vers les genoux
découverts de ma voisine. Mes doigts
tremblèrent au contact de la soie artificielle des
bas. Je devinai la crispation d’une main sur le sac
posé sur les genoux. Que se passe-t-il dans la tête
des jeunes filles dans ces moments-là ?
Comment s’éveille leur désir ? Les fait-il
s’enflammer aussi vite et aussi fort que nous ?
Mes doigts continuèrent d’avancer jusqu’à ce que
la paume de ma main ressente la douce chaleur
du corps qui vibrait à côté de moi. Dans ma
poitrine, mon cœur faisait des bonds. Cent fois,
dans mes rêves éveillés, j’avais imaginé ce qui
était en train de se passer. Et cette fois, c’était
vrai ! Lentement, ma main remontait vers celle
qui serrait le sac à main. Et le miracle
s’accomplit. Au contact des miens, les doigts
s’ ouvrirent et nos mains s’entrelacèrent au
moment où dans la pénombre nous échangions
un premier regard.
Passer le bras droit autour de ses épaules ;
l’attirer contre moi pour l’embrasser. Allait-elle
se laisser faire ? J’hésitais ; ce fut elle qui se
pencha alors vers moi et je sentis ses cheveux
frôler ma joue. Je respirais son parfum cuivré.
53
Mes lèvres l’effleurèrent. Elle tourna son visage
alors vers le mien et nos bouches se touchèrent
un instant, puis nous nous embrassâmes
longuement, le souffle court. Sa main guida la
mienne vers l’espace secret de ses longues
cuisses. Mes doigts couraient sur le nylon,
remontant vers la ceinture pour glisser sous le
collant et trouver la chaleur de la peau, la
dentelle du slip et enfin le triangle crépu d’une
toison où ils s’enfoncèrent. Son visage contre le
mien, je sentis bientôt le plaisir l’envahir et son
corps se contracter. Moi aussi, j’étais au bord du
plaisir, mais déjà l’instant divin était passé. Se
dégageant de mon étreinte, elle se leva
précipitamment et sortit de la salle. Je la suivis et
la rattrapai par le bras, sur le trottoir :
—Ne partez pas, je vous en prie, pas
comme ça.
—Laissez-moi.
Son visage s’était fermé, inquiet.
— Venez boire un café et puis je vous
dépose chez vous.
— Non, laissez-moi.
Je dus l’assurer que je n'avais nullement
l’intention d’entreprendre quoi que ce soit contre
son gré pour qu’elle consente à me suivre.
54
Nous sommes entrés dans le premier café
venu et avons parlé de tout et de rien. Sauf de ce
qui venait de se passer entre nous. Nous étions
encore des étrangers.
— Et comment vous appelez-vous ?
— Françoise.
— Et vous ?
— Julien.
— C’est joli, Julien.
— Vous trouvez ? Moi, je trouve ça trop
rétro, mais on ne m’a pas demandé mon avis...
Nous étions assis là, l’un en face de
l’autre, sur des banquettes de moleskine rouge et
froide. Les études, les évènements, nos goûts,
nos loisirs. Pied à pied, pas à pas, chacun se
laissait découvrir par l’autre. Nos regards se
fuyaient, puis se croisaient, invinciblement
attirés.
— Françoise, nous n’allons pas nous
quitter comme ça. Venez, je vous emmène dîner
dans un petit restaurant, du côté des Halles ; vous
m’en direz des nouvelles.
Elle ne répondit pas tout de suite. Toute
honte bue, moi de mes avances, elle de son
plaisir, nous n’avions plus envie de nous quitter.
55
Elle me regarda en souriant pour la
première fois :
— Bon, d’accord.
C’était le mois de mai et un vent nouveau
soufflait sur la ville. Je vivais ma première
aventure amoureuse. Elle devait être sans
lendemain, mais demain était si loin encore !
Pendant notre repas en tête-à-tête, je
dévisageai Françoise. Elle n’était pas vraiment
jolie : les traits étaient réguliers, mais sans être
beaux ; les lèvres sensuelles, mais un peu trop
épaisses, les cheveux blonds, mais décolorés.
Non, elle n’était pas vraiment jolie, mais “sexy”
comme on dit ; elle le savait et en vivait peut-être
plus ou moins.
Après dîner, nous sommes retournés au
cinéma, en amoureux sages, cette fois, mais
j’appréhendais la fin du film. C’est que je ne
pouvais pas l’emmener chez ma mégère de
propriétaire, sans risquer de me faire mettre à la
rue le lendemain. Prendre une chambre d’hôtel. Il
fallait remplir une fiche. Jamais je n’oserais
affronter les regards réprobateurs ou complices
des gens. Et puis, je n’avais plus que quarante
francs en poche. Ma voiture, une R4, pas
question, à moins d’être acrobate.
56
Nous sommes montés en voiture et j'ai
roulé un moment au hasard. Bientôt les maisons
se sont éclaircies. Nous étions à la sortie de la
ville. J’ai arrêté la voiture à l’entrée du premier
chemin creux qui s'est présenté. Il faisait doux et
la nuit était étoilée.
Nous marchons dans l’ombre. Un chien
aboie et nous fait tressaillir. Un vieux mur nous
offre son appui. Debout l’un contre l’autre,
j'essaie maladroitement de la déshabiller.
— Non, pas ici, Julien.
Nous traversons le chemin pour entrer
dans un champ de blé en herbe dans lequel nous
tombons enlacés.
Dans une étreinte, maladroite et trop
brève, c'est ce soir-là que j'ai découvert l’amour,
par le petit bout de la lorgnette, celui qui ne
laisse voir que le moment du plaisir.
Alors que nous réajustions le désordre de
nos vêtements, le tutoiement nous est venu,
naturellement.
Bien qu’il n’y ait eu entre nous qu’un
accord physique, je garde intact le souvenir de
57
mon initiatrice, fille-fleur trop vite effeuillée
dans la chaleur des feux de mai.
Nous nous sommes revus, une fois, à
quelque temps de là, mais le joli mois de mai
s'était enfui et les feux qu'il avait allumés
s'étaient éteints.
58
¡ ADIÓS, BIENVENIDA !
A la compagne de voyage
Dont les yeux, charmant paysage,
Font paraître court le chemin,
Qu'on est seul, peut-être, à comprendre
Et qu'on laisse pourtant descendre
Sans avoir effleuré sa main.
Georges Brassens - Les Passantes
Son nom était Bienvenida
Jolie mulâtresse de Cuba,
Auto-stoppeuse de Jaca,
Étudiant je ne sais plus quoi.
Elle était sortie de ma mémoire ; du
moins le croyais-je, avant que son prénom,
retrouvé au bout d’une ligne, au détour d’une
59
page d’un roman de Zoé Valdés, sa compatriote,
ne me ramène à l’esprit notre brève rencontre, à
l’image de la chanson de Michel Fugain que les
radios matraquaient à tour de bras cette année-là :
"Elle descendait vers le soleil... il remontait vers
le brouillard...". Sauf que nous remontions tous
les deux vers le nord, moi vers les bruines
d’Armorique et elle, vers les merveilles
parisiennes.
Je revenais d'un court séjour à Barcelone,
pour rencontrer un écrivain autodidacte sur
lequel mon rédacteur en chef m'avait demandé de
faire un papier, à la suite du scandale qu'avait
provoqué la sortie de son dernier livre, Donde la
ciudad cambia su nombre, qui venait d'être
traduit en français chez François Maspéro.
J’avais fait les mille trois cents kilomètres
du voyage aller d’une traite, sans autre rencontre
que celle d’un malandrin qui, dans Toulouse,
était monté à l’improviste dans ma voiture, à un
feu rouge et, sous la menace d’un couteau,
m’avait soutiré les trois cents francs d’argent
français qui me restaient !
Après deux heures perdues à porter
plainte au Commissariat le plus proche, où l’on
me reprocha presque de n’avoir pas su maîtriser
60
mon agresseur, j’étais reparti, bien décidé à
n’ouvrir mes portières, dorénavant fermées de
l’intérieur, à personne, et c’est dans cet état
d’esprit que j’avais repris l’autoroute A7 puis la
Nationale II Barcelone-Saragosse, une semaine
plus tard. Après une nuit de repos chez des amis
de dix ans, j’étais reparti, toutes portières
verrouillées, pour la seconde étape de mon
périple de retour.
Seulement voilà, à la sortie de la villegarnison de Jaca, endormie au pied des Pyrénées,
m’attendait Bienvenida, assise sur son sac à dos,
en plein soleil, le pouce indolemment levé. La
visière de sa casquette maintenait dans l’ombre
tout le haut de son visage mais sous la salopette
de jean délavé, on reconnaissait sur le tee-shirt la
célèbre effigie d’Ernesto "Che" Guevara, le
médecin argentin, passé au service de la
révolution cubaine, que sa mort suspecte dans les
maquis boliviens avait transformé en héros
planétaire de tous les rebelles d’après 1968. Au
pied du sac, une pancarte indiquait simplement :
Paris.
Alors, j’avais déverrouillé la portière du
passager avant et laissé approcher cette jolie
silhouette.
61
— Hola, ¿me puedes llevar?
— Bonjour. Vous pouvez m’emmener ?
J’avais vingt-six ans, autrement dit
quelques années seulement de plus qu’elle. Et le
tutoiement, si familier aux hispanophones, lui
était venu naturellement. Mais sa traduction
française dénoterait une familiarité de mauvais
aloi, presque vulgaire, alors qu’en espagnol, il
n’en est rien, enfin, en la circonstance, il n’en
était rien.
— Claro, pero no voy a París. Hasta
Burdeos si quiere, no hay problema.
— Bien sûr, mais je ne vais pas à Paris.
Jusqu’à Bordeaux, si vous voulez, pas de
problème.
Franchement, quel besoin avais-je de lui
dire cela maintenant, au risque qu’elle me
réponde : "dans ce cas désolé, je vais attendre
une autre voiture. ?" En plus, moi, avec ma
timidité habituelle, c’était la distanciation du
vouvoiement qui m’était sortie de la bouche, et je
le regrettais déjà. Quel imbécile, je faisais,
décidément !
— Vale. Muchas gracias.
62
— D’accord. Merci beaucoup.
Sa réponse, à présent plus formelle,
intégrait ma réserve : plus de tutoiement, mais un
impératif passe-partout, impersonnel à souhait.
Et comment aurais-je pu faire marche
arrière à présent, ainsi, tout à trac ? J’étais bien
obligé de continuer dans la voie tracée, dans
l’attente d’une occasion favorable pour retrouver
la proximité qu’elle m’avait proposée d’emblée.
— Bueno, suba. Puede poner la mochila
en el asiento trasero.
— Bien, montez. Vous pouvez mettre
votre sac à dos sur la banquette arrière.
Il était évident que le plus intimidé des
deux, c’était moi. J’avais beau tourner ma langue
dans tous les sens en quête d’une phrase pour
renouer le dialogue, rien ne sortait. Pas le
moindre son. J’étais encore sous le choc. Qu’une
belle inconnue monte ainsi dans ma voiture et
m’offre sa compagnie pour plusieurs heures,
voilà qui était inespéré. D’ordinaire, les seuls
auto-stoppeurs que je ramassais, c’était des
militaires ou des étudiants boutonneux. Et quand
une fille levait le pouce sur le bord de la route, je
63
conduisais toujours la voiture qui suivait celle où
elle montait !
De
remontant
lorsqu’elle
fus soufflé
en disant :
loin, je l’avais crue française,
vers la capitale, puis espagnole
m’avait abordé en castillan, mais je
lorsqu’elle me tendit soudain la main
— Me llamo Bienvenida. Soy una cubana
de Miami, de viaje por Europa. ¿Y usted?
— Je m’appelle Bienvenida. Je suis une
Cubaine de Miami, en voyage en Europe. Et
vous ?
— Pues bienvenida, Bienvenida. Yo soy
Pedro, francés y catedrático.
— Eh bien, bienvenue, Bienvenue. Moi,
c’est Pierre. Je suis français et professeur.
Avoir réussi ce jeu de mots téléphoné
n’était pas glorieux et l'on avait dû le lui faire
cent fois, mais au moins savait-elle que je n’étais
pas idiot. Un sourire cordial éclaira son visage de
métisse sous la visière rouge de sa casquette
Coca-Cola. Le Che sur le cœur, et Coca-Cola sur
le couvre-chef : le personnage s’annonçait
complexe, provocateur ou irresponsable ! A
64
moins qu’il ne soit le produit des deux cultures :
la révolution cubaine côté cœur, le capitalisme
américain côté tête.
— Lo siento, pero no hablo francés, sólo
inglés y español, pero usted lo habla muy bien,
¿es de origen hispánico también?
— Désolé, mais je ne parle pas français,
seulement anglais et espagnol, mais vous le
parlez très bien, vous êtes d’origine hispanique
vous aussi ?
— No, pero soy catedrático de lengua y
literatura española.
— Non, mais j’enseigne la langue et la
littérature espagnole.
— ¡Ah bueno! Pues, parece como si lo
fuera, de verdad.
— Ah bon ! Eh bien, on s’y méprendrait,
vraiment.
— Merci beaucoup.
— Ca, je comprends et aussi quelque
autre petite chose. Bonjour... comment ça va...
tout ça...
65
Evidemment, je ne pus éviter de lui sortir
quelques platitudes, du genre : mais, c’est déjà
très bien, et votre accent en français est très joli,
alors que c’était un mélange assez surprenant
entre l’accent appuyé des texans et celui, plus
chantant, des Sud-américains. Mais j’enchaînai
bientôt
en
espagnol,
notre
commun
dénominateur :
— Y ¿qué estudias, allá en Miami?
— Et tu fais quoi comme études, là-bas à
Miami ?
Comme vous le voyez, j’avais réussi à
renouer le dialogue sur le mode familier, presque
sans m’en rendre compte, la sympathie aidant,
sans doute.
— Sigo la carrera de arquitecto. Mi
padre era uno allá, en Santiago de Cuba, pero
mi madre es americana y después del embargo
del año 60, fuimos declarados "personae non
gratae" y tuvimos que irnos.Yo, entonces, era
muy pequeña todavía, pero me acuerdo muy bien
de nuestra casa colonial, de su baranda, de sus
ventiladores de aspas indolentas, de sus postigos
azules desteñidos...
66
— Je fais des études d’architecte. C’est ce
qu’était mon père là-bas, à Santiago de Cuba,
mais ma mère est américaine, et après l’embargo
de 1960, nous avons été déclarés indésirables et
avons dû partir. J’étais encore toute petite à
l’époque, mais je me souviens très bien de notre
maison coloniale, de la terrasse couverte qui
l’entourait, de ses ventilateurs aux pales
indolentes, de ses volets d’un bleu délavé...
— Y ¿qué hace tu padre ahora?
— Et que fait ton père à présent ?
— Mi padre ha muerto hace dos años, de
pura pena. Y mi madre ha vuelto a su antiguo
oficio de profesora.
— Mon père est mort, il y a deux ans, à
force de chagrin. Et ma mère a repris son ancien
métier de professeur.
— Disculpa. ¿Así que estás sola con
ella?
— Excuse-moi. Alors, tu es seule avec ta
mère ?
— No, tengo un hermano mayor de
veintisiete que vive con nosotros. Es jugador de
béisbol profesional en el equipo de Miami.
67
— Non, j’ai un frère aîné, de vingt-sept
ans, qui vit avec nous. Il est joueur professionnel
de base-ball dans l’équipe de Miami.
Après avoir laissé derrière nous
l’imposant édifice IIIe Empire de la gare
internationale de Canfranc, nous venions de
dépasser la station d’altitude de Candanchu aux
sommets encore enneigés, et ma Renault 16
attaquait, d’un ronronnement régulier, la montée
des derniers lacets du versant espagnol du col du
Somport. J’expliquai à ma voyageuse qu’avec
ses 1632 m d’altitude, c’était le seul col des
Pyrénées centrales ouvert toute l’année et qu’il
avait vu passer les légions romaines de Pompée,
puis les hordes sarrasines que Charles Martel
devait arrêter à Poitiers, et aussi des milliers de
pèlerins de toute l’Europe du Nord en route vers
Saint-Jacques de Compostelle. Renseignements
que je venais de lire dans mon guide Michelin,
tandis qu’on me refaisait le plein à Candanchu
tout à l’heure (on brille comme on peut !).
Dernière station avant la frontière. La différence
de prix n’était pas à négliger. Quelques centaines
de mètres avant les barrières de la douane,
Bienvenida avait sorti son passeport, pour le cas
où, mais le militaire espagnol, assis dans sa
guérite, sans prêter attention aux documents que
nous lui tendions, nous fit signe d’avancer, d’un
68
geste las. Le franquisme vivait sans le savoir ses
dernières années, mais, depuis longtemps déjà, le
contrôle aux frontières n’était plus ce qu’il avait
été. La manne touristique avait adouci les mœurs.
Le versant français, plus vert, plus abrupt,
au ciel plus couvert aussi, nous attendait. Près de
trente kilomètres de virages et d’épingles à
cheveux sous les frondaisons d’une route étroite
jusqu’à Bedous, où, depuis quelques années,
s’étaient installées les douanes françaises, pour
mieux gérer les files d’attente qui, auparavant,
paralysaient le col au plus fort des mois de juillet
et d’août.
Oloron-Ste-Marie. Pau. Aire-sur-Adour.
À l’entrée dans les Landes, la route se fit plus
monotone, et la conversation, qui jusque-là avait
roulé sans encombre d’un sujet à l’autre
commença aussi à se languir. Le soleil de cet
après-midi de printemps nous assoupissait,
malgré l’autoradio qui déversait en sourdine des
variétés pas très variées. Les signes avantcoureurs de l’endormissement me donnèrent
l’alerte :
— Me está entrando cansancio. Tengo
que descabezar un sueño. Voy a pararme media
hora, si no te molesta.
69
— Je commence à être fatigué. Il faut que
je dorme un peu. Je vais m’arrêter une demiheure, si ça ne t’ennuie pas.
Je bifurquai dans le premier chemin
forestier un peu ombragé, et stoppai assez près de
la route pour ne pas inquiéter Bienvenida, qui
manifestait néanmoins une certaine tension. Je
reculai mon siège et le mis en position inclinée et
j’invitai ma passagère à en faire autant si elle le
souhaitait, mais non, elle ne le souhaitait pas.
Mains jointes entre ses genoux serrés, elle était
sur le qui-vive. Il fallait la rassurer :
— Descuida. No te va a pasar nada.
Descabezo un sueñecito y seguimos el camino.
¿Vale?
— Ne t’en fais pas. Il ne va rien t’arriver.
Je fais un somme et on repart. D’accord ?
— Vale.
Malgré la somnolence d’après-déjeuner,
je crois que nous ne dormîmes ni l’un ni l’autre,
Bienvenida guettant un geste déplacé de ma part,
et moi attendant d’elle le moindre signal qui
m’eût autorisé un début de privauté. Cela n’eut
pas lieu. Moi, j’avais promis, et elle ne me devait
rien, ou si peu. En dépit de notre silence respectif
70
sur notre situation sentimentale, révélateur d’une
entrée tacite dans le jeu de la séduction, nos
attaches personnelles à l’un comme à l’autre
furent les plus fortes. Et pourtant, j’en suis
convaincu, il aurait suffi d’une étincelle pour que
d’une attirance physique certaine naisse une
aventure de vacances. Mais le souvenir qu’une
relation trop brève nous eût laissé aurait-il été
plus beau que celui que je raconte aujourd’hui ?
Un moment de plaisir contre des années de
remords, peut-être. Je ne connaîtrai jamais la
réponse à cette question.
C’est toujours avec un petit pincement au
cœur que je repasse, de temps à autre, sur la route
de l’Espagne, devant cette allée forestière que
nous quittâmes une demi-heure plus tard, sans
même que je lui aie pris la main.
Nous roulâmes tout le reste de l’aprèsmidi. Et j’ai perdu le souvenir exact de nos
propos. Je ne suis d’ordinaire guère bavard,
quand je suis au volant. Mais, Bienvenida,
désormais davantage portée à me faire confiance,
retrouva sa spontanéité latine et assura l’essentiel
de la conversation. Je me souviens quand même
qu’elle compara les mérites du pont d’Atlantique,
à Bordeaux, avec ceux du Golden Gate de
San Francisco !
71
À Saint-André de Cubzac et son écheveau
d’itinéraires, nos routes auraient dû se séparer,
mais nous ne nous y résolûmes ni l’un ni l’autre,
et lorsque je proposai à Bienvenida de faire un
crochet pour l’emmener jusqu’à Poitiers, elle
accepta tout de suite.
Il était tard déjà, lorsque nous nous
arrêtâmes pour dîner dans cet hôtel-restaurant
routier quasi-désert de Saint-Pierre-des Corps.
Une salle toute en longueur et un serveur qui
s’impatientait alors que je traduisais à grandpeine à Bienvenida les propositions du menu du
jour. La nourriture française était une telle
découverte pour elle ! Aussi loin des hot-dogs de
Miami que des "tortillas" et des "frijoles" de son
île natale.
Comme dans tous les restaurants de
routiers, le menu du jour était roboratif à
souhait : assiette de crudités et charcuterie, bœuf
miroton, salade, plateau de fromages, tarte
maison et un litre de vin rouge par table de deux.
Nous avons mangé machinalement,
mentalement préoccupés par toute autre chose
que la nourriture qu’il y avait dans nos assiettes.
Je dis à Bienvenida que la route était
encore longue pour elle comme pour moi, et que
72
j’envisageais de faire étape ici. Le patron me
confirma qu’il lui restait des chambres. C’était
une invite cousue de fil blanc. Et Bienvenida le
comprit si bien qu’elle ne répondit pas tout de
suite. Tout en échangeant des banalités, nous
mangeâmes le dessert et bûmes un café. C’est
alors qu’elle dit enfin :
— Prefiero seguir hasta París hoy
mismo. Voy a tomar un tren de noche. Me
puedes acercar hasta la estación ?
— Je préfère aller jusqu’à Paris
aujourd’hui même. Je vais prendre un train de
nuit. Tu peux m’emmener jusqu’à la gare ?
Je pensai que peut-être l’argent lui faisait
défaut :
— No te vayas por el dinero, que te invito
yo.
— Si c’est pour l’argent, ne t’en fais pas,
tu es mon invitée.
— Lo siento, Pedro, pero es mejor que
me vaya y lo sabes.
— Je regrette, Pierre, mais il vaut mieux
que je m’en aille et tu le sais.
73
— Bueno, maja, me da pena, pero ¿qué le
puedo hacer?
— Cela me désole, tu sais, mais que puisje y faire ?
Nous échangeâmes nos adresses sur des
coins de calepin, et dix minutes plus tard, je la
laissais dans un hall de gare vide. Le baiser sur
les joues que nous échangeâmes fut le seul
contact physique que nous eûmes, et dans notre
regard, on aurait pu lire tout le regret que nous
avions de nous quitter ainsi, suivant la voie de la
raison.
Finalement, je ne pris pas de chambre. Et
lorsque après avoir roulé toute la nuit, je regagnai
mon appartement de Saint-Malo, à ma compagne
qui m’interrogeait sur le déroulement de mon
voyage, je répondis :
— A l’aller, j’ai perdu deux heures à
Toulouse, après avoir été rançonné à un feu
rouge par un type avec un couteau, mais au
retour, rien à signaler. J’ai hésité à faire étape à
Poitiers, hier soir, mais finalement j’ai préféré
rentrer directement.
74
(Préférer n’était sans doute pas le terme
adéquat, mais il y a des vérités qui ne sont
jamais bonnes à dire pour la paix des ménages.)
Adieu, ma jolie passante !
75
Le Baiser de la Toussaint
I
J’irai demain. Après tout, cela ne doit pas
être si urgent. Il y a des années que les choses
sont dans cet état. Elles peuvent bien le rester
encore un peu, non ?
Je tourne et retourne entre mes doigts
l’enveloppe administrative. La lettre a été postée
il y a deux jours. L’oblitération, pour une fois, est
bien nette et la date parfaitement lisible :
Avranches, 15/10/99.
La lettre est là, sur le bureau, et je l’ai
déjà lue et relue, je ne sais combien de fois :
76
"Monsieur,
Votre famille était titulaire d’une
concession de cinquante ans dans le cimetière de
notre ville et selon les documents en notre
possession, vous en êtes le dernier titulaire. Or
cette concession est arrivée à son terme le 23
septembre dernier, et votre présence, ou celle
d’une personne dûment habilitée par vous, est
nécessaire pour procéder au transfert et à la
réinhumation des ossements de votre caveau
dans l’ossuaire perpétuel du cimetière afin de
réattribuer la concession, à moins que vous ne
souhaitiez la proroger pour trente ans, seule
durée de prorogation admise à présent, (décision
du CM du 31.12.98) moyennant la somme de..."
La somme est coquette. Ils n’y vont pas
avec le dos de la cuillère ! Je ne savais pas que
les morts coûtaient encore si cher, si longtemps
après leur décès.
"Le transfert des restes des concessions
échues ou abandonnées de la section F, qui vous
concerne, aura lieu toute la semaine du 10 au 17
octobre prochain, de 9 à 12 h et de 14 h à 18 h.
Veuillez :
— vous présenter au gardien
cimetière, muni de la présente convocation,
77
du
— mandater un tiers à cet effet en cas
d’impossibilité de votre part,
— ou encore signer la procuration cijointe en faveur d’un officier d’état-civil de la
Mairie.
Veuillez agréer, etc., etc..."
Quand on n’a pas entendu parler de sa
famille depuis je ne sais combien d’années, cela
fait quand même un choc de se trouver tout d’un
coup investi du pouvoir de les rayer
définitivement de la mémoire des vivants.
J’ai, comme tout le monde je suppose,
entendu parler de ces rumeurs selon lesquelles
des employés de cimetière s’approprient les
alliances, bijoux et autres objets de valeur
trouvés dans les tombes à l’occasion de travaux
de ce genre. Mais si personne de la famille n’est
présent, et que le personnel est honnête, qu’en
fait-on ?
Je suppose que ce caveau contient les
cercueils de mes grands-parents paternels,
décédés à deux ans d’intervalle dans les années
70, mais qui avaient pris leurs dispositions
funéraires bien des années auparavant, en 1949,
au décès brutal, en pleine guerre d’Indochine, du
78
frère de mon père, l’oncle Romain. Et puis c’est
là qu’ont dû être enterrés aussi, vingt ans après,
mes parents, lors de ce terrible accident dont j’ai
réchappé, moi, par je ne sais quel miracle. Mais
je n’ai pas assisté à l’inhumation : je n’avais que
trois ans ! Ce caveau, il doit être plein comme un
œuf !
Sans parents ni grands-parents maternels
(ma mère était orpheline), ni même un oncle pour
me recueillir, j’ai été placé dans une famille
d’accueil, loin de là et je ne suis donc jamais allé
sur cette tombe. Bien entendu, j’avais conscience
qu’elle devait exister, mais dans mon esprit, mes
"parents" sont toujours vivants, ce sont Pierre et
Madeleine, qui m’ont élevé, et d’ailleurs, à trente
ans passés, je les appelle encore "papa" et
"maman".
Oh ! on ne m’a pas caché la vérité, non,
on a simplement décidé de ne pas m’en parler.
Les cauchemars qui, les premières années, m’ont
réveillé la nuit, ont été le sceau de ce passé si
court et si lourd. Les gens de la D.D.A.S.S. et
mes parents adoptifs ont cru bien faire. Et sans
ont-ils eu raison puisque j’ai fini par oublier.
L’histoire familiale ne m’est parvenue que
longtemps après au travers des questions
d’héritage dont j’ai eu à connaître à ma majorité,
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il y a douze ans de cela. Histoire aussitôt
emmagasinée dans un coin de mémoire scellé
d’une dalle d’oubli.
Et voilà qu’une simple lettre ébranle tout
l’édifice de cette vie construite sur le sable.
J’ai trois ans à nouveau, tout à coup, et je
suis à l’arrière d’une voiture, qui file à vive allure
dans la nuit. La voix de ma mère et celle de mon
père se répondent de plus en plus vite et de plus
en plus fort. Leur bruit couvre les mots de la
conversation que j’ai avec Sam, mon ours en
peluche qui m’accompagne partout. A un
moment donné, je me bouche même les oreilles
pour ne plus les entendre. C’est alors qu’une
lumière blanche m’aveugle, qu’un grand bruit me
déchire les oreilles... puis plus rien.
Du 10 au 17. Et aujourd’hui, on est le...
14. Il faut que j’aille demain. Après, c’est le
week-end, et j’ai promis de le passer avec
Christine. Je ne peux quand même pas lui faire
cela. Depuis le temps que je dois l’emmener voir
la mer.
Pourquoi aussi ai-je pris ces quelques
jours de congé ? Si j’avais été en mission,
l’affaire était réglée. Retour à l’expéditeur.
N’habite plus à l’adresse indiquée. Mais
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maintenant, c’est trop tard. Je ne peux pas faire
comme si je ne savais pas. Si je le faisais,
j’aurais des remords, c’est sûr et certain. Alors,
autant y aller et régler le problème. Pour solde de
tout compte, cette fois.
Je remets la lettre dans son enveloppe,
que je glisse dans la poche intérieure de ma
parka.
Oui, mais ce n’est pas la porte à côté, làbas. J’en ai bien pour quatre ou cinq heures de
route depuis Villeparisis, sans lambiner. Il
faudrait que je parte aux aurores. Et que je rentre
de nuit. Je ferais mieux d’y aller pour le weekend, c’est certain, mais cela m’ennuie pour
Christine. Et je ne sais pas si elle va comprendre
que je préfère des ossements, même familiaux, à
elle, qui aimerait bien en faire partie, justement,
de ma famille. Il faut que je trouve quelque
chose...
Je vais aller faire un tour, pour m’éclaircir
les idées. Il doit bien y avoir une solution.
II
Le long du canal de l’Ourcq, les feuilles
de châtaignier et d’érable sycomore du chemin de
halage collent aux semelles, aux endroits les plus
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mouillés. Je donne des coups de pied dans les
bogues entrouvertes. Je goûte un fruit, plus beau
que les autres, dans l’espoir du goût sucré de
mon enfance, mais c’est l’amertume d’un marron
d’Inde qui m’envahit le palais, et je dois
recracher le morceau avec dépit. Une péniche de
plaisance passe (à cette époque de l’année, ce ne
peut être que des Anglais) et son clapot résonne
aux berges quelques instants, puis le silence
retombe. Seul le bruit de mes pas dans la jonchée
de feuilles trouble le calme de la matinée. Le jour
est brumeux et le ciel ennuagé de gris.
Non, je ne peux pas faire cela à Christine.
Notre relation est forcément épisodique, vu mon
travail à MSF, mais je ressens davantage à
chaque retour de mission le besoin d’un port
d’attache affectif, pour panser les blessures du
cœur et de l’âme (celles du corps, j’en fais mon
affaire, et jusqu’ici j’ai eu de la chance).
Elle, comme un brave petit soldat,
m’attend, m’ouvrant sa porte, ses bras et son lit
dès que je rentre, sans poser de questions. Mais
elle sait bien que nul ne peut vivre le stress
permanent des situations d’urgence sans soutien
affectif et que le corps, même exténué par des
journées harassantes, tantôt au soleil, tantôt dans
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le froid et la neige, a besoin de s’abandonner de
temps à autre.
Alors, puisque j’ai accepté cette semaine
de congés avant de repartir en Ingouchie, je lui ai
promis un week-end à Dinard, dont une
exposition récente m’a révélé l’architecture fin
de siècle au charme désuet. Car, bien entendu, à
elle, il lui a été impossible d’obtenir une
semaine, comme cela, à l’improviste. Ce weekend, c’est le minimum sur lequel nous nous
sommes mis d’accord. Non. Je ne peux pas lui
faire cela.
Tant pis, j’enverrai la procuration. Et s’il
y avait quelque chose à récupérer, tant pis aussi.
Et sinon, tant mieux. Mais je songe soudain que,
dans quinze jours, c’est la Toussaint, et moi qui
ai vu creuser tant de cimetières de par le monde,
mais n’ai jamais mis les pieds dans un seul de
mon pays, je prends tout à coup conscience que
tant que l’on n’a pas une tombe devant laquelle
se recueillir, on est de nulle part. Et la pensée de
devoir passer cette journée de la Toussaint sans
pouvoir lire le nom des miens et savoir que mes
racines sont là, m’est alors insupportable.
C’est clair maintenant. Ma décision est
prise : je vais prolonger la concession. Et j’irai
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là-bas pour la Toussaint. Tant pis, je repousserai
mon départ pour le Caucase et rejoindrai mon
équipe sur le terrain. Après tout, ils me doivent
bien cela.
Je shoote d’un pied ferme dans une
châtaigne qui s’en va faire des ronds dans l’eau
du canal. La brume d’octobre s’entrouvre à un
soleil pâle.
Il est temps de rentrer à l’appartement.
III
La grand-messe de dix heures achève de
sonner au clocher de Saint-Sulpice. Comme les
autres retardataires, je monte à grandes
enjambées les marches du parvis. Sous le
narthex, un vieil homme tend la main. En
contrepartie de l’aumône qu’il sollicite, il ouvre
vers lui le battant gauche de la porte capitonnée,
et je pousse le battant intérieur qui se referme
avec ce bruit amorti caractéristique des portes à
soufflet. Désolé, mon brave, je suis en retard et je
n’ai pas de monnaie sous la main. Un mélange
d’encens, d’encaustique, d’humidité, de parfums
de fleurs, de vieille poussière compose une odeur
complexe que mon odorat reconnaît. À ma
droite, Une énorme coquille marine sert de
bénitier. Je me souviens alors que ma mère me
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prenait dans ses bras pour que je puisse y tremper
la main avec laquelle elle me faisait faire ensuite
le signe de croix. Je m’avance vers le bas-côté
droit. Le sacristain, en grande tenue, bicorne et
hallebarde ou quelque chose du genre, est là qui
m’indique une place assise vacante au-delà du
dernier confessionnal.
Saint-Sulpice est un vaste édifice
néoclassique, froid et imposant, conçu pour
abriter un Dieu dominateur et barbu, que l’on
prie à genoux, sans trop relever la tête.
Aujourd’hui, c’est la Toussaint, et l’événement a
battu le rappel des paroissiens fidèles et moins
fidèles. Même certains prie-Dieu ont été
retournés pour servir de sièges. L’office suit son
cours. Je tends l’oreille : c’est l’Epître :
Apocalypse de Saint-Jean, 7.2-12 : "En ces jourslà, moi, Jean, je vis un autre ange monter de
l’orient..."
Mon regard vagabonde sur les têtes qui
m’entourent, et mon esprit recherche des bribes
de souvenirs de l’année de mes trois ans, la seule
où je sois venu à l’église avec ma mère. Mon
père n’y venait qu’aux fêtes carillonnées comme
celle-ci. À un moment ou un autre de la messe, il
fallait que ma mère me prenne dans ses bras, et
85
c’est l’odeur de son parfum que je retrouve
soudain, comme par miracle.
Les clochettes tintent. À genoux donc. Et
je me rends compte alors que ce parfum de chez
Guerlain, dont on retrouva un petit flacon intact
dans les tôles informes de l’accident, monte du
cou gracile de la jeune femme qui se tient devant
moi et qui s’agenouille avec un temps de retard.
Nous nous rasseyons. Je détaille cette
élégante silhouette. Le profil que j’entrevois de
temps à autre ne m’est pas inconnu...
La voix du prêtre se superpose à celle de
mes pensées : "Mes bien chers frères, en signe de
réconciliation, de fraternité et de pardon,
donnons-nous le baiser de paix".
Et je vois mes voisins s’embrasser, se
saluer ou se donner l’accolade à qui mieux
mieux. Je serre des mains qui se tendent. Ma
voisine de devant s’est retournée et nous nous
reconnaissons à l’instant :
— Jean !
— Justine !
Dire que nous tombons dans les bras l’un
de l’autre serait exagéré. Et puis, nous ne
86
sommes pas seuls. Mais nous nous embrassons et
elle me glisse au creux de l’oreille :
— On s’attend à la sortie ?
— D’accord.
Elle n’a pas changé. Juste embelli, la
Justine de mes quinze ans, rencontrée en colonie
de vacances sur la côte normande. Délurée,
audacieuse, enjouée. Tous les garçons de la colo
ou presque lui couraient après, mais c’était sur
moi qu’elle avait jeté son dévolu pour
abandonner son pucelage aux orties, je n’ai
jamais su pourquoi. J’étais plutôt coincé à
l’époque. Pas trop mal bâti, mais franchement, il
y avait mieux, plus entreprenant et plus
expérimenté que moi.
IV
Nous étions dans un centre U.F.C.V. de
Douvres-la-Délivrande, pas très loin de
Ouistreham. Garçons et filles avaient leurs
quartiers réservés, mais les activités étaient
communes. Cela s’était passé durant un grand jeu
de piste. Nous étions par équipes de six - trois
garçons, trois filles - plus un moniteur ou une
monitrice. À un carrefour, nous dûmes nous
séparer pour explorer plus rapidement des
87
directions différentes, car une énigme nous
résistait. Immédiatement, elle s’était portée
volontaire pour venir avec moi. Nous
débouchâmes bientôt face à un ensemble de
blockhaus, à demi-enterrés dans le sable des
dunes. Nous avions couru, il faisait chaud et
quelques minutes de repos à l’ombre n’étaient
pas malvenues. Elle me prit par la main :
— On va voir ?
— T’es folle ? Ils vont nous attendre.
— Et alors ? On n’est pas aux pièces !
Allez, viens !
Je l’avais suivie. Les grandes marées
avaient déposé là une couche de sable et de
goémon, et on voyait bien qu’on l’avait écarté
pour dégager une surface où visiblement des
corps s’étaient allongés. Nous nous sommes assis
pour boire à ma gourde. Sa poitrine palpitait sous
le caraco échancré et ses jambes bronzées de
gazelle attirèrent ma main.
La suite, je l’ai revue des milliers de fois.
Elle avait pris ma main dans la sienne et l’avait
posée sur son sein gauche, sous le caraco, tandis
que nos bouches se cherchaient et qu’elle disait :
88
— T’en as mis un temps !
Justine ! Petite dévergondée, qui mordait
la vie à pleines dents, avait déjà presque tout fait,
et m’offrit à moi la fleur de ses quinze ans,
qu’elle avait décidé de perdre cet été-là. Je fus
maladroit et précipité. Elle eut un cri bref, et
nous nous rajustâmes en baissant les yeux. Fine
mouche, elle apparut au groupe en boitillant pour
justifier notre retard.
Cet été-là, nous eûmes deux autres
étreintes, à mon initiative et dans la précipitation,
une fois dans les douches et une autre fois dans
un placard à balais. Bonjour la poésie ! Il n’y eut
pas de quatrième fois, parce que nous fûmes
découverts avant et renvoyés dans nos foyers
respectifs, pour l’exemple.
Nous avons correspondu quelque temps,
alimentant cette liaison de vacances de souvenirs
brûlants et de rêves échevelés. Mais
l’éloignement et le temps avaient fait leur
insidieux travail de sape. Au bout de quelque
temps, les lettres ne furent plus que des cartes
postales d’autres vacances, encore empreintes de
nostalgie, puis vint le temps de l’oubli. Trois ans
avaient passé et d’autres amours nous
accaparaient.
89
V
La foule emmitouflée s’égaille sur le
parvis, la place et les rues environnantes, tandis
que les cloches sonnent à toute volée. Et nous
restons là, sur les marches, de longs instants, à
nous regarder, étrangers au monde, le cœur
rajeuni de quinze longues années, soudain
envolées. C’est elle qui parle la première, comme
jadis :
— Viens. Allons déjeuner.
— Où ?
— Je ne sais pas. Ah si ! J’ai une idée.
Aux Treize Assiettes. Ce n’est plus ce que
c’était, depuis que la route est déviée, mais nous
serons tranquilles.
— Personne ne t’attend ?
Elle sourit, me montre sa main sans
alliance, où l’on devine encore la trace d’un lien
récent :
— Si, un fils. Mais il est chez son père
depuis quelques jours. Et toi ?
Je mens :
90
— Non, personne. Avec mon boulot à
MSF, ce n’est pas vraiment possible, tu sais.
Mais toi, qu’est-ce que tu fais ?
— Journaliste à la Manche Libre. Tout le
monde ne peut pas être médecin, n’est-ce pas ?
Elle a pris mon bras, sans se soucier du
qu'en-dira-t-on, et nous nous dirigeons vers ma
voiture, garée dans une petite rue adjacente. Je
lui ouvre la portière. Sa jupe remonte haut sur ses
jambes gainées de noir lorsqu’elle s’assied avec
cet élégant mouvement que les femmes ont pour
faire tourner les têtes. Je gagne la place du
conducteur. Et j’actionne le démarreur, oubliant
d’attacher ma ceinture. J’ai la tête bien ailleurs !
Elle me guide en dehors de la petite ville,
en direction du Mont-Saint-Michel. Je l’observe
à la dérobée : elle est restée étonnamment jeune
d’allure ; seules quelques rides naissantes au coin
des paupières marquent les ans passés, mais la
bouche pulpeuse et moqueuse que j’aimais tant
est toujours là, le nez légèrement retroussé aussi,
et les cheveux blonds, coupés au carré.
Elle a surpris mon regard. Sa main se
pose sur mon genou. Sa chaleur traverse l’étoffe
et une onde de plaisir retrouvé me fait frissonner.
Elle dit :
91
— J’ai l’impression que c’était hier. Toi,
non plus, tu n’as pas changé.
Je ne réponds rien. Je sais que c’est faux.
Ce fichu métier laisse des traces indélébiles pour
qui sait regarder. Mais elle me voit avec les yeux
du cœur, elle aussi.
— Tu as de la famille ici ?
— Non, plus maintenant.
Le silence se fait. Nous voici arrivés. À la
réception de l’auberge, on nous salue comme un
couple. Je réserve une chambre pour la nuit, car
j’ai prévu de ne repartir que tôt demain aprèsmidi, pour éviter les encombrements. Justine
veut se repoudrer avant le repas et
m’accompagne jusqu’à ma chambre. Dans
l’ascenseur, nous ne nous touchons pas. Le
garçon d’étage nous ouvre la porte et dépose mon
mince bagage sur l’emplacement prévu à cet
effet.
Justine me devance et lui tend un billet
plié en quatre.
— Bon séjour chez nous, messieursdames.
92
La porte se referme avec un bruit mat, et
je la verrouille. Mais Justine est déjà pendue à
mon cou et mes mains glissent sous ses
vêtements. Je reconnais tous les contours aimés.
Elle non plus n’est pas inactive. D’une secousse,
je me débarrasse de mon pantalon, tombé sur
mes chevilles. Nos vêtements volent aux quatre
coins de la chambre et nos sous-vêtements sont
arrachés. Mon sexe plonge en elle, alors que nous
sommes encore debout, contre le battant de la
porte refermée et qu’elle a replié ses jambes
autour de mes hanches. Heureusement, j’ai appris
à me contrôler, mais c’est avec difficulté que
j’évite l’explosion. Il faut que je calme le jeu.
Mais Justine ne l’entend pas ainsi. Et ce que
femme veut... je le veux aussi !
VI
Longtemps plus tard, nous sommes
étendus sur le lit, exténués, mais heureux. Justine
dort encore, et nous n’avons pas mangé. Elle
sommeille au creux de mon épaule, mais je n’ose
pas bouger de peur de la réveiller. Les rideaux de
la chambre laissent filtrer les derniers rayons du
soleil de novembre. La bataille a été rude et nos
draps froissés, nos vêtements épars en
témoignent. Ses seins aux aréoles maintenant
assagies se soulèvent au rythme régulier d’une
93
respiration apaisée. Ainsi abandonnée, elle a
encore davantage l’air d’une toute jeune fille.
Mais le souvenir de nos ébats me rappelle que
c’est avec une femme experte que j’ai fait
l’amour. Justine ! Dans combien de bras m’as-tu
oublié pour apprendre ainsi tous les tours et
détours du plaisir ?
Les lueurs du couchant caressent son
front. Et je sais tout à coup que c’est auprès
d’elle que j’aurais dû être durant toutes ces
années. J’ai cherché à l’oublier ou peut-être à la
retrouver en Somalie, au Tchad, au Soudan, en
Bosnie, en Croatie, au Kosovo. En vain. Je
dépose un baiser sur ses paupières et elle
s’éveille en souriant.
— J’ai dormi ? Quelle heure est-il ?
— Cinq heures et demie.
— Oh, la vache !
Elle m’embrasse, ébouriffe mes cheveux,
court sous la douche et me crie :
— Je dois reprendre mon fils à six heures.
Son père part en voyage pour une semaine. C’est
pas de chance !
94
Ce n’est pas de chance en effet. Ou trop
de chance, comme on voudra. Car je sens bien
que nous sommes à un carrefour du destin et que
celui-ci m’offre une porte de sortie inattendue. Si
je la laisse partir maintenant, sans rien dire, le
rideau de cet entracte s’écarte et ma vie reprend
son cours comme avant. Avec quelques
souvenirs en plus.
Mais est-ce vraiment ce que je veux ? Et
que veut-elle, elle, mon petit soldat de l’amour,
toujours prête à toutes les batailles ?
— Il a quel âge ?
— Qui ça ?
— Ton fils !
— Adrien ? Six ans. Tu verras, il est
trop !
Je ne retiens que le "tu verras". Je ne suis
donc pas exclu de son futur proche. Et cette
bonne nouvelle me met en joie. Si ça continue
comme ça, je suis bon pour la corde au cou. Et je
m’imagine
soudain,
en
complet-veston,
accompagnant Justine et son fils, à l’office du
dimanche, tandis que les bourgeois du cru me
95
saluent : "Bonjour, Docteur. Belle journée, n’estce pas ?"
Tout ce dont j’ai toujours eu horreur. Une
vie rangée, étriquée, dans le coton et la
naphtaline d’une petite ville de province confite
en dévotions. Merci bien. Cette partie-là du
tableau est moins réjouissante !
Voilà
Justine
douchée,
rhabillée,
recoiffée. Efficace. Elle chausse ses escarpins,
tout en se remaquillant devant la glace. J’imagine
qu’elle aussi prépare sa sortie. Si elle me dit :
"On se revoit quand ?" simple invite à une
nouvelle partie de jambes en l’air, je lui réponds
quoi ?
— "Non, désolé, c’était très bien, mais
dans quelques jours, je pars pour trois mois en
Ingouchie ; ma vie n’est pas faite pour la tienne.
Il vaut mieux qu’on se sépare ici. Nous avons
écrit le chapitre qui manquait à notre histoire. Il
n’y manque plus que le mot FIN".
Cynique et froid à souhait. Tout à fait
moi. Sauf que je n’ai pas du tout envie de dire ça.
Tout faux. Ça, c’était bon avec les autres, les
Lili, Mara, Natacha... Non, je ne peux pas dire ça
à Justine, je ne veux pas le lui dire, je ne le dirai
96
pas ! Mais si c’est elle qui me dit tout ça ? Il faut
que je prenne les devants, que je lui dise...
— Jean ?
— Oui.
Nous sommes debout, face à face, elle sur
le départ, moi, enveloppé dans un drap de lit, à la
manière d’une toge romaine. Je dois être ridicule.
— Jean, il faut que j’y aille. Appelle-moi,
ce soir, mais pas avant vingt heures. Il faut que je
prenne des dispositions, tu comprends...
Elle me tend un bristol, sur lequel elle
vient d’imprimer un baiser. Elle est déjà sur le
seuil. La voilà partie.
— Justine... je t’aime !
Elle se retourne et dépose dans la paume
de sa main ouverte un baiser qu’elle souffle dans
ma direction. Mais que dois-je comprendre à ce
message ambigu à souhait : "Adieu, beau merle !
" ou "Moi, aussi !" ? La langue des signes a des
imprécisions fâcheuses.
97
VII
Lundi de la Toussaint. Jour des morts. Il
crachine sur la baie du Mont Saint-Michel et je
quitte mon hôtel, après une nuit de repos
solitaire. La nouvelle rocade me conduit jusqu’au
cimetière de la ville, établi à mi-pente, pas très
loin de l’hôpital (drôle de voisinage !). Un
minuscule parking, aménagé à l’entrée des
jardins ouvriers qui séparent ces deux
institutions, permet de couper la pente abrupte de
l’entrée principale. Au téléphone, le gardien m’a
dit : "Devant le caveau provisoire qui est au bas
de l’allée centrale, vous prenez à gauche, puis
troisième travée sur votre droite".
C’est bien là. Section F. La quatrième
tombe. Un caveau triple, couvert de trois dalles
de granit rouge poli. Avec sur la dalle centrale,
une inscription en lettres de bronze :
Romain Nouvel
(1928-1949)
Mort pour la France
EN INDOCHINE
Je découvre qu’à gauche, reposent mes
grands-parents : Adèle Lecœur et Joseph Nouvel,
respectivement décédés en 1970 et 1972, à l’âge
de soixante-dix-huit et quatre-vingts ans. C’est
98
gravé dans le granit de la dalle et rehaussé de
peinture noire.
À droite, ce sont mes parents. "Pierre
Nouvel et Sylvie Gaumont, décédés dans un
tragique accident, le 24 septembre 1969, à l’âge
de trente ans. Requiescant in pace." Je ne sais qui
a fait mettre cette inscription sur leur tombe. Et
j’ignorais que mon père et ma mère étaient de la
même année. 1939 ! Mais comme leurs dates de
naissance ne sont pas indiquées, je ne saurai pas
si c’étaient des enfants de la guerre ou de la
paix !
Sous l’inscription de gauche, sur une
plaque de marbre blanc, deux portraits de jeunes
mariés, en buste : mes grands-parents à vingt
ans : moustache fière et col dur pour mon grandpère, taille de guêpe, manches gigot, chignon
apprêté et ruban autour du cou pour ma grandmère.
Sous l’inscription de droite, il n’y a rien,
et, dans mon esprit, l’image de mon père a
disparu. Il n’est plus qu’une voix qui gronde,
s’enfle et crie. Même l’image de ma mère est
devenue floue. Il doit bien y avoir des photos
quelque part, dans une valise chez Pierre et
99
Madeleine, mais je ne l’ai jamais demandée et
jamais ouverte.
Je
dépose
les
deux
premiers
chrysanthèmes à petites fleurs que j’ai achetés
sur la place ce matin. Il faut que je retourne
chercher le dernier à ma voiture et que je prenne
un outil pour enterrer à demi les pots afin que le
vent ne les emporte pas.
L’un a des fleurs mordorées, le second
d’un mauve profond, et le dernier d’un rouge
tirant sur le grenat. Je les trouve bien plus beaux
que les spécimens à grosses fleurs qui ont encore
la faveur des anciens. Ils sont garnis de boutons
non éclos et devraient tenir assez longtemps, si
les gelées ne sont pas trop précoces. Le gardien
m’a dit qu’ils procédaient à leur enlèvement,
après le défleurissement complet.
Voilà. J’ai enterré les trois pots côte à
côte, pour former une gerbe multicolore devant
les trois tombes. Je trace un signe de croix pour
une prière d’agnostique : "Seigneur, si tu existes,
fais que je sois fidèle au souvenir de ceux qui
m’ont aimé et ne sont plus. Amen !" À présent, je
me sens tranquille, apaisé, avec le sentiment du
devoir accompli.
100
Il crachine toujours sur Avranches. Je
relève le col de mon imperméable et me dirige
vers la sortie du cimetière après m’être lavé les
mains au robinet le plus proche. Il faut que j’aille
vers l’entrée principale, car j’ai un mot à dire au
gardien.
Deux silhouettes conversent avec lui sur
le pas de la loge. Un enfant que sa maman tient
par la main. Je ne peux pas courir, parce c’est
trop abrupt. Mais je presse le pas pour me
rapprocher. Oui, c’est bien elle. Justine !
Le gardien m’a vu. Je lève la main.
Tenez, doit-il dire, vous avez de la chance, voici
justement Monsieur Nouvel qui remonte. Justine
a lâché la main de son fils. Elle court vers moi et
nous manquons tomber à la renverse en nous
retrouvant dans les bras l’un de l’autre :
— J’ai eu si peur que tu sois parti !
— Moi aussi.
— Pourquoi tu n’as pas appelé ?
— J’avais aussi certaines choses à régler
avant.
101
— Je sais maintenant. Je suis allée au
Journal. J’ai regardé les archives. Tu ne m’avais
jamais rien dit.
— J’avais oublié. Enfin, je croyais.
Comme je croyais t’avoir oubliée, toi. Mais une
petite braise couvait encore et il a suffi de
souffler dessus pour que le feu reprenne.
Un enfant de six ans, cheveux en brosse
et regard déluré, nous a rejoints. Il lève vers moi
ses yeux bleu ciel et dit :
— Alors, c’est toi le nouveau Monsieur
de maman ?
Je regarde Justine, blottie contre moi.
— Oui, définitivement oui.
Justine sourit. Le bonheur, ce doit être ça.
Simple comme ce baiser de la Toussaint.
102
La Femme rêvée
Souvent, il avait fait ce rêve d'une femme
créée rien que pour lui et, depuis quelque temps,
son subconscient la convoquait presque toutes les
nuits.
L'ennui, c'était qu'il se souvenait de ces
rêves dans les moindres détails et cela devenait
d'autant plus gênant que, très fréquemment, des
traces inéquivoques témoignaient de ses
infidélités virtuelles.
Au début, il avait cru être tombé
amoureux sans s'en être encore rendu compte et
avait cherché dans les traits de la femme rêvée
toute ressemblance avec les femmes qu'il
côtoyait. Il n'en avait reconnu aucune.
103
En un sens, cela l'avait tranquillisé.
A son côté, Laetitia dormait comme un
bébé, d'un souffle régulier, dans sa chemise de
nuit en pilou, les genoux ramenés sous le
menton, ses mèches brunes éparpillées sur le
visage. Pour un peu, elle aurait sucé son pouce !
Il l'aimait. Il en était sûr, pourtant. Alors,
pourquoi ?
Il avait cherché dans ses lectures récentes.
Passé en revue les films qu'ils étaient allés voir,
ceux qu'ils avaient regardés à la télévision.
Bien entendu, la femme rêvée avait
quelque chose de ses actrices favorites, Cameron
Diaz, Jennifer López, Julia Roberts ou surtout
Sharon Stone et Marylin Monröe, mais ce n'était
aucune d'entre elles ni même une synthèse entre
elles toutes.
Elle était tout ce qu'il aimait, la femme
idéale pour lui : blonde mais pas trop, cela fait
vulgaire, les cheveux longs, les yeux bleu-vert, le
nez droit, les lèvres bien dessinées. Une jolie
chute de reins, des seins conquérants, des
attaches fines, un sourire éclatant. Sa taille à lui.
Un maquillage discret. Une lingerie sexy.
104
Son regard glissa à nouveau sur Laetitia
endormie et il dut se rendre à l'évidence : ce
dernier point, en ce qui la concernait, n'était pas
rempli. Ses tiroirs étaient pleins de culottes Petit
bateau, de slips Sloggi et on y aurait cherché en
vain le moindre dessous affriolant. Ses chemises
de nuit étaient presque monacales et sa pudeur la
faisait encore se barricader dans la salle de bains
après cinq ans de mariage !
Elle était là la faille par laquelle s'était
engouffré ce fantasme récurrent qui venait le
torturer si agréablement toutes les nuits. Il fallait
qu'ils en parlent. Mais comment aborder le
sujet ? Laetitia n'allait-elle pas se braquer ? Il
l'entendait déjà :
— Oui, c'est ça, dis-le tout de suite, tu
veux que je m'habille en pute, hein ? Ah, les
hommes, vous êtes bien tous les mêmes !
— Chérie, tu exagères tout. Je te dis que
j'aimerais que tu portes des dessous un peu plus
sexy et tout de suite tu m'accuses de vouloir te
mettre sur le trottoir !
Le dialogue risquait de tourner court.
Tout cela l'avait un peu émoustillé quand
même. Il constata un début d'érection. Il n'aurait
105
pas été contre un calin du matin. Mais Laetitia y
sacrifiait toujours un peu comme à contrecœur,
par devoir plus que par plaisir. Pour elle, l'amour,
c'était au lit, le soir. Et il avait un peu peur que
d'ici quelques années cela ne se réduise au
samedi soir. Il regarda les digits fluorescents du
radio-réveil. De toute façon, il était temps qu'il se
lève. La douche ferait l'affaire.
Noël approchait. Et s'il lui offrait de la
lingerie ? Mais, à la seule idée de devoir affronter
le sourire épanoui d'une vendeuse qu'il imagina
aguichante, son projet lui apparut irréaliste. Cela
allait être un calvaire pour lui avant qu'il ne se
décide à entrer dans la boutique. Et une fois
entré, ce serait pire : il n'y aurait que des femmes,
bien entendu, et tous leurs regards allaient se
braquer sur sa personne, il en était sûr et certain.
Il deviendrait écarlate, bredouillerait, bref, serait
ridicule. Et que choisir ? Quelle taille, au fait ? Il
n'avait pas la moindre idée de comment on
achète ces choses-là. Dans son embarras, il allait
prendre les premiers articles qu'on lui montrerait,
cela n'irait pas du tout et il n'oserait même pas les
offrir à Laetitia !
Non, décidément, c'était une fausse bonne
idée.
106
Ou alors, il fallait qu'il se documente
sérieusement avant.
Il déjeuna, (autrement dit, but la tasse de
café que la cafetière avait préparée toute seule),
debout dans la cuisine, répétant machinalement
les gestes de chaque matin. Mais il était tellement
préoccupé à présent qu'il faillit déposer son
portable sur le trottoir et partir au travail sa
poubelle à la main !
En arrivant au bureau, il s'abstint de
brancher l'appareil sur sa station d'accueil, afin
que l'administrateur réseau, (es)pion de ce facho
de DRH ne puisse pas trouver trace de ses
recherches. Et le premier mot qu'il tapa dans son
navigateur, dès que son patron eut le dos tourné,
fut : "lingerie".
Google avala les huit lettres et en treize
centièmes de seconde lui rendit sa réponse :
4.150.000 pages ! Il en resta bouche bée et relut
le chiffre trois fois pour se convaincre de sa
réalité. "Lingerie" était-il un terme universel ? Et
en se cantonnant à la langue française ? 256.000
pages répondaient encore à l'appel. Incroyable !
Des sites à gogo. Vénus. MarieLou. Myrtille...
Un portail spécialisé...Un annuaire... Du plus
kitsch au plus sexy.
107
Afin d'avoir une base de comparaison, il
égrena le mot "sexe", réputé pour être le plus
utilisé sur Internet : 2.060.000 pages seulement !
Ce n'était donc pas le sexe tout cru qui menait le
monde d'Internet, mais ce qui servait à le révéler,
le mettre en valeur, l'exalter. Il aurait pu s'en
douter. Mais, quand même, il n'en revenait pas !
Alors, en trois semaines de voyeurisme
intensif à l'intérieur de catalogues aussi virtuels
que dispendieux, il devint un spécialiste de la
chose : plus rien ne lui échappait de la différence
entre une guêpière, un bustier, un caraco ; il
n'ignorait plus rien de l'architecture du mirifique
WonderBra et plus jamais ne confondrait string,
slip et culotte ! Il frôla même l'overdose et sa
libido s'en ressentit tellement que Laetitia, alors
qu'il se montrait entreprenant avant l'heure, au
retour du bureau, eut ce commentaire
prémonitoire :
— Mais, dis donc, tu passes ton temps à
quoi, ou tu vois qui, au bureau, parce que ça a
l'air de te faire de l'effet ?
Il faillit cracher le morceau, mais sa
phrase se perdit dans un baiser et, dans le feu de
l'action, il préféra tenir que courir. Prudence est
mère de sûreté.
108
Finalement, au bout de quelques jours de
ce régime amoureux, il nota chez Laetitia une
évolution et il lui sembla qu'elle lui savait plutôt
gré d'avoir bouleversé leur "modus amandi"
habituel et routinier. Au cours de la même
semaine, ils firent l'amour dans la douche, sur le
canapé du salon et même debout derrière la porte
d'entrée et cette fois-là, c'est elle qui fut à
l'initiative.
Alors, il crut que le moment était venu.
Et, lors du repos des guerriers, il se
lança :
— Bébé, qu'est-ce que tu dirais si je
t'offrais de la lingerie sexy ? Ça t'irait bien, tu
sais.
Chassez le naturel, il revient au galop.
Elle démarra au quart de tour, drapant sa nudité
offusquée dans le premier vêtement que sa main
ramena :
— Mais ça va pas, non ? Tu veux que
j'aie l'air de quoi ?
Mais pourquoi l'avait-il appelée Bébé,
aussi, lorsqu'ils s'étaient rencontrés ? La femme-
109
enfant avait changé, mûri depuis, mais le
surnom était resté. Il essaya de corriger le tir :
— Mais chérie, des strings, tout le monde
en porte maintenant, même les gamines de douze
ans, au collège.
— Peut-être, mais j'ai plus douze ans,
justement, et d'abord, je supporte pas ça. T'as
qu'à essayer, toi, tiens, tu vas voir si c'est
confortable. Et tout ça pour quoi ? Pour flatter la
libido de Monsieur. Enfin, chéri, on n'a pas
besoin de ça, non ?
— Chérie, ce n'est pas un but, seulement
un moyen, parmi d'autres, de ne pas sombrer
dans la routine.
Il y eut un silence.
— On n'en a pas trouvé un de moyen de
ne pas sombrer dans la routine ?
Ils se regardèrent et éclatèrent de rire. Et
le sujet fut enterré, sous un baiser, sans autre
forme de procès.
La femme rêvée se faisait plus discrète
depuis quelque temps. La crise s'éloignait.
Finalement, la Noël, ils la passèrent à Prague.
Quelle bonne idée il avait eue de passer devant
110
cette agence de voyages ! Sa surprise enchanta
Laetitia. La ville scintillait de lumières et
bruissait de musiques et jamais on ne vit
amoureux plus unis sur le pont Charles où
coulaient les eaux noires de la Vlatva.
Le réveillon du 31 décembre approchait.
C'était au tour de Laetitia de l'organiser. Ils en
avaient eu l'idée ensemble, dans l'avion du retour.
Quarante-huit heures avant le bout de l'an,
il reçut un billet d'avion électronique. La formule
du voyage surprise avait plu à Laetitia encore
plus qu'il ne le croyait. Elle avait repris l'idée et
choisi Malte, cette fois. C'est vrai qu'il en avait
parlé une fois ou l'autre. Mais arrivé à la maison,
déception : elle s'y était prise trop tard pour
obtenir deux places sur le même vol. Elle arrivait
là-bas trois heures avant lui. Mais, pour le retour,
ils seraient ensemble.
Son vol Corsair se déroula sans
encombre. Ils étaient convenus de se retrouver à
l'hôtel. Il prit place dans la file d'attente des taxis
en essayant de ne pas s'impatienter. Une
vingtaine de personnes étaient là devant lui, mais
la noria des voitures les entraînait assez vite.
— Crown Plaza Hotel, please.
111
C'était l'un des palaces cinq étoiles de La
Valette, la forteresse que Français, Anglais et
Turcs s'étaient disputée pendant quatre siècles
après que Charles Quint eut cédé, en 1530, l'île
de Malte à l'ordre hospitalier de Saint Jean de
Jérusalem, pour mieux se protéger du danger
ottoman.
Le hall était luxueux. Du marbre, du
cristal, de l'acajou. Décor international, que les
habitués reconnaissent. Il s'annonça à la
réception. Oui, son épouse était bien arrivée.
Junior suite 207. Mais - après un regard vers les
boxes des clés - en ce moment, elle était sortie.
Elle aurait pu être là pour l'accueillir, quand
même, au lieu d'aller faire les boutiques ! Un tic
d'agacement lui plissa le front. Il prit la clé qu'on
lui tendait et se dirigea vers l'ascenseur des
étages pairs.
Chambre spacieuse avec entrée et balconterrasse, meublée de canne des philippines, lit
king size, décor soigné, minibar bien rempli,
salle de bains luxueuse, petites attentions,
climatisation efficace et silencieuse. Rien ne
manquait. Même pas le soleil. Sans sapins ni
frimas, à Noël, il manque quelque chose, mais
passer d'une année à l'autre par une température
de 25°, cela ne se refuse pas !
112
Il était en train de prendre un bain
parfumé à la lavande, pour tuer le temps et
essayer le peignoir blanc immaculé suspendu à la
patère, lorsque deux femmes de chambre vinrent
faire la couverture et déposer deux carrés de
chocolat sur le dessus-de-lit savamment replié.
Elles avaient frappé et parlaient entre elles,
heureusement, car il avait failli sortir du bain à
poil, croyant que c'était Laetitia !
Il finissait de s'habiller - smoking de
location, s'il vous plaît, ordre de Laetitia lorsqu'on frappa à nouveau. Il alla ouvrir, plein
d'espoir cette fois. Ce n'était que le service
d'étage. Deux jeunes gens, à la tenue impeccable,
poussant devant eux une desserte couverte de
cloches en vermeil, ainsi qu'une table ronde
dressée pour deux. Porcelaine, argenterie et
cristal, bougeoirs et seau à champagne, rien ne
manquait.
Il sourit. Laetitia avait fait donner le
grand jeu. Réveillon en tête-à-tête dans leur
minisuite. On voulut lui révéler le menu. Il
prévint que son épouse n'était pas encore rentrée
d'une sortie en ville, refusa qu'ils éventent le
champagne millésimé et demanda un whiskyglace pour tromper une attente qui commençait à
lui peser. Un sentiment intermédiaire entre
113
l'agacement d'un retard prémédité et l'inquiétude
d'un incident possible s'était emparé de lui.
Mais la chaleur et les effluves tourbés
d'un single malt de grande qualité lui rendirent
bientôt son optimisme initial.
Il en commanda un second - ce scotch
avait un sacré goût de revenez-y ! - et alluma la
télé. Vingt-et-une heures ! Paillettes, variétés
sucrées et robes sexy sur toutes les chaînes. En
anglais, français, italien. Il téléphona à la
compagnie de taxis, qui avait déposé son épouse
en centre-ville trois heures plus tôt. On put lui
confirmer qu'une voiture venait d'être appelée
pour une course vers le Crown Plaza. Elle serait
là dans quinze minutes, au plus. Il se resservit
une rasade de la bouteille de whisky qu'il avait
fait laisser et tamisa les lumières. Un bien-être
certain l'envahissait.
On frappa. Il alla ouvrir.
Une déesse blonde était là, dans une
minirobe à bretelles noires avantageusement
décolletée, juchée sur des talons aiguilles
impressionnants.
— Bonsoir, vous devez vous tromper de
chambre, hélas, ici, c'est le 207.
114
— Monsieur Philippe Chatel ?
— Oui.
— C'est bien avec vous que j'ai rendezvous.
Sans attendre qu'il l'y invite, elle était
entrée, lui tendant son étole transparente et son
minuscule sac à main pour qu'il l'en débarrasse.
Ce qu'il fit, incapable d'articuler le moindre son.
Sa robe était comme une réplique de celle de
Mireille Darc dans ce film d'anthologie :
prometteuse
par-devant,
scandaleusement
provocante par derrière. Une bouffée de chaleur
le submergea. Il avait peur de comprendre.
Laetitia, aurait donc décidé de réaliser ses
phantasmes par procuration ? C'était ridicule.
Mais... si elle aussi avait décidé de
réaliser les siens en ce soir de réveillon, en ce
moment peut-être, dans une autre chambre de cet
hôtel, ou dans un autre, un géant blond venait
d'entrer, souriant de toute sa dentition
irréprochable, à sa femme à lui ? Ses mâchoires
se contractèrent. Puisque c'était ainsi...
— Champagne ?
— Volontiers.
115
Il recula la chaise pour faire asseoir la
déesse blonde, puis entreprit d'ouvrir le
champagne avec des gestes maladroits. Avant de
lever sa coupe, il lui demanda :
— Comment vous appelez-vous ?
— Laetitia.
Diable ! Elle l'avait fait exprès ou quoi ?
— Laetitia, pouvez-vous me dire ce qui
me vaut le plaisir de votre présence ? - dit-il en
tentant de fixer les yeux verts qui lui faisaient
face, nullement intimidés.
— Service commandé, nuit comprise,
payé d'avance - sourit-elle en levant son verre.
Une p... ! Il rectifia mentalement : une
call-girl. Il savait, par ouï-dire, que ces palaces
proposaient
discrètement
des
services
"additionnels", dispensés par des jeunes filles,
étudiantes ou diplômées, soucieuses d'arrondir
leurs fins de mois, d'étoffer leur carnet
d'adresses, voire de dénicher un coeur et une
fortune à prendre. Mais le savoir est une chose et
l'expérimenter une autre ! Surtout quand la
donneuse d'ordre n'était autre que... sa propre
épouse ! Elle pensait peut-être qu'il n'allait pas
116
pouvoir... venant d'elle... C'était donc ça... elle ne
voulait pas satisfaire son phantasme, mais au
contraire l'empêcher à jamais de vouloir et
pouvoir le faire, en ayant pris l'initiative de le lui
proposer. Audacieuse tentative, mais elle risquait
d'être déçue ! Jonathan, en ce moment même, se
sentait tout à fait capable d'oublier qu'il était
marié et qu'il aimait sa femme ! Il chassa cette
dernière pensée perturbatrice et leva, lui aussi,
son verre :
— Joyeux réveillon, ...Laetitia !
Ils trinquèrent. Le champagne était
délicieux, fruité, aux bulles serrées. Il se mordit
un peu la lèvre pour se convaincre qu'il ne rêvait
pas.
Caviar, blinis et saumon fumé.
Bien mieux que sur l'île de la tentation. Il
se souvint aussi de ce gentleman célibataire qui
testait des beautés solitaires. Ce soir, quelqu'un
avait fait le choix pour lui. Il était parfait.
Ils dînèrent. Laetitia avait de la
conversation, au propre comme au figuré. Il
faillit plusieurs fois en oublier de faire le service
qui lui incombait. Les yeux verts pétillaient
d'étoiles. Il voulut brûler quelques étapes, mais
117
elle lui rappela qu'ils avaient toute la nuit. La
partie haute de son individu essayait de faire se
tenir coite la partie basse, mais en vain.
Heureusement qu'il était assis !
C'est à peine s'ils touchèrent au dessert.
Champagne aidant, Laetitia aussi semblait plus
pressée à présent. êls emmenèrent la seconde
bouteille et leurs coupes dans la chambre et, se
déprenant de ses baisers mouillés, elle lui fit en
silence une scène de déshabillage torride roulant
du bout des doigts ses bas de soie noire sur ses
chevilles, dégrafant le porte-jarretelles, puis la
guêpière et enfin le string qui révéla une vraie
blonde, avant de se ruer sur lui pour lui faire
subir un si charmant supplice ! Il dut pendant
quelques instants songer à des tonnes de glace
pilée pour réfréner ses ardeurs et tenter de tenir la
distance. Il aurait bien voulu prendre l'initiative,
mais elle ne lui en laissait pas le temps. Cette
fille ne débutait pas dans le métier ou alors elle
apprenait vite !
Cette nuit-là, ils explorèrent le lit royal
dans tous les sens, firent l'amour dans plus de
positions qu'il n'en avait jamais pratiqué,
mangèrent la bûche glacée sur le corps l'un de
l'autre et s'endormirent exténués, salis, les nerfs à
118
fleur de peau, les sens exacerbés, le sexe tuméfié
et douloureux.
Le soleil, déjà haut, perçait à travers les
rideaux et il gisait sur le ventre, dans un lit
dévasté. Un étau lui enserrait le crâne et il eut
d'abord l'impression que sa mémoire était vierge.
Mais non. Les souvenirs lui revenaient au galop
et, bientôt, il sut qui il était - Philippe Chatel - où
il était - La Valette, Malte, Hôtel Crown Plaza,
suite 207 et avec qui il avait passé la nuit. Des
images à censurer défilèrent devant ses yeux. Et
un nom lui vint aux lèvres : Laetitia !
En le disant, il s'était redressé à demi,
complètement réveillé, brusquement. Il se tourna
vers le corps endormi à ses côtés et... le ciel lui
lui tomba sur la tête : Laetitia, son épouse,
dormait pelotonnée, à son habitude, dans une
sage nuisette, ses mèches brunes éparpillées sur
le visage.
Se dressant complètement sur son séant,
il inspecta fébrilement la chambre du regard :
aucune trace de l'autre Laetitia. Ouf !
Il n'avait quand même pas rêvé ! La
Laetitia tombée du ciel serait partie et la sienne
rentrée dans son lit sans qu'il s'en rende compte ?
C'était possible, car il avait pas mal chargé la
119
mule hier soir. Ou alors, Laetitia s'était déguisée
pour le vamper ? Une perruque, d'accord, des
lentilles de couleur, d'accord, la tenue sex et le
maquillage qui va avec, toujours d'accord, mais
cette voix grave... et de plus, il était sûr d'une
chose : cette fille était une vraie blonde ! A
moins que...
Il souleva lentement le drap qui
recouvrait sa compagne de lit et... entrevit un
triangle de boucles blondes serrées, tandis que
Laetitia ouvrait les yeux et lui disait, dans un
sourire :
— Alors, heureux ?
120
La Petite Culotte de soie
— Non, je ne collectionne pas les
conquêtes, vous vous trompez. D'ailleurs, j'en
serais bien incapable. Vous m'avez vu, je n'ai
rien de particulièrement aimable, n'est-ce pas ?
Et puis pour collectionner, il faut aimer ce qu'on
collectionne ou bien sa traque ou bien les deux.
— Et ce n'est pas le cas ?
— Pas exactement.
— Mais pourtant, on dit que...
— On dit peut-être, mais l'on se trompe.
Je ne suis pas Don Juan, cela se voit, mais quand
bien même je le serais, je ne pourrais tendre ces
121
filets cousus de fil blanc qui sont les siens. Ces
compliments, ces cajoleries, ces demi-vérités ou
ces mensonges éhontés me répugnent, me
révulsent et pour tout dire m'ôtent tout désir de
conquête.
—Mais qui vous dit que Don Juan n'est
pas sincère et n'aime pas à chaque fois ?
— Don Juan se donne avant tout les
moyens de parvenir à ses fins, promet le mariage
quand il faut le promettre, à plusieurs en même
temps parfois même, car il ne sait pas renoncer à
une conquête possible, mais croyez-moi, il s'en
dispense allègrement dès qu'il le peut.
— Vous voilà bien sévère. À vos yeux
n'aimerait-il donc jamais ?
— Peut-être croit-il aimer l'objet de ses
conquêtes, en effet, mais ce qu'il aime par-dessus
tout c'est le sport ou l'art, comme vous voudrez,
de la conquête. C'est l'instinct du chasseur qui
l'anime bien plus que celui du mâle et pour
prendre une image triviale que vous me
pardonnerez, il aime la chasse plus que le gibier,
voyez-vous.
— J'avoue que vos propos me laissent
perplexe...
122
— Trop de gens voient en lui un simple
obsédé sexuel. Je ne l'aime pas, mais je le
respecte, car il est beaucoup plus que cela. Un
éternel insatisfait. Un mégalomane obsessif. Qui
voudrait pouvoir aimer toute femme aimable
offerte à son regard et piétinerait pour y parvenir
toutes les lois de la morale, de la bienséance et
du savoir-vivre réunies.
— Un fou, en somme ?
— Sa folie n'est pas la nôtre, c'est tout,
car nous avons tous notre grain de folie et tel qui
collectionne les pendules comtoises ou les lapins
de porcelaine n'est pas plus sensé que Don Juan.
Mais son obsession s'applique à des objets
inanimés et cela nous paraît plus acceptable.
— Cela ne l'est-il pas ?
— Si fait, vous avez raison du point de
vue de la morale et de la société, mais d'un point
de vue logique, ce sont choses comparables.
— Un maniaque donc ?
— Sans doute. Mais pas un vrai
collectionneur car, voyez-vous, le vrai
collectionneur devient amoureux de ce qu'il
collectionne, se l'approprie à tel point que l'en
123
déposséder est souvent pire que d'arracher sa
cassette à Harpagon, et Don Juan ne s'attache pas
ou si peu à ce qu'il prétend aimer.
— Et vous prétendez donc...
— Je ne prétends rien, mais au bout de
toutes ces années, je crois quand même savoir
que je n'ai aucun goût démesuré pour les
femmes, objet des conquêtes de Don Juan et pas
plus pour leur conquête elle-même, puisque je
me refuse à user des moyens qu'il utilise pour y
parvenir. Voyez-donc combien je suis différent
de lui.
— Mais enfin, c'est insensé, on vous prête
au moins... Je ne sais pas, moi... des dizaines
d'aventures, au bas mot, et vous voudriez me
faire croire que vous n'êtes pour rien dans tout
cela, que vous vous êtes laissé aimer à chaque
fois. Excusez-moi, mais vous l'avez dit vousmême, vous n'êtes ni Alain Delon ni Paul
Newman, et je ne peux croire que vous n'ayez eu
à faire preuve de flatterie, de persuasion, de
contrainte peut-être même une fois ou l'autre,
pour...
— Eh bien, détrompez-vous. Mais si je
n'ai usé d'aucun de ces moyens, ce n'est pas par
vertu, grandeur d'âme ou élévation morale,
124
comme vous voudrez l'appeler, mais par une
espèce d'impossibilité congénitale, de mutisme
amoureux, de défiance instinctive envers les
mots de la séduction.
— Vous n'auriez donc jamais fait de
compliment à une femme ?
— Pour la séduire, jamais ; après, parfois.
— Quel langage lui parlez-vous donc ?
— Un langage qu'elles comprennent
toutes, celui du désir. Je vous dis qu'en amour, il
faut laisser parler les yeux, la main, les lèvres, le
souffle, la langue et le reste, le corps enfin, car
lui ne ment pas.
— Mais vous vous ravalez au rang de la
bête !
— Croyez-vous que nous soyons
beaucoup plus ? Vous savez bien que lorsque les
corps sont lassés l'un de l'autre, l'amour n'existe
plus. Je ne dis pas qu'il ne reste rien, non, mais
c'est autre chose : la tendresse, l'habitude, la
complicité, la peur de la solitude...
— Mais vous niez là les trois quarts de la
littérature du monde. Les mots d'amour existent,
ils ont toujours existé, ils existeront toujours.
125
— Sans doute. Ainsi en est-il des
religions. Mais ont-elles prouvé que Dieu
existe ? De même pour l'Amour. Je vous dis qu'il
y en a souvent moins dans le plus grand serment
que dans le plus petit geste. En amour, le geste
est avant le verbe, et le verbe sans le geste pour
moi n'est rien. Je dirais même plus : le verbe est
trompeur par essence, le geste ne l'est que par
accident.
— Ainsi donc, vous faites l'amour sans le
dire et sans qu'on vous le reproche ?
— C'est vrai, en ce qui concerne la
première partie de votre question, mais ce que je
voudrais que vous compreniez, c'est que ce n'est
pas vraiment une décision de ma part : je ne
parviens pas à faire autrement.
— Ah ! Vous avez donc essayé ?
— J'ai essayé de me conformer à la
norme. Je n'y ai pas réussi.
— Peut-être était-ce que vous n'étiez pas
vraiment amoureux ?
— Je me suis, bien entendu, posé cette
question-là aussi. Et j'ai fini par y répondre par la
négative, car il est arrivé que l'on me quitte et
126
mon corps et mon cœur ont tellement souffert de
l'absence que j'ai su, a posteriori, que j'avais bien
été amoureux.
— Cela vous est arrivé souvent ?
— Non. Quelques fois. Mais, en vous
disant cela, vous ne savez rien encore. Le plus
important reste à venir. Écoutez, nous avons
encore un peu de temps devant nous avant que le
spectacle ne commence, alors je vais vous
raconter une petite histoire, qui, mieux qu'un
long discours, vous fera comprendre ce que je
veux vous dire.
— Volontiers, vous m'intriguez.
— J'étais encore adolescent. De sa
campagne natale, ma famille était venue s'établir
en ville, une toute petite ville de province. Avec
ses notables, commerçants, gens de robe ou
d'épée et autres professions libérales. Mes
parents, qui avaient pris un petit commerce,
avaient parmi leurs pratiques le Président du
Tribunal. Son épouse et lui cherchaient un
répétiteur pour leurs deux petites filles. Je fus
embauché, je ne sais comment, peu importe.
— Elle était jeune et belle...
127
— Ne vous moquez pas ! Elle l'était en
effet, et plus que vous ne sauriez l'imaginer.
C'était une Italienne, que la vie de province
ennuyait et à qui son mari laissait la bride sur le
cou, car il ne pouvait la satisfaire, à la suite d'une
grave maladie.
— Elle fut donc votre initiatrice...
— Non, car j'avais déjà soulevé quelques
jupes et jeté ma gourme, mais j'en tombai
éperdument amoureux. Elle se laissa séduire et se
donna, un soir après la leçon, sur la table
marquetée de la salle d'étude.
— Je conçois que ce soit un souvenir
marquant...
— Il l'est par le temps et le lieu de cette
étreinte, mais surtout parce que je découvris ce
soir-là ce qui allait devenir le secret de ma vie
amoureuse...
— Vous m'en direz tant !
— Vous raillez encore et vous avez tort.
Je suis très sérieux.
— Elle portait peu de lingerie, et ce soirlà, même pas de soutien-gorge, ni de bas.
128
— C'était un vrai traquenard, si je
comprends bien, que cette leçon-là.
— Sans doute, peut-être, je ne sais, quelle
importance. Mais toujours est-il que pour moi le
degré ultime du désir, depuis ce jour-là, est
indissolublement associé à une petite culotte de
soie.
— Vous voulez dire que...
— Je veux dire que je ne peux désirer et
aimer qu'une femme qui porte une petite culotte
de soie.
— Excusez-moi, mais avant d'en arriver
là, il faut bien que vous vous lanciez à
l'aveuglette, si je puis dire.
— Et c'est là tout mon drame !
— Comment cela ?
— Si mon désir peut être éveillé par tout
ce qui flatte l'œil, l'ouïe, l'odorat et le goût du
mâle, il ne peut se concrétiser vraiment qu'à la
perception tactile particulière de la matière de ce
dernier obstacle à franchir.
— Et si cette condition n'est pas remplie ?
129
— C'est le fiasco le plus total !
— J'ai peine à vous croire.
— Si j'ai multiplié les tentatives, c'est
pour m'en assurer, et malgré toute la bonne
volonté et l'expérience de certaines, rien n'y a
fait. Ou du moins, rien de satisfaisant. Alors que
dans le cas contraire, je suis un lion, un roi.
— C'est proprement incroyable !
— Non, c'est une maladie, mais je n'ai pas
vraiment envie d'en guérir. Pour donner et
recevoir du plaisir, j'ai besoin d'escalader, de
démanteler, de franchir ce que j'ai fini par
nommer le rempart de soie !
— M'en donneriez-vous la preuve
personnelle, ici, maintenant, dans la pénombre de
cette loge ?
— À vos risques et périls, ma chère !
(La chronique raconte que ce soir-là, la
représentation de trois des oeuvres de Marivaux
en un acte, « La Dispute », « L'Épreuve » et « Le
Dénouement imprévu » fut troublée par des
émois aussi sonores que langoureux).
130
La Fille de Prague
— Vous aussi, vous le trouvez beau ?
Je me détournai.
Une jeune femme auburn m'avait parlé.
En français. Et nous étions à Prague, dans la
cathédrale Saint-Guy. Mais quasiment seuls, sans
le moindre troupeau touristique en vue. Ce
soupçon d'accent. Aurais-je affaire avec une fille
de Prague ? Je devais avoir l'air particulièrement
absorbé dans la contemplation de ce vitrail pour
avoir provoqué une telle entrée en matière. Le
français ? Oh, c'est évident, mon guide Michelin
m'avait trahi.
131
D'ordinaire, dans les églises, je contemple
plus volontiers les jeunes femmes que les
vitraux. Mais là, j'avoue que j'avais été distrait
par cette harmonie colorée.
Par ailleurs, je répugne plutôt à faire part
à autrui de mes émotions, aussi esthétiques
soient-elles. Réflexe de scénariste. J'ai sans doute
peur qu'une fois dites, je ne puisse plus les écrire.
Verba volant, scripta manent, en version
inquiète.
Mais, en l'occurrence, je remerciai le ciel
de m'être perdu quelques instants dans ce vitrail
qui me valait de la connaître et je m'empressai de
lui répondre, quoique platement, je le confesse :
— Euh... Oui... Je crois.
À dire vrai, j'ignore presque tout de la
symbolique du vitrail et je puis ajouter qu'à cet
instant je m'en moquais éperdument. Ce que
j'avais sous les yeux, à côté de moi, était bien
plus captivant.
Elle, par contre, semblait tout connaître
ou presque de l'art du vitrail et, visiblement,
souhaitait partager ce savoir. Et moi, j'avais la
chance de me trouver là. Je la saisis donc,
comme un noyé sa bouée, craignant déjà qu'on ne
132
me la ravisse et, prenant mon air le plus
intéressé, toute ouïe, je m'absorbai dans la
contemplation de cette nouvelle œuvre d'art.
Face au chef d'oeuvre moderne du maître
verrier, elle dissertait pour moi, emportée par son
sujet, se tournant de mon côté, de temps à autre
pour quêter une approbation, vérifier que je la
comprenais, mais moi, statufié, immobile, béat,
j'admirais son profil de madone, jusqu'à ce que
son regard accroche le mien et me redonne vie
pour un acquiescement, un sourire, un merci.
Au bout d'un long moment pour elle,
aussi bref qu'une étoile filante pour moi, elle se
rendit compte de mon ingénu manège et dit en
souriant :
— Vous vous moquez bien de ce que je
vous raconte, n'est-ce pas ?
— Détrompez-vous, lui dis-je, vous me
passionnez. Tout ce que vous dites est lumineux.
Je ne sais comment ces termes m'étaient
venus, mais c'était bien cela. Une étoile, un soleil
était entré dans ma vie. Elle était là et j'étais
illuminé. Qu'elle disparaisse et la vie me quittait.
133
Elle disparut pourtant ce matin-là,
refusant mon invitation à prendre un café dans le
premier "kavarna" venu.
Elle s'appelait Mara. Et quand on l'a vue
une fois, on ne peut l'oublier.
Je lui avais arraché ce prénom, mais je
n'en sus pas plus. J'essayai bien de la suivre, mais
la foule des touristes, à présent omniprésente sur
les hauteurs de Hradcany, me fit perdre sa trace
en moins de dix minutes.
Je passai le reste de ma journée à pousser
la porte de toutes les églises de Prague ouvertes,
que je parcourais au pas de course dans l'espoir
insensé de la retrouver discourant devant un autre
vitrail, mais il y a plus de cent clochers à Prague
et un reste de raison me fit comprendre que la
conjonction de deux probabilités de cet ordre
devait relever du miracle ! Autant dire que mes
chances de la revoir étaient quasi nulles.
Harassé, abattu, dépité, j'étais redescendu
jusqu'à Notre-Dame de Tyn, sur la place de la
Mairie, et la nuit tombait. Assis à une terrasse, je
remuais le sucre inexistant d'un café refroidi,
essayant pour la centième fois de me souvenir
dans le moindre détail du visage de Mara et
j'allais y parvenir enfin lorsqu'elle passa devant
134
moi, comme par miracle justement, sortie d'une
boutique, au bras d'une amie, chargée de paquets.
Je hurlai son nom :
— MARA !
Elle se détourna vivement, dans un geste
élégant qui fit virevolter sa jupe autour d'elle et
me ravit :
— Je vous ai cherchée toute la journée. Je
n'y croyais plus. C'est un signe que je vous aie
retrouvée, vous ne croyez pas ? Venez. Il faut
que je vous parle. Asseyez-vous.
Les mots étaient sortis tout seuls,
ordonnés par l'urgence, sans silence, presque sans
respiration. Je dus avoir l'air sincère et
convaincant, car elle sourit, conféra brièvement
avec son amie qui s'éloigna en me gratifiant d'un
regard noir, puis elle vint s'asseoir à mes côtés.
— Qu'avez-vous ?
Nous nous regardions. Elle avait les yeux
clairs des filles de l'Est.
— Je ne sais pas. Si. Besoin de vous.
135
— Vous ne manquez pas d'audace ! Et
vous imaginez que je vais vous croire ?
— Il le faut.
Je lui avais, dans ma fièvre, saisi une
main qu'elle n'osait retirer.
— C'est impossible.
— Qu'est-ce qui est impossible ?
— Tout. Vous ne pouvez pas être tombé
amoureux de moi si vite. Et je ne crois pas au
coup de foudre. Des touristes entreprenants, j'en
rencontre tous les jours ou presque, comme bien
d'autres filles de Prague. Dans huit jours, je ne
serai qu'un nom exotique de plus sur votre
tableau de chasse. Merci bien.
Vexé, je retirai ma main. Les yeux à
demi-fermés, à cause du soleil couchant, elle me
fixait d'un regard tranquille. Je me levai :
— Vous me jugez mal, Mara, mais vous
ne pouvez pas m'empêcher de vous aimer. Et je
vous prouverai que vous avez tort. Bonsoir.
Et je m'éloignai d'un pas décidé,
inconscient, car j'ignorais tout de la manière de la
retrouver, mais par là même magnifique, tandis
136
qu'elle se prenait la tête à deux mains, comme
pour se lamenter du sort qui lui était fait.
À peine commis, je regrettai amèrement
ce geste impulsif et théâtral et rentrai, absorbé
dans mes pensées, pour dîner avec le reste de
l'équipe de repérage du film. Nous étions
descendus à l'hôtel Europa, situé sur l'avenue
Vaclav Havel et, de la fenêtre Art Déco de la
chambre que je partageais avec le chef-opérateur,
je devinais la place Wenceslas. C'était là que Jan
Palach, étudiant désespéré par l'échec du
printemps de Prague, s'était immolé par le feu en
janvier 1969 et, d'un bout de l'année à l'autre,
quelques bouquets de fleurs ravivaient la
mémoire de son sacrifice. Mais ce soir, c'était du
mien que je m'inquiétais.
J'étais sombre et préoccupé et, après
dîner, mon compagnon n'eut aucun mal à me
faire parler. C'est ainsi que nous passâmes le
reste de la soirée et une partie de la nuit à passer
en revue les moyens qui pourraient me permettre
de retrouver Mara.
D'abord, retourner à Saint-Guy. Peut-être
ses pas l'y ramèneraient-ils si elle cherchait à me
revoir. Car, en dépit de ses dénégations, il y avait
quand même quelques signes d'encouragement
137
dans son attitude, non ? Malgré tout, elle était
venue s'asseoir à ma table et ne m'avait pas retiré
sa main. J'étais assez sceptique de nature, mais la
chance m'avait souri deux fois déjà. Pourquoi pas
trois ?
Ensuite, hanter les lieux que fréquentent
assidûment les Praguois : cafés, théâtres, salles
de concert, places et jardins. Autant chercher une
aiguille dans une botte de foin. Par où
commencer ? Le pont Charles, le Théâtre
National, le café Slavia, Narodni Namesti, les
terrasses des cafés de la Place de la Mairie,
etc... ?
Mon compagnon de chambre, grand
connaisseur de Prague, depuis le début de notre
conversation, essayait de me ramener à la raison
avec des propos que je m'entêtais à ne pas
vouloir entendre, du genre "Laisse tomber, ce
n'est pas une fille pour toi" ou "Tu t'emballes, tu
t'emballes, mais qu'est-ce que tu sais d'elle ?"
Rien n'y faisait. Quand enfin, il comprit qu'il
fallait m'aider et non tenter de me décourager, je
le vis soudain sauter de son lit et se précipiter sur
son ordinateur portable, posé sur le bureau de
notre chambre d'hôtel. Celui-ci offrait une
connexion large bande. Il ouvrit le navigateur et
son moteur de recherche d'images. Perdu pour
138
perdu, pourquoi pas ? Il tapa : "Mara". C'était
insensé. 91700 réponses. Je savais que les
prénoms féminins en A faisaient florès sur tous
les sites de charme, érotiques et pornographiques,
mais pas à ce point-là. Il affina un peu la requête.
Et près de quatre cents photos répondaient encore
à l'appel...
Je parcourus fébrilement les dix pages
proposées, pris d'un espoir mêlé de crainte.
Quelle chance pouvait bien avoir ma Mara de se
trouver là-dedans ? Les raisons de publier sa
photographie sur Internet sont multiples, parfois
involontaires, souvent intéressées et les effets en
sont incalculables, la plupart du temps
inopérants, mais parfois sidérants. Au milieu de
dizaines de clichés anonymes et quelconques, je
relevai une pension de famille cossue, une
joueuse de tennis, une golfeuse et une mezzosoprano connues, répondant toutes au nom de
Mara.
Mais là, en bas de page... Pas de doute,
c'était bien elle, nue sur ce canapé rouge, un
genou replié vers le menton, comme pour cacher
sa poitrine, mais révélant à demi un sexe épilé.
Un tambour cognait dans ma poitrine.
139
C'était une accroche destinée à rabattre le
client sur un site spécialisé. À l'intérieur, d'autres
filles et Mara.
Ce tambour cognait de plus en plus fort.
Je parcourus avec honte la galerie de
photos la concernant. Sexe révélé, sexe sans
attrait. J'aurais voulu pouvoir cliquer sur ces
clichés avilissants et les supprimer de l'écran,
mais... impossible et à quoi bon ?
Une douleur physique, concrète, palpable
me barrait la poitrine à présent.
Ainsi, Mara était une escort girl, une
"fille de Prague", selon l'expression en vigueur
sur Internet depuis quelques années, me révéla
mon compagnon. Proposée avec d'autres pour
une soirée, un week-end, une semaine aux âmes
solitaires, moyennant quelques centaines d'euros.
Jeunes, belles, cultivées et pas farouches.
Capables de figurer avec élégance dans n'importe
quelle soirée. Taillables, corvéables... et plus, à
merci. Et ces filles prenaient ça pour une
libération sous prétexte qu'aucun julot ne les
attendait au bas de leur immeuble !
Je comprenais mieux à présent son :
"C'est impossible !" de la veille. Ne voulait-il pas
140
dire qu'elle n'était pas prête à une relation
gratuite, commandée par des sentiments et non le
seul appât du gain ou même la seule recherche du
plaisir ?
Je voulus quand même en avoir le cœur
net. Et, pour la troisième fois de la journée, la
chance ou la malchance, comme on voudra, fut
avec moi. Le répondeur du site m'aiguilla vers la
messagerie de Mara. Filtrage élémentaire des
appels.
— Bonjour, Mara. Raphaël Sibony à
l'appareil. Nous nous sommes rencontrés deux
fois aujourd'hui, vous vous souvenez. J'ai eu du
mal à vous retrouver. Je sais maintenant ce que
vous faites et je comprends votre attitude. Mais
cela m'est égal. Je suis à Prague pour huit jours
encore, pour un repérage de film, et si vous
pensez que je puis être pour vous autre chose
qu'un client, rappelez-moi. Hôtel Europa,
chambre 25. À bientôt.
Ce "À bientôt" était de trop. Peut-être
m'a-t-il perdu. J'étais trop amoureux, trop
confiant.
Elle n'a pas souhaité me revoir et j'ai dû
ranger le souvenir de la "fille de Prague" au
rayon des occasions manquées et des amours
141
ratées. Mais mon cœur se pince encore chaque
fois que j'entends prononcer le nom de Mara. Et
pourtant, sans doute n'était-ce qu'un prénom
d'emprunt.
142
Le Grenier
Longtemps, je n'ai pas osé y entrer.
Voilà, c'est fait. Je viens de gravir
l'échelle de meunier de notre maison et j'ai
soulevé avec difficulté la lourde trappe de chêne
qui y donne accès. Elle est retombée dans un
fracas épouvantable et un tourbillon de poussière
irisée. Mais par bonheur, je suis seul au logis.
Je découvre alors un grenier immense à
mes yeux, mansardé et vide ou presque. La
beauté de sa charpente, au savant assemblage,
m'émerveille. À plusieurs mètres devant moi
s'élève un haut mur de pierres nues, éclairé à
gauche et à droite par deux tabatières, dont l'une
est à demi ouverte. Quelques fils, sur lesquels
143
dorment, serrées en grappes comme autant de
minuscules chauves-souris, des épingles à linge
abandonnées, courent d'un côté à l'autre, à
hauteur d'homme, fixés aux pannes de la partie
mansardée du toit. Une clarté lunaire dessine
deux carrés d'une lumière bleutée sur les ombres
du plancher. Je m'approche du mur et en tendant
la main jusqu'à toucher la paroi, je peux sentir la
chaleur qui émane du conduit de fumée situé
derrière.
Je me sens en sécurité dans cet espace
clos où dominent les tons bruns de ce plancher
poussiéreux, de la charpente sombre, taillée à
l'herminette, sur laquelle ont été posées plus
récemment des voliges grossièrement rabotées,
d'une couleur ocre plus claire, transpercées, à
intervalles réguliers, par les pointes des crochets
des ardoises de la toiture.
Et presque aussitôt, j'ai envie de me
réfugier là. D'y créer mon monde. D'y dormir. Je
peux y revenir à loisir, à présent que j'ai subtilisé
la clé et outrepassé l'interdit familial.
Je l'ai cru vide, mais c'est une illusion due
à ses dimensions et à l'éclairage réduit. En réalité,
il recèle, rejetés dans ses soupentes, des trésors
144
que je vais inventorier au fil des nuits de mes
jours.
Un vieux pupitre double d'écolier, avec
ses encriers de porcelaine, tachés d'encre violette.
Ce devait être celui d'un enfant de dix ou onze
ans. Je m'y assieds, en position inconfortable
aujourd'hui, en dépit de ma taille modeste. Voici
mon bureau.
Une malle, au couvercle bombé, aux
poignées de laiton, à l'intérieur doublé d'un tissu
moiré, peuplée de sangles, de boutons-pression et
de compartiments multiples, mais vides de tout
contenu. Voilà mon coffre-fort.
Je m'installe à ce pupitre, du côté gauche
et j'en soulève l'abattant. Un cahier d'écolier, à la
couverture bistre, apparaît. Il porte en titre, non
pas le nom de son propriétaire ni celui de la
matière à laquelle il est consacré, mais une
inscription en grandes minuscules d'imprimerie,
sur deux lignes décalées et soulignées :"Nos
Colonies".
Au-dessous, encadrée de sombre, une
photo en noir et blanc d'un désert avec, au
premier plan trois touaregs enturbannés. Au fond,
à droite, on distingue ce qui pourrait être un
145
village. La légende dit sobrement : Scènes et
types : chameliers.
Je reconnais ce cahier. Je l'ai déjà vu, j'en
suis sûr. Il appartenait à ma mère. En le
feuilletant, j'y trouve une date : "Les Champeaux,
le 30 octobre 1934", en tête d'une rédaction. Sa
dernière année d'école. Elle avait douze ans. La
dernière page est vierge. Évidemment, le papier
est un peu jauni, mais cela fera l'affaire.
Je prends le porte-plume qui repose dans
sa rainure et le trempe dans l'encrier le plus
proche. Miracle ! Il y a de l'encre, violette
comme il se doit, et ma plume sergent-major
crisse sur la feuille et manque même de buter sur
une irrégularité. Le papier de ce temps-là n'était
pas glacé. Il faut que je fasse très attention. C'est
que je n'ai pas de buvard et, à part cet inespéré
cahier, le pupitre est vide.
J'ai écrit, un peu vite, mais il est trop tard
à présent pour corriger : "Chère Annie". Virgule.
À la ligne.
Là, il faut que je réfléchisse. Certes, c'est
la deuxième fois que j'écris à une fille, mais
j'avais dix ans lors de la première et la lettre est
restée oubliée sous une pile de draps de mon
armoire, faute de l'adresse de la destinataire ou
146
du courage de l'envoyer. À présent, j'en ai treize
et je suis moins spontané que naguère. Je
mâchonne un moment le bout du porte-plume,
manquant de peu de faire un pâté.
En bref, il faut que je lui dise combien je
la trouve belle, que je l'aime et que je lui fixe un
premier rendez-vous. Dit ainsi, cela paraît
simple. Mais la tâche m'apparaît soudain
insurmontable. Les mots s'embrouillent dans ma
tête. Cette première phrase est pire que celle de
M. Jourdain. Ce porte-plume ne veut plus écrire.
L'encre s'est solidifiée.
Un craquement derrière moi me fait
sursauter. Fébrilement, je repose le porte-plume,
ferme cahier et pupitre, avant de m'extraire de ma
place pour me réfugier dans l'ombre de la
soupente. Fausse alerte. Le bois qui vit et qui
s'étire pour se défatiguer. Mais le charme est
rompu. Je redescends sans demander mon reste.
Me voici revenu, à quelque temps de là,
sans l'avoir prémédité et... on m'y attend. J'ai dû
oublier de fermer à clé l'autre nuit. Mais cette
présence ne serait pas possible, si le grenier de
notre maison n'était commun à plusieurs
appartements et situé tout en haut d'un escalier
qui va en se rétrécissant jusqu'à des chambres de
147
bonne avant de finir en cette échelle de meunier
abrupte. Quelques jours plus tôt, j'ai enfin envoyé
ma première lettre à Annie, mais sans lui fixer de
rendez-vous,
dans
l'attente
d'un
signe
d'encouragement qui puisse m'éviter la
déconvenue de m'y retrouver seul.
Je suis donc plus que surpris. Comment
a-t-elle su pour la cachette ? Je n'en ai parlé à
personne, sauf à mon frère, qui s'est inquiété de
mon absence l'autre nuit. Pour une fois, je suis
reconnaissant à cet incorrigible gaffeur d'avoir
parlé !
Annie est assise au pupitre, le cahier
ouvert devant elle. "Alors, c'était vrai ?" Dans ma
lettre, je lui révélais la difficulté que j'avais eue à
l'écrire. "Comme tu vois". Annie est brune, mais
ce soir-là, le soleil couchant, qui entre par une
tabatière, dore ses cheveux et je la trouve plus
belle encore que d'habitude.
Les filles, au collège, ne portent pas le
pantalon, mais jupe, socquettes et souliers plats.
Ce qui est bien pratique en certaines occasions.
Je n'ai moi-même abandonné mes culottes
courtes que depuis un an, après ma Communion
Solennelle. Et ce soir-là, je bénis le ciel que le
port du pantalon ne soit pas autorisé aux filles de
148
quatorze ans. Assis côte à côte, sur ce pupitre
d'écolier, nos genoux se touchent déjà et je sens
la chaleur de sa peau à travers l'étoffe légère du
mien. Et quand nous tournons nos visages l'un
vers l'autre, il ne faut qu'un regard pour que nos
lèvres se trouvent, se frôlent, s'apprennent et ne
se quittent plus avant que le souffle nous
manque.
Nous risquons gros, si on nous surprend.
Quelques sévices à coup sûr, des privations
certainement et le pensionnat surtout, hélas, en
bout de course. Alors, je n'ose pas aller beaucoup
plus loin et je trouverais inconvenant qu'elle en
prenne l'initiative. Je lui caresse bien la poitrine
en l'embrassant et insinue même une main entre
ses genoux, mais elle les garde serrés et nous
nous en tenons là.
Par chance, les événements ont une
logique qui nous dépasse et cette logique veut
que très vite nous nous retrouvions à nouveau
dans ce refuge. Cette fois-ci, c'est de nuit. Peu
importe comment nous y sommes parvenus.
Toujours est-il que nous sommes, seuls, par une
nuit de juin complice, chargée des senteurs
florales des jardins alentour, dans ce grenier dont
le bois restitue la chaleur qu'il a emmagasinée
tout le jour. Nous avons déniché, dans la
149
soupente, un matelas mis au rebut qui trône
maintenant entre la malle et le pupitre...
Nous sommes là, aussi ignorants l'un que
l'autre des précautions à prendre, étendus,
enlacés, dans l'impatience de nos presque quinze
ans pour elle et à peine quatorze pour moi. La
nuit a bien fait les choses en nous ôtant
l'appréhension de la nudité. À ma grande
surprise, ce ne sont plus des socquettes ni une
culotte de lycéenne timide que je trouve sous mes
doigts hésitants et malhabiles, mais bien les
dessous d'une séductrice en herbe. Annie a dû
piller la garde-robe de sa mère. Elle m'aide à
détacher ses bas du porte-jarretelles, à les rouler
sur ses chevilles, à dégrafer son soutien-gorge.
Puis je me déshabille à la hâte, à mon tour.
Au début, nos baisers sont sages, presque
timides, puis pressés, ils entreprennent de
s'aventurer là où ils ne sont encore jamais allés,
par monts et par vaux, mouillés, collés, salés.
Nos dernières protections tombent bien vite. Je
suis sur son corps et ses bras en collier m'attirent
en elle. Nous ne savons ni l'un ni l'autre comment
nous y prendre. Mais la Nature y a pourvu. Déjà
nous y venons. Déjà nous y sommes.
150
Moi, en tout cas. Je me réveille et j'en ai
la preuve, là sur les draps. Ce rêve était trop
beau. Ce grenier trop parfait. Cet amour trop pur
et trop neuf. J'ai cinquante ans et n'ai jamais
connu d'Annie.
Pourquoi faut-il que je me souvienne
toujours de mes rêves ?
151
La Fille de l’Ankou*
J'ai toujours aimé les buffets de gare à
l'ancienne. Leur décor Arts déco, leur atmosphère
changeante, de ruche en effervescence aux heures
de départ et d'arrivée des trains, et de chapelle
recueillie dans l'intervalle, leurs serveurs ou
serveuses en uniforme, tantôt nonchalants, tantôt
débordants d'activité, leurs clients de passage en
instance et leurs habitués perdus dans le fond
d'un verre ou les ronds de fumée d'une énième
cigarette...
Ce jour-là, c'est le désœuvrement qui
m'avait fait pousser la porte vitrée. Quelques
heures à tuer avant de rendre une visite de
politesse à une personne malade. Et pas assez de
courage pour entreprendre autre chose qu'une
observation désabusée du monde devant un café
152
ou un ballon de bière. Les définitions des mots
croisés du quotidien dansaient devant mes yeux
et les détours de pensée du verbicruciste
m'échappaient comme tanches effarouchées par
le brochet d'un étang.
J'ai levé les yeux. Elle était là, devant
moi, assise dans l'autre coin de la salle à demi
enfumée. Le juke-box ou ce qui en tenait lieu
dévidait le fil musical d'une radio à la mode. Ses
jambes, haut croisées sur une minijupe droite,
disaient : "J'aime qu'on me regarde et qu'on me
trouve jolie".
J'étais tout à fait d'accord. De jolies
jambes, gainées de nylon chair. Une silhouette
élancée. Des yeux clairs, encadrés de cheveux
bruns, coupés court. Un pull, échancré en V sur
une poitrine aguicheuse. Le garçon lui apporta le
café qu'elle avait commandé, avec une courbette
cérémonieuse, histoire de se rincer l'œil un peu
plus, pensai-je, frustré.
L'instant d'après, son regard bleu-vert
croisa le mien, quêtant, pensai-je, la confirmation
que je l'observais. Je détournai ostensiblement
les yeux. Je n'allais quand même pas répondre à
la première sollicitation venue ! Attendre vingt,
trente secondes. Observer d'un oeil détaché le
153
reste de la salle, puis revenir se poser sans
insistance sur sa table. Et sur ses jambes. Pour
qu'elle les décroise. Ce sera un premier test. Elle
peut le faire par gêne et timidité et tirer sur sa
jupe en signe de malaise, ou les recroiser de
l'autre côté en cherchant à accrocher mon regard.
Et alors, les vieux instincts du chasseur et de la
proie seront de sortie. Mais qui sera la proie et
qui sera le chasseur ?
Au bout de quelques instants, elle
décroisa effectivement les jambes et j'aperçus la
naissance d'un bas, l'espace d'un éclair. C'était un
bon point. J'ai horreur des collants, briseurs de
rêve et fossoyeurs du désir. Mais elle regarda
ostensiblement ailleurs, elle aussi. Le jeu se
compliquait. M'avait-elle déjà percé à jour ?
À l'horloge du buffet, l'aiguille des
minutes rejoignait celles des heures sur le chiffre
dix. Et le prochain départ était à dix heures
treize. Quai A. Paris direct. C'est ce qu'affichait
l'écran suspendu aux quatre coins de la salle.
C'est alors que je remarquai qu'elle n'avait pas
d'autre bagage que son sac à main, suffisamment
vaste, il est vrai, pour une escapade d'une
journée. Mais peut-être ses valises étaient-elles
enregistrées et partait-elle pour un voyage au
long cours ? Comment savoir ? Ou peut-être
154
était-ce un de ces petits tapins de comptoir que
l'on trouve parfois en province et que si je la
suivais tout à l'heure aux toilettes... Mais cela
cadrait mal avec son maintien, distingué sans
affectation, et naturel sans une once de vulgarité.
D'un air désabusé, elle tourna sa petite
cuillère dans sa tasse, souffla sur le breuvage
brûlant avant de le porter à ses lèvres en un geste
élégant, le petit doigt écarté, mais pas trop.
J'aimai cela. J'en fis autant, (le petit doigt
en moins) et je sus qu'elle m'observait à son tour.
Apparemment, il y avait concordance d'intérêt
entre nous, ou concordance de désœuvrement. La
pendule indiquait dix heures moins cinq.
La balle était dans mon camp. Et je ne
savais trop quelle initiative prendre. Et devant
mon indécision, la pendule indiquait dix heures à
présent ! L'inconnue ne fumait pas et moi non
plus. Inutile de chercher de ce côté-là. Quant à
l'heure, nous l'avions sous le nez. J'eus
l'impression soudaine que les minutes défilaient à
la vitesse des secondes et que le haut-parleur
allait annoncer l'entrée en gare du TGV BrestParis avant que j'aie réussi à entrer en contact.
J'avais beau essayer de passer en revue tous les
plans éculés des dragueurs professionnels, aucun
155
ne me venait à l'esprit. J'étais pétrifié, incapable
de penser, les yeux fixés sur ses yeux maintenant
baissés.
Un bellâtre de dix ans mon cadet venait
d'entrer et promenait son regard de prédateur sur
l'assistance. Aussi prévisible qu'une abeille audessus d'un pot de confiture, je sus à l'instant
qu'il allait me couper l'herbe sous le pied et je
jurai en mon for intérieur tous les jurons de mon
répertoire devant ma consternante bêtise. Comme
prévu, il se dirigea droit vers la table attenante à
celle de la demoiselle aux yeux bleu-vert, s'inséra
derrière la banquette à côté d'elle et avant même
de héler le garçon, se pencha vers l'inconnue en
lui susurrant : "Est-ce indiscret de vous demander
si vous prenez, vous aussi, le rapide pour Paris ?"
Les yeux bleu-vert se relevèrent, brillant
soudain d'un éclat métallique et une voix au
timbre glacé jeta à la face du goujat : "Occupezvous de vos affaires, espèce de malotru".
La réponse me ravissait tout autant que le
vocable me surprenait dans la bouche d'une si
jeune femme. Mais elle s'était levée, et pour
mettre de la distance entre elle et cet importun,
traversait la salle dans ma direction.
— Vous permettez ?
156
Incrédule, je jetai un regard sur ma droite
et ma gauche. C'était bien à moi qu'elle
s'adressait et ses yeux bleu-vert me souriaient. Je
dus lui paraître complètement demeuré, mais
enfin, au bout de quelques interminables
secondes de confusion mentale, je réussis à
articuler un banal : "Je vous en prie" déjà inutile,
car elle occupait maintenant la banquette à mes
côtés.
— Vous me délivrez de ce fâcheux.
Merci.
Ce terme, dans sa bouche, me surprit à
nouveau, mais, surpris, je l'étais déjà tellement
qu'un peu plus ou un peu moins... La pendule
indiquait dix heures sept.
— Vous allez sur Paris, vous aussi ?
Non, ce n'est pas moi qui venais de parler,
mais elle. J'étais au pied du mur. Et deux
réponses croisèrent mon esprit. La première était
la vérité assaisonnée d'un grossier compliment :
"Hélas, non". La seconde, une fable cousue de fil
blanc : "Oui, rendez-vous professionnel". Mais
c'est une troisième qui sortit de ma bouche, je ne
sais comment, mensonge encore quelques
secondes
auparavant
devenu
vérité
157
incontournable, instantanément : "Maintenant,
oui !"
Elle ne releva pas le "maintenant", se
contentant de ce "oui", franc, net et décidé :
— Alors nous pourrons voyager de
conserve, si cela ne vous dérange pas ?
Tout à la réponse que je fis, convenue à
souhait : "Mais pas du tout, au contraire", je ne
remarquai pas tout de suite cette troisième
expression saugrenue chez une fille de vingt ans
ou pas beaucoup plus. La pendule indiquait dix
heures dix et le haut-parleur grésilla que notre
train entrait en gare.
Voyageurs sans bagages, nous nous
levâmes avec ensemble et cet accord imprévu
nous fit sourire. De l'autre côté de la salle, le
bellâtre évincé nous fusillait du regard et lorsque,
pour gagner le quai, nous dûmes passer près de
sa table, je crus entendre mon inconnue
marmonner entre ses dents : "Ne t'en fais pas,
mon joli, ton tour viendra".
— Pardon ?
158
— Non, ce n'est rien. Je me faisais la
réflexion que ce buffet de gare est assez joli, avec
son décor ancien et ses paravents à jours.
Je poussai la porte du quai devant elle.
Son parfum boisé, légèrement musqué, me
suivait et il me fallut un moment pour l'identifier.
Mais, quand je l'eus reconnu, ma surprise fut
totale : c'était... mais oui c'était celui de ma
grand-mère, celui de ses bras qui m'entouraient
quand elle me racontait une histoire pour
m'endormir, là-bas à Valdauge, le pays béni de
mon enfance.
— J'aime beaucoup votre parfum et il me
semble le reconnaître. Puis-je vous demander son
nom ?
— C'est un parfum ancien de chez
Fragonard, un parfumeur de Grasse.
— Je me disais bien... Il n'est pas de votre
époque, mais il vous va bien.
— Merci. C'est sans doute parce qu'il est
de toutes les époques.
Nous étions peu nombreux à prendre le
TGV de dix heures treize, ce jour-là et comme
ma compagne voyageait en première, je n'eus
159
aucune peine à trouver une place, face à elle, bien
que je sois sans billet. Si ce n'était pas mon jour
de chance...
Le convoi s'ébranlait et mon inconnue
croisait et décroisait ses jambes devant moi,
tandis que le chef de train récitait sa litanie
d'informations... Je crois bien qu'on me donnait
le feu vert. Si ce n'est plus. De chasseur, j'eus
comme l'impression fugace d'être devenu le
gibier. Et un sentiment étrange m'envahit :
derrière l'attirance se déployait comme un voile
d'appréhension.
Ridicule, dites-vous. Sans doute, mais il
faut me comprendre aussi : c'était la première
fois qu'on me "draguait" aussi ouvertement. Une
si jeune femme. Et moi, un homme de cinquante
ans, ni beau, ni grand, ni riche. Alors quoi ?
Mais je fis comme vous. Je balayai d'un
revers de main ces scrupules d'un autre âge.
Après tout, j'étais libre comme l'air et n'étais-je
pas entré dans ce buffet de gare à l'aventure ?
Alors, puisque les circonstances étaient de mon
côté, ce n'était plus le moment de reculer. J'entrai
en conversation :
— Comment vous appelez-vous ?
160
Les yeux bleu-vert me sourirent et j'étais
déjà totalement sous le charme de ses yeux
rieurs, de sa bouche gourmande, de son corps
fluide, de ses jambes élancées :
— Anastasie.
Je tombai des nues. De tous les prénoms
de la terre, c'était bien le dernier que je
m'attendais à entendre.
— Vraiment ? Comme l'épouse d'Ivan
leTerrible ?
— Ou comme la sœur de l'empereur
Constantin. Oui.
La civilisation latine, apparemment,
n'avait pas de mystères pour elle. Moi, qui avais
essayé de l'éblouir de ma maigre culture... Mieux
valait revenir à des références plus récentes :
— Mais vous savez que c'est aussi un des
surnoms que l'on a donné à la censure dans le
monde des arts et des lettres.
— Oui, je sais. Et aussi à la machine de
Monsieur Guillotin.
161
C'est curieux comme sa voix pouvait
devenir froide et cassante par moments. Un
frisson incontrôlé me parcourut l'échine.
— Et ce prénom chargé d'histoire ne vous
pèse pas ?
— C'est le mien. Je n'y peux rien. Et
vous, comment vous appelez-vous ?
— Pierre-Alain.
— C'est plus classique, en effet, avec un
petit côté distingué, qui vous va bien.
— Merci.
Nous nous donnâmes une poignée de
main plutôt cérémonieuse. À ses manières,
j'avais l'impression d'essayer de séduire une
femme plus âgée que moi. Mais l'ivoire de son
front démentait cela.
Le bocage breton ou plutôt ce qu'il en
reste, des champs trop grands, des talus trop
rares, et des chemins trop plats, venait vers moi
qui étais assis dans le sens de la marche tandis
qu'elle le voyait s'éloigner au rythme des poteaux
électriques ou téléphoniques qui longent les
voies. Des nuages noirs couraient dans un ciel de
traîne, laissant passer, de loin en loin, les rayons
162
d'un soleil pâle qui doraient alors sa peau et la
faisaient cligner des yeux.
Tandis que nous échangions les propos
précédents, j'avais identifié un bruit connu et
redouté : celui de la pince à composter du
contrôleur annonçant son approche en frappant
les tubes de l'armature des sièges. Et je
m'apprêtais déjà à lui réciter une fable à ma façon
pour expliquer mon absence de billet, quand ma
voisine, en lui tendant le sien qu'elle venait
d'extraire de son sac, dit avec son plus beau
sourire :
— Monsieur n'avait pas pris son billet à
l'avance et nous n'avons pas eu le temps à la
gare...
J'acquiesçai en silence. Le contrôleur,
souriant au sourire d'Anastasie, ouvrit son
volumineux portfolio :
— Aucun problème. Je vais vous en
établir un maintenant. Mais vous allez devoir me
régler une taxe forfaitaire de 39 F.
Moi qui ai horreur de l'illégalité, paye
mes impôts toujours avant l'heure, et mets deux
francs dans le parcmètre pour aller acheter mon
163
journal, je respirai, soulagé de m'en tirer à si bon
compte.
Ma charmante voisine ne l'entendait pas
ainsi. Elle minauda :
— Oh, s'il vous plaît, Monsieur le
contrôleur, c'est à cause de moi si Monsieur n'a
pas eu le temps de prendre son billet, je vous en
prie, ne lui faites pas payer l'amende.
Le contrôleur, en train de rédiger mon
billet, se gratta l'oreille. Il hésitait. On lui faisait
souvent le coup. Mais il était trop jeune encore
pour résister à Anastasie et son sourire enjôleur.
— Bon ça va, mais n'y revenez pas. Ca
vous fera 267 F alors.
— Merci
contrôleur.
beaucoup,
Monsieur
le
Je lui tendis mon chèque. Il déchira d'un
coup sec le premier exemplaire de la liasse de
son carnet à souche et me le tendit :
— Bon voyage, Messieurs-dames.
Et il eut un petit geste mécanique,
consistant à porter légèrement sa pince vers le
côté gauche de sa casquette, comme pour
164
esquisser un salut militaire, avant de s'éloigner
plus avant dans le couloir.
— Merci de m'avoir évité la pénalité.
— Oh, ce n'est rien, croyez-moi.
J'étais fasciné par ses jambes. Ses pieds
menus dans ses sandales à talons hauts aux
brides argentées, ses chevilles fines, ses mollets
galbés, mais sans que saillent les différents
muscles, ses genoux ronds et ses cuisses fuselées
que le siège déformait un peu. Sa jupe les
découvrait raisonnablement, laissant imaginer ce
que j'avais déjà entrevu : la région délicieuse où
s'achève le bas et se laisse toucher la chair
palpitante et nue.
Bientôt mon trouble fut si visible que
mon sexe ne m'obéit plus et que si nous n'avions
pas été assis, on aurait vu une indécente érection
gonfler mon pantalon. Je croisai les jambes à
mon tour pour essayer de dissimuler un tant soit
peu l'évidence. Jamais je n'avais été dans une
situation aussi gênante.
Enfin, je repris suffisamment de contrôle
sur le bas de mon individu pour me lever sans
trop de honte, balbutier un "Excusez-moi" et fuir
165
vers les toilettes, où j'entrai précipitamment,
m'adossant à la porte pour reprendre mes esprits.
Au moment où je me retournais pour en
tirer le loquet, celle-ci s'ouvrit et un visage aux
yeux bleu-vert m'apparut, un doigt sur la bouche.
Anastasie se glissa dans le réduit et c'est elle qui
referma le loquet.
Point n'était plus besoin de paroles. Tout
était évident et nos langues avaient mieux à faire
que de parler. Les murs de l'endroit s'effacèrent.
Ses odeurs fortes disparurent. Étroitement serrés
entre le lavabo et la cuvette, souffles mélangés et
mains fébriles, nous perdîmes toute pudeur pour
nous enfoncer l'un dans l'autre avant l'explosion
finale qui nous laissa souffle court et corps
toujours tendu pour un second assaut, plus lent,
mais toujours muet. Je sentais mon cœur de
barbon cogner dans ma poitrine et mes tempes
sur le point d'éclater. Anastasie me tenait enserré
entre ses jambes de faon. Ses seins durcis me
caressaient la poitrine et son sexe m'appelait plus
profond. Ma vue se brouilla et je sentis que son
plaisir allait être aussi ma perte. Je lui dis à
l'oreille : "Attends, attends, Anastasie, pas si
vite". Mais elle me retenait en elle et déjà je me
sentais partir...
166
Et ce fut le choc. Un crissement infernal
de boggies. Une odeur de métal chauffé à blanc.
Des tôles qui s'entrechoquent. Des cris. Puis
l'inconscience... Les secouristes relevèrent un
cinquantenaire, trouvé pantalon sur les chevilles
dans les toilettes de ce wagon, le visage
ensanglanté et avec un gros hématome à la tête.
On le reculotta, on le ranima, puis on l'évacua
jusqu'à l'hôpital de campagne, installé à la hâte
près de là, dans la campagne mayennaise. C'est
sur sa civière, dans le halo bleu des sirènes
d'urgence, qu'il se souvint du choc et put
articuler :
— Anastasie ? Où est Anastasie ?
— Vous vous sentez bien, Monsieur ? Il y
avait quelqu'un avec vous dans le wagon ? Une
femme, c'est cela ? Nous allons vérifier. Ne
bougez pas. Restez allongé. Un médecin va vous
examiner. Tout va bien, maintenant. Calmezvous.
On l'examina. On pansa ses plaies,
bénignes, une fois le sang étanché. Et la police
vint l'interroger. Il décrivit la jeune femme qui
l'accompagnait,
relatant
fidèlement
leur
rencontre, hormis le dernier épisode, bien
entendu.
167
On ne trouva aucune trace d'Anastasie, ni
ce soir-là ni le lendemain ni jamais. Le billet
correspondant à la place qu'elle occupait n'avait
pas été vendu et le contrôleur de service reconnut
lui avoir délivré un billet à lui, mais nia
qu'aucune jeune femme ait accompagné ce
monsieur, monté en gare de Saint-Brieuc dans le
TGV 80268 de 10 h 13. Comme aucun incendie
ne s'était déclaré, il était exclu qu'elle eût brûlé.
Le scepticisme des enquêteurs devant ses
déclarations s'accrut au fil des heures, puis des
jours. On le crut d'abord en état de choc, puis
mythomane et il ne fut pas autorisé à rentrer chez
lui : on le plaça en observation dans une clinique.
Les examens et les tests pratiqués
conclurent à sa bonne santé mentale. Car on le fit
parler sous hypnose. Et il révéla le pot aux roses.
Son ardent corps à corps avec Anastasie dans les
toilettes du train. La dernière phrase qu'il avait
prononcée avant le choc lui revint, avec la
conscience de l'imminence de sa mort par crise
cardiaque. Mais il en livra une autre, l'unique
prononcée par Anastasie au cours de leur
étreinte, qu'il n'avait pas eu le temps de
mémoriser et que seules détenaient les arcanes de
son inconscient : "On m'appelle tout près d'ici,
Pierre-Alain, et je dois te quitter."
168
Le déraillement du train, un attentat de
l'A.R.B. provoqué par un talon de rail, jeté en
travers de la voie, fit deux morts et vingt blessés.
Et dans les dossiers de la Brigade Antiterroriste,
à la rubrique complicités, dans l'affaire du TGV
de 10 h 13 figurait ceci : "jeune femme brune
d'une vingtaine d'années - aurait été vue en
compagnie d'un voyageur - n'a pu être localisée".
L'affaire fut classée trois ans plus tard,
après qu'un contrôle de routine sur une
départementale ait amené l'arrestation de deux
étudiants dans la voiture desquels, sous un siège,
traînait un tract de l'A.R.B. que le vent, la
négligence, bref, le destin, avaient caché là tout
ce temps. Ils avouèrent. Furent jugés et
condamnés durement, pour l'exemple, car le
traumatisme de l'attentat du Mac Do de Quévert
n'était pas encore levé. Et la police referma son
dossier sur la mystérieuse jeune femme brune qui
avait disparu au moment de l'accident.
Je vais encore dans les buffets de gare,
mais plus à l'aventure. Maintenant, j'y attends
une jeune femme brune aux yeux bleu-vert et aux
jambes idéales, qui viendra fatalement me
retrouver un jour. Non, l'Ankou* n'est pas tout
seul, il a une fille, je le sais bien, moi qui l'ai
tenue dans mes bras. Et à présent, je suis prêt.
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* Personnification bretonne de la Mort, sous la
forme d'un être masculin dont le rôle essentiel est
d'emmener dans l'au-delà ceux dont la dernière heure est
arrivée. (Gwenc'hlan Le Scouëzec - Guide de la Bretagne
mystérieuse).
FIN
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