Bernard VAULEON - Pierre
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Bernard VAULEON - Pierre
Pierre-Alain GASSE Amours de papier Nouvelles et récits 1993-2004 Alexandrie Online Image de couverture : Cliché Jindrich Vanek - Droits réservés. 2 3 Femmes rencontrées, femmes aimées, femmes fantasmées, femmes rêvées, femmes manquées. C’est à une sorte de parcours initiatique que je vous invite aujourd’hui. Le titre initial en était « Les femmes et moi » : il m'a paru trop fanfaron. Car, en réalité, ce moi est autant moi qu'il est un autre. Certes, toutes ces femmes de papier, je leur ai donné vie. Mais il serait illusoire de chercher à chacune un modèle en chair et en os. C’est le privilège de l’écrivain de garnir son carnet d’adresses et son livre de souvenirs de noms, de visages, de corps, immatériels et pourtant si vivants ! Au bout du compte, que reste-t-il des amours vécues, sinon les mêmes souvenirs, plus aigus peut-être, que ceux des amours de papier ? Pierre-Alain GASSE. Pordic, mai 2007. Note : l'une ou l'autre de ces nouvelles, écrites entre 1993 et 2004, a pu faire partie d'e recueils thématiques antérieurs. 4 SOMMAIRE P'tit zizi La Vocation de Jérôme Beaufils Les Feux de Mai Adiós, Bienvenida ! Le Baiser de la Toussaint La Femme Rêvée La Petite Culotte de soie La Fille de Prague Le Grenier La Fille de l'Ankou 5 6 P'tit zizi — Hé, les gars, vous avez vu le p'tit zizi qu'il a ? Sous la douche collective, les garçons de l'équipe minimes de l'U.S.A. s'ébrouent en chahutant. Il y a de quoi. Ils viennent de remporter 3-0 leur premier match de la saison contre Mortain, un ennemi juré. C'est moi Chiquito, le gardien de but, aussi prompt à la détente qu'à la rigolade plus ou moins salace, qui viens de parler. Un chœur de voix qui n'ont pas encore toutes mué reprend à ma suite "Il a un p'tit zizi ! Il a un p'tit zizi !" et une ronde de joyeux satyres se forme autour de Julien, tandis que 7 celui-ci tente de cacher sa nudité et l'objet de la vexation avec sa serviette. — C'est pas bientôt fini, non ? - gronde soudain la voix grave du manager de l'équipe. Voulez-vous le laisser tranquille et vous rhabiller en vitesse. La voiture nous attend ! La ronde cesse comme par enchantement et chacun regagne sans broncher sa place sur le banc du vestiaire, en quête de ses habits. Monsieur H. ne plaisante pas avec la discipline. Julien est rouge de l'ardeur du match, de la chaleur de la douche et surtout de la confusion qu'il vient d'éprouver, sans qu'il sache très bien démêler les trois choses. Il se rhabille à la hâte, comme à la plage, la serviette ceinte autour des reins, les yeux baissés, mal à l'aise. Puis, la petite troupe sort du vestiaire, sac à l'épaule, indifférente déjà à l'incident. Mais la remarque moqueuse que Julien Nouvel vient de subir va pourtant le marquer pour des années. Ce soir-là, dans son lit, baissant son pyjama, il contemple pour la première fois avec un peu d'appréhension ce qui jusqu'alors et depuis quelques mois l'a plutôt émerveillé par ses capacités d'extension. Et si c'était vrai qu'il a la zigounette en dessous des normes ? Mais 8 comment le savoir ? Ce n'est pas le genre de truc qu'on peut demander à n'importe qui. En tout cas, il faut qu'il trouve une parade avant le prochain match. Bon, c'est vrai qu'il n'est ni le plus grand ni le plus fort de l'équipe et que son machin est en rapport avec le reste, mais il va grandir encore. Après tout, il n'a que treize ans ! Le zizi, ça doit bien allonger comme le reste, les bras, les jambes, les pieds, non ? Cette même nuit, pour la première fois, il fait un rêve qu'il refera souvent et qui le tranquillise un peu, car, au matin, il s'en souvient encore et sur son pantalon de pyjama une petite carte de France a séché. Et, dans ce rêve, non seulement son zizi a atteint des proportions respectables au moment opportun, mais avant et après déjà, il était objet d'admiration de la part de la fille avec qui il a... Mais ce n'était qu'un rêve et impossible de se souvenir du visage de la fille ! Julien Nouvel n'a jamais eu autant envie de grandir que cette année-là. Et il s'applique avec méthode à favoriser sa croissance autant qu'il le peut, reprenant du rôti, du fromage, et surtout de la soupe (qui fait grandir, c'est bien 9 connu !) plutôt deux fois qu'une, à tel point que sa mère le croit un moment atteint de boulimie. Hélas, rien n'y fait. Certes, il prend bien les quelques centimètres qui vont le mener à sa courte taille définitive, ainsi que quelques kilos, mais son appendice viril ne semble pas en profiter, du moins pas de manière appréciable à vue d'œil. De toute manière, son problème n'est plus là, mais plutôt dans le fait que, puberté, aidant, l'objet en question a tendance à devenir incontrôlable et à enfler de belle manière à la vue du moindre jupon comme du plus petit bout de téton et qu'il faut le soulager deux ou trois fois par jour pour qu'il se tienne tranquille et ne devienne plus raide que la justice. Cette tyrannie naissante, pour l'instant, semble à Julien la plus belle des revanches et quand cette année-là, il passe de l'équipe minimes à l'équipe cadets "p'tit zizi" est devenu "pine-en-bois", ce qui pour être plus vulgaire est tout de même plus flatteur aux oreilles masculines. Néanmoins, l'incident de l'année écoulée a laissé des traces et, bien que son sexe soit en parfait état de marche et bande au quart de tour, 10 Julien se demande encore s'il a une longueur normale et suffisante. L'Encyclopédie sexuelle de poche en deux volumes des Editions Marabout qu'il s'est hasardé à acquérir en cachette de ses parents, mentionne que chez les individus de race blanche, la longueur moyenne du pénis en érection est de 17,5 cm, un peu moins pour les jaunes et un peu plus pour les noirs. Il en vient à se demander s'il n'a pas du sang asiatique dans les veines, car il a beau mesurer et remesurer sa flamberge, elle n'atteint pas la mesure fatidique. Il est donc en-dessous de la moyenne ! Heureusement, le paragraphe suivant précise que le plaisir féminin est indépendant de la taille du pénis, le vagin des femmes étant capable de s'adapter au mieux à la taille de celuici. Le temps passe. Julien devient amoureux, mais la belle santé de son sexe joue en sa défaveur. En effet, celui-ci se dresse dès qu'il touche une fille et cela vient renforcer d'un sentiment de lubricité le complexe d'infériorité qu'il s'est forgé. Un soir de surboum, alors qu'il danse un slow avec une jolie brune aux yeux noisette, il ne peut se contrôler et, devant 11 l'érection qu'elle ressent contre son ventre, sa partenaire l'abandonne au milieu de la piste, après un regard scandalisé. Par contre, dans un autobus bondé, la croupe rebondie d'une accorte mère de famille semble accueillir avec plaisir ce dur contact. Ils se pressent tant l'un contre l'autre qu'il éjacule en moins de trois minutes. Elle pourrait presque être sa mère. Il n'ose pas la suivre avec son pantalon taché. Tout cela le trouble encore plus. La vague du ciné porno bat son plein. Il y en a un jusque dans les plus petites villes, mais il n'ose y aller de peur d'être reconnu par un client de ses parents ou d'y trouver son père, comme cela est arrivé à l'un de ses camarades. Puis, il devient étudiant. Toujours vierge, hélas. Dans l'anonymat de la capitale régionale, il se risque un après-midi dans la pénombre d'une salle où règne l'odeur douceâtre du sexe. Sur l'écran, des couples s'enfilent par devant, par derrière, sur des dialogues réduits à des onomatopées et des gémissements aussi feints que surfaits. À part deux filles quelques rangs derrière lui et un ou deux couples qui se sont isolés, il n'y a dans la salle que des hommes, bien 12 entendu. Ce jour-là, il découvre la fellation, le cunnilingus et quelques positions inédites, bande tout l'après-midi, mais ce qui le surprend le plus et devient même un souvenir obsessionnel, c'est le spectacle d'un noir, aux sexe long et recourbé, qui parvenait à se sucer lui-même, le bougre, souple comme une liane et monté comme un âne qu'il était. Lorsqu'il fait ses trois jours, au centre de sélection, sous la douche collective, il peut non seulement apprécier subrepticement la diversité des appareils génitaux masculins, mais se voit confirmer que la taille de son vit au repos peut être ridicule, si peu que le froid ou l'appréhension s'en mêlent. Ses amours sont devenues épistolaires car, par trois fois déjà, il s'est vu éconduire par des filles qui voulaient qu'on leur fasse la cour, qu'on les embrasse, qu'on les lutine un peu, mais généralement pas davantage et, de peur de ne pouvoir s'en tenir là, Julien se contente de fréquenter la Veuve Poignet. Mai 68 survient. Au cinéma, un aprèsmidi, une fille répond à ses avances et prend son pied grâce à sa main à lui qu'elle guide au bon endroit. Elle veut s'échapper, il la suit, l'aborde, 13 l'invite et en est récompensé, car cette nuit-là, il fait la chose pour la première fois, dans un champ de blé, aux portes de la ville, sous un ciel étoilé. Il se souvient encore de l'odeur poivrée de son sexe dont il a gardé les doigts imprégnés jusqu'au surlendemain. C'est une joute sans gloire, rapide et maladroite, qu'ils ne peuvent rééditer, car la rosée les déloge et ils n'ont nulle part où aller. Alors, ils se séparent comme il se sont connus, dans une pénombre complice, aux petites heures du matin. Julien sait à présent qu'il peut faire l'amour aux filles, qu'il a ce qu'il faut pour, mais il ne sait pas encore leur donner du plaisir, tout juste prendre le sien égoïstement et bien trop rapidement. Au moins son initiatrice n'a-t-elle fait aucune réflexion sur la taille de son dard, et c'est là le point le plus positif de l'expérience, outre le fait qu'il ait pu mettre à profit deux ou trois positions élémentaires. Il va en apprendre un peu plus lors d'un voyage à Paris et d'une visite dans les rues chaudes de Montmartre. Une grande blonde qui a tout de suite attiré son regard, l'a repéré et le hèle avec gouaille : 14 — Alors, mon mignon, tu viens me faire voir le loup ? Mais, affolé de sa visible inexpérience, il ne sait que répondre non, non. Dans une ruelle adjacente, cependant, il se risque à aborder une brunette, plus en rapport avec lui question taille. Après avoir payé la chambre - un cosy-corner bien ordinaire - il doit se laisser laver le bigoudis au permanganate avant de découvrir le 69 qu'il a accepté moyennant supplément. Mais ce sexe-là, trop lavé, est sans odeur et sans saveur et la demoiselle, pressée, ne lui laisse pas le temps de faire ses preuves outre mesure, protégeant sa bouche des baisers et ses arrières des assauts qu'il voudrait y donner. Mais elle non plus n'a pas fait de réflexion sur son petit matériel. C'est donc qu'il ne doit pas différer tant que cela de celui des autres, non ? Mais peut-être n'est-ce que le silence intéressé d'une marchande de plaisirs tarifés, par ailleurs bien décevants. À quelque temps de là, Julien tombe amoureux pour la quatrième fois d'une fille qui se laisse embrasser et caresser et le caresse aussi à l'occasion, mais le repousse dès qu'il veut aller 15 plus loin. Mais il s'aiment et, au bout de quelques mois, décident de se marier. Je les ai rencontrés l'autre jour, elle, tenant par la main une fillette de deux ans, et lui, poussant un landau ou gazouillait un bébé de six mois. Nous nous sommes reconnus et il m'a salué d'un : — Ça alors ! Chiquito ! Comment tu vas ? Qu'est-ce que tu deviens ? Moi non plus, je n'avais pas oublié le surnom de ses douze ans. Mais cette fois, j'ai heureusement pu retenir ma langue. Enfin, apparemment, il s'en est bien sorti, "p'tit zizi". On est con, quand on est jeune, non ? 16 La Vocation de Jérôme Beaufils C'était une place carrée, plutôt petite, couverte de gros pavés carrés, eux aussi, dont le temps et le passage avaient arrondi les arêtes et poli la surface. Une place nue, sans arbres ni bancs, sans même d'emplacements de parking dessinés à la peinture blanche. Une place avec pour seul ornement un panneau de stationnement interdit (le samedi de 6 h à 15 h pour cause de marché). Une place que dominait de sa masse imposante la basilique Saint-Sulpice, qui en occupait le côté ouest. Une espèce de no man's land de cinquante mètres à soixante mètres de côté, le plus souvent encombré de véhicules qui empêchaient le microcosme de commerçants qui habitait autour de suivre tout à son aise les allées et venues, les faits et gestes de tout un chacun. Une place des plus banales, en somme. 17 C'est là qu'était né Jérôme Beaufils. Je veux dire dans une des boutiques qui la ceinturent. Son père n'avait pas eu le temps de conduire sa mère jusqu'à la clinique SaintSauveur, pourtant proche, et c'est là, sur le comptoir du bureau de tabac, que l'enfant avait vu le jour. Le bureau de tabac était alors coincé entre la boucherie Percelaine et la droguerie Corbon, vous vous souvenez ? Mais autour de la place, il y avait encore la pharmacie Charmet (M.Charmet ! Il avait trois bien jolies filles, n’est-ce pas ?), la quincaillerie Ledur (vous savez bien, ils ont déménagé dans les années soixante), et qui donc encore ? : ah, mais oui : l'horloger, M. Serrand, et le pâtissier ; comment s'appelaitil, déjà ? Petitbois, c'est cela, vous avez raison, et au coin, le coiffeur-salon de beauté Lanvin, oui, comme le couturier (on dit qu'ils étaient parents). Je disais donc que Jérôme était né sur le comptoir de la boutique de son père, dans une maison déjà célèbre pour une autre naissance, bien antérieure celle-là, que rappelait une plaque de marbre sur la façade : Ici naquit Paul-Armand Challemel-Lacour, 18 Homme politique français. Académicien, (1827-1899). Pour l'heure cet illustre voisinage le laissait bien indifférent, mais il s'en enorgueillirait plus tard, y voyant comme un signe du destin. Jérôme Beaufils, fils aîné de Marthe et Armand Beaufils, débitants de tabac, 6, Place des Trois Quartiers, était donc venu au monde sur un comptoir en bois verni, un matin de septembre 1950, vers sept heures, au moment où les premiers clients viennent chercher leur journal. C'est l'un d'eux, M. Charmet le pharmacien, qui téléphona au médecin, mais Jérôme Beaufils, à qui il tardait sans doute de voir le jour, n'attendit pas l'arrivée du praticien et poussa son premier cri comme entrait Madame Petitbois, en robe de chambre ouatinée, d'un rose vif, sa monnaie à la main, et s'apprêtant à crier à l'adresse d'Armand Beaufils qui, à cette heure, prenait d'ordinaire son café dans la cuisine : "C’est moi, M. Beaufils. Ne vous dérangez pas. Je prends le journal". Mais au lieu de cela, elle poussa un cri aigu de surprise et d'horreur mélangées avant de s'évanouir dans les bras de 19 M. Serrand, l'horloger, qui la suivait toujours de bien près et poussait la porte à cet instant précis, le cher homme. La surprise, en un tel moment, était une réaction bien normale - entendre et voir vagir un nouveau-né, couché sur les journaux du matin, a de quoi surprendre les esprits les mieux éveillés, mais l'horreur s'expliquait moins facilement : certes Jérôme Beaufils, pas encore débarbouillé et gluant de placenta, n'avait rien d'un bébécadum, mais enfin Mme Petitbois, mère de deux fillettes, aurait dû savoir à quoi s'en tenir sur ce chapitre. Lorsqu'elle revint à elle, grâce aux soins diligents de Monsieur Serrand, dont la galanterie avait enfin trouvé à s'employer, Jérôme Beaufils venait de partir pour la clinique avec sa mère, dans la voiture du docteur Boulard, arrivé dans l'intervalle. C'était un matin d'hiver comme les autres. Il avait plu durant la nuit et les pavés de la place encore déserte luisaient sous la lumière des réverbères. La messe basse de sept heures et demie sonnait à la basilique. Un quarteron de religieuses - toutes cornettes baissées - et une litanie de bigotes montaient les marches du parvis à petits pas pressés. Hormis la naissance 20 inopinée de Jérôme Beaufils, la journée s'annonçait normale dans la bonne ville d'A. Il faut bien dire qu'il ne s'y passait jamais grand-chose. Mis à part le marché hebdomadaire, les fêtes carillonnées, le quatorze juillet et le onze novembre, on aurait pu compter sur les doigts d'une main les événements sortant un tant soit peu de l'ordinaire. Depuis sa libération, le 31 juillet 1944, par la IIIe Armée américaine du général Patton et après lui avoir érigé un monstrueux obélisque de granit qui se dressait à son entrée ouest, la ville s'était rendormie dans sa quiétude de sous-préfecture et la vie s'y écoulait dans une atmosphère aussi feutrée qu'avant la guerre. Les rues étaient pourtant plus larges, les maisons plus hautes, les fenêtres plus grandes qu'avant les bombardements, mais seul le décor avait changé : les mêmes familles de la bourgeoisie de robe ou d'épée, les mêmes possédants aristocrates, les mêmes commerçants aisés tenaient le haut du pavé, se saluaient, se fréquentaient, s'aimaient, se haïssaient. Le reste de la population (fonctionnaires, employés, ouvriers, artisans, petits commerçants) leur devait peu ou prou, qui sa place, qui sa clientèle et s'efforçait en conséquence de tenir au mieux le 21 rôle de figurant que le sort lui avait dévolu dans cette humaine comédie. Dans ce concert, les Beaufils étaient nouveaux venus. Armand Beaufils et sa femme, découragés par la grêle et la fièvre aphteuse, avaient vendu leur petite ferme cinq ans plus tôt et quitté leur pays d'Auge natal pour acheter dans le bas Cotentin ce fonds de tabac-journauxbimbeloterie que des prédécesseurs incompétents avaient laissé péricliter. Marthe était courageuse et Armand ne l'était pas moins. Ils s’accoutumèrent vite à leur nouvelle vie. Mais on ne les eût point acceptés aussi rapidement sans le bienveillant patronage de Monsieur l'Archiprêtre qui se prit d'amitié pour eux lorsqu'il découvrit que leurs deux familles étaient originaires de la même commune ornaise de Champosoult. Entre "pays", n'était-ce pas là une chose bien naturelle ? Naturelle, sans doute, mais surtout providentielle pour Marthe et Armand dont les affaires s'en ressentirent bientôt : quelques bonnes familles délaissèrent en effet la Maison de la Presse, où des employées peu empressées les servaient sans égards, pour fréquenter la boutique d'Armand Beaufils. Là au moins, on savait reconnaître leur qualité, et la politesse campagnarde, parfois un peu rude (mais 22 ô combien amusante n’est-ce pas ?) d'Armand fit merveille. La tournure avenante de Marthe aussi. De proche en proche, la clientèle s'étoffa. Et Armand Beaufils, qui, les premiers temps, voyait arriver avec angoisse les fins de mois, commença à respirer avec un peu plus d'aise. C'était sur ces entrefaites que Marthe lui avait annoncé, neuf mois plus tôt, qu'il allait être père. Après six ans de mariage infructueux, cette nouvelle était pour tout dire inespérée et, dans sa joie, Armand ne songea même pas que cet enfant pourrait être une fille, décidant derechef que son fils s'appellerait Jérôme, en l'honneur de son oncle, le "pays" de Monsieur l'Archiprêtre. La providence lui donna raison dans les circonstances que l'on sait. Jérôme Beaufils devait rester fils unique. L'accouchement impromptu de sa mère sur le comptoir de son commerce entraîna en effet quelques complications qui laissèrent à la pauvre Marthe un tel souvenir qu'elle renonça à avoir d'autres enfants. Jérôme leur apportait d'ailleurs, à son mari et elle, tout le contentement que l'on était en droit d'attendre d'un enfant de son âge. Serviable et poli - qualités essentielles dans le commerce - il eut été assez joli garçon avec son teint clair et ses cheveux bruns bouclés, sans un 23 appendice nasal déjà fort développé et d'une sensibilité extrême aux miasmes de l'atmosphère, ce qui le conduisait à éternuer fréquemment et bruyamment. Mais, à quelque chose, malheur est bon, puisque c'était ce léger défaut qui lui avait valu d'être remarqué par Monsieur l'Archiprêtre (luimême affligé d'une membrane pituitaire chatouilleuse), un matin qu'il venait prendre son journal, sa messe dite, et que Jérôme l'avait salué d'une salve d'éternuements. Jérôme avait alors six ans, bientôt sept, et n'allait pas encore à l'école, ses parents ayant dédaigné de l'envoyer à la maternelle. Monsieur l'Archiprêtre sut prononcer les mots qu'il fallait et Jérôme fréquenta d'abord l'école maternelle des Sœurs de Saint-Vincentde-Paul pour ce qui restait de l'année en cours, puis celle des Frères de Saint Jean-Baptiste de la Salle, sans y laisser d'autre souvenir que celui d'un élève studieux, calme et réservé. Ni sauvage ni renfermé, non. Jérôme eut les jeux de son âgeles cow-boys et les indiens, les billes, le football, le baby-foot-; mais il se différenciait pourtant de ses congénères sur un point : son goût extrême pour la lecture. Depuis qu'il savait lire, Jérôme dévorait tout ce qui lui tombait sous la main, et 24 comme il n'avait qu'à la tendre pour ce faire, son père dut bientôt surveiller ses présentoirs. Mais rien n'y fit. Entre les heures de loisir qu'il passait à la boutique à seconder ses parents et les veillées dans sa chambre, il parvenait à feuilleter et parcourir une bonne partie des titres de la presse hebdomadaire. Il commença, bien entendu, par Mickey, Spirou, Tintin et autres revues enfantines, pour y adjoindre par la suite Paris-Match, Jours de France, Point de VueImages du Monde, puis ces magazines féminins remplis de romans-photos à la Delly et autres Max du Veuzit qui s'appelaient Femmes d'Aujourd'hui, Bonnes Soirées, Nous Deux, Intimité, Confidences ; mais il y ajouta aussi Système D, le Canard Enchaîné, Ici Paris et France Dimanche. Son père commença à s'inquiéter sérieusement de cette boulimie éclectique lorsqu'il le surprit feuilletant Détective, Lui et Hara-Kiri et, de crainte que les valeurs morales qu'il lui avait patiemment inculquées ne cédassent devant ces assauts pervers, il renonça même à vendre ces deux derniers titres. C'est que Jérôme n'avait encore que douze ans. Armand Beaufils, qui s'était ouvert de ce grave problème à Monsieur l'Archiprêtre (qui était toujours de si bon conseil), se vit 25 logiquement recommander d'occuper autrement l'esprit et le corps de son fils, et Jérôme entra donc dans le club de football de la ville en même temps qu'il découvrait son premier véritable mouvement d'Action Catholique, les "Chevaliers du Christ", après avoir été "Cœur Vaillant" pendant quelque temps. Encouragée par des maîtres clercs, sa foi de charbonnier devait trouver là une nourriture inépuisable ; mais d'une nature en tout précoce, Jérôme ressentait déjà d'étranges émotions à voir ses coéquipiers se doucher dans les vestiaires après le match ou l'entraînement ; son trouble fut bientôt remarqué, et il ne manqua pas d'âmes charitables pour s'offrir à le déniaiser. Ainsi commença une double vie tourmentée pour Jérôme Beaufils, de péché en bonne action, de contrition en pénitence, de confession en communion. Sitôt faite sa communion privée, Jérôme était devenu enfant de chœur. Le surplis blanc, la mosette et la calotte rouge l'enchantaient ; hélas, cet uniforme fut bientôt simplifié en une stricte aube de lin et la fonction perdit alors pour lui la principale partie de son attrait. Entre temps, il avait néanmoins appris à servir la messe et le maniement des burettes, de l'encensoir ou des clochettes n'avait plus de secret pour lui. Comme tous les enfants de chœur, il goûtait, chaque fois 26 qu'il en avait l'occasion le vin de l'office, qu'il remplaçait par un peu d'eau, sans jamais tromper le desservant, au palais trop habitué pour se laisser abuser par ce subterfuge élémentaire. Mais ce que Jérôme préférait, c'étaient les grandes cérémonies : non, pas les grand-messes dominicales, servies par six ou huit enfants de chœur, mais les fêtes carillonnées, Noël, Pâques, la Fête-dieu, l'Assomption, la Toussaint, toutes ces occasions où s'étalait la magnificence de la pompe ecclésiastique : Monsieur l'Archiprêtre, surplis blanc, camail rouge, sous son dais, à droite de l'autel, dans le chœur ; Monsieur le Premier Vicaire, en face de lui, près de l'orgue ; le diacre au lutrin, l'officiant entouré de tous les enfants de chœur, la chorale au grand complet, l'orgue dans tous ses registres, les lustres brillant de tous leurs feux, l'odeur de l'encens qui vous monte à la tête, la foule recueillie, l'unisson des répons : une émotion profonde s'emparait alors de Jérôme qui pensait que Dieu faisait bien les choses, mais en oubliait parfois son service, perdu qu'il était dans la contemplation de la lumière dans les pendeloques de cristal des lustres, du soleil dans les vitraux de la croisée du transept, ou absorbé par l'écoute du contrepoint de l'orgue ou du contre-chant de la chorale. Pour tout dire, Jérôme était un rêveur impénitent... 27 Il venait d'avoir treize ans. Depuis deux ans déjà, il avait quitté l'école des Frères pour le Petit Séminaire où il devait poursuivre ses études secondaires. De la sixième rose, il était passé à la cinquième verte, puis à la quatrième deux, section B. Son grand-père lui avait acheté un vélo pour faire le trajet, un magnifique vélo routier avec des sacoches (il eut évidemment préféré un de ces demi-courses aux fins boyaux et double plateau qu'il convoitait depuis longtemps dans la vitrine du marchand de cycles, mais c'était déjà beau d'avoir celui-là !). De la boutique de la place des Trois Quartiers à l'Institut Notre-dame (c'était le nom du Petit Séminaire), il n'y avait qu'un petit kilomètre, mais avec au retour un raidillon de deux cents mètres qui vous sciait les jambes et vous coupait le souffle. Rares étaient ceux qui franchissaient les derniers mètres sur leur selle. De toute manière, il fallait s'arrêter au stop, en haut. Mais depuis quelque temps, Jérôme ne mettait plus le pied à terre, et au lieu de poursuivre tout droit, une fois atteint l'ancien couvent des Ursulines, il continuait à monter en danseuse la corniche Saint-Michel. — Eh, Jérôme, c'est par là que tu rentres chez toi, maintenant ? - lui demandaient ses copains, l'air goguenard. 28 — Si je veux courir, il faut bien que je m'entraîne un peu, non ? Mais cette réponse n'abusait personne, et un soir, un de ses camarades qui l'avait suivi en coupant par les escaliers de la rampe d'Olbiche fut tout surpris de voir Jérôme garer son vélo au coin du calvaire de la Place Carnot, à l'endroit le plus éloigné de la route, mettre soigneusement son antivol et traverser la place en direction de l'église Notre-Dame-des-Champs. Arrivé sur la Place du Petit Palet, qui se trouve derrière, il entra dans la boulangerie qui se trouvait là, en ressortit avec deux rochers à la noix de coco et alla s'asseoir au soleil au pied d'un des contreforts de l'abside de l'église. Mais le curieux ne put en savoir plus, car il était maintenant en terrain découvert et il dut s'éloigner, en faisant à Jérôme un signe de la main auquel celui-ci répondit vaguement. Or, à ce moment précis, par la rue BelleEtoile, deux jeunes filles arrivaient, leurs livres sous le bras. L'une était blonde et l'autre auburn. L'une avait les cheveux lisses et sur les épaules, l'autre les avait courts et bouclés. La blonde s'appelait Maria, l'autre Annie. Annie habitait place du Collège, juste en face et Maria et elle se quittaient là, d'un baiser sur la joue. Alors, 29 Jérôme qui les observait de son abri, se levait pour rejoindre Maria. Parfois, ils s'arrêtaient au coin du parvis à discuter de tout et de rien, parfois ils traversaient seulement l'immense place, se quittant d'un geste de la main à l'entrée de la Corniche. Jamais, depuis plus d'un an, on ne les voyait se prendre la main ni s'embrasser. Un jour, une vieille dame, qui tricotait souvent dans son fauteuil roulant, à sa fenêtre ouverte, avait même lancé à Jérôme mi-figue, mi-raisin : "Si tu l'aimes, dis-le lui, mon garçon ; sinon, elle s'envolera vers un autre !". Jérôme avait rougi jusqu'aux oreilles et s'était éloigné en grommelant : "Je voudrais bien ! Je voudrais bien !". Il se souvenait dans tous ses détails de leur première rencontre. Ce dimanche matin-là, il s'était réveillé vers neuf heures comme tous les dimanches. Le branle-bas des cloches de la basilique par sa fenêtre entrouverte lui servait de réveil. Il avait coutume d'assister à la grandmesse de dix heures et il était juste temps qu'il se lève. Le miroir de la salle de bains lui renvoya l'image d'un adolescent boutonneux, aux cheveux rebelles. Il caressa son menton d'une main distraite : il allait falloir qu'il commence à se raser sans tarder. Sur le pied de son lit, sa mère, hier au soir en se couchant, avait disposé sa tenue 30 du dimanche : une chemise blanche qu'il portait le col ouvert en été, et avec une cravate l'hiver, un pantalon de flanelle grise et un blazer bleu marine. La pensée lui vint que c'était l'uniforme des pensionnaires de l'Institut Notre-Dame. Mais la dernière volée de cloches de la grand-messe l'arracha à ses réflexions : il enfila sa veste, vérifia qu'un mouchoir plié en quatre se trouvait dans la poche gauche de son pantalon, attrapa son missel et jeta un dernier coup d'œil à la glace de sa chambre avant de refermer la porte qui claqua derrière lui. Il dévala les escaliers de l'appartement, ralentit pour traverser la boutique où Monsieur et Madame Beaufils servaient les habitués du dimanche matin. Sa mère l'inspecta du regard, tandis que son père lui tendait deux pièces de monnaie : un franc pour la quête et cinquante centimes pour la chaisière. Saint-Sulpice est un vaste édifice néoclassique, froid et imposant, conçu pour abriter un Dieu dominateur et barbu, que l'on prie à genoux, sans trop relever la tête. Jérôme n'aimait pas s'installer dans la nef, sauf à se mettre dans les premiers rangs, mais son audace allait rarement jusque-là. Le chœur, surélevé de deux marches, était réservé à ceux qui venaient à la messe d'abord pour être vus et ensuite seulement pour prier. Lui, y venait pour prier et 31 rêver, sans trop savoir quelle motivation l'emportait sur l'autre. Il avait pris l'habitude de s'asseoir dans les premiers rangs de l'une des chapelles de la croisée du transept, du côté évangile. Il s'y sentait moins noyé dans la foule, tout en étant plus proche du maître-autel et, en hiver, la proximité des bouches de chauffage n'était pas à dédaigner non plus. C'était, en outre, un excellent observatoire d'où il découvrait tout un bas-côté, les trois-quarts d'une nef et les premiers rangs de l'autre, la moitié du chœur et toute la chapelle d'en face. Certes, pour y trouver place, il fallait arriver légèrement en avance, mais Jérôme aimait voir l'église se remplir peu à peu selon le ballet bien réglé des habitudes de chacun. Ce dimanche-là, le spectacle était des plus ordinaires : dans le chœur, le même parterre de bourgeois endimanchés, aux premiers rangs de la nef, les commerçants habituels (il songea que ses parents qui ouvraient boutique le dimanche matin, devaient se contenter d'une messe basse), à ses côtés, des filles et des garçons, comme lui et quelques vieillards, courbés et poussifs. Mais il fut soudain tiré de sa contemplation habituelle par l'éclat d'un visage, là-bas, en face de lui, au premier rang de la 32 croisée du transept. Un regard clair sous des boucles de cheveux blonds. Un air de jeune fille sage, le visage illuminé par un rai de soleil descendu d'un vitrail, attentive à sa prière et si belle, dans son attitude de recueillement inspiré ! Jérôme détaillait, avec un plaisir jusqu'alors inconnu, la courbe gracile du cou, l'arrondi du visage, l'ovale parfait des yeux, la bouche moqueuse, les mains fines croisées sur le prie-Dieu... L'office se déroulait sans qu'il s'en rende bien compte. Pourvu qu'elle vienne communier ! Et quelle chance qu'il ait continué à servir la communion bien que n'étant plus enfant de chœur en titre ! Il manœuvra pour servir de ce côté-là. Elle s'avança bientôt en effet et s'agenouilla devant le prêtre à ses côtés, ouvrant la bouche et tirant une petite langue rose, comme celle d'un chat. Dans son émotion, Jérôme laissa tomber le plateau d'argent qu'il devait présenter sous son menton. Elle eut un geste pour le ramasser et sa main et celle de Jérôme se rencontrèrent alors qu'ils échangeaient leur premier regard. Jérôme balbutia "merci" et le prêtre prit une hostie dans le ciboire qu'il tenait à la main, pendant qu'il prononçait la formule sacramentelle : "Corpus Domini Nostri Jesu Christi custódiat ánimam tuam in vitam aeternam. Amen". Les yeux baissés, elle se 33 relevait maintenant et s'éloignait vers sa place. Jérôme de tout son être, suivait ses pas, la gorge nouée, la poitrine retentissante de coups sourds et redoublés. Souffrance extrême et douce à la fois. Jérôme était amoureux pour la première fois, amoureux d'une inconnue, entrevue dans un halo de lumière, le temps d'une messe ! Tous ces souvenirs lui revenaient avec la même force qu'aux premiers jours et, en les évoquant, la même émotion douloureuse s'emparait de lui : le cœur qui bat la chamade, le regard qui chavire et puis comme un coup de poing au plexus ! Depuis plus de trois mois maintenant, Jérôme rêvait d'entraîner Maria dans le Jardin des Plantes tout proche. Mais au moment de la séparation, le courage lui manquait toujours. Ah, s'asseoir avec elle sur un banc, passer son bras autour de ses épaules et l'embrasser, comme on fait au cinéma ! Jour après jour, il se répétait, chemin faisant, les quelques phrases à dire, variant à l'infini la formulation et l'intonation, s'interrogeant sur le meilleur moment, la meilleure manière. Fallait-il dire, d'entrée et d'un air indifférent : "Maria, ça te dirait de faire un tour avec moi au Jardin des Plantes ?", ou même, plus direct encore : "Maria, tu viens faire un tour avec moi au Jardin des 34 Plantes ?". Mais non, c'était trop cavalier, elle allait refuser sèchement. Peut-être valait-il mieux attendre la séparation quotidienne, retenir sa main et d'un ton grave lui dire : "Maria, voudraistu m'accompagner un moment au Jardin des Plantes ? J'ai des choses importantes à te dire". Beaucoup trop solennel ! Elle allait éclater de rire. Et s'il l'entraînait par la main, au moment de la quitter en disant : "Viens, je voudrais te dire quelque chose". Ça, c'était mieux, oui, beaucoup mieux. Mais l'instant lui paraissait toujours mal choisi - une voiture qui passe, un nuage menaçant, un passant indiscret - il se disait que demain il oserait et d'un ton faussement enjoué, essayant de dissimuler son trouble, il ne réussissait qu'à dire, en lui serrant la main en copain : "Bonsoir, Maria, à demain !" De la parole aux actes, quel abîme ! L'année allait se terminer et il ne la verrait plus avant la fin des vacances. Il fallait qu'à la kermesse de fin d'année il se passe quelque chose. C'était à la Saint-Jean qu'avait lieu la kermesse des Écoles Privées de la ville, dans le Parc des Sœurs de la Providence. Sous les arbres centenaires, des bénévoles dressaient les baraques, manèges et stands de la fête, le restaurant champêtre et le salon de thé. Dans les quartiers, depuis des mois déjà, des bonnes 35 volontés s'affairaient, le soir, dans garages et hangars, autour des chars du corso fleuri. Dans les écoles, s'entassaient les costumes de papier crépon pour le défilé. Et le dimanche soir, pour clore la fête, on tirerait du bas du parc le feu d'artifice auquel la foule assemblée sur les pelouses applaudirait avant de rentrer dans la nuit étoilée, la tête lourde de bruit, d'images et de souvenirs, jusqu'à la Saint-Jean prochaine. Maria et Jérôme étaient convenus de se retrouver ce soir-là pour admirer ensemble le feu d'artifice. Oh, certes, ils s'étaient croisés à plusieurs reprises au cours de la fête. Il l'avait invitée à faire un tour ou deux de manège et lui avait offert un coca. Mais Jérôme attendait la protection de la nuit pour parler à Maria. Dans l'obscurité, il se croyait capable de vaincre sa timidité. Vers vingt-deux heures trente, alors que le ciel s'obscurcissait et que les lampions de la fête prenaient la relève du soleil, Maria arriva sans bruit au pied du séquoia où Jérôme l'attendait, assis, depuis longtemps déjà. Elle portait une robe légère à bretelles, des ballerines et sur les épaules un gilet, qu'elle laissa glisser à terre pour s'asseoir dessus, à côté de Jérôme, dont le cœur faisait des bonds, comme au premier jour. 36 L'obscurité les entoura soudain. On avait éteint toutes les lumières : dans quelques instants, la première fusée du feu d'artifice déploierait dans le ciel son parapluie d'or et d'argent. Jamais plus, avant l'an prochain, ne se présenterait une occasion comme celle-là. A l'éclatement de la première pièce, Maria sursauta et instinctivement s'appuya sur Jérôme qui passa son bras autour de ses épaules nues, sans avoir eu le temps d'y réfléchir. Mais la crainte qu'elle ne fit un geste pour se dégager le paralysa aussitôt : ses doigts sur la peau tiède de Maria le brûlaient si délicieusement ! Il lui semblait que son cœur s'ouvrait comme les corolles multicolores des pièces d'artifice qui crépitaient maintenant audessus d'eux. Maria s'extasiait :"Oh ! la belle bleue ! Jérôme ! Tu as vu celle-là ?" Mais sa voix ne manifestait pas d'autre émotion que la joie du spectacle, alors que Jérôme ressentait un embrasement de tout son être. Instants magiques : il aurait suffi d'un seul mot d'elle, d'un seul geste encore, d'un seul regard peut-être, pour que s'accomplît le miracle tant rêvé d'être à l'unisson de l'être aimé. Mais, Maria, les yeux au ciel, était toute à l'émerveillement du feu d'artifice et Jérôme, à ses côtés, retenait son souffle, mais ne put retenir le temps, cruel voleur de son bonheur, qui dénoua le charme alors que 37 retombaient sur la foule ébahie les poussières de lumière de la dernière fusée. Les éclairages se rallumèrent. Maria se releva et s'exclama en regardant sa montre : — Onze heures et demie déjà ! Il faut que je parte. Je dois être rentrée pour minuit. Debout devant Jérôme, elle défroissait sa robe, arrondissant son jupon autour d'elle. Puis, soudain, elle se pencha sur lui pour déposer sur sa joue un baiser bref et léger comme un papillon : — Bonsoir, Jérôme. Jérôme, surpris, étendit le bras pour la retenir, mais déjà elle s'éloignait en courant, légère, dans la foule qui se pressait pour sortir du parc. Jérôme se passa la main sur la joue pour se persuader qu'il n'avait pas rêvé ! Qu'elle l'avait bien embrassé ! Et se leva à son tour, se protégeant la joue, comme si on l'avait frappé. C'était bien un coup qu'il venait de recevoir, mais un coup au cœur qui le faisait délicieusement souffrir alors qu'il s'éloignait à pas lents dans la nuit de la Saint-Jean. Trois années passèrent. Jérôme et Maria s'écrivaient à chaque période de vacances. 38 Chacun, dans leur entourage connaissait leurs liens et les avait admis. "C'est Maria, la petite amie de Jérôme Beaufils, le garçon du bureau de tabac", disait-on dans la petite ville ; "c'est le petit Jérôme, le copain de ma fille" disait Madame Vander, la mère de Maria ; seul Armand Beaufils ne disait rien et voyait plutôt d'un mauvais œil ces amours précoces. Marthe non plus ne disait rien, mais remettait à Jérôme, avant que son père ne les voie, les lettres de Maria qui arrivaient au magasin. Mais, cette année-là, la séparation des grandes vacances parut à Jérôme bien plus longue et douloureuse qu'auparavant : il n'avait reçu qu'une brève carte postale, à Verneuil-surAvre, où il passait ses vacances et prit soudain conscience que son amitié amoureuse avait grandi au cours de ces trois années et ne pouvait plus se satisfaire des relations de copain-copine auxquelles Maria avait su jusqu'ici la réduire. Jérôme ne voulait plus être sage : il voulait prendre Maria dans ses bras, l'embrasser, l'aimer et ne plus assouvir ses désirs en solitaire. L'absence et la solitude exacerbèrent ses sentiments et, un matin de la fin août, au sortir d'une nuit de rêves fous, Jérôme, sur une feuille de classeur, déclara son amour à Maria, lui fixant 39 rendez-vous dans le sycomore creux du Jardin des Plantes, dès son retour, huit jours plus tard. Hélas, elle n'était pas venue, ni ce soir-là ni aucun de ceux du mois de septembre et Jérôme n'avait pas osé aller jusque chez elle. Il ne voulait pas entendre les mots raisonnables qu'elle allait lui dire : qu'ils étaient trop jeunes, incertains de leurs sentiments peut-être encore, qu'elle ne voulait pas s'engager, que leurs parents s'y opposeraient... Dans un mois, ils reprendraient comme avant leurs sages rencontres, il fallait laisser faire le temps... Vers la fin du mois de septembre, à quelques jours de la rentrée, Armand Beaufils prit Jérôme à part, un matin dans l'arrièreboutique. Sans un mot, il lui tendit une lettre sur laquelle Jérôme reconnut immédiatement son écriture et l'adresse de Maria. Au-dessus, deux tampons rectangulaires, l'un rouge, l'autre bleu, barraient l'enveloppe. Le premier disait : "Parti sans laisser d'adresse" ; le second : "Retour à l'expéditeur". Jérôme prit la lettre, vit qu'elle était décachetée, baissa la tête et s'apprêtait à recevoir un sermon bien senti sur l'iniquité de sa conduite, mais son père se contenta de dire :"J'avais oublié de te donner cette lettre, mais ce n'est pas pour cela que je t'ai fait venir ; je voulais te dire que je 40 t'ai inscrit comme pensionnaire à partir de cette rentrée à l'Institut. Tu sortiras le jeudi après-midi et du samedi après-midi jusqu'au dimanche soir. Ta mère va te préparer ton trousseau. Je te conduirai moi-même la semaine prochaine". Armand Beaufils n'était pas homme à s'emporter et il n'avait pratiquement jamais levé la main sur son fils, mais Jérôme savait par expérience que le châtiment, s'il n'était pas corporel, venait néanmoins toujours après la faute, sous des formes parfois détournées, mais souvent plus mortifiantes qu'une paire de gifles ou un coup de pied dans l'arrière-train. Point ne fut donc besoin de lui fournir d'explications : la relation de cause à effet se passait de commentaire. Ce devait être un changement capital dans la vie de Jérôme Beaufils, mais il ne le pressentait pas encore. Pour l'heure, le châtiment était éclipsé par cette nouvelle abrupte à laquelle il ne finissait pas de croire : Maria avait déménagé sans laisser d'adresse ! Outre le fait que sa décision coupait net aux amours envahissantes de son fils, elle présentait pour Armand Beaufils l'extrême avantage d'entraîner la gratuité des études pour 41 Jérôme, avantage qui n'était pas à dédaigner, comme n'avait pas manqué de le faire remarquer Monsieur l'Archiprêtre à Monsieur Beaufils, en se gardant bien toutefois de lui préciser qu'au cas où son fils n’intégrerait pas le Grand Séminaire, il lui faudrait rembourser les sommes avancées (mais enfin le pire n'est jamais sûr !). Et Monsieur l'Archiprêtre avait bon espoir car Jérôme était un garçon docile et fervent dont la vocation naissante ne manquerait pas de s'affirmer si l'adolescent était bien entouré, la grâce du Seigneur aidant (quand même !). Jérôme en effet prit comme un signe de la Providence ce double événement et accepta son sort sans chercher plus avant, rangeant son premier amour dans le tiroir secret de ses souvenirs et remerciant le ciel d'avoir compris le message : de jour en jour son mysticisme grandissait et il se persuadait que son avenir serait dans la prêtrise. C'est donc un garçon heureux de cette nouvelle étape qu'Armand Beaufils laissa dans la conciergerie de l'Institut Notre-Dame, ce premier octobre 1967, après qu'on lui eut fait signer, dans le bureau attenant, les papiers nécessaires à l'inscription de son fils comme interne dans la classe de Première B. 42 Les Feux de Mai La Faculté des Lettres de R. se trouvait encore au centre-ville. Au fond d'une place carrée, refuge et quartier général d’une des nombreuses bandes de clochards de la ville. De l’extérieur, c’était un grand quadrilatère à trois étages, austère et sombre. À l’intérieur, salles de cours, amphithéâtres et bureaux étaient disposés autour d’un patio aux massives arcades de granit. Couloirs obscurs, escaliers grinçants, amphithéâtres aux fauteuils constellés de graffiti, il y flottait une odeur particulière de vieux papiers, vieille poussière et parquets cirés. Notre jeunesse 43 faisait trembler cette vieille bâtisse lorsque nous déferlions dans les escaliers, à la fin des cours. Le corps professoral était dans l’ensemble à l’image des bâtiments. Les vieux professeurs, au sommet de la hiérarchie régnaient en mandarins sur un menu peuple de chargés de cours, d’assistants et de maîtres-assistants besogneux et effacés. Seules quelques personnalités plus affirmées émergeaient de cette grisaille anonyme et tentaient de secouer la vénérable institution. On était en 1966. En prêtant une oreille attentive aux bruits de couloir, on aurait sans doute pu pressentir l’explosion qui devait avoir lieu deux ans plus tard, mais l’université était encore un ghetto enfermé dans des traditions séculaires, des pesanteurs administratives incroyables et ses états d’âme laissaient indifférentes ou presque l’opinion publique et les sphères dirigeantes du pays. Je découvrais avec ravissement ma nouvelle vie. J'avais trouvé à louer une chambre, près des quais, chez une vieille dame, bougonne et ladre. Mais je ne pouvais pas me permettre de faire le difficile. Il me fallait me suffire à moimême avec le montant de ma bourse. La chambre se trouvait au premier et le cabinet de toilette sur le palier. Mais les W.C. étaient en bas, sous 44 l’escalier. Parquet ciré, lit de fer, édredon de plume, armoire ancienne, table de travail et... poêle à charbon. De la Toussaint à Pâques, autrement dit durant presque toute l’année universitaire, il fallait allumer chaque jour ce poêle. Aller chercher le charbon, seau par seau, dans un tas à la cave. La cheminée tirait mal, en particulier quand soufflait le vent d’ouest, ce qui était, malheureusement, le cas le plus fréquent, et je devais souvent ouvrir la fenêtre pour désenfumer la pièce. Je me souviens que la porte des W. C. était tapissée de recommandations impératives : “N’oubliez pas de tirer la chasse, d’éteindre la lumière, et ne gaspillez pas le papier S.V.P.” Et tout à l’avenant. Interdiction de cuisiner, de faire de la lessive, de recevoir des visites féminines. Plusieurs années après la fin de mes études supérieures, le thème inépuisable de mes démêlés d’étudiant avec mes propriétaires revenait encore fréquemment dans mes rêves. C’est dire à quel point cette époque et ces nouvelles conditions de vie m’ont marqué. Un de ces rêves, je m’en souviens encore, m'opposait à une propriétaire moustachue qui changeait constamment les meubles de ma chambre au gré de sa fantaisie et des réaménagements successifs de son intérieur. Seul mon lit de fer et ses boules de cuivre ne 45 changeaient pas... Heureusement, un ami avait loué la chambre de l’autre côté du palier. Nous prenions le petit-déjeuner à tour de rôle l’un chez l’autre et il n’y avait pas de problème pour l’utilisation de la salle de bains. Les onze ou douze heures de cours hebdomadaire que nous devions suivre nous valaient une réputation de joyeux fainéants et aussi l’envie de nos camarades de Sciences ou de Médecine. Néanmoins les journées s’écoulaient si vite que le lendemain survenait souvent sans que j’aie eu le temps de faire le peu que nous avions à faire. Mais il faut dire qu’il n’y avait pas de film, de concert, de spectacle intéressant que nous n’allions voir. Et puis, chacun le sait, le principal refuge de l’étudiant, c’est le café, havre de chaleur où il passe des heures à refaire le monde et faire sa vie devant un café-crème ou un demi-pression. C’est là, sur le Formica des tables, dans le halo bleuté de la fumée des cigarettes, que nous jouions notre vie. Les groupes se formaient au gré des rencontres, au fil des cours et des jours, au hasard des surpriseparties. L’année suivante, j'obtins quelques heures d’enseignement dans un collège de campagne, tenu par les frères de Ploërmel. Comme j'étudiais 46 l’espagnol, on me confia cinq heures... d’anglais -quand on est doué pour les langues, n’est-ce pas... - trois heures d’éducation physique et le remplacement des maîtres absents. J’allais à A. deux jours par semaine et l'on avait trouvé à me loger au Presbytère. Dans une grande chambre vide, aux murs nus, à côté du grenier. C’était sinistre, mais gratuit ! Je faisais mes premières armes d’enseignant avec un peu d’appréhension, mais ces élèves de campagne, qui avaient échappé au certificat d’études, avaient soif d’apprendre et jamais je n’ai eu de classe plus attentive. Je les retrouvais, garçons et filles, en éducation physique et pour combler les lacunes d’un savoir livresque acquis à la hâte, par goût personnel aussi et, surtout, parce que le relief et le paysage s’y prêtaient admirablement, nous fîmes cet hiver-là beaucoup de course à pied dans les bois et par les chemins des alentours. Habitués au grand air et à l’effort physique, ces petits campagnards m’étonnèrent plus d’une fois par leurs performances. Les examens approchaient, on était à la fin de mars et brusquement l’Université s’embrasa contre un projet gouvernemental de plus. Début mai, la grève paralysa le pays. Les étudiants se répandirent dans les rues, les murs se 47 couvrirent d’inscriptions vengeresses, blasphématoires, ordurières, péremptoires, poétiques... Les murs avaient la parole. En rouge. En noir. Le rouge et le noir qui flottaient sur les cortèges, qu’on hissait aux faîtes des bâtiments. Les bourgeois tremblaient derrière leurs fenêtres aux volets clos. Les préfets faisaient donner la garde. Les rues se creusaient. On s’invectivait à coups de pavés et de grenades lacrymogènes. La Révolution était en marche selon certains ; le Grand Soir pour demain selon d’autres. Dans les amphithéâtres devenus assemblées populaires, on siégeait sans discontinuer. On y mangeait, buvait, dormait, voire davantage. Harangues, votes et motions sans trêve. Les idées fusaient. Un immense espoir de changement soulevait les cœurs et faisait oublier la fatigue. Finalement, les examens furent reportés à septembre : la "chienlit" avait eu raison de l’Université. Jamais je ne m'étais intéressé à la politique ; je n’avais pas encore voté, car j’allais avoir vingt-et-un ans dans quelques mois seulement. Chez moi, on était gaulliste, par admiration patriotique, puis par habitude, mais jamais il ne fut question de politique devant moi. On n’en faisait pas. Il fallait gagner sa vie et cela suffisait plus que largement. 48 Depuis deux ans, l’Université était, certes, agitée par des grèves sporadiques et des manifestations contre la guerre du Vietnam, mais cela était si loin, le Vietnam ! Mais là, c’était différent. Cette fois-ci, nous étions en plein dedans, et il me fallait choisir mon camp. Au début, je me laissai porter par le flot. J’assistai aux assemblées de section. Puis, gagné par l’ambiance, je fus volontaire pour diverses tâches. Il fallait populariser nos positions. Et tout naturellement, je me rangeai du côté du changement. Non que l’ordre établi me dérangeât beaucoup. À vrai dire, je n’y avais pas songé. À dix-huit ou vingt ans, on n’a pas toujours conscience que la vie personnelle qu’on essaie de se faire dépend étroitement de la société dans laquelle on est. Fils d’artisan, puis de petit commerçant, j’appartenais malgré moi à la classe moyenne. Élevé dans une petite ville bourgeoise, j’avais épousé le moule que j’avais trouvé. Mai 68 me fit ouvrir les yeux. Je découvris la lutte des classes et les outrances de la dictature du prolétariat, le charme et les risques de l’autogestion, les limites du réformisme et les dangers de la révolution. Sur le tas, au travers des oppositions et des affrontements, parfois violents, des diverses factions organisées à l’intérieur de l’Université. J’avais lu Marx sans 49 bien le comprendre. J’avais maintenant sous les yeux les exemples qui m’avaient manqué. Curieusement, dans le foisonnement de Mai 68, tout s’éclairait pour moi et l’évidence se faisait jour : le socialisme dans la liberté, c’était le but à atteindre. Mais je n’étais pas au bout de mes découvertes. Les cours étaient suspendus et, au hasard d’une manifestation, une de plus, alors que le cortège, hérissé de banderoles et de slogans vengeurs montait vers la Préfecture, les CRS, maintenus l'arme au pied depuis plusieurs jours, reçurent l'ordre de charger pour empêcher l'accès à la place. Une salve de grenades lacrymogènes avait alourdi l'air, les foulards s'étaient relevés et soudain, à travers la fumée acre, dans un bruit assourdi de brodequins au pas de course, des coups de matraque commencèrent à pleuvoir sur les groupes casqués qui formaient la tête de la manif'. Le cortège reflua aussitôt vers les rues adjacentes, à l'exception des quelques excités qui rêvaient de faire le coup de poing. La charge fut brève et violente. Réfugié dans une entrée d'immeuble providentielle, je laissai passer l'orage. Le néo-révolutionnaire que j'étais craignait encore l'uniforme et la matraque ! Le 50 boulevard s'était vidé aussi vite qu'il s'était rempli. Çà et là, sur le pavé, quelques corps étendus et tout près de moi, de l'autre côté de la rue, contre une deux-chevaux, une jeune fille en minijupe, la tête sur son sac à main, évanouie peut-être. Je me portai à son secours, m'agenouillai près d'elle. Elle était consciente, mais se tenait la tête à deux mains et avait une belle bosse au cuir chevelu, qui saignait un peu :l — Ca va ? — Pas terrible. Ils m'ont filé un de ces pains derrière la tête. — Est-ce que vous pouvez vous lever ? — Je vais essayer, si vous m'aidez. Je l'accompagnai jusqu'au banc le plus proche, où elle put reprendre ses esprits, avant de lui proposer un café pour nous remettre de nos émotions. Mais, regardant sa montre, elle fit non de la tête : — Désolé, mais il faut que je rentre, sinon on va s'inquiéter pour moi. Il n'y avait rien à dire à cela. C'était bien normal. Ce mercredi-là, comme toutes les semaines, j'allai à la Chambre Noire, le ciné-club dont j'étais adhérent, à la séance de cinq heures. 51 J’étais un peu en retard et je dus gagner ma place dans l’obscurité, guidé par le faisceau tremblotant de la lampe de poche de l’ouvreuse. Lorsqu’elle éclaira le fauteuil où je devais m’asseoir, je reconnus avec surprise à côté de moi, la même minijupe à carreaux sur les mêmes jambes fuselées, que lors de la manifestation du matin. Signe du destin ? À l’entracte, j’achetai un paquet de bonbons à la menthe. — Vous en voulez un ? Elle me dévisagea un instant, avant de me reconnaître : — C'est bien vous qui... — Oui, c'est moi ? Et cette bosse ? — Ca va mieux. J'ai mis de la glace. — Deux fois que l'on se rencontre, dans la même journée, c'est un signe, non ? — Vous croyez ? Mais déjà les lumières de la salle baissaient d’intensité, et la voix du projectionniste récitait avec emphase : “Mesdames, Messieurs, l’entracte est terminé, veuillez, s’il vous plaît, regagner vos places. Puis le générique de "l'Année dernière à Marienbad" apparut sur l’écran. 52 La lueur blafarde d’une sortie de secours éclairait faiblement les premiers fauteuils du rang où nous nous trouvions. De l’accoudoir, je laissai glisser lentement ma main vers les genoux découverts de ma voisine. Mes doigts tremblèrent au contact de la soie artificielle des bas. Je devinai la crispation d’une main sur le sac posé sur les genoux. Que se passe-t-il dans la tête des jeunes filles dans ces moments-là ? Comment s’éveille leur désir ? Les fait-il s’enflammer aussi vite et aussi fort que nous ? Mes doigts continuèrent d’avancer jusqu’à ce que la paume de ma main ressente la douce chaleur du corps qui vibrait à côté de moi. Dans ma poitrine, mon cœur faisait des bonds. Cent fois, dans mes rêves éveillés, j’avais imaginé ce qui était en train de se passer. Et cette fois, c’était vrai ! Lentement, ma main remontait vers celle qui serrait le sac à main. Et le miracle s’accomplit. Au contact des miens, les doigts s’ ouvrirent et nos mains s’entrelacèrent au moment où dans la pénombre nous échangions un premier regard. Passer le bras droit autour de ses épaules ; l’attirer contre moi pour l’embrasser. Allait-elle se laisser faire ? J’hésitais ; ce fut elle qui se pencha alors vers moi et je sentis ses cheveux frôler ma joue. Je respirais son parfum cuivré. 53 Mes lèvres l’effleurèrent. Elle tourna son visage alors vers le mien et nos bouches se touchèrent un instant, puis nous nous embrassâmes longuement, le souffle court. Sa main guida la mienne vers l’espace secret de ses longues cuisses. Mes doigts couraient sur le nylon, remontant vers la ceinture pour glisser sous le collant et trouver la chaleur de la peau, la dentelle du slip et enfin le triangle crépu d’une toison où ils s’enfoncèrent. Son visage contre le mien, je sentis bientôt le plaisir l’envahir et son corps se contracter. Moi aussi, j’étais au bord du plaisir, mais déjà l’instant divin était passé. Se dégageant de mon étreinte, elle se leva précipitamment et sortit de la salle. Je la suivis et la rattrapai par le bras, sur le trottoir : —Ne partez pas, je vous en prie, pas comme ça. —Laissez-moi. Son visage s’était fermé, inquiet. — Venez boire un café et puis je vous dépose chez vous. — Non, laissez-moi. Je dus l’assurer que je n'avais nullement l’intention d’entreprendre quoi que ce soit contre son gré pour qu’elle consente à me suivre. 54 Nous sommes entrés dans le premier café venu et avons parlé de tout et de rien. Sauf de ce qui venait de se passer entre nous. Nous étions encore des étrangers. — Et comment vous appelez-vous ? — Françoise. — Et vous ? — Julien. — C’est joli, Julien. — Vous trouvez ? Moi, je trouve ça trop rétro, mais on ne m’a pas demandé mon avis... Nous étions assis là, l’un en face de l’autre, sur des banquettes de moleskine rouge et froide. Les études, les évènements, nos goûts, nos loisirs. Pied à pied, pas à pas, chacun se laissait découvrir par l’autre. Nos regards se fuyaient, puis se croisaient, invinciblement attirés. — Françoise, nous n’allons pas nous quitter comme ça. Venez, je vous emmène dîner dans un petit restaurant, du côté des Halles ; vous m’en direz des nouvelles. Elle ne répondit pas tout de suite. Toute honte bue, moi de mes avances, elle de son plaisir, nous n’avions plus envie de nous quitter. 55 Elle me regarda en souriant pour la première fois : — Bon, d’accord. C’était le mois de mai et un vent nouveau soufflait sur la ville. Je vivais ma première aventure amoureuse. Elle devait être sans lendemain, mais demain était si loin encore ! Pendant notre repas en tête-à-tête, je dévisageai Françoise. Elle n’était pas vraiment jolie : les traits étaient réguliers, mais sans être beaux ; les lèvres sensuelles, mais un peu trop épaisses, les cheveux blonds, mais décolorés. Non, elle n’était pas vraiment jolie, mais “sexy” comme on dit ; elle le savait et en vivait peut-être plus ou moins. Après dîner, nous sommes retournés au cinéma, en amoureux sages, cette fois, mais j’appréhendais la fin du film. C’est que je ne pouvais pas l’emmener chez ma mégère de propriétaire, sans risquer de me faire mettre à la rue le lendemain. Prendre une chambre d’hôtel. Il fallait remplir une fiche. Jamais je n’oserais affronter les regards réprobateurs ou complices des gens. Et puis, je n’avais plus que quarante francs en poche. Ma voiture, une R4, pas question, à moins d’être acrobate. 56 Nous sommes montés en voiture et j'ai roulé un moment au hasard. Bientôt les maisons se sont éclaircies. Nous étions à la sortie de la ville. J’ai arrêté la voiture à l’entrée du premier chemin creux qui s'est présenté. Il faisait doux et la nuit était étoilée. Nous marchons dans l’ombre. Un chien aboie et nous fait tressaillir. Un vieux mur nous offre son appui. Debout l’un contre l’autre, j'essaie maladroitement de la déshabiller. — Non, pas ici, Julien. Nous traversons le chemin pour entrer dans un champ de blé en herbe dans lequel nous tombons enlacés. Dans une étreinte, maladroite et trop brève, c'est ce soir-là que j'ai découvert l’amour, par le petit bout de la lorgnette, celui qui ne laisse voir que le moment du plaisir. Alors que nous réajustions le désordre de nos vêtements, le tutoiement nous est venu, naturellement. Bien qu’il n’y ait eu entre nous qu’un accord physique, je garde intact le souvenir de 57 mon initiatrice, fille-fleur trop vite effeuillée dans la chaleur des feux de mai. Nous nous sommes revus, une fois, à quelque temps de là, mais le joli mois de mai s'était enfui et les feux qu'il avait allumés s'étaient éteints. 58 ¡ ADIÓS, BIENVENIDA ! A la compagne de voyage Dont les yeux, charmant paysage, Font paraître court le chemin, Qu'on est seul, peut-être, à comprendre Et qu'on laisse pourtant descendre Sans avoir effleuré sa main. Georges Brassens - Les Passantes Son nom était Bienvenida Jolie mulâtresse de Cuba, Auto-stoppeuse de Jaca, Étudiant je ne sais plus quoi. Elle était sortie de ma mémoire ; du moins le croyais-je, avant que son prénom, retrouvé au bout d’une ligne, au détour d’une 59 page d’un roman de Zoé Valdés, sa compatriote, ne me ramène à l’esprit notre brève rencontre, à l’image de la chanson de Michel Fugain que les radios matraquaient à tour de bras cette année-là : "Elle descendait vers le soleil... il remontait vers le brouillard...". Sauf que nous remontions tous les deux vers le nord, moi vers les bruines d’Armorique et elle, vers les merveilles parisiennes. Je revenais d'un court séjour à Barcelone, pour rencontrer un écrivain autodidacte sur lequel mon rédacteur en chef m'avait demandé de faire un papier, à la suite du scandale qu'avait provoqué la sortie de son dernier livre, Donde la ciudad cambia su nombre, qui venait d'être traduit en français chez François Maspéro. J’avais fait les mille trois cents kilomètres du voyage aller d’une traite, sans autre rencontre que celle d’un malandrin qui, dans Toulouse, était monté à l’improviste dans ma voiture, à un feu rouge et, sous la menace d’un couteau, m’avait soutiré les trois cents francs d’argent français qui me restaient ! Après deux heures perdues à porter plainte au Commissariat le plus proche, où l’on me reprocha presque de n’avoir pas su maîtriser 60 mon agresseur, j’étais reparti, bien décidé à n’ouvrir mes portières, dorénavant fermées de l’intérieur, à personne, et c’est dans cet état d’esprit que j’avais repris l’autoroute A7 puis la Nationale II Barcelone-Saragosse, une semaine plus tard. Après une nuit de repos chez des amis de dix ans, j’étais reparti, toutes portières verrouillées, pour la seconde étape de mon périple de retour. Seulement voilà, à la sortie de la villegarnison de Jaca, endormie au pied des Pyrénées, m’attendait Bienvenida, assise sur son sac à dos, en plein soleil, le pouce indolemment levé. La visière de sa casquette maintenait dans l’ombre tout le haut de son visage mais sous la salopette de jean délavé, on reconnaissait sur le tee-shirt la célèbre effigie d’Ernesto "Che" Guevara, le médecin argentin, passé au service de la révolution cubaine, que sa mort suspecte dans les maquis boliviens avait transformé en héros planétaire de tous les rebelles d’après 1968. Au pied du sac, une pancarte indiquait simplement : Paris. Alors, j’avais déverrouillé la portière du passager avant et laissé approcher cette jolie silhouette. 61 — Hola, ¿me puedes llevar? — Bonjour. Vous pouvez m’emmener ? J’avais vingt-six ans, autrement dit quelques années seulement de plus qu’elle. Et le tutoiement, si familier aux hispanophones, lui était venu naturellement. Mais sa traduction française dénoterait une familiarité de mauvais aloi, presque vulgaire, alors qu’en espagnol, il n’en est rien, enfin, en la circonstance, il n’en était rien. — Claro, pero no voy a París. Hasta Burdeos si quiere, no hay problema. — Bien sûr, mais je ne vais pas à Paris. Jusqu’à Bordeaux, si vous voulez, pas de problème. Franchement, quel besoin avais-je de lui dire cela maintenant, au risque qu’elle me réponde : "dans ce cas désolé, je vais attendre une autre voiture. ?" En plus, moi, avec ma timidité habituelle, c’était la distanciation du vouvoiement qui m’était sortie de la bouche, et je le regrettais déjà. Quel imbécile, je faisais, décidément ! — Vale. Muchas gracias. 62 — D’accord. Merci beaucoup. Sa réponse, à présent plus formelle, intégrait ma réserve : plus de tutoiement, mais un impératif passe-partout, impersonnel à souhait. Et comment aurais-je pu faire marche arrière à présent, ainsi, tout à trac ? J’étais bien obligé de continuer dans la voie tracée, dans l’attente d’une occasion favorable pour retrouver la proximité qu’elle m’avait proposée d’emblée. — Bueno, suba. Puede poner la mochila en el asiento trasero. — Bien, montez. Vous pouvez mettre votre sac à dos sur la banquette arrière. Il était évident que le plus intimidé des deux, c’était moi. J’avais beau tourner ma langue dans tous les sens en quête d’une phrase pour renouer le dialogue, rien ne sortait. Pas le moindre son. J’étais encore sous le choc. Qu’une belle inconnue monte ainsi dans ma voiture et m’offre sa compagnie pour plusieurs heures, voilà qui était inespéré. D’ordinaire, les seuls auto-stoppeurs que je ramassais, c’était des militaires ou des étudiants boutonneux. Et quand une fille levait le pouce sur le bord de la route, je 63 conduisais toujours la voiture qui suivait celle où elle montait ! De remontant lorsqu’elle fus soufflé en disant : loin, je l’avais crue française, vers la capitale, puis espagnole m’avait abordé en castillan, mais je lorsqu’elle me tendit soudain la main — Me llamo Bienvenida. Soy una cubana de Miami, de viaje por Europa. ¿Y usted? — Je m’appelle Bienvenida. Je suis une Cubaine de Miami, en voyage en Europe. Et vous ? — Pues bienvenida, Bienvenida. Yo soy Pedro, francés y catedrático. — Eh bien, bienvenue, Bienvenue. Moi, c’est Pierre. Je suis français et professeur. Avoir réussi ce jeu de mots téléphoné n’était pas glorieux et l'on avait dû le lui faire cent fois, mais au moins savait-elle que je n’étais pas idiot. Un sourire cordial éclaira son visage de métisse sous la visière rouge de sa casquette Coca-Cola. Le Che sur le cœur, et Coca-Cola sur le couvre-chef : le personnage s’annonçait complexe, provocateur ou irresponsable ! A 64 moins qu’il ne soit le produit des deux cultures : la révolution cubaine côté cœur, le capitalisme américain côté tête. — Lo siento, pero no hablo francés, sólo inglés y español, pero usted lo habla muy bien, ¿es de origen hispánico también? — Désolé, mais je ne parle pas français, seulement anglais et espagnol, mais vous le parlez très bien, vous êtes d’origine hispanique vous aussi ? — No, pero soy catedrático de lengua y literatura española. — Non, mais j’enseigne la langue et la littérature espagnole. — ¡Ah bueno! Pues, parece como si lo fuera, de verdad. — Ah bon ! Eh bien, on s’y méprendrait, vraiment. — Merci beaucoup. — Ca, je comprends et aussi quelque autre petite chose. Bonjour... comment ça va... tout ça... 65 Evidemment, je ne pus éviter de lui sortir quelques platitudes, du genre : mais, c’est déjà très bien, et votre accent en français est très joli, alors que c’était un mélange assez surprenant entre l’accent appuyé des texans et celui, plus chantant, des Sud-américains. Mais j’enchaînai bientôt en espagnol, notre commun dénominateur : — Y ¿qué estudias, allá en Miami? — Et tu fais quoi comme études, là-bas à Miami ? Comme vous le voyez, j’avais réussi à renouer le dialogue sur le mode familier, presque sans m’en rendre compte, la sympathie aidant, sans doute. — Sigo la carrera de arquitecto. Mi padre era uno allá, en Santiago de Cuba, pero mi madre es americana y después del embargo del año 60, fuimos declarados "personae non gratae" y tuvimos que irnos.Yo, entonces, era muy pequeña todavía, pero me acuerdo muy bien de nuestra casa colonial, de su baranda, de sus ventiladores de aspas indolentas, de sus postigos azules desteñidos... 66 — Je fais des études d’architecte. C’est ce qu’était mon père là-bas, à Santiago de Cuba, mais ma mère est américaine, et après l’embargo de 1960, nous avons été déclarés indésirables et avons dû partir. J’étais encore toute petite à l’époque, mais je me souviens très bien de notre maison coloniale, de la terrasse couverte qui l’entourait, de ses ventilateurs aux pales indolentes, de ses volets d’un bleu délavé... — Y ¿qué hace tu padre ahora? — Et que fait ton père à présent ? — Mi padre ha muerto hace dos años, de pura pena. Y mi madre ha vuelto a su antiguo oficio de profesora. — Mon père est mort, il y a deux ans, à force de chagrin. Et ma mère a repris son ancien métier de professeur. — Disculpa. ¿Así que estás sola con ella? — Excuse-moi. Alors, tu es seule avec ta mère ? — No, tengo un hermano mayor de veintisiete que vive con nosotros. Es jugador de béisbol profesional en el equipo de Miami. 67 — Non, j’ai un frère aîné, de vingt-sept ans, qui vit avec nous. Il est joueur professionnel de base-ball dans l’équipe de Miami. Après avoir laissé derrière nous l’imposant édifice IIIe Empire de la gare internationale de Canfranc, nous venions de dépasser la station d’altitude de Candanchu aux sommets encore enneigés, et ma Renault 16 attaquait, d’un ronronnement régulier, la montée des derniers lacets du versant espagnol du col du Somport. J’expliquai à ma voyageuse qu’avec ses 1632 m d’altitude, c’était le seul col des Pyrénées centrales ouvert toute l’année et qu’il avait vu passer les légions romaines de Pompée, puis les hordes sarrasines que Charles Martel devait arrêter à Poitiers, et aussi des milliers de pèlerins de toute l’Europe du Nord en route vers Saint-Jacques de Compostelle. Renseignements que je venais de lire dans mon guide Michelin, tandis qu’on me refaisait le plein à Candanchu tout à l’heure (on brille comme on peut !). Dernière station avant la frontière. La différence de prix n’était pas à négliger. Quelques centaines de mètres avant les barrières de la douane, Bienvenida avait sorti son passeport, pour le cas où, mais le militaire espagnol, assis dans sa guérite, sans prêter attention aux documents que nous lui tendions, nous fit signe d’avancer, d’un 68 geste las. Le franquisme vivait sans le savoir ses dernières années, mais, depuis longtemps déjà, le contrôle aux frontières n’était plus ce qu’il avait été. La manne touristique avait adouci les mœurs. Le versant français, plus vert, plus abrupt, au ciel plus couvert aussi, nous attendait. Près de trente kilomètres de virages et d’épingles à cheveux sous les frondaisons d’une route étroite jusqu’à Bedous, où, depuis quelques années, s’étaient installées les douanes françaises, pour mieux gérer les files d’attente qui, auparavant, paralysaient le col au plus fort des mois de juillet et d’août. Oloron-Ste-Marie. Pau. Aire-sur-Adour. À l’entrée dans les Landes, la route se fit plus monotone, et la conversation, qui jusque-là avait roulé sans encombre d’un sujet à l’autre commença aussi à se languir. Le soleil de cet après-midi de printemps nous assoupissait, malgré l’autoradio qui déversait en sourdine des variétés pas très variées. Les signes avantcoureurs de l’endormissement me donnèrent l’alerte : — Me está entrando cansancio. Tengo que descabezar un sueño. Voy a pararme media hora, si no te molesta. 69 — Je commence à être fatigué. Il faut que je dorme un peu. Je vais m’arrêter une demiheure, si ça ne t’ennuie pas. Je bifurquai dans le premier chemin forestier un peu ombragé, et stoppai assez près de la route pour ne pas inquiéter Bienvenida, qui manifestait néanmoins une certaine tension. Je reculai mon siège et le mis en position inclinée et j’invitai ma passagère à en faire autant si elle le souhaitait, mais non, elle ne le souhaitait pas. Mains jointes entre ses genoux serrés, elle était sur le qui-vive. Il fallait la rassurer : — Descuida. No te va a pasar nada. Descabezo un sueñecito y seguimos el camino. ¿Vale? — Ne t’en fais pas. Il ne va rien t’arriver. Je fais un somme et on repart. D’accord ? — Vale. Malgré la somnolence d’après-déjeuner, je crois que nous ne dormîmes ni l’un ni l’autre, Bienvenida guettant un geste déplacé de ma part, et moi attendant d’elle le moindre signal qui m’eût autorisé un début de privauté. Cela n’eut pas lieu. Moi, j’avais promis, et elle ne me devait rien, ou si peu. En dépit de notre silence respectif 70 sur notre situation sentimentale, révélateur d’une entrée tacite dans le jeu de la séduction, nos attaches personnelles à l’un comme à l’autre furent les plus fortes. Et pourtant, j’en suis convaincu, il aurait suffi d’une étincelle pour que d’une attirance physique certaine naisse une aventure de vacances. Mais le souvenir qu’une relation trop brève nous eût laissé aurait-il été plus beau que celui que je raconte aujourd’hui ? Un moment de plaisir contre des années de remords, peut-être. Je ne connaîtrai jamais la réponse à cette question. C’est toujours avec un petit pincement au cœur que je repasse, de temps à autre, sur la route de l’Espagne, devant cette allée forestière que nous quittâmes une demi-heure plus tard, sans même que je lui aie pris la main. Nous roulâmes tout le reste de l’aprèsmidi. Et j’ai perdu le souvenir exact de nos propos. Je ne suis d’ordinaire guère bavard, quand je suis au volant. Mais, Bienvenida, désormais davantage portée à me faire confiance, retrouva sa spontanéité latine et assura l’essentiel de la conversation. Je me souviens quand même qu’elle compara les mérites du pont d’Atlantique, à Bordeaux, avec ceux du Golden Gate de San Francisco ! 71 À Saint-André de Cubzac et son écheveau d’itinéraires, nos routes auraient dû se séparer, mais nous ne nous y résolûmes ni l’un ni l’autre, et lorsque je proposai à Bienvenida de faire un crochet pour l’emmener jusqu’à Poitiers, elle accepta tout de suite. Il était tard déjà, lorsque nous nous arrêtâmes pour dîner dans cet hôtel-restaurant routier quasi-désert de Saint-Pierre-des Corps. Une salle toute en longueur et un serveur qui s’impatientait alors que je traduisais à grandpeine à Bienvenida les propositions du menu du jour. La nourriture française était une telle découverte pour elle ! Aussi loin des hot-dogs de Miami que des "tortillas" et des "frijoles" de son île natale. Comme dans tous les restaurants de routiers, le menu du jour était roboratif à souhait : assiette de crudités et charcuterie, bœuf miroton, salade, plateau de fromages, tarte maison et un litre de vin rouge par table de deux. Nous avons mangé machinalement, mentalement préoccupés par toute autre chose que la nourriture qu’il y avait dans nos assiettes. Je dis à Bienvenida que la route était encore longue pour elle comme pour moi, et que 72 j’envisageais de faire étape ici. Le patron me confirma qu’il lui restait des chambres. C’était une invite cousue de fil blanc. Et Bienvenida le comprit si bien qu’elle ne répondit pas tout de suite. Tout en échangeant des banalités, nous mangeâmes le dessert et bûmes un café. C’est alors qu’elle dit enfin : — Prefiero seguir hasta París hoy mismo. Voy a tomar un tren de noche. Me puedes acercar hasta la estación ? — Je préfère aller jusqu’à Paris aujourd’hui même. Je vais prendre un train de nuit. Tu peux m’emmener jusqu’à la gare ? Je pensai que peut-être l’argent lui faisait défaut : — No te vayas por el dinero, que te invito yo. — Si c’est pour l’argent, ne t’en fais pas, tu es mon invitée. — Lo siento, Pedro, pero es mejor que me vaya y lo sabes. — Je regrette, Pierre, mais il vaut mieux que je m’en aille et tu le sais. 73 — Bueno, maja, me da pena, pero ¿qué le puedo hacer? — Cela me désole, tu sais, mais que puisje y faire ? Nous échangeâmes nos adresses sur des coins de calepin, et dix minutes plus tard, je la laissais dans un hall de gare vide. Le baiser sur les joues que nous échangeâmes fut le seul contact physique que nous eûmes, et dans notre regard, on aurait pu lire tout le regret que nous avions de nous quitter ainsi, suivant la voie de la raison. Finalement, je ne pris pas de chambre. Et lorsque après avoir roulé toute la nuit, je regagnai mon appartement de Saint-Malo, à ma compagne qui m’interrogeait sur le déroulement de mon voyage, je répondis : — A l’aller, j’ai perdu deux heures à Toulouse, après avoir été rançonné à un feu rouge par un type avec un couteau, mais au retour, rien à signaler. J’ai hésité à faire étape à Poitiers, hier soir, mais finalement j’ai préféré rentrer directement. 74 (Préférer n’était sans doute pas le terme adéquat, mais il y a des vérités qui ne sont jamais bonnes à dire pour la paix des ménages.) Adieu, ma jolie passante ! 75 Le Baiser de la Toussaint I J’irai demain. Après tout, cela ne doit pas être si urgent. Il y a des années que les choses sont dans cet état. Elles peuvent bien le rester encore un peu, non ? Je tourne et retourne entre mes doigts l’enveloppe administrative. La lettre a été postée il y a deux jours. L’oblitération, pour une fois, est bien nette et la date parfaitement lisible : Avranches, 15/10/99. La lettre est là, sur le bureau, et je l’ai déjà lue et relue, je ne sais combien de fois : 76 "Monsieur, Votre famille était titulaire d’une concession de cinquante ans dans le cimetière de notre ville et selon les documents en notre possession, vous en êtes le dernier titulaire. Or cette concession est arrivée à son terme le 23 septembre dernier, et votre présence, ou celle d’une personne dûment habilitée par vous, est nécessaire pour procéder au transfert et à la réinhumation des ossements de votre caveau dans l’ossuaire perpétuel du cimetière afin de réattribuer la concession, à moins que vous ne souhaitiez la proroger pour trente ans, seule durée de prorogation admise à présent, (décision du CM du 31.12.98) moyennant la somme de..." La somme est coquette. Ils n’y vont pas avec le dos de la cuillère ! Je ne savais pas que les morts coûtaient encore si cher, si longtemps après leur décès. "Le transfert des restes des concessions échues ou abandonnées de la section F, qui vous concerne, aura lieu toute la semaine du 10 au 17 octobre prochain, de 9 à 12 h et de 14 h à 18 h. Veuillez : — vous présenter au gardien cimetière, muni de la présente convocation, 77 du — mandater un tiers à cet effet en cas d’impossibilité de votre part, — ou encore signer la procuration cijointe en faveur d’un officier d’état-civil de la Mairie. Veuillez agréer, etc., etc..." Quand on n’a pas entendu parler de sa famille depuis je ne sais combien d’années, cela fait quand même un choc de se trouver tout d’un coup investi du pouvoir de les rayer définitivement de la mémoire des vivants. J’ai, comme tout le monde je suppose, entendu parler de ces rumeurs selon lesquelles des employés de cimetière s’approprient les alliances, bijoux et autres objets de valeur trouvés dans les tombes à l’occasion de travaux de ce genre. Mais si personne de la famille n’est présent, et que le personnel est honnête, qu’en fait-on ? Je suppose que ce caveau contient les cercueils de mes grands-parents paternels, décédés à deux ans d’intervalle dans les années 70, mais qui avaient pris leurs dispositions funéraires bien des années auparavant, en 1949, au décès brutal, en pleine guerre d’Indochine, du 78 frère de mon père, l’oncle Romain. Et puis c’est là qu’ont dû être enterrés aussi, vingt ans après, mes parents, lors de ce terrible accident dont j’ai réchappé, moi, par je ne sais quel miracle. Mais je n’ai pas assisté à l’inhumation : je n’avais que trois ans ! Ce caveau, il doit être plein comme un œuf ! Sans parents ni grands-parents maternels (ma mère était orpheline), ni même un oncle pour me recueillir, j’ai été placé dans une famille d’accueil, loin de là et je ne suis donc jamais allé sur cette tombe. Bien entendu, j’avais conscience qu’elle devait exister, mais dans mon esprit, mes "parents" sont toujours vivants, ce sont Pierre et Madeleine, qui m’ont élevé, et d’ailleurs, à trente ans passés, je les appelle encore "papa" et "maman". Oh ! on ne m’a pas caché la vérité, non, on a simplement décidé de ne pas m’en parler. Les cauchemars qui, les premières années, m’ont réveillé la nuit, ont été le sceau de ce passé si court et si lourd. Les gens de la D.D.A.S.S. et mes parents adoptifs ont cru bien faire. Et sans ont-ils eu raison puisque j’ai fini par oublier. L’histoire familiale ne m’est parvenue que longtemps après au travers des questions d’héritage dont j’ai eu à connaître à ma majorité, 79 il y a douze ans de cela. Histoire aussitôt emmagasinée dans un coin de mémoire scellé d’une dalle d’oubli. Et voilà qu’une simple lettre ébranle tout l’édifice de cette vie construite sur le sable. J’ai trois ans à nouveau, tout à coup, et je suis à l’arrière d’une voiture, qui file à vive allure dans la nuit. La voix de ma mère et celle de mon père se répondent de plus en plus vite et de plus en plus fort. Leur bruit couvre les mots de la conversation que j’ai avec Sam, mon ours en peluche qui m’accompagne partout. A un moment donné, je me bouche même les oreilles pour ne plus les entendre. C’est alors qu’une lumière blanche m’aveugle, qu’un grand bruit me déchire les oreilles... puis plus rien. Du 10 au 17. Et aujourd’hui, on est le... 14. Il faut que j’aille demain. Après, c’est le week-end, et j’ai promis de le passer avec Christine. Je ne peux quand même pas lui faire cela. Depuis le temps que je dois l’emmener voir la mer. Pourquoi aussi ai-je pris ces quelques jours de congé ? Si j’avais été en mission, l’affaire était réglée. Retour à l’expéditeur. N’habite plus à l’adresse indiquée. Mais 80 maintenant, c’est trop tard. Je ne peux pas faire comme si je ne savais pas. Si je le faisais, j’aurais des remords, c’est sûr et certain. Alors, autant y aller et régler le problème. Pour solde de tout compte, cette fois. Je remets la lettre dans son enveloppe, que je glisse dans la poche intérieure de ma parka. Oui, mais ce n’est pas la porte à côté, làbas. J’en ai bien pour quatre ou cinq heures de route depuis Villeparisis, sans lambiner. Il faudrait que je parte aux aurores. Et que je rentre de nuit. Je ferais mieux d’y aller pour le weekend, c’est certain, mais cela m’ennuie pour Christine. Et je ne sais pas si elle va comprendre que je préfère des ossements, même familiaux, à elle, qui aimerait bien en faire partie, justement, de ma famille. Il faut que je trouve quelque chose... Je vais aller faire un tour, pour m’éclaircir les idées. Il doit bien y avoir une solution. II Le long du canal de l’Ourcq, les feuilles de châtaignier et d’érable sycomore du chemin de halage collent aux semelles, aux endroits les plus 81 mouillés. Je donne des coups de pied dans les bogues entrouvertes. Je goûte un fruit, plus beau que les autres, dans l’espoir du goût sucré de mon enfance, mais c’est l’amertume d’un marron d’Inde qui m’envahit le palais, et je dois recracher le morceau avec dépit. Une péniche de plaisance passe (à cette époque de l’année, ce ne peut être que des Anglais) et son clapot résonne aux berges quelques instants, puis le silence retombe. Seul le bruit de mes pas dans la jonchée de feuilles trouble le calme de la matinée. Le jour est brumeux et le ciel ennuagé de gris. Non, je ne peux pas faire cela à Christine. Notre relation est forcément épisodique, vu mon travail à MSF, mais je ressens davantage à chaque retour de mission le besoin d’un port d’attache affectif, pour panser les blessures du cœur et de l’âme (celles du corps, j’en fais mon affaire, et jusqu’ici j’ai eu de la chance). Elle, comme un brave petit soldat, m’attend, m’ouvrant sa porte, ses bras et son lit dès que je rentre, sans poser de questions. Mais elle sait bien que nul ne peut vivre le stress permanent des situations d’urgence sans soutien affectif et que le corps, même exténué par des journées harassantes, tantôt au soleil, tantôt dans 82 le froid et la neige, a besoin de s’abandonner de temps à autre. Alors, puisque j’ai accepté cette semaine de congés avant de repartir en Ingouchie, je lui ai promis un week-end à Dinard, dont une exposition récente m’a révélé l’architecture fin de siècle au charme désuet. Car, bien entendu, à elle, il lui a été impossible d’obtenir une semaine, comme cela, à l’improviste. Ce weekend, c’est le minimum sur lequel nous nous sommes mis d’accord. Non. Je ne peux pas lui faire cela. Tant pis, j’enverrai la procuration. Et s’il y avait quelque chose à récupérer, tant pis aussi. Et sinon, tant mieux. Mais je songe soudain que, dans quinze jours, c’est la Toussaint, et moi qui ai vu creuser tant de cimetières de par le monde, mais n’ai jamais mis les pieds dans un seul de mon pays, je prends tout à coup conscience que tant que l’on n’a pas une tombe devant laquelle se recueillir, on est de nulle part. Et la pensée de devoir passer cette journée de la Toussaint sans pouvoir lire le nom des miens et savoir que mes racines sont là, m’est alors insupportable. C’est clair maintenant. Ma décision est prise : je vais prolonger la concession. Et j’irai 83 là-bas pour la Toussaint. Tant pis, je repousserai mon départ pour le Caucase et rejoindrai mon équipe sur le terrain. Après tout, ils me doivent bien cela. Je shoote d’un pied ferme dans une châtaigne qui s’en va faire des ronds dans l’eau du canal. La brume d’octobre s’entrouvre à un soleil pâle. Il est temps de rentrer à l’appartement. III La grand-messe de dix heures achève de sonner au clocher de Saint-Sulpice. Comme les autres retardataires, je monte à grandes enjambées les marches du parvis. Sous le narthex, un vieil homme tend la main. En contrepartie de l’aumône qu’il sollicite, il ouvre vers lui le battant gauche de la porte capitonnée, et je pousse le battant intérieur qui se referme avec ce bruit amorti caractéristique des portes à soufflet. Désolé, mon brave, je suis en retard et je n’ai pas de monnaie sous la main. Un mélange d’encens, d’encaustique, d’humidité, de parfums de fleurs, de vieille poussière compose une odeur complexe que mon odorat reconnaît. À ma droite, Une énorme coquille marine sert de bénitier. Je me souviens alors que ma mère me 84 prenait dans ses bras pour que je puisse y tremper la main avec laquelle elle me faisait faire ensuite le signe de croix. Je m’avance vers le bas-côté droit. Le sacristain, en grande tenue, bicorne et hallebarde ou quelque chose du genre, est là qui m’indique une place assise vacante au-delà du dernier confessionnal. Saint-Sulpice est un vaste édifice néoclassique, froid et imposant, conçu pour abriter un Dieu dominateur et barbu, que l’on prie à genoux, sans trop relever la tête. Aujourd’hui, c’est la Toussaint, et l’événement a battu le rappel des paroissiens fidèles et moins fidèles. Même certains prie-Dieu ont été retournés pour servir de sièges. L’office suit son cours. Je tends l’oreille : c’est l’Epître : Apocalypse de Saint-Jean, 7.2-12 : "En ces jourslà, moi, Jean, je vis un autre ange monter de l’orient..." Mon regard vagabonde sur les têtes qui m’entourent, et mon esprit recherche des bribes de souvenirs de l’année de mes trois ans, la seule où je sois venu à l’église avec ma mère. Mon père n’y venait qu’aux fêtes carillonnées comme celle-ci. À un moment ou un autre de la messe, il fallait que ma mère me prenne dans ses bras, et 85 c’est l’odeur de son parfum que je retrouve soudain, comme par miracle. Les clochettes tintent. À genoux donc. Et je me rends compte alors que ce parfum de chez Guerlain, dont on retrouva un petit flacon intact dans les tôles informes de l’accident, monte du cou gracile de la jeune femme qui se tient devant moi et qui s’agenouille avec un temps de retard. Nous nous rasseyons. Je détaille cette élégante silhouette. Le profil que j’entrevois de temps à autre ne m’est pas inconnu... La voix du prêtre se superpose à celle de mes pensées : "Mes bien chers frères, en signe de réconciliation, de fraternité et de pardon, donnons-nous le baiser de paix". Et je vois mes voisins s’embrasser, se saluer ou se donner l’accolade à qui mieux mieux. Je serre des mains qui se tendent. Ma voisine de devant s’est retournée et nous nous reconnaissons à l’instant : — Jean ! — Justine ! Dire que nous tombons dans les bras l’un de l’autre serait exagéré. Et puis, nous ne 86 sommes pas seuls. Mais nous nous embrassons et elle me glisse au creux de l’oreille : — On s’attend à la sortie ? — D’accord. Elle n’a pas changé. Juste embelli, la Justine de mes quinze ans, rencontrée en colonie de vacances sur la côte normande. Délurée, audacieuse, enjouée. Tous les garçons de la colo ou presque lui couraient après, mais c’était sur moi qu’elle avait jeté son dévolu pour abandonner son pucelage aux orties, je n’ai jamais su pourquoi. J’étais plutôt coincé à l’époque. Pas trop mal bâti, mais franchement, il y avait mieux, plus entreprenant et plus expérimenté que moi. IV Nous étions dans un centre U.F.C.V. de Douvres-la-Délivrande, pas très loin de Ouistreham. Garçons et filles avaient leurs quartiers réservés, mais les activités étaient communes. Cela s’était passé durant un grand jeu de piste. Nous étions par équipes de six - trois garçons, trois filles - plus un moniteur ou une monitrice. À un carrefour, nous dûmes nous séparer pour explorer plus rapidement des 87 directions différentes, car une énigme nous résistait. Immédiatement, elle s’était portée volontaire pour venir avec moi. Nous débouchâmes bientôt face à un ensemble de blockhaus, à demi-enterrés dans le sable des dunes. Nous avions couru, il faisait chaud et quelques minutes de repos à l’ombre n’étaient pas malvenues. Elle me prit par la main : — On va voir ? — T’es folle ? Ils vont nous attendre. — Et alors ? On n’est pas aux pièces ! Allez, viens ! Je l’avais suivie. Les grandes marées avaient déposé là une couche de sable et de goémon, et on voyait bien qu’on l’avait écarté pour dégager une surface où visiblement des corps s’étaient allongés. Nous nous sommes assis pour boire à ma gourde. Sa poitrine palpitait sous le caraco échancré et ses jambes bronzées de gazelle attirèrent ma main. La suite, je l’ai revue des milliers de fois. Elle avait pris ma main dans la sienne et l’avait posée sur son sein gauche, sous le caraco, tandis que nos bouches se cherchaient et qu’elle disait : 88 — T’en as mis un temps ! Justine ! Petite dévergondée, qui mordait la vie à pleines dents, avait déjà presque tout fait, et m’offrit à moi la fleur de ses quinze ans, qu’elle avait décidé de perdre cet été-là. Je fus maladroit et précipité. Elle eut un cri bref, et nous nous rajustâmes en baissant les yeux. Fine mouche, elle apparut au groupe en boitillant pour justifier notre retard. Cet été-là, nous eûmes deux autres étreintes, à mon initiative et dans la précipitation, une fois dans les douches et une autre fois dans un placard à balais. Bonjour la poésie ! Il n’y eut pas de quatrième fois, parce que nous fûmes découverts avant et renvoyés dans nos foyers respectifs, pour l’exemple. Nous avons correspondu quelque temps, alimentant cette liaison de vacances de souvenirs brûlants et de rêves échevelés. Mais l’éloignement et le temps avaient fait leur insidieux travail de sape. Au bout de quelque temps, les lettres ne furent plus que des cartes postales d’autres vacances, encore empreintes de nostalgie, puis vint le temps de l’oubli. Trois ans avaient passé et d’autres amours nous accaparaient. 89 V La foule emmitouflée s’égaille sur le parvis, la place et les rues environnantes, tandis que les cloches sonnent à toute volée. Et nous restons là, sur les marches, de longs instants, à nous regarder, étrangers au monde, le cœur rajeuni de quinze longues années, soudain envolées. C’est elle qui parle la première, comme jadis : — Viens. Allons déjeuner. — Où ? — Je ne sais pas. Ah si ! J’ai une idée. Aux Treize Assiettes. Ce n’est plus ce que c’était, depuis que la route est déviée, mais nous serons tranquilles. — Personne ne t’attend ? Elle sourit, me montre sa main sans alliance, où l’on devine encore la trace d’un lien récent : — Si, un fils. Mais il est chez son père depuis quelques jours. Et toi ? Je mens : 90 — Non, personne. Avec mon boulot à MSF, ce n’est pas vraiment possible, tu sais. Mais toi, qu’est-ce que tu fais ? — Journaliste à la Manche Libre. Tout le monde ne peut pas être médecin, n’est-ce pas ? Elle a pris mon bras, sans se soucier du qu'en-dira-t-on, et nous nous dirigeons vers ma voiture, garée dans une petite rue adjacente. Je lui ouvre la portière. Sa jupe remonte haut sur ses jambes gainées de noir lorsqu’elle s’assied avec cet élégant mouvement que les femmes ont pour faire tourner les têtes. Je gagne la place du conducteur. Et j’actionne le démarreur, oubliant d’attacher ma ceinture. J’ai la tête bien ailleurs ! Elle me guide en dehors de la petite ville, en direction du Mont-Saint-Michel. Je l’observe à la dérobée : elle est restée étonnamment jeune d’allure ; seules quelques rides naissantes au coin des paupières marquent les ans passés, mais la bouche pulpeuse et moqueuse que j’aimais tant est toujours là, le nez légèrement retroussé aussi, et les cheveux blonds, coupés au carré. Elle a surpris mon regard. Sa main se pose sur mon genou. Sa chaleur traverse l’étoffe et une onde de plaisir retrouvé me fait frissonner. Elle dit : 91 — J’ai l’impression que c’était hier. Toi, non plus, tu n’as pas changé. Je ne réponds rien. Je sais que c’est faux. Ce fichu métier laisse des traces indélébiles pour qui sait regarder. Mais elle me voit avec les yeux du cœur, elle aussi. — Tu as de la famille ici ? — Non, plus maintenant. Le silence se fait. Nous voici arrivés. À la réception de l’auberge, on nous salue comme un couple. Je réserve une chambre pour la nuit, car j’ai prévu de ne repartir que tôt demain aprèsmidi, pour éviter les encombrements. Justine veut se repoudrer avant le repas et m’accompagne jusqu’à ma chambre. Dans l’ascenseur, nous ne nous touchons pas. Le garçon d’étage nous ouvre la porte et dépose mon mince bagage sur l’emplacement prévu à cet effet. Justine me devance et lui tend un billet plié en quatre. — Bon séjour chez nous, messieursdames. 92 La porte se referme avec un bruit mat, et je la verrouille. Mais Justine est déjà pendue à mon cou et mes mains glissent sous ses vêtements. Je reconnais tous les contours aimés. Elle non plus n’est pas inactive. D’une secousse, je me débarrasse de mon pantalon, tombé sur mes chevilles. Nos vêtements volent aux quatre coins de la chambre et nos sous-vêtements sont arrachés. Mon sexe plonge en elle, alors que nous sommes encore debout, contre le battant de la porte refermée et qu’elle a replié ses jambes autour de mes hanches. Heureusement, j’ai appris à me contrôler, mais c’est avec difficulté que j’évite l’explosion. Il faut que je calme le jeu. Mais Justine ne l’entend pas ainsi. Et ce que femme veut... je le veux aussi ! VI Longtemps plus tard, nous sommes étendus sur le lit, exténués, mais heureux. Justine dort encore, et nous n’avons pas mangé. Elle sommeille au creux de mon épaule, mais je n’ose pas bouger de peur de la réveiller. Les rideaux de la chambre laissent filtrer les derniers rayons du soleil de novembre. La bataille a été rude et nos draps froissés, nos vêtements épars en témoignent. Ses seins aux aréoles maintenant assagies se soulèvent au rythme régulier d’une 93 respiration apaisée. Ainsi abandonnée, elle a encore davantage l’air d’une toute jeune fille. Mais le souvenir de nos ébats me rappelle que c’est avec une femme experte que j’ai fait l’amour. Justine ! Dans combien de bras m’as-tu oublié pour apprendre ainsi tous les tours et détours du plaisir ? Les lueurs du couchant caressent son front. Et je sais tout à coup que c’est auprès d’elle que j’aurais dû être durant toutes ces années. J’ai cherché à l’oublier ou peut-être à la retrouver en Somalie, au Tchad, au Soudan, en Bosnie, en Croatie, au Kosovo. En vain. Je dépose un baiser sur ses paupières et elle s’éveille en souriant. — J’ai dormi ? Quelle heure est-il ? — Cinq heures et demie. — Oh, la vache ! Elle m’embrasse, ébouriffe mes cheveux, court sous la douche et me crie : — Je dois reprendre mon fils à six heures. Son père part en voyage pour une semaine. C’est pas de chance ! 94 Ce n’est pas de chance en effet. Ou trop de chance, comme on voudra. Car je sens bien que nous sommes à un carrefour du destin et que celui-ci m’offre une porte de sortie inattendue. Si je la laisse partir maintenant, sans rien dire, le rideau de cet entracte s’écarte et ma vie reprend son cours comme avant. Avec quelques souvenirs en plus. Mais est-ce vraiment ce que je veux ? Et que veut-elle, elle, mon petit soldat de l’amour, toujours prête à toutes les batailles ? — Il a quel âge ? — Qui ça ? — Ton fils ! — Adrien ? Six ans. Tu verras, il est trop ! Je ne retiens que le "tu verras". Je ne suis donc pas exclu de son futur proche. Et cette bonne nouvelle me met en joie. Si ça continue comme ça, je suis bon pour la corde au cou. Et je m’imagine soudain, en complet-veston, accompagnant Justine et son fils, à l’office du dimanche, tandis que les bourgeois du cru me 95 saluent : "Bonjour, Docteur. Belle journée, n’estce pas ?" Tout ce dont j’ai toujours eu horreur. Une vie rangée, étriquée, dans le coton et la naphtaline d’une petite ville de province confite en dévotions. Merci bien. Cette partie-là du tableau est moins réjouissante ! Voilà Justine douchée, rhabillée, recoiffée. Efficace. Elle chausse ses escarpins, tout en se remaquillant devant la glace. J’imagine qu’elle aussi prépare sa sortie. Si elle me dit : "On se revoit quand ?" simple invite à une nouvelle partie de jambes en l’air, je lui réponds quoi ? — "Non, désolé, c’était très bien, mais dans quelques jours, je pars pour trois mois en Ingouchie ; ma vie n’est pas faite pour la tienne. Il vaut mieux qu’on se sépare ici. Nous avons écrit le chapitre qui manquait à notre histoire. Il n’y manque plus que le mot FIN". Cynique et froid à souhait. Tout à fait moi. Sauf que je n’ai pas du tout envie de dire ça. Tout faux. Ça, c’était bon avec les autres, les Lili, Mara, Natacha... Non, je ne peux pas dire ça à Justine, je ne veux pas le lui dire, je ne le dirai 96 pas ! Mais si c’est elle qui me dit tout ça ? Il faut que je prenne les devants, que je lui dise... — Jean ? — Oui. Nous sommes debout, face à face, elle sur le départ, moi, enveloppé dans un drap de lit, à la manière d’une toge romaine. Je dois être ridicule. — Jean, il faut que j’y aille. Appelle-moi, ce soir, mais pas avant vingt heures. Il faut que je prenne des dispositions, tu comprends... Elle me tend un bristol, sur lequel elle vient d’imprimer un baiser. Elle est déjà sur le seuil. La voilà partie. — Justine... je t’aime ! Elle se retourne et dépose dans la paume de sa main ouverte un baiser qu’elle souffle dans ma direction. Mais que dois-je comprendre à ce message ambigu à souhait : "Adieu, beau merle ! " ou "Moi, aussi !" ? La langue des signes a des imprécisions fâcheuses. 97 VII Lundi de la Toussaint. Jour des morts. Il crachine sur la baie du Mont Saint-Michel et je quitte mon hôtel, après une nuit de repos solitaire. La nouvelle rocade me conduit jusqu’au cimetière de la ville, établi à mi-pente, pas très loin de l’hôpital (drôle de voisinage !). Un minuscule parking, aménagé à l’entrée des jardins ouvriers qui séparent ces deux institutions, permet de couper la pente abrupte de l’entrée principale. Au téléphone, le gardien m’a dit : "Devant le caveau provisoire qui est au bas de l’allée centrale, vous prenez à gauche, puis troisième travée sur votre droite". C’est bien là. Section F. La quatrième tombe. Un caveau triple, couvert de trois dalles de granit rouge poli. Avec sur la dalle centrale, une inscription en lettres de bronze : Romain Nouvel (1928-1949) Mort pour la France EN INDOCHINE Je découvre qu’à gauche, reposent mes grands-parents : Adèle Lecœur et Joseph Nouvel, respectivement décédés en 1970 et 1972, à l’âge de soixante-dix-huit et quatre-vingts ans. C’est 98 gravé dans le granit de la dalle et rehaussé de peinture noire. À droite, ce sont mes parents. "Pierre Nouvel et Sylvie Gaumont, décédés dans un tragique accident, le 24 septembre 1969, à l’âge de trente ans. Requiescant in pace." Je ne sais qui a fait mettre cette inscription sur leur tombe. Et j’ignorais que mon père et ma mère étaient de la même année. 1939 ! Mais comme leurs dates de naissance ne sont pas indiquées, je ne saurai pas si c’étaient des enfants de la guerre ou de la paix ! Sous l’inscription de gauche, sur une plaque de marbre blanc, deux portraits de jeunes mariés, en buste : mes grands-parents à vingt ans : moustache fière et col dur pour mon grandpère, taille de guêpe, manches gigot, chignon apprêté et ruban autour du cou pour ma grandmère. Sous l’inscription de droite, il n’y a rien, et, dans mon esprit, l’image de mon père a disparu. Il n’est plus qu’une voix qui gronde, s’enfle et crie. Même l’image de ma mère est devenue floue. Il doit bien y avoir des photos quelque part, dans une valise chez Pierre et 99 Madeleine, mais je ne l’ai jamais demandée et jamais ouverte. Je dépose les deux premiers chrysanthèmes à petites fleurs que j’ai achetés sur la place ce matin. Il faut que je retourne chercher le dernier à ma voiture et que je prenne un outil pour enterrer à demi les pots afin que le vent ne les emporte pas. L’un a des fleurs mordorées, le second d’un mauve profond, et le dernier d’un rouge tirant sur le grenat. Je les trouve bien plus beaux que les spécimens à grosses fleurs qui ont encore la faveur des anciens. Ils sont garnis de boutons non éclos et devraient tenir assez longtemps, si les gelées ne sont pas trop précoces. Le gardien m’a dit qu’ils procédaient à leur enlèvement, après le défleurissement complet. Voilà. J’ai enterré les trois pots côte à côte, pour former une gerbe multicolore devant les trois tombes. Je trace un signe de croix pour une prière d’agnostique : "Seigneur, si tu existes, fais que je sois fidèle au souvenir de ceux qui m’ont aimé et ne sont plus. Amen !" À présent, je me sens tranquille, apaisé, avec le sentiment du devoir accompli. 100 Il crachine toujours sur Avranches. Je relève le col de mon imperméable et me dirige vers la sortie du cimetière après m’être lavé les mains au robinet le plus proche. Il faut que j’aille vers l’entrée principale, car j’ai un mot à dire au gardien. Deux silhouettes conversent avec lui sur le pas de la loge. Un enfant que sa maman tient par la main. Je ne peux pas courir, parce c’est trop abrupt. Mais je presse le pas pour me rapprocher. Oui, c’est bien elle. Justine ! Le gardien m’a vu. Je lève la main. Tenez, doit-il dire, vous avez de la chance, voici justement Monsieur Nouvel qui remonte. Justine a lâché la main de son fils. Elle court vers moi et nous manquons tomber à la renverse en nous retrouvant dans les bras l’un de l’autre : — J’ai eu si peur que tu sois parti ! — Moi aussi. — Pourquoi tu n’as pas appelé ? — J’avais aussi certaines choses à régler avant. 101 — Je sais maintenant. Je suis allée au Journal. J’ai regardé les archives. Tu ne m’avais jamais rien dit. — J’avais oublié. Enfin, je croyais. Comme je croyais t’avoir oubliée, toi. Mais une petite braise couvait encore et il a suffi de souffler dessus pour que le feu reprenne. Un enfant de six ans, cheveux en brosse et regard déluré, nous a rejoints. Il lève vers moi ses yeux bleu ciel et dit : — Alors, c’est toi le nouveau Monsieur de maman ? Je regarde Justine, blottie contre moi. — Oui, définitivement oui. Justine sourit. Le bonheur, ce doit être ça. Simple comme ce baiser de la Toussaint. 102 La Femme rêvée Souvent, il avait fait ce rêve d'une femme créée rien que pour lui et, depuis quelque temps, son subconscient la convoquait presque toutes les nuits. L'ennui, c'était qu'il se souvenait de ces rêves dans les moindres détails et cela devenait d'autant plus gênant que, très fréquemment, des traces inéquivoques témoignaient de ses infidélités virtuelles. Au début, il avait cru être tombé amoureux sans s'en être encore rendu compte et avait cherché dans les traits de la femme rêvée toute ressemblance avec les femmes qu'il côtoyait. Il n'en avait reconnu aucune. 103 En un sens, cela l'avait tranquillisé. A son côté, Laetitia dormait comme un bébé, d'un souffle régulier, dans sa chemise de nuit en pilou, les genoux ramenés sous le menton, ses mèches brunes éparpillées sur le visage. Pour un peu, elle aurait sucé son pouce ! Il l'aimait. Il en était sûr, pourtant. Alors, pourquoi ? Il avait cherché dans ses lectures récentes. Passé en revue les films qu'ils étaient allés voir, ceux qu'ils avaient regardés à la télévision. Bien entendu, la femme rêvée avait quelque chose de ses actrices favorites, Cameron Diaz, Jennifer López, Julia Roberts ou surtout Sharon Stone et Marylin Monröe, mais ce n'était aucune d'entre elles ni même une synthèse entre elles toutes. Elle était tout ce qu'il aimait, la femme idéale pour lui : blonde mais pas trop, cela fait vulgaire, les cheveux longs, les yeux bleu-vert, le nez droit, les lèvres bien dessinées. Une jolie chute de reins, des seins conquérants, des attaches fines, un sourire éclatant. Sa taille à lui. Un maquillage discret. Une lingerie sexy. 104 Son regard glissa à nouveau sur Laetitia endormie et il dut se rendre à l'évidence : ce dernier point, en ce qui la concernait, n'était pas rempli. Ses tiroirs étaient pleins de culottes Petit bateau, de slips Sloggi et on y aurait cherché en vain le moindre dessous affriolant. Ses chemises de nuit étaient presque monacales et sa pudeur la faisait encore se barricader dans la salle de bains après cinq ans de mariage ! Elle était là la faille par laquelle s'était engouffré ce fantasme récurrent qui venait le torturer si agréablement toutes les nuits. Il fallait qu'ils en parlent. Mais comment aborder le sujet ? Laetitia n'allait-elle pas se braquer ? Il l'entendait déjà : — Oui, c'est ça, dis-le tout de suite, tu veux que je m'habille en pute, hein ? Ah, les hommes, vous êtes bien tous les mêmes ! — Chérie, tu exagères tout. Je te dis que j'aimerais que tu portes des dessous un peu plus sexy et tout de suite tu m'accuses de vouloir te mettre sur le trottoir ! Le dialogue risquait de tourner court. Tout cela l'avait un peu émoustillé quand même. Il constata un début d'érection. Il n'aurait 105 pas été contre un calin du matin. Mais Laetitia y sacrifiait toujours un peu comme à contrecœur, par devoir plus que par plaisir. Pour elle, l'amour, c'était au lit, le soir. Et il avait un peu peur que d'ici quelques années cela ne se réduise au samedi soir. Il regarda les digits fluorescents du radio-réveil. De toute façon, il était temps qu'il se lève. La douche ferait l'affaire. Noël approchait. Et s'il lui offrait de la lingerie ? Mais, à la seule idée de devoir affronter le sourire épanoui d'une vendeuse qu'il imagina aguichante, son projet lui apparut irréaliste. Cela allait être un calvaire pour lui avant qu'il ne se décide à entrer dans la boutique. Et une fois entré, ce serait pire : il n'y aurait que des femmes, bien entendu, et tous leurs regards allaient se braquer sur sa personne, il en était sûr et certain. Il deviendrait écarlate, bredouillerait, bref, serait ridicule. Et que choisir ? Quelle taille, au fait ? Il n'avait pas la moindre idée de comment on achète ces choses-là. Dans son embarras, il allait prendre les premiers articles qu'on lui montrerait, cela n'irait pas du tout et il n'oserait même pas les offrir à Laetitia ! Non, décidément, c'était une fausse bonne idée. 106 Ou alors, il fallait qu'il se documente sérieusement avant. Il déjeuna, (autrement dit, but la tasse de café que la cafetière avait préparée toute seule), debout dans la cuisine, répétant machinalement les gestes de chaque matin. Mais il était tellement préoccupé à présent qu'il faillit déposer son portable sur le trottoir et partir au travail sa poubelle à la main ! En arrivant au bureau, il s'abstint de brancher l'appareil sur sa station d'accueil, afin que l'administrateur réseau, (es)pion de ce facho de DRH ne puisse pas trouver trace de ses recherches. Et le premier mot qu'il tapa dans son navigateur, dès que son patron eut le dos tourné, fut : "lingerie". Google avala les huit lettres et en treize centièmes de seconde lui rendit sa réponse : 4.150.000 pages ! Il en resta bouche bée et relut le chiffre trois fois pour se convaincre de sa réalité. "Lingerie" était-il un terme universel ? Et en se cantonnant à la langue française ? 256.000 pages répondaient encore à l'appel. Incroyable ! Des sites à gogo. Vénus. MarieLou. Myrtille... Un portail spécialisé...Un annuaire... Du plus kitsch au plus sexy. 107 Afin d'avoir une base de comparaison, il égrena le mot "sexe", réputé pour être le plus utilisé sur Internet : 2.060.000 pages seulement ! Ce n'était donc pas le sexe tout cru qui menait le monde d'Internet, mais ce qui servait à le révéler, le mettre en valeur, l'exalter. Il aurait pu s'en douter. Mais, quand même, il n'en revenait pas ! Alors, en trois semaines de voyeurisme intensif à l'intérieur de catalogues aussi virtuels que dispendieux, il devint un spécialiste de la chose : plus rien ne lui échappait de la différence entre une guêpière, un bustier, un caraco ; il n'ignorait plus rien de l'architecture du mirifique WonderBra et plus jamais ne confondrait string, slip et culotte ! Il frôla même l'overdose et sa libido s'en ressentit tellement que Laetitia, alors qu'il se montrait entreprenant avant l'heure, au retour du bureau, eut ce commentaire prémonitoire : — Mais, dis donc, tu passes ton temps à quoi, ou tu vois qui, au bureau, parce que ça a l'air de te faire de l'effet ? Il faillit cracher le morceau, mais sa phrase se perdit dans un baiser et, dans le feu de l'action, il préféra tenir que courir. Prudence est mère de sûreté. 108 Finalement, au bout de quelques jours de ce régime amoureux, il nota chez Laetitia une évolution et il lui sembla qu'elle lui savait plutôt gré d'avoir bouleversé leur "modus amandi" habituel et routinier. Au cours de la même semaine, ils firent l'amour dans la douche, sur le canapé du salon et même debout derrière la porte d'entrée et cette fois-là, c'est elle qui fut à l'initiative. Alors, il crut que le moment était venu. Et, lors du repos des guerriers, il se lança : — Bébé, qu'est-ce que tu dirais si je t'offrais de la lingerie sexy ? Ça t'irait bien, tu sais. Chassez le naturel, il revient au galop. Elle démarra au quart de tour, drapant sa nudité offusquée dans le premier vêtement que sa main ramena : — Mais ça va pas, non ? Tu veux que j'aie l'air de quoi ? Mais pourquoi l'avait-il appelée Bébé, aussi, lorsqu'ils s'étaient rencontrés ? La femme- 109 enfant avait changé, mûri depuis, mais le surnom était resté. Il essaya de corriger le tir : — Mais chérie, des strings, tout le monde en porte maintenant, même les gamines de douze ans, au collège. — Peut-être, mais j'ai plus douze ans, justement, et d'abord, je supporte pas ça. T'as qu'à essayer, toi, tiens, tu vas voir si c'est confortable. Et tout ça pour quoi ? Pour flatter la libido de Monsieur. Enfin, chéri, on n'a pas besoin de ça, non ? — Chérie, ce n'est pas un but, seulement un moyen, parmi d'autres, de ne pas sombrer dans la routine. Il y eut un silence. — On n'en a pas trouvé un de moyen de ne pas sombrer dans la routine ? Ils se regardèrent et éclatèrent de rire. Et le sujet fut enterré, sous un baiser, sans autre forme de procès. La femme rêvée se faisait plus discrète depuis quelque temps. La crise s'éloignait. Finalement, la Noël, ils la passèrent à Prague. Quelle bonne idée il avait eue de passer devant 110 cette agence de voyages ! Sa surprise enchanta Laetitia. La ville scintillait de lumières et bruissait de musiques et jamais on ne vit amoureux plus unis sur le pont Charles où coulaient les eaux noires de la Vlatva. Le réveillon du 31 décembre approchait. C'était au tour de Laetitia de l'organiser. Ils en avaient eu l'idée ensemble, dans l'avion du retour. Quarante-huit heures avant le bout de l'an, il reçut un billet d'avion électronique. La formule du voyage surprise avait plu à Laetitia encore plus qu'il ne le croyait. Elle avait repris l'idée et choisi Malte, cette fois. C'est vrai qu'il en avait parlé une fois ou l'autre. Mais arrivé à la maison, déception : elle s'y était prise trop tard pour obtenir deux places sur le même vol. Elle arrivait là-bas trois heures avant lui. Mais, pour le retour, ils seraient ensemble. Son vol Corsair se déroula sans encombre. Ils étaient convenus de se retrouver à l'hôtel. Il prit place dans la file d'attente des taxis en essayant de ne pas s'impatienter. Une vingtaine de personnes étaient là devant lui, mais la noria des voitures les entraînait assez vite. — Crown Plaza Hotel, please. 111 C'était l'un des palaces cinq étoiles de La Valette, la forteresse que Français, Anglais et Turcs s'étaient disputée pendant quatre siècles après que Charles Quint eut cédé, en 1530, l'île de Malte à l'ordre hospitalier de Saint Jean de Jérusalem, pour mieux se protéger du danger ottoman. Le hall était luxueux. Du marbre, du cristal, de l'acajou. Décor international, que les habitués reconnaissent. Il s'annonça à la réception. Oui, son épouse était bien arrivée. Junior suite 207. Mais - après un regard vers les boxes des clés - en ce moment, elle était sortie. Elle aurait pu être là pour l'accueillir, quand même, au lieu d'aller faire les boutiques ! Un tic d'agacement lui plissa le front. Il prit la clé qu'on lui tendait et se dirigea vers l'ascenseur des étages pairs. Chambre spacieuse avec entrée et balconterrasse, meublée de canne des philippines, lit king size, décor soigné, minibar bien rempli, salle de bains luxueuse, petites attentions, climatisation efficace et silencieuse. Rien ne manquait. Même pas le soleil. Sans sapins ni frimas, à Noël, il manque quelque chose, mais passer d'une année à l'autre par une température de 25°, cela ne se refuse pas ! 112 Il était en train de prendre un bain parfumé à la lavande, pour tuer le temps et essayer le peignoir blanc immaculé suspendu à la patère, lorsque deux femmes de chambre vinrent faire la couverture et déposer deux carrés de chocolat sur le dessus-de-lit savamment replié. Elles avaient frappé et parlaient entre elles, heureusement, car il avait failli sortir du bain à poil, croyant que c'était Laetitia ! Il finissait de s'habiller - smoking de location, s'il vous plaît, ordre de Laetitia lorsqu'on frappa à nouveau. Il alla ouvrir, plein d'espoir cette fois. Ce n'était que le service d'étage. Deux jeunes gens, à la tenue impeccable, poussant devant eux une desserte couverte de cloches en vermeil, ainsi qu'une table ronde dressée pour deux. Porcelaine, argenterie et cristal, bougeoirs et seau à champagne, rien ne manquait. Il sourit. Laetitia avait fait donner le grand jeu. Réveillon en tête-à-tête dans leur minisuite. On voulut lui révéler le menu. Il prévint que son épouse n'était pas encore rentrée d'une sortie en ville, refusa qu'ils éventent le champagne millésimé et demanda un whiskyglace pour tromper une attente qui commençait à lui peser. Un sentiment intermédiaire entre 113 l'agacement d'un retard prémédité et l'inquiétude d'un incident possible s'était emparé de lui. Mais la chaleur et les effluves tourbés d'un single malt de grande qualité lui rendirent bientôt son optimisme initial. Il en commanda un second - ce scotch avait un sacré goût de revenez-y ! - et alluma la télé. Vingt-et-une heures ! Paillettes, variétés sucrées et robes sexy sur toutes les chaînes. En anglais, français, italien. Il téléphona à la compagnie de taxis, qui avait déposé son épouse en centre-ville trois heures plus tôt. On put lui confirmer qu'une voiture venait d'être appelée pour une course vers le Crown Plaza. Elle serait là dans quinze minutes, au plus. Il se resservit une rasade de la bouteille de whisky qu'il avait fait laisser et tamisa les lumières. Un bien-être certain l'envahissait. On frappa. Il alla ouvrir. Une déesse blonde était là, dans une minirobe à bretelles noires avantageusement décolletée, juchée sur des talons aiguilles impressionnants. — Bonsoir, vous devez vous tromper de chambre, hélas, ici, c'est le 207. 114 — Monsieur Philippe Chatel ? — Oui. — C'est bien avec vous que j'ai rendezvous. Sans attendre qu'il l'y invite, elle était entrée, lui tendant son étole transparente et son minuscule sac à main pour qu'il l'en débarrasse. Ce qu'il fit, incapable d'articuler le moindre son. Sa robe était comme une réplique de celle de Mireille Darc dans ce film d'anthologie : prometteuse par-devant, scandaleusement provocante par derrière. Une bouffée de chaleur le submergea. Il avait peur de comprendre. Laetitia, aurait donc décidé de réaliser ses phantasmes par procuration ? C'était ridicule. Mais... si elle aussi avait décidé de réaliser les siens en ce soir de réveillon, en ce moment peut-être, dans une autre chambre de cet hôtel, ou dans un autre, un géant blond venait d'entrer, souriant de toute sa dentition irréprochable, à sa femme à lui ? Ses mâchoires se contractèrent. Puisque c'était ainsi... — Champagne ? — Volontiers. 115 Il recula la chaise pour faire asseoir la déesse blonde, puis entreprit d'ouvrir le champagne avec des gestes maladroits. Avant de lever sa coupe, il lui demanda : — Comment vous appelez-vous ? — Laetitia. Diable ! Elle l'avait fait exprès ou quoi ? — Laetitia, pouvez-vous me dire ce qui me vaut le plaisir de votre présence ? - dit-il en tentant de fixer les yeux verts qui lui faisaient face, nullement intimidés. — Service commandé, nuit comprise, payé d'avance - sourit-elle en levant son verre. Une p... ! Il rectifia mentalement : une call-girl. Il savait, par ouï-dire, que ces palaces proposaient discrètement des services "additionnels", dispensés par des jeunes filles, étudiantes ou diplômées, soucieuses d'arrondir leurs fins de mois, d'étoffer leur carnet d'adresses, voire de dénicher un coeur et une fortune à prendre. Mais le savoir est une chose et l'expérimenter une autre ! Surtout quand la donneuse d'ordre n'était autre que... sa propre épouse ! Elle pensait peut-être qu'il n'allait pas 116 pouvoir... venant d'elle... C'était donc ça... elle ne voulait pas satisfaire son phantasme, mais au contraire l'empêcher à jamais de vouloir et pouvoir le faire, en ayant pris l'initiative de le lui proposer. Audacieuse tentative, mais elle risquait d'être déçue ! Jonathan, en ce moment même, se sentait tout à fait capable d'oublier qu'il était marié et qu'il aimait sa femme ! Il chassa cette dernière pensée perturbatrice et leva, lui aussi, son verre : — Joyeux réveillon, ...Laetitia ! Ils trinquèrent. Le champagne était délicieux, fruité, aux bulles serrées. Il se mordit un peu la lèvre pour se convaincre qu'il ne rêvait pas. Caviar, blinis et saumon fumé. Bien mieux que sur l'île de la tentation. Il se souvint aussi de ce gentleman célibataire qui testait des beautés solitaires. Ce soir, quelqu'un avait fait le choix pour lui. Il était parfait. Ils dînèrent. Laetitia avait de la conversation, au propre comme au figuré. Il faillit plusieurs fois en oublier de faire le service qui lui incombait. Les yeux verts pétillaient d'étoiles. Il voulut brûler quelques étapes, mais 117 elle lui rappela qu'ils avaient toute la nuit. La partie haute de son individu essayait de faire se tenir coite la partie basse, mais en vain. Heureusement qu'il était assis ! C'est à peine s'ils touchèrent au dessert. Champagne aidant, Laetitia aussi semblait plus pressée à présent. êls emmenèrent la seconde bouteille et leurs coupes dans la chambre et, se déprenant de ses baisers mouillés, elle lui fit en silence une scène de déshabillage torride roulant du bout des doigts ses bas de soie noire sur ses chevilles, dégrafant le porte-jarretelles, puis la guêpière et enfin le string qui révéla une vraie blonde, avant de se ruer sur lui pour lui faire subir un si charmant supplice ! Il dut pendant quelques instants songer à des tonnes de glace pilée pour réfréner ses ardeurs et tenter de tenir la distance. Il aurait bien voulu prendre l'initiative, mais elle ne lui en laissait pas le temps. Cette fille ne débutait pas dans le métier ou alors elle apprenait vite ! Cette nuit-là, ils explorèrent le lit royal dans tous les sens, firent l'amour dans plus de positions qu'il n'en avait jamais pratiqué, mangèrent la bûche glacée sur le corps l'un de l'autre et s'endormirent exténués, salis, les nerfs à 118 fleur de peau, les sens exacerbés, le sexe tuméfié et douloureux. Le soleil, déjà haut, perçait à travers les rideaux et il gisait sur le ventre, dans un lit dévasté. Un étau lui enserrait le crâne et il eut d'abord l'impression que sa mémoire était vierge. Mais non. Les souvenirs lui revenaient au galop et, bientôt, il sut qui il était - Philippe Chatel - où il était - La Valette, Malte, Hôtel Crown Plaza, suite 207 et avec qui il avait passé la nuit. Des images à censurer défilèrent devant ses yeux. Et un nom lui vint aux lèvres : Laetitia ! En le disant, il s'était redressé à demi, complètement réveillé, brusquement. Il se tourna vers le corps endormi à ses côtés et... le ciel lui lui tomba sur la tête : Laetitia, son épouse, dormait pelotonnée, à son habitude, dans une sage nuisette, ses mèches brunes éparpillées sur le visage. Se dressant complètement sur son séant, il inspecta fébrilement la chambre du regard : aucune trace de l'autre Laetitia. Ouf ! Il n'avait quand même pas rêvé ! La Laetitia tombée du ciel serait partie et la sienne rentrée dans son lit sans qu'il s'en rende compte ? C'était possible, car il avait pas mal chargé la 119 mule hier soir. Ou alors, Laetitia s'était déguisée pour le vamper ? Une perruque, d'accord, des lentilles de couleur, d'accord, la tenue sex et le maquillage qui va avec, toujours d'accord, mais cette voix grave... et de plus, il était sûr d'une chose : cette fille était une vraie blonde ! A moins que... Il souleva lentement le drap qui recouvrait sa compagne de lit et... entrevit un triangle de boucles blondes serrées, tandis que Laetitia ouvrait les yeux et lui disait, dans un sourire : — Alors, heureux ? 120 La Petite Culotte de soie — Non, je ne collectionne pas les conquêtes, vous vous trompez. D'ailleurs, j'en serais bien incapable. Vous m'avez vu, je n'ai rien de particulièrement aimable, n'est-ce pas ? Et puis pour collectionner, il faut aimer ce qu'on collectionne ou bien sa traque ou bien les deux. — Et ce n'est pas le cas ? — Pas exactement. — Mais pourtant, on dit que... — On dit peut-être, mais l'on se trompe. Je ne suis pas Don Juan, cela se voit, mais quand bien même je le serais, je ne pourrais tendre ces 121 filets cousus de fil blanc qui sont les siens. Ces compliments, ces cajoleries, ces demi-vérités ou ces mensonges éhontés me répugnent, me révulsent et pour tout dire m'ôtent tout désir de conquête. —Mais qui vous dit que Don Juan n'est pas sincère et n'aime pas à chaque fois ? — Don Juan se donne avant tout les moyens de parvenir à ses fins, promet le mariage quand il faut le promettre, à plusieurs en même temps parfois même, car il ne sait pas renoncer à une conquête possible, mais croyez-moi, il s'en dispense allègrement dès qu'il le peut. — Vous voilà bien sévère. À vos yeux n'aimerait-il donc jamais ? — Peut-être croit-il aimer l'objet de ses conquêtes, en effet, mais ce qu'il aime par-dessus tout c'est le sport ou l'art, comme vous voudrez, de la conquête. C'est l'instinct du chasseur qui l'anime bien plus que celui du mâle et pour prendre une image triviale que vous me pardonnerez, il aime la chasse plus que le gibier, voyez-vous. — J'avoue que vos propos me laissent perplexe... 122 — Trop de gens voient en lui un simple obsédé sexuel. Je ne l'aime pas, mais je le respecte, car il est beaucoup plus que cela. Un éternel insatisfait. Un mégalomane obsessif. Qui voudrait pouvoir aimer toute femme aimable offerte à son regard et piétinerait pour y parvenir toutes les lois de la morale, de la bienséance et du savoir-vivre réunies. — Un fou, en somme ? — Sa folie n'est pas la nôtre, c'est tout, car nous avons tous notre grain de folie et tel qui collectionne les pendules comtoises ou les lapins de porcelaine n'est pas plus sensé que Don Juan. Mais son obsession s'applique à des objets inanimés et cela nous paraît plus acceptable. — Cela ne l'est-il pas ? — Si fait, vous avez raison du point de vue de la morale et de la société, mais d'un point de vue logique, ce sont choses comparables. — Un maniaque donc ? — Sans doute. Mais pas un vrai collectionneur car, voyez-vous, le vrai collectionneur devient amoureux de ce qu'il collectionne, se l'approprie à tel point que l'en 123 déposséder est souvent pire que d'arracher sa cassette à Harpagon, et Don Juan ne s'attache pas ou si peu à ce qu'il prétend aimer. — Et vous prétendez donc... — Je ne prétends rien, mais au bout de toutes ces années, je crois quand même savoir que je n'ai aucun goût démesuré pour les femmes, objet des conquêtes de Don Juan et pas plus pour leur conquête elle-même, puisque je me refuse à user des moyens qu'il utilise pour y parvenir. Voyez-donc combien je suis différent de lui. — Mais enfin, c'est insensé, on vous prête au moins... Je ne sais pas, moi... des dizaines d'aventures, au bas mot, et vous voudriez me faire croire que vous n'êtes pour rien dans tout cela, que vous vous êtes laissé aimer à chaque fois. Excusez-moi, mais vous l'avez dit vousmême, vous n'êtes ni Alain Delon ni Paul Newman, et je ne peux croire que vous n'ayez eu à faire preuve de flatterie, de persuasion, de contrainte peut-être même une fois ou l'autre, pour... — Eh bien, détrompez-vous. Mais si je n'ai usé d'aucun de ces moyens, ce n'est pas par vertu, grandeur d'âme ou élévation morale, 124 comme vous voudrez l'appeler, mais par une espèce d'impossibilité congénitale, de mutisme amoureux, de défiance instinctive envers les mots de la séduction. — Vous n'auriez donc jamais fait de compliment à une femme ? — Pour la séduire, jamais ; après, parfois. — Quel langage lui parlez-vous donc ? — Un langage qu'elles comprennent toutes, celui du désir. Je vous dis qu'en amour, il faut laisser parler les yeux, la main, les lèvres, le souffle, la langue et le reste, le corps enfin, car lui ne ment pas. — Mais vous vous ravalez au rang de la bête ! — Croyez-vous que nous soyons beaucoup plus ? Vous savez bien que lorsque les corps sont lassés l'un de l'autre, l'amour n'existe plus. Je ne dis pas qu'il ne reste rien, non, mais c'est autre chose : la tendresse, l'habitude, la complicité, la peur de la solitude... — Mais vous niez là les trois quarts de la littérature du monde. Les mots d'amour existent, ils ont toujours existé, ils existeront toujours. 125 — Sans doute. Ainsi en est-il des religions. Mais ont-elles prouvé que Dieu existe ? De même pour l'Amour. Je vous dis qu'il y en a souvent moins dans le plus grand serment que dans le plus petit geste. En amour, le geste est avant le verbe, et le verbe sans le geste pour moi n'est rien. Je dirais même plus : le verbe est trompeur par essence, le geste ne l'est que par accident. — Ainsi donc, vous faites l'amour sans le dire et sans qu'on vous le reproche ? — C'est vrai, en ce qui concerne la première partie de votre question, mais ce que je voudrais que vous compreniez, c'est que ce n'est pas vraiment une décision de ma part : je ne parviens pas à faire autrement. — Ah ! Vous avez donc essayé ? — J'ai essayé de me conformer à la norme. Je n'y ai pas réussi. — Peut-être était-ce que vous n'étiez pas vraiment amoureux ? — Je me suis, bien entendu, posé cette question-là aussi. Et j'ai fini par y répondre par la négative, car il est arrivé que l'on me quitte et 126 mon corps et mon cœur ont tellement souffert de l'absence que j'ai su, a posteriori, que j'avais bien été amoureux. — Cela vous est arrivé souvent ? — Non. Quelques fois. Mais, en vous disant cela, vous ne savez rien encore. Le plus important reste à venir. Écoutez, nous avons encore un peu de temps devant nous avant que le spectacle ne commence, alors je vais vous raconter une petite histoire, qui, mieux qu'un long discours, vous fera comprendre ce que je veux vous dire. — Volontiers, vous m'intriguez. — J'étais encore adolescent. De sa campagne natale, ma famille était venue s'établir en ville, une toute petite ville de province. Avec ses notables, commerçants, gens de robe ou d'épée et autres professions libérales. Mes parents, qui avaient pris un petit commerce, avaient parmi leurs pratiques le Président du Tribunal. Son épouse et lui cherchaient un répétiteur pour leurs deux petites filles. Je fus embauché, je ne sais comment, peu importe. — Elle était jeune et belle... 127 — Ne vous moquez pas ! Elle l'était en effet, et plus que vous ne sauriez l'imaginer. C'était une Italienne, que la vie de province ennuyait et à qui son mari laissait la bride sur le cou, car il ne pouvait la satisfaire, à la suite d'une grave maladie. — Elle fut donc votre initiatrice... — Non, car j'avais déjà soulevé quelques jupes et jeté ma gourme, mais j'en tombai éperdument amoureux. Elle se laissa séduire et se donna, un soir après la leçon, sur la table marquetée de la salle d'étude. — Je conçois que ce soit un souvenir marquant... — Il l'est par le temps et le lieu de cette étreinte, mais surtout parce que je découvris ce soir-là ce qui allait devenir le secret de ma vie amoureuse... — Vous m'en direz tant ! — Vous raillez encore et vous avez tort. Je suis très sérieux. — Elle portait peu de lingerie, et ce soirlà, même pas de soutien-gorge, ni de bas. 128 — C'était un vrai traquenard, si je comprends bien, que cette leçon-là. — Sans doute, peut-être, je ne sais, quelle importance. Mais toujours est-il que pour moi le degré ultime du désir, depuis ce jour-là, est indissolublement associé à une petite culotte de soie. — Vous voulez dire que... — Je veux dire que je ne peux désirer et aimer qu'une femme qui porte une petite culotte de soie. — Excusez-moi, mais avant d'en arriver là, il faut bien que vous vous lanciez à l'aveuglette, si je puis dire. — Et c'est là tout mon drame ! — Comment cela ? — Si mon désir peut être éveillé par tout ce qui flatte l'œil, l'ouïe, l'odorat et le goût du mâle, il ne peut se concrétiser vraiment qu'à la perception tactile particulière de la matière de ce dernier obstacle à franchir. — Et si cette condition n'est pas remplie ? 129 — C'est le fiasco le plus total ! — J'ai peine à vous croire. — Si j'ai multiplié les tentatives, c'est pour m'en assurer, et malgré toute la bonne volonté et l'expérience de certaines, rien n'y a fait. Ou du moins, rien de satisfaisant. Alors que dans le cas contraire, je suis un lion, un roi. — C'est proprement incroyable ! — Non, c'est une maladie, mais je n'ai pas vraiment envie d'en guérir. Pour donner et recevoir du plaisir, j'ai besoin d'escalader, de démanteler, de franchir ce que j'ai fini par nommer le rempart de soie ! — M'en donneriez-vous la preuve personnelle, ici, maintenant, dans la pénombre de cette loge ? — À vos risques et périls, ma chère ! (La chronique raconte que ce soir-là, la représentation de trois des oeuvres de Marivaux en un acte, « La Dispute », « L'Épreuve » et « Le Dénouement imprévu » fut troublée par des émois aussi sonores que langoureux). 130 La Fille de Prague — Vous aussi, vous le trouvez beau ? Je me détournai. Une jeune femme auburn m'avait parlé. En français. Et nous étions à Prague, dans la cathédrale Saint-Guy. Mais quasiment seuls, sans le moindre troupeau touristique en vue. Ce soupçon d'accent. Aurais-je affaire avec une fille de Prague ? Je devais avoir l'air particulièrement absorbé dans la contemplation de ce vitrail pour avoir provoqué une telle entrée en matière. Le français ? Oh, c'est évident, mon guide Michelin m'avait trahi. 131 D'ordinaire, dans les églises, je contemple plus volontiers les jeunes femmes que les vitraux. Mais là, j'avoue que j'avais été distrait par cette harmonie colorée. Par ailleurs, je répugne plutôt à faire part à autrui de mes émotions, aussi esthétiques soient-elles. Réflexe de scénariste. J'ai sans doute peur qu'une fois dites, je ne puisse plus les écrire. Verba volant, scripta manent, en version inquiète. Mais, en l'occurrence, je remerciai le ciel de m'être perdu quelques instants dans ce vitrail qui me valait de la connaître et je m'empressai de lui répondre, quoique platement, je le confesse : — Euh... Oui... Je crois. À dire vrai, j'ignore presque tout de la symbolique du vitrail et je puis ajouter qu'à cet instant je m'en moquais éperdument. Ce que j'avais sous les yeux, à côté de moi, était bien plus captivant. Elle, par contre, semblait tout connaître ou presque de l'art du vitrail et, visiblement, souhaitait partager ce savoir. Et moi, j'avais la chance de me trouver là. Je la saisis donc, comme un noyé sa bouée, craignant déjà qu'on ne 132 me la ravisse et, prenant mon air le plus intéressé, toute ouïe, je m'absorbai dans la contemplation de cette nouvelle œuvre d'art. Face au chef d'oeuvre moderne du maître verrier, elle dissertait pour moi, emportée par son sujet, se tournant de mon côté, de temps à autre pour quêter une approbation, vérifier que je la comprenais, mais moi, statufié, immobile, béat, j'admirais son profil de madone, jusqu'à ce que son regard accroche le mien et me redonne vie pour un acquiescement, un sourire, un merci. Au bout d'un long moment pour elle, aussi bref qu'une étoile filante pour moi, elle se rendit compte de mon ingénu manège et dit en souriant : — Vous vous moquez bien de ce que je vous raconte, n'est-ce pas ? — Détrompez-vous, lui dis-je, vous me passionnez. Tout ce que vous dites est lumineux. Je ne sais comment ces termes m'étaient venus, mais c'était bien cela. Une étoile, un soleil était entré dans ma vie. Elle était là et j'étais illuminé. Qu'elle disparaisse et la vie me quittait. 133 Elle disparut pourtant ce matin-là, refusant mon invitation à prendre un café dans le premier "kavarna" venu. Elle s'appelait Mara. Et quand on l'a vue une fois, on ne peut l'oublier. Je lui avais arraché ce prénom, mais je n'en sus pas plus. J'essayai bien de la suivre, mais la foule des touristes, à présent omniprésente sur les hauteurs de Hradcany, me fit perdre sa trace en moins de dix minutes. Je passai le reste de ma journée à pousser la porte de toutes les églises de Prague ouvertes, que je parcourais au pas de course dans l'espoir insensé de la retrouver discourant devant un autre vitrail, mais il y a plus de cent clochers à Prague et un reste de raison me fit comprendre que la conjonction de deux probabilités de cet ordre devait relever du miracle ! Autant dire que mes chances de la revoir étaient quasi nulles. Harassé, abattu, dépité, j'étais redescendu jusqu'à Notre-Dame de Tyn, sur la place de la Mairie, et la nuit tombait. Assis à une terrasse, je remuais le sucre inexistant d'un café refroidi, essayant pour la centième fois de me souvenir dans le moindre détail du visage de Mara et j'allais y parvenir enfin lorsqu'elle passa devant 134 moi, comme par miracle justement, sortie d'une boutique, au bras d'une amie, chargée de paquets. Je hurlai son nom : — MARA ! Elle se détourna vivement, dans un geste élégant qui fit virevolter sa jupe autour d'elle et me ravit : — Je vous ai cherchée toute la journée. Je n'y croyais plus. C'est un signe que je vous aie retrouvée, vous ne croyez pas ? Venez. Il faut que je vous parle. Asseyez-vous. Les mots étaient sortis tout seuls, ordonnés par l'urgence, sans silence, presque sans respiration. Je dus avoir l'air sincère et convaincant, car elle sourit, conféra brièvement avec son amie qui s'éloigna en me gratifiant d'un regard noir, puis elle vint s'asseoir à mes côtés. — Qu'avez-vous ? Nous nous regardions. Elle avait les yeux clairs des filles de l'Est. — Je ne sais pas. Si. Besoin de vous. 135 — Vous ne manquez pas d'audace ! Et vous imaginez que je vais vous croire ? — Il le faut. Je lui avais, dans ma fièvre, saisi une main qu'elle n'osait retirer. — C'est impossible. — Qu'est-ce qui est impossible ? — Tout. Vous ne pouvez pas être tombé amoureux de moi si vite. Et je ne crois pas au coup de foudre. Des touristes entreprenants, j'en rencontre tous les jours ou presque, comme bien d'autres filles de Prague. Dans huit jours, je ne serai qu'un nom exotique de plus sur votre tableau de chasse. Merci bien. Vexé, je retirai ma main. Les yeux à demi-fermés, à cause du soleil couchant, elle me fixait d'un regard tranquille. Je me levai : — Vous me jugez mal, Mara, mais vous ne pouvez pas m'empêcher de vous aimer. Et je vous prouverai que vous avez tort. Bonsoir. Et je m'éloignai d'un pas décidé, inconscient, car j'ignorais tout de la manière de la retrouver, mais par là même magnifique, tandis 136 qu'elle se prenait la tête à deux mains, comme pour se lamenter du sort qui lui était fait. À peine commis, je regrettai amèrement ce geste impulsif et théâtral et rentrai, absorbé dans mes pensées, pour dîner avec le reste de l'équipe de repérage du film. Nous étions descendus à l'hôtel Europa, situé sur l'avenue Vaclav Havel et, de la fenêtre Art Déco de la chambre que je partageais avec le chef-opérateur, je devinais la place Wenceslas. C'était là que Jan Palach, étudiant désespéré par l'échec du printemps de Prague, s'était immolé par le feu en janvier 1969 et, d'un bout de l'année à l'autre, quelques bouquets de fleurs ravivaient la mémoire de son sacrifice. Mais ce soir, c'était du mien que je m'inquiétais. J'étais sombre et préoccupé et, après dîner, mon compagnon n'eut aucun mal à me faire parler. C'est ainsi que nous passâmes le reste de la soirée et une partie de la nuit à passer en revue les moyens qui pourraient me permettre de retrouver Mara. D'abord, retourner à Saint-Guy. Peut-être ses pas l'y ramèneraient-ils si elle cherchait à me revoir. Car, en dépit de ses dénégations, il y avait quand même quelques signes d'encouragement 137 dans son attitude, non ? Malgré tout, elle était venue s'asseoir à ma table et ne m'avait pas retiré sa main. J'étais assez sceptique de nature, mais la chance m'avait souri deux fois déjà. Pourquoi pas trois ? Ensuite, hanter les lieux que fréquentent assidûment les Praguois : cafés, théâtres, salles de concert, places et jardins. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin. Par où commencer ? Le pont Charles, le Théâtre National, le café Slavia, Narodni Namesti, les terrasses des cafés de la Place de la Mairie, etc... ? Mon compagnon de chambre, grand connaisseur de Prague, depuis le début de notre conversation, essayait de me ramener à la raison avec des propos que je m'entêtais à ne pas vouloir entendre, du genre "Laisse tomber, ce n'est pas une fille pour toi" ou "Tu t'emballes, tu t'emballes, mais qu'est-ce que tu sais d'elle ?" Rien n'y faisait. Quand enfin, il comprit qu'il fallait m'aider et non tenter de me décourager, je le vis soudain sauter de son lit et se précipiter sur son ordinateur portable, posé sur le bureau de notre chambre d'hôtel. Celui-ci offrait une connexion large bande. Il ouvrit le navigateur et son moteur de recherche d'images. Perdu pour 138 perdu, pourquoi pas ? Il tapa : "Mara". C'était insensé. 91700 réponses. Je savais que les prénoms féminins en A faisaient florès sur tous les sites de charme, érotiques et pornographiques, mais pas à ce point-là. Il affina un peu la requête. Et près de quatre cents photos répondaient encore à l'appel... Je parcourus fébrilement les dix pages proposées, pris d'un espoir mêlé de crainte. Quelle chance pouvait bien avoir ma Mara de se trouver là-dedans ? Les raisons de publier sa photographie sur Internet sont multiples, parfois involontaires, souvent intéressées et les effets en sont incalculables, la plupart du temps inopérants, mais parfois sidérants. Au milieu de dizaines de clichés anonymes et quelconques, je relevai une pension de famille cossue, une joueuse de tennis, une golfeuse et une mezzosoprano connues, répondant toutes au nom de Mara. Mais là, en bas de page... Pas de doute, c'était bien elle, nue sur ce canapé rouge, un genou replié vers le menton, comme pour cacher sa poitrine, mais révélant à demi un sexe épilé. Un tambour cognait dans ma poitrine. 139 C'était une accroche destinée à rabattre le client sur un site spécialisé. À l'intérieur, d'autres filles et Mara. Ce tambour cognait de plus en plus fort. Je parcourus avec honte la galerie de photos la concernant. Sexe révélé, sexe sans attrait. J'aurais voulu pouvoir cliquer sur ces clichés avilissants et les supprimer de l'écran, mais... impossible et à quoi bon ? Une douleur physique, concrète, palpable me barrait la poitrine à présent. Ainsi, Mara était une escort girl, une "fille de Prague", selon l'expression en vigueur sur Internet depuis quelques années, me révéla mon compagnon. Proposée avec d'autres pour une soirée, un week-end, une semaine aux âmes solitaires, moyennant quelques centaines d'euros. Jeunes, belles, cultivées et pas farouches. Capables de figurer avec élégance dans n'importe quelle soirée. Taillables, corvéables... et plus, à merci. Et ces filles prenaient ça pour une libération sous prétexte qu'aucun julot ne les attendait au bas de leur immeuble ! Je comprenais mieux à présent son : "C'est impossible !" de la veille. Ne voulait-il pas 140 dire qu'elle n'était pas prête à une relation gratuite, commandée par des sentiments et non le seul appât du gain ou même la seule recherche du plaisir ? Je voulus quand même en avoir le cœur net. Et, pour la troisième fois de la journée, la chance ou la malchance, comme on voudra, fut avec moi. Le répondeur du site m'aiguilla vers la messagerie de Mara. Filtrage élémentaire des appels. — Bonjour, Mara. Raphaël Sibony à l'appareil. Nous nous sommes rencontrés deux fois aujourd'hui, vous vous souvenez. J'ai eu du mal à vous retrouver. Je sais maintenant ce que vous faites et je comprends votre attitude. Mais cela m'est égal. Je suis à Prague pour huit jours encore, pour un repérage de film, et si vous pensez que je puis être pour vous autre chose qu'un client, rappelez-moi. Hôtel Europa, chambre 25. À bientôt. Ce "À bientôt" était de trop. Peut-être m'a-t-il perdu. J'étais trop amoureux, trop confiant. Elle n'a pas souhaité me revoir et j'ai dû ranger le souvenir de la "fille de Prague" au rayon des occasions manquées et des amours 141 ratées. Mais mon cœur se pince encore chaque fois que j'entends prononcer le nom de Mara. Et pourtant, sans doute n'était-ce qu'un prénom d'emprunt. 142 Le Grenier Longtemps, je n'ai pas osé y entrer. Voilà, c'est fait. Je viens de gravir l'échelle de meunier de notre maison et j'ai soulevé avec difficulté la lourde trappe de chêne qui y donne accès. Elle est retombée dans un fracas épouvantable et un tourbillon de poussière irisée. Mais par bonheur, je suis seul au logis. Je découvre alors un grenier immense à mes yeux, mansardé et vide ou presque. La beauté de sa charpente, au savant assemblage, m'émerveille. À plusieurs mètres devant moi s'élève un haut mur de pierres nues, éclairé à gauche et à droite par deux tabatières, dont l'une est à demi ouverte. Quelques fils, sur lesquels 143 dorment, serrées en grappes comme autant de minuscules chauves-souris, des épingles à linge abandonnées, courent d'un côté à l'autre, à hauteur d'homme, fixés aux pannes de la partie mansardée du toit. Une clarté lunaire dessine deux carrés d'une lumière bleutée sur les ombres du plancher. Je m'approche du mur et en tendant la main jusqu'à toucher la paroi, je peux sentir la chaleur qui émane du conduit de fumée situé derrière. Je me sens en sécurité dans cet espace clos où dominent les tons bruns de ce plancher poussiéreux, de la charpente sombre, taillée à l'herminette, sur laquelle ont été posées plus récemment des voliges grossièrement rabotées, d'une couleur ocre plus claire, transpercées, à intervalles réguliers, par les pointes des crochets des ardoises de la toiture. Et presque aussitôt, j'ai envie de me réfugier là. D'y créer mon monde. D'y dormir. Je peux y revenir à loisir, à présent que j'ai subtilisé la clé et outrepassé l'interdit familial. Je l'ai cru vide, mais c'est une illusion due à ses dimensions et à l'éclairage réduit. En réalité, il recèle, rejetés dans ses soupentes, des trésors 144 que je vais inventorier au fil des nuits de mes jours. Un vieux pupitre double d'écolier, avec ses encriers de porcelaine, tachés d'encre violette. Ce devait être celui d'un enfant de dix ou onze ans. Je m'y assieds, en position inconfortable aujourd'hui, en dépit de ma taille modeste. Voici mon bureau. Une malle, au couvercle bombé, aux poignées de laiton, à l'intérieur doublé d'un tissu moiré, peuplée de sangles, de boutons-pression et de compartiments multiples, mais vides de tout contenu. Voilà mon coffre-fort. Je m'installe à ce pupitre, du côté gauche et j'en soulève l'abattant. Un cahier d'écolier, à la couverture bistre, apparaît. Il porte en titre, non pas le nom de son propriétaire ni celui de la matière à laquelle il est consacré, mais une inscription en grandes minuscules d'imprimerie, sur deux lignes décalées et soulignées :"Nos Colonies". Au-dessous, encadrée de sombre, une photo en noir et blanc d'un désert avec, au premier plan trois touaregs enturbannés. Au fond, à droite, on distingue ce qui pourrait être un 145 village. La légende dit sobrement : Scènes et types : chameliers. Je reconnais ce cahier. Je l'ai déjà vu, j'en suis sûr. Il appartenait à ma mère. En le feuilletant, j'y trouve une date : "Les Champeaux, le 30 octobre 1934", en tête d'une rédaction. Sa dernière année d'école. Elle avait douze ans. La dernière page est vierge. Évidemment, le papier est un peu jauni, mais cela fera l'affaire. Je prends le porte-plume qui repose dans sa rainure et le trempe dans l'encrier le plus proche. Miracle ! Il y a de l'encre, violette comme il se doit, et ma plume sergent-major crisse sur la feuille et manque même de buter sur une irrégularité. Le papier de ce temps-là n'était pas glacé. Il faut que je fasse très attention. C'est que je n'ai pas de buvard et, à part cet inespéré cahier, le pupitre est vide. J'ai écrit, un peu vite, mais il est trop tard à présent pour corriger : "Chère Annie". Virgule. À la ligne. Là, il faut que je réfléchisse. Certes, c'est la deuxième fois que j'écris à une fille, mais j'avais dix ans lors de la première et la lettre est restée oubliée sous une pile de draps de mon armoire, faute de l'adresse de la destinataire ou 146 du courage de l'envoyer. À présent, j'en ai treize et je suis moins spontané que naguère. Je mâchonne un moment le bout du porte-plume, manquant de peu de faire un pâté. En bref, il faut que je lui dise combien je la trouve belle, que je l'aime et que je lui fixe un premier rendez-vous. Dit ainsi, cela paraît simple. Mais la tâche m'apparaît soudain insurmontable. Les mots s'embrouillent dans ma tête. Cette première phrase est pire que celle de M. Jourdain. Ce porte-plume ne veut plus écrire. L'encre s'est solidifiée. Un craquement derrière moi me fait sursauter. Fébrilement, je repose le porte-plume, ferme cahier et pupitre, avant de m'extraire de ma place pour me réfugier dans l'ombre de la soupente. Fausse alerte. Le bois qui vit et qui s'étire pour se défatiguer. Mais le charme est rompu. Je redescends sans demander mon reste. Me voici revenu, à quelque temps de là, sans l'avoir prémédité et... on m'y attend. J'ai dû oublier de fermer à clé l'autre nuit. Mais cette présence ne serait pas possible, si le grenier de notre maison n'était commun à plusieurs appartements et situé tout en haut d'un escalier qui va en se rétrécissant jusqu'à des chambres de 147 bonne avant de finir en cette échelle de meunier abrupte. Quelques jours plus tôt, j'ai enfin envoyé ma première lettre à Annie, mais sans lui fixer de rendez-vous, dans l'attente d'un signe d'encouragement qui puisse m'éviter la déconvenue de m'y retrouver seul. Je suis donc plus que surpris. Comment a-t-elle su pour la cachette ? Je n'en ai parlé à personne, sauf à mon frère, qui s'est inquiété de mon absence l'autre nuit. Pour une fois, je suis reconnaissant à cet incorrigible gaffeur d'avoir parlé ! Annie est assise au pupitre, le cahier ouvert devant elle. "Alors, c'était vrai ?" Dans ma lettre, je lui révélais la difficulté que j'avais eue à l'écrire. "Comme tu vois". Annie est brune, mais ce soir-là, le soleil couchant, qui entre par une tabatière, dore ses cheveux et je la trouve plus belle encore que d'habitude. Les filles, au collège, ne portent pas le pantalon, mais jupe, socquettes et souliers plats. Ce qui est bien pratique en certaines occasions. Je n'ai moi-même abandonné mes culottes courtes que depuis un an, après ma Communion Solennelle. Et ce soir-là, je bénis le ciel que le port du pantalon ne soit pas autorisé aux filles de 148 quatorze ans. Assis côte à côte, sur ce pupitre d'écolier, nos genoux se touchent déjà et je sens la chaleur de sa peau à travers l'étoffe légère du mien. Et quand nous tournons nos visages l'un vers l'autre, il ne faut qu'un regard pour que nos lèvres se trouvent, se frôlent, s'apprennent et ne se quittent plus avant que le souffle nous manque. Nous risquons gros, si on nous surprend. Quelques sévices à coup sûr, des privations certainement et le pensionnat surtout, hélas, en bout de course. Alors, je n'ose pas aller beaucoup plus loin et je trouverais inconvenant qu'elle en prenne l'initiative. Je lui caresse bien la poitrine en l'embrassant et insinue même une main entre ses genoux, mais elle les garde serrés et nous nous en tenons là. Par chance, les événements ont une logique qui nous dépasse et cette logique veut que très vite nous nous retrouvions à nouveau dans ce refuge. Cette fois-ci, c'est de nuit. Peu importe comment nous y sommes parvenus. Toujours est-il que nous sommes, seuls, par une nuit de juin complice, chargée des senteurs florales des jardins alentour, dans ce grenier dont le bois restitue la chaleur qu'il a emmagasinée tout le jour. Nous avons déniché, dans la 149 soupente, un matelas mis au rebut qui trône maintenant entre la malle et le pupitre... Nous sommes là, aussi ignorants l'un que l'autre des précautions à prendre, étendus, enlacés, dans l'impatience de nos presque quinze ans pour elle et à peine quatorze pour moi. La nuit a bien fait les choses en nous ôtant l'appréhension de la nudité. À ma grande surprise, ce ne sont plus des socquettes ni une culotte de lycéenne timide que je trouve sous mes doigts hésitants et malhabiles, mais bien les dessous d'une séductrice en herbe. Annie a dû piller la garde-robe de sa mère. Elle m'aide à détacher ses bas du porte-jarretelles, à les rouler sur ses chevilles, à dégrafer son soutien-gorge. Puis je me déshabille à la hâte, à mon tour. Au début, nos baisers sont sages, presque timides, puis pressés, ils entreprennent de s'aventurer là où ils ne sont encore jamais allés, par monts et par vaux, mouillés, collés, salés. Nos dernières protections tombent bien vite. Je suis sur son corps et ses bras en collier m'attirent en elle. Nous ne savons ni l'un ni l'autre comment nous y prendre. Mais la Nature y a pourvu. Déjà nous y venons. Déjà nous y sommes. 150 Moi, en tout cas. Je me réveille et j'en ai la preuve, là sur les draps. Ce rêve était trop beau. Ce grenier trop parfait. Cet amour trop pur et trop neuf. J'ai cinquante ans et n'ai jamais connu d'Annie. Pourquoi faut-il que je me souvienne toujours de mes rêves ? 151 La Fille de l’Ankou* J'ai toujours aimé les buffets de gare à l'ancienne. Leur décor Arts déco, leur atmosphère changeante, de ruche en effervescence aux heures de départ et d'arrivée des trains, et de chapelle recueillie dans l'intervalle, leurs serveurs ou serveuses en uniforme, tantôt nonchalants, tantôt débordants d'activité, leurs clients de passage en instance et leurs habitués perdus dans le fond d'un verre ou les ronds de fumée d'une énième cigarette... Ce jour-là, c'est le désœuvrement qui m'avait fait pousser la porte vitrée. Quelques heures à tuer avant de rendre une visite de politesse à une personne malade. Et pas assez de courage pour entreprendre autre chose qu'une observation désabusée du monde devant un café 152 ou un ballon de bière. Les définitions des mots croisés du quotidien dansaient devant mes yeux et les détours de pensée du verbicruciste m'échappaient comme tanches effarouchées par le brochet d'un étang. J'ai levé les yeux. Elle était là, devant moi, assise dans l'autre coin de la salle à demi enfumée. Le juke-box ou ce qui en tenait lieu dévidait le fil musical d'une radio à la mode. Ses jambes, haut croisées sur une minijupe droite, disaient : "J'aime qu'on me regarde et qu'on me trouve jolie". J'étais tout à fait d'accord. De jolies jambes, gainées de nylon chair. Une silhouette élancée. Des yeux clairs, encadrés de cheveux bruns, coupés court. Un pull, échancré en V sur une poitrine aguicheuse. Le garçon lui apporta le café qu'elle avait commandé, avec une courbette cérémonieuse, histoire de se rincer l'œil un peu plus, pensai-je, frustré. L'instant d'après, son regard bleu-vert croisa le mien, quêtant, pensai-je, la confirmation que je l'observais. Je détournai ostensiblement les yeux. Je n'allais quand même pas répondre à la première sollicitation venue ! Attendre vingt, trente secondes. Observer d'un oeil détaché le 153 reste de la salle, puis revenir se poser sans insistance sur sa table. Et sur ses jambes. Pour qu'elle les décroise. Ce sera un premier test. Elle peut le faire par gêne et timidité et tirer sur sa jupe en signe de malaise, ou les recroiser de l'autre côté en cherchant à accrocher mon regard. Et alors, les vieux instincts du chasseur et de la proie seront de sortie. Mais qui sera la proie et qui sera le chasseur ? Au bout de quelques instants, elle décroisa effectivement les jambes et j'aperçus la naissance d'un bas, l'espace d'un éclair. C'était un bon point. J'ai horreur des collants, briseurs de rêve et fossoyeurs du désir. Mais elle regarda ostensiblement ailleurs, elle aussi. Le jeu se compliquait. M'avait-elle déjà percé à jour ? À l'horloge du buffet, l'aiguille des minutes rejoignait celles des heures sur le chiffre dix. Et le prochain départ était à dix heures treize. Quai A. Paris direct. C'est ce qu'affichait l'écran suspendu aux quatre coins de la salle. C'est alors que je remarquai qu'elle n'avait pas d'autre bagage que son sac à main, suffisamment vaste, il est vrai, pour une escapade d'une journée. Mais peut-être ses valises étaient-elles enregistrées et partait-elle pour un voyage au long cours ? Comment savoir ? Ou peut-être 154 était-ce un de ces petits tapins de comptoir que l'on trouve parfois en province et que si je la suivais tout à l'heure aux toilettes... Mais cela cadrait mal avec son maintien, distingué sans affectation, et naturel sans une once de vulgarité. D'un air désabusé, elle tourna sa petite cuillère dans sa tasse, souffla sur le breuvage brûlant avant de le porter à ses lèvres en un geste élégant, le petit doigt écarté, mais pas trop. J'aimai cela. J'en fis autant, (le petit doigt en moins) et je sus qu'elle m'observait à son tour. Apparemment, il y avait concordance d'intérêt entre nous, ou concordance de désœuvrement. La pendule indiquait dix heures moins cinq. La balle était dans mon camp. Et je ne savais trop quelle initiative prendre. Et devant mon indécision, la pendule indiquait dix heures à présent ! L'inconnue ne fumait pas et moi non plus. Inutile de chercher de ce côté-là. Quant à l'heure, nous l'avions sous le nez. J'eus l'impression soudaine que les minutes défilaient à la vitesse des secondes et que le haut-parleur allait annoncer l'entrée en gare du TGV BrestParis avant que j'aie réussi à entrer en contact. J'avais beau essayer de passer en revue tous les plans éculés des dragueurs professionnels, aucun 155 ne me venait à l'esprit. J'étais pétrifié, incapable de penser, les yeux fixés sur ses yeux maintenant baissés. Un bellâtre de dix ans mon cadet venait d'entrer et promenait son regard de prédateur sur l'assistance. Aussi prévisible qu'une abeille audessus d'un pot de confiture, je sus à l'instant qu'il allait me couper l'herbe sous le pied et je jurai en mon for intérieur tous les jurons de mon répertoire devant ma consternante bêtise. Comme prévu, il se dirigea droit vers la table attenante à celle de la demoiselle aux yeux bleu-vert, s'inséra derrière la banquette à côté d'elle et avant même de héler le garçon, se pencha vers l'inconnue en lui susurrant : "Est-ce indiscret de vous demander si vous prenez, vous aussi, le rapide pour Paris ?" Les yeux bleu-vert se relevèrent, brillant soudain d'un éclat métallique et une voix au timbre glacé jeta à la face du goujat : "Occupezvous de vos affaires, espèce de malotru". La réponse me ravissait tout autant que le vocable me surprenait dans la bouche d'une si jeune femme. Mais elle s'était levée, et pour mettre de la distance entre elle et cet importun, traversait la salle dans ma direction. — Vous permettez ? 156 Incrédule, je jetai un regard sur ma droite et ma gauche. C'était bien à moi qu'elle s'adressait et ses yeux bleu-vert me souriaient. Je dus lui paraître complètement demeuré, mais enfin, au bout de quelques interminables secondes de confusion mentale, je réussis à articuler un banal : "Je vous en prie" déjà inutile, car elle occupait maintenant la banquette à mes côtés. — Vous me délivrez de ce fâcheux. Merci. Ce terme, dans sa bouche, me surprit à nouveau, mais, surpris, je l'étais déjà tellement qu'un peu plus ou un peu moins... La pendule indiquait dix heures sept. — Vous allez sur Paris, vous aussi ? Non, ce n'est pas moi qui venais de parler, mais elle. J'étais au pied du mur. Et deux réponses croisèrent mon esprit. La première était la vérité assaisonnée d'un grossier compliment : "Hélas, non". La seconde, une fable cousue de fil blanc : "Oui, rendez-vous professionnel". Mais c'est une troisième qui sortit de ma bouche, je ne sais comment, mensonge encore quelques secondes auparavant devenu vérité 157 incontournable, instantanément : "Maintenant, oui !" Elle ne releva pas le "maintenant", se contentant de ce "oui", franc, net et décidé : — Alors nous pourrons voyager de conserve, si cela ne vous dérange pas ? Tout à la réponse que je fis, convenue à souhait : "Mais pas du tout, au contraire", je ne remarquai pas tout de suite cette troisième expression saugrenue chez une fille de vingt ans ou pas beaucoup plus. La pendule indiquait dix heures dix et le haut-parleur grésilla que notre train entrait en gare. Voyageurs sans bagages, nous nous levâmes avec ensemble et cet accord imprévu nous fit sourire. De l'autre côté de la salle, le bellâtre évincé nous fusillait du regard et lorsque, pour gagner le quai, nous dûmes passer près de sa table, je crus entendre mon inconnue marmonner entre ses dents : "Ne t'en fais pas, mon joli, ton tour viendra". — Pardon ? 158 — Non, ce n'est rien. Je me faisais la réflexion que ce buffet de gare est assez joli, avec son décor ancien et ses paravents à jours. Je poussai la porte du quai devant elle. Son parfum boisé, légèrement musqué, me suivait et il me fallut un moment pour l'identifier. Mais, quand je l'eus reconnu, ma surprise fut totale : c'était... mais oui c'était celui de ma grand-mère, celui de ses bras qui m'entouraient quand elle me racontait une histoire pour m'endormir, là-bas à Valdauge, le pays béni de mon enfance. — J'aime beaucoup votre parfum et il me semble le reconnaître. Puis-je vous demander son nom ? — C'est un parfum ancien de chez Fragonard, un parfumeur de Grasse. — Je me disais bien... Il n'est pas de votre époque, mais il vous va bien. — Merci. C'est sans doute parce qu'il est de toutes les époques. Nous étions peu nombreux à prendre le TGV de dix heures treize, ce jour-là et comme ma compagne voyageait en première, je n'eus 159 aucune peine à trouver une place, face à elle, bien que je sois sans billet. Si ce n'était pas mon jour de chance... Le convoi s'ébranlait et mon inconnue croisait et décroisait ses jambes devant moi, tandis que le chef de train récitait sa litanie d'informations... Je crois bien qu'on me donnait le feu vert. Si ce n'est plus. De chasseur, j'eus comme l'impression fugace d'être devenu le gibier. Et un sentiment étrange m'envahit : derrière l'attirance se déployait comme un voile d'appréhension. Ridicule, dites-vous. Sans doute, mais il faut me comprendre aussi : c'était la première fois qu'on me "draguait" aussi ouvertement. Une si jeune femme. Et moi, un homme de cinquante ans, ni beau, ni grand, ni riche. Alors quoi ? Mais je fis comme vous. Je balayai d'un revers de main ces scrupules d'un autre âge. Après tout, j'étais libre comme l'air et n'étais-je pas entré dans ce buffet de gare à l'aventure ? Alors, puisque les circonstances étaient de mon côté, ce n'était plus le moment de reculer. J'entrai en conversation : — Comment vous appelez-vous ? 160 Les yeux bleu-vert me sourirent et j'étais déjà totalement sous le charme de ses yeux rieurs, de sa bouche gourmande, de son corps fluide, de ses jambes élancées : — Anastasie. Je tombai des nues. De tous les prénoms de la terre, c'était bien le dernier que je m'attendais à entendre. — Vraiment ? Comme l'épouse d'Ivan leTerrible ? — Ou comme la sœur de l'empereur Constantin. Oui. La civilisation latine, apparemment, n'avait pas de mystères pour elle. Moi, qui avais essayé de l'éblouir de ma maigre culture... Mieux valait revenir à des références plus récentes : — Mais vous savez que c'est aussi un des surnoms que l'on a donné à la censure dans le monde des arts et des lettres. — Oui, je sais. Et aussi à la machine de Monsieur Guillotin. 161 C'est curieux comme sa voix pouvait devenir froide et cassante par moments. Un frisson incontrôlé me parcourut l'échine. — Et ce prénom chargé d'histoire ne vous pèse pas ? — C'est le mien. Je n'y peux rien. Et vous, comment vous appelez-vous ? — Pierre-Alain. — C'est plus classique, en effet, avec un petit côté distingué, qui vous va bien. — Merci. Nous nous donnâmes une poignée de main plutôt cérémonieuse. À ses manières, j'avais l'impression d'essayer de séduire une femme plus âgée que moi. Mais l'ivoire de son front démentait cela. Le bocage breton ou plutôt ce qu'il en reste, des champs trop grands, des talus trop rares, et des chemins trop plats, venait vers moi qui étais assis dans le sens de la marche tandis qu'elle le voyait s'éloigner au rythme des poteaux électriques ou téléphoniques qui longent les voies. Des nuages noirs couraient dans un ciel de traîne, laissant passer, de loin en loin, les rayons 162 d'un soleil pâle qui doraient alors sa peau et la faisaient cligner des yeux. Tandis que nous échangions les propos précédents, j'avais identifié un bruit connu et redouté : celui de la pince à composter du contrôleur annonçant son approche en frappant les tubes de l'armature des sièges. Et je m'apprêtais déjà à lui réciter une fable à ma façon pour expliquer mon absence de billet, quand ma voisine, en lui tendant le sien qu'elle venait d'extraire de son sac, dit avec son plus beau sourire : — Monsieur n'avait pas pris son billet à l'avance et nous n'avons pas eu le temps à la gare... J'acquiesçai en silence. Le contrôleur, souriant au sourire d'Anastasie, ouvrit son volumineux portfolio : — Aucun problème. Je vais vous en établir un maintenant. Mais vous allez devoir me régler une taxe forfaitaire de 39 F. Moi qui ai horreur de l'illégalité, paye mes impôts toujours avant l'heure, et mets deux francs dans le parcmètre pour aller acheter mon 163 journal, je respirai, soulagé de m'en tirer à si bon compte. Ma charmante voisine ne l'entendait pas ainsi. Elle minauda : — Oh, s'il vous plaît, Monsieur le contrôleur, c'est à cause de moi si Monsieur n'a pas eu le temps de prendre son billet, je vous en prie, ne lui faites pas payer l'amende. Le contrôleur, en train de rédiger mon billet, se gratta l'oreille. Il hésitait. On lui faisait souvent le coup. Mais il était trop jeune encore pour résister à Anastasie et son sourire enjôleur. — Bon ça va, mais n'y revenez pas. Ca vous fera 267 F alors. — Merci contrôleur. beaucoup, Monsieur le Je lui tendis mon chèque. Il déchira d'un coup sec le premier exemplaire de la liasse de son carnet à souche et me le tendit : — Bon voyage, Messieurs-dames. Et il eut un petit geste mécanique, consistant à porter légèrement sa pince vers le côté gauche de sa casquette, comme pour 164 esquisser un salut militaire, avant de s'éloigner plus avant dans le couloir. — Merci de m'avoir évité la pénalité. — Oh, ce n'est rien, croyez-moi. J'étais fasciné par ses jambes. Ses pieds menus dans ses sandales à talons hauts aux brides argentées, ses chevilles fines, ses mollets galbés, mais sans que saillent les différents muscles, ses genoux ronds et ses cuisses fuselées que le siège déformait un peu. Sa jupe les découvrait raisonnablement, laissant imaginer ce que j'avais déjà entrevu : la région délicieuse où s'achève le bas et se laisse toucher la chair palpitante et nue. Bientôt mon trouble fut si visible que mon sexe ne m'obéit plus et que si nous n'avions pas été assis, on aurait vu une indécente érection gonfler mon pantalon. Je croisai les jambes à mon tour pour essayer de dissimuler un tant soit peu l'évidence. Jamais je n'avais été dans une situation aussi gênante. Enfin, je repris suffisamment de contrôle sur le bas de mon individu pour me lever sans trop de honte, balbutier un "Excusez-moi" et fuir 165 vers les toilettes, où j'entrai précipitamment, m'adossant à la porte pour reprendre mes esprits. Au moment où je me retournais pour en tirer le loquet, celle-ci s'ouvrit et un visage aux yeux bleu-vert m'apparut, un doigt sur la bouche. Anastasie se glissa dans le réduit et c'est elle qui referma le loquet. Point n'était plus besoin de paroles. Tout était évident et nos langues avaient mieux à faire que de parler. Les murs de l'endroit s'effacèrent. Ses odeurs fortes disparurent. Étroitement serrés entre le lavabo et la cuvette, souffles mélangés et mains fébriles, nous perdîmes toute pudeur pour nous enfoncer l'un dans l'autre avant l'explosion finale qui nous laissa souffle court et corps toujours tendu pour un second assaut, plus lent, mais toujours muet. Je sentais mon cœur de barbon cogner dans ma poitrine et mes tempes sur le point d'éclater. Anastasie me tenait enserré entre ses jambes de faon. Ses seins durcis me caressaient la poitrine et son sexe m'appelait plus profond. Ma vue se brouilla et je sentis que son plaisir allait être aussi ma perte. Je lui dis à l'oreille : "Attends, attends, Anastasie, pas si vite". Mais elle me retenait en elle et déjà je me sentais partir... 166 Et ce fut le choc. Un crissement infernal de boggies. Une odeur de métal chauffé à blanc. Des tôles qui s'entrechoquent. Des cris. Puis l'inconscience... Les secouristes relevèrent un cinquantenaire, trouvé pantalon sur les chevilles dans les toilettes de ce wagon, le visage ensanglanté et avec un gros hématome à la tête. On le reculotta, on le ranima, puis on l'évacua jusqu'à l'hôpital de campagne, installé à la hâte près de là, dans la campagne mayennaise. C'est sur sa civière, dans le halo bleu des sirènes d'urgence, qu'il se souvint du choc et put articuler : — Anastasie ? Où est Anastasie ? — Vous vous sentez bien, Monsieur ? Il y avait quelqu'un avec vous dans le wagon ? Une femme, c'est cela ? Nous allons vérifier. Ne bougez pas. Restez allongé. Un médecin va vous examiner. Tout va bien, maintenant. Calmezvous. On l'examina. On pansa ses plaies, bénignes, une fois le sang étanché. Et la police vint l'interroger. Il décrivit la jeune femme qui l'accompagnait, relatant fidèlement leur rencontre, hormis le dernier épisode, bien entendu. 167 On ne trouva aucune trace d'Anastasie, ni ce soir-là ni le lendemain ni jamais. Le billet correspondant à la place qu'elle occupait n'avait pas été vendu et le contrôleur de service reconnut lui avoir délivré un billet à lui, mais nia qu'aucune jeune femme ait accompagné ce monsieur, monté en gare de Saint-Brieuc dans le TGV 80268 de 10 h 13. Comme aucun incendie ne s'était déclaré, il était exclu qu'elle eût brûlé. Le scepticisme des enquêteurs devant ses déclarations s'accrut au fil des heures, puis des jours. On le crut d'abord en état de choc, puis mythomane et il ne fut pas autorisé à rentrer chez lui : on le plaça en observation dans une clinique. Les examens et les tests pratiqués conclurent à sa bonne santé mentale. Car on le fit parler sous hypnose. Et il révéla le pot aux roses. Son ardent corps à corps avec Anastasie dans les toilettes du train. La dernière phrase qu'il avait prononcée avant le choc lui revint, avec la conscience de l'imminence de sa mort par crise cardiaque. Mais il en livra une autre, l'unique prononcée par Anastasie au cours de leur étreinte, qu'il n'avait pas eu le temps de mémoriser et que seules détenaient les arcanes de son inconscient : "On m'appelle tout près d'ici, Pierre-Alain, et je dois te quitter." 168 Le déraillement du train, un attentat de l'A.R.B. provoqué par un talon de rail, jeté en travers de la voie, fit deux morts et vingt blessés. Et dans les dossiers de la Brigade Antiterroriste, à la rubrique complicités, dans l'affaire du TGV de 10 h 13 figurait ceci : "jeune femme brune d'une vingtaine d'années - aurait été vue en compagnie d'un voyageur - n'a pu être localisée". L'affaire fut classée trois ans plus tard, après qu'un contrôle de routine sur une départementale ait amené l'arrestation de deux étudiants dans la voiture desquels, sous un siège, traînait un tract de l'A.R.B. que le vent, la négligence, bref, le destin, avaient caché là tout ce temps. Ils avouèrent. Furent jugés et condamnés durement, pour l'exemple, car le traumatisme de l'attentat du Mac Do de Quévert n'était pas encore levé. Et la police referma son dossier sur la mystérieuse jeune femme brune qui avait disparu au moment de l'accident. Je vais encore dans les buffets de gare, mais plus à l'aventure. Maintenant, j'y attends une jeune femme brune aux yeux bleu-vert et aux jambes idéales, qui viendra fatalement me retrouver un jour. Non, l'Ankou* n'est pas tout seul, il a une fille, je le sais bien, moi qui l'ai tenue dans mes bras. Et à présent, je suis prêt. 169 * Personnification bretonne de la Mort, sous la forme d'un être masculin dont le rôle essentiel est d'emmener dans l'au-delà ceux dont la dernière heure est arrivée. (Gwenc'hlan Le Scouëzec - Guide de la Bretagne mystérieuse). FIN 170