jean-luc douin - Rends-moi mon nez Couverture de l`ouvrage Rends
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LE CINÉMA FRANÇAIS JEAN-LUC DOUIN PRÉFACE THIERRY FRÉMAUX SOMMAIRE L’ÂGE D’OR DU CINÉMA MUET 1896-1928 Arrivée d’un train à La Ciotat (1897) Le Voyage dans la Lune (1902) Max a peur de l’eau (1912) Les Vampires (1915) L’Hirondelle et la Mésange (1920) L’Inhumaine (1923) Entr’acte (1924) La Coquille et le Clergyman (1927) Napoléon (1927) La Passion de Jeanne d’Arc (1928) L’ÂGE D’OR DU CINÉMA PARLANT 1929-1939 L’Âge d’or (1930) L’Atalante (1934) Le Crime de monsieur Lange (1935) La Kermesse héroïque (1935) Partie de campagne (1936) Pépé le Moko (1936) Le Roman d’un tricheur (1936) Café de Paris (1937) Drôle de drame (1937) La Grande Illusion (1937) La Femme du boulanger (1938) Hôtel du Nord (1938) Le jour se lève (1939) La Règle du jeu (1939) L’OCCUPATION 1940-1944 Remorques (1941) Douce (1943) Goupi Mains Rouges (1943) Le Corbeau (1943) Les Enfants du paradis (1944) 8 14 16 18 20 22 24 27 29 31 34 36 41 43 45 48 50 52 54 56 58 60 62 65 67 69 72 79 82 84 86 88 L’APRÈS-GUERRE LA TRADITION DE LA QUALITÉ 1945-1957 La Belle et la Bête (1946) Dédée d’Anvers (1947) Jour de fête (1949) Casque d’or (1952) Madame de… (1953) Monsieur Ripois (1954) La Traversée de Paris (1956) 90 96 98 100 102 104 106 108 LA NOUVELLE VAGUE 1958-1968 110 Moi, un Noir (1958) Mon oncle (1958) Hiroshima mon amour (1959) Les Yeux sans visage (1959) Pickpocket (1959) À bout de souffle (1960) Lola (1960) Adieu Philippine (1961) Cléo de 5 à 7 (1961) L’Année dernière à Marienbad (1961) Jules et Jim (1962) Le Soupirant (1962) Le Feu follet (1963) La Jetée (1963) Le Mépris (1963) Muriel ou le Temps d’un retour (1963) Pierrot le Fou (1965) Au hasard Balthazar (1966) La Grande Vadrouille (1966) Le Deuxième Souffle (1966) Les Demoiselles de Rochefort (1966) Le Samouraï (1967) Baisers volés (1968) 118 120 123 125 127 130 133 135 137 139 141 143 145 147 149 151 153 155 157 159 161 164 166 LE RÉALISME CRITIQUE 1969-1980 168 Le Chagrin et la Pitié (1969) Ma nuit chez Maud (1969) Z (1969) Le Charme discret de la bourgeoisie (1972) La Maman et la Putain (1973) La Planète sauvage (1973) La Société du spectacle (1974) Lacombe Lucien (1974) Vincent, François, Paul et les autres (1974) India Song (1975) L’Important c’est d’aimer (1975) Que la fête commence (1975) La Marquise d’O… (1976) Monsieur Klein (1976) Dites-lui que je l’aime (1977) Buffet froid (1979) La Drôlesse (1979) Série noire (1979) Le Dernier Métro (1980) 176 178 180 182 184 186 188 190 192 194 196 198 200 202 204 206 208 210 212 LES ANNÉES MITTERRAND 1981-1994 214 Coup de torchon (1981) La Femme d’à côté (1981) Le Père Noël est une ordure (1982) Mourir à trente ans (1982) À nos amours (1983) Danton (1983) Les Trois Couronnes du matelot (1983) Péril en la demeure (1985) Sans toit ni loi (1985) Shoah (1985) Jean de Florette et Manon des sources (1986) Le Rayon vert (1986) Mauvais Sang (1986) Thérèse (1986) Une affaire de femmes (1988) Un monde sans pitié (1989) Cyrano de Bergerac (1990) Le Petit Criminel (1990) Van Gogh (1991) Délits flagrants (1994) La Reine Margot (1994) Les Roseaux sauvages (1994) 222 224 226 228 230 233 236 238 241 244 246 249 251 253 256 258 260 263 265 267 269 272 LES ENFANTS DE LA FEMIS 1995-2013 Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) (1996) Le Septième Ciel (1997) On connaît la chanson (1997) Rien ne va plus (1997) Histoire(s) du cinéma (1998) Place Vendôme (1998) Rien sur Robert (1998) L’Humanité (1999) La Captive (1999) Rosetta (1999) Le Goût des autres (2000) Les Destinées sentimentales (2000) Va savoir (2001) Être et avoir (2002) Mischka (2002) Après vous (2003) Les Triplettes de Belleville (2003) À tout de suite (2004) L’Esquive (2004) Le Promeneur du Champ-de-Mars (2005) Bled Number One (2006) Quand j’étais chanteur (2006) Entre les murs (2008) La Frontière de l’aube (2008) Un conte de Noël (2008) Un prophète (2008) 35 Rhums (2009) Irène (2009) Amour (2012) Camille Claudel 1915 (2013) La Vie d’Adèle, Chapitres 1 et 2 (2013) 274 284 286 288 290 292 294 296 298 300 302 304 306 308 310 312 314 316 318 320 322 324 326 328 330 332 334 336 338 340 342 344 ANNEXES Les 100 plus gros succès Remerciements, bibliographie Index des titres de films Crédits photographiques et copyrights 346 354 355 360 8 LE CINÉMA FRANÇAIS 18961928 L’ÂGE D’OR DU CINÉMA MUET 9 PAGE PRÉCÉDENTE Atelier de décor des studios Pathé CI-CONTRE La Naissance, la vie et la mort du Christ d’Alice Guy (1906) À l’aube du cinéma français se pressent d’abord des inventeurs. Si, selon le mot de Maurice Bessy et Lo Duca, « c’est Lumière qui fit voir clair » en inventant le cinématographe à la fin de l’an 1884, d’autres pionniers, as de la photographie, se sont activés pour faire animer des images. Considéré comme le premier chasseur d’images, Étienne-Jules Marey (1830-1904) met au point en 1882 le fusil photographique qui lui permet de photographier un animal en mouvement sur douze poses, puis, la même année, la chronophotographie par laquelle il enregistre la démarche d’un homme. Cet outil fonctionne sur plaque fixe, puis sur film celluloïd grâce à un appareil que l’on peut considérer comme l’ancêtre de la caméra. Émile Raynaud (1844-1918) est l’initiateur du Praxinoscope (1876), qui permet de visualiser une animation cyclique à travers un cylindre à facettes de miroirs tournant autour d’un axe, et du théâtre optique (1888), grâce auquel on peut projeter sur un écran une animation de longueur et de durée variables à l’intérieur d’un décor fixe, via deux lanternes magiques. Ses trouvailles sont projetées au musée Grévin jusqu’en 1900. Première femme cinéaste, Alice Guy (1873-1968) avait été engagée comme secrétaire par Léon Gaumont avant de se voir confier la rédaction de petites saynètes, et quelque temps plus tard leur réalisation. Proche des cartes postales humoristiques de l’époque, son premier film, La Fée aux choux (1900), paraît aujourd’hui bien niais : une fée y trouve des bébés dans les choux. Mais le succès est tel qu’elle en tourne un remake en 1902, Sage-Femme de première classe. S’en suivirent plus de quatre cents titres, avant que promue chef de service des prises de vues puis producteur exécutif, elle fasse débuter Victorien Jasset et Louis Feuillade, auquel elle cède sa place en suivant aux ÉtatsUnis son époux Herbert Blaché-Bolton, opérateur anglais qui avait officié jusqu’alors à l’agence Gaumont de Londres. Les deux manitous du cinéma français en matière d’industrie sont Charles Pathé (1863-1957) et Léon Gaumont (1864-1946). Ancien forain, le premier a constitué avec ses frères Émile et Théophile la société Pathé frères (dont l’emblème est un coq gaulois dressé sur ses ergots) qui domine le marché, fait tourner des films documentaires, des films comiques, des féeries. C’est lui qui lancera Ferdinand Zecca, Max Linder, Abel Gance. Le second (qui a choisi pour emblème de ses productions une marguerite) est un ingénieur qui a engagé un inventeur, Georges Demeny (1850-1917), ancien assistant d’Étienne-Jules Marey, pionnier du film en couleurs. Léon Gaumont construit un studio aux Buttes-Chaumont, bâtit un empire de salles, fait travailler Louis Feuillade, Marcel L’Herbier. Ferdinand Zecca (1864-1947) est un transfuge du café-concert. S’imposant avec Louis Lumière et Georges Méliès comme l’un des premiers créateurs de films (bricolés à la va-vite en ce qui le concerne), il est à l’écoute des goûts populaires, féru de feuilletons à la mode et porté sur la bouffonnerie héritée du music-hall. On le voit en 1901 chevaucher une étrange machine volante qui tient du vélocipède et du sous-marin de poche (À la conquête de l’air). Il tourne la même année son film le plus célèbre, Histoire d’un crime : une suite de tableaux vivants sur les dernières heures d’un condamné à mort où surgit le premier flashback, remémoration d’un passé ténébreux, mauvaises fréquentations, alcoolisme… Chez Pathé s’épanouissent aussi Gaston Velle (1868-1953), un ancien prestidigitateur spécialiste des « films à trucs » susceptibles de concurrencer Georges Méliès, et Lucien Nonguet (né en 1868, mort à une date inconnue), en charge des reconstitutions historiques ou religieuses, dont La Vie, la Passion et la Mort de Notre-Seigneur JésusChrist (1905), fresque chromo dont le tournage s’étala sur quatre ans. C’est lui qui dirigea les premiers films de Max Linder. 10 LE CINÉMA FRANÇAIS CI-DESSOUS Décomposition du mouvement de la marche par Étienne-Jules Marey CI-CONTRE La salle du Gaumont-Palace, place Clichy, en 1911 Élève du caricaturiste André Gill, Émile Cohl (1857-1938) est un précurseur en matière de film d’animation. Engagé chez Gaumont puis chez Pathé et chez Éclair, ami de Victor Hugo et de Paul Verlaine, il a réalisé « image par image » plus de trois cents films en maniant le dessin, les allumettes, le papier découpé ou les marionnettes. Créateur d’un personnage fétiche, le Fantoche, féru de métamorphoses, on lui doit aussi, en fin de carrière, une adaptation des Pieds nickelés de Louis Forton. L’école comique française, la mode des séries criminelles et des adaptations littéraires Le cinéma français connaît de 1906 à 1914 un engouement pour le film comique. Les clowns de l’écran se nomment Boireau (l’ancien acrobate et chanteur de music-hall André Deed), Rigadin (interprété par Georges Monca, au style boulevardier), Onésime, Casimir, Bébé, Boutde-Zan et quelque soixante autres, prompts à casser la vaisselle, saccager le mobilier ou effectuer pirouettes et culbutes. C’est Léonce Perret (1880-1935) qui réalise et interprète pour Gaumont la série burlesque des Léonce avant de changer de registre. Ex-reporter de presse, Alfred Machin (1877-1929) met en images les exploits de Babylas, Fouinard et Little Moritz avant de se spécialiser dans le film d’exploration et le documentaire animalier. Féru de scènes de chasse, pionnier de l’image aérienne, il ose en 1924 une fiction insolite entièrement jouée par des animaux, Bêtes comme des hommes. Jean Durand (1882-1946) s’occupe d’artistes de cirque, Calino, Zigoto (interprété par l’acrobate Lucien Bataille), et d’Onésime. Il a formé une troupe, « Les Pouics » (dont font partie Gaston Modot, Aimos), qui, écrit Francis Lacassin, « ne se bornaient pas à détruire ou à courir : ils transformaient ces opérations en ballets ». Inspirées de brochures vendues en kiosques et démarquées des succès américains, les séries criminelles sont en vogue entre 1908 et 1922. Le Petit Journal a fondé son succès sur l’exploitation de faits divers et de feuilletons rédigés à partir de la Gazette des tribunaux. Il a été imité par Le Petit Parisien, Le Journal, et Le Matin qui publie Gaston Leroux. Créateur du serial à la française, Victorien Jasset (1862-1913) signe les aventures, éditées chez Eichler, de Nick Carter, redresseur de torts américain (1908), puis celles de Zigomar, le maître du crime (1910-1913), d’après un feuilleton de Léon Sazie. Il a le sens du rythme, un goût plastique évident, aux marges de l’expressionnisme. Il est aussi l’auteur d’articles remarqués qui fustigent les méthodes des « chefs de figuration » incompétents, incapables de manier les masses. Jasset est produit par Éclair. Pathé riposte en lançant Nick Winter réalisé par Gérard Bourgeois, tandis que Gaumont charge Léonce Perret de réaliser la série des Main de fer et que Louis Feuillade se colle à Fantômas avec René Navarre dans le rôle du détective (cet acteur inspirera en 2011 le personnage principal de The Artist de Michel Hazanavicius), puis aux Vampires. En 1912, déterminé à adapter les grands textes romanesques français, Albert Capellani (1870-1931) propose Les Misérables, trois heures proches du théâtre filmé, avec Mistinguett dans le rôle d’Éponine. Sa L’ÂGE D’OR DU CINÉMA MUET version reste pâle à côté de celle d’Henri Fescourt (1880-1966), disciple de Louis Feuillade qui entend lutter contre les excès de l’avant-garde. Déclinée comme une symphonie, « faisant alterner avec bonheur les moments de fureur dionysiaque et de répit mélancolique » écrivent Claude Beylie et Francis Lacassin, la version des Misérables de Fescourt (1925) est sans doute l’une des plus réussies (le roman de Victor Hugo sera adapté par Raymond Bernard en 1933 avec Harry Baur, Jean-Paul Le Chanois en 1957 avec Jean Gabin, Robert Hossein en 1982 avec Lino Ventura, Claude Lelouch en 1995 avec Jean-Paul Belmondo). Parallèlement aux adaptations littéraires fleurissent les cinéromans, films à épisodes adulés par Louis Aragon et André Breton, et dont le nabab est Louis Nalpas (1884-1948), un immigré de Turquie qu’Henri Fescourt décrit comme « un poète d’affaires ». Il initia nombre de cinéromans qui furent tournés dans sa villa de la Côte d’Azur, non loin du terrain de la Victorine qu’il finira par acquérir. Sa plus belle réussite est La Sultane de l’amour (1918), superproduction de prestige. Nalpas avait dans un premier temps favorisé l’essor des films d’art et des œuvres d’Abel Gance, Germaine Dulac et Louis Delluc qui écrit en 1919 : « Louis Nalpas, artiste, impérieux, audacieux, averti de tout et de soi, a eu sur le cinéma français une grosse influence qui sera commentée un jour. » La naissance du film d’art Le premier film d’art éclôt en 1908 : il s’agit de L’Assassinat du duc de Guise de Charles Le Bargy et André Calmettes, acteurs de la Comédie-Française, auquel participent un académicien (Henri Lavedan) et un musicien de renom, Camille Saint-Saëns, chargé (du jamais vu) de composer une musique originale. Aux temps primitifs du cinéma va succéder l’ère de la réflexion sur le langage, une révolution de l’art de filmer un plan, de le monter, de faire d’un film une œuvre d’art. L’omniprésence du théâtre au cinéma est proscrite, l’influence du cinéroman combattue, la dépendance du cinéma américain regrettée. Le cinéma français voit alors naître coup sur coup trois types d’avantgardes. Soudée autour du critique Ricciotto Canudo, la première, qualifiée d’impressionniste, compte Louis Delluc, Jean Epstein, Marcel L’Herbier, Germaine Dulac et Abel Gance. Leur ambition est de rompre avec la production courante ou avec un style trop dépendant du théâtre filmé, d’insuffler un esprit nouveau, d’imposer des effets visuels (flous, surimpressions). Plus radicale, la deuxième avant-garde se réclame du dadaïsme et du surréalisme. Dans la lignée d’Entr’acte de René Clair et d’ Un chien andalou de Luis Buñuel et Salvador Dalí (1929), ceux qui y adhèrent visent à promouvoir un art libéré de tous les carcans en révolutionnant l’art du récit, en faisant intervenir le rêve, en bousculant l’ordre établi. Idéologique autant qu’esthétique, cette école crée un cinéma pictural et abstrait, un « cinéma pur » dont Germaine Dulac est l’emblème avec Antonin Artaud (La Coquille et le Clergyman), un cinéma « surréaliste » derrière Luis Buñuel et Philippe Soupault, un cinéma expérimental tels les essais du photographe Man Ray (1890-1976) qui, dans le sillage du peintre-plasticien Marcel Duchamp et du poète Robert Desnos, travaille sur les illusions d’optique autant que sur l’écriture automatique, la mécanique de l’inconscient. Financé par le mécène Charles de Noailles, Les Mystères du château de Dé (1929) affiche aussi une influence de Stéphane Mallarmé. 11 12 LE CINÉMA FRANÇAIS CI-DESSOUS À propos de Nice de Jean Vigo (1929) La troisième avant-garde revendique une portée sociale. Loin de vouloir couper le cinéma de ses racines populaires, elle cherche à le rendre plus incisif en ancrant ses récits dans le réel. Ainsi Dimitri Kirsanoff (1899-1957) livre-t-il avec Ménilmontant (1924) une émouvante chronique populiste. Ainsi Jean Vigo (1905-1934) porte-t-il dans À propos de Nice (1929) un regard ironique et cinglant sur la ville huppée des casinos et du carnaval. Faisant de la cité de la baie des Anges le symbole d’une lutte des classes, Vigo oppose la faune d’estivants oisifs au prolétariat obscur de la vieille ville. Ce qu’il avait prévu au départ (un documentaire animalier) vire au pamphlet contre les vieilles peaux en chaises longues et les joueurs de baccara. D’un côté les parades de cirque et pluies de confettis, de l’autre les ruelles à eau croupie, les balayeurs, laveuses de linge et vendeuses de fleurs. Le cinéaste ose des gags caustiques : l’image d’une autruche du zoo local suit celle d’une promeneuse snob, un cireur de chaussures s’acharne sur un richard aux pieds nus, un curé égrillard guette les dessous de danseuses montées sur un char. Inauguré par un feu d’artifice, le film se clôt sur des cheminées d’usine. À l’opposé des recherches de ces esthètes œuvrent des hommes attachés à la qualité d’un spectaculaire accessible au plus grand nombre. C’est le cas du fils du dramaturge Tristan Bernard, Raymond Bernard (1891-1977), qui a débuté comme acteur aux côtés de Sarah Bernhardt avant de passer à la réalisation et de se spécialiser dans la fresque historique. Décoré par Robert Mallet-Stevens, interprété par Charles Dullin, son Miracle des loups (1924) est considéré comme l’un des grands morceaux de bravoure du temps. La conquête de l’Amérique Depuis la présentation du Cinématographe Lumière au public du Grand Café à Paris, le cinéma est devenu le cadre d’une guerre économique. À la « guerre des brevets », aux conflits visant à s’adjuger le monopole d’un marché, ont succédé des stratégies d’expansion. Si Georges Méliès s’intéresse à l’Amérique pour se défendre des plagiats, Charles Pathé crée des succursales aux États-Unis afin d’étendre son empire, bientôt imité par Éclair et Gaumont. Plusieurs cinéastes choisissent de se tailler une place au soleil d’Hollywood. Envoyé par Éclair, fils d’un bijoutier de Belleville, hier acteur et régisseur chez André Antoine, Maurice Tourneur (1876-1961) sera l’un des premiers cinéastes (avec David Wark Griffith) à filmer des travellings en voiture. Natif des faubourgs, il a tourné du Courteline (Les Gaietés de l’escadron), du Dumas (La Dame de Monsoreau), du Gaboriau (Monsieur Lecoq), du Gaston Leroux (Le Mystère de la chambre jaune) lorsque Éclair lui demande d’aller diriger les studios de Fort Lee. Il adopte la nationalité américaine en 1921 après avoir été plébiscité pour son adaptation du symboliste Maurice Maeterlinck (L’Oiseau bleu, 1918) et sa transposition à l’écran d’un succès de Broadway (Prunella, 1918). La même année, il ose avec Woman une fresque sur « l’éternel féminin à travers les âges » suffisamment érotique et humoristique pour être restée dans les annales. Rex Ingram et Josef von Sternberg s’avoueront influencés par les inventions visuelles de celui qui, considéré comme un dieu par Clarence Brown, dirigea Mary Pickford et offrit leurs premières chances à John Gilbert, Myrna Loy ou Boris Karloff. Rentré en Europe en 1927, cet amateur de clair-obscur fait courir les foules avec Justin de Marseille (1935), évocation débonnaire du Scarface français, un certain Carbone, roi de la pègre du Vieux-Port. Il laissera deux titres à la postérité parmi les films qu’il tourne en France : Volpone (1941), à cause de son éblouissante L’ÂGE D’OR DU CINÉMA MUET CI-DESSOUS Maurice Tourneur et Mary Pickford sur le tournage d’Une pauvre petite fille riche (1917) américaine du Topaze de Marcel Pagnol avec John Barrymore et Myrna Loy (1933). L’aristocrate Jean de Limur (1887-1976) a été acteur chez Max Linder, assistant chez Charlie Chaplin et Cecil B. DeMille, avant de réaliser The Letter (1929), classé parmi les vingt meilleurs films de l’année. distribution (Louis Jouvet, Charles Dullin, Fernand Ledoux, Harry Baur), et La Main du diable (1942), parabole fantastique inspirée de Gérard de Nerval et nimbée d’expressionnisme. Henri Diamant-Berger (1895-1972) a été envoyé de l’autre côté de l’Atlantique en 1918 par Georges Clemenceau avec une mission : réorganiser là-bas la distribution des actualités françaises, interrompue depuis la guerre. Il y reviendra en 1922 pour installer ses studios « Diamant », être enrôlé chez Warner, expérimenter le Technicolor. Directeur artistique en Amérique de la succursale Pathé en 1914, Louis J. Gasnier (1875-1963) dirige Claudette Colbert et Adolphe Menjou dans la version française de L’Énigmatique Monsieur Parkes (1929), et réalise Intelligence Service (1935) avec Cary Grant. L’actrice Sarah Bernhardt (1844-1923) connaît un triomphe en interprétant le rôle de la reine Élisabeth d’Angleterre dans Queen Elizabeth (1912), réalisé par Henri Desfontaines et Louis Mercanton pour la Paramount. Une seconde vague de Français débarque à Hollywood dans les années 1920. De l’un d’eux, Max Linder (1883-1925), parti y tourner une douzaine de films, Charlie Chaplin dira qu’il lui apprit son métier. Assistant de Chaplin sur L’Opinion publique et La Ruée vers l’or, Harry d’Abbadie d’Arrast (1897-1968) travaille pour la Paramount, puis pour la Fox, enfin pour les Artistes Associés à l’arrivée du parlant. Outre ses films avec Adolphe Menjou, Ronald Colman, Kay Francis, il signe une version En 1931, Coco Chanel (1883-1971) crée les costumes de Barbara Weeks dans Palmy Days d’Edward Sutherland, puis ceux de Gloria Swanson dans Cette nuit ou jamais de Mervyn LeRoy. Elle rentre vite en France, lassée par les caprices des stars, mais habille encore les actrices de The Greeks Had a Word for Them de Lowell Sherman (1932). C’est en se faisant passer pour française alors qu’elle est d’origine hollandaise (mais née à Versailles) que Jetta Goudal (1891-1985) tente à dix-huit ans de saisir sa chance à Hollywood, et devient une star. Extravagante (elle raconte aussi qu’elle est la fille de Mata-Hari), elle devient l’une des actrices fétiches de Cecil B. DeMille, qu’elle traîne en procès (avec succès) pour rupture de contrat lorsque ce dernier décide de se passer de ses services. Fille d’artistes de cirque, Renée Adorée (1898-1933) est promue vedette en 1922 dans Monte Cristo d’Emmett Flynn, joue avec Buster Keaton, John Gilbert, Lon Chaney. Née Liliane Marie-Madeleine Carré, Lili Damita (1904-1994) se voit signer un contrat en 1928 par Samuel Goldwyn. Son terrible accent français freinera sa carrière après l’avènement du parlant, mais ne l’empêchera pas d’épouser Errol Flynn. Arlette Marchal (1902-1984) a rencontré Gloria Swanson sur le tournage de Madame Sans-Gêne de Léonce Perret (1925). Son amitié avec la star américaine favorise son engagement à la Paramount. Elle a tourné là-bas une dizaine de films avant de revenir travailler en France dans les années 1930. Née en 1900, la féministe Paulette Duval se retrouve danseuse aux Ziegfeld Follies de Broadway, se voit confier le rôle de Madame Pompadour [sic] dans Monsieur Beaucaire aux côtés de Rudolph Valentino (1924) et incarne durant les années 1920 « la pernicieuse créature qui sépare les fiancés, brouille les ménages, ruine les hommes, fait pleurer mères et enfants. Rôles réservés là-bas aux grandes femmes brunes ! ». Charles de Rochefort (1897-1952) est un acteur célèbre, ayant débuté avec Max Linder, lorsque le cinéaste John S. Robertson le remarque et le fait engager par la Paramount. Cantonné aux rôles de vilains, « l’homme au regard noir » est surnommé « French Adonis ». Il est le Ramsès II de Cecil B. DeMille dans la version muette des Dix Commandements (1923). C’est après une carrière de boxeur professionnel (il fut champion du monde, catégorie mi-lourds) que Georges Carpentier (1894-1975) se risque à la comédie et se voit proposer un rôle par les frères Warner dans The Show of Shows (1929) ; il y esquisse quelques pas de danse, fredonne deux ou trois chansons. Dans Hold Everything de Roy Del Ruth comme dans d’autres productions, il est invité à jouer un boxeur, un emploi dans ses cordes. 13 14 LE CINÉMA FRANÇAIS ARRIVÉE D’UN TRAIN À LA CIOTAT 1897 Réalisation : LOUIS LUMIÈRE Production : Société Lumière Durée : 50 secondes U ne voie ferrée. Des voyageurs endimanchés attendent sur le quai. Un bagagiste s’avance vers la caméra. Du fond du champ, une locomotive surgit et vient s’immobiliser sur la gauche de l’écran. Des gens descendent d’un compartiment. D’autres s’apprêtent à monter, dont un homme à baluchon. Et beaucoup de femmes en pèlerine, qui vont et viennent. Certaines courent vers les portes du train arrêté. Le premier film projeté devant un public par Louis Lumière n’est pas celui-ci. Il s’agit de Sortie des usines Lumière, montré le 22 mars 1895 dans les locaux parisiens de la Société d’encou- ragement à l’industrie nationale, rue de Rennes. Une deuxième séance a lieu le 17 avril dans l’amphithéâtre de la Sorbonne à l’occasion du Congrès des sociétés savantes de Paris et des départements. Puis une troisième, en juin, à Lyon, lors du Congrès des sociétés françaises de phonographie. La fameuse « première » projection publique et payante (un franc la place), le 28 décembre 1895 dans le Salon indien du Grand Café, boulevard des Capucines à Paris, propose dix « vues animées » de moins d’une minute chacune, parmi lesquelles un Repas de bébé, L’Arroseur arrosé, une Baignade en mer et la Sortie d’usine. Trente-trois spectateurs y auraient trouvé place, dont l’enthousiasme aurait déclen- ché un bouche à oreille si efficace que la police dut contenir ensuite deux mille personnes désireuses d’entrer dans la salle. Si Arrivée d’un train à La Ciotat (rebaptisé dans les histoires du cinéma Arrivée d’un train en gare de La Ciotat), tourné en janvier 1896, est fréquemment considéré comme l’un des tout premiers films découverts au Grand Café, c’est grâce à la légende. Présent à la séance du Salon indien, Georges Méliès affirma l’y avoir vu. Trouble mémoriel ? Confusion avec d’autres Arrivée d’un train ? Le catalogue Lumière regorge de films du même type. Les frères inventeurs assurent qu’ils n’ont filmé qu’une fois à La Ciotat mais il existe par exemple une L’ÂGE D’OR DU CINÉMA MUET 15 LES FRÈRES LUMIÈRE VOIENT CLAIR Arrivée d’un train en gare prétendument située à Villefranche, qui semble filmée à La Ciotat, sur le quai opposé. Par la suite, et reprenant le même cadrage, furent filmées des Arrivées d’un train à Alexandrie, Jaffa, Melbourne, Tokyo. Arrivée d’un train à La Ciotat aurait bel et bien été projeté au Grand Café, mais plus tard, et Louis Lumière lui-même en décrit des images intimes : « On peut voir sur le quai une petite fille qui sautille tenue d’une main par sa mère et de l’autre par sa bonne. Cette enfant est la première de mes filles, Mme Trarieux […] Ma mère, Mme Antoine Lumière, qui les accompagne, est reconnaissable par sa pèlerine écossaise. » La légende ne s’est pas contentée de désigner ce film comme le premier où des spectateurs auraient vu des images s’animer sur un écran. Elle prétend qu’inhabitués à voir ce type d’action, saisis d’effroi, ces spectateurs se seraient reculés, voire couchés sur leur siège, en voyant arriver la locomotive qui, par un effet réaliste effrayant, semblait foncer sur eux. Nul ne dit ce qui se passa en 1934 lorsque, désireux de montrer des images stéréoscopiques, Louis Lumière s’associa à Pierre Cuvier pour inventer le cinéma en relief et qu’il choisit une nouvelle version d’Arrivée d’un train en gare, cette fois réellement intitulée Arrivée d’un train en gare de La Ciotat, pour la projeter à l’Académie des sciences en 1935, puis au public en 1936 : expérience restée sans lendemain car elle nécessitait le port de lunettes ! Louis Lumière est aussi l’initiateur de la 3D. Ce plan de cinquante secondes signé par un homme qui, par le choix de ses sujets, ne semble pas vouloir afficher d’autre ambition que celle d’un peintre du dimanche, démontre un sens du cadrage et de la mise en scène. Il est probable qu’avant d’actionner sa manivelle, Louis Lumière a dû demander à la majorité des « figurants » de la scène, parmi lesquels des membres de sa famille, de ne pas regarder la caméra. Pour sa Sortie d’usine, il avait obtenu cet effet de prise de vues improviste en cachant son appareil derrière une vitre d’un appartement situé juste en face du portail du bâtiment. Ici, on est saisi par sa science de la perspective, de la profondeur de champ (le mouvement des personnages s’effectue autant en gros plan qu’en arrière-plan), la maîtrise avec laquelle il enregistre une scène de la vie quotidienne en un plan-séquence qui Fils d’un riche industriel lyonnais, ingénieurs spécialisés dans les plaques et appareils photographiques, inventeurs de la photographie couleur (dite « autochrome »), Auguste Lumière (1862-1954) et Louis Lumière (1864-1948) se passionnent pour l’image animée et se lancent dans la fabrication d’un appareil susceptible de projeter la bande de pellicule perforée inventée par Thomas Edison. C’est Louis Lumière qui trouve le truc : « adapter aux conditions de la prise de vues le mécanisme connu sous le nom de pied de biche dans le dispositif d’entraînement des machines à coudre ». Ainsi naît, en 1894, le Cinématographe. Des querelles byzantines ont opposé les historiens sur la véritable paternité de cette invention, auxquelles Louis Lumière répondit : « Pourquoi dire que j’ai emprunté à la machine à coudre son système d’entraînement ? Il conviendrait logiquement alors, de dire qu’Edison a emprunté aux pieds des fauteuils les roulettes servant à la translation du film dans son Kinetoscope. Il conviendrait, de même, de dire que Marey a emprunté au moulin à café la manivelle de commande de ses appareils, et à de nombreux mécanismes connus les engrenages, cylindres et axes de son Chronophotographe. » Dès lors, dans ce binôme fraternel, Auguste reste l’industriel, le conseiller technique, et Louis devient l’artiste, celui qui utilise les hasards du direct pour éviter tout sentiment de figé. Le cadrage d’Arrivée d’un train à La Ciotat brouille les frontières de ce que l’on appelle le champ et le hors-champ : le filmeur et les filmés sont dans le même espace. Il crée un renversement des habitudes de vision : l’œil n’est plus invité à regarder ce qui se passe en partant des bords de l’image vers le centre, il est contraint de suivre la locomotive qui part du centre pour arriver sur le bord gauche de l’image, il se demande si la locomotive ne va pas déborder de l’image, il observe une modification imprévisible de son champ de vision, presque une transgression. Les historiens du cinéma ont souvent opposé Louis Lumière et Georges Méliès, faisant de ces deux pionniers les symboles du documentaire et du cinéma de fiction. S’il est vrai que l’un enregistre le réel (sauf lorsqu’il provoque des saynètes comme dans L’Arroseur arrosé ou Duel au pistolet) et que l’autre crée des spectacles, cette distinction s’avère réductrice concernant le Lyonnais. « Ce qui intéressait Méliès, c’était l’ordinaire dans l’extraordinaire, et Lumière l’extraordinaire dans l’ordinaire. Louis Lumière, via les impressionnistes, était le descendant de Flaubert, et aussi de Stendhal, dont il promena le miroir le long des chemins », proclama Jean-Luc Godard en 1966 lors d’une rétrospective Lumière à la Cinémathèque française. La même année, dans La Chinoise, Jean- filme : tout d’abord la sortie de leurs usines, rue Saint-Victor (aujourd’hui rue du Premier-Film où se trouve l’Institut Lumière). Puis d’innombrables saynètes saisies sur le vif dans la maison familiale ou dans la propriété de son père à La Ciotat. Ancien photographe, jadis tenté par le théâtre et la peinture d’enseignes, Antoine, le père, est celui qui flaire les débouchés commerciaux. Pierre Léaud honore Louis Lumière comme « le dernier peintre impressionniste ». La Partie d’écarté réunissant Antoine Lumière (le père d’Auguste et de Louis) et trois compères autour de cartes à jouer et de verres de bière est-elle comparable aux Joueurs de cartes de Cézanne ? Revenons à la réaction des spectateurs devant la locomotive. L’impressionnisme de Louis Lumière, c’est la sensation que la peinture s’anime, la découverte qu’une fumée se dégage de la locomotive ou du cigare d’Antoine Lumière jouant aux cartes devant des verres à mousse. Méliès raconta que ce qui l’avait ébahi dans Goûter de bébé, c’était qu’au fond de l’image, on voyait des arbres dont les feuilles étaient agitées par le vent (un effet stupéfiant pour lui, qui ne filma qu’en décors, sur toiles peintes, des spectacles théâtraux). L’essayiste Jacques Aumont décrit ainsi cette révolution picturale : « Dans les vues Lumière, l’air, l’eau, la lumière devenaient palpables, infiniment présents. » Tel est le miracle du cinématographe : « Après Lumière, il n’y aura plus de nuages en peinture, plus de nuages naïfs. Ils deviendront ironiques chez Dalí, parodiques chez Magritte… » Il n’y aura plus de tableaux semblables à ceux de l’école de Barbizon : « Aux centaines de feuilles péniblement peintes, une par une, chez Théodore Rousseau, Lumière substitue l’apparition immédiate de toutes les feuilles. Et en plus, elles bougent » (L’Œil interminable). 16 LE CINÉMA FRANÇAIS LE VOYAGE DANS LA LUNE 1902 Réalisation : GEORGES MÉLIÈS Scénario : Georges Méliès Images : Michaut Décors : Claudel Costumes : Jehanne d’Alcy et Georges Méliès Production : Star Films (Georges Méliès) Durée : 15 min Interprétation : Georges Méliès (professeur Barbenfouillis), Victor André, Depierre, Farjaux, Kelm, Brunnet (les membres de l’expédition), Bleuette Bernon (Phoebé), les danseuses du Châtelet (les étoiles, les girls), les acrobates des Folies Bergère (les Sélénites) L e professeur Barbenfouillis présente son projet de voyage sur la Lune à un congrès de scientifiques à perruques. Convaincus par ses plans, les savants délèguent cinq d’entre eux pour partir en expédition. Les heureux élus troquent chapeaux pointus d’astronomes et manteaux de Merlin pour des redingotes et chapeaux hauts de forme. Construction fébrile de l’engin spatial, une fusée en forme d’obus qui doit être propulsée dans les astres par un canon géant. Une fois l’engin fondu dans les hauts fourneaux qui dégagent une fumée d’enfer, et le ciel scruté à l’aide de longues-vues, les astronautes embarquent sous les yeux et les encouragements d’un régiment de jeunes grenadières en shorts, marinières et chapeaux de paille. L’obus est chargé dans le canon géant, et propulsé dans l’espace. Dans le ciel, on voit s’approcher la Lune, qui a le visage d’un Pierrot gourmand et reçoit le projectile dans l’œil droit. L’obus plante son nez sur le sol lunaire, les voyageurs intrépides en sortent, regardent la Terre se lever à l’horizon, découvrent un paysage grisâtre de cratères d’où jaillissent des jets de gaz, une éruption volcanique. Puis ils s’endorment, et rêvent de comète, de Phoebé la déesse grecque de la Lune, d’une Grande Ourse dont les étoiles ont des visages de femmes réjouies. Réveillés par une chute de neige, ils descendent dans une grotte souterraine, galerie de champignons géants. Attaqués par des Sélénites, monstres bondissants hostiles, ils sont capturés et menés devant le roi de la Lune. Barbenfouillis terrasse le monarque et après un nouveau combat où les Sélénites sont décimés à coups de parapluies, les astronautes s’enfuient, se précipitent dans leur engin, en équilibre au bord d’une falaise. Un Sélénite accroché à l’engin le fait tomber dans le vide… et bientôt dans l’océan, au milieu des poissons, raies et méduses. L’engin refait surface, est remorqué par un bateau jusqu’au port. Liesse générale. Les héros sont fêtés avec fanfares et majorettes. Barbenfouillis se voir ériger une statue. Un Sélénite prisonnier est exhibé sous les quolibets. Georges Méliès avait déjà tourné un Homme dans la Lune en 1898 (parfois rebaptisé La Lune à un mètre). Le Voyage dans la Lune est son film le plus ambitieux, l’un de ses premiers longs-métrages (260 mètres étaient une longueur inhabituelle à l’époque, où les films n’excédaient guère quelques minutes). Inspiré par les « Voyages extraordinaires » de Jules Verne et les gravures de Grandville qui les illustraient dans l’édition Hetzel (De la Terre à la Lune en 1865, Autour de la Lune en 1870), par Les Premiers Hommes dans la Lune de H. G. Wells et par une opérette d’Offenbach portant le même titre, il est constitué de trente tableaux et nécessita trois mois de travail, avec un tournage limité à quelques heures quotidiennes, celles au cours desquelles il pouvait bénéficier de la lumière du jour dans son atelier de Montreuil-sous-Bois. Premier auteur complet du cinéma (il est à la fois producteur, scénariste, réalisateur, acteur, décorateur, maître des effets spéciaux), Méliès parle dans son catalogue de films de « bouquet L’ÂGE D’OR DU CINÉMA MUET CI-CONTRE EN HAUT Georges Méliès sur le tournage de Barbe-Bleue CI-CONTRE EN BAS Georges Méliès dans sa boutique gare Montparnasse d’illusions » et de « boîte à malices ». Sorcier du studio, bricoleur de l’imaginaire, il assume une imagerie anachronique, désuète, poétique, sciemment irréelle, qui renoue avec la naïveté et l’univers joyeux de l’enfance. Rien de sérieux dans cette vision fantasmagorique de la conquête de l’espace qui est prétexte à s’amuser et à multiplier les trucages dont il est friand : surimpressions, fondus, arrêts sur l’image, métamorphoses, trouvailles syntaxiques. Le cadre reste théâtral : un plan fixe et frontal sur un décor peint dans lequel les personnages s’ébattent. Mais il crée de fausses perspectives en campant des paysages en trompe l’œil égayés par une primitive profondeur de champ (les gesticulations des personnages situés en arrière-plan ne sont pas les mêmes que celles des personnages situés au premier plan), il varie la durée des scènes, il orchestre un montage rythmé où se succèdent plans généraux et gros plans (celui de l’obus dans l’œil de la Lune), ou image « réelle » et image fantasmée (Phoebé plaisantant avec Saturne). Pour le critique Paul Gilson, Méliès est un homme « aux cent mille visages », le symbole d’un pays où « il y aura toujours des chasseurs de papillons, des pêcheurs à la ligne dont les fils se mêlent aux rayons du soleil, des inventeurs qui comptent passer à la postérité par l’intermédiaire du concours Lépine ». C’est le premier cinéaste qui « délivra les fées ». Il ouvre la voie aux folies burlesques de Mack Sennett et de Buster Keaton. Cet autre critique éclairé que fut Claude Beylie ajoute que Méliès est le pionnier d’une science-fiction et d’un fantastique qui passent par Murnau, René Clair, Jean Vigo, « en bref tout ce que le cinéma muet, sonore ou parlant, va nous proposer comme motifs de rêverie… Rien n’aurait pu se faire sans Méliès. Il est le prince de l’illusion filmique, le baron de Crac du septième art, le PDG de l’usine à images. Marchand de sable de nos nuits blanches, conducteur de nos plus fabuleuses randonnées accomplies sur le tapis volant de l’écran, phaéton nommé désir de notre vagabondage cinéphilique… ». Héritier d’une tradition de pyrotechnie foraine, le cinéma de Georges Méliès sent le carton-pâte, la machinerie scénique et la mimique grandiloquente d’académiciens vétustes ou de mémères rondelettes d’un music-hall kitsch. 17 LE BRICOLEUR D’ILLUSIONS Prestidigitateur, Georges Méliès (1861-1938) s’était montré sur scène au musée Grévin e t d a n s l a g a l e r i e Vi v i e n n e lorsqu’il rachète la salle de Robert Houdin, fameux théâtre de magie situé boulevard des Italiens, dans lequel il donne libre cours à son goût du merveilleux et de l’espièglerie. Fasciné par le spectacle lumineux, il est présent à la première projection publique des frères Lumière, et transforme alors son théâtre en salle de projection. Ses premiers films s’inscrivent dans la lignée tracée par Louis Lumière : une Partie de cartes, des scènes de rues, des reconstitutions d’actualités (les Funérailles de Félix Faure, L’Affaire Dreyfus). Le mage de Montreuil fait ensuite merveille de ses trouvailles et délires narratifs, filmant Faust aux enfers, un Voyage à travers l’impossible, un Palais des mille et une nuits ou les 400 Farces du diable. Étranglé par la mutation d’un art devenu capitaliste (il lui faut accumuler les productions, ou mourir), pillé par ses concurrents, ruiné, il doit vendre ses studios, brûle son stock de films (plus de 500), termine sa vie comme vendeur de jouets dans une boutique de la gare Montparnasse (ce qu’évoque C’est en toute conscience de venir assister à une blague que le dégustèrent ses admirateurs. Mais rien n’est acquis d’avance à ce fils d’un marchand de chaussures qui avait préféré faire des tours et des « pitreries ridicules » que de reprendre l’industrie paternelle. Avant de devenir le premier succès mondial de l’histoire du cinéma, Le Voyage dans la Lune est d’abord accueilli par un silence glacial. Ses premiers spectateurs (des forains auxquels il cherche à le vendre) quittent la salle avant la fin. Méliès retient le dernier par le bras et lui propose de le projeter gratuitement à la Foire du Trône, où il obtient un succès « inédit et sensationnel », comme le dit l’affiche. Des milliers de copies sont alors diffusées dans le monde, qui ne rapportent pas un sou : Méliès a été vite piraté et plagié aux États-Unis ou en France (une copie réalisée par Ferdinand Zecca pour Pathé en 1903 fait tomber l’obus, non dans l’œil mais dans la bouche ouverte de l’astre). Le Voyage dans la Lune avait fait l’objet d’une version coloriée au pinceau image par image sur la pellicule noir et blanc, qui semblait irrémédiablement perdue. En 1999, la société merveilleusement Martin Scorsese dans Hugo Cabret, 2011). Deux cents de ses films ont été retrouvés à ce jour. Lobster Films dirigée par Serge Bromberg, vouée à la recherche et à la restauration d’archives cinématographiques, retrouve l’une des copies couleur à la cinémathèque de Catalogne. La bobine est décomposée, la pellicule collée. Un long processus de restauration démarre en 2001, qui soumet la bobine à des vapeurs corrosives et permet de décoller minutieusement la pellicule, de photographier image par image avant de les numériser. Huit années passent avant qu’avec l’aide de la Fondation Gan, de la Fondation Technicolor et des Archives du film, on puisse comparer plusieurs copies et tenter de reconstituer la version initiale. Mais les techniques sont insuffisantes. Passés au scanner, les bouts de film cassent. L’intervention de Tom Burton, patron de Creative Services, sera déterminante : ses logiciels permettent de reconstituer ce puzzle de nitrates, stabiliser, retoucher, compléter les images sauvées, recolorier aux pixels les images manquantes. Une version ressuscitée a pu sortir en 2011. 18 LE CINÉMA FRANÇAIS MAX A PEUR DE L’EAU 1912 Réalisation : MAX LINDER Scénario : Max Linder Durée : 14 min Interprétation : Max Linder, Lucy d’Orbel M ax vient voir sa fiancée Lili avec un bouquet de fleurs. Celle-ci entreprend de vérifier qu’il est aussi amoureux qu’il le prétend en effeuillant l’une des roses pétale par pétale : « Je t’aime… un peu… beaucoup… passionnément… pas du tout ! » Elle est fâchée. Arrivent deux amis qui leur proposent une partie de tennis. Mais Lili préfère le bain au tennis et remettant son chapeau à plumes, elle traîne Max sur la plage. Réticent, Max se laisse faire mais rechigne à se laisser entraîner dans la mer. À peine risque-t-il un orteil dans l’eau qu’il recule de trois pas. Lili se fâche, part nager seule, puis file se rhabiller dans sa cabine en lui fermant la porte au nez. Lili a une triste opinion de Max, lui signifie que tout est fini entre eux. « Je ne vous épouserai que lorsque vous m’aurez rapporté ma bague », lui dit-elle en lançant son bijou dans la mer. La bague est avalée par un poisson. Max essaye de s’habituer à l’eau dans son salon : en maillot de bain, il remplit deux verres d’eau posés sur une table et deux assiettes posées sur le sol, trempe les doigts dans les verres et les pieds dans les assiettes tandis qu’une bouteille accrochée au lustre se déverse sur lui comme une douche. Croyant avoir conjuré ses appréhensions, il file à la plage… en vain. L’eau le panique. Max meurt d’amour, et, sans appétit, va manger au restaurant avec un ami qui, décortiquant son poisson, tombe sur la bague. Yeux exorbités de Max qui, triomphalement, brandit la bague sous les yeux effarés de la serveuse qui craint un scandale. Max s’asperge la tête d’eau avec la carafe et va retrouver Lili, lui raconte comment il s’est jeté dans les flots. Lili lui tombe dans les bras. Jean et Suzanne Leuvielle, viticulteurs dans le Bordelais, déclarent leur second fils à l’état civil sous le prénom de Gabriel-Maximilien, mais le surnomment Max. Nul à l’école, le turbulent bambin est passionné de théâtre et fait ses premières armes de comédien sous le pseudonyme de « Max Lacerda » : son père lui a interdit de faire « traîner » son nom de famille sur les planches. Mais Max n’est pas satisfait L’ÂGE D’OR DU CINÉMA MUET de ce nom d’emprunt et c’est sous l’identité de Max Linder qu’il se fait engager au Théâtre de l’Ambigu en 1906. Pourquoi Linder ? Parce qu’il se serait arrêté un jour devant un magasin de chaussures et aurait eu une illumination en voyant l’enseigne : « Linder ». Au Théâtre de l’Ambigu travaillent des gens affiliés à Pathé. Voilà donc Max figurant dans le monopole cinématographique. Pétri d’élégance, dandy insouciant, séducteur à la fine moustache et aux yeux de velours, il affiche de tels dons qu’il est promu auteur, et tourne cinquante comédies par an, fait admirer sa souplesse de Scaramouche, son humour délicat, son amour du sport, son jeu naturel qui jure avec la grandiloquence gestuelle pratiquée à l’époque. Son personnage s’affirme : jaquette, pantalon rayé et chapeau haut de forme, gants beurre-frais, canne à pommeau, souliers vernis. L’Arsène Lupin du septième art snobe bientôt les batailles de tartes à la crème et les scènes de poursuite éculées pour inventer des trucages et des gags personnels qui font l’admiration de Maurice Chevalier. Lui empruntant sa première silhouette (melon, jaquette, badine), Charlie Chaplin le célèbre comme « le seul, l’unique, le Professeur » et s’avoue son « disciple ». Dans les courts-métrages qui font fureur à Paris, Max pratique tous les sports, fait le cuisinier, le boxeur, le peintre, le photographe, l’acrobate, le bandit, le professeur de tango par amour, devient asthmatique, pédicure, fait des crêpes, n’aime pas les chats… Son style oscille entre le burlesque et la comédie. C’est un comique léger, charmant, désinvolte, incarnation du chic parisien (« tout l’univers eut donc pour Max Linder les yeux d’une midinette de la rue de la Paix », écrit l’historien René Jeanne), qui rompt avec le répertoire théâtral, les artifices de costumes et de maquillages, pour mettre en scène des sketches à base de psychologie et d’observation. « Avec lui, dit l’historien Jean Mitry, le comique devient un comique de faits plutôt que de culbutes grotesques. » Son canevas est quasi immuable : Max veut conquérir une femme, et doit souvent subir le surgissement inopiné d’importuns ou d’impairs qui entravent sa conquête : c’est la concurrence de Fragson dans Entente cordiale où les deux hommes sont amoureux de leur bonne (1912), la présence encombrante d’un père récalcitrant dans Amour tenace (1912) ou d’une belle-mère envahissante dans Max et sa belle-mère (1915), voire l’impossibilité de se débarrasser d’un papier tue-mouches collé à sa semelle dans Max ne se mariera pas (1911). Parmi les entraves à l’accomplissement de son union conjugale, l’eau est récurrente. Max se retrouve embarqué sur un canot par un mari jaloux dans Le Mal de mer (1912), il se retrouve aspergé dans la douche où il se cachait dans L’Anglais tel que Max le parle (1914), il pousse le père de sa bien-aimée à l’eau dans Coiffeur par amour (1915). Réformé en 1914 (séquelles d’un choléra attrapé tout petit), il s’engage sur le front des Ardennes. On l’y croit mort, on le retrouve, blessé, dans un trou d’obus. Puis part faire la conquête d’Hollywood. En dépit de quelques désillusions, il y triomphe en 1921 avec Soyez ma femme et Sept Ans de malheur, signe en 1922 L’Étroit Mousquetaire, et ressent une pointe d’amertume en voyant Chaplin l’éclipser. Entretemps, il a donné son nom à une salle de cinéma du boulevard Poissonnière qu’il a rénovée pour en faire l’une des plus belles d’Europe. LA FILLE DE L’HOMME AU CHAPEAU DE SOIE Une fille est née de l’union de Max Linder et de Ninette Peters : Maud. Elle a seize mois à la mort de ses parents. Victime de l’hostilité de sa grand-mère paternelle, inconsciente des querelles sordides qui opposent les deux belles-familles à propos du coquet héritage laissé par Max, Maud est élevée par sa grand-mère maternelle dans l’ignorance totale de la véritable identité de son père, ce « pitre assassin, ce bouffon déséquilibré, ce paysan meurtrier ». Maud Peters a juste entendu une réflexion, un jour de son enfance : elle est la fille d’un certain Max Linder. C’est à vingt ans, en passant devant un cinéma de quartier, qu’elle découvre la vérité, s’engouffre dans la salle, et décide de vouer sa vie à la réhabilitation artistique de ce génie comique dont presque tous les films ont disparu. Elle lui a consacré un livre (Max Linder était mon père), un film, L’Homme au chapeau de soie, et n’en finit pas de retrouver ses comédies, qu’elle restaure. La France l’adule, Marcel Achard voit en lui le « Molière de l’écran ». Mais Max Linder a la tête ailleurs. Il est tombé amoureux à Chamonix d’une jeune fille de seize ans « au teint nacré », Ninette Peters. Il la demande illico en mariage. La mère de Ninette refuse. Le charmeur ne s’avoue pas battu. Il enlève Ninette et s’enfuit avec elle à Monte-Carlo. La presse s’empare de l’affaire. Il risque l’emprisonnement pour détournement de mineure. Devant la menace du scandale, Mme Peters finit par donner son consentement . Max et Ninette s’épousent en 1923. Bien que marié, Max le séducteur continue à recevoir de nombreuses lettres d’admiratrices. Il laisse sa femme y répondre par un charmant carton : « Mme Max Linder a le regret d’informer Mlle X que son mari n’est plus libre. » Mais Max est d’une jalousie maladive. Il harcèle sa Ninette de questions soupçonneuses, la fait suivre par un détective. Le couple attend un enfant, mais se brise. En 1924, une première tentative de suicide au gardénal échoue. Le 1 er novembre 1925, on les découvre dans une chambre d’hôtel, les veines coupées. 19 20 LE CINÉMA FRANÇAIS LES VAMPIRES 1915 Réalisateur : LOUIS FEUILLADE Scénario : Louis Feuillade et Georges Meiers Images : Georges Guérin Montage : Georges Guérin Production : Gaumont Interprétation : Édouard Mathé (Philippe Guérande, journaliste au Mondial), Marcel Lévesque (César Mazamette, alias le chiffonnier Tatave), Jean Aymé (le Grand Vampire, alias Dr Nox, alias M. Treps, agent immobilier, alias baron de Mortesaigues, alias colonel-comte de Kerlor), Delphine Renot 1er épisode – 40 min 6e épisode – 70 min LA TÊTE COUPÉE LES YEUX QUI FASCINENT Chargé d’enquêter sur les vampires, le journaliste Philippe Guérande file en Sologne où l’on a trouvé un cadavre sans tête. Les vampires cherchent à récupérer le fruit d’un vol dont les auteurs se sont réfugiés dans un hôtel de la forêt de Fontainebleau. Moréno hypnotise Irma Vep pour qu’elle assassine le Grand Vampire et devienne sa maîtresse. 2e épisode – 20 min LA BAGUE QUI TUE La danseuse Koutiloff invite Guérande dans sa loge. Avant de lui faire des révélations, elle s’écroule sur la scène où elle interprétait la danse du vampire, empoisonnée. 7e épisode – 53 min SATANAS Satanas reprend le commandement de la bande et se venge de la mort du Grand Vampire. 3e épisode – 48 min LE CRYPTOGRAMME ROUGE 8e épisode – 62 min Guérande s’introduit dans le cabaret où chante Irma Vep, égérie du Grand Vampire. Sa mère est enlevée, échappe à son geôlier en le piquant avec un stylo empoisonné offert par son fils. LE MAÎTRE DE LA FOUDRE Satanas fait évader Irma Vep. Capturé, il se suicide dans sa cellule. 9e épisode – 59 min 4e épisode – 38 min L’HOMME DES POISONS LE SPECTRE C’est désormais Vénénos qui dirige la bande des vampires. Avec Irma Vep, il fabrique un toxique destiné à empoisonner Guérande le jour de ses fiançailles. Guérande capture Moréno, adversaire des vampires, et le livre à la police. 5e épisode – 47 min L’ÉVASION DU MORT 10e épisode – 67 min Moréno s’évade de prison. Capturé par les vampires, Guérande s’évade lui aussi en faisant rouler du haut des escaliers de Montmartre la malle d’osier où il était enfermé. Le Grand Vampire organise un bal à l’issue duquel il asphyxie les invités pour les dépouiller. LES NOCES SANGLANTES Entrée au service de Guérande, la veuve du concierge a un comportement bizarre. Mazamette s’aperçoit qu’elle suit des séances de spiritisme. Les vampires l’hypnotisent pour lui faire kidnapper la jeune épouse de Guérande. C (Mme Guérande), Stacia Napierkowska (Maria Koutiloff), Musidora (Irma Vep, alias Anne-Marie Le Goff, bonne des Guérande, alias Juliette Berteaux, dactylo, alias la fille du baron de Mortesaigues, alias vicomte Guy de Kerlor, alias Marie Boissier et Noémie Patoche, téléphonistes, alias Aurélie Plateau, rentière), Louis Leubas (le Père-Silence, alias Satanas, alias le père Joaquim, missionnaire, alias Dupont-Verdier, rentier, alias l’ingénieur Jacques Bertal) ’est Alice Guy, bras droit de Léon Gaumont, qui accueille Louis Feuillade lorsque ce dernier vient proposer ses scénarios de films comiques à la firme à la marguerite. C’est aussi elle qui propose à son patron de nommer Feuillade au poste qu’elle occupe lorsque, deux ans plus tard, elle suit son mari Herbert Blaché qui vient d’être nommé responsable de la succursale Gaumont en Amérique. Voilà donc Louis Feuillade directeur artistique en 1907. Il est confronté à la concurrence. La mode est aux séries policières, et c’est pour riposter aux exploits de Nick Carter, roi des détectives mis en scène par Victorien Jasset chez Éclair, puis aux Exploits du détective Nat Pinkerton de Pierre Bressol pour Éclipse qu’il lance à son tour la série des Main de fer de Léonce Perret, puis celle des Jean Dervieux (Le Proscrit, L’Oubliette, L’Écrin du Radjah) mis en scène par ses soins. Jasset lance Zigomar, maître du crime, et Pathé menace d’acheter les droits du Fantômas de Pierre Souvestre et Marcel Allain lorsque Feuillade récupère les droits des aventures de ce bandit en frac et loup noir que l’affiche représente enjambant les toits de Paris (1914) et qui devient l’icône d’Apollinaire, le symbole d’un contre-pouvoir subversif à l’ordre moral de la Belle Époque. Fantômas triomphe : 80 000 spectateurs au GaumontPalace la première semaine. Pathé réplique en adaptant Rocambole, puis annonce Les Mystères de New York réalisé aux États-Unis par Louis Gasnier avec Pearl White. Louis Feuillade sort L’ÂGE D’OR DU CINÉMA MUET une nouvelle série sulfureuse de son chapeau : Les Vampires, qui, selon son plus grand admirateur, Alain Resnais, réunit « le fantastique de Méliès et le réalisme de Lumière ». Ces dix films autonomes unis par les mêmes héros (le journaliste Philippe Guérande et les chefs successifs de la bande de criminels qu’il poursuit) se différencient des serials, ces feuilletons dont la fin de chaque épisode montre le personnage principal en très fâcheuse posture. Feuillade en reprend la dimension ludique, l’ingéniosité perverse, les métamorphoses et impostures du vilain, les codes et les rituels (malle en osier, évasions spectaculaires, poisons, cabarets louches, surenchère de cruautés chez les apôtres du Mal). « L’histoire des Vampires semble surgir de la plus noire des Mille et Une Nuits, écrit Francis Lacassin. Les titres des épisodes semblent empruntés à l’immense fable orientale : la tête coupée, la bague qui tue, le cryptogramme rouge, les noces sanglantes… Brûlants comme le vitriol, ces mots recouvrent une poésie sourde où l’érotisme indiscret des maillots de soie noire a pour toile désespérée un ciel d’automne. » Il fait sortir le cinéma du cadre du studio pour le faire rencontrer un réalisme fantastique, celui du quotidien, d’un merveilleux populaire, l’univers poétique des Mystères de Paris, ses réseaux souterrains, ses bouges, repaires, antithèses des salons mondains. Un romanesque surgi de l’inconscient y brise le carcan d’une existence monotone. Ses acteurs y ont le regard intense, la fixité cataleptique d’un ange du diable, mais il cherche à les dépouiller des tics du théâtre. Louis Feuillade doit ruser. Un arrêté préfectoral interdit depuis le 12 mai 1913 « toute représentation ou projection cinématographique reproduisant les agissements ou l’exécution des criminels, crimes, attentats, banditisme… ». Catholique bien-pensant respectueux de la loi et de l’ordre, monarchiste de cœur, le cinéaste ne se fait pas prier pour punir les méchants de prison ou de mort, et fêter le mariage des gardiens de la morale. Qui sait néanmoins si Feuillade ne s’est pas un rien défoulé via ces récits subversifs contre les bonnes manières bourgeoises héritées de la province dans lesquelles il baignait ? Si montrer des méchants se déguisant en évêques ou en nonnes pour détrousser les honnêtes gens ne représente pas chez lui une revanche contre l’éducation qui le poussa au petit séminaire de Carcassonne ? Il improvise au fil des épisodes. Et fait preuve d’un sens de la publicité. Dans Le Matin, une affiche annonce le film : « Où sont-ils ? Où vont-ils ? Des nuits sans lune ils sont les rois. Les ténèbres sont leur empire. Portant la mort, semant l’effroi, voici le vol noir des Vampires. Gorgés de sang, visqueux et lourds, ils sont les sinistres Vampires aux ailes de velours. Non pas vers le Mal, vers le pire ! ». Une autre montre une tête de femme moulée dans une cagoule noire percée de deux yeux. Des lettres : « Qui ? Quoi ? Quand ? Où ? », accompagnées d’un grand point d’interrogation. Cette femme, créature vénéneuse du gang, évoluant vêtue d’une combinaison noire moulante et transparente, sa cagoule dessinée par le couturier Paul Poiret, est Musidora, que Louis Feuillade a repérée dans un spectacle galant des Folies Bergère, et dont il 21 exploite à la fois la silhouette voluptueuse et les yeux noirs soulignés de khôl. Musidora devient star en incarnant dans Les Vampires la créature troublante qui symbolise le désir social de ridiculiser l’establishment. Elle fascine tant que le préfet Lépine interrompt un temps la projection de ses forfaits par dépit de la voir ridiculiser la police. Le poète Robert Desnos est sous le choc : « Musidora, que vous étiez belle dans Les Vampires ! Saviez-vous que nous rêvions de vous et que, le soir venu, dans votre maillot noir, vous entriez sans frapper dans notre chambre, et qu’au réveil, le lendemain, nous cherchions la trace de la troublante souris d’hôtel qui nous avait visités ? » En 1916, elle incarnera à nouveau pour Feuillade une inquiétante beauté dans Judex. Un journaliste s’exclame dans Hebdo-Film : « Ah ! Voir Musidora en caleçon de bain et mourir ! » MUSIDORA ET LES SURRÉALISTES Po u r l e s s u r r é a l i s t e s , Musidora est apparue comme le double de Nadja, une figure de proue de leurs théories sur la femme surgie des rêves, divinité éphémère jaillie d’un monde spectral. Louis Aragon va voir Les Vampires au Palais-des-Fêtes, cinéma de la rue Saint-Denis. Il y entraîne André Breton, qui, subjugué, ira lui lancer un bou- quet de roses lorsqu’elle se produit sur scène dans Le Maillot noir. Aragon, qui l’a surnommée « la dixième muse », écrit en 1922 : « Une jeunesse tout entière tomba amoureuse de Musidora dans Les Vampires. À cette magie, à cette attraction s’ajoutait le charme d’une grande attraction sexuelle. Cette magnifique bête d’ombre fut donc notre Vénus et notre déesse Raison. Il y a une idée de la volupté qui nous est propre par ce chemin de lumière, entre les images du meurtre et de l’escroquerie. » En 1928, Aragon et Breton lui écrivent une pièce, Le Trésor des Jésuites, où les personnages ont des noms composés d’anagrammes de son nom (Mario Sud, Mad Souri, Doramusi). 22 LE CINÉMA FRANÇAIS CI-DESSOUS Mylianes, Maguy Deliac, Louis Ravet (en haut) Louis Ravet, Pierre Alcover (en bas) L’HIRONDELLE ET LA MÉSANGE 1920 Réalisation : ANDRÉ ANTOINE Images : René Guychard et Léonce-Henri Burel Scénario : Gustave Grillet Montage : Jacques Willemetz Production : Pathé Durée : 78 min Interprétation : Louis Ravet (Pierre Van Groot, le batelier), Jane Maylianes (Griet Van Groot, son épouse), Pierre Alcover (Michel), Maguy Deliac (Marthe), Georges Denola (le diamantaire) U n batelier possède deux péniches, l’Hirondelle, et la Mésange, sur lesquelles il transporte des marchandises sur l’Escaut et les canaux belges vers la France. L’hirondelle et la mésange sont aussi les surnoms de sa femme Griet et de sa belle-sœur Marthe. Le batelier profite de ses voyages pour faire du trafic de diamants. Michel, un jeune voyou, se fait engager comme pilote. Il séduit la belle-sœur, convoite l’épouse, et tente de s’emparer des bijoux. Il sera tué par Pierre le batelier qui le noie dans la vase du canal. Le périple se poursuit… L’affaire a mobilisé tout le XIXe siècle élégant, la crème des littérateurs et le gratin du théâtre. Une petite affaire Dreyfus pour aréopage cultivé et revues culturelles en mal de nouvelle bataille d’Hernani. Le héros : André Antoine. Un personnage balzacien, une trogne de provincial ambitieux, un gabarit de lutteur, le verbe haut, l’intelligence en lavallière. Après avoir été saute-ruisseau chez un notaire, cet « ouvrier sanguin » employé à la Compagnie du gaz rêve de monter sur les planches. La poche modeste, il se prive fréquemment de dîner pour pouvoir se payer une place au poulailler. Il dévore les classiques et, recalé au Conservatoire, s’obstine à côtoyer tous les soirs les magiciens du rideau rouge. Le voilà figurant. Muet, mais enflammé par les textes du répertoire, qu’il connaît par cœur. En 1887, il abandonne son emploi et crée « Le Théâtre libre » à Montmartre, une troupe d’amateurs. André Antoine n’a rien du théâtreux docile. Il bouleverse les habitudes. Cet autodidacte déteste les tragédies ampoulées, les vaudevilles sots, les mélos ridicules. Le chichi romantique le hérisse et le tralala bourgeois l’ennuie. Ce qu’il veut c’est du vrai, du solide, du vécu. Il s’efforce d’appliquer à la scène les théories qu’Émile Zola a consignées dans Le Naturalisme au théâtre. Il préfère la reconstitu- tion à l’illusion, le décor réel à la toile peinte, le naturel au cabotinage. Antoine dérange. Le Tout-Paris s’offusque et polémique. Ce précurseur du théâtre moderne est l’inventeur de la « tranche de vie ». Lorsque le contexte l’exige, il n’hésite pas à amener sur scène des quartiers de viande saignants, des jets d’eau, des horloges. L’école du carton-pâte pleurniche. Jean Giraudoux ironise : « Au Théâtre L’ÂGE D’OR DU CINÉMA MUET 23 À DROITE La Femme de nulle part de Louis Delluc (1922) libre, quand on dit : “Il est cinq heures”, il y a une vraie pendule qui sonne cinq heures. La liberté du théâtre, ce n’est quand même pas ça. Si la pendule sonne cent deux heures, ça commence à être du théâtre. » Aux abois, contraint de sonner à la porte des financiers, de changer de salle, d’affronter la censure, Antoine se bat. Soutenu par Zola qui réclame avec lui l’avènement de « la reproduction minutieuse », par Jules Renard qui écrit : « Guitry c’est toute la diction, Antoine c’est toute l’action. » Louis Delluc le compare à Courteline, travailleur « de la fièvre, du dégoût, de la rage, de la colère ». Mais au bout de dix ans, Antoine doit céder, s’effacer. À soixante ans, il se découvre pourtant une nouvelle passion : le cinéma. Avec les mêmes obsessions : réalisme, refus du maquillage, audaces techniques. Il est las de voir « filmer des niaiseries » et considère avec Louis Lumière que le cinéma, c’est « la nature prise sur le fait ». Il veut briser les conventions, « sortir du carton » (allusion à la mode du théâtre filmé), fuir les sujets prétentieux pour « confier les scénarios à ceux dont c’est le don de créer et d’imaginer, c’est-à-dire aux romanciers et aux poètes ». Il se heurte aux mêmes réticences. Abel Gance s’enflamme : « Antoine croit qu’il faut avant tout faire vrai, saisir la vie au vol. Quelle erreur ! » C’est vrai : précurseur du néoréalisme, Antoine veut filmer les gens dans la rue. Et ses adversaires s’esclaffent : « Banalité ! Platitudes ! Il nous montre ce que nous voyons tous les jours ! » Aveuglement. Car Antoine a un regard, un sens de l’émotion, l’art d’organiser le temps et l’espace, de magnifier les gestes quotidiens, de sublimer le document, de coller aux sentiments de ses personnages. Il innove, filmant avec plusieurs caméras sous plusieurs angles, cassant les méthodes des studios. Il est l’un des seuls à soutenir Marcel Pagnol : « Évidemment, c’est du théâtre, mais c’est aussi la vie. Le cinéma c’est avant tout la vie. C’est un art qui doit être le reflet d’un moment, d’une époque, d’un instant. » Il ose engager des comédiens non professionnels, parce qu’ils ont « la gueule de l’emploi ». Delluc s’emballe : « Des paysans, des soldats, des femmes de ménage, des laitières, des employées de tramway deviendront, s’il veut et quand il voudra, des acteurs de cinéma. Une girl d’Alcazar de province est plus intéressante devant l’opérateur que la plus notoire de nos ingénues officielles et subventionnées. » Tels Auguste Renoir ou Claude Monet qui plaçaient leur chevalet dans la campagne, Antoine filme en plein air. Il signe neuf films, dont L’Hirondelle et la Mésange est l’avant-dernier, LOUIS DELLUC, LE THÉORICIEN Instigateur de la première séance de ciné-club en 1920 (il incite André Antoine à venir s’y expliquer, extraits de films à l’appui), critique de cinéma à partir de 1917 (il lance la revue Cinéa), Louis Delluc (1880-1924) invente le vocable de cinéaste (Canudo avait proposé écraniste), et ouvre la voie à tout un pan de cinéma ambitieux, inventif, avant-gardiste, vantant en particulier le retour au décor naturel. Fondé en 1937, le prix LouisDelluc (sorte de prix Goncourt du cinéma) est décerné chaque année par un jury de critiques à un film français conjuguant les exigences du cinéma d’auteur et la reconnaissance publique. Il a réalisé sept films, sans gesticulations théâtrales ni péripéties, dont Fièvre (1921), très inspiré du Lys brisé de David Wark Griffith, et La Femme de nulle part (1922), nimbé de sou- venirs du temps passé mêlés au présent, interprété par Ève Francis, une actrice d’origine belge qu’il avait épousée en 1918. Ainsi résumé par ses soins : « Une femme âgée, usée, finie, fait un ultime pèlerinage à la maison qu’elle quitta pour son malheur il y a trente ans, elle y retrouve une jeune femme dans à la stupéfiante histoire. En effet, voyant les rushes, le producteur Charles Pathé leur reproche d’être trop documentaires, trop chargés de gros plans (« un afflux de grosses têtes ! »), s’énerve : « Mais ce n’est pas un film ! », ordonne l’arrêt du tournage. Il écrit à Abel Gance qu’Antoine est « moins que rien », et pour faire des économies, stoppe tout : « Laissez ça de côté pour l’instant, faites-nous plutôt L’Arlésienne, après on verra. » Le film sera montré une fois, en copie de travail, pour le Club français du cinéma le 5 juin 1924, au Colisée, puis envoyé ad vitam aux placards. Soixante-deux ans plus tard, en 1982, La Cinémathèque française retrouve dans ses dépôts les négatifs. Six heures de rushes, sans découpage, sans claps. Des bobines de trente mètres en capharnaüm. Un monteur confirmé est appelé à la rescousse, Henri Colpi, qui a travaillé avec Agnès Varda, Alain Resnais, HenriGeorges Clouzot, et réalisé deux films, Une aussi longue absence (1961) et Codine (1963). Chargé de ressusciter, reconstituer ce chef-d’œuvre inachevé, Colpi retrouve le scénario de Gustave Grillet qui donne l’essentiel de la trame, la liste des principaux intertitres. Il remonte l’Escaut pour resituer les paysages qu’Antoine nous montre de la péniche, au détour du fleuve, « à l’échappée d’un méandre, à l’angle d’une courbe, à la faveur d’une écluse », dit Marcel Oms. Pour donner une cohérence chronologique. Il visionne d’autres films d’Antoine afin de s’imprégner de son rythme, sa sensibilité. « J’ai tenté de restituer un film tourné en 1920 : c’est-à-dire un certain rythme lent puisqu’il s’agit d’un film muet et la même situation et surtout l’image de ses heures de joies, et elle ne regrette pas d’avoir payé si durement le bonheur enfui. Ces thèmes me tourmentent et me poursuivent. Chacun a une chose en lui ou une histoire qu’il croit morte et que les fantômes de l’écran ont tôt fait de ranimer. » d’un parcours en péniche ; mais aussi avec une relative modernité, ce qui n’était pas difficile vu qu’Antoine s’était montré étonnamment précurseur. » Peu à peu, le puzzle s’ordonne. Et le film sort en 1983, accompagné d’une belle musique nostalgique que Raymond Alessandrini compose pour la circonstance, en empruntant (clin d’œil à L’Atalante de Jean Vigo) trois thèmes à Maurice Jaubert. La décision de Charles Pathé est d’ordre idéologique. En enterrant L’Hirondelle et la Mésange, il empêche André Antoine de faire école, il étouffe dans l’œuf un certain cinéma réaliste, mélange de fiction et de non-fiction, observation impressionniste des gestes du travail quotidien. Antoine a l’œil documentariste mais il prouve aussi qu’il est metteur en scène : en témoignent ces jeux de regards que s’échangent les protagonistes qui s’observent à la dérobée, s’épient, se surveillent en silence, se posent sur la fille désirée et cherchent les diamants cachés. À ses yeux, le film est hors normes, trop éloigné des œuvres prétendument attendues par le public et qui génèrent un profit. À la fin, le voyage suit son cours, « sans à-coups ni précipitations », au fil d’une lente respiration. La beauté de L’Hirondelle et la Mésange repose entre autres sur l’opposition entre les noms bucoliques des péniches et la violence de ce qui vient de s’y passer, sur le décalage entre « l’anecdote même du fait divers dépouillé, sec, brutal, sordide et banal, et la chronique anonyme, lointaine et distanciée » (Les Cahiers de la Cinémathèque, no 44, revue d’histoire du cinéma éditée par l’Institut Jean-Vigo). 24 LE CINÉMA FRANÇAIS L’INHUMAINE 1923 Réalisation : MARCEL L’HERBIER Scénario : Marcel L’Herbier et Pierre Mac Orlan Images : Georges Specht Décors : Fernand Léger, Robert Mallet-Stevens, Alberto Cavalcanti, Claude Autant-Lara et Pierre Chareau (meubles) Costumes : Paul Poiret Musique : Darius Milhaud Production : Cinegraphic Durée : 135 min Interprétation : Georgette Leblanc (Claire Lescot), Jaque Catelain (Einar Norsen), Marcelle Pradot (l’innocente), Philippe Hériat (Djorah de Manilha, maharadjah de Nopur), Leonid Walter (Vladimir Kranine), Fred Kellerman (Frank Mahler) L a cantatrice Claire Lescot tient un « salon » fréquenté par tous les hommes qui la courtisent. Ne vivant que pour son art, inhumaine, elle résiste à leurs avances. Lors de l’une de ses réceptions où se côtoient ses prétendants, le maharadjah Djorah, l’illuminé Kranine, l’homme d’affaires Mahler, il est un jeune ingénieur suédois, Einar Norsen, éperdument amoureux, dont elle repousse la déclaration et qui décide de se tuer pour elle au volant de sa voiture bolide. Quoique bouleversée, Claire Lescot tient à assurer le soir même son récital au Théâtre des Champs-Élysées où elle fait un triomphe. C’est alors qu’Einar réapparaît : il avait simulé un accident pour tester les sentiments de Claire. L’un de ses soupirants éconduits, le maharadjah de Nopur, offre à la cantatrice un bouquet dans lequel il a glissé un serpent venineux, puis, déguisé en chauffeur, conduit la limousine où, piquée, Claire agonise sur le siège arrière, arrivant morte chez Einar. Grâce aux pouvoirs de l’électricité, celui-ci la ranime dans son laboratoire. Allez savoir pourquoi Abel Gance, qui a tâté de l’alexandrin, René Clair, qui fréquente le groupe dada, décident un jour de se consacrer au cinéma ! Marcel L’Herbier a le même désir. Poète parnassien, admirateur de Villiers de l’Isle-Adam, essayiste subjugué par Claudel, il est de ces graines d’écrivains piaffant d’entrer dans le monde respectable des lettres, et qui, brutalement, a un coup de foudre pour « la rotative à imprimer des images ». Traîné dans une salle par Musidora, il a été subjugué par un film de Cecil B. DeMille, Forfaiture. « Atteint par cette puissance visuelle du silence ». Converti, déterminé à faire accepter le cinématographe comme un art, rêvant d’audaces esthétiques et L’ÂGE D’OR DU CINÉMA MUET CI-DESSOUS Les décors de Robert Mallet-Stevens d’« harmonies plastiques », il s’insurge contre Hollywood qui exploite le cinéma comme une richesse, contre les producteurs qui ne pensent qu’en termes de recettes et bafouent les droits des auteurs. Pour dénoncer les « surenchères de la cavalerie bancaire », il ira jusqu’à tourner, en 1929, L’Argent (d’après Émile Zola), « fougueux réquisitoire contre le fric ». L’Herbier, qui, pour reprendre le titre de ses mémoires, a « la tête qui tourne », ne se veut pas cinéaste mais cinégraphiste. Avec El Dorado (1921), mélodrame plein de fioritures et de flous artistiques destinés à « rendre clair le brouillard d’esprit de l’héroïne », il a séduit le Paris des Années folles. C’est l’époque des fêtes parisiennes pour dandys et femmes du monde, des escapades au Touquet en De Dion-Bouton. L’Inhumaine illustre la théorie de Ricciotto Canudo, qui affirme que le cinéma est « l’invention suprême », la synthèse et la fusion des autres arts, le moyen esthétique de faire ce qu’aucun autre art n’a pu faire. Le film est né d’une volonté de la cantatrice Georgette Leblanc, sœur de Maurice Leblanc, l’inventeur d’Arsène Lupin, de tourner avec L’Herbier. Ils se sont rencontrés en 1912 dans la cour d’honneur du château de Tancarville où elle est descendue « casquée comme une Walkyrie, d’une grosse Panhard qu’elle avait fait carrosser en coche normand de l’époque Maupassant ». Du transatlantique qui la ramenait des États-Unis où elle avait connu grand succès, elle envoie un message radio pour dire au cinéaste qu’elle a trouvé un financier américain susceptible de produire La Femme de glace, scénario à la gloire d’une chanteuse d’opéra que L’Herbier transforme en L’Inhumaine en suivant les volontés de sa future interprète. Sollicité par L’Herbier, l’écrivain Pierre Mac Orlan ne pourra guère mettre son grain de sel au texte adoubé par Georgette Leblanc. L’Herbier veut que le film apparaisse comme « un résumé de tout ce qu’était la recherche plastique en France, deux ans avant la fameuse exposition des Arts décoratifs ». Pour les décors, il renonce à Francis Picabia, sollicité par la cantatrice, au profit de Fernand Léger « qui prenait cette affaire beaucoup plus au sérieux ». Léger est chargé de concevoir le laboratoire final d’Einar, anticipation de Metropolis et de Frankenstein, et réalise pendant le tournage son propre film, Ballet mécanique. L’architecte Robert Mallet-Stevens construit les demeures des deux personnages principaux ; Alberto Cavalcanti et Claude Autant-Lara se chargent l’un du salon de la cantatrice et l’autre du jardin. Le styliste Paul Poiret crée les robes de l’héroïne. Darius Milhaud compose des partitions, aujourd’hui disparues. La dimension musicale est métaphorique, L’Herbier intercale dans la dernière bobine des fragments de pellicule colorée pour faire « chanter la lumière ». Pour la scène du récital de Georgette Leblanc au Théâtre des Champs-Élysées, L’Herbier fait du direct : il invite le « Tout-Paris » venu assister à un vrai récital. Parmi les deux mille cinq cents invités, Erik Satie, Picasso, Man Ray, Léon Blum, James Joyce, Ezra Pound, Louis Delluc, le prince de Monaco. Dix caméras filment ce concert huppé que L’Herbier, non peu fier, résume à « un torrent d’art oratoire ». Flamboyant, L’Inhumaine est donc un patchwork des créations artistiques du temps, une « grande mosaïque de l’Art moderne » selon l’auteur, une symphonie pour l’œil, un film futuriste, Art déco, à l’ineffable dimension poétique, qui reflète un certain artifice et peut paraître aujourd’hui un peu figé dans son époque. L’architecte autrichien Adolf Loos écrit à son sujet dans le Neue Freie Press du 29 juillet 1924 : « Pour Marcel L’Herbier, le cubisme n’est pas le rêve d’un fou, c’est le résultat d’une pensée bien nette. Ce metteur en scène a établi dans le cours du film des images qui vous enlèvent la respiration. C’est une chanson éclatante sur la 25 26 LE CINÉMA FRANÇAIS CI-DESSOUS La Chute de la maison Usher de Jean Epstein (1928) CI-CONTRE Jaque Catelain, Georgette Leblanc grandeur de la technique moderne. En sortant on a l’impression d’avoir vécu l’heure de la naissance d’un nouvel art. » Aujourd’hui considéré comme un chefd’œuvre, et l’initiateur de L’Année dernière à Marienbad d’Alain Resnais, L’Inhumaine fut néanmoins malmené, qualifié de maniériste, d’esthétisme alambiqué. L’Herbier reste, avec Louis Delluc, le pionnier d’une école de pensée visant à honorer un cinéma d’auteur et à encourager les cinéastes à se produire eux-mêmes. En conflit avec Gaumont, il avait en effet créé en 1922 sa propre structure, Cinégraphic. Il fondera en 1926 sa société de distribution, Cinémondial, dans le but que tous ses collaborateurs portent leurs efforts « vers la création de nouvelles œuvres plutôt que de surveiller les intérêts de la société ». Ode à la palpitation, solennel, parfois emphatique, L’Inhumaine doit l’essentiel de sa notoriété à la course folle d’Einar Norsen au volant de sa voiture, hymne à la vitesse transcendé par la rapidité de ses travellings. La fin, où les plans se bousculent sur un rythme croissant, est à compter parmi les fulgurances lyriques qui rendent le film extatique. Sans jamais avoir recours à des séquences oniriques, L’Herbier crée une « féerie réaliste », ce quelque chose d’étrange hérité de la Melencholia de Dürer, un fantastique se situant entre le merveilleux et le rêve, protégé des sortilèges de l’inconscient. Si l’onirisme teinte parfois les images, c’est un onirisme formel, surgi « d’un trop-plein plastique et d’une pratique constante du décalage propre à en faire surgir toute l’étrangeté visuelle », écrit Marie Martin dans Marcel L’Herbier, L’art du cinéma. Un onirisme né du passage « de la fantaisie au fantasme » dans l’irruption de sentiments refoulés. Illustrée par l’acteur androgyne Jaque Catelain, l’ambiguïté sexuelle mène dans L’Inhumaine à une récriture du mythe œdipien… et de la guerre des sexes. Ce que souligne l’universitaire Marie-Louise Roberts : « L’une des conséquences de la guerre qui suscita le plus de commentaires fut le brouillage des rôles sexués conventionnels […] qui suscitera chez les hommes de France une anxiété aiguë qui va se confondre avec un sentiment plus général de désespoir culturel. » Résolument célibataire, Claire Lescot est ici une réplique de la « garçonne » américaine. Au puissant homme d’affaires qui lui propose de conquérir les États-Unis grâce à sa chaîne de théâtres, elle répond sans ambages : « Je ne m’intéresse qu’à ce que je conquiers. » Elle refoule de même la proposition du Juif d’Europe centrale de devenir égérie d’un mouvement humaniste et celle du maharadjah qui lui offre une couronne. Comme l’écrit Noël Burch dans le même ouvrage que Marie LES ÉTRANGETÉS DE JEAN EPSTEIN D’origine polonaise par sa mère, Jean Epstein se passionne pour la littérature et le cinéma tout en poursuivant des études de médecine (son premier film sera un hommage à Pasteur). Insoumis aux règles et ne comptant, écrit Jean Cocteau, « que sur la force de l’âme et du corps », il devient l’un des maîtres de l’avant-garde, découvrant la toute-puissance de la combinaison des images, échafaudant des puzzles visuels, exploitant la force de suggestion des plans, des angles, des éclairages, des mouvements ralentis. Cinéaste de l’étrangeté, il signe avec La Chute de la maison Usher d’après Edgar Poe (1928), à la lenteur appliquée, un film fascinant par la manière dont il « photogénie l’impondérable », traduit l’expression intime des sentiments, crée des ambiances, plonge dans l’univers du songe. « Surtout pas de macabre, prévient-il en adaptant cette histoire de maison hantée. L’horreur, chez Poe, est due davantage aux vivants qu’aux morts, et la mort elle-même est une sorte de charme. » Ses écrits vantent le cinéma comme « seule langue universelle possible », « le plus réel moyen de l’irréel, du surréel », une « machine à hypnose » permettant « une nouvelle possession du monde par les yeux ». Martin, Claire Lescot est figée dans son univers de masques, plantes factices, décor de lignes angulaires et ingrates, elle est « du côté des snobs aisés, de l’artifice et d’une certaine paralysie », tandis qu’Einar « incarne une modernité dynamique ». Un carton nous le dépeint « jeune ingénieur passionné de mécanique, de sport et de la féerie des sciences modernes ». Le film entend punir l’héroïne de son autonomie, « de son pouvoir social et érotique ». L’ÂGE D’OR DU CINÉMA MUET ENTR’ACTE 1924 Réalisation : RENÉ CLAIR Scénario : Francis Picabia Images : Jimmy Berliet Décors : Francis Picabia Musique : Erik Satie Production : Rolf de Maré Durée : 22 minutes Interprétation : Francis Picabia et Erik Satie (lanceurs d’obus), Marcel Duchamp et Man Ray (joueurs d’échecs), Jean Börlin (chasseur au chapeau tyrolien, prestidigitateur), Inge Friis (la ballerine), Marcel Achard, Pierre Scize, Louis Touchagues, Rolf de Maré, Roger Lebon, Georges Charensol, Georges Auric, Jean Mamy (cortège de l’enterrement) P rologue : Francis Picabia et Erik Satie (barbiche blanche, lorgnon, chapeau melon et parapluie) descendent du ciel au ralenti et tirent un coup de canon qui annonce le début du spectacle. À savoir : plans futuristes, toits en diagonales. Poupées dont les têtes se dégonflent et se regonflent. Robe de ballerine en corolle. Surimpression d’allumettes prenant feu sur une chevelure d’homme. Joueurs d’échecs sur un toit. La ballerine, filmée en contre-plongée à partir du sol, finit par montrer son visage : c’est une femme à barbe. Un chasseur à chapeau tyrolien vise un œuf d’autruche en équilibre instable sur un jet d’eau, tire, une colombe s’envole de l’œuf éclaté, qui se pose sur la tête du chasseur, tué par un second chasseur visant la colombe. Sortie d’église pour les funérailles du chasseur. Le corbillard est tiré par un dromadaire. Le rythme du cortège s’accélère, les gens en deuil se mettent à sautiller au ralenti, puis à courir, de plus en plus vite, au milieu de la circulation urbaine. Après un bref tour d’honneur sur la piste d’un cirque, le convoi reprend sa course folle, dépassant un coureur de marathon, forçant un cul-de-jatte à quitter sa boîte à savon pour continuer à pied. La caméra épouse le rythme de la course, s’embarque sur un scenic railway de Luna Park. Le cercueil finit par tomber du corbillard. En sort un prestidigitateur qui, de sa baguette magique, fait disparaître le cercueil, les badauds… et s’efface lui-même. Les ballets fleurissent au cours des Années folles. Les jeunes gens d’après la Première Guerre mondiale ont le diable au corps. Dans le ballet Parade, Jean Cocteau et Picasso font cause commune sur la scène de l’Opéra où se produisent les Ballets russes de Diaghilev. Les Ballets suédois, eux, s’installent au Théâtre des Champs-Élysées où ils réunissent Debussy et Bonnard (Jeux), Honegger et Léger (SkatingRink), Milhaud, Léger et Cendrars (La Création du monde). C’est là que se produit Relâche, le 27 novembre 1924, un show truffé de références au music-hall et conçu dans l’esprit « coup de revolver » de dada (il fallait que le spectacle « fasse feu sur le public »). Relâche, dit son concepteur Francis Picabia, exprime « une trêve à toutes les absurdités prétentieuses du théâtre actuel ». Cette création, « scandaleuse » pour les habits noirs et cravates blanches, épaules nues, fourrures et diamants, recèle un Entr’acte, filmé par René Clair, et projeté précisément entre deux actes. Le but de cet hommage au burlesque est de « détourner l’image de son devoir de signifier ». Picabia (qui a exigé que les initiales figurant sur l’écusson funèbre du corbillard soient les siennes et celles d’Erik Satie) veut qu’il « ne respecte rien si ce n’est le droit d’éclater de rire ». 27 28 LE CINÉMA FRANÇAIS CI-DESSOUS René Clair, au premier rang, à droite LE CINÉMA À LA FRANÇAISE Après Entr’acte, René Clair tourne deux comédies adaptées d’Eugène Labiche, Un chapeau de paille d’Italie (1928) et Les Deux Timides (1929). Il est alors un défenseur acharné du cinéma muet, et ennemi de toute velléité à reconstituer le réel. Avec Sous les toits de Paris (film musette, poético-populiste, avec Albert Préjean, 1930, qui s’ouvre sur un long et impressionnant travelling), il inaugure une série de ritournelles du faubourg, se « Dès l’apparition des premières images, une rumeur formée de petits rires et de grondements confus s’exhala de la foule des spectateurs dont un léger frémissement parcourut les rangs, raconte René Clair. Ainsi s’annonce l’orage et bientôt l’orage éclata. Picabia qui avait souhaité d’entendre crier le public eut tout lieu d’être satisfait. Clameurs et sifflets se mêlaient aux odieuses bouffonneries de Satie. » La mèche en bataille, le chef Roger Désormière mène son orchestre en direct sous les applaudissements, les huées et les sifflets (le film, muet, ne sera sonorisé qu’en 1968). René Clair poursuit : « Certains se sont demandé quelle est la part de ce qu’on nomme “la sincérité” dans ce genre d’entreprise. » Lui-même, sceptique, incapable de discerner ce qui tient à la provocation, à la mystification ou au sérieux, appelle de ses vœux la rédaction d’une thèse qui s’intitulerait Du rôle de la mystification consciente ou inconsciente dans l’art contemporain. Resituons-le donc encore une fois dans l’époque. Né René Chomette en 1898, René Clair se destinait à l’écriture. Avant même d’avoir terminé ses études, il publie poèmes et critiques dans les revues. Le théâtre le passionne aussi. À seize ans, il a une liaison avec une comédienne de la Comédie-Française, Colonna Romano. Ses mœurs aventureuses, ses ambitions littéraires, son penchant pour l’extrême gauche l’éloignent insensiblement de sa famille conservatrice. Un ultimatum de son père en 1918 (« Tu ne fais rien. Prends-toi en charge ») le pousse à devenir journaliste. Il publie un recueil de poèmes sous le nom de René Danceny, écrit une chanson pour Damia, joue dans un spectacle de la danseuse Loïe Fuller. Au sortir d’une crise existentielle durant laquelle il goûte à l’opium, il adopte le nom de René Clair pour interpréter plusieurs rôles dans des productions de Louis Feuillade. défendant contre le parlant par une atténuation des dialogues et un goût pour la chansonnette ou l’opérette. Le Million (1931) est une réplique à la française à Parade d’amour de Lubitsch. Satire du machinisme, À nous la liberté (1931) inspirera à Charlie Chaplin ses Temps modernes. Quatorze Juillet (1932) honore encore le petit peuple parisien dont il est nostalgique. L’ é c h e c d u D e r n i e r Milliardaire (1934) le conduit « Après 1918, la littérature et le théâtre contemporains me paraissaient appartenir à un âge vermoulu. Le cinéma se montrait comme le moyen le plus neuf et le moins compromis par son passé, confiera-t-il dans une autobiographie inachevée. Son hostilité à l’égard du parlant s’expliquera par une crainte que le cinéma se théâtralise, perde sa pureté originelle, la poésie du mouvement. Son frère Henri Chomette a déjà entamé une carrière dans le septième art. D’abord chargé par Jacques Hébertot de diriger un supplément illustré de la revue Théâtre-Comœdia, consacré au cinéma (Films), René Clair rêve de passer à la mise en scène. À vingt-cinq ans, il tourne Paris qui dort, film poético-fantastique, sans souci de vraisemblance, influencé par la mécanique des films de Mack Sennett, dont l’action gravite autour de la tour Eiffel. Mais Entr’acte sera son premier film présenté au public. Il a hérité de cet interlude farfelu, canular anti-bourgeois, parce que Francis Picabia ne voulait pas entendre parler de Marcel L’Herbier auquel tout le monde avait pensé. René Clair utilise les trucages optiques inventés par Georges Méliès (caches, surimpressions, ralentis, accélérés, montage inversé). Aux notes de Picabia griffonnées sur un coin de table de Maxim’s, il ajoute des saynètes de son cru : un bateau ivre en papier qui voltige au-dessus de la ville, des allumettes grillant sur un crâne, un suiveur grignotant une couronne en pain accrochée au corbillard. Il s’agit ni plus ni moins d’un canular, patchwork de scènes étranges, et déjà habité par ses personnages fétiches ( poupées de kermesse, barbichus, mémères, foule en folie). Le film fourmille de clins d’œil : les têtes extensibles renvoient à L’Homme à la tête de caoutchouc de Méliès, le jet d’eau du stand de tir à L’Arroseur arrosé de Louis Lumière, les joueurs d’échecs o u t r e - M a n c h e ( Fa n t ô m e à vendre, 1935), puis outre-Atlantique où il tourne Ma femme est une sorcière (avec Veronika Lake, 1938). Retour en France en 1947 pour Le silence est d’or (au titre symbolique) et une œuvre qui s’essouffle progressivement, de trois films avec Gérard Philipe (La Beauté du diable 1950, Les Belles de nuit 1952, Les Grandes Manœuvres 1955) à une élection à l’Académie française en 1960. installés sur un toit à un cabaret à la mode, « Le Bœuf sur le toit », bar canaille fréquenté par le Tout-Paris artistique. « Assemblage de cellules autonomes fondées sur la répétition de brèves structures fermées, différenciées par le rythme, la tessiture, le phrasé et parfois la tonalité », la partition écrite par Erik Satie, composée et minutée « image par image », fut en grande partie la cause du scandale provoqué par le film. En 1948, le Ciné-club universitaire fondé par un assistant de René Clair, Jean-Paul Gudin, demande à Georges Van Parys d’accompagner au piano une projection d’Entr’acte. Cet exercice lui demande une certaine agilité car la projection se déroule à vingtquatre images seconde alors que la partition d’Erik Satie était prévue pour une projection à seize images seconde. Ce changement de vitesse est inhérent à la découverte du cinéma parlant. Van Parys utilise une partition de Satie réduite pour piano à quatre mains par Darius Milhaud. La même année 1948, le Cercle du cinéma fondé au Cluny Palace par François Truffaut et Robert Lachenay est inauguré par la projection d’Entr’acte, d’Un chien andalou de Luis Buñuel et du Sang d’un poète de Jean Cocteau. À l’heure où le cinéma-art est menacé d’être asphyxié par le cinéma-industrie, René Clair admet qu’« il ne peut exister de poésie au cinéma que celle créée par l’image même », qu’une simple suite d’images « sans lien définissable mais unies par une harmonie secrète provoquera une émotion analogue à l’émotion musicale ». Il doute de l’avenir d’un cinéma surréaliste, tout en convenant que le cinéma reste « pour l’esprit du spectateur un champ d’activité surréaliste incomparable ». Indécis, il regrettera en 1950 que la parole et le son aient « fait perdre au spectateur le sentiment du rêve que créait en lui la vue des ombres muettes ». L’ÂGE D’OR DU CINÉMA MUET CI-DESSOUS Alex Allin, le clergyman LA COQUILLE ET LE CLERGYMAN 1927 Réalisation : GERMAINE DULAC Scénario : Antonin Artaud Images : Paul Guichard Production : Studio-Films, Germaine Dulac Durée : 40 min Interprétation : Alex Allin (le clergyman), Génica Athanasiou (la femme), Lucien Bataille (l’officier) U n carton en prologue : « Non pas un rêve, mais le monde des images lui-même entraînant l’esprit où il n’aurait jamais consenti à aller, le mécanisme en est à la portée de tous. » Un clergyman joue les alchimistes, emplissant une immense coquille d’huître d’un liquide versé de carafes qu’il brise sur le sol au fur et à mesure. Un officier au poitrail couvert de médailles vient en tapinois derrière lui et brise la coquille. Le clergyman court à quatre pattes dans les rues, bientôt hypnotisé par une femme au chapeau à plumes et à la robe en crinoline qui se trouve dans un fiacre à côté de l’officier. Le clergyman les suit, jusqu’à une église où l’officier s’assied à la place dévolue au prêtre dans un confessionnal, troquant bientôt son costume militaire pour une chasuble, pendant que le clergyman tente de l’étrangler. La femme est terrifiée, la tête de l’officier se fend en deux. Le clergyman se retrouve au bord d’une falaise donnant sur l’océan en compagnie de l’officier qu’il précipite dans le vide. Ayant remplacé l’officier dans le confessionnal, le clergyman voit la femme s’éloigner. Il se précipite sur elle, arrache son corsage, met ses seins à nu. À l’image de cette poitrine dénudée se substitue celle d’un soutiengorge-carapace formé de deux coquillages qui, jetés à terre par le clergyman après avoir été brandis, exhibés à une foule, s’enflamment. Dans un bal mondain situé dans une salle de palais dont le lustre se balance, une danseuse a un sein à l’air, des couples s’embrassent… comme la femme et l’officier que l’on retrouve dans la campagne. Alternance d’images : le clergyman court sur un chemin de campagne où court aussi une femme à robe décolletée, sans que l’homme et la femme ne soient jamais montrés dans le même plan. Séparés, condamnés à ne jamais se rejoindre. Et dans le palais, une cohorte de femmes de ménage passe le balai, bientôt témoins du mariage de la femme avec le clergyman, qui voit le visage de la femme dans une boule de verre. Deux types d’avant-gardes se sont épanouis au début du XX e siècle. Louis Delluc a qualifié la première d’impressionnisme poétique, Noël Burch et Jean-André Fieschi, plus récemment, l’ont nommée « Première Vague » en référence à la Nouvelle Vague. Influencés par l’expressionnisme allemand, les cinéastes qui l’incarnent (Abel Gance, Marcel L’Herbier, Jean Epstein) cherchent avant tout à créer une atmosphère, à créer un « cinéma pur » dégagé de toute influence du théâtre. Ils composent une musique des images. S’éloignant encore plus des scénarios conventionnels, naît une seconde avant-garde, plus radicale, dans le prolongement d’Entr’acte de René Clair. Visions, collages, exercices formalistes, les films de Germaine Dulac, de Luis Buñuel, de Man Ray rejoignent les conceptions du groupe surréaliste, les idées d’un André Breton voué à « l’automatisme psychique, la dictée de la pensée en l’absence de tout contrôle exercé par la raison ». Nombre d’entre eux célèbrent le désir et les délices de l’amour fou. En accord avec Antonin Artaud, scénariste du film, qui prône un « cinéma visuel où la psychologie même est dévorée par les actes », où « les images naissent, se déduisent les unes des autres en tant qu’images » (Cinéma et réalité, 1927), Germaine Dulac crée en effet un espace mental. Plutôt que d’inviter à regarder un rêve, elle illustre le trajet de l’inconscient en élaborant un nouveau langage qui n’emprunterait rien aux autres arts. Cette symphonie visuelle tend vers l’abstraction. S’écartant des conventions de la narration classique, elle se livre à une expérimentation des rythmes (le film multiplie les mouvements de corps qui marchent à pas de loup, à quatre pattes, courent, dansent, s’envolent…), des lumières (le film regorge d’effets de reflets), à un véritable travail plastique de l’image (flous, surimpressions, déformations). On y note quelques clins d’œil : le clergyman se prend pour le Nosferatu de Murnau lorsqu’il crispe ses mains comme des griffes, pour Chaplin lorsqu’il chemine dans un couloir en maniant sa clé comme Charlot sa badine. 29