jean-luc douin - Rends-moi mon nez Couverture de l`ouvrage Rends

Transcription

jean-luc douin - Rends-moi mon nez Couverture de l`ouvrage Rends
LE
CINÉMA
FRANÇAIS
JEAN-LUC
DOUIN
PRÉFACE
THIERRY
FRÉMAUX
SOMMAIRE
L’ÂGE D’OR DU CINÉMA MUET 1896-1928
Arrivée d’un train à La Ciotat (1897)
Le Voyage dans la Lune (1902)
Max a peur de l’eau (1912)
Les Vampires (1915)
L’Hirondelle et la Mésange (1920)
L’Inhumaine (1923)
Entr’acte (1924)
La Coquille et le Clergyman (1927)
Napoléon (1927)
La Passion de Jeanne d’Arc (1928)
L’ÂGE D’OR DU CINÉMA PARLANT 1929-1939
L’Âge d’or (1930)
L’Atalante (1934)
Le Crime de monsieur Lange (1935)
La Kermesse héroïque (1935)
Partie de campagne (1936)
Pépé le Moko (1936)
Le Roman d’un tricheur (1936)
Café de Paris (1937)
Drôle de drame (1937)
La Grande Illusion (1937)
La Femme du boulanger (1938)
Hôtel du Nord (1938)
Le jour se lève (1939)
La Règle du jeu (1939)
L’OCCUPATION 1940-1944
Remorques (1941)
Douce (1943)
Goupi Mains Rouges (1943)
Le Corbeau (1943)
Les Enfants du paradis (1944)
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L’APRÈS-GUERRE
LA TRADITION DE LA QUALITÉ 1945-1957
La Belle et la Bête (1946)
Dédée d’Anvers (1947)
Jour de fête (1949)
Casque d’or (1952)
Madame de… (1953)
Monsieur Ripois (1954)
La Traversée de Paris (1956)
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LA NOUVELLE VAGUE 1958-1968
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Moi, un Noir (1958)
Mon oncle (1958)
Hiroshima mon amour (1959)
Les Yeux sans visage (1959)
Pickpocket (1959)
À bout de souffle (1960)
Lola (1960)
Adieu Philippine (1961)
Cléo de 5 à 7 (1961)
L’Année dernière à Marienbad (1961)
Jules et Jim (1962)
Le Soupirant (1962)
Le Feu follet (1963)
La Jetée (1963)
Le Mépris (1963)
Muriel ou le Temps d’un retour (1963)
Pierrot le Fou (1965)
Au hasard Balthazar (1966)
La Grande Vadrouille (1966)
Le Deuxième Souffle (1966)
Les Demoiselles de Rochefort (1966)
Le Samouraï (1967)
Baisers volés (1968)
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LE RÉALISME CRITIQUE 1969-1980
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Le Chagrin et la Pitié (1969)
Ma nuit chez Maud (1969)
Z (1969)
Le Charme discret de la bourgeoisie (1972)
La Maman et la Putain (1973)
La Planète sauvage (1973)
La Société du spectacle (1974)
Lacombe Lucien (1974)
Vincent, François, Paul et les autres (1974)
India Song (1975)
L’Important c’est d’aimer (1975)
Que la fête commence (1975)
La Marquise d’O… (1976)
Monsieur Klein (1976)
Dites-lui que je l’aime (1977)
Buffet froid (1979)
La Drôlesse (1979)
Série noire (1979)
Le Dernier Métro (1980)
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LES ANNÉES MITTERRAND 1981-1994
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Coup de torchon (1981)
La Femme d’à côté (1981)
Le Père Noël est une ordure (1982)
Mourir à trente ans (1982)
À nos amours (1983)
Danton (1983)
Les Trois Couronnes du matelot (1983)
Péril en la demeure (1985)
Sans toit ni loi (1985)
Shoah (1985)
Jean de Florette et Manon des sources (1986)
Le Rayon vert (1986)
Mauvais Sang (1986)
Thérèse (1986)
Une affaire de femmes (1988)
Un monde sans pitié (1989)
Cyrano de Bergerac (1990)
Le Petit Criminel (1990)
Van Gogh (1991)
Délits flagrants (1994)
La Reine Margot (1994)
Les Roseaux sauvages (1994)
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LES ENFANTS DE LA FEMIS 1995-2013
Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) (1996)
Le Septième Ciel (1997)
On connaît la chanson (1997)
Rien ne va plus (1997)
Histoire(s) du cinéma (1998)
Place Vendôme (1998)
Rien sur Robert (1998)
L’Humanité (1999)
La Captive (1999)
Rosetta (1999)
Le Goût des autres (2000)
Les Destinées sentimentales (2000)
Va savoir (2001)
Être et avoir (2002)
Mischka (2002)
Après vous (2003)
Les Triplettes de Belleville (2003)
À tout de suite (2004)
L’Esquive (2004)
Le Promeneur du Champ-de-Mars (2005)
Bled Number One (2006)
Quand j’étais chanteur (2006)
Entre les murs (2008)
La Frontière de l’aube (2008)
Un conte de Noël (2008)
Un prophète (2008)
35 Rhums (2009)
Irène (2009)
Amour (2012)
Camille Claudel 1915 (2013)
La Vie d’Adèle, Chapitres 1 et 2 (2013)
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ANNEXES
Les 100 plus gros succès
Remerciements, bibliographie
Index des titres de films
Crédits photographiques et copyrights
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LE CINÉMA FRANÇAIS
18961928
L’ÂGE D’OR
DU CINÉMA
MUET
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PAGE PRÉCÉDENTE
Atelier de décor des studios Pathé
CI-CONTRE
La Naissance, la vie et la mort
du Christ d’Alice Guy (1906)
À
l’aube du cinéma français se pressent d’abord
des inventeurs. Si, selon le mot de Maurice Bessy
et Lo Duca, « c’est Lumière qui fit voir clair »
en inventant le cinématographe à la fin de l’an 1884,
d’autres pionniers, as de la photographie, se sont activés pour
faire animer des images. Considéré comme le premier chasseur
d’images, Étienne-Jules Marey (1830-1904) met au point
en 1882 le fusil photographique qui lui permet de photographier
un animal en mouvement sur douze poses, puis, la même année,
la chronophotographie par laquelle il enregistre la démarche
d’un homme. Cet outil fonctionne sur plaque fixe, puis sur film
celluloïd grâce à un appareil que l’on peut considérer comme
l’ancêtre de la caméra.
Émile Raynaud (1844-1918) est l’initiateur du Praxinoscope (1876),
qui permet de visualiser une animation cyclique à travers un cylindre
à facettes de miroirs tournant autour d’un axe, et du théâtre optique
(1888), grâce auquel on peut projeter sur un écran une animation de
longueur et de durée variables à l’intérieur d’un décor fixe, via deux
lanternes magiques. Ses trouvailles sont projetées au musée Grévin
jusqu’en 1900.
Première femme cinéaste, Alice Guy (1873-1968) avait été engagée comme secrétaire par Léon Gaumont avant de se voir confier la
rédaction de petites saynètes, et quelque temps plus tard leur réalisation. Proche des cartes postales humoristiques de l’époque, son premier film, La Fée aux choux (1900), paraît aujourd’hui bien niais : une
fée y trouve des bébés dans les choux. Mais le succès est tel qu’elle
en tourne un remake en 1902, Sage-Femme de première classe. S’en
suivirent plus de quatre cents titres, avant que promue chef de service
des prises de vues puis producteur exécutif, elle fasse débuter Victorien
Jasset et Louis Feuillade, auquel elle cède sa place en suivant aux ÉtatsUnis son époux Herbert Blaché-Bolton, opérateur anglais qui avait officié jusqu’alors à l’agence Gaumont de Londres.
Les deux manitous du cinéma français en matière d’industrie sont
Charles Pathé (1863-1957) et Léon Gaumont (1864-1946). Ancien forain,
le premier a constitué avec ses frères Émile et Théophile la société
Pathé frères (dont l’emblème est un coq gaulois dressé sur ses ergots)
qui domine le marché, fait tourner des films documentaires, des films
comiques, des féeries. C’est lui qui lancera Ferdinand Zecca, Max Linder,
Abel Gance. Le second (qui a choisi pour emblème de ses productions
une marguerite) est un ingénieur qui a engagé un inventeur, Georges
Demeny (1850-1917), ancien assistant d’Étienne-Jules Marey, pionnier du
film en couleurs. Léon Gaumont construit un studio aux Buttes-Chaumont,
bâtit un empire de salles, fait travailler Louis Feuillade, Marcel L’Herbier.
Ferdinand Zecca (1864-1947) est un transfuge du café-concert.
S’imposant avec Louis Lumière et Georges Méliès comme l’un des premiers créateurs de films (bricolés à la va-vite en ce qui le concerne), il
est à l’écoute des goûts populaires, féru de feuilletons à la mode et porté
sur la bouffonnerie héritée du music-hall. On le voit en 1901 chevaucher
une étrange machine volante qui tient du vélocipède et du sous-marin
de poche (À la conquête de l’air). Il tourne la même année son film
le plus célèbre, Histoire d’un crime : une suite de tableaux vivants sur
les dernières heures d’un condamné à mort où surgit le premier flashback, remémoration d’un passé ténébreux, mauvaises fréquentations,
alcoolisme…
Chez Pathé s’épanouissent aussi Gaston Velle (1868-1953), un
ancien prestidigitateur spécialiste des « films à trucs » susceptibles de
concurrencer Georges Méliès, et Lucien Nonguet (né en 1868, mort à
une date inconnue), en charge des reconstitutions historiques ou religieuses, dont La Vie, la Passion et la Mort de Notre-Seigneur JésusChrist (1905), fresque chromo dont le tournage s’étala sur quatre ans.
C’est lui qui dirigea les premiers films de Max Linder.
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LE CINÉMA FRANÇAIS
CI-DESSOUS
Décomposition du mouvement
de la marche par Étienne-Jules Marey
CI-CONTRE
La salle du Gaumont-Palace,
place Clichy, en 1911
Élève du caricaturiste André Gill, Émile Cohl (1857-1938) est un
précurseur en matière de film d’animation. Engagé chez Gaumont puis
chez Pathé et chez Éclair, ami de Victor Hugo et de Paul Verlaine, il a réalisé « image par image » plus de trois cents films en maniant le dessin, les
allumettes, le papier découpé ou les marionnettes. Créateur d’un personnage fétiche, le Fantoche, féru de métamorphoses, on lui doit aussi,
en fin de carrière, une adaptation des Pieds nickelés de Louis Forton.
L’école comique française,
la mode des séries criminelles
et des adaptations littéraires
Le cinéma français connaît de 1906 à 1914 un engouement pour
le film comique. Les clowns de l’écran se nomment Boireau (l’ancien
acrobate et chanteur de music-hall André Deed), Rigadin (interprété par
Georges Monca, au style boulevardier), Onésime, Casimir, Bébé, Boutde-Zan et quelque soixante autres, prompts à casser la vaisselle, saccager le mobilier ou effectuer pirouettes et culbutes. C’est Léonce Perret
(1880-1935) qui réalise et interprète pour Gaumont la série burlesque
des Léonce avant de changer de registre. Ex-reporter de presse, Alfred
Machin (1877-1929) met en images les exploits de Babylas, Fouinard
et Little Moritz avant de se spécialiser dans le film d’exploration et le
documentaire animalier. Féru de scènes de chasse, pionnier de l’image
aérienne, il ose en 1924 une fiction insolite entièrement jouée par des animaux, Bêtes comme des hommes. Jean Durand (1882-1946) s’occupe
d’artistes de cirque, Calino, Zigoto (interprété par l’acrobate Lucien
Bataille), et d’Onésime. Il a formé une troupe, « Les Pouics » (dont font
partie Gaston Modot, Aimos), qui, écrit Francis Lacassin, « ne se bornaient
pas à détruire ou à courir : ils transformaient ces opérations en ballets ».
Inspirées de brochures vendues en kiosques et démarquées des
succès américains, les séries criminelles sont en vogue entre 1908 et
1922. Le Petit Journal a fondé son succès sur l’exploitation de faits divers
et de feuilletons rédigés à partir de la Gazette des tribunaux. Il a été imité
par Le Petit Parisien, Le Journal, et Le Matin qui publie Gaston Leroux.
Créateur du serial à la française, Victorien Jasset (1862-1913) signe les
aventures, éditées chez Eichler, de Nick Carter, redresseur de torts américain (1908), puis celles de Zigomar, le maître du crime (1910-1913),
d’après un feuilleton de Léon Sazie. Il a le sens du rythme, un goût plastique évident, aux marges de l’expressionnisme. Il est aussi l’auteur d’articles remarqués qui fustigent les méthodes des « chefs de figuration »
incompétents, incapables de manier les masses. Jasset est produit par
Éclair. Pathé riposte en lançant Nick Winter réalisé par Gérard Bourgeois,
tandis que Gaumont charge Léonce Perret de réaliser la série des Main
de fer et que Louis Feuillade se colle à Fantômas avec René Navarre dans
le rôle du détective (cet acteur inspirera en 2011 le personnage principal
de The Artist de Michel Hazanavicius), puis aux Vampires.
En 1912, déterminé à adapter les grands textes romanesques français, Albert Capellani (1870-1931) propose Les Misérables, trois heures
proches du théâtre filmé, avec Mistinguett dans le rôle d’Éponine. Sa
L’ÂGE D’OR DU CINÉMA MUET
version reste pâle à côté de celle d’Henri Fescourt (1880-1966), disciple
de Louis Feuillade qui entend lutter contre les excès de l’avant-garde.
Déclinée comme une symphonie, « faisant alterner avec bonheur les
moments de fureur dionysiaque et de répit mélancolique » écrivent
Claude Beylie et Francis Lacassin, la version des Misérables de Fescourt
(1925) est sans doute l’une des plus réussies (le roman de Victor Hugo
sera adapté par Raymond Bernard en 1933 avec Harry Baur, Jean-Paul
Le Chanois en 1957 avec Jean Gabin, Robert Hossein en 1982 avec
Lino Ventura, Claude Lelouch en 1995 avec Jean-Paul Belmondo).
Parallèlement aux adaptations littéraires fleurissent les cinéromans,
films à épisodes adulés par Louis Aragon et André Breton, et dont le
nabab est Louis Nalpas (1884-1948), un immigré de Turquie qu’Henri
Fescourt décrit comme « un poète d’affaires ». Il initia nombre de cinéromans qui furent tournés dans sa villa de la Côte d’Azur, non loin du
terrain de la Victorine qu’il finira par acquérir. Sa plus belle réussite est
La Sultane de l’amour (1918), superproduction de prestige. Nalpas avait
dans un premier temps favorisé l’essor des films d’art et des œuvres
d’Abel Gance, Germaine Dulac et Louis Delluc qui écrit en 1919 : « Louis
Nalpas, artiste, impérieux, audacieux, averti de tout et de soi, a eu sur
le cinéma français une grosse influence qui sera commentée un jour. »
La naissance du film d’art
Le premier film d’art éclôt en 1908 : il s’agit de L’Assassinat du
duc de Guise de Charles Le Bargy et André Calmettes, acteurs de
la Comédie-Française, auquel participent un académicien (Henri
Lavedan) et un musicien de renom, Camille Saint-Saëns, chargé (du
jamais vu) de composer une musique originale. Aux temps primitifs du
cinéma va succéder l’ère de la réflexion sur le langage, une révolution
de l’art de filmer un plan, de le monter, de faire d’un film une œuvre
d’art. L’omniprésence du théâtre au cinéma est proscrite, l’influence du
cinéroman combattue, la dépendance du cinéma américain regrettée.
Le cinéma français voit alors naître coup sur coup trois types d’avantgardes. Soudée autour du critique Ricciotto Canudo, la première, qualifiée d’impressionniste, compte Louis Delluc, Jean Epstein, Marcel
L’Herbier, Germaine Dulac et Abel Gance. Leur ambition est de rompre
avec la production courante ou avec un style trop dépendant du théâtre
filmé, d’insuffler un esprit nouveau, d’imposer des effets visuels (flous,
surimpressions).
Plus radicale, la deuxième avant-garde se réclame du dadaïsme et
du surréalisme. Dans la lignée d’Entr’acte de René Clair et d’ Un chien
andalou de Luis Buñuel et Salvador Dalí (1929), ceux qui y adhèrent
visent à promouvoir un art libéré de tous les carcans en révolutionnant
l’art du récit, en faisant intervenir le rêve, en bousculant l’ordre établi.
Idéologique autant qu’esthétique, cette école crée un cinéma pictural
et abstrait, un « cinéma pur » dont Germaine Dulac est l’emblème avec
Antonin Artaud (La Coquille et le Clergyman), un cinéma « surréaliste »
derrière Luis Buñuel et Philippe Soupault, un cinéma expérimental tels
les essais du photographe Man Ray (1890-1976) qui, dans le sillage du
peintre-plasticien Marcel Duchamp et du poète Robert Desnos, travaille
sur les illusions d’optique autant que sur l’écriture automatique, la mécanique de l’inconscient. Financé par le mécène Charles de Noailles,
Les Mystères du château de Dé (1929) affiche aussi une influence
de Stéphane Mallarmé.
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LE CINÉMA FRANÇAIS
CI-DESSOUS
À propos de Nice
de Jean Vigo (1929)
La troisième avant-garde revendique une portée sociale. Loin
de vouloir couper le cinéma de ses racines populaires, elle cherche
à le rendre plus incisif en ancrant ses récits dans le réel. Ainsi Dimitri
Kirsanoff (1899-1957) livre-t-il avec Ménilmontant (1924) une émouvante chronique populiste. Ainsi Jean Vigo (1905-1934) porte-t-il dans
À propos de Nice (1929) un regard ironique et cinglant sur la ville huppée
des casinos et du carnaval. Faisant de la cité de la baie des Anges le
symbole d’une lutte des classes, Vigo oppose la faune d’estivants oisifs
au prolétariat obscur de la vieille ville. Ce qu’il avait prévu au départ
(un documentaire animalier) vire au pamphlet contre les vieilles peaux
en chaises longues et les joueurs de baccara. D’un côté les parades
de cirque et pluies de confettis, de l’autre les ruelles à eau croupie, les
balayeurs, laveuses de linge et vendeuses de fleurs. Le cinéaste ose des
gags caustiques : l’image d’une autruche du zoo local suit celle d’une
promeneuse snob, un cireur de chaussures s’acharne sur un richard aux
pieds nus, un curé égrillard guette les dessous de danseuses montées
sur un char. Inauguré par un feu d’artifice, le film se clôt sur des cheminées d’usine.
À l’opposé des recherches de ces esthètes œuvrent des hommes
attachés à la qualité d’un spectaculaire accessible au plus grand
nombre. C’est le cas du fils du dramaturge Tristan Bernard, Raymond
Bernard (1891-1977), qui a débuté comme acteur aux côtés de Sarah
Bernhardt avant de passer à la réalisation et de se spécialiser dans la
fresque historique. Décoré par Robert Mallet-Stevens, interprété par
Charles Dullin, son Miracle des loups (1924) est considéré comme l’un
des grands morceaux de bravoure du temps.
La conquête de l’Amérique
Depuis la présentation du Cinématographe Lumière au public du
Grand Café à Paris, le cinéma est devenu le cadre d’une guerre économique. À la « guerre des brevets », aux conflits visant à s’adjuger le monopole d’un marché, ont succédé des stratégies d’expansion. Si Georges
Méliès s’intéresse à l’Amérique pour se défendre des plagiats, Charles
Pathé crée des succursales aux États-Unis afin d’étendre son empire,
bientôt imité par Éclair et Gaumont. Plusieurs cinéastes choisissent de
se tailler une place au soleil d’Hollywood. Envoyé par Éclair, fils d’un
bijoutier de Belleville, hier acteur et régisseur chez André Antoine,
Maurice Tourneur (1876-1961) sera l’un des premiers cinéastes (avec
David Wark Griffith) à filmer des travellings en voiture. Natif des faubourgs, il a tourné du Courteline (Les Gaietés de l’escadron), du Dumas
(La Dame de Monsoreau), du Gaboriau (Monsieur Lecoq), du Gaston
Leroux (Le Mystère de la chambre jaune) lorsque Éclair lui demande
d’aller diriger les studios de Fort Lee. Il adopte la nationalité américaine
en 1921 après avoir été plébiscité pour son adaptation du symboliste
Maurice Maeterlinck (L’Oiseau bleu, 1918) et sa transposition à l’écran
d’un succès de Broadway (Prunella, 1918). La même année, il ose avec
Woman une fresque sur « l’éternel féminin à travers les âges » suffisamment érotique et humoristique pour être restée dans les annales. Rex
Ingram et Josef von Sternberg s’avoueront influencés par les inventions
visuelles de celui qui, considéré comme un dieu par Clarence Brown,
dirigea Mary Pickford et offrit leurs premières chances à John Gilbert,
Myrna Loy ou Boris Karloff. Rentré en Europe en 1927, cet amateur de
clair-obscur fait courir les foules avec Justin de Marseille (1935), évocation débonnaire du Scarface français, un certain Carbone, roi de la
pègre du Vieux-Port. Il laissera deux titres à la postérité parmi les films
qu’il tourne en France : Volpone (1941), à cause de son éblouissante
L’ÂGE D’OR DU CINÉMA MUET
CI-DESSOUS
Maurice Tourneur et Mary Pickford
sur le tournage d’Une pauvre petite
fille riche (1917)
américaine du Topaze de Marcel Pagnol avec John Barrymore et Myrna
Loy (1933). L’aristocrate Jean de Limur (1887-1976) a été acteur chez Max
Linder, assistant chez Charlie Chaplin et Cecil B. DeMille, avant de réaliser The Letter (1929), classé parmi les vingt meilleurs films de l’année.
distribution (Louis Jouvet, Charles Dullin, Fernand Ledoux, Harry Baur),
et La Main du diable (1942), parabole fantastique inspirée de Gérard de
Nerval et nimbée d’expressionnisme.
Henri Diamant-Berger (1895-1972) a été envoyé de l’autre côté
de l’Atlantique en 1918 par Georges Clemenceau avec une mission :
réorganiser là-bas la distribution des actualités françaises, interrompue depuis la guerre. Il y reviendra en 1922 pour installer ses studios
« Diamant », être enrôlé chez Warner, expérimenter le Technicolor.
Directeur artistique en Amérique de la succursale Pathé en 1914, Louis
J. Gasnier (1875-1963) dirige Claudette Colbert et Adolphe Menjou
dans la version française de L’Énigmatique Monsieur Parkes (1929), et
réalise Intelligence Service (1935) avec Cary Grant.
L’actrice Sarah Bernhardt (1844-1923) connaît un triomphe en
interprétant le rôle de la reine Élisabeth d’Angleterre dans Queen
Elizabeth (1912), réalisé par Henri Desfontaines et Louis Mercanton
pour la Paramount.
Une seconde vague de Français débarque à Hollywood dans les
années 1920. De l’un d’eux, Max Linder (1883-1925), parti y tourner
une douzaine de films, Charlie Chaplin dira qu’il lui apprit son métier.
Assistant de Chaplin sur L’Opinion publique et La Ruée vers l’or, Harry
d’Abbadie d’Arrast (1897-1968) travaille pour la Paramount, puis pour la
Fox, enfin pour les Artistes Associés à l’arrivée du parlant. Outre ses films
avec Adolphe Menjou, Ronald Colman, Kay Francis, il signe une version
En 1931, Coco Chanel (1883-1971) crée les costumes de Barbara
Weeks dans Palmy Days d’Edward Sutherland, puis ceux de Gloria
Swanson dans Cette nuit ou jamais de Mervyn LeRoy. Elle rentre
vite en France, lassée par les caprices des stars, mais habille encore
les actrices de The Greeks Had a Word for Them de Lowell Sherman
(1932). C’est en se faisant passer pour française alors qu’elle est d’origine hollandaise (mais née à Versailles) que Jetta Goudal (1891-1985)
tente à dix-huit ans de saisir sa chance à Hollywood, et devient une star.
Extravagante (elle raconte aussi qu’elle est la fille de Mata-Hari), elle
devient l’une des actrices fétiches de Cecil B. DeMille, qu’elle traîne en
procès (avec succès) pour rupture de contrat lorsque ce dernier décide
de se passer de ses services. Fille d’artistes de cirque, Renée Adorée
(1898-1933) est promue vedette en 1922 dans Monte Cristo d’Emmett
Flynn, joue avec Buster Keaton, John Gilbert, Lon Chaney. Née Liliane
Marie-Madeleine Carré, Lili Damita (1904-1994) se voit signer un contrat
en 1928 par Samuel Goldwyn. Son terrible accent français freinera sa
carrière après l’avènement du parlant, mais ne l’empêchera pas d’épouser Errol Flynn. Arlette Marchal (1902-1984) a rencontré Gloria Swanson
sur le tournage de Madame Sans-Gêne de Léonce Perret (1925). Son
amitié avec la star américaine favorise son engagement à la Paramount.
Elle a tourné là-bas une dizaine de films avant de revenir travailler en
France dans les années 1930. Née en 1900, la féministe Paulette Duval
se retrouve danseuse aux Ziegfeld Follies de Broadway, se voit confier
le rôle de Madame Pompadour [sic] dans Monsieur Beaucaire aux
côtés de Rudolph Valentino (1924) et incarne durant les années 1920
« la pernicieuse créature qui sépare les fiancés, brouille les ménages,
ruine les hommes, fait pleurer mères et enfants. Rôles réservés là-bas
aux grandes femmes brunes ! ».
Charles de Rochefort (1897-1952) est un acteur célèbre, ayant
débuté avec Max Linder, lorsque le cinéaste John S. Robertson le
remarque et le fait engager par la Paramount. Cantonné aux rôles de
vilains, « l’homme au regard noir » est surnommé « French Adonis ».
Il est le Ramsès II de Cecil B. DeMille dans la version muette des Dix
Commandements (1923). C’est après une carrière de boxeur professionnel (il fut champion du monde, catégorie mi-lourds) que Georges
Carpentier (1894-1975) se risque à la comédie et se voit proposer un
rôle par les frères Warner dans The Show of Shows (1929) ; il y esquisse
quelques pas de danse, fredonne deux ou trois chansons. Dans Hold
Everything de Roy Del Ruth comme dans d’autres productions, il est
invité à jouer un boxeur, un emploi dans ses cordes.
13
14
LE CINÉMA FRANÇAIS
ARRIVÉE
D’UN TRAIN
À LA CIOTAT
1897
Réalisation :
LOUIS LUMIÈRE
Production : Société Lumière
Durée : 50 secondes
U
ne voie ferrée. Des voyageurs endimanchés attendent sur le quai. Un
bagagiste s’avance vers la caméra.
Du fond du champ, une locomotive surgit et vient s’immobiliser sur la gauche
de l’écran. Des gens descendent d’un compartiment. D’autres s’apprêtent à monter, dont un
homme à baluchon. Et beaucoup de femmes en
pèlerine, qui vont et viennent. Certaines courent
vers les portes du train arrêté.
Le premier film projeté devant un public
par Louis Lumière n’est pas celui-ci. Il s’agit de
Sortie des usines Lumière, montré le 22 mars 1895
dans les locaux parisiens de la Société d’encou-
ragement à l’industrie nationale, rue de Rennes.
Une deuxième séance a lieu le 17 avril dans
l’amphithéâtre de la Sorbonne à l’occasion du
Congrès des sociétés savantes de Paris et des
départements. Puis une troisième, en juin, à
Lyon, lors du Congrès des sociétés françaises de
phonographie. La fameuse « première » projection publique et payante (un franc la place), le
28 décembre 1895 dans le Salon indien du Grand
Café, boulevard des Capucines à Paris, propose
dix « vues animées » de moins d’une minute
chacune, parmi lesquelles un Repas de bébé,
L’Arroseur arrosé, une Baignade en mer et la Sortie
d’usine. Trente-trois spectateurs y auraient
trouvé place, dont l’enthousiasme aurait déclen-
ché un bouche à oreille si efficace que la police
dut contenir ensuite deux mille personnes désireuses d’entrer dans la salle.
Si Arrivée d’un train à La Ciotat (rebaptisé
dans les histoires du cinéma Arrivée d’un train
en gare de La Ciotat), tourné en janvier 1896,
est fréquemment considéré comme l’un des
tout premiers films découverts au Grand Café,
c’est grâce à la légende. Présent à la séance du
Salon indien, Georges Méliès affirma l’y avoir
vu. Trouble mémoriel ? Confusion avec d’autres
Arrivée d’un train ? Le catalogue Lumière
regorge de films du même type. Les frères
inventeurs assurent qu’ils n’ont filmé qu’une
fois à La Ciotat mais il existe par exemple une
L’ÂGE D’OR DU CINÉMA MUET
15
LES FRÈRES LUMIÈRE
VOIENT CLAIR
Arrivée d’un train en gare prétendument située
à Villefranche, qui semble filmée à La Ciotat,
sur le quai opposé. Par la suite, et reprenant le
même cadrage, furent filmées des Arrivées d’un
train à Alexandrie, Jaffa, Melbourne, Tokyo.
Arrivée d’un train à La Ciotat aurait bel et bien
été projeté au Grand Café, mais plus tard, et
Louis Lumière lui-même en décrit des images
intimes : « On peut voir sur le quai une petite
fille qui sautille tenue d’une main par sa mère et
de l’autre par sa bonne. Cette enfant est la première de mes filles, Mme Trarieux […] Ma mère,
Mme Antoine Lumière, qui les accompagne, est
reconnaissable par sa pèlerine écossaise. »
La légende ne s’est pas contentée de désigner ce film comme le premier où des spectateurs
auraient vu des images s’animer sur un écran.
Elle prétend qu’inhabitués à voir ce type d’action,
saisis d’effroi, ces spectateurs se seraient reculés,
voire couchés sur leur siège, en voyant arriver la
locomotive qui, par un effet réaliste effrayant,
semblait foncer sur eux. Nul ne dit ce qui se passa
en 1934 lorsque, désireux de montrer des images
stéréoscopiques, Louis Lumière s’associa à Pierre
Cuvier pour inventer le cinéma en relief et qu’il
choisit une nouvelle version d’Arrivée d’un train
en gare, cette fois réellement intitulée Arrivée
d’un train en gare de La Ciotat, pour la projeter à
l’Académie des sciences en 1935, puis au public
en 1936 : expérience restée sans lendemain car
elle nécessitait le port de lunettes ! Louis Lumière
est aussi l’initiateur de la 3D.
Ce plan de cinquante secondes signé par un
homme qui, par le choix de ses sujets, ne semble
pas vouloir afficher d’autre ambition que celle
d’un peintre du dimanche, démontre un sens
du cadrage et de la mise en scène. Il est probable qu’avant d’actionner sa manivelle, Louis
Lumière a dû demander à la majorité des « figurants » de la scène, parmi lesquels des membres
de sa famille, de ne pas regarder la caméra. Pour
sa Sortie d’usine, il avait obtenu cet effet de prise
de vues improviste en cachant son appareil derrière une vitre d’un appartement situé juste en
face du portail du bâtiment. Ici, on est saisi par
sa science de la perspective, de la profondeur de
champ (le mouvement des personnages s’effectue autant en gros plan qu’en arrière-plan), la
maîtrise avec laquelle il enregistre une scène
de la vie quotidienne en un plan-séquence qui
Fils d’un riche industriel
lyonnais, ingénieurs spécialisés
dans les plaques et appareils
photographiques, inventeurs
de la photographie couleur
(dite « autochrome »), Auguste
Lumière (1862-1954) et Louis
Lumière (1864-1948) se passionnent pour l’image animée
et se lancent dans la fabrication
d’un appareil susceptible de
projeter la bande de pellicule
perforée inventée par Thomas
Edison. C’est Louis Lumière qui
trouve le truc : « adapter aux
conditions de la prise de vues
le mécanisme connu sous le
nom de pied de biche dans le
dispositif d’entraînement des
machines à coudre ». Ainsi naît,
en 1894, le Cinématographe.
Des querelles byzantines ont
opposé les historiens sur la véritable paternité de cette invention, auxquelles Louis Lumière
répondit : « Pourquoi dire que j’ai
emprunté à la machine à coudre
son système d’entraînement ? Il
conviendrait logiquement alors,
de dire qu’Edison a emprunté
aux pieds des fauteuils les roulettes servant à la translation du
film dans son Kinetoscope. Il
conviendrait, de même, de dire
que Marey a emprunté au moulin
à café la manivelle de commande
de ses appareils, et à de nombreux mécanismes connus les
engrenages, cylindres et axes de
son Chronophotographe. »
Dès lors, dans ce binôme
fraternel, Auguste reste l’industriel, le conseiller technique, et
Louis devient l’artiste, celui qui
utilise les hasards du direct pour éviter tout sentiment de figé. Le cadrage d’Arrivée d’un train à
La Ciotat brouille les frontières de ce que l’on
appelle le champ et le hors-champ : le filmeur
et les filmés sont dans le même espace. Il crée
un renversement des habitudes de vision : l’œil
n’est plus invité à regarder ce qui se passe en
partant des bords de l’image vers le centre, il
est contraint de suivre la locomotive qui part
du centre pour arriver sur le bord gauche de
l’image, il se demande si la locomotive ne va
pas déborder de l’image, il observe une modification imprévisible de son champ de vision,
presque une transgression.
Les historiens du cinéma ont souvent
opposé Louis Lumière et Georges Méliès, faisant de ces deux pionniers les symboles du
documentaire et du cinéma de fiction. S’il est
vrai que l’un enregistre le réel (sauf lorsqu’il provoque des saynètes comme dans L’Arroseur
arrosé ou Duel au pistolet) et que l’autre crée des
spectacles, cette distinction s’avère réductrice
concernant le Lyonnais. « Ce qui intéressait
Méliès, c’était l’ordinaire dans l’extraordinaire,
et Lumière l’extraordinaire dans l’ordinaire.
Louis Lumière, via les impressionnistes, était le
descendant de Flaubert, et aussi de Stendhal,
dont il promena le miroir le long des chemins »,
proclama Jean-Luc Godard en 1966 lors d’une
rétrospective Lumière à la Cinémathèque française. La même année, dans La Chinoise, Jean-
filme : tout d’abord la sortie de
leurs usines, rue Saint-Victor
(aujourd’hui rue du Premier-Film
où se trouve l’Institut Lumière).
Puis d’innombrables saynètes
saisies sur le vif dans la maison
familiale ou dans la propriété
de son père à La Ciotat. Ancien
photographe, jadis tenté par
le théâtre et la peinture d’enseignes, Antoine, le père, est
celui qui flaire les débouchés
commerciaux.
Pierre Léaud honore Louis Lumière comme « le
dernier peintre impressionniste ». La Partie
d’écarté réunissant Antoine Lumière (le père
d’Auguste et de Louis) et trois compères autour
de cartes à jouer et de verres de bière est-elle
comparable aux Joueurs de cartes de Cézanne ?
Revenons à la réaction des spectateurs devant la
locomotive. L’impressionnisme de Louis
Lumière, c’est la sensation que la peinture
s’anime, la découverte qu’une fumée se dégage
de la locomotive ou du cigare d’Antoine Lumière
jouant aux cartes devant des verres à mousse.
Méliès raconta que ce qui l’avait ébahi dans
Goûter de bébé, c’était qu’au fond de l’image, on
voyait des arbres dont les feuilles étaient agitées
par le vent (un effet stupéfiant pour lui, qui ne
filma qu’en décors, sur toiles peintes, des spectacles théâtraux). L’essayiste Jacques Aumont
décrit ainsi cette révolution picturale : « Dans les
vues Lumière, l’air, l’eau, la lumière devenaient
palpables, infiniment présents. » Tel est le
miracle du cinématographe : « Après Lumière, il
n’y aura plus de nuages en peinture, plus de
nuages naïfs. Ils deviendront ironiques chez
Dalí, parodiques chez Magritte… » Il n’y aura
plus de tableaux semblables à ceux de l’école de
Barbizon : « Aux centaines de feuilles péniblement peintes, une par une, chez Théodore
Rousseau, Lumière substitue l’apparition immédiate de toutes les feuilles. Et en plus, elles
bougent » (L’Œil interminable).
16
LE CINÉMA FRANÇAIS
LE
VOYAGE
DANS
LA LUNE
1902
Réalisation :
GEORGES MÉLIÈS
Scénario : Georges Méliès
Images : Michaut
Décors : Claudel
Costumes : Jehanne d’Alcy et Georges Méliès
Production : Star Films (Georges Méliès)
Durée : 15 min
Interprétation : Georges Méliès (professeur Barbenfouillis),
Victor André, Depierre, Farjaux, Kelm, Brunnet
(les membres de l’expédition), Bleuette Bernon (Phoebé),
les danseuses du Châtelet (les étoiles, les girls),
les acrobates des Folies Bergère (les Sélénites)
L
e professeur Barbenfouillis présente
son projet de voyage sur la Lune à
un congrès de scientifiques à perruques. Convaincus par ses plans, les
savants délèguent cinq d’entre eux pour partir en
expédition. Les heureux élus troquent chapeaux
pointus d’astronomes et manteaux de Merlin
pour des redingotes et chapeaux hauts de forme.
Construction fébrile de l’engin spatial, une fusée
en forme d’obus qui doit être propulsée dans les
astres par un canon géant. Une fois l’engin fondu
dans les hauts fourneaux qui dégagent une fumée
d’enfer, et le ciel scruté à l’aide de longues-vues,
les astronautes embarquent sous les yeux et les
encouragements d’un régiment de jeunes grenadières en shorts, marinières et chapeaux de paille.
L’obus est chargé dans le canon géant, et propulsé
dans l’espace. Dans le ciel, on voit s’approcher la
Lune, qui a le visage d’un Pierrot gourmand et
reçoit le projectile dans l’œil droit. L’obus plante
son nez sur le sol lunaire, les voyageurs intrépides
en sortent, regardent la Terre se lever à l’horizon,
découvrent un paysage grisâtre de cratères d’où
jaillissent des jets de gaz, une éruption volcanique. Puis ils s’endorment, et rêvent de comète,
de Phoebé la déesse grecque de la Lune, d’une
Grande Ourse dont les étoiles ont des visages
de femmes réjouies. Réveillés par une chute de
neige, ils descendent dans une grotte souterraine,
galerie de champignons géants. Attaqués par
des Sélénites, monstres bondissants hostiles, ils
sont capturés et menés devant le roi de la Lune.
Barbenfouillis terrasse le monarque et après un
nouveau combat où les Sélénites sont décimés à
coups de parapluies, les astronautes s’enfuient,
se précipitent dans leur engin, en équilibre au
bord d’une falaise. Un Sélénite accroché à l’engin le fait tomber dans le vide… et bientôt dans
l’océan, au milieu des poissons, raies et méduses.
L’engin refait surface, est remorqué par un bateau
jusqu’au port. Liesse générale. Les héros sont
fêtés avec fanfares et majorettes. Barbenfouillis se
voir ériger une statue. Un Sélénite prisonnier est
exhibé sous les quolibets.
Georges Méliès avait déjà tourné un
Homme dans la Lune en 1898 (parfois rebaptisé
La Lune à un mètre). Le Voyage dans la Lune est
son film le plus ambitieux, l’un de ses premiers
longs-métrages (260 mètres étaient une longueur inhabituelle à l’époque, où les films n’excédaient guère quelques minutes). Inspiré par
les « Voyages extraordinaires » de Jules Verne
et les gravures de Grandville qui les illustraient
dans l’édition Hetzel (De la Terre à la Lune en
1865, Autour de la Lune en 1870), par Les Premiers
Hommes dans la Lune de H. G. Wells et par une
opérette d’Offenbach portant le même titre,
il est constitué de trente tableaux et nécessita
trois mois de travail, avec un tournage limité à
quelques heures quotidiennes, celles au cours
desquelles il pouvait bénéficier de la lumière du
jour dans son atelier de Montreuil-sous-Bois.
Premier auteur complet du cinéma (il est à
la fois producteur, scénariste, réalisateur, acteur,
décorateur, maître des effets spéciaux), Méliès
parle dans son catalogue de films de « bouquet
L’ÂGE D’OR DU CINÉMA MUET
CI-CONTRE EN HAUT
Georges Méliès sur le tournage
de Barbe-Bleue
CI-CONTRE EN BAS
Georges Méliès dans sa boutique
gare Montparnasse
d’illusions » et de « boîte à malices ». Sorcier
du studio, bricoleur de l’imaginaire, il assume
une imagerie anachronique, désuète, poétique,
sciemment irréelle, qui renoue avec la naïveté
et l’univers joyeux de l’enfance. Rien de sérieux
dans cette vision fantasmagorique de la conquête
de l’espace qui est prétexte à s’amuser et à multiplier les trucages dont il est friand : surimpressions, fondus, arrêts sur l’image, métamorphoses,
trouvailles syntaxiques. Le cadre reste théâtral :
un plan fixe et frontal sur un décor peint dans
lequel les personnages s’ébattent. Mais il crée de
fausses perspectives en campant des paysages en
trompe l’œil égayés par une primitive profondeur
de champ (les gesticulations des personnages
situés en arrière-plan ne sont pas les mêmes que
celles des personnages situés au premier plan),
il varie la durée des scènes, il orchestre un montage rythmé où se succèdent plans généraux et
gros plans (celui de l’obus dans l’œil de la Lune),
ou image « réelle » et image fantasmée (Phoebé
plaisantant avec Saturne).
Pour le critique Paul Gilson, Méliès est un
homme « aux cent mille visages », le symbole
d’un pays où « il y aura toujours des chasseurs
de papillons, des pêcheurs à la ligne dont les fils
se mêlent aux rayons du soleil, des inventeurs
qui comptent passer à la postérité par l’intermédiaire du concours Lépine ». C’est le premier cinéaste qui « délivra les fées ». Il ouvre
la voie aux folies burlesques de Mack Sennett
et de Buster Keaton. Cet autre critique éclairé
que fut Claude Beylie ajoute que Méliès est le
pionnier d’une science-fiction et d’un fantastique qui passent par Murnau, René Clair, Jean
Vigo, « en bref tout ce que le cinéma muet,
sonore ou parlant, va nous proposer comme
motifs de rêverie… Rien n’aurait pu se faire
sans Méliès. Il est le prince de l’illusion filmique, le baron de Crac du septième art, le
PDG de l’usine à images. Marchand de sable
de nos nuits blanches, conducteur de nos plus
fabuleuses randonnées accomplies sur le tapis
volant de l’écran, phaéton nommé désir de
notre vagabondage cinéphilique… ».
Héritier d’une tradition de pyrotechnie
foraine, le cinéma de Georges Méliès sent le carton-pâte, la machinerie scénique et la mimique
grandiloquente d’académiciens vétustes ou de
mémères rondelettes d’un music-hall kitsch.
17
LE BRICOLEUR
D’ILLUSIONS
Prestidigitateur, Georges
Méliès (1861-1938) s’était montré sur scène au musée Grévin
e t d a n s l a g a l e r i e Vi v i e n n e
lorsqu’il rachète la salle de
Robert Houdin, fameux théâtre
de magie situé boulevard des
Italiens, dans lequel il donne
libre cours à son goût du merveilleux et de l’espièglerie. Fasciné
par le spectacle lumineux, il est
présent à la première projection
publique des frères Lumière, et
transforme alors son théâtre en
salle de projection. Ses premiers
films s’inscrivent dans la lignée
tracée par Louis Lumière : une
Partie de cartes, des scènes de
rues, des reconstitutions d’actualités (les Funérailles de Félix
Faure, L’Affaire Dreyfus). Le
mage de Montreuil fait ensuite
merveille de ses trouvailles et
délires narratifs, filmant Faust
aux enfers, un Voyage à travers
l’impossible, un Palais des mille
et une nuits ou les 400 Farces du
diable. Étranglé par la mutation
d’un art devenu capitaliste (il
lui faut accumuler les productions, ou mourir), pillé par ses
concurrents, ruiné, il doit vendre
ses studios, brûle son stock de
films (plus de 500), termine sa
vie comme vendeur de jouets
dans une boutique de la gare
Montparnasse (ce qu’évoque
C’est en toute conscience de venir assister
à une blague que le dégustèrent ses admirateurs. Mais rien n’est acquis d’avance à ce fils
d’un marchand de chaussures qui avait préféré
faire des tours et des « pitreries ridicules » que
de reprendre l’industrie paternelle. Avant de
devenir le premier succès mondial de l’histoire
du cinéma, Le Voyage dans la Lune est d’abord
accueilli par un silence glacial. Ses premiers
spectateurs (des forains auxquels il cherche à
le vendre) quittent la salle avant la fin. Méliès
retient le dernier par le bras et lui propose de
le projeter gratuitement à la Foire du Trône, où
il obtient un succès « inédit et sensationnel »,
comme le dit l’affiche. Des milliers de copies
sont alors diffusées dans le monde, qui ne rapportent pas un sou : Méliès a été vite piraté et
plagié aux États-Unis ou en France (une copie
réalisée par Ferdinand Zecca pour Pathé en
1903 fait tomber l’obus, non dans l’œil mais
dans la bouche ouverte de l’astre).
Le Voyage dans la Lune avait fait l’objet
d’une version coloriée au pinceau image par
image sur la pellicule noir et blanc, qui semblait
irrémédiablement perdue. En 1999, la société
merveilleusement Martin
Scorsese dans Hugo Cabret,
2011). Deux cents de ses films
ont été retrouvés à ce jour.
Lobster Films dirigée par Serge Bromberg,
vouée à la recherche et à la restauration d’archives cinématographiques, retrouve l’une des
copies couleur à la cinémathèque de Catalogne.
La bobine est décomposée, la pellicule collée.
Un long processus de restauration démarre en
2001, qui soumet la bobine à des vapeurs corrosives et permet de décoller minutieusement la
pellicule, de photographier image par image
avant de les numériser. Huit années passent
avant qu’avec l’aide de la Fondation Gan, de la
Fondation Technicolor et des Archives du film,
on puisse comparer plusieurs copies et tenter de
reconstituer la version initiale. Mais les techniques sont insuffisantes. Passés au scanner, les
bouts de film cassent. L’intervention de Tom
Burton, patron de Creative Services, sera déterminante : ses logiciels permettent de reconstituer ce puzzle de nitrates, stabiliser, retoucher,
compléter les images sauvées, recolorier aux
pixels les images manquantes. Une version ressuscitée a pu sortir en 2011.
18
LE CINÉMA FRANÇAIS
MAX A PEUR
DE L’EAU
1912
Réalisation :
MAX LINDER
Scénario : Max Linder
Durée : 14 min
Interprétation : Max Linder, Lucy d’Orbel
M
ax vient voir sa fiancée Lili
avec un bouquet de fleurs.
Celle-ci entreprend de vérifier
qu’il est aussi amoureux qu’il
le prétend en effeuillant l’une des roses pétale
par pétale : « Je t’aime… un peu… beaucoup…
passionnément… pas du tout ! » Elle est fâchée.
Arrivent deux amis qui leur proposent une partie de tennis. Mais Lili préfère le bain au tennis
et remettant son chapeau à plumes, elle traîne
Max sur la plage. Réticent, Max se laisse faire
mais rechigne à se laisser entraîner dans la mer.
À peine risque-t-il un orteil dans l’eau qu’il recule
de trois pas. Lili se fâche, part nager seule, puis
file se rhabiller dans sa cabine en lui fermant la
porte au nez. Lili a une triste opinion de Max, lui
signifie que tout est fini entre eux. « Je ne vous
épouserai que lorsque vous m’aurez rapporté
ma bague », lui dit-elle en lançant son bijou
dans la mer. La bague est avalée par un poisson.
Max essaye de s’habituer à l’eau dans son salon :
en maillot de bain, il remplit deux verres d’eau
posés sur une table et deux assiettes posées sur
le sol, trempe les doigts dans les verres et les
pieds dans les assiettes tandis qu’une bouteille
accrochée au lustre se déverse sur lui comme
une douche. Croyant avoir conjuré ses appréhensions, il file à la plage… en vain. L’eau le panique.
Max meurt d’amour, et, sans appétit, va manger
au restaurant avec un ami qui, décortiquant son
poisson, tombe sur la bague. Yeux exorbités de
Max qui, triomphalement, brandit la bague sous
les yeux effarés de la serveuse qui craint un scandale. Max s’asperge la tête d’eau avec la carafe et
va retrouver Lili, lui raconte comment il s’est jeté
dans les flots. Lili lui tombe dans les bras.
Jean et Suzanne Leuvielle, viticulteurs dans
le Bordelais, déclarent leur second fils à l’état
civil sous le prénom de Gabriel-Maximilien,
mais le surnomment Max. Nul à l’école, le
turbulent bambin est passionné de théâtre et
fait ses premières armes de comédien sous le
pseudonyme de « Max Lacerda » : son père lui
a interdit de faire « traîner » son nom de famille
sur les planches. Mais Max n’est pas satisfait
L’ÂGE D’OR DU CINÉMA MUET
de ce nom d’emprunt et c’est sous l’identité
de Max Linder qu’il se fait engager au Théâtre
de l’Ambigu en 1906. Pourquoi Linder ? Parce
qu’il se serait arrêté un jour devant un magasin
de chaussures et aurait eu une illumination en
voyant l’enseigne : « Linder ».
Au Théâtre de l’Ambigu travaillent des
gens affiliés à Pathé. Voilà donc Max figurant
dans le monopole cinématographique. Pétri
d’élégance, dandy insouciant, séducteur à la
fine moustache et aux yeux de velours, il affiche
de tels dons qu’il est promu auteur, et tourne
cinquante comédies par an, fait admirer sa souplesse de Scaramouche, son humour délicat,
son amour du sport, son jeu naturel qui jure
avec la grandiloquence gestuelle pratiquée à
l’époque. Son personnage s’affirme : jaquette,
pantalon rayé et chapeau haut de forme, gants
beurre-frais, canne à pommeau, souliers vernis.
L’Arsène Lupin du septième art snobe bientôt
les batailles de tartes à la crème et les scènes
de poursuite éculées pour inventer des trucages
et des gags personnels qui font l’admiration de
Maurice Chevalier. Lui empruntant sa première
silhouette (melon, jaquette, badine), Charlie
Chaplin le célèbre comme « le seul, l’unique, le
Professeur » et s’avoue son « disciple ».
Dans les courts-métrages qui font fureur à
Paris, Max pratique tous les sports, fait le cuisinier, le boxeur, le peintre, le photographe,
l’acrobate, le bandit, le professeur de tango
par amour, devient asthmatique, pédicure,
fait des crêpes, n’aime pas les chats… Son style
oscille entre le burlesque et la comédie. C’est
un comique léger, charmant, désinvolte, incarnation du chic parisien (« tout l’univers eut
donc pour Max Linder les yeux d’une midinette
de la rue de la Paix », écrit l’historien René
Jeanne), qui rompt avec le répertoire théâtral,
les artifices de costumes et de maquillages, pour
mettre en scène des sketches à base de psychologie et d’observation. « Avec lui, dit l’historien
Jean Mitry, le comique devient un comique de
faits plutôt que de culbutes grotesques. »
Son canevas est quasi immuable : Max veut
conquérir une femme, et doit souvent subir le
surgissement inopiné d’importuns ou d’impairs
qui entravent sa conquête : c’est la concurrence
de Fragson dans Entente cordiale où les deux
hommes sont amoureux de leur bonne (1912),
la présence encombrante d’un père récalcitrant
dans Amour tenace (1912) ou d’une belle-mère
envahissante dans Max et sa belle-mère (1915),
voire l’impossibilité de se débarrasser d’un
papier tue-mouches collé à sa semelle dans
Max ne se mariera pas (1911). Parmi les entraves
à l’accomplissement de son union conjugale,
l’eau est récurrente. Max se retrouve embarqué
sur un canot par un mari jaloux dans Le Mal de
mer (1912), il se retrouve aspergé dans la douche
où il se cachait dans L’Anglais tel que Max le parle
(1914), il pousse le père de sa bien-aimée à l’eau
dans Coiffeur par amour (1915).
Réformé en 1914 (séquelles d’un choléra
attrapé tout petit), il s’engage sur le front des
Ardennes. On l’y croit mort, on le retrouve,
blessé, dans un trou d’obus. Puis part faire la
conquête d’Hollywood. En dépit de quelques
désillusions, il y triomphe en 1921 avec Soyez
ma femme et Sept Ans de malheur, signe en 1922
L’Étroit Mousquetaire, et ressent une pointe
d’amertume en voyant Chaplin l’éclipser.
Entretemps, il a donné son nom à une salle de
cinéma du boulevard Poissonnière qu’il a rénovée pour en faire l’une des plus belles d’Europe.
LA FILLE DE L’HOMME AU CHAPEAU DE SOIE
Une fille est née de l’union
de Max Linder et de Ninette
Peters : Maud. Elle a seize mois
à la mort de ses parents. Victime
de l’hostilité de sa grand-mère
paternelle, inconsciente des
querelles sordides qui opposent
les deux belles-familles à propos du coquet héritage laissé
par Max, Maud est élevée par
sa grand-mère maternelle dans
l’ignorance totale de la véritable
identité de son père, ce « pitre
assassin, ce bouffon déséquilibré, ce paysan meurtrier ».
Maud Peters a juste entendu une
réflexion, un jour de son enfance :
elle est la fille d’un certain Max
Linder. C’est à vingt ans, en passant devant un cinéma de quartier, qu’elle découvre la vérité,
s’engouffre dans la salle, et
décide de vouer sa vie à la réhabilitation artistique de ce génie
comique dont presque tous les
films ont disparu. Elle lui a consacré un livre (Max Linder était
mon père), un film, L’Homme
au chapeau de soie, et n’en finit
pas de retrouver ses comédies,
qu’elle restaure.
La France l’adule, Marcel Achard voit en
lui le « Molière de l’écran ». Mais Max Linder a
la tête ailleurs. Il est tombé amoureux à
Chamonix d’une jeune fille de seize ans « au
teint nacré », Ninette Peters. Il la demande
illico en mariage. La mère de Ninette refuse. Le
charmeur ne s’avoue pas battu. Il enlève Ninette
et s’enfuit avec elle à Monte-Carlo. La presse
s’empare de l’affaire. Il risque l’emprisonnement pour détournement de mineure. Devant la
menace du scandale, Mme Peters finit par donner son consentement . Max et Ninette
s’épousent en 1923. Bien que marié, Max le
séducteur continue à recevoir de nombreuses
lettres d’admiratrices. Il laisse sa femme y
répondre par un charmant carton : « Mme Max
Linder a le regret d’informer Mlle X que son
mari n’est plus libre. » Mais Max est d’une jalousie maladive. Il harcèle sa Ninette de questions
soupçonneuses, la fait suivre par un détective.
Le couple attend un enfant, mais se brise. En
1924, une première tentative de suicide au gardénal échoue. Le 1 er novembre 1925, on les
découvre dans une chambre d’hôtel, les
veines coupées.
19
20
LE CINÉMA FRANÇAIS
LES
VAMPIRES
1915
Réalisateur :
LOUIS FEUILLADE
Scénario : Louis Feuillade et Georges Meiers
Images : Georges Guérin
Montage : Georges Guérin
Production : Gaumont
Interprétation : Édouard Mathé
(Philippe Guérande, journaliste au Mondial),
Marcel Lévesque (César Mazamette, alias
le chiffonnier Tatave), Jean Aymé (le Grand
Vampire, alias Dr Nox, alias M. Treps, agent
immobilier, alias baron de Mortesaigues, alias
colonel-comte de Kerlor), Delphine Renot
1er épisode – 40 min
6e épisode – 70 min
LA TÊTE COUPÉE
LES YEUX QUI FASCINENT
Chargé d’enquêter sur les vampires,
le journaliste Philippe Guérande file en Sologne
où l’on a trouvé un cadavre sans tête.
Les vampires cherchent à récupérer le fruit
d’un vol dont les auteurs se sont réfugiés
dans un hôtel de la forêt de Fontainebleau.
Moréno hypnotise Irma Vep pour
qu’elle assassine le Grand Vampire
et devienne sa maîtresse.
2e épisode – 20 min
LA BAGUE QUI TUE
La danseuse Koutiloff invite Guérande dans
sa loge. Avant de lui faire des révélations,
elle s’écroule sur la scène où elle interprétait
la danse du vampire, empoisonnée.
7e épisode – 53 min
SATANAS
Satanas reprend le commandement de la bande
et se venge de la mort du Grand Vampire.
3e épisode – 48 min
LE CRYPTOGRAMME ROUGE
8e épisode – 62 min
Guérande s’introduit dans le cabaret où chante
Irma Vep, égérie du Grand Vampire. Sa mère
est enlevée, échappe à son geôlier en le piquant
avec un stylo empoisonné offert par son fils.
LE MAÎTRE DE LA FOUDRE
Satanas fait évader Irma Vep. Capturé,
il se suicide dans sa cellule.
9e épisode – 59 min
4e épisode – 38 min
L’HOMME DES POISONS
LE SPECTRE
C’est désormais Vénénos qui dirige
la bande des vampires. Avec Irma Vep,
il fabrique un toxique destiné à empoisonner
Guérande le jour de ses fiançailles.
Guérande capture Moréno, adversaire
des vampires, et le livre à la police.
5e épisode – 47 min
L’ÉVASION DU MORT
10e épisode – 67 min
Moréno s’évade de prison. Capturé par
les vampires, Guérande s’évade lui aussi
en faisant rouler du haut des escaliers
de Montmartre la malle d’osier où il était
enfermé. Le Grand Vampire organise
un bal à l’issue duquel il asphyxie
les invités pour les dépouiller.
LES NOCES SANGLANTES
Entrée au service de Guérande, la veuve
du concierge a un comportement bizarre.
Mazamette s’aperçoit qu’elle suit des séances
de spiritisme. Les vampires l’hypnotisent
pour lui faire kidnapper la jeune
épouse de Guérande.
C
(Mme Guérande), Stacia Napierkowska
(Maria Koutiloff), Musidora (Irma Vep,
alias Anne-Marie Le Goff, bonne des Guérande,
alias Juliette Berteaux, dactylo, alias
la fille du baron de Mortesaigues, alias
vicomte Guy de Kerlor, alias Marie Boissier
et Noémie Patoche, téléphonistes, alias
Aurélie Plateau, rentière), Louis Leubas
(le Père-Silence, alias Satanas, alias le père
Joaquim, missionnaire, alias Dupont-Verdier,
rentier, alias l’ingénieur Jacques Bertal)
’est Alice Guy, bras droit de Léon
Gaumont, qui accueille Louis
Feuillade lorsque ce dernier vient
proposer ses scénarios de films
comiques à la firme à la marguerite. C’est
aussi elle qui propose à son patron de nommer Feuillade au poste qu’elle occupe lorsque,
deux ans plus tard, elle suit son mari Herbert
Blaché qui vient d’être nommé responsable de
la succursale Gaumont en Amérique. Voilà donc
Louis Feuillade directeur artistique en 1907.
Il est confronté à la concurrence. La mode est
aux séries policières, et c’est pour riposter aux
exploits de Nick Carter, roi des détectives mis
en scène par Victorien Jasset chez Éclair, puis
aux Exploits du détective Nat Pinkerton de Pierre
Bressol pour Éclipse qu’il lance à son tour la série
des Main de fer de Léonce Perret, puis celle des
Jean Dervieux (Le Proscrit, L’Oubliette, L’Écrin du
Radjah) mis en scène par ses soins. Jasset lance
Zigomar, maître du crime, et Pathé menace d’acheter les droits du Fantômas de Pierre Souvestre
et Marcel Allain lorsque Feuillade récupère les
droits des aventures de ce bandit en frac et loup
noir que l’affiche représente enjambant les toits
de Paris (1914) et qui devient l’icône d’Apollinaire, le symbole d’un contre-pouvoir subversif
à l’ordre moral de la Belle Époque. Fantômas
triomphe : 80 000 spectateurs au GaumontPalace la première semaine. Pathé réplique en
adaptant Rocambole, puis annonce Les Mystères
de New York réalisé aux États-Unis par Louis
Gasnier avec Pearl White. Louis Feuillade sort
L’ÂGE D’OR DU CINÉMA MUET
une nouvelle série sulfureuse de son chapeau :
Les Vampires, qui, selon son plus grand admirateur, Alain Resnais, réunit « le fantastique de
Méliès et le réalisme de Lumière ».
Ces dix films autonomes unis par les
mêmes héros (le journaliste Philippe Guérande
et les chefs successifs de la bande de criminels qu’il poursuit) se différencient des serials,
ces feuilletons dont la fin de chaque épisode
montre le personnage principal en très fâcheuse
posture. Feuillade en reprend la dimension
ludique, l’ingéniosité perverse, les métamorphoses et impostures du vilain, les codes et les
rituels (malle en osier, évasions spectaculaires,
poisons, cabarets louches, surenchère de cruautés chez les apôtres du Mal). « L’histoire des
Vampires semble surgir de la plus noire des Mille
et Une Nuits, écrit Francis Lacassin. Les titres
des épisodes semblent empruntés à l’immense
fable orientale : la tête coupée, la bague qui tue,
le cryptogramme rouge, les noces sanglantes…
Brûlants comme le vitriol, ces mots recouvrent
une poésie sourde où l’érotisme indiscret des
maillots de soie noire a pour toile désespérée un ciel d’automne. » Il fait sortir le cinéma
du cadre du studio pour le faire rencontrer un
réalisme fantastique, celui du quotidien, d’un
merveilleux populaire, l’univers poétique des
Mystères de Paris, ses réseaux souterrains, ses
bouges, repaires, antithèses des salons mondains. Un romanesque surgi de l’inconscient y
brise le carcan d’une existence monotone. Ses
acteurs y ont le regard intense, la fixité cataleptique d’un ange du diable, mais il cherche à les
dépouiller des tics du théâtre.
Louis Feuillade doit ruser. Un arrêté préfectoral interdit depuis le 12 mai 1913 « toute représentation ou projection cinématographique
reproduisant les agissements ou l’exécution
des criminels, crimes, attentats, banditisme… ».
Catholique bien-pensant respectueux de la loi
et de l’ordre, monarchiste de cœur, le cinéaste
ne se fait pas prier pour punir les méchants
de prison ou de mort, et fêter le mariage des
gardiens de la morale. Qui sait néanmoins si
Feuillade ne s’est pas un rien défoulé via ces
récits subversifs contre les bonnes manières
bourgeoises héritées de la province dans lesquelles il baignait ? Si montrer des méchants
se déguisant en évêques ou en nonnes pour
détrousser les honnêtes gens ne représente pas
chez lui une revanche contre l’éducation qui le
poussa au petit séminaire de Carcassonne ?
Il improvise au fil des épisodes. Et fait
preuve d’un sens de la publicité. Dans Le Matin,
une affiche annonce le film : « Où sont-ils ? Où
vont-ils ? Des nuits sans lune ils sont les rois.
Les ténèbres sont leur empire. Portant la mort,
semant l’effroi, voici le vol noir des Vampires.
Gorgés de sang, visqueux et lourds, ils sont les
sinistres Vampires aux ailes de velours. Non pas
vers le Mal, vers le pire ! ». Une autre montre une
tête de femme moulée dans une cagoule noire
percée de deux yeux. Des lettres : « Qui ? Quoi ?
Quand ? Où ? », accompagnées d’un grand
point d’interrogation. Cette femme, créature
vénéneuse du gang, évoluant vêtue d’une combinaison noire moulante et transparente, sa
cagoule dessinée par le couturier Paul Poiret, est
Musidora, que Louis Feuillade a repérée dans
un spectacle galant des Folies Bergère, et dont il
21
exploite à la fois la silhouette voluptueuse et les
yeux noirs soulignés de khôl.
Musidora devient star en incarnant dans Les
Vampires la créature troublante qui symbolise le
désir social de ridiculiser l’establishment. Elle fascine tant que le préfet Lépine interrompt un temps
la projection de ses forfaits par dépit de la voir ridiculiser la police. Le poète Robert Desnos est sous
le choc : « Musidora, que vous étiez belle dans Les
Vampires ! Saviez-vous que nous rêvions de vous et
que, le soir venu, dans votre maillot noir, vous
entriez sans frapper dans notre chambre, et qu’au
réveil, le lendemain, nous cherchions la trace de la
troublante souris d’hôtel qui nous avait visités ? »
En 1916, elle incarnera à nouveau pour Feuillade
une inquiétante beauté dans Judex. Un journaliste
s’exclame dans Hebdo-Film : « Ah ! Voir Musidora
en caleçon de bain et mourir ! »
MUSIDORA ET LES SURRÉALISTES
Po u r l e s s u r r é a l i s t e s ,
Musidora est apparue comme
le double de Nadja, une figure
de proue de leurs théories sur la
femme surgie des rêves, divinité
éphémère jaillie d’un monde
spectral. Louis Aragon va voir Les
Vampires au Palais-des-Fêtes,
cinéma de la rue Saint-Denis.
Il y entraîne André Breton, qui,
subjugué, ira lui lancer un bou-
quet de roses lorsqu’elle se produit sur scène dans Le Maillot
noir. Aragon, qui l’a surnommée « la dixième muse », écrit
en 1922 : « Une jeunesse tout
entière tomba amoureuse de
Musidora dans Les Vampires. À
cette magie, à cette attraction
s’ajoutait le charme d’une grande
attraction sexuelle. Cette magnifique bête d’ombre fut donc notre
Vénus et notre déesse Raison.
Il y a une idée de la volupté qui
nous est propre par ce chemin
de lumière, entre les images du
meurtre et de l’escroquerie. »
En 1928, Aragon et Breton lui
écrivent une pièce, Le Trésor
des Jésuites, où les personnages
ont des noms composés d’anagrammes de son nom (Mario Sud,
Mad Souri, Doramusi).
22
LE CINÉMA FRANÇAIS
CI-DESSOUS
Mylianes, Maguy Deliac, Louis Ravet (en haut)
Louis Ravet, Pierre Alcover (en bas)
L’HIRONDELLE
ET LA
MÉSANGE
1920
Réalisation :
ANDRÉ ANTOINE
Images : René Guychard et Léonce-Henri Burel
Scénario : Gustave Grillet
Montage : Jacques Willemetz
Production : Pathé
Durée : 78 min
Interprétation : Louis Ravet (Pierre Van Groot, le batelier),
Jane Maylianes (Griet Van Groot, son épouse), Pierre Alcover (Michel),
Maguy Deliac (Marthe), Georges Denola (le diamantaire)
U
n batelier possède deux péniches,
l’Hirondelle, et la Mésange, sur lesquelles il transporte des marchandises sur l’Escaut et les canaux
belges vers la France. L’hirondelle et la mésange
sont aussi les surnoms de sa femme Griet et de
sa belle-sœur Marthe. Le batelier profite de ses
voyages pour faire du trafic de diamants. Michel,
un jeune voyou, se fait engager comme pilote. Il
séduit la belle-sœur, convoite l’épouse, et tente
de s’emparer des bijoux. Il sera tué par Pierre
le batelier qui le noie dans la vase du canal. Le
périple se poursuit…
L’affaire a mobilisé tout le XIXe siècle élégant, la crème des littérateurs et le gratin du
théâtre. Une petite affaire Dreyfus pour aréopage cultivé et revues culturelles en mal de
nouvelle bataille d’Hernani. Le héros : André
Antoine. Un personnage balzacien, une trogne
de provincial ambitieux, un gabarit de lutteur,
le verbe haut, l’intelligence en lavallière. Après
avoir été saute-ruisseau chez un notaire, cet
« ouvrier sanguin » employé à la Compagnie
du gaz rêve de monter sur les planches. La
poche modeste, il se prive fréquemment de
dîner pour pouvoir se payer une place au poulailler. Il dévore les classiques et, recalé au
Conservatoire, s’obstine à côtoyer tous les soirs
les magiciens du rideau rouge. Le voilà figurant.
Muet, mais enflammé par les textes du répertoire, qu’il connaît par cœur. En 1887, il abandonne son emploi et crée « Le Théâtre libre » à
Montmartre, une troupe d’amateurs.
André Antoine n’a rien du théâtreux
docile. Il bouleverse les habitudes. Cet autodidacte déteste les tragédies ampoulées, les
vaudevilles sots, les mélos ridicules. Le chichi
romantique le hérisse et le tralala bourgeois
l’ennuie. Ce qu’il veut c’est du vrai, du solide,
du vécu. Il s’efforce d’appliquer à la scène les
théories qu’Émile Zola a consignées dans Le
Naturalisme au théâtre. Il préfère la reconstitu-
tion à l’illusion, le décor réel à la toile peinte, le
naturel au cabotinage.
Antoine dérange. Le Tout-Paris s’offusque
et polémique. Ce précurseur du théâtre moderne
est l’inventeur de la « tranche de vie ». Lorsque
le contexte l’exige, il n’hésite pas à amener sur
scène des quartiers de viande saignants, des jets
d’eau, des horloges. L’école du carton-pâte pleurniche. Jean Giraudoux ironise : « Au Théâtre
L’ÂGE D’OR DU CINÉMA MUET
23
À DROITE
La Femme de nulle part
de Louis Delluc (1922)
libre, quand on dit : “Il est cinq heures”, il y a une
vraie pendule qui sonne cinq heures. La liberté
du théâtre, ce n’est quand même pas ça. Si la
pendule sonne cent deux heures, ça commence
à être du théâtre. » Aux abois, contraint de sonner à la porte des financiers, de changer de salle,
d’affronter la censure, Antoine se bat. Soutenu
par Zola qui réclame avec lui l’avènement de
« la reproduction minutieuse », par Jules Renard
qui écrit : « Guitry c’est toute la diction, Antoine
c’est toute l’action. » Louis Delluc le compare à
Courteline, travailleur « de la fièvre, du dégoût,
de la rage, de la colère ». Mais au bout de dix ans,
Antoine doit céder, s’effacer. À soixante ans, il
se découvre pourtant une nouvelle passion : le
cinéma. Avec les mêmes obsessions : réalisme,
refus du maquillage, audaces techniques. Il est
las de voir « filmer des niaiseries » et considère
avec Louis Lumière que le cinéma, c’est « la
nature prise sur le fait ». Il veut briser les conventions, « sortir du carton » (allusion à la mode du
théâtre filmé), fuir les sujets prétentieux pour
« confier les scénarios à ceux dont c’est le don de
créer et d’imaginer, c’est-à-dire aux romanciers
et aux poètes ».
Il se heurte aux mêmes réticences. Abel
Gance s’enflamme : « Antoine croit qu’il faut
avant tout faire vrai, saisir la vie au vol. Quelle
erreur ! » C’est vrai : précurseur du néoréalisme,
Antoine veut filmer les gens dans la rue. Et ses
adversaires s’esclaffent : « Banalité ! Platitudes !
Il nous montre ce que nous voyons tous les
jours ! » Aveuglement. Car Antoine a un regard,
un sens de l’émotion, l’art d’organiser le temps
et l’espace, de magnifier les gestes quotidiens, de
sublimer le document, de coller aux sentiments
de ses personnages. Il innove, filmant avec plusieurs caméras sous plusieurs angles, cassant
les méthodes des studios. Il est l’un des seuls à
soutenir Marcel Pagnol : « Évidemment, c’est du
théâtre, mais c’est aussi la vie. Le cinéma c’est
avant tout la vie. C’est un art qui doit être le reflet
d’un moment, d’une époque, d’un instant. »
Il ose engager des comédiens non professionnels, parce qu’ils ont « la gueule de l’emploi ».
Delluc s’emballe : « Des paysans, des soldats, des
femmes de ménage, des laitières, des employées
de tramway deviendront, s’il veut et quand il
voudra, des acteurs de cinéma. Une girl d’Alcazar de province est plus intéressante devant
l’opérateur que la plus notoire de nos ingénues
officielles et subventionnées. »
Tels Auguste Renoir ou Claude Monet
qui plaçaient leur chevalet dans la campagne,
Antoine filme en plein air. Il signe neuf films,
dont L’Hirondelle et la Mésange est l’avant-dernier,
LOUIS DELLUC,
LE THÉORICIEN
Instigateur de la première
séance de ciné-club en 1920 (il
incite André Antoine à venir s’y
expliquer, extraits de films à l’appui), critique de cinéma à partir
de 1917 (il lance la revue Cinéa),
Louis Delluc (1880-1924) invente
le vocable de cinéaste (Canudo
avait proposé écraniste), et
ouvre la voie à tout un pan de
cinéma ambitieux, inventif,
avant-gardiste, vantant en particulier le retour au décor naturel.
Fondé en 1937, le prix LouisDelluc (sorte de prix Goncourt
du cinéma) est décerné chaque
année par un jury de critiques à
un film français conjuguant les
exigences du cinéma d’auteur et
la reconnaissance publique.
Il a réalisé sept films, sans
gesticulations théâtrales ni péripéties, dont Fièvre (1921), très
inspiré du Lys brisé de David
Wark Griffith, et La Femme de
nulle part (1922), nimbé de sou-
venirs du temps passé mêlés
au présent, interprété par Ève
Francis, une actrice d’origine
belge qu’il avait épousée en
1918. Ainsi résumé par ses soins :
« Une femme âgée, usée, finie,
fait un ultime pèlerinage à la
maison qu’elle quitta pour son
malheur il y a trente ans, elle y
retrouve une jeune femme dans
à la stupéfiante histoire. En effet, voyant les
rushes, le producteur Charles Pathé leur reproche
d’être trop documentaires, trop chargés de gros
plans (« un afflux de grosses têtes ! »), s’énerve :
« Mais ce n’est pas un film ! », ordonne l’arrêt du
tournage. Il écrit à Abel Gance qu’Antoine est
« moins que rien », et pour faire des économies,
stoppe tout : « Laissez ça de côté pour l’instant,
faites-nous plutôt L’Arlésienne, après on verra. »
Le film sera montré une fois, en copie de travail,
pour le Club français du cinéma le 5 juin 1924, au
Colisée, puis envoyé ad vitam aux placards.
Soixante-deux ans plus tard, en 1982, La
Cinémathèque française retrouve dans ses
dépôts les négatifs. Six heures de rushes, sans
découpage, sans claps. Des bobines de trente
mètres en capharnaüm. Un monteur confirmé
est appelé à la rescousse, Henri Colpi, qui a travaillé avec Agnès Varda, Alain Resnais, HenriGeorges Clouzot, et réalisé deux films, Une aussi
longue absence (1961) et Codine (1963). Chargé
de ressusciter, reconstituer ce chef-d’œuvre
inachevé, Colpi retrouve le scénario de Gustave
Grillet qui donne l’essentiel de la trame, la liste
des principaux intertitres. Il remonte l’Escaut
pour resituer les paysages qu’Antoine nous
montre de la péniche, au détour du fleuve, « à
l’échappée d’un méandre, à l’angle d’une courbe,
à la faveur d’une écluse », dit Marcel Oms. Pour
donner une cohérence chronologique. Il visionne
d’autres films d’Antoine afin de s’imprégner de
son rythme, sa sensibilité. « J’ai tenté de restituer
un film tourné en 1920 : c’est-à-dire un certain
rythme lent puisqu’il s’agit d’un film muet et
la même situation et surtout
l’image de ses heures de joies, et
elle ne regrette pas d’avoir payé
si durement le bonheur enfui.
Ces thèmes me tourmentent
et me poursuivent. Chacun a
une chose en lui ou une histoire
qu’il croit morte et que les fantômes de l’écran ont tôt fait de
ranimer. »
d’un parcours en péniche ; mais aussi avec une
relative modernité, ce qui n’était pas difficile vu
qu’Antoine s’était montré étonnamment précurseur. » Peu à peu, le puzzle s’ordonne. Et le film
sort en 1983, accompagné d’une belle musique
nostalgique que Raymond Alessandrini compose pour la circonstance, en empruntant (clin
d’œil à L’Atalante de Jean Vigo) trois thèmes à
Maurice Jaubert.
La décision de Charles Pathé est d’ordre
idéologique. En enterrant L’Hirondelle et la
Mésange, il empêche André Antoine de faire
école, il étouffe dans l’œuf un certain cinéma
réaliste, mélange de fiction et de non-fiction,
observation impressionniste des gestes du travail
quotidien. Antoine a l’œil documentariste mais
il prouve aussi qu’il est metteur en scène : en
témoignent ces jeux de regards que s’échangent
les protagonistes qui s’observent à la dérobée,
s’épient, se surveillent en silence, se posent sur la
fille désirée et cherchent les diamants cachés. À
ses yeux, le film est hors normes, trop éloigné des
œuvres prétendument attendues par le public et
qui génèrent un profit. À la fin, le voyage suit son
cours, « sans à-coups ni précipitations », au fil
d’une lente respiration. La beauté de L’Hirondelle
et la Mésange repose entre autres sur l’opposition
entre les noms bucoliques des péniches et la violence de ce qui vient de s’y passer, sur le décalage
entre « l’anecdote même du fait divers dépouillé,
sec, brutal, sordide et banal, et la chronique anonyme, lointaine et distanciée » (Les Cahiers de la
Cinémathèque, no 44, revue d’histoire du cinéma
éditée par l’Institut Jean-Vigo).
24
LE CINÉMA FRANÇAIS
L’INHUMAINE
1923
Réalisation :
MARCEL L’HERBIER
Scénario : Marcel L’Herbier et Pierre Mac Orlan
Images : Georges Specht
Décors : Fernand Léger, Robert Mallet-Stevens,
Alberto Cavalcanti, Claude Autant-Lara
et Pierre Chareau (meubles)
Costumes : Paul Poiret
Musique : Darius Milhaud
Production : Cinegraphic
Durée : 135 min
Interprétation : Georgette Leblanc (Claire Lescot),
Jaque Catelain (Einar Norsen),
Marcelle Pradot (l’innocente),
Philippe Hériat (Djorah de Manilha,
maharadjah de Nopur),
Leonid Walter (Vladimir Kranine),
Fred Kellerman (Frank Mahler)
L
a cantatrice Claire Lescot tient
un « salon » fréquenté par tous
les hommes qui la courtisent. Ne
vivant que pour son art, inhumaine,
elle résiste à leurs avances. Lors de l’une de
ses réceptions où se côtoient ses prétendants,
le maharadjah Djorah, l’illuminé Kranine,
l’homme d’affaires Mahler, il est un jeune
ingénieur suédois, Einar Norsen, éperdument
amoureux, dont elle repousse la déclaration
et qui décide de se tuer pour elle au volant de
sa voiture bolide. Quoique bouleversée, Claire
Lescot tient à assurer le soir même son récital au Théâtre des Champs-Élysées où elle
fait un triomphe. C’est alors qu’Einar réapparaît : il avait simulé un accident pour tester les
sentiments de Claire. L’un de ses soupirants
éconduits, le maharadjah de Nopur, offre à la
cantatrice un bouquet dans lequel il a glissé un
serpent venineux, puis, déguisé en chauffeur,
conduit la limousine où, piquée, Claire agonise
sur le siège arrière, arrivant morte chez Einar.
Grâce aux pouvoirs de l’électricité, celui-ci la
ranime dans son laboratoire.
Allez savoir pourquoi Abel Gance, qui a
tâté de l’alexandrin, René Clair, qui fréquente
le groupe dada, décident un jour de se consacrer au cinéma ! Marcel L’Herbier a le même
désir. Poète parnassien, admirateur de Villiers
de l’Isle-Adam, essayiste subjugué par Claudel,
il est de ces graines d’écrivains piaffant d’entrer
dans le monde respectable des lettres, et qui,
brutalement, a un coup de foudre pour « la rotative à imprimer des images ». Traîné dans une
salle par Musidora, il a été subjugué par un film
de Cecil B. DeMille, Forfaiture. « Atteint par
cette puissance visuelle du silence ». Converti,
déterminé à faire accepter le cinématographe
comme un art, rêvant d’audaces esthétiques et
L’ÂGE D’OR DU CINÉMA MUET
CI-DESSOUS
Les décors de Robert Mallet-Stevens
d’« harmonies plastiques », il s’insurge contre
Hollywood qui exploite le cinéma comme une
richesse, contre les producteurs qui ne pensent
qu’en termes de recettes et bafouent les droits
des auteurs. Pour dénoncer les « surenchères de
la cavalerie bancaire », il ira jusqu’à tourner, en
1929, L’Argent (d’après Émile Zola), « fougueux
réquisitoire contre le fric ».
L’Herbier, qui, pour reprendre le titre de
ses mémoires, a « la tête qui tourne », ne se veut
pas cinéaste mais cinégraphiste. Avec El Dorado
(1921), mélodrame plein de fioritures et de flous
artistiques destinés à « rendre clair le brouillard d’esprit de l’héroïne », il a séduit le Paris
des Années folles. C’est l’époque des fêtes parisiennes pour dandys et femmes du monde, des
escapades au Touquet en De Dion-Bouton.
L’Inhumaine illustre la théorie de Ricciotto
Canudo, qui affirme que le cinéma est « l’invention suprême », la synthèse et la fusion des autres
arts, le moyen esthétique de faire ce qu’aucun
autre art n’a pu faire. Le film est né d’une volonté
de la cantatrice Georgette Leblanc, sœur de
Maurice Leblanc, l’inventeur d’Arsène Lupin,
de tourner avec L’Herbier. Ils se sont rencontrés en 1912 dans la cour d’honneur du château
de Tancarville où elle est descendue « casquée
comme une Walkyrie, d’une grosse Panhard
qu’elle avait fait carrosser en coche normand de
l’époque Maupassant ». Du transatlantique qui
la ramenait des États-Unis où elle avait connu
grand succès, elle envoie un message radio pour
dire au cinéaste qu’elle a trouvé un financier américain susceptible de produire La Femme de glace,
scénario à la gloire d’une chanteuse d’opéra que
L’Herbier transforme en L’Inhumaine en suivant
les volontés de sa future interprète. Sollicité par
L’Herbier, l’écrivain Pierre Mac Orlan ne pourra
guère mettre son grain de sel au texte adoubé
par Georgette Leblanc.
L’Herbier veut que le film apparaisse
comme « un résumé de tout ce qu’était la
recherche plastique en France, deux ans avant
la fameuse exposition des Arts décoratifs ».
Pour les décors, il renonce à Francis Picabia,
sollicité par la cantatrice, au profit de Fernand
Léger « qui prenait cette affaire beaucoup plus
au sérieux ». Léger est chargé de concevoir
le laboratoire final d’Einar, anticipation de
Metropolis et de Frankenstein, et réalise pendant
le tournage son propre film, Ballet mécanique.
L’architecte Robert Mallet-Stevens construit les
demeures des deux personnages principaux ;
Alberto Cavalcanti et Claude Autant-Lara se
chargent l’un du salon de la cantatrice et l’autre
du jardin. Le styliste Paul Poiret crée les robes
de l’héroïne. Darius Milhaud compose des partitions, aujourd’hui disparues. La dimension
musicale est métaphorique, L’Herbier intercale
dans la dernière bobine des fragments de pellicule colorée pour faire « chanter la lumière ».
Pour la scène du récital de Georgette Leblanc
au Théâtre des Champs-Élysées, L’Herbier fait
du direct : il invite le « Tout-Paris » venu assister à un vrai récital. Parmi les deux mille cinq
cents invités, Erik Satie, Picasso, Man Ray, Léon
Blum, James Joyce, Ezra Pound, Louis Delluc,
le prince de Monaco. Dix caméras filment ce
concert huppé que L’Herbier, non peu fier,
résume à « un torrent d’art oratoire ».
Flamboyant, L’Inhumaine est donc un
patchwork des créations artistiques du temps,
une « grande mosaïque de l’Art moderne »
selon l’auteur, une symphonie pour l’œil, un
film futuriste, Art déco, à l’ineffable dimension poétique, qui reflète un certain artifice et
peut paraître aujourd’hui un peu figé dans son
époque. L’architecte autrichien Adolf Loos écrit
à son sujet dans le Neue Freie Press du 29 juillet
1924 : « Pour Marcel L’Herbier, le cubisme n’est
pas le rêve d’un fou, c’est le résultat d’une pensée bien nette. Ce metteur en scène a établi dans
le cours du film des images qui vous enlèvent la
respiration. C’est une chanson éclatante sur la
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26
LE CINÉMA FRANÇAIS
CI-DESSOUS
La Chute de la maison Usher
de Jean Epstein (1928)
CI-CONTRE
Jaque Catelain, Georgette Leblanc
grandeur de la technique moderne. En sortant
on a l’impression d’avoir vécu l’heure de la naissance d’un nouvel art. »
Aujourd’hui considéré comme un chefd’œuvre, et l’initiateur de L’Année dernière à
Marienbad d’Alain Resnais, L’Inhumaine fut
néanmoins malmené, qualifié de maniériste,
d’esthétisme alambiqué. L’Herbier reste, avec
Louis Delluc, le pionnier d’une école de pensée
visant à honorer un cinéma d’auteur et à encourager les cinéastes à se produire eux-mêmes.
En conflit avec Gaumont, il avait en effet créé
en 1922 sa propre structure, Cinégraphic. Il
fondera en 1926 sa société de distribution,
Cinémondial, dans le but que tous ses collaborateurs portent leurs efforts « vers la création
de nouvelles œuvres plutôt que de surveiller les
intérêts de la société ».
Ode à la palpitation, solennel, parfois
emphatique, L’Inhumaine doit l’essentiel de sa
notoriété à la course folle d’Einar Norsen au
volant de sa voiture, hymne à la vitesse transcendé par la rapidité de ses travellings. La fin, où
les plans se bousculent sur un rythme croissant,
est à compter parmi les fulgurances lyriques
qui rendent le film extatique. Sans jamais avoir
recours à des séquences oniriques, L’Herbier
crée une « féerie réaliste », ce quelque chose
d’étrange hérité de la Melencholia de Dürer, un
fantastique se situant entre le merveilleux et le
rêve, protégé des sortilèges de l’inconscient. Si
l’onirisme teinte parfois les images, c’est un onirisme formel, surgi « d’un trop-plein plastique
et d’une pratique constante du décalage propre
à en faire surgir toute l’étrangeté visuelle »,
écrit Marie Martin dans Marcel L’Herbier, L’art
du cinéma. Un onirisme né du passage « de la
fantaisie au fantasme » dans l’irruption de sentiments refoulés.
Illustrée par l’acteur androgyne Jaque
Catelain, l’ambiguïté sexuelle mène dans
L’Inhumaine à une récriture du mythe œdipien…
et de la guerre des sexes. Ce que souligne l’universitaire Marie-Louise Roberts : « L’une des
conséquences de la guerre qui suscita le plus de
commentaires fut le brouillage des rôles sexués
conventionnels […] qui suscitera chez les
hommes de France une anxiété aiguë qui va se
confondre avec un sentiment plus général de
désespoir culturel. » Résolument célibataire,
Claire Lescot est ici une réplique de la « garçonne » américaine. Au puissant homme d’affaires qui lui propose de conquérir les États-Unis
grâce à sa chaîne de théâtres, elle répond sans
ambages : « Je ne m’intéresse qu’à ce que je
conquiers. » Elle refoule de même la proposition du Juif d’Europe centrale de devenir égérie
d’un mouvement humaniste et celle du maharadjah qui lui offre une couronne. Comme l’écrit
Noël Burch dans le même ouvrage que Marie
LES ÉTRANGETÉS DE JEAN EPSTEIN
D’origine polonaise par sa
mère, Jean Epstein se passionne
pour la littérature et le cinéma
tout en poursuivant des études
de médecine (son premier film
sera un hommage à Pasteur).
Insoumis aux règles et ne
comptant, écrit Jean Cocteau,
« que sur la force de l’âme et
du corps », il devient l’un des
maîtres de l’avant-garde, découvrant la toute-puissance de la
combinaison des images, échafaudant des puzzles visuels,
exploitant la force de suggestion des plans, des angles, des
éclairages, des mouvements
ralentis. Cinéaste de l’étrangeté,
il signe avec La Chute de la maison Usher d’après Edgar Poe
(1928), à la lenteur appliquée,
un film fascinant par la manière
dont il « photogénie l’impondérable », traduit l’expression
intime des sentiments, crée des
ambiances, plonge dans l’univers du songe. « Surtout pas de
macabre, prévient-il en adaptant
cette histoire de maison hantée. L’horreur, chez Poe, est due
davantage aux vivants qu’aux
morts, et la mort elle-même est
une sorte de charme. »
Ses écrits vantent le
cinéma comme « seule langue
universelle possible », « le plus
réel moyen de l’irréel, du surréel », une « machine à hypnose »
permettant « une nouvelle possession du monde par les yeux ».
Martin, Claire Lescot est figée dans son univers
de masques, plantes factices, décor de lignes
angulaires et ingrates, elle est « du côté des
snobs aisés, de l’artifice et d’une certaine paralysie », tandis qu’Einar « incarne une modernité
dynamique ». Un carton nous le dépeint « jeune
ingénieur passionné de mécanique, de sport et
de la féerie des sciences modernes ». Le film
entend punir l’héroïne de son autonomie,
« de son pouvoir social et érotique ».
L’ÂGE D’OR DU CINÉMA MUET
ENTR’ACTE
1924
Réalisation :
RENÉ CLAIR
Scénario : Francis Picabia
Images : Jimmy Berliet
Décors : Francis Picabia
Musique : Erik Satie
Production : Rolf de Maré
Durée : 22 minutes
Interprétation : Francis Picabia et Erik Satie (lanceurs d’obus), Marcel Duchamp et
Man Ray (joueurs d’échecs), Jean Börlin (chasseur au chapeau tyrolien, prestidigitateur),
Inge Friis (la ballerine), Marcel Achard, Pierre Scize, Louis Touchagues, Rolf de Maré,
Roger Lebon, Georges Charensol, Georges Auric, Jean Mamy (cortège de l’enterrement)
P
rologue : Francis Picabia et Erik
Satie (barbiche blanche, lorgnon,
chapeau melon et parapluie) descendent du ciel au ralenti et tirent
un coup de canon qui annonce le début du spectacle. À savoir : plans futuristes, toits en diagonales. Poupées dont les têtes se dégonflent
et se regonflent. Robe de ballerine en corolle.
Surimpression d’allumettes prenant feu sur une
chevelure d’homme. Joueurs d’échecs sur un
toit. La ballerine, filmée en contre-plongée à
partir du sol, finit par montrer son visage : c’est
une femme à barbe. Un chasseur à chapeau tyrolien vise un œuf d’autruche en équilibre instable
sur un jet d’eau, tire, une colombe s’envole de
l’œuf éclaté, qui se pose sur la tête du chasseur,
tué par un second chasseur visant la colombe.
Sortie d’église pour les funérailles du chasseur. Le corbillard est tiré par un dromadaire. Le
rythme du cortège s’accélère, les gens en deuil
se mettent à sautiller au ralenti, puis à courir,
de plus en plus vite, au milieu de la circulation
urbaine. Après un bref tour d’honneur sur la
piste d’un cirque, le convoi reprend sa course
folle, dépassant un coureur de marathon, forçant
un cul-de-jatte à quitter sa boîte à savon pour
continuer à pied. La caméra épouse le rythme
de la course, s’embarque sur un scenic railway
de Luna Park. Le cercueil finit par tomber du
corbillard. En sort un prestidigitateur qui, de sa
baguette magique, fait disparaître le cercueil, les
badauds… et s’efface lui-même.
Les ballets fleurissent au cours des Années
folles. Les jeunes gens d’après la Première
Guerre mondiale ont le diable au corps. Dans
le ballet Parade, Jean Cocteau et Picasso font
cause commune sur la scène de l’Opéra où se
produisent les Ballets russes de Diaghilev. Les
Ballets suédois, eux, s’installent au Théâtre
des Champs-Élysées où ils réunissent Debussy
et Bonnard (Jeux), Honegger et Léger (SkatingRink), Milhaud, Léger et Cendrars (La Création
du monde). C’est là que se produit Relâche, le
27 novembre 1924, un show truffé de références
au music-hall et conçu dans l’esprit « coup de
revolver » de dada (il fallait que le spectacle
« fasse feu sur le public »). Relâche, dit son
concepteur Francis Picabia, exprime « une trêve
à toutes les absurdités prétentieuses du théâtre
actuel ». Cette création, « scandaleuse » pour
les habits noirs et cravates blanches, épaules
nues, fourrures et diamants, recèle un Entr’acte,
filmé par René Clair, et projeté précisément
entre deux actes. Le but de cet hommage au
burlesque est de « détourner l’image de son
devoir de signifier ». Picabia (qui a exigé que les
initiales figurant sur l’écusson funèbre du corbillard soient les siennes et celles d’Erik Satie)
veut qu’il « ne respecte rien si ce n’est le droit
d’éclater de rire ».
27
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LE CINÉMA FRANÇAIS
CI-DESSOUS
René Clair, au premier rang, à droite
LE CINÉMA À LA FRANÇAISE
Après Entr’acte, René
Clair tourne deux comédies
adaptées d’Eugène Labiche, Un
chapeau de paille d’Italie (1928)
et Les Deux Timides (1929). Il est
alors un défenseur acharné du
cinéma muet, et ennemi de toute
velléité à reconstituer le réel.
Avec Sous les toits de Paris (film
musette, poético-populiste, avec
Albert Préjean, 1930, qui s’ouvre
sur un long et impressionnant
travelling), il inaugure une série
de ritournelles du faubourg, se
« Dès l’apparition des premières images,
une rumeur formée de petits rires et de grondements confus s’exhala de la foule des spectateurs dont un léger frémissement parcourut
les rangs, raconte René Clair. Ainsi s’annonce
l’orage et bientôt l’orage éclata. Picabia qui avait
souhaité d’entendre crier le public eut tout lieu
d’être satisfait. Clameurs et sifflets se mêlaient
aux odieuses bouffonneries de Satie. » La mèche
en bataille, le chef Roger Désormière mène
son orchestre en direct sous les applaudissements, les huées et les sifflets (le film, muet, ne
sera sonorisé qu’en 1968). René Clair poursuit :
« Certains se sont demandé quelle est la part
de ce qu’on nomme “la sincérité” dans ce genre
d’entreprise. » Lui-même, sceptique, incapable
de discerner ce qui tient à la provocation, à la
mystification ou au sérieux, appelle de ses vœux
la rédaction d’une thèse qui s’intitulerait Du rôle
de la mystification consciente ou inconsciente dans
l’art contemporain. Resituons-le donc encore une
fois dans l’époque.
Né René Chomette en 1898, René Clair se
destinait à l’écriture. Avant même d’avoir terminé ses études, il publie poèmes et critiques
dans les revues. Le théâtre le passionne aussi. À
seize ans, il a une liaison avec une comédienne
de la Comédie-Française, Colonna Romano. Ses
mœurs aventureuses, ses ambitions littéraires,
son penchant pour l’extrême gauche l’éloignent
insensiblement de sa famille conservatrice. Un
ultimatum de son père en 1918 (« Tu ne fais rien.
Prends-toi en charge ») le pousse à devenir journaliste. Il publie un recueil de poèmes sous le
nom de René Danceny, écrit une chanson pour
Damia, joue dans un spectacle de la danseuse
Loïe Fuller. Au sortir d’une crise existentielle
durant laquelle il goûte à l’opium, il adopte le
nom de René Clair pour interpréter plusieurs
rôles dans des productions de Louis Feuillade.
défendant contre le parlant par
une atténuation des dialogues
et un goût pour la chansonnette
ou l’opérette. Le Million (1931)
est une réplique à la française
à Parade d’amour de Lubitsch.
Satire du machinisme, À nous la
liberté (1931) inspirera à Charlie
Chaplin ses Temps modernes.
Quatorze Juillet (1932) honore
encore le petit peuple parisien
dont il est nostalgique.
L’ é c h e c d u D e r n i e r
Milliardaire (1934) le conduit
« Après 1918, la littérature et le théâtre
contemporains me paraissaient appartenir à un
âge vermoulu. Le cinéma se montrait comme le
moyen le plus neuf et le moins compromis par
son passé, confiera-t-il dans une autobiographie inachevée. Son hostilité à l’égard du parlant
s’expliquera par une crainte que le cinéma se
théâtralise, perde sa pureté originelle, la poésie du mouvement. Son frère Henri Chomette
a déjà entamé une carrière dans le septième
art. D’abord chargé par Jacques Hébertot de
diriger un supplément illustré de la revue
Théâtre-Comœdia, consacré au cinéma (Films),
René Clair rêve de passer à la mise en scène.
À vingt-cinq ans, il tourne Paris qui dort, film
poético-fantastique, sans souci de vraisemblance, influencé par la mécanique des films de
Mack Sennett, dont l’action gravite autour de la
tour Eiffel. Mais Entr’acte sera son premier film
présenté au public. Il a hérité de cet interlude
farfelu, canular anti-bourgeois, parce que Francis
Picabia ne voulait pas entendre parler de Marcel
L’Herbier auquel tout le monde avait pensé.
René Clair utilise les trucages optiques
inventés par Georges Méliès (caches, surimpressions, ralentis, accélérés, montage
inversé). Aux notes de Picabia griffonnées sur
un coin de table de Maxim’s, il ajoute des saynètes de son cru : un bateau ivre en papier qui
voltige au-dessus de la ville, des allumettes
grillant sur un crâne, un suiveur grignotant une
couronne en pain accrochée au corbillard. Il
s’agit ni plus ni moins d’un canular, patchwork
de scènes étranges, et déjà habité par ses personnages fétiches ( poupées de kermesse,
barbichus, mémères, foule en folie). Le film
fourmille de clins d’œil : les têtes extensibles
renvoient à L’Homme à la tête de caoutchouc de
Méliès, le jet d’eau du stand de tir à L’Arroseur
arrosé de Louis Lumière, les joueurs d’échecs
o u t r e - M a n c h e ( Fa n t ô m e à
vendre, 1935), puis outre-Atlantique où il tourne Ma femme est
une sorcière (avec Veronika Lake,
1938). Retour en France en 1947
pour Le silence est d’or (au titre
symbolique) et une œuvre qui
s’essouffle progressivement, de
trois films avec Gérard Philipe
(La Beauté du diable 1950, Les
Belles de nuit 1952, Les Grandes
Manœuvres 1955) à une élection
à l’Académie française en 1960.
installés sur un toit à un cabaret à la mode, « Le
Bœuf sur le toit », bar canaille fréquenté par le
Tout-Paris artistique.
« Assemblage de cellules autonomes fondées sur la répétition de brèves structures fermées, différenciées par le rythme, la tessiture, le
phrasé et parfois la tonalité », la partition écrite
par Erik Satie, composée et minutée « image par
image », fut en grande partie la cause du scandale provoqué par le film. En 1948, le Ciné-club
universitaire fondé par un assistant de René
Clair, Jean-Paul Gudin, demande à Georges Van
Parys d’accompagner au piano une projection
d’Entr’acte. Cet exercice lui demande une certaine agilité car la projection se déroule à vingtquatre images seconde alors que la partition
d’Erik Satie était prévue pour une projection à
seize images seconde. Ce changement de vitesse
est inhérent à la découverte du cinéma parlant.
Van Parys utilise une partition de Satie réduite
pour piano à quatre mains par Darius Milhaud.
La même année 1948, le Cercle du cinéma fondé
au Cluny Palace par François Truffaut et Robert
Lachenay est inauguré par la projection d’Entr’acte, d’Un chien andalou de Luis Buñuel et du
Sang d’un poète de Jean Cocteau.
À l’heure où le cinéma-art est menacé
d’être asphyxié par le cinéma-industrie, René
Clair admet qu’« il ne peut exister de poésie au
cinéma que celle créée par l’image même »,
qu’une simple suite d’images « sans lien définissable mais unies par une harmonie secrète provoquera une émotion analogue à l’émotion
musicale ». Il doute de l’avenir d’un cinéma surréaliste, tout en convenant que le cinéma reste
« pour l’esprit du spectateur un champ d’activité
surréaliste incomparable ». Indécis, il regrettera en 1950 que la parole et le son aient « fait
perdre au spectateur le sentiment du rêve que
créait en lui la vue des ombres muettes ».
L’ÂGE D’OR DU CINÉMA MUET
CI-DESSOUS
Alex Allin, le clergyman
LA COQUILLE
ET LE CLERGYMAN
1927
Réalisation :
GERMAINE
DULAC
Scénario : Antonin Artaud
Images : Paul Guichard
Production : Studio-Films, Germaine Dulac
Durée : 40 min
Interprétation : Alex Allin (le clergyman),
Génica Athanasiou (la femme), Lucien Bataille (l’officier)
U
n carton en prologue : « Non pas
un rêve, mais le monde des images
lui-même entraînant l’esprit où
il n’aurait jamais consenti à aller,
le mécanisme en est à la portée de tous. » Un
clergyman joue les alchimistes, emplissant une
immense coquille d’huître d’un liquide versé de
carafes qu’il brise sur le sol au fur et à mesure. Un
officier au poitrail couvert de médailles vient en
tapinois derrière lui et brise la coquille. Le clergyman court à quatre pattes dans les rues, bientôt
hypnotisé par une femme au chapeau à plumes et
à la robe en crinoline qui se trouve dans un fiacre
à côté de l’officier. Le clergyman les suit, jusqu’à
une église où l’officier s’assied à la place dévolue
au prêtre dans un confessionnal, troquant bientôt
son costume militaire pour une chasuble, pendant
que le clergyman tente de l’étrangler. La femme
est terrifiée, la tête de l’officier se fend en deux.
Le clergyman se retrouve au bord d’une falaise
donnant sur l’océan en compagnie de l’officier
qu’il précipite dans le vide. Ayant remplacé l’officier dans le confessionnal, le clergyman voit la
femme s’éloigner. Il se précipite sur elle, arrache
son corsage, met ses seins à nu. À l’image de cette
poitrine dénudée se substitue celle d’un soutiengorge-carapace formé de deux coquillages qui,
jetés à terre par le clergyman après avoir été brandis, exhibés à une foule, s’enflamment. Dans un
bal mondain situé dans une salle de palais dont
le lustre se balance, une danseuse a un sein à l’air,
des couples s’embrassent… comme la femme et
l’officier que l’on retrouve dans la campagne.
Alternance d’images : le clergyman court sur un
chemin de campagne où court aussi une femme
à robe décolletée, sans que l’homme et la femme
ne soient jamais montrés dans le même plan.
Séparés, condamnés à ne jamais se rejoindre. Et
dans le palais, une cohorte de femmes de ménage
passe le balai, bientôt témoins du mariage de la
femme avec le clergyman, qui voit le visage de la
femme dans une boule de verre.
Deux types d’avant-gardes se sont épanouis au début du XX e siècle. Louis Delluc a
qualifié la première d’impressionnisme poétique, Noël Burch et Jean-André Fieschi, plus
récemment, l’ont nommée « Première Vague »
en référence à la Nouvelle Vague. Influencés
par l’expressionnisme allemand, les cinéastes
qui l’incarnent (Abel Gance, Marcel L’Herbier,
Jean Epstein) cherchent avant tout à créer une
atmosphère, à créer un « cinéma pur » dégagé
de toute influence du théâtre. Ils composent
une musique des images. S’éloignant encore
plus des scénarios conventionnels, naît une
seconde avant-garde, plus radicale, dans le prolongement d’Entr’acte de René Clair. Visions,
collages, exercices formalistes, les films de
Germaine Dulac, de Luis Buñuel, de Man Ray
rejoignent les conceptions du groupe surréaliste, les idées d’un André Breton voué à « l’automatisme psychique, la dictée de la pensée en
l’absence de tout contrôle exercé par la raison ».
Nombre d’entre eux célèbrent le désir et les
délices de l’amour fou.
En accord avec Antonin Artaud, scénariste
du film, qui prône un « cinéma visuel où la psychologie même est dévorée par les actes », où
« les images naissent, se déduisent les unes des
autres en tant qu’images » (Cinéma et réalité,
1927), Germaine Dulac crée en effet un espace
mental. Plutôt que d’inviter à regarder un rêve,
elle illustre le trajet de l’inconscient en élaborant un nouveau langage qui n’emprunterait
rien aux autres arts. Cette symphonie visuelle
tend vers l’abstraction. S’écartant des conventions de la narration classique, elle se livre à une
expérimentation des rythmes (le film multiplie
les mouvements de corps qui marchent à pas
de loup, à quatre pattes, courent, dansent, s’envolent…), des lumières (le film regorge d’effets
de reflets), à un véritable travail plastique de
l’image (flous, surimpressions, déformations).
On y note quelques clins d’œil : le clergyman
se prend pour le Nosferatu de Murnau lorsqu’il
crispe ses mains comme des griffes, pour
Chaplin lorsqu’il chemine dans un couloir en
maniant sa clé comme Charlot sa badine.
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