Le marquage publicitaire de l`espace parisien : frontières
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Le marquage publicitaire de l`espace parisien : frontières
Communication & langages http://www.necplus.eu/CML Additional services for Communication & langages: Email alerts: Click here Subscriptions: Click here Commercial reprints: Click here Terms of use : Click here Le marquage publicitaire de l’espace parisien : frontières et territories Anne-Aurelie Marchal Communication & langages / Volume 2008 / Issue 155 / March 2008, pp 133 - 144 DOI: 10.4074/S0336150008001099, Published online: 11 March 2009 Link to this article: http://www.necplus.eu/abstract_S0336150008001099 How to cite this article: Anne-Aurelie Marchal (2008). Le marquage publicitaire de l’espace parisien : frontières et territories. Communication & langages, 2008, pp 133-144 doi:10.4074/ S0336150008001099 Request Permissions : Click here Downloaded from http://www.necplus.eu/CML, IP address: 78.47.27.170 on 23 Feb 2017 133 Le marquage publicitaire de l’espace parisien : frontières et territoires PUBLICITÉ « L’air que nous respirons et un composé d’azote, d’oxygène et de publicité. Nous baignons dans la publicité. C’est elle qui nous salue à notre réveil, quand nous ouvrons notre radio et nous accompagne tout le long de notre journée sous les formes les plus diverses. » R. Guérin, 19571 Chaque espace ou territoire est découpé, limité, classé, identifié et représenté en vertu de l’impérieuse nécessité, pour les individus qui y vivent,1 de connaître et d’appréhender leur milieu2. Dans l’environnement urbain l’appréhension du territoire s’organise grâce à la présence de structures officielles spécifiques (limites d’arrondissement, panneaux de signalisation, plaques de rue, mur d’enceinte…) mais aussi, par le biais des pratiques sociales et de l’expérience quotidienne que les citadins ont de leur milieu. Aux frontières naturelles (fleuve, changement de relief) et officielles (découpage administratif) qui structurent la ville, se superposent d’autres limites de l’ordre du vécu qui peuvent se manifester dans des détails ou des éléments considérés comme superflus ou superficiels. Sous l’angle de la phénoménologie, il paraît ainsi pertinent de nous intéresser à ces frivolités néanmoins instructives, tant il est vrai que « la profondeur se cache à la surface des choses »3. Ainsi, afin d’appréhender et de s’approprier leur territoire les citadins usent de tous les éléments mis à leur disposition, répartis à travers l’espace urbain. Il peut s’agir 1. R. Guerin, Les Français n’aiment pas la publicité, O. Perrin, 1957, p. 9. 2. Dans L’image de la cité, K. Lynch a montré l’importance vitale de cette structuration de l’espace, et la façon dont elle s’appuie, en ville, sur l’image que celle-ci peut produire à travers le concept de lisibilité notamment. Ainsi, si « structurer et identifier son milieu est une faculté vitale chez tous les animaux » (p. 4), chez le citadin elle se traduit par la nécessité de posséder une « bonne image de son environnement » (p. 5). Pour ce faire, la ville doit se rendre lisible et donc appréhendable, aux moyens de tous les dispositifs et techniques d’orientation dont elle peut user. 3. Après E. Husserl, plusieurs penseurs tels que Nietzsche, Weber ou Simmel ont partagé cette idée, soulignant l’importance pour l’intellectuel, qui entend comprendre le social, de rester proche du quotidien, du vécu, pour ne pas se perdre dans des élaborations intellectuelles qui oublient ou voilent la réalité. ANNE-AURELIE MARCHAL Au sein de la diversité urbaine, la publicité se fait plurielle. De part ses formes, ses supports ou encore ses contenus, son expression varie en fonction des sites urbains dans lesquels elle s’insère. C’est pourquoi, il nous est possible d’observer, à Paris, comment ces variations publicitaires marquent des frontières et distinguent des territoires, tout en soulignant leur identité. Afin de mettre en relief ce « marquage publicitaire » de l’espace, AnneAurélie Marchal choisit deux exemples particulièrement éloquents : le métro et le boulevard périphérique parisien. Cependant, l’analyse de l’empreinte publicitaire dans l’environnement urbain ne se limite pas à ces seuls sites emblématiques, car il est possible, selon l’auteur, de mettre en évidence la place importante de la publicité à travers différentes dimensions des frontières urbaines : spatiales, temporelles ou encore sociales. communication & langages – n° 155 – Mars 2008 134 PUBLICITÉ d’objets dont la fonction séparative est explicite et exclusive (tels que les murs, les fils barbelés, les fossés…), ou bien de structures qui érigent des frontières et marquent des identités sans que cela ne constitue leur fonction première (tels que le tracé des rues, l’architecture, le décor urbain, le mobilier urbain ou encore les magasins…). Enfin, à cette multitude de signes qui organisent et balisent la cité, s’additionnent et se superposent des repères pouvant être, de prime abord, considérés comme d’infimes bagatelles, quantités négligeables, insignifiants en la sorte. L’affichage publicitaire fait partie de ces éléments dont on ne peut sous-estimer l’importance et l’influence dans le paysage urbain. Le constat de l’omniprésence et de la diversité de la publicité dans la ville suffit à rendre compte de son implication dans la vie matérielle et symbolique de la ville, notamment du point de vue de la construction de ses frontières et de ses identités territoriales. PLURALITÉ PARISIENNE ET PLURALITÉ PUBLICITAIRE Dans la capitale, l’expression publicitaire doit s’adapter au lieu dans lequel elle s’insère. Elle modifie ainsi son implantation, ses supports, sa densité, en un mot, son apparence, pour satisfaire les diverses exigences et impératifs auxquels elle est soumise (règlement local de la publicité4, objectifs commerciaux…). Dès lors, en modulant ses formes de la sorte, elle contribue à souligner la diversité et la différence des espaces urbains qu’elle occupe. C’est aussi l’une des conséquences du zonage précis auquel elle est contrainte dans Paris. En effet, les zones de publicité restreintes, interdites ou élargies qui sont instaurées par la municipalité, constituent, en elles-mêmes, un mode de découpage du territoire, et marquent des frontières que l’aspect variable de la publicité vient dessiner et renforcer. En changeant d’allure, la publicité trace ainsi des frontières, isole des territoires, marque et identifie des lieux urbains. Sa présence peut, par exemple, se matérialiser sur des supports luxueux, tels que les colonnes Morris ou les mâts d’affichages, localisés aux abords des sites les plus prestigieux de Paris, c’est-à-dire près des sites protégés. Au contraire, elle peut prendre forme sur des supports, jugés très efficaces et appréciés en tant que tel par les afficheurs, publicitaires ou annonceurs tandis que les défenseurs du patrimoine et du paysage parisien les considèreront par trop disgracieux, à l’image des panneaux 4 × 35 ou des néons apposés en toiture. Selon ses différentes configurations, la présence de la publicité souligne de la sorte la majesté de certains sites ou, à l’opposé, leur manque de noblesse, et par là même de respectabilité. Il est, dès lors, fortement improbable de rencontrer ces deux types d’affichage sur un même site. La pluralité de la 4. Le règlement local de la publicité et des enseignes à Paris se compose de deux documents : l’un résume l’ensemble des textes qui définissent la place de la publicité dans la ville : il s’appuie sur la réglementation nationale, marquée par les préoccupations écologiques émanant de la loi de protection de l’environnement de 1979. Il établit, en outre, des règles prenant en compte, plus précisément, les particularismes locaux. Le second document est constitué par le Plan de zonage. Il s’agit ici de découper le territoire en différentes zones selon le degré de permissivité accordée à la publicité : Zone de publicité restreinte, interdite ou élargie. 5. Le nouveau règlement de la publicité à Paris paru en juin 2007 prévoit effectivement de supprimer l’ensemble des panneaux 4 × 3 de l’espace parisien (le règlement en vigueur jusqu’à présent datait de 1986). communication & langages – n° 155 – Mars 2008 Le marquage publicitaire de l’espace parisien 135 publicité6 lui offre la possibilité de s’adapter aux sites urbains et ses apparences deviennent ainsi caractéristiques d’un type de lieu. À des formes urbaines correspondent des formes publicitaires. Dans la ville, il est possible de rencontrer autant de modalités d’expression publicitaire qu’il y a de disparité des lieux. À Paris, la réglementation de l’affichage dans les différents territoires de la cité incite les afficheurs à modifier leurs techniques et utiliser ou créer des supports variés selon qu’ils veulent s’implanter dans les gares, dans les aéroports, dans la rue, dans les transports en commun, dans le centre ou en périphérie, aux abords des monuments, ou encore le long des grandes voies de circulation… Ses formes plus ou moins grossières ou raffinées, imposantes ou discrètes, exceptionnelles ou communes, accentuent l’identité des territoires. En outre, en participant à modeler leur aspect, elle influe sur leur sens et leur symbolique. Les publicités lumineuses implantées en haut des toitures sont, par exemple, à Paris, spécifiques à certains lieux tels que les abords du boulevard périphérique, des Portes de Paris ou des Places du nord parisien (Clichy, Pigalle, Blanche…). Inversement, les plus sages formats des colonnes Morris (réservés à l’affichage culturel) sont très fréquents dans le centre de la capitale (abords de l’Hôtel de ville, du Palais Royal, de Notre-Dame…). Aux différentes sortes de publicité correspondent des lieux distincts par leur aspect et leur symbolique, leur signification et leur représentation. Les affiches sauvages collées sur les piliers de ponts, les toiles publicitaires recouvrant les murs aveugles des immeubles bordant les voies de circulation, ou encore les entrées d’agglomérations saturées de panneaux publicitaires de toutes tailles ; ces quelques exemples attestent de la coïncidence entre type urbain et type publicitaire. À cet effet, les changements de lieux et de territoires sont aussi perceptibles à travers les changements publicitaires. La publicité fonctionne dès lors comme une empreinte qui marque la différence et signe l’identité des lieux. Comme l’architecture ou le mobilier urbain, le phénomène publicitaire participe à l’art de la rue7, ses mutations dans l’espace en font un instrument de représentation et différenciation du lieu. L’affichage publicitaire, doit, en effet, être considéré comme un réel outil de transformation de l’espace de la ville, ainsi que le souligne Georges Préli : « ce phénomène qui sature d’images les murs de la ville et qui, tout en modifiant les lois du marché, transforme aussi la perception de l’espace »8. De fait, B. Ibusza9 nous rappelle que la publicité se trouve être un « élément urbanistique majeur ». Son implantation dans l’espace urbain participe donc à tracer des frontières et à les rendre plus nettes, plus évidentes. De même, elle est impliquée dans la construction identitaire des 6. Dans la capitale, la publicité se donne en effet à voir sous des modalités très diverses : affichage grand format ou petit format, panneaux fixes ou déroulants, publicité lumineuse, écrans plasma, publicité mobile (bus, cars, taxis…)… 7. Les arts de la rue représentent un ensemble assez vaste de moyens ou de concepts qui participent au cadre et à la qualité de vie urbaine. Ils sont ainsi impliqués dans l’animation des villes, la communication, ou encore l’expression culturelle, dans lesquels l’affichage trouve sa place. 8. G. Préli, « L'affiche dans la société urbaine, notes de lecture » dans Communication, n° 197. 9. L’urbaniste B. Ibusza souligne, en effet, l’importance de l’impact visuel de la publicité dans la ville qui lui confère par là même des qualités urbanistiques puissantes pour le modelage et l’apparence de l’espace urbain : « L’expression de la publicité, sa manifestation à travers l’urbanisme, créent un outil d’une envergure bien plus considérable que n’importe quel autre élément dont l’urbanisme moderne puisse disposer » dans La publicité bâtie, élément majeur de l’aménagement de l’espace, 1974, p. 16. communication & langages – n° 155 – Mars 2008 136 PUBLICITÉ lieux contribuant à leur donner un visage, une image, une spécificité. OutreAtlantique, la réputation mondiale de certains quartiers tient à la profusion publicitaire qui construit leur identité : songeons à Piccadilly Circus ou encore Time Square10. Il y a, à Paris, deux lieux particulièrement représentatifs de la façon dont la publicité laisse son empreinte sur un espace, en modifie quelque peu l’aspect et par là l’atmosphère, le rendant insolite, atypique… L’apparence originale que prend la présence publicitaire en ces deux lieux que sont le métro et le boulevard périphérique parisiens, témoigne de la singularité de ces territoires dans l’environnement de la capitale et renforce sans doute leur spécificité (et leur isolement ?). La configuration de la publicité se caractérise ici essentiellement par son intensité et sa démesure (voire son gigantisme), deux particularités réunies qu’il est très rarement permis d’observer dans le paysage parisien. En effet, de nombreuses réglementations prohibent la publicité dans Paris. Elles ont pour but de protéger la splendeur architecturale, monumentale et patrimoniale de la capitale historique. Or, les productions publicitaires, assimilées au capitalisme débridé et dévalorisées par une tradition judéo-chrétienne iconoclaste11, ne parviennent pas à se rendre respectables. Dès lors, on craint toujours d’elles qu’elles ne viennent souiller, par des frivolités contemporaines, la grandeur historique de Paris. Pourtant, il est des sites auxquels on accorde moins de prestige, qui ne font pas encore l’objet de protection particulière au nom du patrimoine, et où, par conséquent, les autorités locales se montrent plus permissives. Ces sites sont empreints d’un esprit publicitaire qui fonde leur image et leur identité. LE MÉTRO PARISIEN OU LA PROFUSION PUBLICITAIRE AU CŒUR DE LA CITÉ. C’est, tout d’abord, son caractère souterrain qui dévalorise le métro parisien. Comparativement à la surface, le souterrain est, anthropologiquement, lié à l’imaginaire de la nuit. Il évoque les ténèbres, l’impur, le Mal, les bas-fonds. Il compte parmi les lieux fantasmatiques de la peur. Il est fréquemment associé au danger et considéré comme peu fréquentable en comparaison de la surface lumineuse12. À Paris, 10. L’architecte Pierre Dufau va jusqu’à souligner l’apport de la publicité dans ce type de lieu par ailleurs dépourvu de toute autre attractivité esthétique (architecture, monument…) : « Prenons l’exemple de Time Square à New-York, voilà une place informe, laide d’architecture, et d’ailleurs mal fréquentée. C’est l’orgie de la publicité qui en a fait un des sites les plus célèbres au monde et probablement le plus rentable d’un point de vue publicitaire (…) je trouve l’ensemble significatif puisqu’il prouve qu’il est des cas où la publicité même excessive, peut valoriser un site sans intérêt. » P. Dufau, « La publicité, l’architecture et le paysage », Humanisme et entreprise, n° 62, août 1970. 11. En effet, l’une des raisons qui peut expliquer la méfiance envers la publicité profondément ancrée dans nos représentations, tient à celle plus prégnante encore, qui redoute globalement le pouvoir des images, héritée de la tradition judéo-chrétienne qui est la nôtre. 12. Selon l'imaginaire occidental, en effet, le monde est divisé en deux parties : l'ordre d'un côté et le chaos de l'autre qui incarnent respectivement le bien et le mal, le pur et l'impur. Cette grande dichotomie est concrètement associée à celle du jour et de la nuit : la nuit, les ténèbres, la peu ; le jour, la lumière, la sécurité. Ainsi, dans la ville, ces grandes peurs primordiales se cristallisent dans desespaces, des territoires, de sorte que le souterrain ou la périphérie représentent la menace en comparaison du centre qui incarne l'ordre rassurant. Dans cette perception mythique de la ville, le sombre souterrain est la figure du néant, il est associé à l'imaginaire de la nuit qui génère le sentiment d'insécurité : « La nuit, (…), que l'on distingue du jour depuis la création du monde ainsi que le rappelle le récit de la Génèse, puis toute la littérature – la nuit est faite de ténèbres et d'ombres, sa couleur est le noir. communication & langages – n° 155 – Mars 2008 Le marquage publicitaire de l’espace parisien 137 c’est essentiellement sa fonction utilitaire de déplacement rapide et de transport massif qui lui a conféré une quelconque valeur auprès des citadins et des pouvoirs municipaux. Ce désintérêt envers le souterrain parisien a donc permis une implantation publicitaire exceptionnelle et l’explique en partie. Dans le métro, la publicité jouit d’une grande liberté, elle s’implante partout : dans les stations sur de très imposants panneaux, dans les couloirs, dans les wagons, et recouvre même parfois, grâce à la technique de l’habillage13, une rame de métro dans sa totalité. La répétition d’une même affiche sur plusieurs mètres, voire dizaines de mètres lui est possible techniquement et légalement, ce qui est inconcevable ailleurs. L’atmosphère du métro parisien baigne entièrement dans la publicité, ce qui souligne la frontière avec l’extérieur, c’est-à-dire la surface, mais aussi assure le lien avec elle. En effet, la présence publicitaire à l’extérieur comme à l’intérieur du métro engendre une certaine continuité avec « le dehors », elle fait le lien entre ces deux espaces, ces deux mondes, elle permet de maintenir le contact. Car l’ambiguïté de la notion de frontière tient dans sa double fonction de cloison et de connexion. Les multiples affiches et leurs thèmes variés sont pour l’usager du métro des « échappées vers un ailleurs »14, des appels vers l’extérieur, des stimulants pour leur imagination qui atténuent la violence que pourrait provoquer la vacuité du métro : « La publicité dans le métro par exemple, a bien pour fonction de détourner l’attention, de décentrer les individus du lieu où ils sont concrètement. Un espace métaphorique sollicitant le rêve, les désirs, s’impose et se superpose à un territoire machinique et souterrain. Les citadins sont comme extirpés, ex-territorialisés de la pesanteur des lieux par les images.15 » En conséquence, la publicité souligne la frontière ou l’opposition fondamentale qui sépare ces deux territoires que sont la surface et le souterrain, mais surtout, elle contribue à rendre cette frontière plus supportable. Elle amortit la « chute » dans le souterrain. De nombreux observateurs soulignent combien, dans le métro, sécurité et publicité sont liées. La publicité rassure, et, principalement, parce qu’elle atténue la solitude et l’isolement des citadins de nos villes contemporaines, qui deviendrait particulièrement insupportable dans les « boyaux » peu hospitaliers du métro. Les responsables de la RATP ont très rapidement perçu la nécessité d’égayer ces couloirs et ces stations, et ont eu immédiatement recours à la publicité, conscients de l’animation, la distraction et la vitalité qu’elle pouvait apporter en ces lieux hostiles, tout en possédant l’avantage certain de générer des recettes et non un surcoût. En témoignent les propos tenus par J. Foby, appartenant à la société C'est un abîme dans lequel on chute sans autre repère que sa peur. » (T. Paquot, « le sentiment de la nuit urbaine aux XIXe et XXe siècles » dans Annales de la recherche urbaine, n° 8. 13. Les opérations d'habillage sont désormais fréquentes sur les bus, métro, car ou taxi « Ce type d'opérations prolifère depuis quelques années grâce à un nouveau support adhésif permettant d'afficher une image sur une vitre sans occulter la visibilité des passagers. On peut recouvrir totalement un véhicule, fenêtres comprises, avec un visuel ; c'est ce que les Américains appellent le “total covering” ». Extrait de CB NEWS n° 525, mai 1998. 14. A. Mons, La métaphore sociale, Paris, PUF, 1992, p. 119. 15. Ibid., p. 122. communication & langages – n° 155 – Mars 2008 138 PUBLICITÉ Métrobus16, interrogé en 1984 sur les méthodes d’animation du métro : « Il existe, dans le monde, des métros purement fonctionnels dont le luxe de l’aménagement ne parvient pas à effacer la tristesse et la monotonie. Le voyageur se retrouve enfermé dans un monde clos. Il est transporté sous une lumière froide (…). [Ainsi] L’animation a consisté à rendre cet univers essentiellement fonctionnel plus vivant, plus gai, tendant à faire oublier au public la nécessité de descendre sous terre (…). On a pensé alors à mettre en place des affiches de grand format, hautes en couleurs la plupart du temps, dont la présence a radicalement modifié cette ambiance en formant à elles seules un décor attrayant.17 » Il apparaît donc aujourd’hui de façon indéniable que l’identité de ces lieux, l’âme même du métro, se verraient profondément modifiés si l’on devait en ôter toute publicité. Dans sa conception architecturale actuelle, cela ne le rendrait-il pas infréquentable ?18 L’exemple de la ligne 14 témoigne de l’effort architectural à faire, pour pouvoir, sans conséquences négatives, restreindre la publicité. En effet, dans ces stations, où l’on a fortement réduit la taille des panneaux publicitaires, on a aussi permis d’incroyables hauteurs de plafonds19. On a même parfois installé (derrière des vitres) des pseudos espaces verts, trompe-l’œil en plastique, destinés à produire virtuellement l’oxygène qui semble se raréfier en sous-sol. Sans doute, en soulageant de cette manière l’écrasement du souterrain ressent-on moins le besoin de l’échappée imaginaire ou symbolique que peut offrir la publicité notamment… Il reste que, dans les locaux du Météor, l’atmosphère du métro n’a rien de comparable avec les autres lignes, la frontière avec l’extérieur est estompée, l’identité est modifiée. Le choc de l’enfermement souterrain n’est plus aussi perceptible, la frontière avec la surface est atténuée, ce qui conduit la publicité à suivre cette inclinaison et à adopter des formes s’apparentant nettement plus à celles qu’elle utilise en surface qu’à celles qu’elle a développées usuellement 16. Métrobus est une régie publicitaire spécialiste des campagnes d’affichage dans les transports, son domaine d’action s’étend des bus aux métros (parisiens et marseillais), RER, entrées de métro… 17. J. Foby, propos recueillis par A. Parinaud, « Connaissez-vous le chinois ? », dans Les arts de la rue, Bordeaux,, Livre blanc, 4e congrès des arts de la rue 1984, p. 400. 18. Nous pouvons noter ici, l'exemple du métro lillois, qui a longtemps refusé l'invasion de la publicité dans ses locaux, et qui a dû, récemment, se résoudre à la laisser pénétrer dans ses stations. En effet, malgré une architecture beaucoup plus récente que le métro parisien (le VAL lillois date de 1982) et souhaitée parfaite, les enquêtes menées auprès des utilisateurs ont révélé les faits suivant : « (…) sans conducteurs, sans vendeurs de billets ni agents d'accueil, le VAL lillois n'est pas particulièrement rassurant, même si les incidents n'y sont pas plus nombreux qu'ailleurs grâce à la télésurveillance , “plus des trois quarts des voyageurs préfèrent le métro avec des panneaux d'affichage plutôt que sans. Mieux encore, près de la moitié des 702 personnes interrogées estiment que non seulement la publicité n'est pas dérangeante, mais qu'en plus elle est à la fois distrayante et informative ». Ces résultats d’enquête rapportés par F. Roy dans un article paru dans Le Monde daté du 28 octobre 2000, nous montrent clairement comment la publicité peut être utilisée comme ressource pour « ré-humaniser » un territoire. Elle génère une forme de communication, s’adressant à tous individuellement, elle redonne vie à ces lieux, qui, malgré une surfréquentation sont avant tout des lieux de solitude. 19. Les efforts de la RATP pour redonner un peu de chaleur et de convivialité au métro, visant à estomper la frontière avec la surface, grâce à la pénétration directe de la lumière du jour, sont par ailleurs évidents, comme en témoigne la station de la ligne 14 où l’on a édifié « un vaste puits abrité par une coupole monumentale en verre : la lentille, qui laisse pénétrer la lumière du jour jusqu’au fond de la station » (Le Figaroscope, semaine du 27 mars au 2 avril 2002). communication & langages – n° 155 – Mars 2008 Le marquage publicitaire de l’espace parisien 139 dans le métro parisien. Dans les stations de la ligne 14, on a implanté, dans un souci d’esthétisme (préoccupation nouvelle dans le métro), des panneaux lumineux extra-plats au format modeste, qui n’ont que peu de point commun avec les séries d’affiches géantes qui recouvrent les murs des stations voisines. Le souterrain fait moins clairement rupture avec la surface, il est « contaminé » par elle : par ses impératifs, ses convictions, par son aspect, son identité, sa lumière. Le plus grand prestige que le métro parisien cherche ainsi à acquérir désormais passe par une diminution de la publicité, car à l’image de ce que l’on observe en surface, l’élégance d’un site ne peut souffrir la souillure publicitaire. Notons cependant qu’elle ne disparaît pas complètement, car sans doute son absence serait-elle trop surprenante, voire mal vécue dans un lieu qui articule massivement sa symbolique et son identité autour d’elle20. À l’heure actuelle, le métro reste encore le seul lieu parisien où, globalement, il est permis à la publicité de s’exprimer avec autant d’enthousiasme et de possibilités. Cette indulgence souterraine à l’égard de la publicité marque et accentue la distinction de valeur et de symbolique, c’est-à-dire d’identité et d’image, entre ce sous-sol et la surface prestigieuse de Paris, à laquelle il convient d’épargner, le plus possible, l’impureté publicitaire. De façon paradoxale, la publicité, puisqu’elle est mal perçue en France21, contribue à donner une image peu valorisante du métro, en même temps qu’elle permet de le rendre plus supportable et fréquentable. Sa prolifération, son abondance, son ampleur et son immensité dans les couloirs du métro en font un lieu tout à fait singulier et tellement distinct du Paris qui s’anime en surface qu’il paraît évident qu’ici la frontière et l’identité du territoire sont puissamment soulignées, et en partie générées, par la publicité elle-même. LE BOULEVARD PÉRIPHÉRIQUE : AUX FRONTIÈRES DE LA PUBLICITÉ Un autre haut lieu de fréquentation parisienne se trouve correspondre aux caractéristiques du métro. Il est desservi par une architecture pauvre et insignifiante et dévalorisé par sa fonction exclusivement utilitaire. Lieu de passage, de migrations quotidiennes, de déplacements incessants, il est, comme le métro, un emplacement particulièrement opportun pour la publicité, et surtout il ne suscite guère d’attentions et de précautions. Le boulevard périphérique est donc lui aussi un de ces “non-lieux” où se pressent et s’agglutinent de nombreux citadins, qui, pour la plupart, ne se connaissent pas, ne se reverront peut-être jamais, et ne communiquent finalement qu’avec les panneaux lumineux indiquant les temps de 20. En effet, peu d’éléments, dans le métro, lui offrent de développer une identité propre, de se distinguer et de s’établir en tant que lieu précis (il apparaît avant tout comme un non-lieu). Même sa répartition spatiale ne lui est pas propre, elle est calquée sur l’identité de la surface. Chaque station représente un point en surface, un monument, une rue, un site. La surface est immergée dans le souterrain, mais c’est sans doute l’identité propre du métro qui se noie dans cette continuité. 21. Lorsque l’on s’intéresse au vécu des citadins et des parisiens plus particulièrement, il émane de leurs pratiques concrètes une réalité parfois très différente de celle qui peut ressortir de leur propos. En effet, si une grande partie des Français se déclare publiphobe (43% d’après le sondage TNS Sofres de 2005 : « L’image de la publicité auprès des Français » publié sur www.tns-sofres.com), on remarque que dans leur usage quotidien de la ville, la présence de la publicité joue finalement un rôle important (animation, identification, mouvement,…). communication & langages – n° 155 – Mars 2008 140 PUBLICITÉ parcours entre les différentes portes22. Ce n’est pas un lieu investi pour son attrait mais pour son utilité. C’est un passage obligé pour atteindre un but, une destination, sans autre intérêt intrinsèque. En plus de sa conception peu attrayante, le périphérique est aussi désavantagé par son état de frontière. Il représente, en effet, en lui-même, une limite territoriale évidente et imposante entre la ville lumière et sa banlieue obscure23… Sorte de rempart, ce n’est pas la première enceinte qui vient entourer la capitale, mais si elle n’a pas un but clairement défensif comme les précédentes, elle n’en reste pas moins la limite qui divise deux zones que l’on se refuse à confondre ou à mêler : Paris « intra-muros » (puisque l’expression demeure) et sa périphérie24. Après le boulevard des maréchaux, il est la dernière « ligne de défense » qui protège la ville de la banlieue, qui repousse « cette menace de subversion aux portes de la ville », car depuis toujours « se mêlent, inextricablement, dans l’image de la banlieue, des perceptions négatives léguées par l’histoire, celle plus lointaine des faubourgs comme celle plus récente de la banlieue ouvrière »25. Ce boulevard représente donc à lui seul une frontière, ou plutôt une zone de frontière. C’est un espace qui 22. En effet, dans la description que fait M. Augé des « non-lieux », on constate que ce concept peut correspondre autant au métro qu'au périphérique parisien : « On voit bien que par “non-lieux” nous désignons deux réalités complémentaires mais distinctes : des espaces constitués en rapport à certaines fins (transport, transit, commerce…), et le rapport que les individus entretiennent avec eux » (p. 118). Il ajoute : « La médiation qui établit le lien des individus à leur entourage dans l'espace du non-lieu passe par des mots, voire par des textes. (…) Ainsi sont mises en place les conditions de circulation dans des espaces où les individus sont censés n'interagir qu'avec des textes sans autres énonciateurs que des “personnes morales” ou des institutions dont la présence se devine vaguement ou s'affirme plus explicitement derrière les injonctions, les conseils, les commentaires, les “messages” transmis par les innombrables “supports” (panneaux, écrans, affiches) qui font partie intégrante du paysage contemporain » (p. 121) (M. Augé, Non-lieux, Paris, Seuil, 1992). 23. R. Caillois étudie avec précision cette opposition entre centre et périphérie relevant de l’imaginaire du pur et de l’impur : « La configuration des villes modernes rend encore perceptible, sur un certain plan, la valeur en partie mythique, en partie objective, de cette disposition : au centre, l’église ou la cathédrale (siège du divin), l’hôtel de ville, les bâtiments officiels, le palais de justice (symboles et temples du pouvoir et des autorités), les théâtres, les musées, le monument aux morts, les statues des grands hommes (aspects divers du patrimoine sacré de la cité), bénéficient de larges places, de vastes artères, des jardins fleuris ; la nuit, un éclairage éblouissant apporte à ces quartiers privilégiés l’éclat et la sécurité. Autour de ce noyau rassurant, chaud, officiel, les grandes agglomérations développent une ceinture d’ombre et de misère où les rues sont étroites, mal éclairées, peu sûres, où l’on situe les hôtels borgnes, les bouges, et les diverses sortes d’établissements clandestins, où l’on imagine rassemblés les rôdeurs, les prostituées, les hors-la-loi de toute espèce. (….). Ainsi l’opposition du pur et de l’impur, passée du domaine religieux au domaine laïc, devenue celle de la loi et du crime, de la vie honorable et de l’existence crapuleuse, a gardé l’ancienne topographie des principes mystiques : le bien au centre, le mal à la périphérie » dans L’homme et le sacré, Paris, Gallimard, 1950, p. 67-68. 24. Les propos de l’inspecteur général, chef des services techniques de topographie et d’urbanisme, au moment des premières réflexions concernant l’établissement du boulevard périphérique attestent de cette volonté de pérenniser, en quelque sorte, les remparts qui ont toujours existés entre Paris et sa banlieue « Il importe d’éviter à tout prix que Paris ne « coule » dans une banlieue qui l’enliserait à nouveau pour un siècle. Paris, grand salon de l’Europe, requiert des soins, des sacrifices et des égards particuliers et il doit être défini d’une manière élégante et précise, afin que les étrangers, abordant l’Ile-de-France, puissent dire : voici Paris, sans le confondre avec Levallois, Aubervilliers, Pantin, Vitry ou Malakoff. Ce sera le rôle dévolu au boulevard périphérique de sertir de ses belles lignes de peupliers, d’ormes et de platanes, le territoire parisien. » Projet d’aménagement de la ville de Paris. « La voie parisienne », 1943 (p. 153), cité dans Jean-Louis Cohen, André Lortie, Des fortifs au périf, Paris, les seuils de la ville, Paris, Picard éditeur, Édition du Pavillon de l’Arsenal, 1991. 25. H. Rey, La peur des banlieues, Paris, Presses de science Po., 1996, p. 24. communication & langages – n° 155 – Mars 2008 Le marquage publicitaire de l’espace parisien 141 n’est ni dans la ville, ni en dehors de la ville, ni dans Paris, ni dans sa banlieue, c’est un territoire orphelin. Il isole et relie à la fois deux territoires, il est une illustration du concept de Georg Simmel : à la fois Brücke und Tür, le pont et la porte. Comme le métro, c’est un espace qui occupe une place singulière dans la cité, son identité se construisant autour de sa fin utilitaire ; sa conception architecturale, son poids historique, culturel ou social entrant en rupture avec le reste du territoire parisien… La publicité, semble-t-il naturellement, est venue occuper cet espace extra-ordinaire. Le boulevard périphérique, espace interstitiel et espace chaotique est ainsi parsemé de panneaux publicitaires et autres formes de supports publicitaires, tels que les toiles ou les néons, qui sont largement prohibés ailleurs dans le territoire parisien. Ceci en fait un site particulier et contribue à l’établir en tant que territoire ayant une spécificité, une singularité et donc une identité. Par exemple, certains endroits du périphérique sont célèbres et même mondialement connus. Ils ont une identité locale, nationale et internationale, grâce à la seule spécificité de l’implantation publicitaire lumineuse qui s’y trouve surprenante, attrayante et fascinante. De même que le territoire de Time Square forge son identité, universellement reconnue, sur la démesure publicitaire, le périphérique nord est réputé pour ses néons. Ce lieu que l’on nomme aussi « l’allée des présidents », car les PDG des sociétés étrangères aiment à l’emprunter en sortant de Roissy pour y admirer leur propre publicité, représente à lui seul un attrait certain à l’échelle internationale. Or, il faut rappeler combien cette forme de publicité possède un caractère attractif qui vitalise, égaye et régénère des quartiers ou des zones plus ou moins moroses26. En conséquence, dans cette partie du boulevard, le périphérique devient moins lugubre, presque gai. Les lumières rassurent, les couleurs fascinent. Le périphérique n’est plus seulement un axe de circulation, il mérite enfin son nom quelque peu usurpé, et d’ailleurs fort peu utilisé de « boulevard » car il se distingue et se reconnaît dans toutes les mémoires pour ce particularisme qui le rend unique et le sort de sa neutralité. La publicité participe de la sorte à réveiller un imaginaire de l’espace dans ces lieux quelque peu abandonnés à leur piètre élaboration urbanistique. L’urbaniste Bela Ibusza le rappelle en ces termes : « de toute façon (…), la publicité bâtie contribue à l’embellissement de la ville, en rendant la cité plus vivante, elle constitue un véritable moteur dans le modelage du visage nocturne d’une ville »27. Sur le périphérique la présence publicitaire, comme partout, est surveillée et contrôlée par la réglementation municipale, mais elle est cependant bien plus libre et imposante qu’ailleurs. Les panneaux, au format maximum autorisé sont bien souvent regroupés par deux ou trois. Les toiles, fresques murales, descendantes 26. Cette attractivité est particulièrement remarquable à la nuit tombée. L’illumination des néons publicitaires dans le ciel parisien offre tout à la fois un spectacle divertissant et un sentiment de puissance vivifiant. Déjà en 1943 M. Deribere faisait ce constat : « Reconnaissons-le franchement ! Le charme de la nuit pour tous ceux qui habitent une capitale ou qui en sont les hôtes, se trouve avant tout dans cette affirmation de puissance qui émane de toutes les forces de la lumière, envahissant les rues, escaladant les façades, inondant les trottoirs. » cité par B. Ulmer et T. Plaichinger, Les écritures de la nuit, Paris, 1987, p. 114. 27. B. Ibusza, La publicité bâtie, élément majeur de l'aménagement de l'espace, ed.s.n., 1974, p. 21 et p. 39. communication & langages – n° 155 – Mars 2008 142 PUBLICITÉ directes des murs peints, mais répondant à l’impératif de changement rapide de nos sociétés, sont à nouveau visibles sur les murs aveugles des immeubles qui bordent le boulevard circulaire28. Leur caractère gigantesque n’est pas sans évoquer la grandeur de la métropole, le gigantisme publicitaire fait ici écho au monumentalisme architectural. Ce lieu purement fonctionnel destiné à la mobilité prend quelque peu l’allure d’un site particulier, non pas par la présence d’un patrimoine monumental mais par celle d’une publicité monumentale. Le climat, l’atmosphère du boulevard, sont aussi rendus uniques par l’imposante présence des néons surdimensionnés. Ces illuminations reflètent la grandeur de la ville lumière, et il semble qu’en ces lieux seulement, ou le plus évidemment du moins, le périphérique se rapproche de la symbolique parisienne. Il convient, en conséquence, de ne pas nier toute l’importance urbanistique mais également symbolique que prend la publicité, et spécialement la publicité lumineuse, dans la vie de la ville, pour constater que, par son concours, le visage et l’ambiance du périphérique deviennent sensiblement plus proches des idéaux de prestige et de grandeur de la capitale. La lumière et les couleurs sont essentielles à la vitalité, ou plus simplement à la vie. Le rôle tenu ici par la publicité apparaît évident, comme le souligne Georges Elgozy à travers ces propos : « La couleur est sans danger pour l’homme comme pour l’enfant. Mais c’est l’absence de couleur qui devient le pire des dangers pour tous. À un paradis statique et monochrome, l’être humain préfère sans doute un enfer lumino-dynamique. S’il ne sait pas, c’est que – par bonheur – il n’a connu que son enfer. »29 De même que les immenses toiles publicitaires apposées sur les façades, ces enseignes lumineuses dispersées sur le périphérique, reflètent emblématiquement la grande cité, la métropole et sa démesure, son pouvoir illimité. L’expression de « ville lumière », prend aussi corps à travers ces néons, et l’on mesure instantanément la puissance de la grande ville, qui, déjà, possède le pouvoir de lutter contre la nuit, de la repousser et même d’égayer et de vitaliser ce territoire des ténèbres. Il s’agit ici d’une nouvelle frontière urbaine dans laquelle la publicité se trouve impliquée et que nous signalerons, mais pour ne l’aborder que brièvement, car elle pourrait faire l’objet d’un développement complet dépassant le cadre de cet article : la frontière entre le territoire diurne et le territoire nocturne. À l’évidence, l’éclairage public de la ville constitue l’élément essentiel de lutte contre la nuit urbaine, cependant, la publicité lumineuse y apporte un supplément de vie. Elle rompt avec la monotonie que l’éclairage public installe ; elle divertit, et offre un certain dynamisme, elle anime la nuit. À nouveau, la présence publicitaire se pose, pour les citadins, comme rassurante, reliante, presque protectrice. Comme c’est le cas dans le souterrain, publicité et sécurité s’articulent de la 28. Les murs peints fermement réglementés (par la loi de 1979) et largement prohibés dans Paris ont peu à peu disparu, et particulièrement les murs peints publicitaires. On en découvre quelques vestiges parfois, témoins d’une époque révolue. Sans doute peut-on croire que leur extinction n’est pas due uniquement à la réglementation mais aussi à leur caractère durable et statique qui ne correspondait plus à l’éphémérité publicitaire. Avec la découverte de nouvelles techniques ce tort est réparé et désormais les murs ne sont plus peints mais « toilés ». 29. G. Elgozy, « Défense de ne pas afficher ! », Les arts de la rue. Livre blanc, op. cit., p. 346. communication & langages – n° 155 – Mars 2008 Le marquage publicitaire de l’espace parisien 143 même manière ici. Sur ce point précisément, il nous est permis d’évoquer les travaux de J.-M. Deleuil et J.-Y. Toussaint, qui, dans leur analyse de la nuit lyonnaise, font les constats suivants : « Même en centre-ville, le jeu des contrastes les déprécie, et, faute de ne pouvoir afficher de publicité, ces espaces publics sont disqualifiés, et avec eux la reconnaissance d’une vie publique possible la nuit ailleurs qu’à la chaleur des enseignes », ils ajoutent que dans le cas d’une absence de publicité « l’inquiétude succède aux certitudes rassurantes de la consommation : que fait-on en un lieu sans publicité ? Sommes-nous en sécurité ? »30. LE RYTHME DU PRÉSENT Le phénomène publicitaire dans l’espace urbain entretient donc quantité d’interactions avec son environnement et ceux qui y vivent. Les sites dans lesquels il laisse son empreinte se trouvent marqués dans leur matérialité, leur imagibilité31 ainsi que dans l’usage qu’en font les citadins. En considérant la présence publicitaire dans le milieu urbain au-delà de la seule superficialité qu’on lui admet communément, nous pouvons commencer à mesurer son implication dans la structure matérielle et symbolique de la cité. Les exemples choisis ici, du métro et du périphérique, sont particulièrement éloquents, mais plus généralement, dans la configuration de l’espace urbain, la publicité doit être considérée comme un élément urbanistique, culturel, économique ou social majeur. La présence constante de la publicité dans nos villes contemporaines doit conduire l’observateur de l’urbain à l’envisager pleinement comme un acteur du champs urbain qui agit et interagit dans et sur son environnement, de la même façon que son évolution depuis sa création a conduit les observateurs sociaux à la comparer à une institution sociale32, tant son influence sur l’émergence, la pérennité et la compréhension des valeurs et représentations de notre société est devenu évident. Évoquons finalement une autre frontière sur laquelle la publicité à une incidence pour rappeler l’intérêt d’étudier l’implication de la publicité dans toutes les dimensions de l’urbain. Il s’agit cette fois de temporalité. En effet, dans une ville patrimoniale comme Paris, qui tend à la muséification, les signes du passé omniprésents semblent entrer en conflit avec ceux du présent. Or, le présentéisme 30. J.-M. Deleuil, J.-Y. Toussaint, « De la sécurité à la publicité, l’art d’éclairer la ville », Les annales de la recherche urbaine, n° 87. 31. Notion développée par K. Lynch dans L’image de la cité (op. cit). L’auteur en donne la définition suivante : « “l’imagibilité” : c’est, pour un objet physique, la qualité grâce à laquelle il a de grandes chances de provoquer une forte image chez n’importe quel observateur. C’est cette forme, cette couleur ou cette disposition, qui facilitent la création d’images mentales de l’environnement vivement identifiées, puissamment structurées et d’une grande utilité. » p. 11. 32. H.-P. Jeudy s’interrogeait, en effet, sur le rôle social de la publicité, notamment dans le contexte d’une crise des valeurs touchant nos sociétés modernes et les institutions majeures sur lesquelles elles s’édifient. Dès les premières lignes de La publicité et son enjeu social, il posait ainsi la problématique : « La publicité se présenterait-elle comme la « nouvelle » scène où est mis en jeu l’ensemble des valeurs et des représentations sociales ? Ne produit-elle pas des modèles qui parlent et façonnent les pratiques sociales de la vie quotidienne ? » (p. 15) pour conclure ainsi : « Au-delà d’une représentation de la vie quotidienne, le discours de la publicité modèle les formes même de l’existence sociale. Il peut se substituer au rôle que tenait la religion et devenir la source principale de toutes les références possibles, assurant ainsi un principe d’équilibre de la cohésion sociale » (p. 199), Paris, PUF, 1977. communication & langages – n° 155 – Mars 2008 144 PUBLICITÉ évident du système publicitaire diffuse de la quotidienneté dans un espace qui met l’accent sur l’historicité. De la sorte, se confrontent deux discours, deux symboliques qui n’appartiennent pas à la même temporalité33. L’« éphémérité » publicitaire entre en rupture avec le registre ancestral. Nous pouvons croire que c’est pour cette raison notamment qu’elle fait aujourd’hui l’objet d’un tel refoulement. Pour autant que l’on puisse croire que cette complexité produit une grande richesse (offrant à la ville un caractère pluridimensionnel), les défenseurs du patrimoine (association de défense des sites et élus verts parisiens notamment) ne l’entendent pas ainsi et n’y voient que destruction et abomination34. Or, c’est effectivement d’unification et d’uniformisation de l’esthétique urbaine qu’il s’agit et c’est là encore qu’il nous est possible de mettre en avant la publicité dans sa qualité d’élément perturbateur, parasite, dans un espace urbain sans relief. L’implantation publicitaire trouble l’aspect lisse et policé que l’urbanisme moderne tente de donner à l’environnement urbain, ses panneaux, ses affiches, ses néons, sont autant d’aspérités, d’irrégularités dans l’espace. La publicité devient donc l’un des seuls éléments qui, brisant l’uniformité urbanistique, particularise les espaces35. L’image d’une ville, sa perception, son identité, sa différenciation sont essentielles à son inscription dans le temps et dans l’espace, c’est pourquoi face aux menaces d’uniformisation Bela Ibusza rappelle que tout élément, y compris la publicité, est susceptible d’influencer le destin urbain : « Si les volumes bâtis de nos villes actuelles créent une image stéréotypée, l’introduction de la publicité bâtie reste l’un des seuls éléments qui permettent de la singulariser. »36. ANNE-AURELIE MARCHAL 33. Voir article A.-A. Marchal, « La publicité à Paris, une esthétique contemporaine en rupture avec une éthique patrimoniale » Quaderni, n° 55, Automne 2004. 34. Pourtant H. P. Jeudy, notamment, rappelle les dangers de l’obsession patrimoniale, l’aspect décadent d’une passion mortifère et surtout la redoutable négation du présent qu’elle représente : « La conservation patrimoniale nous donne pour compensation, la nostalgie. Mais la jouissance de la nostalgie tourne vite à la morbidité. […] l’excès de la conservation, le pourvoir infernal des racines anéantissent la vie présente, la dépossède de ses charmes » (p. 10), La machinerie patrimoniale, Paris, Sens et Tonka, 2001. Or la publicité incarne spécifiquement le Présent. Aujourd’hui, seules sont valorisées les anciennes affiches, comme objets de collection ou de décoration, ce qui paraît significatif du déni du présent qui s’opère actuellement. 35. Évoquant les enseignes, Georges Péninou parle de « marqueurs institutionnels privilégiés du paysage des villes », songeant notamment à la croix verte des pharmacies, au cigare des bureaux de tabac…, et suivant cette logique, il souligne les qualités de signes urbains des affiches : « À elles seules (…), elles peuvent colorer, animer et finalement distinguer un site, un quartier, un noyau urbain. La densité, la concentration, la spécialisation des stimulis visuels fonctionnent à l'instar d'un code de reconnaissance particularisant les carrefours d'échanges et d'affaires, les lieux de plaisir et d'érotisme, les zones d'agrégation, les distinguant par la seule tension optique dans les lieux les plus gris, moins stimulés, du travail, de la résidence ou du repos », « Signes de rue », Publi, 10, n° 896, mai-juin 1990. 36. B. Ibusza, La publicité bâtie, op. cit., p. 21. communication & langages – n° 155 – Mars 2008