Un héritage culturel à l`épreuve des droits
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Un héritage culturel à l`épreuve des droits
Un héritage culturel à l’épreuve des droits humains : La pratique du Trokosi Par Dorine llanta Cette contribution traite de la pratique culturelle du Trokosi présente principalement sur le territoire Ghanéen. Bien que celle-ci soit ancestrale, les remontrances de l’Organisation des Nations Unies en 2015 rappellent qu’elle est toujours d’actualité et, qu’au XXIème siècle, une telle pratique de servitude rituelle et sexuelle ne peut perdurer. Le Trokosi est ici envisagé sous deux angles : la confrontation de la liberté culturelle aux droits humains d’une part, et la possible responsabilité des responsables de la pratique devant la Cour Pénale Internationale d’autre part. Rappel à l’ordre des Nations Unies… Au XXIème siècle, une pratique ancestrale telle que le Trokosi n’a plus sa place. Le Ghana, principal concerné, est sommé par le Comité des droits de l’enfant de mettre fin à cette coutume fortement attentatoire aux droits humains1. A l’heure où l’individu est placé au centre du système international, une telle pratique soulève l’indignation, tout comme les mutilations génitales ou mariages forcés. Il est toutefois essentiel, afin de saisir le sens et la portée de telles pratiques, de s’éloigner de la dichotomie simpliste entre le bien et le mal. Chaque communauté, chaque Etat, dispose d’une culture propre influencée par des facteurs tels que l’Histoire, le droit en vigueur et son interprétation. Cette culture, caractérisée par les « idées, coutumes et comportements sociaux de personnes en particulier ou d’une société »2, est donc dynamique, susceptible d’évolution, à la fois 1 Comité des droits de l’enfant, Concluding observations on the combined third to fifth periodic reports of Ghana, Doc n° CRC/C/GHA/CO/3-5, 9 juin 2015, aux paras 39-40 2 Dictionnaire Oxford, traduction « The ideas, customs, and social behaviour of a particular people or society », en ligne < http://www.oxforddictionaries.com/definition/english/culture > (consulté le 18 octobre 2015) objective et subjective, individuelle et collective3. Selon la Déclaration universelle sur la diversité culturelle adoptée en 2001, la « diversité culturelle constitue le patrimoine commun de l’humanité et droit être reconnue et affirmée au bénéfice des générations présentes et des générations futures » 4. Par le biais des instruments internationaux, des droits dits culturels ont ainsi été adoptés pour protéger ces héritages, tous tendant vers une « liberté culturelle »5. Si cette diversité est une richesse, elle est également à limiter. Toute coutume, peu importe sa nature, doit évoluer parallèlement à la reconnaissance des droits humains. Dans cette optique, elle peut être mise en péril lorsqu’elle se fait le bouclier de pratiques en violation avec ces mêmes droits supposés inhérents à la personne humaine. Le Trokosi se pratique depuis plus de 300 ans6 parmi la communauté Ewe dans différents pays d’Afrique de l’ouest, notamment le Bénin, le Togo, le Ghana et le Nigéria. Littéralement, « tro » signifie « dieux » tandis que « kosi » signifie à la fois « épouse » et « esclave »7. La pratique consiste donc à ce que les jeunes filles deviennent esclaves ou épouses des dieux sous forme d’abus mental, physique et sexuel par les prêtres 8 . Sur l’ensemble des nations, le nombre de jeunes filles concernées est estimé entre 29000 et 350009, sans compter les enfants naissant au sein des temples, lieux saints dédiés à cet effet (ci-après « temples »). La pratique est basée sur une croyance profonde en l’existence de dieux qui seraient à la fois auteurs et maîtres du code moral, dieux qui peuvent récompenser ou sanctionner les actes des habitants via l’action de leurs intermédiaires, les prêtres fétichistes (ci-après « prêtres »). Ces derniers, de par leur rôle central, sont considérés comme les personnalités « les plus vénérées, les plus craintes et les plus puissantes pour de nombreuses communautés rurales »10. Aujourd’hui, la principale raison pour laquelle les familles envoient leurs jeunes filles en servitude dans les temples, est la commission d’un crime ou d’un délit (vol, adultère, viol, relations sexuelles avec une Trokosi ou encore meurtre11) par un membre d’une famille. La famille ayant subi l’offense se rend chez le prêtre afin que celui-ci, avec l’aide des dieux, 3 DONDERS Yvonne, « Do cultural diversity and human rights make a good match ? », (2010), International social science journal, Vol. 61, Issue 199, à la p1. Comme le souligne Yvonne Donders, la dimension objective concerne se reflète dans la langue, les coutumes ou encore la religion tandis que la dimension subjective s’attache aux pensées communes, aux attitudes propres au groupe et crées par ce groupe. Chaque individu du groupe contribue à cette culture. 4 UNESCO, Déclaration universelle sur la diversité culturelle, Doc CLT-2002/WS/9, 2 novembre 2001, Article 1 5 Voir principalement Assemblée Générale des Nations Unies (AGNU), Déclaration sur les droits des peuples autochtones, résolution 61/295 UN Doc A/61/L.67, 13 Septembre 2007 6 GILLARD Linda M., TROKOSI Slave of the Gods, USA : Xulonpress, 2006, à la p13 7 M. MUSA Sainabou, « Modern day slavery in Ghana : Why application of United States asylum laws should be extended to women victimized by the Trokisi belief system » (2011), Rutgers Race & Law Review, n°169, à la p173 8 A. BASTINE Nicholas, « The relevance of national and international laws for the protection of the rights of women and children in Ghana : A critical look at the Trokosi system in Ghana » (2010), OIDA International Journal of Sustainable development, Vol. 1, N°10, à la p82 9 AIRD Sarah C., « Ghana's Slaves to the Gods » (1999), Human Rights Brief, Vol.7, N°1, à la p6 10 BROOKER Emma, « Slaves of the Fetish », Independent, 16 juin 1996, au para 15, en ligne http://www.independent.co.uk/arts-entertainment/slaves-of-the-fetish-1337314.html (consulté le 7 novembre 2015) 11 A. BASTINE Nicholas, Supra note 8, à la p82 2 fasse peser sur la famille coupable (connue ou non), voire sur l’ensemble de la communauté, une malédiction causant malchance, maladies et morts inexpliquées. Afin de conjurer le sort, la famille coupable doit offrir une jeune fille pure et vierge, en guise de réparation, aux dieux. A l’origine, les offrandes étaient sous forme de bétail, d’argent ou d’alcool12, mais offrir une jeune fille constitue pour les familles un sacrifice financier moins important qu’une vache ou de l’argent, et s’avère plus rentable pour les prêtres. La période de « captivité » des jeunes filles dépend alors du crime commis. Cela peut aller de quelques années à une sentence à vie. Les jeunes filles d’une même famille paient parfois le prix du crime commis par leurs ascendants sur plusieurs générations et, dans certains cas, l’offense commise est tellement lointaine dans le temps que personne ne se souvient de ce qu’elle était13. Les jeunes filles restent alors au sein du temple car « la mémoire humaine peut faillir, mais les dieux eux, n’oublient jamais »14. En pratique, les jeunes filles arrivant dans le temple prennent part à une cérémonie particulière dans laquelle les parents cèdent l’ensemble de leurs droits aux prêtres et, a fortiori, aux dieux15. Au rythme de chants et danses, elles sont dénudées et déshumanisées. Elles perdent leur nom, leurs vêtements et doivent reconnaître le pouvoir des prêtres. Elles sont alors revêtues du traditionnel habit Trokosi afin que chacun puisse déterminer leur statut prima facie16. Après la cérémonie, les prêtres détiennent un droit de propriété et de contrôle complet sur l’enfant. Ce n’est qu’une fois les besoins des prêtres satisfaits que les Trokosi peuvent de se nourrir elles-mêmes et/ou de nourrir leurs enfants - chaque enfant naissant dans ce contexte étant considéré lui-même comme esclave17. En réalité, selon l’âge auquel les jeunes filles entrent dans le temple, elles sont souvent incapables de subvenir à leurs propres besoins et meurent. Les prêtres annoncent dès lors aux familles concernées qu’elles doivent remplacer la défunte Trokosi, sans quoi les dieux feront courir à nouveau la malédiction sur leur famille18. Après leurs premières menstruations, les Trokosi doivent offrir des faveurs sexuelles aux prêtres et sont dès lors constamment violées. Il ne s’agit pas, selon les prêtres eux-mêmes et les défenseurs de la pratique, d’un viol à proprement parler car lorsqu’ils effectuent l’acte charnel, ce n’est qu’en application des règles divines, leur organe sexuel 12 SMALL BILYEU Amy, « TROKOSI – The practice of sexual slavery in Ghana : Religious and cultural freedom VS. Human rights » (1999), n°9, Indiana international & Comparative law review, à la p457 13 United Nations Population Fund, « Ghana: Liberating Slaves and Changing Minds, Starting at the Grass Roots », in « Programming to address violence against women », (2007), à la p87, en ligne <http://213.55.79.31/adf/adfvi/documents/UNFPA-Programming.pdf> (Consulté le 18 octobre 2015) 14 Citation de Togbe Charmla, prêtre du temple de Forfor, dans BROOKER Emma, Supra note 10, au para 3, “human memory may be frail but the gods do not forget” 15 WIKING Sofia, From Slave Wife of the Gods to "ke te pam tem eng" Trokosi Seen through the Eyes of the Participants, Thèse en études religieuses, Université de Malmö Lärarutbildningen, 2009, à la p15 16 M. MUSA Sainabou. Supra note 7, à la p 178 17 BOTCHWAY Aziza Naa-Kaa, « Symposium : twelfth annual latcrit, Conference critical localities : Epistemic communities, Rooted cosmopolitans, New hegemonies and knowledge processes : Abolished by LawMaintained in Practice: The Trokosi as Practice in Parts of the Republic of Ghana », (2008), FIU Law Review, N°3, à la p 370 18 C. GOLTZMAN Jonathan, « Cultural Relativism or Cultural Intrusion? Female Ritual Slavery in Western Africa & the International Covenant on Civil and Political Rights: Ghana as a Case Study », (1998), New England international and comparative law annual, Vol. 4, à la p55 3 étant pleinement dédié aux dieux19. En pratique, « the younger, the better »20 (« plus elles sont jeunes, mieux c’est »), car les filles doivent être le plus innocentes et pures possible. Chaque tentative de rébellion – y compris de simples larmes21 – se solde par la violence, les jeunes filles étant battues à plusieurs reprises pour leur désobéissance et résistance. Pour celles qui arrivent à fuir et retourner dans leur famille, elles sont aussitôt renvoyées dans les temples par peur de déclencher la colère des dieux22. Dans le cadre même d’une libération par les prêtres, en bonne et due forme, beaucoup de communautés et familles continuent de les rejeter23. Au début des années 1990, alors que la pratique est progressivement rendue publique, de nombreuses organisations se mobilisent et obtiennent un écho international. Depuis les discussions de forum sur internet jusqu’aux reportages télé, la communauté internationale commence à découvrir cette forme d’esclavage moderne24, et à la condamner. Grâce à l’action de l’organisme International Needs Ghana, plusieurs milliers de Trokosi ont pu être libérées et prises en charge en vue d’une réinsertion prochaine. Toute libération est négociée avec les prêtres qui signent un contrat, en présence des dieux, afin que ceux-ci ne puissent revenir sur leur parole et remplacer les jeunes filles partant25. Les libérées sont recueillis dans le centre Adidome au sein duquel elles reçoivent de l’aide : éducation, santé, protection, rien n’est laissé en marge. Selon l’organisme, l’éducation est la clé d’une éradication totale à la fois du Trokosi et de toute autre pratique du même genre au Ghana26. Sans un tel suivi, il est arrivé que certaines filles retournent volontairement dans les temples puisqu’il s’agissait du seul endroit qu’elles connaissent, qu’elles y ont parfois laissé des enfants ou encore qu’elles ont de nouveau été rejetées par leur famille27. De telles actions ont permis d’attirer l’attention des médias – notamment des médias ghanéens–, du Gouvernement et du Président sur la nécessité d’entreprendre des mesures concrètes. Jusqu’alors, le manque de connaissance tant au niveau citoyen que gouvernemental empêchait toute action28. 19 M. MUSA Sainabou. Supra note 7, à la p177 ADABIO Heymann et MAWUSINU Anita, Trokosi, Woryokwe, cultural and individual rights : a case study of women’s empowerment and community rights in Ghana, Master en Art et développement international, Université Saint Mary, Halifax, Nova Scotia, 2000, à la p20 21 GILLARD Linda M. Supra note 6 à la p 14 22 M. MUSA Sainabou. Supra note 7, à la p 177. Voir aussi GILLARD Linda M. Supra note 6, à la p 14 23 AMOAH Jewel, « The world on her shoulders : The rights of the girl-child in the context of culture & identity », (2007), Essex Human Rights Review, Vol.4, N°2, à la p10 24 A. BASTINE Nicholas Supra note 8 à la p84 25 KWAME AMEH Robert, “Reconciling rights and traditional practices: The anti-trokosi campaign in Ghana”, (2004), Canadian journal of law society, Vol.19, N°2, aux pages 51-72. Voir aussi GILLARD Linda M. Supra note 6 à la p17 26 Interview de Monsieur Wisdom Mensah, coordinateur de projet chez International Needs, dans African Recovery, Octobre 2000 – cité dans A. BASTINE Nicholas Supra note 8 à la p86 27 ADABIO Heymann Supra note 20 aux p22-25 28 A. BASTINE Nicholas Supra note 8 à la p89 20 4 I. TROKOSI : LA LIBERTÉ CULTURELLE A L’ÉPREUVE DES DROITS HUMAINS A. LE CONTEXTE NATIONAL DE LUTTE CONTRE LA PRATIQUE Au début des années 1990, le problème que posait la pratique a progressivement été soulevé par la Commission Nationale lors de la célébration de la journée africaine de l’enfant de l’Organisation de l’Union Africaine (OUA). Plusieurs commentaires avaient été faits au Président de l’époque, Jerry John Rawlings, notamment que l’ « amour pour la race humaine doit être la force qui nous guide vers l’abolition de la pratique »29 ou qu’« à l’orée du 21ème siècle, il est intolérable et inhumain de laisser perpétrer une telle pratique au nom d’une tradition qui fait la honte des peuples africains »30. Le Président, lui-même originaire d’une région touchée par la pratique, a dès lors déclaré qu’il n’hésiterait pas à changer les coutumes et traditions régressistes au vu de l’évolution des droits humains et, ainsi, que certaines pratiques traditionnelles feraient bientôt parties des « poubelles de l’Histoire »31. Ce fut chose faite, du moins en théorie, quelques jours plus tard lorsque la pratique fut condamnée devant le Parlement. Il ne s’agissait alors que d’un premier pas, significatif certes, mais nécessitant un travail en profondeur. C’est le 29 novembre 1995 que le premier projet de loi sera présenté, suite à quoi de nombreux organismes seront entendus sur la légitimité de la pratique, à la fois pro et anti. Le 12 juin 1998, via l’acte d’amendement 554, le code pénal est finalement modifié afin de condamner légalement les pratiques coutumières de servitude32. La section 314A du Code Pénal33 prévoit dès lors que : (1) Whoever(a) Sends to or receives at any place any person; or (b) Participates in or is concerned with any ritual or customary activity with the purpose of subjecting that person to any form of forced labour related to a customary ritual commits an offence and shall be liable on conviction to imprisonment for a term of not less than three years. L’adoption d’une telle mesure a suscité l’espoir de nombreuses familles et de nombreux défenseurs des droits humains. Le Comité d’experts de l’Organisation Internationale du 29 L. FLOOD Sarah, Ministre de la santé, des services sociaux, de la famille et des femmes aux Antilles, citée dans le rapport 1998-1999 d’Equality Now, à la p3, en ligne <http://www.equalitynow.org/sites/default/files/annualreport_98-99.pdf > (Consulté le 10 Octobre 2015) 30 Mariam Lamizana Ministère de l’Action Sociale et de la Famille Burkina Faso citée dans le rapport 1998-1999 d’Equality Now Ibid à la p3 31 Discours du Président alors qu’il s’adressait à Women’s wing du congrès national démocratique dans l’Upper East region. Rapporté dans le Ghanaian Times du 27 Mai 1994. Cité dans ADABIO Heymann Supra note 20 à la p21 32 Criminal Code (Amendment) Act (N°554), adopté le 19 août 1998, aussi appelé “Trokosi law”. Voir KWAME Ameh Robert, AGBENYIGA Debrenna Lafa et NANA Araba APT, Children’s rights in Ghana, Reality or rethoric?, UK: Lexington Books, 2011, à la p143 33 Code Pénal de la République du Ghana tel qu’amendé en 1998, Section 314A Prohibition of costumary servitude 5 Travail a ainsi noté qu’entre 2001 et 2009, 305 enfants de moins de 18ans avaient été libérés ou retirés officiellement des temples. Par ailleurs, ce dernier a pu noter, grâce au rapport du 26 novembre 2010 du Centre irlandais de documentation sur les réfugiés, qu’environ 3 500 filles ont pu être soustraites du système Trokosi et qu’une cinquantaine de temples ont arrêté d’accepter les jeunes filles en guise de réparation34. En revanche, si la loi a permis la libération de quelques centaines de jeunes filles, personne n’a, à ce jour, été arrêté ou poursuivi pour ces faits. Comment expliquer une telle léthargie judiciaire ? Tout d’abord, la corruption. Une étude menée par le Center for Democratic Development Ghana et la Fondation Friedrich Naumann a mis en lumière que 73% de la population considèrent que le pouvoir judiciaire est influencé par le pouvoir exécutif, malgré l’article 127 de la Constitution prévoyant l’indépendance judiciaire 35 . Aussi, l’Attorney General, qui engage les poursuites au nom de la République du Ghana, est également Ministre d’Etat et principal conseiller judiciaire du Gouvernement36, ce qui remet en cause son indépendance. Il s’agit là d’un obstacle majeur à l’accès à la justice et à la justice ellemême. Dans le cadre de la pratique du Trokosi, une autre question se pose : quid si l’Attorney General croit lui-même en l’existence des dieux ? Les croyances étant très imprégnées au Ghana, à tous les niveaux, la colère des dieux peut constituer une barrière à une justice juste et efficace. Certains habitants affirment que moyennant des dessous de table, il est parfois possible d’empêcher des poursuites ou de les faire disparaître d’un dossier37. Certains juges eux-mêmes se laissent corrompre par l’argent, comme il a pu être révélé par le New Crusading Guide en Septembre 2015 38 . Cela détourne dès lors les victimes ou autres personnes souhaitant signaler une infraction à le faire. Pour y remédier, la police a mis en place la DOVVSU - Unité d’assistance aux victimes de violences domestiques – chargée d’accueillir les femmes et enfants victimes notamment de pratiques comme le Trokosi ou de mutilations génitales féminines39. Par ailleurs, si les victimes ne font confiance aux agents de l’Etat, il leur est possible de déposer plainte auprès de la Commission des droits de l’homme et de la justice administrative, dont l’indépendance n’a jamais été remise en question40. 34 Comité d’experts pour l’application des conventions et recommandations (OIT), Individual Direct Request concerning ILO Worst Forms of Child Labour Convention, doc n°092011GHA182, 1999, N°182, Genève, 2011, au para15 35 AfriMAP, Open society initiative for West Africa et Institut for democratic governance, Ghana, le secteur de la justice et l’Etat de droit, Dakar : Open society for west africa, 2007, à la p90 36 Constitution de la République du Ghana, adoptée le 8 mai 1992, Article 88 37 AfriMAP Supra note 35 à la p113, Entretien avec un échantillon du public au tribunal de Madina, près d’Accra, 27 avril 2007. 38 22 juges ont été suspendus de leurs fonctions après avoir accepté d’alléger des peines en échange d’argent. Faits relatés par de nombreux sites d’informations. Voir par exemple RFI « Ghana, suspension de plusieurs juges accusés de corruption », 11 septembre 2015, en ligne <http://www.rfi.fr/afrique/20150911-ghana-suspensionplusieurs-juges-accuses-corruption> (consulté le 2 décembre 2015) 39 Conseil des droits de l’homme, Promotion et protection de tous les droits de l’homme, civils, politiques, économiques, sociaux et culturels, y compris le droit au développement. Rapport de la rapporteuse spéciale sur la violence contre les femmes et ses conséquences, Mme Yakin Ertürk, septième session, doc n° A/HRC/7/6/Add.3, 21 Février 2008, au para 80 40 Comité des droits de l’enfant, Examen des rapports soumis par les Etats parties en application de l’article 44 de la Convention, Troisième à cinquième rapports périodiques des Etats parties attendus en 2011, Doc n° CRC/C/GHA/3-5, 6 Août 2014, au para 110 6 Le deuxième facteur réside dans l’existence d’une justice traditionnelle parallèle. Bien que les tribunaux traditionnels, issus de la colonisation, aient officiellement cessé d’exister avec l’indépendance du pays, la justice traditionnelle conserve une part importante dans le règlement des conflits au sein du territoire ghanéen41. Qu’il s’agisse des voies judiciaires ou extrajudiciaires, l’influence, l’autorité et le respect des chefs sont considérables, notamment au niveau local42. Les tribunaux étant difficiles d’accès en raison de leur concentration géographique dans les zones plus riches et plus peuplées43, les habitants des zones reculées se tournent vers les anciens de chefferie pour une justice plus rapide, plus adaptée (notamment lorsqu’il est question de forces surnaturelles) et moins couteuse44. Le Conseil des Droits de l’Homme des Nations Unies a eu l’occasion d’exprimer ses craintes quant à ce double système dans son rapport de la Rapporteuse spéciale sur la violence contre les femmes du 21 Février 200845. Au-delà du fait que « la police, les tribunaux, les services sociaux et le secteur de la santé ne sont pas suffisamment équipés ni formés pour protéger efficacement les femmes des violences »46, elle note que « si les engagements internationaux contractés par le Ghana en ce qui concerne l’égalité des sexes s’imposent aux autorités traditionnelles (…) le droit coutumier, constitutionnellement reconnu comme une source de droit, établit une discrimination à l’égard des femmes »47. Les coutumes locales sont toujours appliquées en priorité en ce qu’elles sont plus proches du pays et de sa culture. Selon ce système de chefferie, les chefs exercent une autorité conservatrice et, de ce fait, prônent le respect des coutumes locales à l’instar de nouveaux droits comme l’égalité des genres48. Un tel système peut entrainer l’impunité de certains criminels et la difficulté pour les populations vulnérables, notamment les femmes et enfants, de se faire entendre et obtenir justice. En vue d’éviter ces situations, l’article 272(c) de la Constitution prévoit que la Chambre Nationale des Chefs (National House of Chiefs) comprenant des chefs de chaque région, pourra « entreprendre une évaluation des usages et coutumes traditionnels dans l’optique d’éliminer ces usages et coutumes qui sont désuets et socialement nuisibles »49. Jusqu’alors, il semble que cette institution ait échoué dans sa volonté de conformiser le coutumier, statutaire et constitutionnel50. L’article 26(2) agit comme un second garde-fou en prévoyant que « toutes les pratiques coutumières qui déshumanisent ou sont injurieuses à l’égard du bien-être physique et mental d’une personne sont interdites »51. Dans ce cadre, la communauté, à travers ses chefs, est censée agir comme intermédiaire entre les libertés individuelles et les contraintes sociales52. Or, en pratique, les chefs se retrouvent fortement influencés par les acteurs mêmes des pratiques comme le Trokosi : les prêtres et autres leaders religieux. Ces derniers jouent un rôle important dans la nomination des chefs mais surtout leur accordent une 41 AfriMAP Supra note 35 à la p170 AfriMAP Supra note 35 à la p171 43 AfriMAP Supra note 35 à la p30 44 Rapport Conseil des droits de l’homme, 2008, Supra note 39 au para 9 45 Rapport Conseil des droits de l’homme, 2008, Supra note 39 46 Rapport Conseil des droits de l’homme, 2008, Supra note 39 (résumé) 47 Ibid 48 Rapport Conseil des droits de l’homme, 2008, Supra note 39 au para 8 49 Constitution Ghana Supra note 36, Article 272 (c) 50 Rapport Conseil des droits de l’homme, 2008, Supra note 39 au para 16 51 Constitution Ghana Supra note 36, Article 26 (2) 52 ADABIO Heymann Supra note 20 à la p43 42 7 protection spirituelle contre tout ennemi potentiel53. Les pouvoirs sont alors partagés – les chefs assurent un rôle administratif, politique et juridique quand les prêtres assurent la part spirituelle 54 . Or, si les prêtres sont en mesure de protéger tout un village, toute une communauté, ils le sont également, à l’inverse, de détruire cette même entité qui agirait en contradiction avec les désirs des dieux. Un équilibre est de ce fait attendu entre eux afin de conserver une harmonie au sein de la communauté. Au delà de ces éléments, la peur est un facteur considérable de la pratique. La peur empêche de défier les prêtres55, de les dénoncer56. Elle pousse les jeunes filles à se résigner quant à leur sort d’esclaves, pousse leur famille à les ramener au temple si par malheur elles parviennent à s’échapper. La peur est la matrice de la pratique. En réponse à toutes ces difficultés, il semble que l’éducation soit la clé de voute d’une quelconque évolution. « L’arme la plus efficace contre de telles croyances et pratiques n’est pas la loi, mais l’éducation et le poids de l’opinion publique »57 a affirmé le Président en réponse aux pressions reçues par son bureau afin d’adopter la loi contre la pratique. Cette vision est celle qui a été retenue lors de la Première Conférence Nationale sur le Trokosi en 1995 (First National Workshop)58. L’ensemble des participants - représentant les organismes comme la Commission des Droits de l’Homme du Ghana, la Law Reform Commission ou International Needs – a reconnu qu’une approche purement légale ne pourrait résoudre le problème. La plupart des habitants vivant dans les régions dans lesquelles la pratique perdure n’ont pas nécessairement les capacités de comprendre le système légal ou tout simplement d’y avoir accès. Il est donc essentiel de mettre en place des mesures de dialogue, d’information et d’éducation à la fois des victimes et des acteurs de la pratique du Trokosi. En ce sens, International Needs Ghana organise des séminaires et conférences dans les villages auxquels sont généralement présents les prêtres, les leaders d’opinion ou encore d’autres acteurs liés à la pratique59. Leur stratégie « […]consiste à éduquer les auteurs de la pratique pour qu’ils l’abandonnent d’eux-mêmes. […] un changement qui émane de l’intérieur sera plus permanent »60. Finalement, l’existence de problématiques nationales plus pressantes comme la pauvreté61 vient faire obstacle à un traitement profond de la pratique. En 2007, encore 30% des 53 ADABIO Heymann Supra note 20 à la p 38 ADABIO Heymann Supra note 20 à la p 37 55 TRUTH FOR AFRICA LOVERS, “Truth about Trokosi & Shrine Slavery”, 2009, en ligne < http://truthforafricalovers.com/truth_about_trokosi__shrine_slavery > (Consulté le 8 Décembre 2015) 56 HEALTH PARTNERS INTERNATIONAL OF CANADA, “Liberté et guérison aux esclaves des dieux”, 24 Novembre 2012, en ligne < http://www.hpicanada.ca/fr/2012/liberte-et-guerison-aux-esclaves-des-dieux/> (Consulté le 29 Octobre 2015) 57 Bureau du President, Ghana, 20 August 1998 cité dans Rapport Equality Now Supra note 29 à la p3 58 Première Conférence Nationale sur le Trokosi, Accra, 6-7 Juillet 1995 59 Interview de Monsieur Walter Pimpong, Directeur executive d’International Needs et de Wisdom Mensah, Agent de projet en charge du projet lié à la modernization du Trokosi en Juillet 2000, cite dans KWAME AMEH Robert Supra note 32 60 PIMPONG Walter, Discussion sur le forum ghanéen Okyeame, 7 Decembre 1997, en ligne <http://www.okyeame.net/okyeame> (Consulté le 28 Octobre 2015) 61 M. MUSA Sainabou. Supra note 7, à la p 196 54 8 Ghanéens vivaient en dessous du seuil de pauvreté62, 30% n‘avaient pas d’accès à l’eau et 68% n’avaient pas d’accès aux services sanitaires de base63. Le manque de moyens, de logistique ou encore d’éducation poussait le pays et ses dirigeants à établir des priorités qui ne comptent pas les pratiques traditionnelles des régions reculées. Ce choix a en quelques sortes porté ses fruits, il convient de le souligner, puisque le Ghana a été reconnu en 2015 comme le premier pays africain a remplie l’Objectif du Millénaire de diviser par deux la pauvreté64. B. DES SPÉCIFICITÉS D’INTERPRÉTATION CULTURELLES AU CŒUR DE CONFLITS La liberté culturelle, bien qu’internationalement reconnue, est souvent fragilisée en vertu des Droits de l’Homme. Selon les défenseurs de la pratique, ceci constitue une violation de leurs droits65. Certains droits seraient-ils supérieurs ou plus effectifs que d’autres ? En pratique, il semble que la séparation entre les droits civils et politiques et les droits économiques, sociaux et culturels66 ait engendré une certaine hiérarchisation dans laquelle droits civils et politiques seraient en tête, suivis par les droits économiques et sociaux et, en fin de liste, les droits culturels67. En réalité, il ne s’agit pas d’exclure un droit ou d’en privilégier un autre mais bien de les concilier pour obtenir un résultat acceptable tant légalement qu’humainement, et ce en prenant en compte différents facteurs régionaux et nationaux. 1. La place de l’individu au sein de la communauté Comme nous l’avons vu, les détracteurs de la pratique du Trokosi se fondent sur ce qu’ils considèrent être une violation des droits humains. Or, ces « Droits de l’Homme » sont souvent considérés comme une invention des occidentaux, parfois même comme un colonialisme moral ou un impérialisme culturel 68 . En pratique, chaque région du monde réagit différemment à l’adoption de tels principes et tente de les adapter aux particularités locales. Par exemple, si l’individualisme a fait son entrée sur la scène internationale, c’est la notion de groupe qui est privilégiée sur le continent africain. La Charte africaine des Droits de l’Homme et des peuples (ci après « Charte africaine »), adoptée en 1981, consacre une philosophie particulière des Droits de l’Homme dans laquelle 62 CIA, The world factbook, Library CIA, en ligne <https://www.cia.gov/library/publications/the-worldfactbook/geos/gh.html>. (Consulté le 12 Octobre 2015) 63 Rapport Conseil des droits de l’homme, 2008, Supra note 39 à la p5 64 Banque Africaine de Développement, l’OCDE, le PNUD et les Nations Unies, Perspectives économiques en Afrique 2015, Développement territorial et inclusion spatiale, 25 mai 2015, à la p282 65 KWAME AMEH Robert Supra note 32 à la p2. Voir aussi DARTEY-KUMORDZIE Sammy, “Re-defining Hu-Yehweh the Knowledge of Africa and the Various Organs for Development of Human Resources” The Ghanaian Times, 1er Juillet 2001. 66 AGNU, Pacte international relatif aux droits civils et politiques, et pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, résolution 2200 A(XXI), adopté le 16 décembre 1966 et entré en vigueur le 23 mars 1976 à New York. 67 DONDERS Yvonne Supra note 3 à la p1 68 J. BRENNAN Katherine, “The Influence of Cultural Relativism on International Human Rights Law: Female Circumcision as a Case Study”, (1989) Law and inequality journal of theory and practice, Vol. 7, à la p370 9 le développement personnel de l’individu ne peut s’effectuer qu’à travers le support de la communauté69. Selon le juge Keba Mbaye,70 l’Afrique reconnait la place de l’individu en tant que tel mais surtout son évolution au sein du groupe, principalement à travers la religion. Il s’agit là du principe dit de « togetherness »71. Bien que l’individu soit une entité à part entière, il ne peut se permettre d’agir qu’en son propre nom sous peine d’être considéré comme égoïste et insouciant du sort d’autrui72. Ainsi, dans les régions reculées du Ghana, où se pratique le Trokosi, l’individu ne jouit pas de droits qui lui sont propres, mais de droits qu’il a acquis en tant que membre d’une famille, d’un clan ou d’une tribu73. Dès lors, lorsqu’un crime est commis par l’un des membres, c’est l’ensemble de la communauté qui se doit de réparer le préjudice subi. De même, ce n’est généralement pas la victime elle-même qui reçoit réparation mais sa famille et, a fortiori, son clan74. En vertu de cela, ces droits sont majoritairement couplés à des devoirs envers cette même communauté, et c’est à ce niveau qu’intervient la pratique du Trokosi. En sacrifiant une jeune fille, la colère des dieux – déclenchée par la commission du crime – sera apaisée et le village entier sera sauvé « d’une possible destruction »75. Il s’agit là d’une version soutenue par les défenseurs de la pratique, essentiellement la Mission Afrikania : les jeunes filles concernées devraient être honorées d’avoir été choisies par les dieux afin de rétablir la paix et l’harmonie au sein de leur communauté. Cela ne devrait pas être considéré comme une atteinte aux droits humains mais au contraire comme une mise en œuvre de ces droits76. L’importance du groupe se traduit par la présence, dans le chapitre II de la Charte africaine, d’un ensemble de devoirs qui sont, semble-t-il, inhérents à une vie sociale harmonieuse. En effet, « les devoirs ne sont-ils pas les conditions concrètes de la réalisation des droits ? Bien plus, ne permettent-ils pas de comprendre les droits avec toute l’ampleur sociale et politique requise ? »77. Cette vision, selon Paul-Gérard Pougoué78 peut toutefois s’avérer dangereuse. Prenant pour exemple les articles 27(1), 27(2), 28 et 29(7) de la Charte africaine, il met en avant que ces derniers conditionnent « la garantie des droits individuels au respect des droits de la communauté ». Cette vision mène à des pratiques comme le Trokosi. La différence de culture et d’interprétation des droits entre ceux qui la condamnent et ceux qui la pratiquent discrédite parfois l’application d’un droit international stricto sensu79. Aussi, 69 ADABIO Heymann Supra note 20 à la p34 MBAYE KEBA, cité dans MAUGENEST Denis et POUGOUE Paul-Gérard, Droits de l’homme en Afrique centrale, Colloque de Yaoundé 9-11 novembre 1994, Collection Homme et société : sciences économiques et politiques, Karthala, 1996, à la p37 71 ADABIO Heymann Supra note 20 à la p2 72 C. GOLTZMAN Jonathan Supra note 18 à la p57 73 KENYATTA Jomo, “Facing Mount Kenya: The Tribal Life of the Gikuyu”, dans STEINER Henry et ALSTON Philip, International human rights in context, USA: Oxford University press, 2000, aux pp.184-185 74 ADABIO Heymann Supra note 20 à la p40 75 C. GOLTZMAN Jonathan Supra note 18 à la p8 76 M. GILLARD Linda Supra note 6 au chapitre 6 77 MEYER-BISH Patrice et DURAND Jean-Paul, « Liminaire avertissement », dans MEYER-BISH Patrice, Les devoirs de l’Homme. De la réciprocité dans les droits de l’Homme, Actes du 5ème colloque interdisciplinaire de Fribourg, 1987, Fribourg : Editions Universitaires, 1989 à la p3 78 MEUGENEST Denis et POUGOUE Paul-Gérard Supra note 70 à la p36 79 C. GOLTZMAN Jonathan Supra note 18 à la p65 70 10 les membres de la Mission Afrikania soulignent ainsi que la conception « imposée » des Droits de l’Homme depuis leur création serait celle de l’Occident, vision qui serait retranscrite dans l’ensemble des instruments internationaux relatifs aux droits humains. Dès lors, les occidentaux tenteraient d’imposer leur conception au tiers monde dont la vision de la moralité et de la communauté est différente 80 . En réalité, ceci soulève un grand débat issu de l’émergence des Droits de l’Homme sur la scène internationale et du processus de mondialisation et d’uniformisation, à savoir l’opposition entre universalisme et relativisme culturel. Précisément, « comment faire exister des Droits de l’Homme universels dans un monde aux multiples cultures ? Alors que la communauté internationale est de plus en plus intégrée, comment respecter à la fois la diversité culturelle et l’intégrité de chacun ? »81. 2. Relativisme culturel et universalisme En vertu de la théorie universaliste, les droits humains sont des droits inhérents à la qualité d’être humain. Ils sont ainsi indépendants de tout autre élément comme le continent, le sexe, la religion ou encore la culture et doivent être inaliénables et protéger l’ensemble des êtres humains. Au-delà, les normes qui les consacrent doivent également être universellement applicables telles quelles82. Or, comme nous l’avons vu, le droit coutumier et les « droits traditionnels et ancestraux persistent encore en Afrique et bénéficient d’une très large légitimité auprès des populations »83. Ces dernières prônent ainsi le relativisme culturel selon lequel il n’y a pas de compréhension unique des droits humains mais de multiples interprétations propres à chaque culture84. La Charte africaine est souvent prise en exemple afin de schématiser cet important débat. La problématique majeure est la suivante : « y’a-t-il un moyen pour la communauté internationale d’intervenir sans que cette intervention ne soit perçue comme : (1) une attaque contre la culture ghanéenne et (2) une attaque impérialiste contre la souveraineté d’une nation? »85. Il semblerait qu’en pratique la dichotomie universalisme/relativisme ne soit pas aussi tranchée. Comme le montre une étude en ce sens, de plus en plus d’anthropologues juridiques et de chercheurs en droit comparé 86 prônent un juste milieu dans lequel « le global et le local s’enchevêtrent (…) dans une spirale de rétroactions mutuelles »87. Cette affirmation met en avant l’interdépendance entre l'adoption de la norme et son interprétation. En effet, les Droits 80 J. BRENNAN Katherine Supra note 68 aux p370- 371 AYTON-SHENKER Diana, « The Challenge of Human Rights and Cultural Diversity », New York : Département de l’information des Nations Unies, 1995, Doc n°DPI/1627/HR, en ligne < http://www.un.org/rights/dpi1627e.htm> (Consulté le 18 septembre 2015) 82 C. GOLTZMAN Jonathan Supra note 18 à la p54 83 FALL Alioune Badara, « Universalité des droits de l’homme et pluralité juridique en Afrique. Analyse d’un paradoxe », dans AUBY Jean-François et al., Mélanges Dmitri Georges Lavroff, Dalloz-Sirey, 2005, aux p.359380. 84 F. BAYEFSKY Anne, “Cultural Sovereignty, Relativism, and International Human Rights: New Excuses for Old Strategies” (1996), Ratio Juris, Vol. 9, Issue 1, aux p42-43 85 M. MUSA Sainabou. Supra note 7 à la p 186 86 HOFFMANN Florian et RINGELHEIM Julie, « Par-delà l’universalisme et le relativisme : la Cour européenne des droits de l’homme et les dilemmes de la diversité culturelle » (2004), Revue interdisciplinaire d’études juridiques, n°52, à la p110 87 Ibid à la p5 81 11 de l’Homme (à la fois civils, politiques et culturels, économiques et sociaux) seraient un signifiant vide88 n’ayant de signification que lorsqu’ils sont interprétés et appliqués par les différentes cultures présentes sur le globe. En principe, la théorie serait donc universelle et son application relative dans un souci d’équilibre89. Universalisme et relativisme ne sont en ce sens pas des fins en soi mais des moyens, les Etats disposant d’une certaine marge de manœuvre. Les défenseurs du Trokosi arguent ainsi que si certaines pratiques sont inacceptables, alors c’est aux Africains eux-mêmes de s’en saisir puisqu’ils sont les premiers concernés et les seuls à véritablement les comprendre90. Cette approche peut toutefois, en pratique, poser des difficultés. S’il est admis qu’il faut laisser une certaine marge de manœuvre aux Etats et aux communautés elles-mêmes, jusqu’où peut-on pousser cette liberté ? Les pratiques dites coutumières ou culturelles ne peuvent ainsi se server du relativisme culturel et de la tolérance comme d’un bouclier, d’une excuse servant à justifier des actes nuisibles aux êtres humains. C. LA NORME : GARDE FOU DES DROITS HUMAINS Chaque droit ou liberté peut être restreint par la loi ou en raison du respect des droits d’autrui, de l’ordre public et du bien-être général de la société91. Si chacun a le droit d’exercer ou de prendre part à des pratiques coutumières, celles-ci peuvent être limitées par la loi (amendement de 1998) en tant qu’elles portent atteinte au bien-être de la société. En revanche, la limitation ne doit pas être en contradiction avec l’essence même du droit reconnu par telle ou telle convention92. En vertu de cela, les droits culturels ne peuvent être reconnus contraires aux Droits de l’Homme dans leur ensemble. Il n’est donc pas question de condamner les pratiques coutumières/culturelles en tant que telles mais dès lors qu’elles ne sont plus acceptables au regard des « principes des Nations Unies »93. Certaines sources africaines elles-mêmes, comme la Charte africaine des Droits de l’Homme et des peuples, ont reconnu l’importance de maintenir des traditions « bonnes et positives » afin de « compléter les efforts internationaux visant à renforcer le respect des droits humains »94 et donc, a contrario, de condamner celles qui ébranleraient les droits des africains. L’individu, dans son acception générale est considéré comme ne faisant « pas le poids » face au bien-être et la sécurité de la communauté. Dès lors, a fortiori, le sacrifice d’une jeune fille ne représente qu’un très faible prix à payer95. En effet, étant à la fois de sexe féminin et 88 Ibid à la p112. Concept élaboré par LACLAU Ernesto et MOUFFE Chantal dans “Hegemony and Socialist Strategy: Towards a Radical Democratic Politics”, London/NY: Verso, 1986 89 DONDERS Yvonne Supra note 3 à la p2 90 C. GOLTZMAN Jonathan Supra note 18 à la p66 91 AGNU, Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, résolution 217 A (III), U.N. Doc. A/RES/217(III), 12 déc. 1948, Article 29(2) 92 Nations Unies, Limburg principles on the implementation of the international covenant on economic, social and cultural rights, 1987, UN doc n°E/CN.4/1987/17, aux p 122-135 93 DUDH Supra note 91, Article 29(3) 94 Nom inconnu, « What’s Culture Got to Do with It? Excising the Harmful Tradition of Female Circumcision” (1993), Harvard law review, Vol.116, N°8, aux pp1944-1961 95 W. FRENCH Howard, “The Ritual Slaves of Ghana: Young and Female”, New York times, 20 Janvier 1997, au para5, en ligne < http://www.nytimes.com/1997/01/20/world/the-ritual-slaves-of-ghana-young-andfemale.html> (Consulté le 8 septembre 2015) 12 toujours dans l’enfance, les victimes du Trokosi ne disposent que d’une faible valeur face aux garçons 96 . Or, il existe un nombre important de protections à la fois nationales et internationales reconnues par le Ghana afin d’éviter que les droits des femmes et enfants soient mis à mal. Constitution du Ghana Les principaux articles concernés sont les suivants : l’article 21(4)(e) qui limite les pratiques religieuses si elles sont en contradiction avec d’autres droits de la Constitution, l’article 16 interdisant la servitude, l’article 26(2) selon lequel « toutes les pratiques coutumières qui déshumanisent ou portent préjudice au bien-être physique ou mental d’une personne sont interdites », l’article 37 qui permet au Gouvernement d’adopter des lois pour protéger les droits et libertés particulièrement des personnes vulnérables comme les enfants ou encore l’article 15(1) qui promeut l’inviolabilité de la dignité de chacun. Code criminel de 1998 Le 12 juin 1998, via l’acte d’amendement 554, le code pénal est finalement modifié. Sa section 314A prévoit désormais la criminalisation de toute pratique de servitude rituelle. Quiconque participe ou se retrouve impliqué de quelque manière que ce soit dans une telle pratique risque une peine d’emprisonnement d’au moins trois ans97. Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes98 La pratique du Trokosi, sous tous ses aspects, apparait en contradiction avec l’ensemble de la Convention. Concernant l’action de l’Etat, l’article 5(a) prévoit que : Les États parties prennent toutes les mesures appropriées pour: a) Modifier les schémas et modèles de comportement socioculturel de l’homme et de la femme en vue de parvenir à l’élimination des préjugés et des pratiques coutumières, ou de tout autre type, qui sont fondés sur l’idée de l’infériorité ou de la supériorité de l’un ou l’autre sexe ou d’un rôle stéréotypé des hommes et des femmes. En pratique et au vu de l’ensemble des éléments susmentionnés, le Ghana connaît des difficultés à appliquer cet article en ce sens que la femme et la fille restent fortement discriminées et inférieures aux hommes, tant dans la société en général que dans les pratiques dont il est question ici. Particulièrement dans ces pratiques. Convention relative aux droits de l’enfant99 Malgré le grand nombre de signatures obtenues sur la scène internationale, cette convention n’est que peu appliquée. Selon certains cela découle du fait de l’absence de prise en 96 NEWELL Katherine et al., Discrimination Against the Girl-Child: Female Infanticide, Female Genital Cutting and Honor Killing, Washington DC : Youth Advocate Program International, 2000, à la p1 97 Supra Code Pénal note 33 98 AGNU, Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, résolution 20/230, UN doc A/RES/60/230 adoptée le 18 Décembre 1979 et entrée en vigueur le 3 septembre 1981 99 AGNU, Convention internationale relative aux droits de l’enfant, résolution 44/25, UN doc n°A/RES/44/25, adoptée le 20 novembre 1989 et entrée en vigueur le 2 septembre 1990 13 considération des problématiques liées aux jeunes filles en tant que telles100. L’enfance correspond à un statut trop large et ne permet ainsi pas une application stricte des droits et protections aux situations particulières comme les pratiques coutumières contre les jeunes filles. Charte africaine sur les droits et le Bien-être de l'Enfant101 Cette Charte est importante pour deux raisons. Premièrement, elle a été adoptée par l’OUA et montre ainsi une prise de conscience régionale de la problématique. Cela rejoint le débat universalisme/relativisme culturel, et surtout la conclusion selon laquelle cette dichotomie ne doit pas être extrême et tranchée. Deuxièmement, elle reconnaît l’impact de la culture sur la jouissance de certains droits102. En effet, dans son article 1(3) elle met en avant que « toute coutume, tradition, pratique culturelle ou religieuse incompatible avec les droits, devoirs et obligations énoncés dans la présente Charte doit être découragée dans la mesure de cette incompatibilité ». De même, son article 21 reconnaît la souffrance causée par certaines pratiques culturelles et assure qu’elles doivent être éliminées. En revanche, malgré la volonté notable qui transparaît d’égalité pour tous et de bien-être, il ne s’agit là que d’assurance, de découragement, et non de normes concrètes. Autres Conventions PIDCP103, Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, Déclaration universelle des Droits de l’Homme, Convention relative à la traite des esclaves et l’esclavage, Convention contre la torture et autres traitements cruels, inhumains ou dégradants ou encore Convention sur l’abolition du travail forcé ou encore la Charte africaine qui affirme dans son article 18(3) que les Etats membres doivent assurer « la protection des droits de la femme et de l'enfant tels que stipulés dans les déclarations et conventions internationales » sans même préciser la nécessité d’y être partie. L’ensemble de ces conventions traite, de près ou de loin, la question de la violation des droits des femmes, enfants, des droits de libertés, de vie, de non discrimination. Le problème ne semble ainsi pas être l’existence de normes mais bien le renforcement de ces normes et la volonté générale de les mettre en application104. De nombreux organes internationaux se montrent préoccupés par la pratique du Trokosi et ses effets sur la femme et l’enfant105. 100 AMOAH Jewel Supra note 23 à la p 16 Organisation de l’Unité Africaine, Charte africaine sur les droits et le Bien-être de l'Enfant, Doc n° CAB/LEG/24.9/49, adoptée le 11 juillet 1990 et entrée en vigueur le 29 novembre 1999 102 AMOAH Jewel Supra note 23 à la p17 103 Même si Ghana était présent lors de l’adoption, il n’a jamais signé ou ratifié. 104 M. MUSA Sainabou. Supra note 7, à la p 179 105 Groupe de travail sur l’Examen périodique universel du Conseil des droits de l’homme, Compilation établie par le Haut-Commissariat aux droits de l’homme, conformément au paragraphe 5 de l’annexe à la résolution 16/21 du Conseil des droits de l’homme. Ghana, quatorzième session, 13 aout 2012, aux paras 27,29,34. Voir aussi Commission des droits de l’homme, Intégration des droits fondamentaux des femmes et de l’approche sexosphérique. Violence contre les femmes. Rapport de la Rapporteuse spéciale sur la violence contre les femmes, ses causes et ses conséquences, Mme Radhika Coomaraswamy, présenté en application de la résolution 2001/49 de la Commission des droits de l’homme. Pratiques culturelles au sein de la famille qui constituent des formes de violence contre les femmes, cinquante-huitième session, 31 janvier 2002, aux paras 3844. 101 14 Comme le soulignent toutefois certains auteurs, souvent, lorsque les jeunes filles ne sont pas envoyées dans les temples, elles sont de toute façon tenues à l’écart des affaires internes de la communauté ou de la société106 pour manque de productivité. Malgré les difficultés, l’ensemble des conventions internationales ainsi que la progressive prise de conscience des Africains eux-mêmes montre que la pratique du Trokosi n’est plus acceptable en tant que telle107. Que l’individu ou la communauté soit au cœur des préoccupations importe peu, puisque dans les deux cas la pratique est nuisible à l’humain – dans son acception individuelle ou collective. En vertu de tous ces éléments, le Trokosi, depuis deux décennies, tend vers une profonde modification selon laquelle les jeunes filles ne paieraient plus pour des crimes qu’elles n’ont pas commis dans de telles souffrances. Toutefois, les praticiens militent pour le maintien de cet esclavage rituel et, par ce biais, perpétuent les nombreux crimes commis à l’encontre des femmes et enfants concernés. Dans ce cadre, l’éducation – tant prônée par la plupart des acteurs et à juste titre – ne semble ÊTRE suffisante. Que faire alors pour que les droits humains soient enfin respectés et ces futures victimes épargnées ? Les prêtres prennent des vies, les prêtres réduisent en esclavage, les prêtres en tirent des profits sexuels... II. TROKOSI : ET SI LA JUSTICE INTERNATIONALE S’EN MELE ? L’émergence de l’individu en tant que sujet -à part entière- de droit international a engendré des conséquences en matière de responsabilité. Ainsi, les Etats ne sont plus les seuls à devoir rendre compte de leurs actes sur la scène internationale, tout un chacun étant susceptible d’être poursuivi devant les différentes institutions internationales qui ont vu le jour comme la Cour Pénale Internationale (CPI) ou les Tribunaux ad hocs et spéciaux. A. LE « VOL D’INNOCENCE », UN CRIME CONTRE L’HUMANITE 1. La Compétence de la Cour Pénale Internationale L’article 17 du Statut de Rome, relatif à la recevabilité des affaires devant la CPI, énonce en son paragraphe premier que : Eu égard au dixième alinéa du préambule et à l’article premier, une affaire est jugée irrecevable par la Cour lorsque : a) L’affaire fait l’objet d’une enquête ou de poursuites de la part d’un Etat ayant compétence en l’espèce, à moins que cet Etat n’ait pas la volonté ou soit dans l’incapacité de mener véritablement à bien l’enquête ou les poursuites ; b) L’affaire a fait l’objet d’une enquête de la part d’un Etat ayant compétence en l’espèce et que cet Etat ait décidé de ne pas poursuivre la personne concernée, à moins que cette décision ne soit l’effet du manque de volonté ou de 106 107 C. GOLTZMAN Jonathan Supra note 18 à la p64 C. GOLTZMAN Jonathan Supra note 18 à la p70 15 l’incapacité de mener véritablement à bien les poursuites (…) d) L’affaire n’est pas suffisamment grave pour que la Cour y donne suite. (a) en vertu du principe de complémentarité La CPI est compétente si l’Etat n’a pas la volonté ou la capacité de juger les intéressés soupçonnés d’avoir commis des crimes contre l’humanité. Quid alors de l’Etat ghanéen et son système judiciaire ? Depuis la mise en lumière de la pratique du Trokosi dans les années 1990, un processus de dénonciation et de criminalisation a progressivement été mis en œuvre. En ce sens, la loi de 1998108 pénalisant la pratique a été une avancée majeure, au demeurant témoin de la volonté du Gouvernement de faire appliquer l’Etat de droit. Toutefois, loin d’avoir eu l’effet escompté, de nombreux éléments montrent que, depuis, le processus s’est considérablement ralenti. La situation a alors donné lieu à de nombreux rapports sur la scène internationale. Parmi eux, le rapport de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes de 2006109, celui de l’Assemblée Générale des Nations Unies (AGNU) de 2008110 ou encore plus récemment celui du Comité des droits de l’enfant de 2015 111 . Tous, malgré une faible progression, restent fortement préoccupés par la persistance de pratiques violentes et discriminantes à l’égard des femmes, persistance qui semble due à une incapacité de l’Etat à les éradiquer. En effet, l’AGNU a pu souligner dans son rapport de 2008 que « la police, les tribunaux, les services sociaux et le secteur de la santé ne sont pas suffisamment équipés ni formés pour protéger efficacement les femmes des violences »112. Cette incapacité n’est d’ailleurs pas propre à la pratique du Trokosi mais à l’ensemble des formes de violence envers les femmes. C’est ainsi que les rapports des ONG comme notamment ceux de l’Afrique pour les droits des femmes émettent les constats suivants : « En dépit de l’adoption du Domestic Violence Act en 2007, les violences conjugales restent largement répandues au Ghana », « le viol est considéré comme un crime par le Code pénal mais les auteurs sont peu nombreux à faire l’objet de poursuites et de condamnations » ou encore « le Ghana a été le premier pays africain à criminaliser les mutilations génitales féminines mais la pratique persiste »113. Toute avancée s’accompagne d’un « mais » qui souligne les faiblesses du système. En matière de servitude rituelle, aucune arrestation n’a encore eu lieu en 2015114. A cela, certains opposent que pénalisation et répression ne constituent pas une réponse adéquate, seule l’éducation le serait. Cette dernière est, certes, un outil fondamental afin de changer une pratique ancienne et traditionnelle. Les personnes concernées ont besoin de comprendre en quoi les actes qui leurs sont reprochés ne 108 TROKOSI LAW Supra note 32 Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, trente-sixième session, Observations finales du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes : Ghana, Doc n° CEDAW/C/GHA/CO/5, 25 aout 2006 110 Rapport conseil des droits de l’homme, 2008, Supra note 39 111 Rapport Comité des droits de l’enfant, 2015, Supra note 1 112 Rapport conseil des droits de l’homme, 2008, Supra note 39 (Résumé) 113 L’Afrique pour les droits des femmes, « Cahier d’exigences. Ghana » (2010), FIDH, à la p61 114 Rapport Comité des droits de l’enfant, 2015, Supra note 1 109 16 correspondent pas au droit national et international et quelles en sont les alternatives. C’est une action en profondeur. La doctrine a pu mettre en avant cette nécessité : Même si la Cour Pénale Internationale a compétence, ce ne sera pas susceptible d’être efficace sans l’éducation des prêtres et animistes du système Trokosi qui violent les Droits de l’Homme. Selon Betty Akuffo-Amoageng, secrétaire exécutive de la Commission Nationale du Ghana sur les enfants, ‘en utiliser la force excessive pour éliminer la tradition ne va conduire qu’à la clandestinité’, et dès lors ‘les parents iront simplement emmener leurs enfants dans les pays voisins afin de les donner aux prêtres.115 Toutefois, en pratique, une telle action doit s’accompagner de mesures d’effectivité matérialisées par la répression, répression et éducation étant à ce jour complémentaires sur la scène internationale. Ceci d’autant plus que la servitude rituelle a été mise sur le devant de la scène depuis bientôt trente ans et qu’aucune mesure d’éducation ne semble avoir été entreprise. En somme, l’Etat ghanéen ne semble pas être davantage capable à ce jour de rendre effective la loi de 1998 visant à l’abolition de la servitude rituelle. En outre, l’article 17-2 précise que : Pour déterminer s’il y a manque de volonté de l’Etat dans un cas d’espèce, la Cour considère l’existence (…) de l’une ou de plusieurs des circonstances suivantes : (…) c) La procédure n’a pas été ou n’est pas menée de manière indépendante ou impartiale mais d’une manière qui, dans les circonstances, est incompatible avec l’intention de traduite en justice la personne concernée. Le critère de l’indépendance du pouvoir judiciaire est un principe majeur dans de nombreuses sociétés, y compris au Ghana. En effet, dans la Constitution de la République du Ghana de 1996, l’article 127 (2) énonce que : Ni le Président, ni le Parlement ni toute autre personne agissant sous l’autorité du Président ou du Parlement, ni toute autre personne quelle qu’elle soit ne devra interagir avec les Juges ou les autorités judiciaires, ou toute autre personne exerçant un pouvoir judiciaire, dans l’exercice de leurs fonctions judiciaires ; et tous les organes et agences d’État devront prêter aux tribunaux l’assistance dont ceux-ci peuvent avoir raisonnablement besoin pour protéger leur indépendance, leur dignité et leur efficacité, sous réserve de la présente Constitution.116 Malgré cela, le système ghanéen est souvent confronté à deux risques de dépendance : le politique et le religieux. Pour la Cour Européenne des Droits de l’Homme, « pour établir si un tribunal peut passer pour ‘indépendant’, il faut prendre en compte, notamment, le mode de désignation et la durée du mandat de ses membres, l'existence d'une protection contre les pressions extérieures et le point de savoir s'il y a ou non apparence d'indépendance »117. 115 SMALL BILEYEU Amy Supra note 12 aux p493-494 Constitution Ghana Supra note 36, Article 127 117 Cour Européenne des droits de l’homme, Morris c/ Royaume Uni, N°38784/97, 26 Février 2002, au para 58 116 17 Concernant l’indépendance politique, la séparation constitutionnelle des pouvoirs, bien que profondément garantie, est quelque peu réduite du fait que l’Attorney General soit à la fois à la tête du parquet, ministre de la justice et conseiller juridique principal du Gouvernement. Ceci met de toute évidence à mal le caractère indépendant de certaines décisions. Pour pallier à cela, une loi118 a été adoptée afin de créer la Commission pour les Droits de l’Homme et la justice administrative. Cette dernière, reconnue et respectée dans toute l’Afrique, s’est octroyée le pouvoir d’enquêter sur des plaintes concernant les violations des droits et libertés fondamentales commis par des fonctionnaires publics, des personnes privées ou même des institutions. Toutefois, la Commission est incapable d’engager des poursuites au pénal en son nom propre. Or, le pouvoir discrétionnaire accordé à l’Attorney General, dont l’indépendance est fragilisée, de décider de lancer les poursuites ou non constitue un frein considérable à l’action et l’effectivité de la Commission. Concernant l’indépendance religieuse, le risque réside dans la pression exercée par les dieux. En effet, dans un Etat où les dieux sont à la fois bons et mauvais, soigneurs et vengeurs, toute personne est susceptible d’être influencée par la peur. Le pratique du Trokosi repose sur le besoin d’apaiser la colère des dieux, la peur de recevoir un sort qui amènerait maladie et mort dans les communautés et familles. Ainsi, le Ghana étant ouvert à la mobilité sociale et professionnelle, les juges peuvent se retrouver influencés de près ou de loin par de tels risques. Le Président lui même est issu d’une région principalement touchée par la pratique. Par ailleurs, il subsiste un problème de dualité du droit, de combinaison parfois incompatible du droit national et du droit coutumier. Sur ce point, le rapport de l’AGNU de 2012 « reste préoccupé par l’incompatibilité du droit coutumier et des pratiques traditionnelles avec le respect des droits et des libertés fondamentales »119. Au regard de tous ces éléments et malgré des efforts notables fournis par l’Etat du Ghana ces dernières années, il semble qu’à ce jour ce dernier n’ait ni la capacité, ni la volonté d’entreprendre des poursuites réelles envers les auteurs de la pratique du Trokosi. Dans ce cadre, la Cour Pénale Internationale serait compétente en vertu du principe de complémentarité. (b) en vertu du caractère suffisamment grave de l’affaire L’article 17.1)d) du Statut de Rome met en avant qu’une affaire est jugée irrecevable devant la CPI lorsque celle-ci « n’est pas suffisamment grave pour […] y donne suite »120. Dans l’affaire Lubanga121, la CPI a d’abord estimé que deux éléments principaux devaient être pris en considération, « le comportement visé par l’affaire doit soit être systématique, soit être 118 République du Ghana, Loi 456 sur la Commission pour les droits de l’homme et la justice administrative, 6 Juillet 1993 119 Rapport Conseil des droits de l’homme, 2012, Supra note 105 au para 26 120 Statut de Rome de la Cour Pénale Internationale, doc n° A/CONF.183/9, adopté le 17 juillet 1998 et entré en vigueur le 1er juillet 2002, Article 17 §1)d) 121 CPI, Situation en République Démocratique du Congo, le Procureur c/ Thomas Lubanga Dyilo, N°ICC01/04-01/06-8-Corr-tFR, Décision relative à la décision de la Chambre préliminaire I du 10 Février 2006 et à l’inclusion de documents dans le dossier de l’affaire concernant M. Thomas Lubanga Dyilo, Chambre Préliminaire I, 24 Février 2006, au para 46 18 survenu à grande échelle [et] […] il faut dument tenir compte de l’indignation qu’un tel comportement peut avoir déclenché au sein de la communauté internationale ». Dans la décision relative à la situation en République du Kenya, la CPI va, concernant l’évaluation de la gravité du crime, relever plusieurs facteurs à prendre en compte122, à savoir : l’ampleur du dommage causé sur les victimes, le rôle des accusés en termes de moyens, de participation et d’intention et enfin les circonstances individuelles telles que le lieu, la manière, l’âge ou encore le niveau d’instruction de ces derniers. En guise de circonstances aggravantes, l’article 145-2-b du Règlement de procédure et de preuve 123 retient « […] ii) abus de pouvoir ou de fonctions officielles ; iii) vulnérabilité particulière de la victime ; iv) cruauté particulière du crime ou victimes nombreuses ; v) mobile ayant un aspect discriminatoire […] ». Tenant compte de l’ensemble de ces éléments, il semble que la servitude rituelle pratiquée au Ghana soit suffisamment grave pour entrainer la compétence de la CPI. L’ampleur de la pratique se retrouve à la fois en termes de quantité et de durée. En effet, la majorité des zones rurales sont touchées et ce depuis des centaines d’années. La Chambre extraordinaire de la Cour du Cambodge a sur ce point eu l’occasion d’affirmer que « le nombre élevé de morts pour lesquels l’accusé est tenu responsable accompagné de la longue période de temps durant laquelle les crimes ont été commis placent sans aucun doute ce cas parmi les plus graves devant les tribunaux pénaux internationaux »124. Par ailleurs, dans l’affaire Blaskic le Tribunal Pénal International pour l’ex Yougoslavie (TPIY) retient comme circonstance aggravante « la longueur du temps pendant lequel le crime continue »125 à être pratiqué. Aussi, le crime de servitude rituelle était déjà suffisamment grave au regard de son existence ancienne mais l’est d’autant plus car il a été dévoilé à la communauté internationale depuis plus de vingt ans et qu’il continue de prospérer. Le nombre important d’ONG luttant pour la libération des Trokosi ainsi que de rapports des différentes commissions de l’ONU font état de l’intérêt que porte la communauté internationale à la pratique. Cet intérêt découle principalement de la violation de nombreux instruments internationaux relatifs aux droits des femmes, aux droits des enfants ou encore la prévention de certains crimes. Par ailleurs, la servitude rituelle, qui se caractérise principalement par le travail forcé et le viol, cause de sérieuses souffrances physiques et mentales aux victimes126. L’effet est alors d’autant plus important que la pratique est ciblée sur des enfants, des jeunes filles n’ayant pas encore atteint la puberté et qui, en raison de leur âge et de leur fragilité devraient bénéficier CPI, Situation en République du Kenya, N°ICC-01/09-19-Corr-tFRA, Décision relative à la demande d’autorisation d’ouvrir une enquête dans le cadre de la situation en République du Kenya rendu en application de l’article 15 du Statut de Rome, Chambre Préliminaire II, 31 Mars 2010 au para 62 123 CPI, Règlement de procédure et de preuve, Doc N° ICC-ASP/1/3, 9 Septembre 2002, Articles 145-1-C et 145-2-b 124 Chambres Extraordinaires des Tribunaux Cambodgiens, Le Procureur c/ Duch, Jugement, N°ECCC-001/1807-2007/ECCC/TC, 26 Juillet 2010, au para 596. « The high number of deaths for which the accused is responsible, along with the extended period of time over which the crimes were committed [more than three years], undoubtedly place this case among the gravest before international criminal tribunals » 125 TPIY, Le Procureur c/ Tihomir Blaskic, Jugement, N°ICTY-95-14-A, 29 Juillet 2004, au para 686. Le crime est aggravé par « the length of time during which the crime continues ». 126 TPIY, Le Procureur c/ Krstic, Jugement, N°ICTY-98-33-T, 2 Août 2001, au para 513 122 19 d’une attention et d’une protection spéciale. Or, les témoignages mettent en avant les différentes formes d’abus sexuels, mentaux, émotionnels et physiques que subissent ces « esclaves des dieux »127. Une discrimination incontestable est portée envers ces jeunes filles vierges qui ne peuvent échapper à leur sort dès lors qu’elles ont été choisies par les dieux. Concernant les auteurs de la pratique, il s’agit de prêtres, de chefs religieux ayant le pouvoir d’être la matérialisation des dieux et de leur volonté. Ils ont de ce fait la propriété exclusive sur les Trokosi mais également le pouvoir de jeter des sorts sur les familles dont l’un des membres se serait rendu coupable d’infraction. Ils détiennent un pouvoir qui rend tout un chacun vulnérable et dans l’incapacité de lutter au regard de la profondeur de leur croyance. Les prêtres sont à la fois vénérés et craints. Les circonstances aggravantes d’abus de pouvoir et de vulnérabilité des victimes retenues par le Règlement de Preuve et de Procédure sont dès lors remplies. 2. Les éléments du crime contre l’humanité (a) Les éléments objectifs La pratique du Trokosi, comme certaines autres formes de violence envers les femmes, peut être envisagée sous l’angle d’un crime international, le crime contre l’humanité. L’article 7 du Statut de Rome définit ce dernier comme « l’un quelconque des actes ci-après commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque ». Plusieurs éléments en découlent ; une attaque généralisée ou systématique, une attaque commise envers une population civile et enfin une attaque commise en connaissance de cette attaque, dans le cadre d’une politique ou d’un plan concerté. Concernant l’attaque généralisée ou systématique, la chambre préliminaire de la CPI a eu l’occasion de souligner, dans l’affaire Bemba 128 , que « les adjectifs ‘généralisé’ et ‘systématique’ figurant dans le chapeau de l’article 7 du Statut sont présentés sous la forme d’une alternative ». Ainsi, il n’est pas nécessaire que l’attaque soit à la fois généralisée et systématique pour être constitutive d’un crime contre l’humanité. En l’espèce, il semble toutefois que la pratique du Trokosi tombe sous les deux caractéristiques. Tout d’abord, pour être généralisée, une attaque doit avoir été « commise sur une grande échelle : elle doit être massive, fréquente, menée collectivement, d’une gravité considérable et dirigée contre un grand nombre de victimes. Il s’agit d’une attaque couvrant une zone géographique étendue ou d’une attaque couvrant une zone géographique restreinte mais dirigée contre un grand nombre de civils »129. Au Ghana, le Trokosi représente environ 5000 fillettes. Dans son rapport de 2008, l’AGNU a d’ailleurs fait état du fait que la « violence 127 M.GILLARD Linda, Supra note 6, à la p12 CPI, Le procureur c/ Jean Pierre Bemba Gombo, N° ICC-01/05-01/08, Décision rendue en application des alinéas a) et b) de l’article 61 7 du Statut de Rome, relativement aux charges portées par le Procureur à l’encontre de Jean-Pierre Bemba Gombo, 15 Juin 2009, au para 82 129 Ibid au 83. Voir aussi CPI Situation en République du Kenya, 2010, Supra note 122 au para 95 128 20 exercée contre les femmes est généralisée »130. Or, comme l’a affirmé, en 1981, la souscommission des Nations Unies pour la prévention des discriminations et la protection des minorités, « les abus – que ce soit par l’exploitation économique ou sexuelle ou par de la brutalité physique – du pouvoir exercé sur les enfants (à l’intérieur ou à l’extérieur de la famille) peuvent, à leur pire manifestation, équivaloir au caractère généralisé de l’esclavage »131. Par conséquent, au regard des nombreux cas documentés, de la nature de la servitude rituelle en elle-même, de sa commission multiple sur une grande échelle géographique et temporelle et de son enracinement incontestable, les éléments de preuves semblent suffisants pour qualifier la pratique comme une attaque généralisée au Ghana. En termes de systématicité de l’attaque, la CPI a retenu qu’il s’agit du « caractère organisé des actes de violence et l’improbabilité de leur caractère fortuit »132. Il doit y avoir un « ‘scénario des crimes’ de telle sorte que ces derniers constituent une ‘répétition délibérée et régulière de comportements criminels similaires’ »133. La servitude rituelle qui persiste au Ghana a progressivement été reconnue comme pratique, or la pratique implique une continuité, une similitude, une habitude. Cette pratique persistante connaît un rituel particulier et identique d’une région à l’autre. Il s’agit d’une « répétition délibérée et régulière » de viols, de réduction en esclavage de jeunes filles pour les punir de crimes qu’elles n’ont pas commis. Ainsi, l’attaque est également systématique. Concernant la nécessité d’une attaque commise à l’encontre d’une population civile, il était au départ convenu qu’il s’agissait de toutes les personnes hors de combat. Or, depuis l’extension des crimes contre l’humanité au delà du cadre des conflits armés, la population civile se défini désormais comme « toutes les personnes, excepté celles qui ont l’obligation de maintenir l’ordre et qui ont les moyens légitimes d’exercer la force »134 ou encore « doit être interprété de façon large afin de promouvoir les principes qui sous-tendent l'interdiction des crimes contre l'humanité à savoir protéger les valeurs humaines et protéger la dignité humaine » 135 . En l’espèce, les victimes de la pratique sont des jeunes filles ayant généralement entre six et quinze ans et qui, par conséquent, ne sont investies d’aucune mission de maintien de l’ordre ou d’aucun pouvoir pouvant s’y apparenter. 130 Rapport conseil des droits de l’homme, 2008, Supra note 39 au para 90 Benjamin Whitaker, Rapporteur special de la Sous-commission sur la prevention de la discrimination et protection des minorités, Updating of the Report on Slavery Submitted to the Sub-Commission in 1966, United Nations publications : Bernan assoc, 1984, au para 20. Texte original « Abuses—whether by economic or sexual exploitation or physical brutality—of the power exercised over children (inside or outside the family) can, in their worst manifestation, amount to a widespread equivalent of slavery » 132 CPI, Situation en République démocratique du Congo, N°ICC-01/04-01/07, Le procureur c/ Germain Katanga et Mathieu Ngudjolo Chui, Décision relative à la confirmation des charges, Chambre préliminaire I, 30 septembre 2008, au para 394 133 Ibid au para 397. Voir aussi TPIY Blaškić (2004), Supra note 125 au para 101 134 CASSESE Antonio, International criminal law, Oxford: Oxford university press, 2003, à la p87 135 A. SCHABAS William, The International Criminal Court : A commentary of the Rome Statute, Oxford: Oxford University press, 6 mai 2010, à la p154 sur la base de l’affaire Le procureur c/ Kupreskic, N°IT-95-16-T, jugement, paras 547-549. 131 21 En vertu des éléments des crimes136, édités en complément du Statut de Rome, l’attaque doit avoir été lancée en application ou dans la poursuite de la politique d’un État ou d’une organisation ayant pour but une telle attaque. (…) Il est entendu que pour qu’il y ait ‘politique ayant pour but une telle attaque’, il faut que l’État ou l’organisation favorise ou encourage activement une telle attaque contre une population civile.137 Cela correspond à la nécessité, au sens de l’article 7-1 du Statut de Rome, à ce que l’auteur agisse en connaissance de l’attaque. Dans l’affaire Samoe Ruto, la CPI a mis en avant que « une attaque qui est ‘plannifiée, dirigée ou organisée’, par opposition à un acte ‘isolé ou spontané’, satisfait aux exigences de la loi »138. Or, le caractère systématique de la pratique déjà prouvé requérait de telles caractéristiques. Par ailleurs, l’organisation ne devant pas nécessairement être étatique, comme l’a relevé la Cour dans l’affaire Kenya139, elle peut être caractérisée par les prêtres en eux mêmes et leurs temples présents sur plusieurs régions du territoire. Quand bien même tous ne communiqueraient pas directement entre eux, ils demeurent liés par la volonté des dieux qui est la même pour tous. Ils ont mis en place un plan, une organisation suffisante pour en témoigner la volonté. (b) Les éléments subjectifs/spécifiques Les actes découlant de la pratique du Trokosi susceptibles de constituer un crime contre l’humanité incluent140 : - Réduction en esclavage141 : « Par réduction en esclavage, on entend le fait d’exercer sur une personne l’un quelconque ou l’ensemble des pouvoirs liés au droit de propriété (…) en particulier des femmes et des enfants »142. Lorsque les jeunes filles deviennent Trokosi, elles sont dépossédées de leur nom et deviennent la propriété des prêtres qui disposent de droits importants sur elles, voire de droits vitaux. Etant livrées à elles-mêmes dès le plus jeune âge pour se nourrir, s’entretenir ou encore se soigner, beaucoup succombent sans aucune aide des prêtres ou des autres Trokosi qui ont l’interdiction d’intervenir. 136 CPI, Eléments des crimes, Doc N°PCNICC/2000/1/Add.2, New York, 3-10 septembre 2002, au para 1 (introduction générale) « Comme le prévoit l’article 9, les éléments des crimes ci-après aident la Cour à interpréter et appliquer les articles 6, 7 et 8 conformément au Statut. Les dispositions du Statut, y compris l’article 21 et les principes généraux énoncés au chapitre III, sont applicables aux éléments des crimes ». 137 Ibid, article 7&3 138 CPI Situation en République du Kenya, N°ICC-01/09-01/11, Prosecutor v. William Samoe Ruto, Henry Kiprono Kosgey And Joshua Arap Sang, “Decision on the Confirmation of Charges Pursuant to Article 61(7)(a) and (b) of the Rome Statute”, Chambre préliminaire II, 23 January 2012 au para. 210. Voir aussi CPI Katanga Supra note 153 au para 396 139 CPI Situation en République du Kenya, 2010, Supra note 143 au para 92. « La Chambre considère que si les auteurs du Statut avaient souhaité exclure du terme « organisation » les acteurs non étatiques, ils n’auraient pas employé ce terme dans l’article 7 2 a du Statut. Elle estime donc que les organisations qui ne sont pas rattachées à un État peuvent, aux fins du Statut, élaborer et mettre en œuvre une politique ayant pour but de lancer une attaque contre une population civile » 140 SMALL BILYEU Amy Supra note 12 à la p493 141 Statut de Rome supra note 120, article 7.1.c) 142 Statut de Rome supra note 120, article 7.2.c). 22 - Emprisonnement ou autre forme de privation grave de liberté physique en violation des dispositions fondamentales du droit international143 : il est caractérisé lorsque « l’auteur a emprisonné une ou plusieurs personnes ou autrement soumis ladite ou lesdites personnes à une privation grave de leur liberté physique »144. Tel est le cas au sein des Temples puisque les Trokosi y purgent une « peine ». - Torture145 : « Par torture on entend le fait d’infliger intentionnellement une douleur ou des souffrances aigües, physiques ou mentales, à une personne se trouvant sous sa garde ou sous son contrôle »146. De nombreux auteurs ayant eu l’occasion de pénétrer le système Trokosien ont souligné l’importance des abus commis à l’encontre des jeunes filles et autres femmes présentes dans les temples. Ainsi, Linda M. Gillard, après avoir effectué une mission de terrain au sein d’International Needs, affirme que ces dernières sont « horriblement, sexuellement, mentalement, émotionnellement et physiquement abusées et servent littéralement d’esclave aux prêtres »147. - « Viol, esclavage sexuel (…) ou toute autre forme de violence sexuelle de gravité comparable »148 : le viol implique la pénétration de force149 et, l’esclavage sexuel, l’exercice d’un droit de propriété sur la victime doublé d’actes de nature sexuelle. Tel est le cas au sein des prêtres où les jeunes filles sont soumises à l’acte charnel dès leurs premières menstruations. - Persécution 150 : « Par persécution on entend le déni intentionnel et grave de droits fondamentaux en violation du droit international, pour des motifs liés à l’identité du groupe ou de la collectivité qui en fait l’objet »151. La persécution est le critère majeur, sur la scène internationale, pour accorder le droit d’asile dans un pays d’accueil152. Elle doit alors être fondée sur la race, la religion, la nationalité, les opinions politiques ou l’appartenance à un groupe social. Dans le cadre du Trokosi, la persécution a pu être retenue par les Etats Unies153 en vertu de l’appartenance à un groupe social, celui du « genre » féminin, afin de reconnaître l’asile à une victime Ghanéenne du Trokosi. - « Autres actes inhumains de caractère analogue causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé physique ou mentale »154 : cela rejoint les différents crimes précédents155. 143 Statut de Rome supra note 120, article 7.1.e) Eléments des crimes Supra note 136 Article 7.1.e)&1) 145 Statut de Rome supra note 120, article 7.1.f) 146 Statut de Rome supra note 120, article 7.C.e) 147 M. GUILLARD Linda. Supra note 6, à la p 12 148 Statut de Rome supra note 120, article 7.1.g) 149 Eléments des crimes Supra note 136 Article 7.1.g)-1&1et2) 150 Statut de Rome supra note 120, article 7.1.h) 151 Statut de Rome supra note 120, article 7.2.g) 152 AGNU, Convention relative au statut des réfugiés, résolution 429(V), U.N. Doc. A/CONF.2/108, adoptée le 28 juillet 1951 et entrée en vigueur le 22 avril 1954 153 Jonathan C. Goltzman Supra note 18 à la p70. Voir aussi Immigration and Refugee Board of Canada, “Ghana: Availability of state protection for a woman over 20 years of age who does not want to be a fetish slave (Trokosi)”, 18 January 2000, N°GHA33453.E, en ligne <http://www.refworld.org/docid/3ae6ad5a68.html> (Consulté le 10 novembre 2015) 154 Statut de Rome supra note 120, article 7.1.k) 155 Elément des crimes Supra note 136 Article 71K &2) 144 23 B. UNE RESPONSABILITE COMPLEXE ET PARTAGEE La responsabilité internationale était, jusqu’au milieu du XXème siècle, l’unique fait des Etats ou autres entités morales. Les individus, jusqu’à l’apparition des tribunaux internationaux, n’étaient ainsi pas confrontés à leurs actions sur la scène internationale. Ce sont essentiellement les tribunaux ad hoc qui ont posé les bases d’une telle responsabilité, car comme le précisait déjà le Tribunal Militaire International de Nuremberg, « ce sont des hommes et non des entités abstraites qui commettent les crimes »156. Le Statut de Rome s’est inspiré des statuts de ces derniers afin de retenir les articles 25 et 28 que sont, respectivement, la responsabilité pénale individuelle et la responsabilité du supérieur. 1. La responsabilité pénale individuelle : les prêtres La responsabilité pénale individuelle est consacrée par l’Article 25 du Statut de Rome. Les sous-paragraphes a) à c) du paragraphe 3 représentent les principaux degrés de responsabilité de l’individu dans le crime. En l’espèce, les potentiels criminels sont les prêtres qui perpétuent la pratique en faisant peser sur les familles des menaces de mort et/ou de maladie. Il s’agit donc bien d’individus au sens du Statut. 1. Aux termes du présent Statut, une personne est pénalement responsable et peut être punie pour un crime relevant de la compétence de la Cour si : a) Elle commet un tel crime, que ce soit individuellement, conjointement avec une autre personne ou par l’intermédiaire d’une autre personne, que cette autre personne soit ou non pénalement responsable ; b) Elle ordonne, sollicite ou encourage la commission d’un tel crime, dès lors qu’il y a commission ou tentative de commission de ce crime ; c) En vue de faciliter la commission d’un tel crime, elle apporte son aide, son concours ou toute autre forme d’assistance à la commission ou à la tentative de commission de ce crime, y compris en fournissant les moyens de cette commission ; (…) Paragraphe 3(a) : 156 A. FINCH George, « Procès des grands criminels de guerre devant le Tribunal militaire international, arrêt du 1er octobre 1946 » (1947), American journal of international law, vol.41 à la p221 24 Trois formes de commission de crime sont mentionnées au sein de ce sous-paragraphe à savoir la commission directe et individuelle du crime, la commission conjointe et enfin la commission indirecte, par le biais d’une autre personne sur laquelle le contrôle est exercé (que celle-ci soit également responsable ou non)157. Pour retenir la commission conjointe, chaque coparticipant doit avoir rempli « une certaine tâche qui contribue à la commission du crime et sans laquelle cette commission n’aurait pas été possible »158. La commission du crime doit alors répondre à un accord entre eux, à un plan commun. La CPI a apporté des précisions, quant à ce dernier, dans l’affaire Lubanga159. Ce plan peut être initialement légal ou illégal. S’il était initialement légal, alors c’est de sa mise en application que résulte l’illégalité. Dans ce cadre, chaque participant est responsable, de façon égalitaire et au même titre que les auteurs directs et indirects du crime. La commission conjointe au sens de l’article 25(3)(a) requiert ainsi trois éléments d’actus reus que sont une pluralité de personnes, l’existence d’un plan commun duquel résulte la commission d’un crime puni par le droit international et enfin une contribution essentielle par chacun à l’exécution de ce crime160. Deux éléments de mens rea sont également requis, à savoir que chaque participant agisse avec intention et en connaissance de cause161 et savait que « a) la mise en œuvre d’un schéma commun aurait ou pourrait avoir pour résultat la commission de crimes ; et b) qu’ils seraient dans une position d’empêcher la commission de ces crimes en ne remplissant pas le rôle qui leur était attribué»162. Paragraphe 3(b) : Cette forme de responsabilité se rapproche de celle de commission indirecte prévue par l’article 25(3)(a). Toutefois, comme le souligne le Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR) dans l’affaire Akayesu, « ordonner implique une relation supérieursubordonné » suivant laquelle « la personne en position d’autorité l’utilise pour convaincre (ou forcer) l’autre à commettre une infraction »163. Dans ce cadre, la personne ayant donné l’ordre avait pour intention la commission du crime ou, du moins, savait que celle-ci pouvait se produire. Concernant le fait de « solliciter » ou d’ « encourager » la commission du crime, l’exigence de mens rea est la même. Il s’agit dès lors, en pratique, davantage d’une incitation à commettre le crime que d’un ordre à proprement parlé. Cette influence est généralement psychologique mais peut être physique164. Paragraphe 3(c) : 157 AMBOS Kai, « Individual Criminal Responsibility » dans TRIFFTERER Otto Commentary on the Rome Statute of International Criminal Court : Observers ‘ notes, article by article, deuxième édition, Beck/Hart, 1er Juin 2008. Voir aussi WERLE Gerhard, « Individual criminal responsibility in Article 25 ICC Statute » (2007), Journal of international criminal law, Vol.5, aux p953-975 158 TRIFFTERER Otto Ibid à la p1073 159 CPI, Le Procureur c/Thomas Lubanga Dyilo, N° ICC-01/04-01/06, Decision on the Confirmation of Charges, 29 Janvier 2007 au paras 343-345 160 TPIY, Le Procureur c/ Tadic, N°IT-94-1-A, Judgment, Appeals Chamber, 15 July 1999 161 Statut de Rome supra note 120, Article 30 CPI Lubanga 2007 Supra note 159 aux paras 361-367 163 TPIY, Le Procureur c/ Jean Paul Akayesu, Jugement, N°ICTY-96-4-T, 2 Septembre 1998 au para 483 164 AMBOS Kai Supra note 157 à la p481 162 25 Au regard de l’article, il semble que ce dernier couvre les situations qui n’entrent pas sous la qualification de commission conjointe prévue par l’article 25(3)(a)165, dû à une contribution plus faible. Il s’agit ainsi de la forme la plus faible de complicité166 et la plus couramment retenue par l’ensemble des institutions judiciaires internationales. Le TPIY est même allé jusqu’à retenir qu’il n’était pas nécessaire que l’accusé soit présent sur les lieux, et que « l’acte contribuant à la perpétration et l’acte constituant la perpétration proprement dite peuvent être séparés géographiquement et temporellement »167. Le Statut de Rome retient « toute forme d’assistance » et semble ainsi rejoindre le TPIY dans son interprétation. Seul l’effet significatif sur la commission elle même est importante, peu importe sous quelle forme. En revanche, du point de vue de la mens rea, le Statut de Rome semble avoir ajouté une exigence en précisant « en vue de faciliter la commission d’un tel crime ». Il n’est plus question d’être seulement conscient de la possibilité que le crime ait lieu, mais que toute l’aide apportée le soit expressément pour que ce crime ait lieu168. La première forme de commission, la commission directe prévue par l’article 25(3)(a), est la plus évidente en l’espèce. En effet, chaque prêtre, à la tête d’un temple ou à l’origine de l’envoie de fillettes dans ce lieu commet personnellement les différents chefs de crime contre l’humanité mentionnés dans le chapitre précédent. En étant eux-mêmes instigateurs de la pratique/coutume, en charge de la « sélection » des fillettes et auteurs de la captivité dans le système du Trokosi, ils sont responsables du crime que constitue la pratique en elle même et de l’ensemble de ses conséquences. Concernant la mens rea, l’analyse est plus délicate. En effet, les prêtres assurent avoir été choisis par les dieux et être eux-mêmes soumis à des règles et ordres venant d’ « en-haut » qu’il leur est impossible de refuser, sous peine de recevoir les mêmes châtiments que ceux qui tentent de se substituer à la pratique. Dès lors, sont-ils réellement conscients du crime auquel ils participent par leurs actions ? Ont-ils réellement une possibilité de s’y soustraire ? Certains éléments semblent contredire cette théorie, comme lorsque l’un de ces prêtres a affirmé, concernant l’évolution de la pratique du bétail vers les jeunes filles, qu’il n’est pas possible d’avoir des relations sexuelles avec une vache169. Ceci montre une prise de conscience des avantages à asservir des jeunes filles plutôt que des animaux et une volonté de maintenir cette situation, quand bien même la pratique est devenue illégale en 1998. Bien que la pratique ne soit présente que dans les régions rurales, souvent abandonnées à l’autorité de chefs locaux, l’adoption d’une telle interdiction par le Gouvernement et l’action des organismes internationaux et régionaux en vu de libérer les Trokosi témoignent d’une connaissance et/ou d’une conscience évidente des prêtres quant aux infractions qu’ils commettent. Les prêtres sont dès lors à la fois auteurs et acteurs de la pratique, donc directement responsables. De plus, quand bien même l’ordre viendrait de ces dieux supérieurs, pourvoyeurs du bien et du mal, l’article 33§2 du Statut de Rome prévoit que « l’ordre de commettre un génocide ou un 165 WERLE Gerhard Supra note 157 à la p18 AMBOS Kai Supra note 157 à la p481 167 TPIY Le procureur c/ Dusko Tadic, Jugement, N° IT-94-1-T, 7 Mai 1997, au para 687 168 AMBOS Kai Supra note 157 à la p483. Voir aussi WERLE Gerhard Supra note 157 à la p18 166 26 crime contre l’humanité est manifestement illégal ». Or, appliquer un ordre manifestement illégal se traduit par l’absence de discernement de son auteur qui en devient coupable. Quid d’une commission conjointe170 ? En effet, les prêtres, dans les divers temples présents sur différents territoires et régions, agissent selon un protocole similaire, dans la même optique en engendrant les mêmes conséquences. Ils sont, en vertu des critères développés précédemment, une pluralité d’auteurs, ont un plan commun selon lequel des crimes contre l’humanité sont commis et apportent tous une contribution substantielle à la commission du crime. Sans eux, les jeunes filles ne seraient pas choisies pour être envoyées dans les temples, et ainsi réduites en esclavage. Concernant le plan commun, l’interprétation peut varier. Comme susmentionné, le plan initial peut être légal ou illégal171. Dans l’affaire Lubanga, l’exemple suivant est ainsi développé : l’accusé avait pour plan de promouvoir les efforts de guerre des rebelles en recrutant d’autres jeunes personnes au sein du groupe afin que celles-ci participent activement à des opérations militaires et de maintien de l’ordre. Bien que le plan ne vise pas directement les enfants de moins de 15ans, comme proscrit par le Statut de Rome, les conditions de terrain et l’utilisation de « jeunes » amenaient à prévoir ce risque172. En l’espèce, si les défenseurs de la pratique soutiennent parfois que les jeunes filles sont envoyées dans ces temples pour parfaire leur éducation et leur apprendre à vivre en société – ce qui n’est, en substance, pas condamnable en vertu du Statut de Rome – la mise en application d’un tel plan en revanche engendre une violation du droit international. De plus, le fait même d’effectuer une telle distinction, ne requérant que des jeunes filles vierges et « pure », rendait prévisible le risque d’abus. Par ailleurs, il est possible d’effectuer un rapprochement entre les conditions auxquelles sont soumises les Trokosi au sein des temples à celle de certains camps de captivité et de concentrations. Or, bien que la CPI ne soit pas liée par l’interprétation du TPIY173, on note que dans les affaires Tadic ou Kvocka, concernant les mauvais traitements subis par les prisonniers, le TPIY avait mis en avant que les auteurs devaient être conscients du caractère criminel du système et des actes qu’ils commettaient en ce sens, engageant ainsi leur responsabilité174. La logique pourrait ainsi être appliquée à la pratique du Trokosi. Les décès de fillettes au sein des temples ne sont qu’une preuve parmi tant d’autres des mauvais traitements qu’elles subissent et, a fortiori, du crime que les prêtres perpétuent. Concernant la dernière forme de responsabilité prévue part l’article 25(3)(a) à savoir la commission indirecte, par le biais d’un intermédiaire, elle est en l’espèce à coupler avec l’article 25(3)(b) à savoir ordonner, solliciter ou encourager la commission du crime. Ces différentes formes de responsabilité peuvent être retenues, à travers les actions des prêtres sur les parents. En effet, ces derniers participent à la commission du crime en donnant les jeunes filles demandées par ces chefs religieux. De fait, fortement ancrés dans la communauté et 169 GILLARD Linda M. Supra note 6, à la p 17 Statut de Rome supra note 120 Article 25(3)(a) 171 CPI Lubanga 2007 Supra note 159 aux paras 343-345 172 CPI Lubanga 2007 Supra note 159 au para 377 173 C’est essentiellement la forme étendue (3ème) de l’entreprise criminelle commune qui pose problème à la lecture de l’article 25. Voir CASSESE Antonio Supra note 134 à la p25 174 WERLE Gerhard Supra note 157 aux p8-9 170 27 craints de tous, ils exercent sur les familles une supériorité spirituelle indéniable. Ils ont le pouvoir de les contraindre en exerçant des pressions psychologiques et menaces de violences physiques (morts et maladies). Que les prêtres et dieux soient, ou non, capables de telles prouesses n’entre pas en jeu tant que les communautés et en particulier les familles concernées le croient et qu’une pression peut être réellement exercée en ce sens. En pratique, sans la « volonté » des familles, la pratique ne pourrait se perpétrer. Toutefois, l’influence des prêtres est telle qu’il n’y a d’autres issues possibles. 2. La responsabilité pénale du supérieur : le Chef d’Etat Bien que le texte de référence soit l’article 28 du Statut de Rome, la pratique montre que certains supérieurs et commandants ont pu être poursuivis sur la base de l’article 25. Devant les tribunaux internationaux également, certains ont été condamnés en vertu de la responsabilité pénale individuelle (article 7§1 TPIY, article 6§1 TPIR). Dans ce cadre, la qualité de supérieur de l’accusé est retenue comme facteur aggravant lors de l’examen de la sentence175. De fait, l’ « omission » d’agir efficacement du Chef d’Etat pourrait-elle être constitutive d’une « commission » au sens de l’article 25 ? Bien que le Statut de Rome ait finalement distingué entre responsabilité pénale individuelle et responsabilité du commandant, les travaux préparatoires montraient une volonté de la communauté internationale de reconnaître l’omission de façon générale. L’article 25 consistait alors en la « responsabilité des (chefs militaires) (supérieurs hiérarchiques) concernant les actes (des forces placées sous leur commandement) (de leurs subordonnés) » quand l’article 28 prévoyait « Actus reus (acte et/ou omission) »176. Par ailleurs, sur la scène internationale, un nombre d’indices important fait état d’une reconnaissance générale de la responsabilité par omission : les tribunaux internationaux ont développé une pratique de commission par omission, le premier protocole additionnel aux Conventions de Genève prévoit les « omissions contraires à un devoir d’agir »177 ou encore la majorité des systèmes juridiques admettent une telle responsabilité (à l’exception de la France)178. Il semble donc que la responsabilité pour omission soit reconnue comme principe de droit179. Concernant donc le Chef d’Etat, en l’espèce, il avait en vertu de sa qualité un devoir d’agir et la possibilité de le faire. Bien qu’il ait adopté une loi en 1998, celle-ci n’a jamais vraiment été mise en œuvre ou renforcée puisqu’aucun prêtre n’a été arrêté depuis. Dans 175 TPIY Blaškic Supra note 125 aux paras 89, 91 Nations-Unies, Conférence diplomatique de plénipotentiaires des Nations Unies sur la Création d’une Cour criminelle internationale, doc n°A/CONF.183/2/Add.1, Rome (Italie), 14 Avril 1998 177 Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux (Protocole I), adopté le 8 juin 1977 et entré en vigueur le 7 décembre 1978, Article 86 (1) 178 DUTTWEILER Michael, “Liability for Omission in International Criminal Law” (2006), International Criminal Law Review, Vol.6, aux p 30 et suivant 179 WERLE Gerhard Supra note 157 à la p966 176 28 l’affaire Akayesu180, le TPIR avait retenu la responsabilité individuelle de l’accusé qui était maire de la ville de Taba, entre le 7 et le 18 avril 1994, lorsque des meurtres contre les Tutsis ont eu lieu. La Chambre a considéré que sa qualité de maire lui offrait les capacités de maintenir l’ordre et la loi sur sa commune. Lui-même reconnu qu’il « avait le pouvoir de rassembler la population et de les faire obéir à ses instructions » 181. La responsabilité d’Akayesu a ainsi été retenue via l’article 7§1 car, quand bien même il a essayé, durant cette période, de s’opposer aux meurtres et tenter de les empêcher, son échec constitue un « encouragement tacite » tel que mentionné dans l’article. Dans le cadre de la pratique du Trokosi au Ghana, le Chef de l’Etat a la possibilité de contrôler sa population et quand bien même il a tenté de criminaliser la pratique en adoptant une loi, son échec quant à sa mise en application concrète pourrait constituer une forme de soutien ou d’encouragement tacite à la commission du crime. Dès lors, il pourrait être reconnu responsable en vertu de l’article 25 du Statut de Rome. Toutefois, dans ce cas, quid de la mens rea ? En ne renforçant pas la loi et en prenant le temps de mettre en place des mesures d’éducation, le Chef de l’Etat savait que les crimes résultant de la pratique du Trokosi allaient continuer à se perpétrer, il savait que son action d’omission allait assister la commission de crimes. Or, c’est en essence ce que prévoit l’article 30 du Statut de Rome. Toutefois, la question reste délicate en tant que la pratique dure depuis des centaines d’années. La compétence de la Cour étant valable qu’à compter de sa création, les différents Chefs d’Etat s’étant succédés depuis sont-ils responsables ? Avaient-ils réellement les moyens d’éradiquer une telle pratique ? Concernant l’article 28, il distingue entre les supérieurs militaires et civils et prévoit : a) Un chef militaire ou une personne faisant effectivement fonction de chef militaire est pénalement responsable des crimes relevant de la compétence de la Cour commis par des forces placées sous son commandement et son contrôle effectifs, ou sous son autorité et son contrôle effectifs, selon le cas, lorsqu’il ou elle n’a pas exercé le contrôle qui convenait sur ces forces dans les cas où : i) Ce chef militaire ou cette personne savait, ou, en raison des circonstances, aurait dû savoir, que ces forces commettaient ou allaient commettre ces crimes ; et ii) Ce chef militaire ou cette personne n’a pas pris toutes les mesures nécessaires et raisonnables qui étaient en son pouvoir pour en empêcher ou en réprimer l’exécution ou pour en 180 TPIY Akayesu 1998 Supra note 163 KIRK MCDONALD Gabrielle, Substantive and Procedural Aspects of international criminal law : the experience of international and national Courts, Documents : 002, Editeur Kluwer Law International, 1er Décembre 1999, au para 704 181 29 référer aux autorités compétentes aux fins d’enquête et de poursuites ; b) En ce qui concerne les relations entre supérieur hiérarchique et subordonnés non décrites au paragraphe a), le supérieur hiérarchique est pénalement responsable des crimes relevant de la compétence de la Cour commis par des subordonnés placés sous son autorité et son contrôle effectifs, lorsqu’il ou elle n’a pas exercé le contrôle qui convenait sur ces subordonnés dans les cas où : i) Le supérieur hiérarchique savait que ces subordonnés commettaient ou allaient commettre ces crimes ou a délibérément négligé de tenir compte d’informations qui l’indiquaient clairement ; ii) Ces crimes étaient liés à des activités relevant de sa responsabilité et de son contrôle effectifs ; et iii) Le supérieur hiérarchique n’a pas pris toutes les mesures nécessaires et raisonnables qui étaient en son pouvoir pour en empêcher ou en réprimer l’exécution ou pour en référer aux autorités compétentes aux fins d’enquête et de poursuites. Ce faisant, le Chef de l’Etat pourrait être poursuivi sur la base du premier paragraphe en tant que personne faisant fonction de chef militaire (puisque le Chef de l’Etat est le chef de l’armée, d’autant qu’à l’époque il s’agissait d’un régime militaire au Ghana) ou en tant que supérieur civil au sens du deuxième paragraphe. Dans les deux cas, le Statut de Rome retient trois exigences que sont l’existence d’une relation supérieur-subordonnés avec contrôle effectif, la connaissance du crime commis ou en voie d’être commis par ces subordonnés et l’échec quant à la prévention ou la punition des auteurs de ces crimes. Concernant le critère de la connaissance, l’article 30 du Statut de Rome prévoit que la connaissance est caractérisée « lorsqu’une personne est consciente qu’une circonstance existe ou qu’une conséquence adviendra dans le cours normal des évènements ». Or, le Chef de l’Etat avait à sa disposition de nombreuses preuves de l’existence de la pratique et savait que celle-ci existant depuis des années, une loi non renforcée n’aurait aucune réelle conséquence. En revanche, l’article 28 établit différents seuils que sont la « connaissance implicite » pour les supérieurs militaires et la « connaissance actuelle » pour les supérieurs civils. Respectivement, ils « auraient du savoir » ou ont « délibérément négligé » les informations concernant la commission des crimes par les subordonnés. Dans ce cadre, la connaissance ne peut être présumée, des informations doivent clairement mettre en avant les risques de commission de crimes par les subordonnés, doivent être disponibles pour le supérieur 30 concerné et celui-ci doit, en connaissance de cause, avoir refusé de s’y soumettre182. Le seuil de connaissance requis est ainsi très élevé. En l’espèce, le Chef de l’Etat disposait de nombreux documents lui permettant de connaître les conséquences éventuelles d’une léthargie juridique. Il connaissait la gravité de la situation, de nombreux organismes internationaux lui ayant fait parvenir des rapports attestant de ces risques. De plus, l’adoption d’une loi criminalisant la pratique montre la conscience de l’appareil étatique quant aux effets de la pratique. Le deuxième élément à prendre est compte est celui de l’échec, l’échec dans le rôle du supérieur d’agir afin de prévenir ou réprimer tout crime commis par ses subordonnés. C’est principalement via cet élément que l’article 28 est considéré comme basé sur l’omission et sur la négligence plutôt que sur l’intention. L’affaire Hirota183 confirme cette interprétation. Le tribunal a conclu, en effet, que le ministre n’avait pas insisté comme il se doit auprès du Conseil des Ministres pour mettre fins aux atrocités en train de se dérouler. Dès lors, son inaction constituait une « négligence criminelle »184. Par ailleurs, le TPIY a précisé que, dans ce cadre, la personne concernée n’est pas supposée accomplir l’acte par elle-même mais peut déléguer aux autorités compétentes185. En l’espèce, le Chef de l’Etat est en mesure de faire en sorte que les autorités compétentes agissent, à savoir que les forces de police arrêtent les prêtres ou encore que les autorités locales assurent des mesures d’éducation et de prévention dans les zones reculées (puisque l’accent est largement porté sur l’éducation). En promulguant une loi sans la renforcer il n’a ainsi pas pris « toutes les mesures nécessaires et raisonnables » tel que prévu par l’article 28. Par ailleurs, l’échec de l’exercice du contrôle exercé sur les subordonnés implique une relation de cause à effet entre l’omission du supérieur en lui-même et la commission des crimes par les subordonnés186. Cette conception a été retenue par le code pénal Allemand187 selon lequel un simple risque d’augmentation des crimes dû à l’omission peut être suffisant pour prouver l’échec du supérieur. L’affaire Hadzihasanovic188 va préciser que l’omission d’un supérieur de punir un crime dont il a la connaissance peut être entendu par ses subordonnés, sinon comme un encouragement, comme une acceptation d’un tel comportement ayant l’effet d’accroître le risque de commission de nouveaux crimes. L’affaire 182 TRIFFTERER Otto et ARNOLD R, “article 28 Responsibility of commanders and other superiors” dans TRIFFTERER Otto Supra note 157 à la p841 183 International military tribunal for the far east (“Tribunal de Tokyo), Hirota, Jugement du 4 novembre 1948, verdict en ligne <http://www.trial-ch.org/trialwatch/tokyo/itagaki.pdf> à la p3 (Consulté le 8 septembre 2015) 184 R. John Pritchard et Sonia Magbanua Zaide, The Tokyo War Crimes Trial: The Complete Transcripts of the Proceedings of the International Military Tribunal for the Far East, Vol. 20, Garland : New York et Londres, 1981, cité dans TPIY, Le procureur c/ Celebici, N°IT-96-21, Chambre d’appel, Arrêt, 20 février 2001, au para791 185 TPIY Le Proscureur c/ Kvocka et al, Jugement, N°98-30/1-T, 2 Novembre 2001, au para 316 186 AMBOS Kai, « Superior responsibility », dans CASSESE Antonio et al, The Rome Statute of the international criminal court, Vol I, OUP, Oxford 2002, à la p860. Voir aussi CASSESE Antonio “Modes of international criminal liability” dans CASSESE Antonio, The Oxford Companion to International Criminal justice, OUP, Oxford 2009, aux paras 82-93 187 Code pénal Allemand, Strafgesetzbuch, entré en vigueur le 1er janvier 1872, Article 41 188 TPIY Le procureur c/ Hadzihasanovic et al, N°IT-01-47-A), Jugement de la Champre d’appel, 22 Avril 2008, au para. 31. Voir aussi AMBOS Kai Supra note 186 à la p860 31 Bemba189 devant la CPI soulèvera les mêmes points. En l’espèce, bien que le nombre de Trokosi ait diminué après l’adoption de la loi, ce n’est certainement pas dû à cette initiative mais à l’action des différents organismes internationaux qui se battent pour l’éradication de la pratique. En réalité, l’absence de renforcement de la loi engendre la commission de nouveaux crimes puisque laisse la pratique se perpétrer. Certes des mesures d’éducation ont été mises en œuvre par le Gouvernement mais elle restent minimes et ne permettront pas un quelconque changement rapide, ce qui se traduira par des centaines de nouvelles jeunes filles réduites en esclavage durant ce temps. Enfin, le dernier élément, et le plus délicat, est la relation de supériorité. En vertu de celleci, le supérieur, qu’il soit militaire ou civil, doit disposer d’un contrôle effectif sur ses subordonnés. Selon Antonio Cassese, l’existence d’un lien de subordination de jure pourrait ne pas être suffisant pour retenir la responsabilité du supérieur s’il n’y a aucune manifestation concrète d’un pouvoir ou d’une autorité effective. En revanche, une présomption de contrôle effectif est reconnue quand le supérieur semble avoir, prima facie, la possession d’un tel pouvoir190. Selon l’affaire Bemba, « le suspect doit avoir un contrôle effectif, au moins lorsque le crime était le point d’être commis »191. En l’espèce, le Chef de l’Etat semble avoir, prima facie, le pouvoir d’user de ses forces de police ou de son armée pour procéder aux arrestations des prêtres à l’origine de la pratique ou continuant à garder captives les jeunes filles dans les temples. Toutefois, le contrôle est-il réellement effectif lorsqu’il s’effectue à travers d’autres subordonnés? A savoir, le contrôle sur les prêtres peut-il être reconnu effectif en tant qu’il y a un contrôle total des forces de police capables d’interférer dans la pratique en arrêtant les responsables? Le TPIY a précisé qu’il n’était pas nécessaire que les acteurs des crimes soient des subordonnés directs du supérieur, tant que celui-ci avait les moyens d’exercer un contrôle effectif sur eux192. Dans ce cadre, l’interprétation du contrôle effectif « indirect » peut être prise en compte et le Chef de l’Etat pourrait être considéré comme le supérieur des prêtres au sens de l’article 28 du Statut de Rome. Il est évident en pratique qu’une telle conclusion ne saurait être envisagée. Malgré la mauvaise foi dont font parfois preuve les Chefs d’Etat confrontés à des pratiques coutumières telles que le Trokosi, il serait difficile de les en tenir pour responsables. Néanmoins, l’Etat du Ghana a le devoir de protéger sa population en vertu de la doctrine de la responsabilité de protéger, reconnue officiellement par l’Assemblée Générale en 2005193. Ce concept cristallise l’obligation et la nécessité d’agir contre la commission de crimes d’atrocités de masses194. 189 CPI Bemba Supra note 128 aux paras 425-4277 CASSESE Antonio et al, International criminal law: case and commentary, Oxford: Oxford university press, 26 mai 2011, à la p437 191 CPI Bemba Supra note 128 au para 418 192 TPIY Blaskic Supra note 125 aux paras300-301 193 AGNU, Sommet Mondial 2005, Résolution 60/1, UN doc n° A/RES/60/1, 16 Septembre 2005 194 ROSENBERG Sheri P, “Responsibility to protect: a framework for prevention”, Global responsibility to protect 1, 9 juillet 2009, Martinus Nijhoff publishers, à la p. 448 190 32 L’ensemble de cette étude a permis de se rendre compte que, lorsqu’il est aisé de critiquer une pratique coutumière – culturelle ou religieuse – et de la condamner, il est bien plus complexe de la comprendre et, a fortiori, d’agir en profondeur, au cœur du problème. Une solution simple n’existe pas, il est donc essentiel de ne pas brûler les étapes afin d’engendrer le moins de dégâts. Il était certes question d’envisager la poursuite des auteurs du Trokosi. Toutefois, il faut pousser la réflexion au delà de cette action. Des pratiques comme celle du Trokosi existent dans de nombreux Etats, sous différentes formes et depuis plusieurs centaines d’années. Poursuivre tout un chacun n’est probablement pas la solution. Dans ce cas, quelle est-elle ? Personne ne semble avoir trouvé le juste milieu d’un débat /d’une problématique véritablement complexe. Il s’agit d’une question très délicate, à ce jour, sur la scène internationale. En effet, combattre des dirigeants qui s’attaquent ouvertement à leur population, - au delà des considérations politiques – engendre un accord général puisque chaque représentant, chaque institution est en mesure de comprendre que « c’est mal », et pourquoi c’est mal. Dans les pratiques coutumières, il est difficile de jouer la carte du bien et du mal car la dichotomie ne peut être aussi tranchée. La compréhension est alors mise défaut et, à partir de là, une solution adaptée et équilibrée particulièrement complexe à envisager. Le Comité des droits de l’enfant à souligner, dans son rapport de 2015, les différentes actions ayant été menée en vu de mettre fin à la pratique : lois, politiques, sensibilisation, plaidoyer195. Toute la complexité de cela peut se résumer en une idée, soulevée par Bernard Williams : « la difficulté avec la tolérance, vient de ce qu’elle paraît tout à la fois nécessaire et impossible »196. Le défi de ce XXIème siècle est ainsi, comme chaque siècle qui a marqué son histoire, de rendre possible l’impossible. 195 196 Comité des droits de l’enfant, 2015 Supra note 1 au para 115 Bernard Williams 33