Jean Babaye, des gros mots au grand silence
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Jean Babaye, des gros mots au grand silence
(LXPRV11: HEB-30.PAGES <HM26-HM27> ... 02/01/13 Auteur:PCOULOMB Date:04/01/13 Heure:18:11) DOSSIER DOSSIER PAR HENRI-FRÉDÉRIC BLANC Jean Babaye, des gros mots au grand silence arseille est enculturée jusqu’à l’os et elle se régale, la vicieuse salope, vé-la frétiller des fesses, que ça entre bien profond! Voilà sans nul doute ce qu’eût dit Jean Babaye à l’orée de cette année 2013 qui, pour le cercle secret de ses admirateurs, est d’abord et surtout l’année de son centenaire: c’est en effet en 1913 que naquit, rue Curiol, le plus grand poète marseillais, le seul poète au monde à n’avoir délibérément jamais rien écrit. Jean Babaye ! Je ne l’ai pas connu, je pense l’avoir croisé un soir, dans ma jeunesse, mais il était trop pris par l’alcool pour émettre un autre son que "beuh". Jamais je n’oublierai ce "beuh...". Qu’importe son apparence physique et sa biographie: Jean Babaye dédaignait toute singularité, il voulait n’être personne, ou plutôt être n’importe qui et tout le monde. Il allait pêcher pour se mêler aux pêcheurs, il se rendait au stade pour fusionner avec le public, n’être qu’un cri parmi les cris. La nuit, on le trouvait dans le dernier bar à fermer; le jour, dans le premier à ouvrir. Il n’y a que les églises qu’il ne fréquentait pas. Dieu ne va pas à la messe, affirmait-il. Jean Babaye n’a rien écrit mais a beaucoup dit n’importe quoi, à l’exemple de ses frères de comptoir. Dire n’importe quoi, c’est être à l’unisson des autres, communier avec la bêtise universelle, se mettre au diapason d’un monde totalement absurde et infiniment idiot. Ecrire est la pire des vanités. Inscrit-on le mistral sur le papier? Visiteur hébété de son propre esprit, spectateur ahuri du réel, Jean Babaye avait trop de choses à voir pour s’atteler à une œuvre, trop de jaunes à boire pour pondre un volume de vers. Urgence d’être ! L’absolu n’attend pas ! Pour Babaye, les choses grimacent à être décrites, de sorte qu’on ne décrit jamais que leur grimace. Jean Babaye n’exprimait pas le monde mais le désexprimait, le déshabillait de ses mots. Le banal est plus chargé de poésie que l’étrange. La métaphysique se cache dans l’ordinaire. Regardez longuement une simple chaise de café: à bout d’immobilité, elle semble sur le point de vous sauter à la figure, surtout si vous avez quelques momies dans le nez. Au demeurant, les dires les plus plats de Babaye avaient la vertu d’élever, d’ennoblir toute chose. S’il vous traitait d’enculé, vous cessiez instantanément d’être un simple enculé, vous étiez sacré d’office roi des enculés, il vous statufiait, vous gravait dans le marbre. Peu à peu, la démarche poétique de Jean Babaye évolua vers le silence pur. Au fur et à mesure qu’il mettait moins d’eau dans le pastis, il mettait moins de mots dans ses phrases. Formidable plongeon dans l’indicible ! Saut définitif dans le volcan de l’informulé ! Vient le moment où le poète doit "faire le mur" des mots et demeurer muet, face à NICOLAS VALLAURI M l’ineffable… Entendons-nous bien: le silence de Jean Babaye n’était pas un silence complice, mais un silence accusateur. S’il se taisait, ce n’était pas pour ne rien dire mais pour tout dire, ou plutôt pour dire le Tout. “Le monde est un monstre qui fait le beau”, aurait déclaré Babaye à l’époque où il sortait encore des couillonnades. Mais ce genre de sentence emphatique ne lui ressemble guère. Babaye, soucieux de n’être jamais "récupéré" par l’université, ne laissa rien de lui qui puisse faire l’objet d’une étude, d’une exégèse professorale. Il eut toujours soin de cacher son génie dans les propos les plus communs. Mais à force de ne rien faire et d’en dire de moins en moins, il finit par être expulsé de sa chambrette avec water sur le palier. La légende dit qu’une fois jeté à la rue, obligé d’aller dormir sur une pelouse du Palais Longchamp, à même la terre nourricière, pour la première fois de sa vie ce grand insomniaque dormit bien. Toujours est-il qu’à partir de ce moment on perd progressivement sa trace. On le vit encore un peu çà et là, dans un bar ou un autre, faisant acte d’un silence de plus en plus éloquent, de plus en plus radical, ponctué parfois de l’un de ses fameux "culé, ah !" lâchés du coin de la bouche, qui disaient l’essentiel avec une sublime économie de moyens. Aucun poète n’est jamais allé aussi loin au fond du mystère de l’être. "Culé, ah !", tout le génie de Babaye est là : l’élision superbement dédaigneuse de la première syllabe, l’onomatopée postposée exclamative et jaculatoire… Le "culé, ah !" de Jean Babaye est une introduction vigoureuse et magistrale dans l’intimité du non-dit… Le creuseur d’absolu que fut Jean Babaye n’eut qu’un but, de mystique nature : se fondre dans la masse, ne faire qu’un avec la ville-univers où il a tant bu pour faire passer l’amertume de la vie, pour apprivoiser le néant. “Il faut beaucoup donner pour mériter de ne rien recevoir”, tels auraient été ses derniers mots. Billevesée, invention d’universitaire poussif en mal de belles phrases à commenter ! Culés, ah ! Jean Babaye fut trop grand pour les grandes phrases. Il fit l’effort surhumain de rester au niveau des collègues, nez à nez avec son verre, la clope au bec, couillonné entre les couillonnés. L’œuvre complète de Jean Babaye est considérable si l’on y fait entrer tout ce qu’il n’a pas dit, l’immensité vertigineuse de ses silences. Voudrait-on la réduire à une expression verbale, outre ses admirables « culé, ah ! », elle se limite à une seule phrase absolument attestée, mais quelle phrase !... Il était à la Bonne Mère, sur la grande terrasse dominant la cité. Contemplant la mille et une Marseille, ville monstre qui nous donne si peu de quoi vivre mais tellement de quoi rire, et tellement aussi de quoi rêver, Jean Babaye formula ces mots immortels : “Putain, c’est beau, con !” ■