tiers livre la collection

Transcription

tiers livre la collection
bartleby
commis aux écritures
(une histoire de Wall Street)
herman melville
tiers livre
traduction françois bon
la collection
bartleby
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Herman Melville
Bartleby
Commis aux écritures
(une histoire de wall street)
nouvelle traduction,
par François Bon
© François Bon 2014 pour cette traduction
pas d’utilisation sans autorisation
TIERS LIVRE | LA COLLECTION
J’AI VIEILLI MAINTENANT. Ces trente dernières
années, mes occupations professionnelles m’ont mis
en rapport singulier avec ce qu’on pourrait considérer comme une catégorie peu ordinaire et même plutôt particulière de l’humanité, à propos de laquelle
pourtant, à ma connaissance, rien ne fut jamais déposé par écrit : je veux dire les copistes juridiques, dits
commis aux écritures. J’en ai connu un bon échantillon, à titre privé autant que professionnel, et si cela
vous inspire, je pourrais raconter diverses histoires
auxquelles un gentleman de bonne nature trouverait
de quoi sourire, et pleurer quelque âme sentimentale. Mais je ne compte pour rien les biographies de
tous les copistes pris ensemble, pour quelques fragments de la vie de Bartleby, qui fut un commis de la
plus étrange sorte que j’aie jamais vu, ou dont j’aie
même entendu parler. Alors que de n’importe quel
autre copiste je pourrais dresser la vie entière, pour
Bartleby il ne saurait en être question, et je ne crois
pas qu’on puisse trouver de sources et documents
qui autoriseraient une biographie complète et satisfaisante de ce personnage. Bartleby était un de ces
êtres pour lequel rien n’est vérifiable, hors les sources
originales, et dans son cas elles sont bien minces. Ce
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que mes yeux stupéfiés ont vu de Bartleby, voilà tout
ce que je sais de lui, à part, bien sûr, ces vagues commérages, dont il sera fait mention par la suite.
Avant de présenter le copiste, tel qu’il m’apparut
tout d’abord, il convient de faire quelque peu étalage de moi-même, mes commis, mon affaire, mes
bureaux et mon environnement en général ; une telle
description est indispensable pour une compréhension adéquate de celui qui va principalement nous
occuper.
À noter tout d’abord : je suis quelqu’un à qui, depuis sa prime jeunesse, on a inculqué que le mode
de vie le plus simple était aussi le meilleur. Et pour
cela, bien que j’appartienne à une profession notablement énergique et nerveuse, jusqu’à la turbulence
parfois, je n’ai jamais supporté que rien de cela ne
vienne troubler ma paix. Je suis un de ces juristes
sans ambition, qui ne s’est jamais frotté à un jury, et
à aucun moment n’a recherché les applaudissements
publics ; mais dans la douce tranquillité d’une retraite
douillette, a mené un travail douillet pour gérer les investissements de gens plus fortunés, leurs emprunts
et hypothèques, leurs portefeuilles boursiers. Tous
ceux qui me connaissent me considèrent comme une
personne éminemment sûre. Le regretté John Jacob
Astor, peu connu pour être porté à l’enthousiasme
poétique, n’a jamais hésité à dire que ma première
qualité était certainement la prudence ; ensuite, la
méthode... Qu’on ne croie pas que je parle par vanité,
je ne fais que témoigner de ce fait : le regretté John
Jacob Astor ne me laissait pas sans occupation ; c’est
un nom que, je l’admets, j’ai plaisir à redire, pour cette
sonorité ronde et tournoyante qui est la sienne, et qui
résonne comme un lingot. J’ajouterais, très librement,
que je n’étais pas insensible à la bonne opinion du
regretté John Jacob Astor.
Quelque temps avant que commence cette brève
histoire, mes activités avaient considérablement augmenté. On m’avait accordé ce bon vieux titre, maintenant abandonné dans l’État de New York, de maître des
requêtes. Ce n’était pas un travail véritablement ardu,
mais la rémunération qui s’y attachait était rien moins
que déplaisante. Il est rare que je perde le contrôle de
moi-même, et encore plus rare que je cède à l’indignation devant les fautes et les outrages ; mais qu’on me
permette ici de hausser imprudemment la voix, et de
déclarer que je considère l’abrogation soudaine et arbitraire du poste de maître des requêtes, dans la nouvelle constitution, comme un acte prématuré ; attendu
que j’en avais escompté des profits à vie, quand cela
n’a duré que quelques courtes années. Mais il en est
ainsi, c’est un fait.
Mes bureaux étaient en étage, au n°... de Wall
Street. D’un côté ils donnaient sur le mur blanc qui
faisait office d’un spacieux puits de lumière, pénétrant l’immeuble de bas en haut. La vue pouvait
certes être qualifiée d’insipide plus qu’autre chose,
manquant résolument de ce que les peintres de pay-
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sage nomment « vie ». Mais s’il en était ainsi, la vue
depuis l’autre extrémité des bureaux permettait le
contraste, si rien d’autre. De ce côté, mes fenêtres offraient une vue sans limite sur un haut mur de briques
rouges, noirci par l’âge et une ombre éternelle. Et ce
mur n’exigeait pas de longue-vue pour en scruter les
vagues beautés, puisqu’il avait poussé à moins de
trois mètres de mes volets. Considérant la hauteur gigantesque des immeubles environnants, et que mes
bureaux étaient au premier étage, l’intervalle entre
ce mur et le mien ne ressemblait rien moins qu’à une
grande citerne carrée.
Dans cette période qui a tout juste précédé l’irruption de Bartleby, j’employais dans mon cabinet
deux personnes comme copistes, et un grouillot prometteur servait de garçon de courses. Le premier,
Turkey, comme dindon ; le deuxième, Nippers, ou
trombone ; le troisième, Gingembre, comme le biscuit de gingembre. Cela ressemble à des noms, mais
pas de ceux qu’on trouve habituellement dans l’annuaire. À vrai dire, les surnoms que chacun de mes
trois clercs s’étaient mutuellement conféré étaient
l’expression profonde de leurs personnalités et caractères respectifs. Turkey était un Anglais courtaud,
asthmatique, de mon âge environ, donc pas loin de
la soixantaine. Il faut reconnaître que, le matin, son
visage était d’une jolie teinte rubiconde, mais après
son déjeuner de midi, à la méridienne, flamboyant
comme les charbons de l’âtre de Noël ; et continuant
ainsi de flamboyer, mais en s’évanouissant progressivement, jusqu’à six heures du soir ou à peu près,
après quoi je ne voyais plus le propriétaire du visage, lequel atteignait son apogée quand culminait
le soleil, à la méridienne, semblait grandir avec lui,
s’épanouir, et diminuer suivant le jour, avec la même
régularité et une gloire sans égale. J’ai connu beaucoup de coïncidences singulières au cours de ma vie,
et ce n’était pas la moindre parmi elles que ce fait
très exact : Turkey, dispensant tous ses pleins feux
depuis sa figure rouge rayonnante, commençait alors
aussi, à ce moment critique, le moment où je considérais ses capacités professionnelles comme sérieusement affectées pour le reste de la journée. Non
qu’il devienne alors vraiment paresseux, ou marque
une aversion pour le travail. Le problème, c’est qu’en
même temps il lui prenait trop d’énergie. C’était de
sa part un activisme étrange, enflammé, agité, et frivolement sans repos. Tous ses pâtés sur mes pièces
lui échappaient ainsi, l’après-midi, à la méridienne.
Non seulement il devenait insouciant et acquérait une
triste propension l’après-midi à faire taches et pâtés,
mais certains jours il allait jusqu’à un vrai vacarme.
Par moments, son visage s’enflammait d’un incendie
supplémentaire, comme d’avoir rajouté du bois sec
sur son anthracite. C’étaient de déplaisants raclements de chaise ; sa boîte de sable renversée ; ou,
voulant raccommoder ses porte-plumes, les brisant
en morceaux avec impatience, et les jetant par terre
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dans une passion soudaine ; se levant et se penchant
par-dessus sa table, boxant ses papiers de la façon
la plus inconvenante, et il était bien triste de constater cela chez un homme mûr comme il l’était. À part
cela, en de nombreuses façons un homme de la plus
grande valeur pour moi, du moins jusqu’à midi, à la
méridienne ; alors la créature la plus rapide, la mieux
appliquée pour accomplir d’énormes masses de travail dans un style qu’on aurait eu de la peine à égaler.
J’aurais bien souhaité passer outre à ses excentricités, même si bien sûr, à l’occasion, je lui en faisais remontrance. Je le faisais avec précaution et douceur,
cependant, parce que tout en étant l’homme le plus
civil, et même, le plus fade et le plus révérencieux le
matin, l’après-midi il devenait sujet à la provocation,
à la langue la plus irréfléchie, on pourrait même dire
insolente. Estimant à la fois sa tâche du matin à sa
juste valeur, et bien résolu à ne pas le perdre, mais
en même temps de moins en moins à l’aise avec ses
manières enflammées de l’après-midi, étant homme
de paix et ne souhaitant pas, par mes admonitions,
provoquer de sa part des répliques inconvenantes, je
pris sur moi, un samedi après-midi (il devenait encore
pire le samedi), de lui insinuer, très amicalement, que
peut-être, maintenant qu’il prenait de l’âge, seraitil bon d’écourter son travail ; en gros, qu’il se passe
de venir dans mes bureaux une fois midi sonné, et
qu’après son déjeuner il ferait mieux de revenir en
ses appartements et de se reposer jusqu’à l’heure du
thé. Mais non ; il insista sur son dévouement vespéral. Il prit une expression de ferveur intolérable, tandis qu’il m’expliquait avec solennité, gesticulant avec
une longue règle depuis l’autre extrémité de la pièce,
que si ses services du matin étaient si utiles, sinon
indispensables, que ne l’étaient-ils l’après-midi ?
« Avec votre permission, monsieur », rajouta
Turkey cette fois-ci, « je me considère comme votre
bras droit. Le matin, je ne fais qu’organiser et déployer
mes colonnes ; mais l’après-midi, je me mets à leur
tête, et on vous charge galamment l’ennemi, comme
ça ! » — et il fit un grand moulinet de sa règle...
« Mais les pâtés, Turkey », je protestai...
« Vrai, mais avec votre permission, monsieur :
voyez comme je grisonne : c’est l’âge. Certainement,
monsieur, qu’un pâté ou deux, par une après-midi surchauffée, on ne doit pas en juger trop sévèrement, eu
égard à ces cheveux gris. Un âge respectable, même
s’il entraîne quelques pâtés sur une page, voilà qui
est honorable : avec votre permission, ­monsieur, c’est
nous deux qui nous faisons vieux. »
À cet appel à ma compassion de vieux camarade,
comment résister. En bonne conscience, je compris
qu’il ne s’en irait pas. Alors je m’étais fait à l’idée de le
garder, bien résolu en contrepartie d’y veiller, et que
durant l’après-midi il ne traiterait que des papiers de
moindre importance.
Nippers, le second de ma liste, était un jeune
homme d’à peu près vingt-cinq ans, doté d’une
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moustache et d’un teint cireux, mais avant tout d’un
air de pirate. J’ai toujours jugé qu’il était la victime
de deux pouvoirs démoniaques : l’ambition, et l’indigestion. L’ambition se manifestait par une impatience
certaine à effectuer le travail d’un simple copiste, et
une injustifiable usurpation quant à certaines règles
strictement professionnelles, comme le respect des
formes originelles d’un document légal. L’indigestion semblait transparaître dans certaine irritabilité
nerveuse occasionnelle et les tics grimaçants qui le
faisaient grincer des dents de façon parfaitement
audible lorsqu’il faisait une faute en copiant ; et des
imprécations inutiles, chuintant, plutôt que dites,
dans le feu du travail, surtout en perpétuel mécontentement de la hauteur du pupitre sur lequel il opérait. Même d’un tempérament merveilleusement
ingénieux en mécanique, Nippers n’arrivait jamais à
ce que ce pupitre lui convienne. Il installait des cales
sous ses pieds, improvisées avec des morceaux de
carton, jusqu’à trouver l’ajustement le plus précis par
quelques feuilles de brouillon repliées. Mais aucune
invention ne convenait. Si par égard pour les aises de
ses vertèbres, il choisissait de donner au-dessus de
son pupitre un angle aigu par rapport à son menton,
et d’écrire là-dessus comme un homme qui prendrait
le toit d’une maison hollandaise pour bureau, alors il
s’exclamait que cela lui coupait la circulation du sang
dans les avant-bras. Si maintenant il baissait la table à
la hauteur de ses poignets, et se voûtait dessus pour
écrire, c’est une crampe qui lui tordait le dos. En bref,
pour le dire crûment, Nippers ne savait pas ce qu’il
voulait. Ou bien, s’il voulait une chose précise, c’était
d’être à jamais délivré d’un pupitre de copiste. Parmi
les manifestations de son ambition maladive, il y avait
sa fierté à recevoir les visites de certains compagnons
à l’allure ambiguë, dans des manteaux miteux, qu’il
nommait ses clients. J’étais bien sûr au courant qu’il
n’était pas seulement, dès ce moment, un considérable apprenti politicien, mais qu’il faisait à l’occasion
quelques affaires pour son propre compte dans les
chambres de justice, et n’était pas un inconnu sur les
chemins qui mènent à Tombs. J’avais cependant de
bonnes raisons de croire qu’un de ces individus qui
venaient le demander jusque dans mes bureaux, et
à propos de qui il insistait, avec de grands airs, que
c’était un de ses clients, était probablement plutôt
un créancier, et les titres de propriété supposés, rien
que ses impayés. Mais avec tous ses défauts, et les
contrariétés qu’il me causait, Nippers, comme son
collègue Turkey, m’était d’une considérable utilité. Il
écrivait d’une main nette, rapide ; et, quand il le voulait, ne manquait pas d’une certaine tenue de gentleman. À preuve qu’il était toujours habillé de façon
très gentleman ; et cela, par conséquent, augmentait
la considération qu’on avait pour mes bureaux. Alors
que, malgré mon respect pour Turkey, j’avais quelque
effort à faire pour le garder hors de reproche : ses vêtements avaient une capacité innée à sembler grais-
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seux et sentir la gargote. Il portait ses pantalons sans
ceinture et en été comme un sac. Ses manteaux,
exécrables, et personne n’aurait voulu de son chapeau. Mais tandis que le chapeau m’était une chose
indifférente, attendu que sa civilité et déférence naturelles, comme un bon citoyen britannique, le lui
faisaient ôter dès qu’il entrait dans les lieux, avec
son manteau c’était une autre paire de manches. De
son manteau, j’essayais de raisonner avec lui : mais
sans effet. La vérité, je suppose, était qu’un employé
au si maigre revenu ne pouvait pas financer à la fois
une si fière figure et un manteau brillant tout à la fois.
Comme Nippers le fit une fois remarquer, l’argent
de Turkey partait principalement en liquide. Un jour
d’hiver, j’offris à Turkey un mien manteau d’allure très
respectable, largement chaud et confortable, et qui
se boutonnait des genoux jusqu’au col. Je pensais
que Turkey aurait apprécié le geste, et apaisé ses
éruptions et intempérances de l’après-midi. Mais
non. Je crois absolument que s’emboutonner dans
un manteau aussi duveteux qu’une couverture eut sur
lui un effet pernicieux, selon le même principe que
trop d’avoine nuit à un cheval. En fait, précisément
de la façon dont on dit qu’un cheval rageur et rétif se
sent à l’avoine, ainsi fit Turkey du manteau. Il devint
insolent. C’était un homme à qui la prospérité nuisait.
Bien que concernant l’auto-indulgence de Turkey
quant à ses habitudes je conservais mes propres
­hypothèses, en ce qui concernait Nippers j’étais per-
suadé que, quels qu’aient pu être ses défauts dans le
respect de l’autre, il était en fin de compte un jeune
homme de tempérance. Mais bien sûr la nature ellemême semblait avoir été sa mauvaise fée, et l’avoir
chargé si rudement à sa naissance d’une disposition
irritable et instable comme l’eau et le brandy que tout
correctif ultérieur était inutile. Quand je considérais
comment, dans le calme de nos bureaux, Nippers se
levait parfois brutalement de sa chaise, plongeait pardessus sa table, envoyant ses bras de chaque côté,
empoignant le pupitre tout entier et le poussant, le
brassant, avec un sinistre et grinçant raclement sur
le sol, comme si la table était un objet délibérément
pervers, décidé à le contrarier et le vexer, je percevais clairement que modérer Nippers était aussi facile
que doser l’eau dans le brandy.
J’avais l’insigne chance, considérée sa cause particulière, l’indigestion, que l’irritabilité et sa conséquence nerveuse étaient pour Nippers principalement observables le matin, tandis que l’après-midi il
était comparativement radouci. De telle façon que,
le paroxysme de Turkey ne survenant pas avant midi
environ, je n’avais jamais affaire à leurs excentricités
simultanément. Quand Nippers était lancé, Turkey ne
l’était pas, et vice-versa. Ce qui était un arrangement
convenable et naturel en de telles circonstances.
Gingembre, le troisième de ma liste, était un
compère de douze ans. Son père était cocher, et
avait pour ambition de voir son fils installé sur un
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banc plutôt que sur une charrette avant de mourir. Il
l’avait donc envoyé à mon bureau comme apprenti
juriste et coursier, nourri et logé plus un dollar par
semaine. Il avait un petit pupitre pour lui seul, mais on
ne peut pas dire qu’il s’en servait beaucoup. Soumis
à l’inspection, son tiroir révélait une grande variété
de coquilles de diverses sortes de fruits secs. Bien sûr
que pour l’esprit rapide de la jeunesse, toute la noble
science du droit était contenue dans une coquille de
noix. Et ce n’était pas une moindre tâche, et non plus
celle qu’il effectuait avec la plus grande célérité, que
de fournir Turkey et Nippers en pommes et biscuits.
Recopier des actes de justice assèche terriblement —
c’est proverbial —, un travail de costaud, mes deux
copistes étaient prompts à s’humecter la bouche
d’une ou deux Spitzenberg dans les innombrables
buvettes qui vont de la Chambre jusqu’au bureau
de Poste. Et ils envoyaient Gingembre bien souvent
leur procurer ce biscuit singulier — petit, plat, rond
et très épicé — qui leur avait servi à le baptiser. Certains matins d’hiver, où le travail se révélait particulièrement morose, Turkey pouvait les gober vingt
par vingt comme de simples gaufrettes, alors qu’ils
se vendaient bien un penny pour six ou huit — les
raclements de sa plume s’accordant avec le croustillant et le craquant de sa double mâchoire. Dans
tous ses après-midis explosifs, aux salves et rafales
de ses bévues s’ajoutaient les morceaux humides de
biscuit au gingembre qui lui remontaient aux lèvres,
et qu’il éternuait sur les hypothèques comme un
sceau définitif. J’avais alors le meilleur prétexte pour
le rabrouer. Mais il me corrompait en me faisant une
révérence à la chinoise, et disant : « Avec votre permission, monsieur, c’est plutôt généreux de ma part
de vous fournir ainsi en articles de papèterie. »
Maintenant, mon travail original, celui d’un gestionnaire de portefeuilles et prestataire d’actes abscons de
toute sorte, s’était considérablement acrru en devenant maître des requêtes. Il y avait maintenant vraiment
du travail pour des copistes. Non seulement j’avais de
quoi fournir aux clercs qui m’accompagnaient, mais je
devais leur procurer une aide supplémentaire. Suite
à ma petite annonce, j’aperçus un matin un jeune
homme immobile sur le pas de la porte, qu’on avait
laissée ouverte parce que c’était l’été. Aujourd’hui
encore, je me remémore facilement cette silhouette­
— blême et bien coiffé, pitoyablement respectable,
incurablement solitaire : c’était Bartleby !
Après un bref entretien sur ses qualifications, je
l’engageai, heureux de disposer dans ma brigade de
commis d’un homme aussi singulièrement pondéré
d’aspect, dont je pensais qu’il serait d’une influence
bénéfique sur le tempérament inconstant de Turkey,
et celui agité de Nippers.
J’aurais dû préciser auparavant qu’une porte vitrée divisait mes locaux en deux parties, l’une d’entre
elles occupée par mes deux copistes, l’autre par
moi-même. Selon l’humeur du jour, je laissais cette
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porte ouverte ou la refermais. Je décidai d’attribuer
à Bartleby le coin auprès de la porte vitrée, mais de
mon propre côté, et avoir ce garçon tranquille à portée d’appel pour toutes les petites choses insignifiantes qu’on aurait à faire. Je lui installai son pupitre
le long d’une petite fenêtre de côté, une fenêtre qui
au départ procurait une vue latérale sur une cour
de briques crasseuse, mais qui désormais, en raison
des constructions successives, ne procurait plus de
vue du tout, mais quand même un peu de lumière. À
moins d’un mètre des vitres il y avait un mur aveugle,
et la lumière arrivait de loin au-dessus, entre deux immeubles très hauts, comme une toute petite ouverture dans un dôme. Pour un arrangement satisfaisant,
j’achetai un haut paravent en accordéon vert, qui
isolerait complètement Bartleby de ma vue, mais le
garderait à portée de voix. Et de cette façon espace
privé et relation sociale s’ajoutaient.
Au début, Bartleby remplit une quantité extraordinaire d’écriture. Comme affamé depuis longtemps de
quelque chose à copier, il semblait se gaver lui-même
de mes documents. Il n’y avait pas de pause pour la
digestion. Il continuait presque jour et nuit, copiant
à la lumière du jour puis à la chandelle. J’aurais dû
me sentir réjoui de cette application, si j’y avais senti
une industrie joyeuse. Mais il écrivait en silence, avec
indifférence, mécaniquement.
C’est bien sûr une part indispensable du travail
de copiste que vérifier l’exactitude de sa copie, col-
lationnée mot à mot. Quand il y a deux copistes ou
plus dans un bureau, ils s’épaulent l’un l’autre pour
cette vérification, l’un lisant la copie, l’autre tenant
l’original. C’est une affaire morne, fastidieuse, léthargique. Je peux vraiment imaginer qu’elle paraisse
intolérable à certains tempéraments sanguins. Par
exemple, je ne peux accorder foi à l’idée qu’un poète
fougueux comme Byron aurait été heureux de s’asseoir à côté de Bartleby pour la vérification d’un acte
juridique de — disons cinq cents pages, écrites serrées par une main précise.
De temps en temps, dans l’urgence des affaires,
j’avais pris l’habitude de collationner certains brefs
documents moi-même, convoquant Turkey ou Nippers pour m’aider. Mon but, en plaçant ainsi Bartleby
à ma portée derrière son paravent, était de profiter
de ses services en de telles occasions courantes.
C’était le troisième jour, je crois, après son arrivée,
avant que la nécessité se soit présentée de collationner une de ses propres copies, qu’ayant à me presser
de boucler une affaire de routine, j’appelai soudain
Bartleby. J’étais assis la tête penchée, l’original posé
devant moi sur ma table, tendant la main droite de
côté, agitant avec un peu de nervosité la copie, de
telle façon qu’émergeant à l’instant de sa retraite,
Bartleby puisse s’en saisir et qu’on procède à notre
vérification sans le moindre délai.
C’est en tout cas dans cette attitude que je me
tenais quand je l’appelai, lui résumant rapidement
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ce que je voulais qu’il fasse — en l’occurrence, relire
un court texte avec moi. Imaginez ma surprise, non :
ma consternation, quand sans même bouger de son
repaire, une voix singulièrement douce, mais ferme,
me répondit :
« Je préférerais ne pas. »
Je me rassis un moment, dans le plus parfait silence, rassemblant mes facultés secouées. D’abord
je pensai que mon ouïe m’avait trompé, ou que Bartleby s’était complètement mépris sur ma demande.
Je la répétai avec le plus de clarté que je pouvais y
mettre. Mais à l’instant revint, et aussi clairement, la
même précédente réponse :
« Je préférerais ne pas.
— Préférerais pas quoi », je repris en écho, me
levant en pleine fièvre, et traversant la pièce d’une
enjambée : « Vous voulez dire quoi ? Vous tombez de
la lune ? Si vous voulez m’aider à collationner cette
feuille-là, vous la prenez », et je la lui lançai.
« Je préférerais ne pas », dit-il.
Je le fixai avec résolution. Son visage maigre
impassible, ses yeux gris vagues et calmes. Pas un
soupçon d’agitation qui se soit emparé de lui. Aurait-il été le moindre du monde mal à l’aise, coléreux,
insolent ou impertinent dans ses façons, en d’autres
mots, y aurait-il eu quoi que ce soit d’humainement
ordinaire dans son propos, sans aucun doute je l’aurais immédiatement renvoyé de mes locaux. Mais tel
que c’était, j’aurais pu aussi bien mettre à la porte
mon buste pâlichon de Cicéron en plâtre de Paris.
Je restais à le fixer pendant un moment, tandis qu’il
continuait sa propre recopie, puis me rassit à mon
bureau. Voilà qui est étrange, je pensai. Qu’est-ce
que j’aurais pu faire de mieux ? Mais le travail pressait. J’en conclus qu’il valait mieux oublier ça pour
l’instant, et y revenir un peu plus tard. Et donc, appelant Nippers dans l’autre pièce, le document fut
vite expédié.
Quelques jours plus tard, Bartleby vint à bout de
quatre longs documents, la copie en quatre exemplaires d’une semaine de dépositions faites devant
moi à la Haute Cour de la Chancellerie. Il fallait désormais les vérifier. Préparant l’ensemble, j’appelai
Turkey, Nippers et Gingembre dans l’autre pièce, me
préparant à remettre à chacun de mes quatre clercs
une des quatre copies, tandis que je lirais l’original.
En fonction de quoi, Turkey, Nippers et Gingembre
avaient apporté leurs chaises en rang, chacun sa
copie à la main, et j’appelai Bartleby à rejoindre ce
groupe passionnant.
« Bartleby, vite, on vous attend. »
J’entendis un lent raclement de pieds de chaise
sur le plancher nu, et il finit par apparaître à l’entrée
de son ermitage.
« De quoi s’agit-il ? demanda-t-il doucement.
— Les copies, les copies, dis-je avec impatience.
Nous allons les collationner. Prenez celle-ci », et je lui
tendis le quatrième exemplaire.
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« Je préférerais ne pas », dit-il, et il s’évanouit
tranquillement derrière le paravent.
Pendant un instant, c’était comme d’être transformé en statue de sel, là comme ça à la tête de ma
colonne de clercs assis. Retrouvant mes esprits, j’allai
jusqu’au paravent, et m’enquis de la raison d’un comportement aussi extraordinaire.
« Pourquoi refuseriez-vous ?
— Je préférerais ne pas. »
Avec quelqu’un d’autre je serais sorti de mes
gonds, serais monté à une passion redoutable, au
mépris de tout autre argument, et l’aurait ignominieusement expulsé hors de ma présence. Mais il y
avait quelque chose dans Bartleby qui étrangement
me désarmait, et d’une sorte de manière merveilleuse me touchait et me déconcertait. Je commençais à m’expliquer avec lui.
« Ce sont vos propres copies que nous allons
nous mettre à collationner, c’est du travail que nous
vous épargnons, parce qu’une seule relecture suffira
pour les quatre exemplaires. Tout le monde fait ça.
Chaque copiste est censé aider à examiner la copie.
Ce n’est pas comme ça ? Vous ne répondez rien ?
Répondez !
— Je préfère ne pas », répliqua-t-il d’une voix
presque flûtée. J’eus l’impression qu’il avait un par
un révoqué soigneusement, pendant que je parlais,
chacun de mes arguments ; parfaitement compris
leur sens ; impossible de contredire leur irrésistible
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conclusion ; mais qu’en même temps une considération suprême le poussait à répondre comme il le
faisait.
« Vous êtes donc décidé à ne pas satisfaire ma
requête — une requête faite selon l’usage commun
et le bon sens ? »
Il me laissa brièvement à entendre que sur ce
point mon jugement était exact. Oui : sa décision
était irréversible.
Ce n’est pas si rare, dans le cas où un homme se
laisse intimider d’une façon nouvelle et violemment
déraisonnable, qu’il commence par mettre en doute
sa propre et pleine certitude. Il commence vaguement à conjecturer, comme si c’était le cas, que toute
la raison et la justice sont de l’autre côté. Par conséquent, si quelques personnes non concernées sont
présentes, il se tourne vers elles pour tenter de réconforter son esprit chancelant.
« Turkey, demandai-je, que pensez-vous de cela ?
N’ai-je pas raison ?
— Avec votre permission, monsieur, dit Turkey, de
son ton le plus falot, je crois que vous avez raison.
— Nippers, demandai-je, qu’est-ce que vous pensez de cela ?
— Je crois que vous devriez le fiche dehors. »
(Le lecteur attentif se sera aperçu que, s’agissant du
matin, la réponse de Turkey est rapportée en termes
polis et tranquilles, mais que la réponse de Nippers
se situe dans sa pulsion maladive. Ou, pour reprendre
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une phrase rapportée ci-dessus, le sale caractère de
Nippers était en service, et celui de Turkey non.)
« Gingembre, demandai-je, souhaitant mettre de
mon côté le plus mince des suffrages, que penses-tu
de cela ?
— Je crois, monsieur, qu’il est un peu tapé, répondit Gingembre avec la grimace appropriée.
— Vous avez entendu ce qu’ils disent, repris-je,
me tournant vers le paravent. Revenez par ici et faites
votre travail. »
Mais nulle réponse pour nous être octroyée. Je méditais un instant, en douloureuse perplexité. Mais à nouveau le travail nous pressait. Je me résolus à nouveau à
repousser à de futurs loisirs la résolution du dilemme.
Avec quelque difficulté nous nous sortîmes de l’examen
des papiers sans Bartleby, même si, chaque fin de page
ou presque, Turkey émettait avec déférence l’avis que
cette façon de procéder était hors du commun ; tandis
que Nippers, balançant sa chaise avec une nervosité
presque épileptique, grinçait entre ses dents ses plus
belles malédictions contre le malotru récalcitrant caché
derrière son paravent. Et pour ce qui était de lui (Nippers), ce serait la première et dernière fois qu’il ferait le
boulot d’un autre type sans en être payé.
Et malgré cela, Bartleby se tint assis dans son ermitage, oublieux de tout ce qui n’était pas sa propre
activité.
Quelques jours encore passèrent, le commis aux
écritures employé à un autre long travail. Sa récente
et remarquable conduite m’avait amené à surveiller ses manières de près. Je remarquai qu’il ne s’en
allait jamais déjeuner ; ni même qu’il ne s’en allait
jamais nulle part. Et même qu’à ma connaissance
personnelle je ne l’avais jamais vu quitter le bureau.
Il en était comme la perpétuelle sentinelle. Vers onze
heures du matin, cependant, à la fin de la matinée,
je remarquais que Gingembre s’avançait jusqu’à l’ouverture du paravent de Bartleby, comme appelé par
un geste silencieux qui me restait invisible d’où j’étais
assis. Le gamin quittait alors le bureau en faisant sonner quelques pences, et revenait avec une poignée
de biscuits au gingembre qu’il livrait à l’ermitage,
recevant deux des gâteaux pour son dérangement.
Il vivait donc de biscuits au gingembre, je pensais ; ne prenait jamais un repas, à proprement parler. Il devait être végétarien, alors ? Mais non, il ne
mangeait même pas de légumes, il ne mangeait rien
que des biscuits au gingembre. Je me laissai aller à
des rêveries quant à l’effet probable sur la constitution humaine d’une vie entièrement basée sur les biscuits au gingembre. On les appelle ainsi, biscuits au
gingembre, parce qu’ils contiennent du gingembre
parmi leurs constituants principaux, et que c’est celui
qui leur donne leur arôme principal. Mais qu’est-ce
que le gingembre ? Une chose forte, et épicée. Estce que Bartleby était fort et épicé ? Pas du tout. Le
gingembre n’avait aucun effet sur Bartleby. Il préférait
même probablement qu’il en soit ainsi.
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Rien de plus exaspérant pour une personne sérieuse, qu’une résistance passive. En tout cas si la
personne ainsi mise à l’épreuve n’est pas dépourvue
d’humanité, et si celle qui résiste est parfaitement
inoffensive dans sa passivité. Alors, dans les meilleurs
moments du premier, il permettra charitablement à
son imagination d’interpréter ce qu’il lui est impossible de résoudre par le jugement. Même en ce cas,
la plupart du temps, je surveillais Bartleby et ses façons. Pauvre type ! pensai-je, il n’y voit pas malice,
c’est évident qu’il n’y met pas d’insolence ; son aspect prouve suffisamment que ses excentricités sont
involontaires. Il m’est utile. Je peux me débrouiller de
lui comme ça. Si je le renvoie, il y a bien des chances
qu’il tombe chez un patron moins indulgent, où il
sera vite maltraité, et finalement conduit à traîner la
misère. Oui. Je pouvais de cette façon m’accorder à
peu de prix une délicieuse auto-approbation. Venir
en aide à Bartleby, se prêter à son étrange volonté ne
me coûtait rien ou si peu, tandis que j’emmagasinais
dans mon âme ce qui me resterait sinon en travers
de la conscience. Mais cela ne me mettait pas cependant l’esprit au beau fixe. La passivité de Bartleby
me poussait régulièrement à la colère. Je me sentais
étrangement aiguillonné à le provoquer dans une
nouvelle opposition, et susciter au moins une étincelle de réaction qui pourrait enfin revenir de lui à
moi. Mais bien sûr j’aurais pu aussi bien essayer d’enflammer un savon de Marseille avec mes allumettes.
Mais un après-midi, le démon en moi me reprit, et la
petite scène ci-dessous s’ensuivit :
« Bartleby, dis-je, quand vous aurez fini de recopier ces papiers, nous les collationnerons vous et moi.
— Je préférerais ne pas.
— Comment ? Vous n’allez quand même pas vous
obstiner à un caprice aussi buté ? »
Pas de réponse.
J’ouvris en grand la porte de séparation, et me retournant vers Turkey et Nippers, je m’écriai de façon
la plus énervée :
« Et voilà qu’une deuxième fois il prétend ne pas
vérifier sa copie. Vous en pensez quoi, Turkey ?
C’était l’après-midi, souvenez-vous en. Turkey
était assis rutilant comme une bouilloire de cuivre, de
la vapeur autour de sa tête chauve, ses mains moulinant ses feuilles remplies de taches.
« Ce que j’en pense ? rugit Turkey : j’en pense
que je vais juste m’en aller derrière ce paravent, et lui
frotter un peu les oreilles. »
Et, comme il le disait, Turkey se redressa sur ses
jambes et se mit les bras en position de boxeur. Il s’en
allait tout droit accomplir ce qu’il avait promis quand
je le retins, effrayé par l’effet de la combativité imprudemment éveillée de Turkey en plein après-midi.
« Asseyez-vous, Turkey, j’ordonnai, écoutons ce
que Nippers va nous en dire. Que pensez-vous de
cela, Nippers ? Est-ce que je n’aurais pas raison de
licencier immédiatement Bartleby ?
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— Mes regrets monsieur, c’est à vous d’en décider. Je trouve ce comportement hors du commun,
et injuste bien sûr, vis-à-vis de Turkey et moi-même.
Mais c’est peut-être juste une tocade provisoire.
— Ah, je m’exclamai, vous avez drôlement changé d’état d’esprit... vous parlez bien gentiment de lui
maintenant...
— C’est la bière, cria Turkey, sa gentillesse c’est
l’effet de la bière — Nippers et moi on a déjeuné
ensemble ce midi, vous voyez comme je suis gentil,
moi ? Alors j’y vais et je lui frotte les oreilles ?
— Vous parlez de Bartleby, je suppose. Non, pas
pour aujourd’hui, je répliquai. Je vous en prie, desserrez vos poings. »
Je refermai la double porte, et revins de nouveau
vers Bartleby. Je me sentais des arguments supplémentaires à provoquer le destin. Je brûlais de l’affronter à nouveau. Je me souvins que Bartleby ne quittait
plus jamais le bureau.
« Bartleby, je lui dis, Gingembre est sorti. Vous
allez faire un saut jusqu’à la Poste, d’accord ? (c’était
juste à trois minutes à pied), vous vérifierez si rien
n’est arrivé pour nous.
— Je préférerais ne pas.
— Vous préféreriez quoi ?
— Je préfère ne pas. »
Je me rassis à mon bureau, et m’enfermai dans un
cas compliqué. Mon incurable aveuglement m’avait
repris. Y avait-il une autre chose que je pouvais pro-
voquer moi-même pour être ainsi repoussé par cet
être malingre et sans le sou — mon propre clerc rémunéré ? Y avait-il encore d’autres choses, parfaitement sensées, qu’il refuserait d’effectuer ?
« Bartleby ! »
Pas de réponse.
« Bartleby », un ton plus fort.
Pas de réponse.
« Bartleby », je hurlai.
Et comme un véritable fantôme suscité par la vertu d’une incantation magique, à la troisième sommation il apparut à l’entrée de son ermitage.
« Allez dans la pièce à côté, et dites à Nippers de
venir me voir.
— Je préférerais ne pas », dit-il lentement et respectueusement, s’effaçant doucement.
« Très bien, Bartleby », dis-je dans une sorte de
sévérité sereinement contrôlée, supposant le projet inéluctable d’une terrible rétribution toute prête
à être délivrée. À ce moment, je prévoyais à moitié
quelque chose de la sorte. Mais par-dessus tout,
c’était mon heure de déjeuner, je pensais que le
mieux était de coiffer mon chapeau et de rentrer à la
maison pour le reste de la journée, en proie à la plus
grande perplexité et désarroi.
Dois-je le reconnaître ? La conclusion de cette
affaire fut qu’il devint bientôt définitivement convenu
dans mes bureaux qu’un jeune et pâle commis aux
écritures, du nom de Bartleby, avait ici son pupitre,
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copiait pour moi au tarif habituel de quatre cents la
page (cent mots), mais était dispensé en permanence
de collationner son propre travail, cette tâche étant
transférée à Turkey et Nippers, par grâce spéciale de
leur perspicace employeur. Bien plus, Bartleby n’était
en aucun cas affecté à une de ces tâches triviales de
toutes sortes, et si vraiment il nous prenait l’idée de
le lui demander, on comprenait très vite qu’il préférait
ne pas — en d’autres mots, qu’il nous le refusait et
point barre.
Comme les jours passaient, je me réconciliais
considérablement avec Bartleby. Sa régularité, sa
résistance à toute distraction, son labeur incessant
(excepté quand il choisissait de se réfugier debout
dans ses rêves derrière le paravent), son comportement inaltérable et calme en toutes circonstances faisaient de lui une bonne recrue. Et, chose de première
importance, il était là tout le temps ; le premier arrivé
le matin, ne bougeant pas de la journée, et le dernier à rester le soir. J’avais une singulière confiance
dans son honnêteté. Je sentais que mes papiers les
plus précieux étaient en sécurité dans ses mains. Il
est sûr que parfois je ne pouvais pas éviter de tomber dans de soudaines et spasmodiques passions à
son propos. Parce que c’était une difficulté excessive,
de supporter à temps complet ces étranges singularités, privilèges, dispenses sans précédent, qui
formaient la part souterraine de stipulations tacites
pour que Bartleby reste à mon bureau. De temps
en temps, dans l’ardeur à distribuer un travail pressant, j’en appelai à Bartleby par inadvertance, d’une
phrase brève et rapide, comme de venir poser son
doigt sur un nœud pour serrer les sangles rouges
qui allaient enfermer un dossier. Et bien sûr, de derrière le paravent, la réponse habituelle : « Je préfère
ne pas », surgissait immanquablement. Et comment
alors un être humain, doué des infirmités communes
de notre nature, se dispenserait alors d’une plainte
amère contre une telle perversité, une telle déraison.
Pourtant, chaque rebuffade de cette sorte ne faisait
que diminuer la probabilité que je retombe dans une
telle inadvertance.
Il me faut aussi préciser que, selon l’habitude des
très honnêtes personnes louant des bureaux dans
ces immeubles à haute densité juridique, il y avait
plusieurs clés pour ma porte. Une femme qui vivait
dans les mansardes récurait nos locaux une fois par
semaine et passait chaque jour balayer et nettoyer,
gardait la première. Turkey en conservait une autre
pour les avantages pratiques. La troisième restait
dans ma propre poche. La quatrième je ne savais
même pas qui l’avait.
Ce jour-ci, un dimanche matin, je voulais me rendre
à Trinity Church pour écouter un pasteur dont on vantait les sermons, et me retrouvant plus tôt que prévu
à la rue, je pensais que je pouvais faire le crochet par
le bureau et y passer un moment. Par chance, j’avais
ma clé avec moi. Mais quand je la glissai dans la ser-
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rure, je découvris qu’elle était bloquée au-dedans.
Un peu surpris, j’appelai ; alors, à ma consternation,
on tourna la clé de l’intérieur, et poussant vers moi
son maigre visage, tenant la porte entrebâillée, ce fut
l’apparition de Bartleby, en manches de chemise, et
pour le reste plutôt en loques que déshabillé, me disant tranquillement qu’il était désolé, mais que pour
l’heure il était occupé — et préférait ne pas me laisser
entrer pour l’instant. En un mot ou deux, il ajouta plus
ou moins que je pourrais peut-être faire le tour du
pâté d’immeubles deux ou trois fois, que ça lui aurait
probablement laissé le temps de finir ses affaires.
Mais l’apparition totalement imprévue de Bartleby,
occupant mes bureaux d’homme de loi un dimanche
matin, nonobstant sa nonchalance de gentleman
­cadavérique, eut un étrange effet sur moi, qui fit qu’incontinent je m’éclipsai loin de ma propre porte, et fit
comme il le désirait. Mais non sans divers tiraillements
de rébellion impotente devant la doucereuse effronterie de ce singulier commis aux écritures. Bien sûr
c’était principalement cette merveilleuse modération, qui non seulement me désarmait, mais m’émasculait, comme c’était le cas. Parce que je considère
que quelqu’un qui permet tranquillement à son clerc
rémunéré de tout lui édicter, et lui donner l’ordre de
s’éloigner de son propre lieu, est un être émasculé.
D’autre part, j’étais rempli de malaise à l’idée de
ce que Bartleby pouvait faire dans mon bureau, en
manches de chemise, dans ces loques déshabillées,
un dimanche matin. Est-ce qu’il y avait quelque chose
qui clochait en route ? Non, c’était hors de question.
Je n’avais pas pensé un instant que Bartleby était un
être immoral. Mais qu’est-ce qu’il pouvait faire ici : copier ? Et quelques excentricités que soient les siennes,
Bartleby était une personne éminemment convenable.
Il serait la dernière personne à approcher de son
pupitre dans un état proche de la nudité. En même
temps, on était dimanche ; et il y avait quelque chose
dans la nature de Bartleby qui interdisait de supposer
qu’il pourrait, par une occupation séculière, briser la
­sainteté de cette journée.
Néanmoins, je n’étais pas rassuré ; et c’est empli
d’une impétueuse curiosité que je revins vers ma porte.
J’insérais la clé sans obstacle, l’ouvris et entrai. Pas de
Bartleby. Je fis le tour anxieusement, et jetai un œil
derrière son paravent. Mais c’était évident qu’il était
sorti. Inspectant plus précisément les lieux, je conjecturai que depuis une période indéfinie Bartleby avait
dû manger, s’habiller et dormir dans mon bureau et
cela sans plat, ni miroir, ni matelas. La banquette rembourrée d’un sofa branlant dans un coin donnait la
fausse impression d’une maigre forme étendue. Roulée sous son pupitre, je découvris une couverture ;
sous la cheminée vide, une boîte à cirage et une
brosse ; sur une chaise, une cuvette avec du savon
et une mauvaise serviette ; dans un journal, quelques
miettes de biscuits de gingembre et un morceau de
fromage. Oui, pensai-je, de façon évidente Bartleby
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a fait sa maison ici, tenant lui-même son ménage
de célibataire. Et immédiatement d’autres pensées
vinrent me traverser : quelle misérable vie sans amis,
quel isolement se révélaient ainsi ! Sa pauvreté est
grande, mais sa solitude, qu’elle est horrible ! Pense
à tout cela. Le dimanche, Wall Street aussi déserte
que Petra ; et chaque nuit qui suit chaque jour est
ce vide. Cet immeuble aussi, qui aux heures du jour
en semaine bourdonne de vie et d’industrie, la nuit
résonne l’écho de ce qui est absolument vacant, et
tout au long du dimanche l’abandon. Et c’est ici que
Bartleby a fait sa maison ; solitaire spectateur de la
solitude de ce qu’il a vu si populeux — une sorte de
nouvel et innocent Marius rêvant dans les ruines de
Carthage !
Pour la première fois de ma vie, me saisit l’impression d’une mélancolie subjuguante, cinglante. Je
n’avais jamais eu auparavant l’expérience que de certaine tristesse, même pas déplaisante. Ce lien à notre
humanité commune maintenant me tirait irrésistiblement vers les ténèbres. Une mélancolie fraternelle !
Bartleby et moi-même étions tous deux fils d’Adam.
Je me souvenais des soies légères et étincelantes
que j’avais vues ce même jour, ces tenues de gala
descendant avec des allures de cygne ce Mississippi
qu’est Broadway ; et je les superposais par contraste
au copiste blafard, et pensais en moi-même : Ah, le
bonheur aspire à la lumière, et c’est pourquoi nous
croyons le monde en joie ; mais la misère se cache
à l’écart, et nous croyons qu’il n’y a pas de misère.
Ces imaginations noires — des chimères, sans aucun doute, d’un cerveau fou et malade — menaient
de l’une à l’autre à des pensées plus particulières,
concernant le caractère excentrique de Bartleby. Le
pressentiment d’étranges découvertes rôdait autour
de moi. La pâle figure du commis m’apparaissait,
errant au-dehors parmi des passants indifférents,
comme une feuille frissonnant au vent.
Et soudainement je fus attiré par le pupitre fermé
de Bartleby, sa clé laissée dans la serrure à pleine vue.
Je n’y voyais pas malice, ni la récompense d’une
curiosité sans cœur, pensai-je ; d’ailleurs, le pupitre
m’appartient, et ce qu’il contient aussi, et rien que de
normal à jeter un œil à l’intérieur. Tout y était rangé
avec méthode, les papiers habilement classés. Il restait des interstices, et je fouillais à travers les piles.
Tout d’un coup je sentis quelque chose et le tirai.
C’était un vieux mouchoir, lourd et fermé d’un nœud.
Je l’ouvris, et vis que c’étaient ses économies.
Je me souvenais aussi de tous ces mystères minuscules que j’avais remarqués à son propos. Je me
souvenais qu’il ne disait jamais un mot, sinon pour
répondre ; et que, bien qu’il dispose d’un temps
considérable pour lui-même, je ne l’avais jamais vu
lire — non, pas même un journal ; que pendant de
longs moments il se tenait debout, regardant dehors,
à cette insipide fenêtre derrière le paravent, face au
mur de briques mortes ; j’étais quasiment sûr qu’il
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ne se rendait jamais dans aucune gargote ou restaurant ; tandis que sa pâleur indiquait qu’il ne buvait
jamais de bière comme Turkey, ni même de thé ou
de café comme les autres gens ; que je n’avais jamais
appris qu’il se soit rendu nulle part ; jamais allé se
promener, sauf bien sûr contraint et forcé comme à
présent ; qu’il ne nous avait jamais raconté qui il était,
d’où il venait, ni s’il avait de la famille quelque part
au monde; et que pourtant, si maigre et si pâle, il ne
s’était jamais plaint de maladie. Et, plus que tout, me
revenait ce teint blafard ou bien, dois-je le dire, cette
arrogance blafarde, un air inconscient plutôt comme
imposant une distance autour de lui, qui m’avait positivement effrayé et poussé à cette complaisance insipide à l’égard de ses excentricités, quand je n’avais
pas osé lui imposer d’effectuer les plus élémentaires
tâches qu’il me devait, alors même que je savais, de
sa longue et continue immobilité derrière le paravent, qu’il devait être debout dans une de ses rêveries devant le mur mort.
À rassembler tout cela, et l’associant à ma récente
découverte qu’il avait fait de mon bureau sa permanente demeure et habitation, sans oublier ce caractère morbide, à mettre toutes ces choses ensemble,
je commençais à ressentir le besoin d’une élémentaire prudence. Mes premières émotions avaient été
celles d’une réelle mélancolie et d’une pitié sincère :
mais en même proportion que l’isolement de Bartleby croissait et croissait dans mon imagination, cette
même mélancolie se convertissait en peur, et la pitié
en répulsion. C’est si vrai, et si terrible aussi, que
jusqu’à un certain point les pensées ou la vue de
la misère éveillent nos meilleures affections : dans
certains cas, au-delà d’un certain point fini. Ils se
trompent, ceux qui disent que tout cela est invariablement dû à l’égoïsme du cœur humain. Cela tient
plutôt à l’absence certaine d’espoir pour trouver
remède à une maladie excessive et organique. Pour
un être sensible, la pitié est rarement une souffrance.
Et quand on perçoit enfin qu’une telle pitié ne peut
pas mener à un secours effectif, le sens commun
ordonne à l’âme de s’en débarrasser. Ce que j’avais
vu ce matin me persuadait que le copiste était la
victime d’un désordre incurable et inné. Je pouvais
donner l’aumône à son corps, mais son corps ne lui
était pas une souffrance : c’est son esprit qui souffrait, et je ne pouvais pas atteindre son esprit.
Je n’accomplis pas mon projet d’aller jusqu’à
l’église de la Trinité ce matin-là. D’une certaine façon, les choses que j’avais vues me dispensaient pour
l’instant d’aller à l’église. Je revins chez moi, pensant
à ce que je devais faire avec Bartleby. Finalement, je
me résolus à ceci : je lui poserais calmement, le lendemain matin, quelques questions concernant son
histoire, etc., et s’il se refusait à y répondre ouvertement et sans réserve (et je supposais qu’il préférerait ne pas), alors je lui donnerais une prime de vingt
dollars en sus et au-delà de ce que je lui devais, et
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lui dirais que je n’avais pas besoin plus longtemps
de ses services. Mais que si, d’une façon ou d’une
autre, je pouvais lui rendre service, je serais heureux
de m’en acquitter, notamment s’il souhaitait repartir
vers sa ville natale, n’importe où qu’elle puisse être,
j’étais prêt à en supporter la dépense. Encore mieux,
si après être revenu chez lui, il se trouvait à n’importe
quel moment en besoin d’aide, une lettre de lui ne
resterait pas sans réponse.
Arrive le matin suivant.
« Bartleby », dis-je, l’appelant gentiment de derrière son paravent.
Pas de réponse.
« Bartleby », dis-je, dans un ton tout aussi gentil,
« venez par ici. Je ne veux pas vous demander quoi
que ce soit que vous préféreriez ne pas, je voudrais
juste vous parler. »
Sur ce, il glissa sans bruit dans l’espace de ma vue.
« Voudriez-vous me dire, Bartleby, la ville où vous
êtes né ?
— Je préférerais ne pas.
— Voudriez-vous me dire quoi que ce soit à propos
de vous ?
— Je préférerais ne pas.
— Mais quelle objection raisonnable avez-vous
quant au fait de me parler ? Je ne sens rien que
d’amical à votre égard... »
Il ne me regardait pas, tandis que je parlais, mais
gardait son regard fixé sur mon buste de Cicéron, qui,
tel que j’étais assis, était directement derrière moi,
une quinzaine de centimètres au-dessus de ma tête.
« Qu’avez-vous à répondre, Bartleby ? », dis-je,
après avoir attendu un temps suffisamment considérable pour une réponse, temps pendant lequel il
garda une inamovible contenance, sur laquelle ne
paraissait que le plus faible tremblement concevable
de la ligne plus pâle de sa bouche.
« Pour l’instant, je préfère ne pas donner réponse »,
dit-il, et il repartit dans son ermitage.
C’était encore plutôt faible en moi, je le confesse,
mais ses manières à cette occasion m’agacèrent. Non
seulement elles semblaient se réfugier dans un certain calme dédain, mais sa perversité me semblait
ingrate, eu égard aux indéniables façons les plus correctes et l’indulgence qu’il avait reçues de moi.
Et une nouvelle fois je m’assis, ruminant ce que je
devais en conclure. Mortifié comme je l’étais par son
comportement, et résolu comme je l’étais à le renvoyer dès que j’entrerais dans le bureau, je ressentais néanmoins quelque chose de superstitieux grattant à mon cœur, m’interdisant d’aller au bout de ma
décision, me dénonçant comme un scélérat si j’osais
chuchoter le moindre mot amer contre ce désespéré
de l’humanité. Enfin, tirant familièrement ma propre
chaise derrière son paravent, je m’assis et dit : « Bartleby, ça m’est égal que vous me révéliez ou pas votre
histoire ; mais je vous supplie, en ami, d’obtempérer
autant qu’il doit l’être aux usages de votre emploi.
[ 40 ]
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Dites-moi que vous aiderez à collationner les copies
demain ou les prochains jours : dites-moi que dans
un jour ou deux vous commencerez à être un peu raisonnable. Dites-le, Bartleby.
— Pour l’instant, je préférerais ne pas être un peu
raisonnable », telle fut sa doucereuse réponse de cadavre.
Juste à cet instant, la porte de séparation s’ouvrit,
et Nippers entra. Il semblait souffrir d’une insomnie
inhabituelle, due à une indigestion plus sévère qu’à
l’ordinaire. Il surprit les derniers mots de Bartleby.
« Préfère ne pas, hein ? », grinça Nippers. « Je
préférerais lui, si j’étais vous, monsieur (il s’adressait
à moi)... Je le préférerais, je lui donnerais la préférence, fichue mule... De quoi s’agit-il, monsieur, qu’il
préférerait ne pas faire là tout de suite ? »
Bartleby n’avait même pas levé un sourcil.
« Monsieur Nippers, répondis-je, je préférerais
que pour l’instant vous vous retireriez. »
C’est de cette façon que je me suis mis à involontairement utiliser le verbe préférer dans toutes sortes
d’emplois pas exactement indiqués. Et je frémissais à
penser que mes rapports avec mon commis m’avaient
dès à présent et sérieusement affecté au mental. Quelle
autre aberration encore plus profonde en découlerait ?
Cette appréhension n’avait pas été sans efficacité pour
me pousser à des moyens supplémentaires.
Comme Nippers s’en allait, la mine aigre et boudeuse,
Turkey s’approcha mollement et référencieusement.
[ 42 ]
« Avec votre permission, monsieur, dit-il, hier je
réfléchissais à propos de Bartleby ici présent, et je me
disais que s’il acceptait de préférer venir prendre une
pinte de bonne bière chaque midi, ça ferait beaucoup
pour le renflouer, et lui permettrait de nous aider à
collationner ses copies.
— Ah, vous auriez peut-être trouvé le mot exact,
répondis-je, tout excité.
— Avec votre permission, monsieur, lequel, de
mot », demanda Turkey, se glissant respectueusement
dans l’espace contraint derrière le paravent, me faisant
bousculer le copiste. « Lequel, de mot, monsieur ?
— Je préférais qu’on me laisse seul ici, dit Barleby, comme si cela l’offensait qu’on envahisse son
intimité.
— C’est le mot, Turkey, je repris, c’est ça.
— Oh, préférer ? oui, un mot bizarre. Jamais je ne
l’emploie pour moi-même. Mais, monsieur, comme je
le disais, s’il voulait bien préférer...
— Turkey, je l’interrompis, merci de vous retirer.
— Oh, bien sûr, monsieur, si vous préférez que je
me retire... »
Quand il ouvrit la porte de séparation pour repartir, Nippers à son pupitre échangea un regard avec
moi, et me demanda si je préférerais que tel acte soit
copié sur papier bleu ou papier blanc. Il n’accentua
même pas malicieusement le verbe préférer. C’était
évident qu’il lui était sorti involontairement de la
bouche. Je me mis à penser que certainement nous
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devions prendre nos distances face à un dément qui
déjà, à un certain point, avait pris possession de la
langue, si ce n’est de la tête, de mes clercs et de moimême. Mais je jugeai prudent de ne pas prononcer
son licenciement sur le champ.
Le jour suivant, je remarquai que Bartleby ne
­faisait rien, sauf d’être debout à sa fenêtre, dans sa
rêverie du mur mort. Comme je lui demandai pourquoi il ne recopiait pas, il me dit qu’il avait décidé de
ne plus jamais écrire.
« Quoi, comment cela ? Quoi encore ? m’exclamai-je... Ne plus écrire ?
— Plus.
— Et pour quelle raison ?
— N’en voyez-vous pas la raison pour vousmême », me répondit-il avec indifférence ?
Je le regardai d’un air inébranlable, et m’aperçus comme ses yeux semblaient ternes et vitreux.
Je pensais immédiatement que copier avec une
telle et exemplaire diligence, toutes ces premières
semaines, auprès de cette fenêtre glauque, avait pu
temporairement altérer sa vision.
J’en fus touché. Je lui dis un mot de condoléances. J’insinuai que bien sûr il faisait sagement
de s’abstenir d’écrire pendant quelque temps ; et le
pressai de saisir cette opportunité de prendre un peu
d’exercice salutaire au bon air. Ce que cependant il
ne fit pas. Quelques jours plus tard, mes autres clercs
étant absents, dans la nécessité urgente d’envoyer
un certain nombre de lettres le soir même au courrier, je pensais que, n’ayant rien d’autre à faire sur la
terre, Bartleby condescendrait à moins d’inflexibilité
que d’ordinaire, et porterait ces lettres à la Poste.
Mais il le refusa d’un air absent. Et, non sans grand
inconvénient, j’y allai moi-même.
Et d’autres jours passèrent. Si les yeux de Bartleby
s’amélioraient ou non, je ne peux rien en dire. À ce
qu’on pouvait en juger, je pense que oui. Mais quand
je lui demandai s’ils s’amélioraient, il ne m’octroyait
pas réponse. En tout état de cause, il ne reprenait pas
la copie. À la fin, alors que je l’en pressais, il m’informa qu’à la copie il avait définitivement renoncé.
« Quoi, je m’exclamai ! À supposer que vos yeux
soient redevenus parfaitement bien, et même meilleurs qu’auparavant, refuseriez-vous de copier ?
— J’ai renoncé à la copie », répondit-il, et il
s’éclipsa.
Il demeura comme auparavant, une sorte d’appareil dans ma pièce. Non — si cela est concevable,
il devient encore plus une sorte d’appareil qu’auparavant. Qu’y avait-il à faire ? Il ne faisait plus rien
dans le bureau : pourquoi restait-il ici ? À l’évidence,
il était devenu pour moi une pierre, pas seulement
comme en sautoir inutile, mais affligeante à porter. Et
pourtant j’étais désolé pour lui. Je ne dis pas la moitié de la vérité quand je dis que, à sa propre charge,
il me créait un malaise. S’il m’avait seulement indiqué un parent, un ami, j’aurais instantanément écrit,
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les aurait pressés d’emmener le pauvre compagnon
dans une retraite convenable. Mais il semblait seul,
seul absolument dans l’univers. Un morceau d’épave
en plein océan. À la fin, les besoins de mon affaire
passèrent outre toute autre considération. Aussi décemment que je le pus, je prévins Bartleby qu’il aurait inconditionnellement à quitter ces bureaux dans
un délai de six jours. Je l’incitai, dans l’intervalle, à
prendre les mesures pour se procurer un autre abri.
Je lui proposai de l’aider dans cet effort, si lui-même
n’arrivait pas à faire les premiers pas pour ce transfert. « Et quand vous me quitterez définitivement,
Bartleby, ajoutai-je, vous verrez que vous ne partirez
pas si démuni. Six jours à compter de maintenant,
souvenez-vous. »
À l’expiration de ce temps, je jetai un œil derrière
le paravent, et bien sûr, Bartleby y était.
Je boutonnai ma veste, me préparai ; avançant
lentement vers lui, je lui touchai l’épaule et dit : « Le
moment est venu. Vous devez partir d’ici. J’en suis
désolé pour vous. Voici votre argent, mais vous devez
y aller.
— Je préférerais ne pas, répondit-il, continuant à
me tourner le dos.
— Vous le devez. »
Il resta silencieux.
Notez que j’avais une confiance illimitée dans
l’honnêteté de cet homme. Il m’avait fréquemment
rendu six pences ou shillings retrouvés par terre,
parce que je peux être plutôt insouciant quand je me
boutonne. L’échange qui s’ensuivit ne doit pas être
considéré comme extraordinaire.
« Bartleby, dis-je, je vous dois douze dollars sur
votre paye ; en voici trente-deux. Les vingt supplémentaires sont à vous. Vous les acceptez ? », et je
posai le compte devant lui.
Il ne fit aucun mouvement.
« Je vous les laisse là », et je pris un poids sur son
pupitre pour les recouvrir. Puis, prenant mon chapeau
et ma canne, je gagnai la porte, me retournai tranquillement et ajoutai :
« Quand vous aurez enlevé vos affaires de ce
pupitre, Bartleby, bien sûr vous refermerez la porte
— puisque tous les autres ont fini leur journée sauf
vous —, et, s’il vous plaît, glissez votre clé sous le paillasson, que je la retrouve demain matin. Je ne vous
verrai plus, donc au revoir. Si plus tard dans votre nouvel emploi je peux vous être d’une aide quelconque,
n’hésitez pas à m’écrire. Adieu, Bartleby, portez-vous
bien. »
Mais il ne répondit pas un mot ; comme l’ultime
colonne d’un temple ruiné, il restait debout, muet et
solitaire, dans le milieu de la pièce déserte.
Comme je revenais tout pensif à la maison, ma
vanité reprit le dessus sur ma pitié. Je ne pouvais
que m’enorgueillir de ma maîtrise des ressources humaines en licenciant enfin Bartleby. Oui j’appelle cela
maîtrise, et cela apparaîtrait ainsi à n’importe qui y
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réfléchirait de façon dépassionnée. La beauté de ma
démarche se révélait à ma parfaite quiétude. Aucune
empoignade vulgaire, pas de provocation d’aucune
sorte, pas de colère autoritaire, ni d’allées et venues
intempestives à travers les bureaux, éructant des
ordres véhéments pour que Bartleby rassemble son
paquetage de mendiant et disparaisse. Rien de tout
cela. Sans même avoir à ordonner bruyamment à
Bartleby de partir — comme l’aurait fait un génie inférieur — j’assumai le fait qu’il ait à partir ; et sur ce fait
était construit tout ce que j’eus à dire. Plus je pensais
à ma démarche, plus j’en étais enchanté. Néanmoins,
le matin suivant, en me réveillant, j’avais des doutes
— j’avais en gros laissé s’évanouir toutes les fumées
de vanité. C’est toujours l’heure la plus agréable et la
plus sage qu’ait un homme, celle qui suit l’heure de
son réveil. Ma démarche me semblait aussi sagace
que la veille — mais juste en théorie. Qu’est-ce qu’il
en serait en pratique, là était la difficulté. C’était vraiment bien pensé, d’avoir ainsi géré le départ de Bartleby ; mais, après tout, moi seul l’avais assumé, et non
pas Bartleby. C’était cela la question : aurait-il assumé
de me quitter, ou bien avait-il préféré ne pas. Il était
beaucoup plus un homme à préférer qu’à assumer.
Le petit-déjeuner avalé, je descendis centreville, argumentant les probabilités, pro et contra. Un
moment, je pensais que tout cela se révélerait un
misérable échec, et qu’on retrouverait Bartleby bien
vivant, dans mon bureau, comme d’habitude ; le
moment suivant, il me semblait sûr que je trouverais
enfin sa chaise vide. Et je balançais d’un à l’autre. Au
coin de Broadway et de Canal Street, j’aperçus un
groupe de gens très excité, dans la plus sérieuse des
conversations :
« Je tiens le pari qu’il ne l’a pas fait, dit une voix
quand je passai.
— Pas fait ? je tiens ! dis-je, sortez votre mise. »
J’avais déjà mis instinctivement la main à la poche
pour sortir ma propre mise, quand je me souvins
qu’on était jour d’élection. Les mots que j’avais entendus ne faisaient aucunement référence à Bartleby,
mais au succès ou à l’insuccès d’un des candidats
pour la mairie. Obnubilé comme je l’étais, j’imaginais
que tout Broadway partageait mon souci, et discutait
de la même question. Je m’éloignais, très reconnaissant au vacarme de la rue d’avoir occulté ma provisoire absence d’esprit.
Comme je l’avais prévu, j’étais plus tôt que de
coutume à la porte du bureau. Je restais écouter un
moment. Tout était calme. Il devait être parti. J’essayais la serrure. La porte était verrouillée. Ainsi, ma
démarche avait fonctionné comme un charme, il avait
bien sûr dû s’évanouir. Pourtant, une certaine mélancolie s’y mêlait : je m’excusais presque de mon si brillant succès. Je fouillais sous le paillasson pour retrouver la clé que Bartleby avait dû me laisser, quand mon
genou heurta involontairement le panneau, émettant
un bruit comme un appel à comparaître, et une voix
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parvint en réponse de l’intérieur : « Pas tout de suite.
Je suis occupé. »
C’était Bartleby.
J’étais abasourdi. Pendant un instant, je restais
comme cet homme, la pipe à la bouche, un chaud
après-midi sans nuages, il y a longtemps, en Virginie,
frappé par un éclair d’été ; il avait été tué devant cette
fenêtre où il se tenait, et était resté penché là tout
cet après-midi de cauchemar, jusqu’à ce quelqu’un le
touche, et qu’il tombe.
« Pas parti ! », je murmurai enfin. Mais obéissant
de nouveau à cette extraordinaire ascendance que
l’énigmatique copiste avait pris sur moi, et dont malgré mon irritation je ne pouvais complètement me
déprendre, je redescendis lentement l’escalier, repris
la rue, et faisant le tour du bloc, examinai ce qu’il
me restait à faire, dans cette perplexité totalement
inédite. Le mettre dehors juste en l’expulsant, je ne
pouvais pas ; le conduire jusqu’à la rue en l’appelant
de tous les noms, je ne saurais pas ; appeler la police
était une idée déplaisante ; et cependant, lui permettre de se réjouir de son triomphe cadavérique sur
moi-même, cela non plus je n’osais y penser. Alors,
que faire ? Ou bien, s’il n’y avait rien à faire, y avait-il
quoi que ce soit que je puisse mieux assumer en l’espèce ? Oui, comme avant j’avais assumé prospectivement que Bartleby partirait, maintenant je devais rétrospectivement assumer qu’il était parti. Je pouvais
assumer de le mettre en œuvre légitimement, entrer
au bureau comme de me dépêcher, faire semblant
de ne pas voir Bartleby du tout, marcher droit jusqu’à
lui comme s’il était de l’air. Un tel procédé aurait à
un degré singulier l’apparence d’un coup d’éclat. Il
serait difficile à Bartleby de résister à une telle application de mon principe d’assumer. Mais, à la seconde
vue, le succès d’un tel plan semblait plutôt douteux.
Je me résolus une fois de plus à tenter d’en discuter
avec lui.
« Bartleby », dis-je, entrant dans le bureau avec
une expression tranquillement sévère : « je suis vraiment mécontent. Je suis peiné, Bartleby. J’avais
auguré mieux de vous. Je vous imaginais un gentleman d’une telle organisation, que dans tout dilemme
délicat une légère allusion aurait suffi — en clair, je
l’ai assumée. Mais il se révèle que vous me décevez. Pourquoi ? » J’ajoutais, recommençant sans plus
d’affectation : « Vous n’avez même pas pris votre
argent », en le lui montrant, juste là où je l’avais laissé
le soir précédent.
Il ne répondait rien.
« Allez-vous, ou n’allez-vous pas me quitter ? »,
je lui demandais d’une passion soudaine, m’approchant brutalement de lui.
« Je préférerais ne pas vous quitter », répliqua-t-il,
en mettant l’accent sur le ne pas.
« Mais quel droit sur cette terre avez-vous de
rester ici ? Payez-vous un loyer ? Payez-vous mes impôts ? Est-ce qu’il s’agit de votre propriété ? »
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Il ne répondait rien.
« Êtes-vous prêt à travailler et écrire, désormais ?
Est-ce que vos yeux vont mieux ? Pouvez-vous me
copier un bref acte ce matin ? Ou aider à collationner
quelques lignes ? Ou aller jusqu’à la Poste ? En un
mot, ferez-vous la moindre petite chose qui donnerait consistance à votre refus de quitter les lieux ? »
Il se retira silencieusement dans son ermitage.
J’étais dans un tel état de ressentiment nerveux que je pensai plus prudent de me garder pour
l’instant d’autres démonstrations. Bartleby et moi
étions seuls. Je me souvenais de la tragédie de l’infortuné Adams et de l’encore plus infortuné Colt
dans le bureau solitaire de ce dernier ; et comment
le pauvre Colt, après avoir été ignominieusement
provoqué par Adams, et l’autorisant imprudemment à devenir encore plus énervé, avait sans y
prendre garde précipité lui-même l’issue finale —
issue que personne ne pouvait certes plus déplorer que les protagonistes eux-mêmes. Cela m’avait
souvent frappé, dans mes réflexions sur le sujet,
qu’une telle altercation aurait eu lieu sur la voie
publique, ou bien dans une maison privée, qu’elle
ne se serait pas terminée comme elle l’a fait. C’était
la simple circonstance d’être seuls dans un bureau
vide, en étage, d’un immeuble où rien n’était voué
ni humanisé par la vie domestique — un bureau
sans tapis, sans nul doute d’apparence poussiéreuse et défaite — c’est ce qui avait dû se produire,
et avait grandement contribué à augmenter le désespoir irrité de Colt l’infortuné.
Mais quand ce vieux ressentiment de l’affaire
Adam me revint, et me tenta à propos de Bartleby, je
me débattis et le rejetai. Comment ? Simplement en
me souvenant de l’injonction divine : « Voici le nouveau commandement que je vous fais, aimez-vous les
uns les autres ». Oui, c’est ce qui m’avait sauvé. Hors
de plus hautes considérations, la charité opère souvent comme une profonde sagesse et un principe de
prudence — une belle sécurité pour qui l’applique.
Des hommes ont commis le meurtre par jalousie, par
colère, par haine, par égoïsme, par ambition intellectuelle ; mais je n’ai jamais entendu que personne
n’ait commis un meurtre symbolique au nom de la
douce charité. À tout prix, en cette occasion, j’avais
à rabattre de mes sentiments d’exaspération envers
le copiste, et juger avec bienveillance de sa conduite.
Pauvre type, pauvre type !, pensai-je, il n’a pas eu de
mauvais but. Et à côté de ça, il en a vu de dures, on
doit lui pardonner.
Je tentai immédiatement de m’occuper comme
je le pouvais, et en même temps de compenser mon
découragement. J’essayais de me convaincre qu’au
cours de cette matinée, et de son plein gré, Bartleby
émergerait de son ermitage, et tenterait une ligne
de marche décidée en direction de la porte. Même
pas. Arriva midi et demi. Le visage de Turkey se mit
à rougeoyer, renversant son encrier, recommençant
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son habituel tapage ; Nippers s’amollissait progressivement jusqu’au calme et à la courtoisie ; Gingembre
grignotait sa pomme du déjeuner ; et Bartleby restait
debout devant sa fenêtre dans une de ses plus profondes rêveries du mur mort. Devais-je l’en rémunérer ? Ou seulement l’en remercier ? L’après-midi, je
quittai le bureau sans lui avoir adressé un seul mot
de plus.
Quelques jours passèrent, pendant lesquels, à
mes moments de loisir, je jetai un œil à « La volonté
selon Edwards », et à « La nécessité comme sacerdoce ». En ces circonstances, ces livres me semblèrent un soulagement. Progressivement, j’en venais
à me persuader que tous les troubles que j’éprouvais, liés à mon commis d’écriture, m’avaient été
réservés depuis l’éternité, et que Bartleby m’était
envoyé pour un mystérieux projet de la Providence
en sa haute sagesse, ce qu’il n’appartenait pas à un
simple mortel comme j’étais d’élucider. Reste, Bartleby, reste derrière ton paravent, je pensai ; je ne te
persécuterai plus ; tu es aussi inoffensif et silencieux
que ces vieilles chaises ; en bref, je ne me sens jamais
dans une telle intimité, que quand je sais que tu es là.
C’était ce que je voyais, ce que je sentais ; je pénétrais dans les buts mystérieux de ma vie. J’étais satisfait. D’autres peuvent avoir des tâches plus nobles à
accomplir ; mais ma mission en ce monde, Bartleby,
est de te fournir d’un pupitre aussi longtemps que tu
souhaiteras y demeurer.
Je crois que cette sagesse et cet état d’esprit béni
auraient pu se prolonger longtemps, si ce n’avait été
les remarques non sollicitées et pas très charitables
que me lançaient mes relations professionnelles,
quand je les accueillais dans mon bureau. Il en est souvent ainsi, que la constante confrontation des âmes
intolérantes vient à bout des plus généreuses. Encore
que pour sûr, quand j’y repense, il n’était pas étrange
que les gens entrant dans mon bureau puissent être
choquées par le singulier aspect de l’énigmatique
Bartleby, et soient tentées de me lancer quelques
sinistres réflexions le concernant. Parfois un substitut,
en affaire avec moi, se présentant au bureau et n’y
trouvant personne que le commis, tentait d’obtenir
quelque information précise touchant ce qu’on avait
en cours ; mais sans tenir aucun compte de ce qui
venait de lui être dit, Bartleby restait là, inamovible,
au milieu de la pièce. Alors, après l’avoir contemplé
dans cette position un moment, le substitut s’en repartait, pas mieux renseigné qu’il était venu.
De même lorsqu’une audience était en cours, et
que la pièce se remplissait d’avocats et de témoins,
et que le travail devait aller vite ; quelque gentleman
légitimement présent et dûment occupé, voyant
Bartleby à ne rien faire du tout, lui demandait de courir à son propre bureau (le bureau du gentleman) et
en rapporter tel ou tel papier. Et immanquablement
Bartleby refusait, demeurant aussi inoccupé qu’auparavant. Alors le collègue en restait tout ébahi, et s’en
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prenait à moi. Mais qu’aurais-je pu dire ? Au moins
j’étais prévenu que dans l’ensemble de mon cercle
professionnel se propageait une rumeur étonnée à
propos de cette bizarre créature que je gardais dans
mes bureaux. Cela me tracassait réellement. Et l’idée
se faisait jour qu’il pourrait renverser l’œuvre d’une
longue vie, se faire maître de mes bureaux et me
dénier toute autorité ; rendre perplexes mes clients ;
et ruiner ma réputation professionnelle ; et projeter
une ombre continuelle sur ces lieux ; se concentrer
corps et esprit sur ses économies (aucun doute qu’il
dépensait moins d’une demie pièce de dix cents par
jour), et à la fin peut-être me mettre dehors, revendiquer la possession de mon bureau par le droit de
son occupation perpétuelle : et toutes ces sombres
anticipations me brouillaient de plus en plus, tandis
que mes amis me lançaient sans repos leurs piques
à propos de ce fantôme chez moi. Cela décida d’un
grand changement en moi. Je me résolus à me remettre toutes les facultés d’aplomb, et rejeter au loin
pour toujours cet intolérable cauchemar.
Avant de me décider à un projet compliqué pour
parvenir à mes fins, je commençai simplement par
suggérer à Bartleby d’organiser lui-même son départ
définitif. D’un ton calme et pondéré, je soumis cette
idée à sa mûre et soigneuse considération. Mais
ayant pris trois jours pour y réfléchir, il me confirma
que sa détermination finale restait la même, en bref
qu’il continuait de s’héberger chez moi.
Que pouvais-je faire ? me disais-je à moi-même,
boutonnant mon manteau jusqu’au dernier bouton.
Qu’allais-je faire ? que pouvais-je oser ? Que pouvaisje en conscience décider à propos de cet homme, ou
plutôt ce fantôme ? M’éloigner de lui, je le devais ;
partir, il le ferait. Mais comment ? Tu ne veux pas le
chasser, le pauvre, pâle, passif mortel — tu ne veux
pas mettre dehors une telle créature sans défense ?
tu ne veux pas te déshonorer par une telle cruauté ?
Non, je ne le veux pas, je ne le peux pas. Je le laisserais plutôt vivre et mourir ici, ensuite j’y emmurerais
ses restes. Et tu feras quoi ensuite ? Aucune de tes
cajoleries ne le ferait changer d’avis ; en gros, c’est
évident qu’il préfère se cramponner à toi.
Il fallait faire quelque chose de sérieux, quelque
chose d’inhabituel. Quoi ! tu ne vas quand même
pas le faire arrêter par un policier, et envoyer son
innocente pâleur à la prison des pauvres ? Et sur
quelle base vous appuieriez-vous pour qu’une telle
chose soit faite ? — qu’il soit un clochard ? Quoi : il
est un clochard, un vagabond, qui refuse de déménager ? C’est parce qu’il ne veut pas être un clochard, justement, que tu veux le faire arrêter comme
clochard. C’est trop absurde. Aucun moyen de vie :
là tu le tiens. Faux, de nouveau : parce qu’indubitablement ses propres moyens lui suffisent, et si ses
possessions sont l’ultime preuve qu’un homme peut
montrer de ses moyens, il peut en faire état. Alors
rien d’autre. Puisqu’il ne veut pas me quitter, je dois
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le quitter. Je vais changer de bureau ; déménager
plus loin ; je l’en préviendrai, et que s’il tente une
intrusion dans mes nouveaux locaux je le poursuivrai
comme un vulgaire cambrioleur.
Et c’est ainsi que je fis. Le lendemain, je m’adressai à lui le premier : « Ces bureaux sont vraiment trop
loin de la mairie ; et l’air y est confiné. En résumé,
j’ai le projet de déménager mes bureaux la semaine
prochaine, et n’aurai plus besoin de vos services. Je
vous en préviens, que vous ayez le temps de trouver
un autre emploi. »
Il ne fit pas de réponse, et il n’y avait rien d’autre
à dire.
Le jour prévu, je louai des charrettes et des bras,
les requit à mon adresse, et n’ayant que peu de mobilier, le tout fut emballé en quelques heures. Tout
du long, le copiste resta debout derrière le paravent,
dont j’avais ordonné qu’il soit déménagé en dernier.
On le retira, et une fois replié comme un grand livre,
il dévoila son occupant debout immobile au milieu
de la pièce nue. Je restai dans l’entrée à le regarder
un instant, alors que déjà à l’intérieur de moi quelque
chose m’en faisait reproche.
Je ré-entrai, la main dans ma poche — et... et le
cœur dans l’estomac.
« Au revoir, Bartleby ; je m’en vais. Au revoir, et
que Dieu vous soit en aide. Mais prenez ça... » Je lui
glissai quelque chose dans la main. Mais cela retomba sur le plancher et alors, c’est étrange à dire, je me
sentis comme déchiré d’avec lui, dont j’avais été si
longtemps à me séparer.
Installé dans mes nouveaux quartiers, je gardai pendant un jour ou deux la porte fermée à clé,
et guettai les bruits de pas dans le couloir. Quand
je revenais au bureau après n’importe quelle petite
absence, je m’arrêtais sur le palier un instant, écoutais attentivement, puis poussai la clé. Mais ces peurs
étaient sans fondement. Bartleby ne nous poursuivit
jamais.
Je pensais que tout allait bien, quand un inconnu
à l’apparence troublée me rendit visite, s’enquérant
de si j’étais la personne qui occupait il y peu des bureaux au n°... de Wall Street.
Pris d’un mauvais pressentiment, je répondis que
oui.
« Alors, monsieur », dit l’inconnu, qui se révéla être un avocat, « vous êtes responsable de cet
homme que vous avez laissé là-bas. Il refuse de faire
aucune copie ; il refuse de faire quoi que ce soit ; il dit
qu’il préfère ne pas ; et il refuse de quitter les lieux.
— J’en suis désolé, monsieur », dis-je, d’un ton
d’une impassible tranquillité, mais troublé à l’intérieur.
« Mais vraiment, l’homme auquel vous faites allusion
ne m’est rien — il n’est pas de mes amis ni de mes commis, et vous ne sauriez me rendre responsable de lui.
— Mais par pitié, qui est-il ?
— Je ne peux même pas vous renseigner. Je ne
sais rien de lui. Si je l’ai employé autrefois comme
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commis aux écritures, il n’a rien effectué pour moi
depuis longtemps.
— Alors je vais vite régler ça. Mes hommages,
monsieur. »
Plusieurs jours passèrent et je n’entendis plus parler de rien, si bien que souvent je me sentais la charitable pulsion de venir frapper à la porte et de voir le
pauvre Bartleby, mais une certaine délicatesse ou je
ne sais quoi me retenait.
Tout est fini avec lui, maintenant, je finis par penser, quand après une autre semaine rien ne me fut
venu aux oreilles. Mais arrivant au bureau le jour suivant, je trouvai plusieurs personnes attendant à ma
porte dans un grand état d’excitation.
« Voilà le monsieur, c’est celui qui vient », cria le
principal, que je reconnus comme l’avocat qui était
précédemment venu me voir seul.
« Vous devez le faire partir, monsieur, et très vite »,
cria un homme corpulent parmi eux, s’avançant sur
moi, et en qui je reconnus le propriétaire du n°...
de Wall Street. « Ces gentlemen, mes locataires, ne
peuvent pas le supporter plus longtemps ; M. B... (il
montrait l’avocat) l’a mis hors de son bureau, mais
maintenant il vit dans les parties communes de l’immeuble, assis sur la rampe de l’escalier toute la journée, et dormant sur le palier la nuit. Tout le monde est
concerné, les clients ne viennent plus aux bureaux, on
craint un lynchage, vous devez faire quelque chose,
et sans délai. »
Atterré par ce flot, je reculais devant lui, et aurais
préféré m’enfermer à clé dans mes nouveaux bureaux.
En vain je persistais à redire que Bartleby ne m’était
rien — pas plus qu’à aucun d’eux. En vain : j’étais la
dernière personne connue à avoir eu affaire avec lui,
et ils me tendaient la facture. Effrayé qu’ils exposent
tout cela dans la presse (comme une personne parmi
eux m’en menaçait obscurément), je mis les choses
en balance, et à la fin suggérai que, si l’avocat voulait
me permettre un entretien confidentiel avec le copiste, dans son propre bureau (à l’avocat), je viendrais
dans l’après-midi et ferais de mon mieux concernant
la nuisance qui était l’objet de leur plainte.
Grimpant l’escalier de mon ancienne tanière, je
découvris Bartleby assis silencieusement sur la rampe
du palier.
« Qu’est-ce que vous faites là, Bartleby ? demandai-je.
— Je suis assis sur la rampe », il répondit avec
douceur.
Je l’emmenai dans le bureau de l’avocat, qui nous
laissa.
« Bartleby, dis-je, êtes-vous conscient que vous
me causez grande affliction, à vouloir continuer d’occuper le palier après avoir été renvoyé du bureau ? »
Pas de réponse.
« Maintenant, de deux choses, l’une va se produire. Soit vous faites quelque chose, soit c’est à vous
qu’on va faire quelque chose. Dites-moi dans quelle
sorte de métier vous voudriez trouver un poste ? Vou-
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driez-vous recommencer à travailler comme commis
aux écritures pour quelqu’un ?
— Non, je préférerais ne pas faire aucun
­changement.
— Voudriez-vous être employé dans un magasin ?
— C’est trop renfermé, ça. Non, je ne veux pas
être employé. Je ne suis pas exigeant.
— Trop renfermé, je m’écriai, alors que vous restez enfermé tout le temps ?
— Je préférerais ne pas être employé de magasin,
reprit-il, comme pour évacuer une fois pour toutes
cette petite suggestion.
— Qu’est-ce que vous penseriez de serveur dans
un bar, c’est un travail qui vous irait ? Cela n’use pas
la vue, au moins.
— Je n’en voudrais pas du tout. Comme je vous
l’ai dit tout de suite, je ne suis pas exigeant. »
Sa rhétorique décalée me désarmait. Je revins à
la charge.
« Est-ce que vous voudriez voyager dans le pays
pour recouvrir les impayés de commerçants ? Cela
vous redonnerait de la santé.
— Non, je préférerais faire autre chose.
— Est-ce que vous voudriez voyager en ­Europe
comme compagnon d’un jeune gentleman, cela
développerait votre conversation — cela vous
conviendrait ?
— Absolument pas. Cela ne me frappe pas
que cela pourrait arranger quoi que ce soit. Je
veux une situation stable. Hors cela, je ne suis pas
exigeant.
— Stable, alors, vous le serez », je m’écriai, maintenant perdant toute patience, et pour la première
fois dans toute la gamme des exaspérations subies
avec lui, m’envolant dans la passion. « Si vous ne quittez pas ces lieux avant la nuit, je me sentirai obligé
— et bien sûr je suis obligé de... de... de quitter les
lieux moi-même ! » Je conclus en pleine absurdité,
ne sachant plus quelle piste choisir pour bousculer
son immobilité et obtenir son acquiescement. Désespérant de tout effort supplémentaire, je me hâtai de
le quitter, quand me vint une ultime pensée — une de
celles pour lesquelles j’avais déjà été trop ­indulgent
dans le passé.
« Bartleby, dis-je, dans le plus aimable ton auquel
je pouvais me contraindre dans des circonstances si
tendues, voulez-vous me suivre chez moi — non pas à
mon bureau, mais dans mon appartement —, et y rester jusqu’à ce que nous ayons conclu un arran­gement
qui soit de votre goût ? ­Venez, on y va m
­ aintenant,
tout de suite.
— Non. Tout de suite je préférerais ne pas faire de
changement du tout. »
Je ne répondis rien. Mais échappant à tout le
monde par la soudaineté et la rapidité de ma fuite,
me précipitai hors de l’immeuble, remontai Wall
Street jusqu’à Broadway, et sautant dans le premier
omnibus je fus rapidement hors d’une éventuelle
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poursuite. Aussitôt que je retrouvai la tranquillité,
il me semblait percevoir que j’avais fait maintenant
tout ce qu’il était possible de faire, respectant à la
fois la demande du propriétaire et de ses locataires,
et vis-à-vis de mes propres souhaits et sens du devoir,
au bénéfice de Bartleby et pour le protéger d’une
persécution plus rude. Je m’efforçais de me sentir à
nouveau insouciant et tranquille ; et ma conscience
me justifiait en cela ; même si bien sûr je n’avais eu le
succès escompté. Effrayé que je sois d’être à nouveau
pourchassé par le propriétaire en colère et ses locataires exaspérés, je confiai à Nippers les affaires courantes, et pendant quelques jours je résidai dans la
partie haute de la ville et ses banlieues, là où étaient
mes racines ; je traversai vers Jersey City et Hoboken,
et fis même une brève visite à Manhattanville et Astoria. En fait je restai quasiment dans mon coin d’origine quelque temps.
Quand à nouveau je revins au bureau, hélas, je
trouvai un message du propriétaire sur ma table. Je
l’ouvris les doigts tremblants. Il m’informa que le copiste avait été remis à la police, qui avait transféré
Bartleby à Tombs comme clochard. En outre, comme
j’en savais plus sur lui que n’importe qui d’autre, il me
suggérait de m’y rendre et d’établir une déposition
convenable concernant les faits. Ces nouvelles eurent
sur moi un effet contradictoire. D’abord je fus indigné ; mais ensuite, je les approuvai plutôt. L’énergie
et le pragmatisme du propriétaire l’avaient conduit
à adopter une démarche dont je ne pensais pas
que j’aurais pu la décider moi-même ; et à tout bien
considérer, en des circonstances si particulières, cela
semblait bien la seule solution.
Comme je l’appris par la suite, le pauvre copiste,
quand on lui apprit qu’il serait conduit à Tombs,
n’offrit pas la moindre résistance, mais, à sa terne et
­impassible façon, acquiesça silencieusement.
Quelques badauds passionnés et curieux se
­joignirent à l’assemblée ; et conduite par un agent
fermement bras dessus bras dessous avec Bartleby,
la procession silencieuse se fraya un chemin parmi le
vacarme, la chaleur, la joie et la bruyante animation
du déjeuner.
Le même jour que je reçus cette note, je me présentai à Tombs ou, pour parler plus exactement, le
­Palais de justice. Devant l’officier responsable, j’exposai le but de ma démarche, et fut informé que l’individu
que je décrivais y était en effet détenu. J’assurai alors
au fonctionnaire que Bartleby était un parfait honnête
homme, qu’il fallait prendre soin de lui avec compassion, même si son comportement était quelque peu
excentrique. Je racontai tout ce que je savais, et terminai par l’idée de le garder ici comme détenu de la
façon la moins rude possible — même si bien sûr je
savais comme c’était difficile. En tout état de cause, si
rien de mieux ne pouvait être fait, qu’on l’accueille à
l’hospice de charité. Je sollicitais ensuite de pouvoir
m’entretenir avec lui.
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N’étant pas inculpé de quoi que ce soit, et parfaitement inoffensif et paisible, on l’avait laissé déambuler librement dans la prison, et plus spécialement dans
cette cour qui avait une pelouse au milieu. C’est ici que
je le trouvai, debout tout seul dans l’endroit le plus tranquille, le visage face à un grand mur, quand tout autour,
depuis les barreaux étroits des cellules, je voyais dirigés
sur lui les yeux des meurtriers et des voleurs.
« Bartleby !
— Je vous reconnais, dit-il, sans même se retourner, mais je n’ai rien à vous dire.
— Ce n’est pas moi qui vous ai expédié ici, Bartleby, dis-je, peiné durement de sa suspicion implicite. Et
pour vous, ce n’est pas un lieu si exécrable. On n’a rien
à vous reprocher, pour vous maintenir ici. Et regardez,
ce n’est pas un endroit si triste qu’on pourrait le penser.
Regardez, vous avez le ciel, vous avez de l’herbe...
— Je sais où je suis », répondit-il, et comme il ne
voulut rien dire d’autre, je le laissai.
Comme je revenais dans le couloir, m’accosta un
grand homme sanguin, en tablier, qui, me désignant
la cour du pouce sur son épaule, me dit :
« C’est votre ami, celui-là ?
— Oui.
— Il veut mourir de faim ? Si c’est ce qu’il veut, la
gamelle de la prison c’est parfait.
— Vous êtes qui ? je demandai, ne sachant pas
quoi répondre à une personne sans tenue officielle,
dans un tel endroit.
— J’suis le cantinier. Quand les gentlemen ont
des amis ici, c’est moi qui m’occupe d’eusses et qu’ils
aient de quoi déj’ner.
— Ça se passe comme ça ? », dis-je, me retournant vers le gardien.
Il me répondit que oui.
« Bon, alors, dis-je, en glissant un peu d’argent
dans la main du cantinier (ou celui qu’ils nommaient
ainsi), je vous demanderai de bien surveiller mon ami,
ici ; procurez-lui le meilleur déjeuner que vous pourrez. Et soyez poli avec lui le plus possible.
— Vous voulez me présenter ? », dit le cantinier,
me regardant avec une expression prouvant son impatience de donner un échantillon de son savoir-faire.
Pensant que tout cela serait au bénéfice du copiste, j’acquiesçai ; et demandant son nom au cantinier, je retournai avec lui vers Bartleby.
« Bartleby, c’est M. Cotlets ; il vous sera bien utile.
— Votre serviteur, m’sieur, votre serviteur, ajouta
le cantinier, lui faisant une basse révérence derrière
son tablier. J’espère que vous trouverez votre séjour
agréable, m’sieur ; — de grands espaces, des appartements frais, m’sieur — j’espère que vous resterez
avec nous quelque temps. On fera tout pour le mieux.
Puis-je espérer que Mme Cotlets et moi-même aurons le plaisir de vous recevoir pour déj’ner, m’sieur,
dans notre propre appartement ?
— Je préfère ne pas déjeuner aujourd’hui, dit
Bartleby, se détournant. Je suis en désaccord avec
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cela. Je n’ai pas l’habitude de déjeuner. » Et après
avoir dit cela, il se rendit sur l’autre côté de la cour, et
reprit position face au mur.
« C’est quoi, ça ? dit le cantinier, s’adressant à moi
avec ébahissement. L’est bizarre, non ?
— Je crois qu’il est un peu dérangé, dis-je, tristement.
— Dérangé ? Vous appelez ça dérangé ? Bon
sang, sur ma tête, je pensais que cet ami à vous était
un gentleman faussaire ; ils sont toujours pâles et avec
l’air innocent, les faussaires. Je peux pas avoir pitié,
je peux pas les aider, m’sieur. Vous connaissez Monroe Edwards ? », ajouta-t-il de façon touchante, et il
s’arrêta. Alors, posant avec compassion sa main sur
mon épaule, il soupira : « Il est mort de consomption,
à Sing-Sing. Vous s’riez pas en relation avec Monroe ?
— Non, je n’ai jamais été en relation avec aucun
faussaire. Mais je ne peux pas rester plus longtemps.
Gardez un œil sur mon ami. Vous n’y perdrez pas. Je
vous reverrai. »
Quelques jours encore, j’obtins un nouveau permis de visite pour Tombs et m’en allai par les couloirs
en quête de Bartleby, sans parvenir à le trouver.
« Je l’ai vu sortir de sa cellule il n’y a pas si longtemps, dit un gardien. Il doit être à traîner dans la
cour. »
Et je partis dans cette direction.
« Vous cherchez l’homme qui ne dit rien ? dit un
autre gardien en me dépassant. Il est couché par là[ 68 ]
bas — il dort dans la cour. Je l’ai vu encore il y a vingt
minutes. »
La cour était parfaitement calme. Elle n’était pas
accessible au commun des détenus. Les murs qui
la bordaient, d’une épaisseur étonnante, retenaient
tous les sons derrière eux. Le caractère égyptien de
la construction pesait sur moi de façon glauque. Mais
un doux gazon emprisonné poussait sous les pieds,
poussé là au cœur des pyramides éternelles, semblait-il, par une étrange magie, à travers les fissures,
ou les graines portées par les oiseaux.
Blotti bizarrement à la base du mur, ses genoux
remontés, et couché sur le côté, sa tête touchant la
pierre froide, j’aperçus Bartleby dévasté. Mais rien
ne remuait. Je m’arrêtai, puis vins auprès de lui ; me
penchant sur lui, je vis que ses yeux étaient grands
ouverts ; sinon il semblait endormi, profondément.
Quelque chose me poussa à le toucher. J’attrapai sa
main, et un frémissement électrique me remonta le
bras, me traversa la moelle épinière jusqu’aux pieds.
La face toute ronde du cantinier surgit devant
moi. « Son déj’ner est prêt. Aujourd’hui non plus, il
ne déjeunera pas ? Il vit toujours sans déj’ner ?
— Il vit sans déjeuner, répondis-je, et je lui fermai
les yeux.
— Eh ! Il roupille, non ?
— Avec les rois et les princes », murmurai-je.
*
Il ne me semble pas qu’il y ait besoin d’approfondir plus loin cette histoire. L’imagination suppléera
aisément au maigre compte rendu de l’internement
du pauvre Bartleby. Mais avant de quitter le lecteur,
je voudrais dire que, si ce bref récit l’a suffisamment
intéressé, et éveillé sa curiosité à savoir qui était Bartleby, et quel genre de vie il mena avant que le présent narrateur en fasse rapport, je peux seulement
répondre que cette curiosité je la partage entièrement, mais suis incapable d’y satisfaire. Au point de
difficilement savoir s’il m’est possible de divulguer
un point mineur de cette rumeur qui me parvint
quelques mois après le décès du copiste. Sur quelle
base elle repose, je ne peux même pas le vérifier ;
et bien sûr, en quelle proportion elle est vraie, je ne
peux l’établir. Mais attendu que ce vague rapportage
n’était pas sans avoir suscité de mon côté un intérêt
étrangement suggestif, même si triste, il pourra en
être de même pour d’autres ; aussi j’en ferai brièvement mention. Ce bruit, le voici : que Bartleby avait
été un commis aux écritures subordonné au Bureau
des Lettres Mortes à Washington, et qu’il en avait été
soudainement révoqué par un changement adminis[ 71 ]
tratif. Quand je pense à cette rumeur, je ne peux pas
préciser plus adéquatement l’émotion qui me prend.
Lettres Mortes ! est-ce que cela ne sonne pas comme
homme mort ? Concevez un homme par nature et infortune enclin au désespoir blafard, est-ce qu’aucun
poste ne serait plus apte à le rehausser que celui de
continuellement manipuler ces lettres perdues, et
de les livrer aux flammes ? Parce qu’on les brûle annuellement par pleines charretées. Parfois, du tas de
papier, le terne commis trouve une alliance : le doigt
auquel elle était destinée, peut-être, est devenu
cendres ; un billet de banque offert par élémentaire
charité : et celui à qui il était destiné ni ne mange ni
même n’aura plus jamais faim ; de l’espoir pour ceux
qui meurent sans espoir ; de bonnes nouvelles pour
ceux qui meurent suffoqués par de constantes calamités. Aux courses de la vie, ces lettres conduisent à
la mort.
Ah, Bartleby ! Ah humanité!
TIERS LIVRE
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