une analyse des concepts rawlsien et senien de liberté

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une analyse des concepts rawlsien et senien de liberté
UNE ANALYSE DES CONCEPTS RAWLSIEN ET SENIEN DE LIBERTÉ
Herrade Igersheim
L'Harmattan | Cahiers d'économie Politique / Papers in Political Economy
2013/1 - n° 64
pages 157 à 196
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Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Igersheim Herrade, « Une analyse des concepts rawlsien et senien de liberté »,
Cahiers d'économie Politique / Papers in Political Economy, 2013/1 n° 64, p. 157-196.
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ISSN 0154-8344
Une analyse des concepts rawlsien et senien de liberté
une analyse des concepts rawlsien
et senien de liberté
Herrade Igersheim1
An analysis of Rawls’s and Sen’s concepts
of freedom
The aim of this paper is to examine the concepts
of freedom used by John Rawls and Amartya Sen
in the light of two well-known pairs of freedom:
the pair freedom of the ancients/freedom of the
moderns defined by Constant and the pair
negative freedom/positive freedom defined by
Berlin. After a reminder of the seminal texts of
both pairs, we will show that even if Rawls’s
justice as fairness is mainly based on the pair
freedom of the ancients/freedom of the moderns,
it deals as well with the effectivity of basic
freedoms and so with the pair negative freedom/
positive freedom. Similarly, Sen’s works which
are principaly focused on the pair negative
freedom/positive freedom have close ties with
the pair freedom of the ancients/freedom of the
moderns – especially in his lastest works which
stress the importance of democracy. Finally, this
analysis will allow us to investigate Sen’s recent
dichotomy between the trascendental and the
comparative traditions.
Mots clefs : liberté, Constant, Berlin, Rawls, Sen.
Keywords: freedom, Constant, Berlin, Rawls, Sen.
JEL classification: B21, B4, D63
1. CNRS et BETA, Université de Strasbourg. Courriel : [email protected]
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L’objectif de cet article est d’étudier les
concepts de liberté mis en œuvre par John
Rawls et Amartya Sen à la lumière de deux
couples bien connus de liberté : le couple
liberté des Anciens/liberté des Modernes
défini par Constant et le couple liberté
négative/liberté positive défini par Berlin.
Après un rappel des textes fondateurs de
ces couples, nous montrerons que bien
que principalement fondée sur le couple
liberté des Anciens/liberté des Modernes, la
théorie de la justice comme équité de Rawls
s’intéresse également à l’effectivité des libertés
de base et donc au couple liberté négative/
liberté positive. De même, axée d’emblée sur
le couple liberté négative/liberté positive,
l’œuvre de Sen – notamment ses derniers
travaux mettant en avant l’importance de
la démocratie – entretient des relations
privilégiées avec le couple liberté des
Anciens/liberté des Modernes. Cette analyse
nous permettra en dernière instance de
questionner le clivage récemment introduit
par Sen entre approches transcendantale et
comparative.
Herrade Igersheim
Introduction
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Ce conflit, intérieur à la tradition de la pensée démocratique elle-même, est
celui qui existe entre la tradition de Locke, qui donne plus d’importance
à ce que Benjamin Constant appelle la ‘liberté des Modernes’, c’est-à-dire
la liberté de pensée et de conscience, certains droits de base de la personne
et de propriété, et celle de Rousseau, qui met l’accent sur la ‘liberté des
Anciens’, c’est-à-dire l’égalité des libertés politiques et les valeurs de la vie
publique. [Rawls, 1985, p. 210]
Ainsi, dans la description de l’ambition ultime de la théorie de la justice
comme équité, Rawls se place non dans la tradition dite de Locke ou dans
celle rattachée à Rousseau, mais bien à l’interface des deux. Pour ce faire, il
invoque explicitement la distinction opérée par Benjamin Constant entre
liberté des Anciens et liberté des Modernes.
D’un autre côté et malgré une œuvre foisonnante, les buts poursuivis par
l’économiste indien Amartya Sen peuvent être tout aussi clairement mis au
jour : pour Bonvin et Farvaque [2008, p. 7-8], il s’agit d’une part de replacer
l’éthique « au cœur de l’économie », d’autre part de mettre en évidence le
fait que « l’avantage individuel découle de la liberté réelle que les personnes
ont de mener la vie qu’elles ont choisie ». Pour mener à bien ce second
objectif, il est alors nécessaire pour Sen de mettre en place une notion de
liberté qui reflète de manière cohérente les multiples aspects que celle-ci peut
revêtir. Dans ce but, il se réfère tout d’abord à Isaiah Berlin2 et sa fameuse
distinction entre liberté négative et liberté positive : « Il y a deux manières
différentes d’envisager la liberté, chacune d’entre elles a été abondamment
traitée depuis longtemps […]. Ce contraste, qui a été discuté en particulier
par Isaiah Berlin, est important puisque ces deux manières de caractériser
la liberté peuvent aboutir à des traitements très différents. » [Sen, 1988,
p. 172, traduction de l’auteur.] Il ajoute alors qu’« une définition adéquate
de la liberté devra inclure à la fois la conception positive de la liberté et
sa conception négative, toutes deux ayant de l’importance (quoique pour
2. Par la suite, il nuancera son interprétation de Berlin. Voir la sous-section 1.2 du présent article.
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L’œuvre du philosophe américain John Rawls a pour objectif global, on le
sait, de « présenter une conception de la justice qui généralise et porte à un
plus haut niveau d’abstraction la théorie bien connue du contrat social telle
qu’on la trouve, entre autres, chez Locke, Rousseau et Kant » [1971, p. 37].
Au-delà, la théorie de la justice qu’il élabore a également comme ambition
d’« arbitrer » entre deux traditions en conflit :
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Dans cet article, nous nous efforcerons donc d’analyser les concepts
de liberté mis en place par Rawls et Sen au sein de leur œuvre. Mais la
liberté étant un concept polysémique, comportant autant d’acceptions
que d’auteurs s’y étant intéressés, il nous faut au préalable fixer un certain
nombre de définitions sur lesquelles nous pourrons nous appuyer dans le
cadre de notre examen. Les couples liberté des Anciens/liberté des Modernes
et liberté négative/liberté positive nous semblent tout à fait aptes à remplir
cette fonction : d’une part, parce que Rawls et Sen s’y réfèrent ; d’autre part,
parce qu’il s’agit là de deux visions essentielles de la liberté, ayant marqué
tant l’économie normative que la philosophie morale et politique ainsi
que le souligne entre autres Hurtado [2011, p. 180, note 2]. Notre analyse
des notions de liberté invoquées par Rawls et Sen aura donc un prélude
nécessaire : le réexamen des couples classiques liberté des Anciens/liberté des
Modernes et liberté négative/liberté positive.
À la lecture des lignes précédentes, on pourra également s’interroger sur
la pertinence de considéder au sein d’un même article les œuvres – toutes
deux fort luxuriantes – de Rawls et Sen. Ceci nous paraît approprié pour
trois raisons : premièrement, comme on le sait, les travaux de Sen ont été
et sont toujours fortement influencés par la théorie de la justice de Rawls
comme en témoigne par exemple Gilardone [2011, p. 2, traduction de
l’auteur] qui nous rappelle que « le dialogue entre les deux auteurs a débuté
en 1968, lorsque Sen a eu l’opportunité de donner, à Harvard, un cours
sur la ‘justice sociale’ avec Rawls et Arrow ». Deuxièmement, comme notre
article va s’efforcer de le démontrer, les notions de liberté développées, qui
par Rawls, qui par Sen, peuvent effectivement être rapprochées, comme les
deux auteurs le soutiennent eux-mêmes, qui du couple liberté des Anciens/
liberté des Modernes, qui du couple liberté négative/liberté positive. Plus
loin, et c’est là que réside l’intérêt de notre analyse, la théorie rawlsienne
entretient également des liens avec le couple liberté négative/liberté positive –
dans l’acception que nous en retenons – tandis qu’il est possible d’interpréter
certains éléments de l’œuvre de Sen en rapport avec le couple liberté des
Anciens/liberté des Modernes. Troisièmement, et ceci est directement lié, le
3. Les termes « idée de liberté » font référence à son dernier ouvrage, L’Idée de justice, paru en 2009.
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des raisons différentes) » [Sen, 1999b, p. 49]. Ce qu’il nous faut remarquer
ici, c’est que tout comme Rawls avant lui pour la liberté des Anciens et
des Modernes, Sen prétend formuler une « idée de liberté »3 qui se situe à
l’interface de la liberté négative et de la liberté positive, ou, plus exactement,
qui les englobe toutes deux.
Herrade Igersheim
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Notre article est organisé de la manière suivante : une première section
revient sur les acceptions classiques des couples libertés des Anciens/
liberté des Modernes et liberté négative/liberté positive, respectivement
proposées par Constant [1819] et Berlin [1969]. Puis, une seconde section
analyse les notions de liberté mises en avant par Rawls et Sen au sein de
leur œuvre en s’appuyant sur les définitions précédemment établies. Notre
conclusion discute le bien-fondé du clivage mis au jour par Sen [2009] entre
institutionnalisme transcendantal et approche comparative.
1. Deux couples de liberté à réexplorer
Cette première section vise à réexaminer les termes des couples liberté des
Anciens/liberté des Modernes et liberté négative/liberté positive auxquels se
réfèrent Rawls et Sen lors de l’élaboration de leur œuvre4. Pour ce faire, nous
nous tournons tout d’abord vers le discours de Constant [1819] et fixons
l’acception du couple liberté des Anciens/liberté des Modernes que nous
conserverons dans la suite de notre travail. Nous abordons ensuite l’essai
classique de Berlin [1969] relatif au couple liberté négative/liberté positive
et, comme précédemment, spécifions la définition que nous en retiendrons.
1.1. Analyse du discours de Constant :
liberté des Anciens/liberté des Modernes
C’est dans son discours fort célèbre prononcé à l’Athénée royal de Paris en
1819 que Constant oppose pour la première fois ce qu’il appelle la liberté
4. Précisons d’emblée que notre article n’a pas pour ambition de rendre compte de manière exhaustive
de l’ensemble des débats et polémiques, très abondants, ayant porté sur ces deux couples de liberté.
L’objectif de notre première section est simplement de revenir aux textes fondateurs et d’en souligner les
acceptions possibles. Pour un utile survol de ces débats, voir Spitz [1995, p. 97-121].
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constat précédent permet de questionner, avec Gamel [2010], Kandil [2010]
et Valentini [2011], la distinction fondamentale, récemment proposée par
Sen, entre les conceptions « transcendantale » et « comparative » de la justice
sociale. Rappelons dès à présent que Sen place dans la première conception
qu’il nomme « instutionnalisme transcendantal » un certain nombre de
théories parmi lesquelles celle de Locke, Kant, Rousseau ou Rawls, tandis
que lui-même se réclame d’une tradition alternative à laquelle appartiennent
entre autres Smith, Bentham ou John Stuart Mill, davantage axée sur la
comparaison de situations concrètes et non sur la mise au point d’institutions
parfaitement justes.
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[C]’est pour chacun le droit de n’être soumis qu’aux lois, de ne pouvoir
être ni arrêté, ni détenu, ni mis à mort, ni maltraité d’aucune manière, par
l’effet de la volonté arbitraire d’un ou de plusieurs individus. C’est pour
chacun le droit de dire son opinion, de choisir son industrie et l’exercer ;
de disposer de sa propriété, d’en abuser même ; d’aller, de venir, sans
en obtenir la permission, et sans rendre compte de ses motifs ou de ses
démarches. C’est, pour chacun, le droit de se réunir à d’autres individus,
soit pour conférer sur ses intérêts, soit professer le culte que lui et ses
associés préfèrent, soit simplement pour remplir ses jours et ses heures
d’une manière plus conforme à ses inclinations, à ses fantaisies. Enfin, c’est
le droit, pour chacun, d’influer sur l’administration du gouvernement,
soit par la nomination de tous ou de certains fonctionnaires, soit par des
représentations, des pétitions, des demandes, que l’autorité est plus ou
moins obligée de prendre en considération. [Constant, 1819, p. 260-261]
Ainsi, Constant s’interroge sur le contenu de la liberté des Modernes et y
répond par une série de droits. Reprenons pas à pas cette longue citation afin
de relever les types de libertés constituant la liberté des Modernes : liberté
et intégrité de la personne, liberté d’expression, liberté de profession, liberté
d’association, liberté religieuse, liberté de pensée et liberté de conscience,
libertés politiques.
Puis, Constant décrit la liberté des Anciens :
[C]elle-ci consiste à exercer collectivement, mais directement, plusieurs
parties de la souveraineté tout entière, à délibérer, sur la place publique, de
la guerre et de la paix, à conclure avec les étrangers des traités d’alliance, à
voter les lois, à prononcer les jugements, à examiner les comptes, les actes,
la gestion des magistrats, à les faire comparaître devant tout le peuple, à les
mettre en accusation, à les condamner ou à les absoudre ; mais en même
temps que c’était là ce que les anciens nommaient liberté, ils admettaient,
comme compatible avec cette liberté collective, l’assujettissement complet
de l’individu à l’autorité de l’ensemble. [Ibid., p. 261]
D’entrée de jeu, les deux acceptions de la liberté sont clairement
définies. À la liberté individuelle des Modernes qu’il décrit en termes de
droits individuels, Constant oppose la liberté collective des Anciens, une
liberté immense mais castratrice qui nie la particularité de l’individu et
le conçoit seulement comme un citoyen. D’un autre côté, l’individu des
Temps modernes a pour ainsi dire renoncé à sa souveraineté qui n’est plus
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des Anciens et la liberté des Modernes. Constant fait valoir que l’acception
du mot « liberté » a changé depuis les temps anciens. Que signifie la liberté
aujourd’hui, qu’est-ce que l’on entend de nos jours par ce terme ? Et de
répondre :
Herrade Igersheim
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Constant justifie la préférence de l’individu moderne pour la liberté des
Modernes par une simple comparaison des satisfactions retirées des libertés
politiques dans les mondes ancien et moderne. Le contentement éprouvé par
le citoyen des États anciens grâce à l’exercice du pouvoir était considérable et
justifiait amplement les sacrifices qu’il pouvait faire par ailleurs. Par contre,
la souveraineté apparente de l’individu moderne est à peine gratifiante, sinon
vide de sens, et doit être complétée par d’autres avantages que les progrès de
la civilisation sont heureusement en mesure de fournir. Finalement, d’après
Constant, l’individu moderne doit compenser la perte de satisfactions qu’il
retire d’un pseudo-exercice du pouvoir par des jouissances privées : « [E]t [il]
nomm[e] liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances. »
[Ibid., p. 269]
Cependant, si convaincante que soit l’analyse faite par Constant en ce qui
concerne la distinction entre les deux formes de libertés, liberté des Anciens
et liberté des Modernes, la justification des préférences des individus anciens
et modernes pour tel ou tel type de libertés ne l’est guère et, qui plus est, elle
est en contradiction avec les autres arguments avancés par Constant.
En premier lieu, une comparaison en termes d’avantages de la liberté des
Anciens ou de la liberté des Modernes nous semble peu opportune. En effet,
comme Constant le signale ailleurs, l’individu ancien ne peut se concevoir
comme un individu indépendant, tandis que l’individu moderne éprouve
le « besoin » de la liberté individuelle. Dès lors, mettre en balance ces deux
formes de libertés et, surtout, les satisfactions susceptibles d’en découler, est
exclu. Plus qu’une argumentation en termes de préférences individuelles en
faveur ou en défaveur de la liberté des Anciens, l’explication de Constant
a trait à la manière dont la transition d’une forme de libertés à l’autre s’est
opérée.
En second lieu, dans ce même passage [Ibid., p. 268-269], Constant
soutient que l’attrait exercé par la liberté des Modernes est fonction de
l’insatisfaction apportée par une liberté des Anciens de plus en plus dévoyée.
Ceci mérite d’être nuancé : n’est-ce pas plutôt la découverte de la particularité
et de la subjectivité qui entraîne le rejet de la sphère publique par l’individu
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qu’apparente. Constant précise même que : « [S]i à des époques fixes, mais
rares, il exerce cette souveraineté, ce n’est jamais que pour l’abdiquer. » [Ibid.,
p. 262] La liberté des Anciens, cette « participation active et constante au
pouvoir collectif », est délaissée par l’individu moderne qui se voit doté d’une
autre forme de liberté : « [N]otre liberté, à nous, doit se composer de la
jouissance paisible de l’indépendance privée. » [Ibid., p. 268]
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au profit de la sphère privée ? Comme nous l’avons noté plus haut, Constant
parle en effet du « besoin » moderne d’indépendance individuelle et ajoute
même que : « [L]’indépendance individuelle est le premier des besoins. »
[Ibid., p. 275] Un retour en arrière n’est donc plus possible, les besoins de
la liberté individuelle étant par trop pressants : « [A]ucune des institutions
nombreuses et trop vantées qui, dans les républiques anciennes, gênaient
la liberté individuelle, n’est admissible dans les temps modernes5. » [Ibid.,
p. 275] De notre point de vue, c’est l’apprentissage de la liberté individuelle
qui provoque une distance entre l’individu-citoyen et l’individu privé.
D’ailleurs, c’est bien le danger de la liberté des Modernes que Constant
pressent :
[L]e danger de la liberté antique était qu’attentifs uniquement à s’assurer
le partage du pouvoir social, les hommes ne fissent trop bon marché des
droits et des jouissances individuelles. Le danger de la liberté moderne,
c’est qu’absorbés dans la jouissance de notre indépendance privée, et
dans la poursuite de nos intérêts particuliers, nous ne renoncions trop
facilement à notre droit de partage dans le pouvoir politique. [Constant,
1819, p. 282-283]
Mais autant la liberté a évolué, selon les dires de Constant, d’une liberté
dite des Anciens vers une liberté dite des Modernes, autant les acceptions
employées par Constant de ces deux conceptions de la liberté semblent varier
au cours de son discours. En effet, d’après les définitions qu’il propose, ces
deux formes de libertés ne peuvent se combiner ou même coexister. C’est
bien ce que signifient les deux passages suivants : « [N]ous ne pouvons plus
jouir de la liberté des anciens, qui se composait de la participation active et
constante au pouvoir collectif » [ibid., p. 268] et, plus loin, « la liberté qui
convient aux modernes est différente de celle qui convenait aux anciens »
[ibid., p. 280]. Cela ne signifie pas pour autant que les libertés politiques
n’existent plus dans la liberté des Modernes, mais elles ont une forme
différente de celle qu’elles avaient dans les Temps anciens.
L’idée de la coexistence impossible des deux libertés, celle de l’impossibilité
de concevoir de nos jours une liberté telle qu’en jouissaient les Anciens, est
reprise avec force lorsque Constant analyse les erreurs commises par les acteurs
de la Révolution française, inspirés en grande partie par Rousseau. Ce dernier
n’a pas perçu, nous dit Constant, l’inadéquation totale d’une conception
ancienne de la liberté dans les Temps modernes : « [E]n transportant dans nos
temps modernes une étendue de pouvoir social, de souveraineté collective
5. Sur ce point, voir aussi Brint [1985, cité par Hurtado, 2011, p. 164].
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À ce stade du texte, aucune équivoque n’est donc possible. L’ambiguïté
survient plus tard lorsque Constant fait l’éloge des libertés politiques.
C’est alors que les définitions des deux formes de libertés semblent s’être
sensiblement modifiées. L’ensemble du discours de Constant a en effet
fonctionné sur les oppositions liberté collective (liberté des Anciens)/liberté
individuelle [liberté des Modernes] et liberté politique (au sens de la liberté
des Anciens)/liberté civile. De là à être tenté d’assimiler la liberté des Anciens
aux libertés politiques, la liberté des Modernes aux droits et libertés civils, il
n’y a qu’un pas. Pourtant, avant les derniers paragraphes de son discours, ce
dernier ne saurait être franchi puisque Constant indique clairement que la
liberté des Modernes doit se concevoir de manière différente de la liberté des
Anciens, en intégrant une liberté politique autre que celle des Anciens. Mais
la confusion s’installe lorsqu’il énonce : « La liberté individuelle, je le répète,
voilà la véritable liberté moderne. La liberté politique en est la garantie ; la
liberté politique est par conséquent indispensable. » [Ibid., p. 278] Et de
continuer ainsi : « Loin donc [...] de renoncer à aucune des deux espèces de
libertés dont je vous ai parlé, il faut [...] apprendre à les combiner l’une avec
l’autre. » [Ibid., p. 285, nous soulignons.] Que penser de cette conclusion
si peu conforme à ses développements précédents ? Que pouvons-nous en
déduire et comment l’interpréter ? Comment, en fin de compte, Constant
définit-il la liberté des Anciens et la liberté des Modernes ? Et, surtout,
quelles sont les définitions de ces deux formes de libertés que nous allons
retenir pour la suite de notre travail ? Trois interprétations distinctes nous
paraissent désormais possibles :
1. Nous pouvons concevoir une opposition nette et tranchée entre liberté
des Anciens et liberté des Modernes, les deux ne pouvant coexister. Dans
ce cas, la liberté des Modernes recouvre la liberté individuelle, les libertés
civiles et une forme de libertés politiques qui n’est pas celle des Anciens.
2. On privilégie une différenciation nette de la liberté des Anciens et
des Modernes en fonction des types de libertés qu’elles comprennent :
6. Sur la manière dont Constant interprète l’œuvre de Rousseau, voir Hurtado [2011].
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qui appartenait à d’autres siècles, ce génie sublime qu’animait l’amour le plus
pur de la liberté a fourni néanmoins de funestes prétextes à plus d’un genre
de tyrannie6. » [Ibid., p. 271] Or, « l’esprit opposé des temps anciens et des
temps modernes » fait qu’il est impossible d’admettre un État moderne où
s’appliquerait la liberté des Anciens, à moins d’une tyrannie de la liberté et
du règne de la Terreur.
Une analyse des concepts rawlsien et senien de liberté
ainsi, la liberté des Anciens est réductible aux libertés politiques, quelles
que soient les formes qu’elles peuvent prendre, la liberté des Modernes
correspond alors aux libertés civiles.
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3. Dès lors, nous interpréterons la liberté des Anciens comme la liberté
politique (ou comme la priorité donnée à la liberté politique), mais
l’étendrons à tout ce qui touche à la liberté collective, à l’État, tandis
que la liberté des Modernes sera comprise comme la liberté civile (ou la
priorité donnée à la liberté civile), et ce qui a trait à la sphère privée, au
particulier7.
Nous croyons que cette troisième interprétation est la plus convaincante
et permet le traitement le plus efficace de la délicate question soulevée par
Constant : quelle conception de la liberté doit-on adopter de nos jours ?
C’est celle-là que nous retiendrons dans la suite de notre article et grâce à
laquelle les concepts rawlsien et senien de liberté seront analysés. Il nous faut
à présent procéder à l’examen du second couple de liberté qui nous intéresse
ici : le couple liberté négative/liberté positive.
1.2. Analyse de l’essai de Berlin : liberté négative, liberté positive
L’analyse la plus fameuse de la liberté des Anciens et des Modernes remonte,
on l’a vu, à Constant en 1819. Cette précision chronologique fait défaut
pour les concepts de liberté négative et de liberté positive, car de nombreuses
définitions, parfois concordantes, parfois divergentes, jalonnent l’histoire de
ces deux notions opposées de liberté, ce que résume bien Arneson [1998,
p. 165, traduction de l’auteur] : « Les concepts de la liberté sont connus pour
être variés et enchevêtrés. La distinction entre la liberté négative et la liberté
positive a été conçue de nombreuses manières différentes. » Ainsi, le terme
« liberté négative » est attribué à Bentham et désigne l’absence de coercition.
Hobbes, Locke, Hume ainsi que Hayek sont fréquemment associés à cette
7. Notons qu’Audard [2003] a développé des interprétations proches portant sur le républicanisme et le
libéralisme.
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Finalement, aucune de ces deux interprétations ne nous semble
opportune, ni refléter véritablement le contenu des concepts développés par
Constant. C’est la raison pour laquelle nous privilégierons ici une troisième
interprétation qui, selon nous, tient compte de la complexité de la question
soulevée par Constant et permet d’assurer la combinaison de la liberté des
Anciens et de la liberté des Modernes :
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tradition, tandis que Rousseau, Kant et Hegel officient sur l’autre versant,
du côté de la liberté positive. Quelle est la véritable signification de ces deux
formes de libertés ? Dans quelle mesure ne se confond-elle pas avec celle des
libertés des Anciens et des Modernes déjà mise en place précédemment ?
Quelles acceptions des termes « liberté négative » et « liberté positive » doit-on
retenir ? Dans un premier temps, nous nous penchons sur l’essai classique de
Berlin [1969], référence incontournable pour ces questions : ceci donne lieu
à trois interprétations divergentes du couple liberté négative/liberté positive.
Dans un second temps, nous en présenterons une interprétation alternative
et trancherons entre ces différentes propositions afin de poursuivre notre
étude.
Le 31 octobre 1958, le cours inaugural donné par Isaiah Berlin à l’université
d’Oxford tente d’établir les deux acceptions de la liberté qui, selon lui, « ont
joué un rôle décisif dans l’histoire des hommes, et [...] continueront à le faire
encore longtemps » [Berlin, 1969, p. 170-171] :
[L]e premier de ces sens, que [...] je qualifierai de négatif est contenu dans
la réponse à la question : ‘quel est le champ à l’intérieur duquel un sujet
– individuel ou collectif – doit ou devrait pouvoir faire ou être ce qu’il
est capable de faire ou d’être, sans l’ingérence d’autrui ?’ Le second, que
j’appellerai positif, est contenu dans la réponse à la question : ‘sur quoi
se fonde l’autorité qui peut obliger quelqu’un à faire ou à être ceci plutôt
que cela ?’ [Ibid., p. 171]
La liberté négative est, pour Berlin, « l’espace à l’intérieur duquel un
homme peut agir sans que d’autres l’en empêchent » [ibid., p. 171]. C’est
bien la raison pour laquelle cette liberté est qualifiée de négative : il s’agit de
la liberté de « ne pas être empêché de », d’« avoir des droits à ». L’étendue
plus ou moins vaste de « cette aire de non-ingérence » dont jouit l’individu
dépend d’autrui, dépend de la manière dont autrui le contraint. Ce concept
de liberté négative est donc uniquement défini par les rapports qu’entretient
un individu avec les autres individus de la société : ses caractéristiques propres
n’entrent pas en ligne de compte. C’est bien ce que précise Berlin :
[T]outefois, la contrainte ne recouvre pas toutes les formes d’incapacité.
Si je suis incapable d’accomplir des sauts de plus de trois mètres, si je ne
peux pas lire parce que je suis aveugle ou si je ne peux pas comprendre
les passages les plus obscurs de Hegel, il serait incongru de dire que je
suis asservi ou contraint de quelque manière. La contrainte implique
l’intervention délibérée d’autrui dans l’espace à l’intérieur duquel je
pourrais normalement agir. [Ibid., p. 171]
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Herrade Igersheim
Une analyse des concepts rawlsien et senien de liberté
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[O]n prétend, à juste titre, que si un homme est trop pauvre pour
s’offrir quelque chose qu’aucune loi n’interdit – une miche de pain, un
voyage autour du monde, un recours en justice – il est aussi peu libre
que si la loi lui interdisait. Si ma pauvreté était une espèce de maladie
qui m’empêcherait d’acheter du pain, de m’offrir un voyage autour du
monde ou de plaider ma cause devant un tribunal, au même titre qu’une
claudication m’empêche de courir, cette incapacité ne pourrait, bien
entendu, être qualifiée de manque de liberté [...]. C’est seulement parce
que je crois que mon incapacité à obtenir telle ou telle chose tient au
fait que des hommes se sont arrangés pour que, contrairement à d’autres,
je ne dispose pas de l’argent nécessaire pour l’obtenir, que je m’estime
victime d’une forme de contrainte ou d’oppression. [Ibid., p. 171-172,
nous soulignons.]
Ceci paraît renvoyer clairement à la distinction marxienne entre liberté
formelle et liberté réelle et intègre dans le concept de liberté négative une
dimension économique qui ne figure pas dans le débat classique opposant les
Anciens et les Modernes. Ce que Berlin semble suggérer dans ce passage est
la chose suivante : dans la liberté négative est inclus ce que tout individu peut
atteindre réellement, abstraction faite de ses caractéristiques personnelles.
En particulier, un individu n’est pas libre en termes de liberté négative –
ou il se croit tel – si les libertés qui lui sont accordées dans son espace de
liberté individuelle ne lui sont pas accessibles parce qu’il manque de moyens
financiers pour les atteindre. Ainsi, selon cette vision de la liberté négative,
la jouissance de cette dernière s’accompagne obligatoirement d’un certain
nombre de mesures qui permettent effectivement aux individus de jouir
de leur liberté dans leur sphère privée en les protégeant non seulement des
interventions directes d’autrui, mais également des interventions indirectes
(oppression économique). La condition relative aux interventions directes
d’autrui est standard, mais la référence à la question de l’oppression
économique l’est moins. C’est en cela que cette vision de la liberté négative
est originale et novatrice : en intégrant la dimension économique, elle va audelà de la seule dimension Anciens/Modernes. Elle est, de plus, à l’origine
8. La liberté économique (respectivement, oppression économique) signifie ici la capacité (respectivement, l’incapacité) financière d’un individu de se procurer ce dont il a besoin et/ou ce qu’il souhaite.
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En d’autres termes, les capacités intellectuelles et physiques, les talents et
les handicaps ne modifient en rien l’espace de liberté négative dont dispose
un individu. Par contre, toute oppression extérieure influence l’étendue de la
liberté négative d’un individu. Berlin prend alors notamment l’exemple de
la liberté économique et de son contraire, l’oppression économique8, pour
fonder ce qu’il avance :
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des nombreuses interprétations divergentes qui ont été faites de Berlin et que
nous évoquons plus loin.
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La liberté entendue en ce sens [la liberté négative] n’est pas incompatible
avec certaines formes d’autocratie, ou du moins avec l’absence de
démocratie. De même qu’une démocratie peut, en fait, priver le citoyen
d’un grand nombre de libertés dont il jouirait sous une autre forme de
gouvernement, de même peut-on parfaitement concevoir qu’un despote
libéral accorde à ses sujets une grande liberté individuelle. Ce despote
peut être injuste, encourager les pires inégalités, faire peu de cas de l’ordre,
de la vertu ou de la connaissance, mais du moment qu’il ne restreint pas
la liberté de ses sujets, ou le fait moins que d’autres régimes, il remplit
les exigences de Mill [John Stuart]. La liberté en ce sens n’est pas, du moins
logiquement, liée à la démocratie. Certes, celle-ci constitue sans doute le
plus sûr garant des libertés civiles et c’est pourquoi les libéraux l’ont toujours
défendue. Mais il n’existe pas de lien nécessaire entre liberté individuelle et
régime démocratique. [Ibid., p. 178, nous soulignons.]
Cette caractéristique qui est pour Berlin la plus importante de la liberté
négative est difficilement conciliable avec ce qui a été développé plus haut.
En effet, un despote « qui peut être injuste et encourager les pires inégalités »
parvient tout aussi bien à garantir les libertés civiles des individus9. Dans
quelle mesure la liberté économique des individus théoriquement partie
prenante de la liberté négative est-elle prise en compte dans une telle société ?
La réponse est immédiate : elle ne peut l’être. Au terme de cette analyse, nous
sommes en présence de deux interprétations distinctes de la liberté négative :
1. une liberté négative semblable à l’interprétation que nous avons retenue
de la liberté des Modernes, exclusivement axée sur les libertés civiles et sur
la protection de la sphère privée ;
9. Cette idée, bien qu’ayant été fort critiquée, est toujours celle que Berlin défend dans son introduction
de 1969 : « Certains de mes critiques protestent avec indignation à l’idée qu’un homme puisse [...] avoir
une plus grande liberté `négative’ sous la férule d’un despote tolérant ou inefficace que sous une intraitable démocratie égalitariste. Mais assurément, Socrate aurait eu plus de liberté [...] si, comme Aristote, il
avait fui Athènes et sa démocratie, au lieu d’en accepter les lois [...]. » [Ibid., p. 53]
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À première vue, pourrtant, cette vision de la liberté négative ne recèle pas
d’ambiguïté, étant entendu qu’elle provient d’une croyance d’un agent quant
à la nature de l’intervention d’autrui au sein de sa sphère privée. Cependant,
une des caractéristiques de la liberté négative que Berlin expose à la fin de
son essai soulève une difficulté nouvelle dans le raisonnement mené jusqu’à
présent. Berlin fonde en effet la liberté négative sur la liberté individuelle et
la garantie de cette dernière. Nous citons Berlin sur ce point :
Une analyse des concepts rawlsien et senien de liberté
2. une liberté négative irréductible à la dimension Anciens/Modernes car
elle pose aussi la question de la liberté économique et de son pendant,
l’oppression économique.
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Il a été relevé que Berlin semblait prendre en compte dans la définition
de la liberté négative les conditions d’accès à cette liberté dans la mesure où
l’on peut estimer que d’autres personnes empêchent, délibérément ou non,
l’effectivité de cette liberté. Cette définition est novatrice en ce qu’elle admet
le phénomène de l’oppression économique. Pourtant, dans l’introduction de
son ouvrage de 1969 qui reprend l’essai de 1958 et dans laquelle il répond à
un certain nombre de critiques, cette certitude s’émousse à nouveau. D’un
côté, Berlin paraît renforcer la définition de la liberté négative en termes de
liberté réelle lorsqu’il écrit :
J’aurais dû souligner [dans l’essai de 1958] avec encore plus de netteté les
maux qu’engendre un laissez-faire sans entraves soutenu par des systèmes
sociaux et juridiques qui n’hésitent pas à violer la liberté négative [...].
Et j’aurais sans doute dû revenir sur l’échec de ces systèmes à instaurer
des conditions qui, seules, permettent aux hommes, individuellement ou
collectivement, d’exercer un minimum de liberté négative. En effet, que
valent des droits si on n’a pas le pouvoir de les faire respecter ? [Ibid.,
p. 43, nous soulignons.]
De l’autre, il nuance sa position lorsqu’il soutient plus loin que : « Il est
important de distinguer la liberté des conditions de son exercice. Si un homme
est trop pauvre, trop ignorant ou trop faible pour faire usage de ses droits
juridiques, la liberté que ces droits lui confèrent n’en continue pas moins
d’exister, même si elle ne signifie pas grand-chose pour lui. » [Ibid., p. 49,
nous soulignons.] Il semble donc avoir changé d’avis par rapport à ce qu’il
défendait en 1958. À regarder de plus près les citations précédentes, Berlin
paraît distinguer à présent la liberté de la valeur de la liberté10. Dans la suite
de son introduction, comme le relève aussi Hurtado [2011, p. 162], Berlin
souligne avec force l’idée que la liberté négative ne doit pas être confondue
avec ses conditions d’exercice, qu’elles soient économiques, physiques ou
intellectuelles. Changement d’opinion par rapport à l’essai de 1958 ou
ambiguïté désormais éclaircie du texte initial ? Quoi qu’il en soit, ceci donne
lieu aux deux variantes possibles de l’interprétation [2]. C’est la manière
dont autrui peut interférer avec la liberté de l’individu qui les différencie : il
10. Ce que Rawls fait également, voir la section suivante.
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Mais cette seconde interprétation recouvre deux variantes, produit d’une
ambiguïté supplémentaire que nous allons maintenant aborder.
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s’agit soit d’une simple protection des droits octroyés par la société dans le
cas d’une intervention directe d’autrui, soit de la prise en considération d’une
possibilité d’intervention indirecte, c’est-à-dire l’oppression économique. Au
final, nous aboutissons à trois interprétations différentes de la définition de la
liberté négative définie par Berlin, deux interprétations centrales dont l’une
peut être scindée à son tour en deux :
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2. une liberté négative irréductible à la dimension Anciens/Modernes, qui
pose également la question de la liberté économique et de son pendant,
l’oppression économique ;
[a] une liberté négative qui correspond à l’ensemble des droits dont
un individu jouit dans la société dès lors que personne ne l’opprime
directement (respect ‘classique’ de la sphère privée) ;
[b] une liberté négative qui correspond à l’ensemble des droits dont
un individu jouit dans la société dès lors que personne ne l’opprime
directement ou indirectement (liberté économique).
Bien que les interprétations [1] et [2a] de la liberté négative puissent
conduire aux mêmes conclusions si l’on procédait par exemple à l’évaluation
de la liberté négative dont jouissent les individus dans une société, elles ne
se recoupent pas conceptuellement. En effet, comme nous l’avons souligné,
la conception [2a] intègre une dimension supplémentaire qui n’est pas
comprise dans l’interprétation que nous avons retenue du couple liberté des
Anciens/liberté des Modernes, réductible à une dimension que nous pouvons
qualifier d’Anciens/Modernes. Ces trois interprétations de la liberté négative
de Berlin sont toutes présentes dans la littérature, comme nous le verrons
plus loin. Avant d’essayer de trancher entre elles, présentons le pendant de la
liberté négative, la liberté positive.
Pour Berlin, rappelons que le concept de liberté positive permet de
répondre à la question : « Par qui suis-je gouverné ? » Ainsi, « le sens positif du
mot liberté découle du désir d’un individu d’être son propre maître » [Berlin,
1969, p. 179]. La liberté positive semble correspondre à la capacité d’un
individu de se libérer de ses propres chaînes : dépendances, ignorance, faiblesse
de la volonté... Mais, dans son essai de 1958, Berlin s’attache davantage à
dénoncer les abus de la liberté positive plutôt qu’à la décrire, ce qui lui sera
reproché par la suite. Les excès auxquels peut conduire la liberté positive
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1. une liberté négative semblable à l’interprétation que nous avons retenue
de la liberté des Modernes, une liberté qui donne la priorité aux libertés
civiles et à la protection de la sphère privée ;
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consistent ainsi en une forme de paternalisme. Mais, même si le despote,
le tyran ou le monarque est éclairé et qu’il assujettit les hommes au nom de
leur bonheur, de la justice ou de leur santé, il est tout aussi condamnable car,
pour Berlin, il n’est pas de plus haute valeur qu’un individu susceptible d’agir
librement. Berlin reprend à son compte l’analyse de Constant [1819] selon
laquelle la Révolution française et ses conséquences funestes sont dues à un
désir de liberté positive de la part du peuple et à une interprétation erronée
du concept de liberté par Rousseau : non pas en termes de liberté négative
comme il aurait dû le faire, mais bien en termes de liberté positive. Dans
une démocratie, la majorité peut être tout aussi tyrannique qu’un despote.
On rejoint par exemple les idées de Mill [1859] et de Tocqueville [1835]
dénonçant la « tyrannie de la majorité ».
Toutes ces considérations qui énumèrent longuement et de manière acérée
les dangers de la liberté positive ne doivent pas pour autant être interprétées
comme des preuves de l’infériorité du statut que Berlin accorderait à la
liberté positive, et, plus particulièrement, de la piètre opinion qu’il aurait
de la démocratie. Il insiste bien sur ce point dans l’introduction de 1969, se
hâtant de préciser qu’en 1958 il a seulement mis en lumière les aberrations
de la liberté positive et non la liberté positive en tant que telle.
À la lueur du concept de liberté positive proposé par Berlin, il semble
désormais possible de trancher entre les trois interprétations de la liberté
négative que nous avons relevées. En effet, comme l’indique la référence
à Constant, la liberté positive pourrait être, sinon confondue, du moins
rapprochée de la liberté des Anciens. Dès lors, l’équivoque planant sur la
liberté négative se lève : c’est l’interprétation [1] qui paraît la plus proche
de la définition offerte par Berlin. Dans la littérature, en effet, l’assimilation
de ces deux couples de libertés – liberté des Anciens/liberté des Modernes,
liberté négative/liberté positive – est couramment employée. Ainsi, Van
Parijs [1995] oppose la liberté négative à la participation politique ou liberté
des Anciens11. Dans le glossaire établi par Audard pour Justice et démocratie
[Rawls, 1993b], nous lisons sous la définition « Liberté des Modernes et
Liberté des Anciens » : « La liberté des Anciens ou ‘liberté positive’ est conçue
comme la participation active des citoyens à la vie publique de la cité. La
liberté des Modernes ou ‘liberté négative’ est la liberté privée ou l’exercice
par l’individu de son droit naturel à gérer sa vie comme il l’entend (voir
Benjamin Constant et Isaiah Berlin). » [1993b, p. 362] Pour Audard, les
11. Il ajoute d’ailleurs que, pour lui, l’expression « liberté négative » est une « expression ambiguë qu’[il]
n’aime pas utiliser » [Van Parijs, 1995, p. 4, traduction de l’auteur].
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Une analyse des concepts rawlsien et senien de liberté
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travaux de Berlin ne traitent que de la dimension Anciens/Modernes, celle
de la délimitation entre la sphère privée et la sphère publique, fortement
liée au couple liberté des Anciens/liberté des Modernes, et ne s’étendent pas
au-delà. Il en va de même pour Cohen [1960] qui, tout en signalant que
« la tentative de Berlin d’établir une distinction entre elles [les conceptions
positive et négative de la liberté] reste passablement obscure » [Cohen,
1960, p. 221, traduction de l’auteur], conclut : « C’est certainement ceci
[les définitions de la liberté des Modernes et de la liberté des Anciens telles
qu’établies par Constant], plus que la distinction entre libertés négative et
positive, qui enflamme l’esprit de Berlin. » [Ibid., p. 219, traduction de
l’auteur.]
Mais cette interprétation des conceptions de la liberté de Berlin nous
semble trop étroite et revient finalement à éluder la dimension originale que
Berlin introduit dans son essai de 1958 : celle de la liberté économique.
Effectivement, nous constatons que ce n’est pas toujours l’interprétation
‘étroite’ de Berlin que retiennent la plupart des économistes travaillant dans
le domaine de l’économie normative. Il convient alors à présent d’étudier
cette compréhension alternative du couple liberté négative/liberté positive
fondée sur l’interprétation [2] de la liberté négative : une liberté négative
irréductible à la dimension Anciens/Modernes, qui pose également la question
de la liberté économique et de son pendant, l’oppression économique. Ainsi
conçue, la liberté négative s’oppose à la liberté positive qui correspond alors
à la liberté dont jouit véritablement l’individu à partir des droits qui lui
sont octroyés par la société et de ses ressources propres (comprenant les
ressources financières ainsi que les capacités intellectuelles et physiques de
l’individu). Pour sa part, Sen [1988, p. 172, traduction de l’auteur] retient
cette interprétation et se réfère explicitement aux travaux de Berlin pour la
fonder :
Il y a deux manières différentes d’envisager la liberté, chacune d’entre
elles a été abondamment traitée depuis longtemps. Une approche voit
la liberté en termes ‘positifs’, se concentrant sur ce que chaque personne
peut choisir ou réaliser, plutôt que sur l’absence d’un type particulier de
restrictions qui l’empêche de faire une chose ou une autre. Par opposition,
l’aspect ‘négatif ’ de la liberté caractérise précisément l’absence de ce type
de contraintes qu’une personne pourrait exercer à l’encontre d’une autre,
ou que l’État pourrait exercer sur les individus. Ce contraste, qui a été
discuté en particulier par Isaiah Berlin, est important puisque ces deux
manières de caractériser la liberté peuvent aboutir à des traitements très
différents.
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Herrade Igersheim
Une analyse des concepts rawlsien et senien de liberté
Dès lors, telle que la définit Sen, la liberté négative ne comprend pas ce que
Berlin a qualifié d’oppression économique et correspond à l’interprétation
[2a], le champ réel d’action de l’individu se situant entièrement du côté de
la liberté positive :
Cette position de Sen contredit clairement l’interprétation [2b] de la
liberté négative définie plus haut. Mais puisque, en 1969, Berlin semble
opter pour l’interprétation [2a] – ou pour l’interprétation 1 –, les visions
de Sen et de Berlin quant à la liberté négative sont finalement compatibles.
Pourtant, ce n’est pas ce que Sen conclut en 1993 lorsqu’il revient sur le lien
qu’il a établi entre les conceptions défendues par Berlin et les siennes :
La distinction entre les libertés ‘positive’ et ‘négative’ qui a été explorée
avec force par Isaiah Berlin, peut être interprétée de plusieurs manières
différentes. La propre classification de Berlin comprend une interprétation
beaucoup plus vaste de la liberté négative. Dans son analyse, la liberté
négative prend en compte les rôles variés que peuvent jouer les individus
pour empêcher une personne de faire quelque chose [...] (par exemple, la
pauvreté et les privations résultant d’une demande insuffisante de travail
peuvent être considérées comme une violation de la liberté négative). De
même, Berlin envisage la liberté positive de manière plus étroite, il s’agit
de vaincre les barrières qui proviennent de l’intérieur de la personne,
plutôt que de l’extérieur. [Sen, 1993, p. 524, traduction de l’auteur.]
Ainsi, Sen [1993] admet avoir donné une interprétation erronée
des conceptions de liberté que Berlin définit en 1958, mais il ne prend
pas véritablement en compte les nuances que Berlin y a apportées en
196912. Malgré tout, l’interprétation de Sen nous permet d’envisager plus
distinctement encore les différentes possibilités de définition du couple
liberté négative/liberté positive et de trancher finalement en faveur de l’une
ou l’autre.
12. Sur ce point, voir aussi Sen [2005, p. 459] : « Dans mes propres écrits dans ce domaine, j’ai trouvé
plus utile de considérer la liberté positive comme la capacité de la personne d’agir en prenant tout en
compte (y compris les restrictions externes et les limitations internes) […]. Cette manière de considérer la liberté n’est pas celle préférée par Berlin, mais elle est proche de la caractérisation présentée par
T. H. Green. »
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Par exemple, si une personne se trouve être pauvre et affamée à cause d’un
salaire réel peu élevé ou du chômage, sans avoir été empêchée [par l’État,
par un individu armé ou par les institutions] de chercher un meilleur
salaire ou un emploi, alors la liberté négative de cette personne n’a été violée
en aucune manière, même si sa liberté positive par rapport à la faim est
indéniablement diminuée dans ce contexte. [Ibid., p. 272-273, traduction
de l’auteur, nous soulignons.]
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Même si, comme pour la liberté des Modernes et la liberté des Anciens,
les frontières qui séparent la liberté négative de la liberté positive sont
poreuses et délicates à tracer, on relève une constante : l’antériorité de la
liberté négative par rapport à la liberté positive. En d’autres termes, il n’y a
pas ou peu de liberté positive sans que les droits de l’individu, c’est-à-dire
sa liberté négative, aient été formulés au préalable. Nous pouvons, cette fois
encore, nous référer à Sen sur ce point : « Une violation de la liberté négative
doit être aussi (sauf si elle est compensée par d’autres facteurs) une violation
de la liberté positive, mais non vice versa. » [Sen, 2005, p. 459] Dès lors,
l’espace de définition de la liberté positive est corrélé à l’étendue de la liberté
négative. Si l’interprétation [2a] est retenue, les ressources financières et les
talents et handicaps propres à chaque individu (capacités intellectuelles,
physiques, etc.) sont intégrés dans la liberté positive. Tandis que si l’on
prend en compte l’interprétation [2b], la liberté positive rendra seulement
compte des talents et handicaps. Mais, quelle que soit l’interprétation
choisie, l’acception du couple liberté négative/liberté positive va bien audelà de la liberté des Anciens/liberté des Modernes et recouvre les ressources
financières et les capacités intellectuelles et physiques. Finalement, il s’agit de
déterminer si les ressources financières relèvent de la liberté négative ou de la
liberté positive. Nous aboutissons ainsi aux deux interprétations suivantes du
couple liberté négative/liberté positive :
A. une liberté négative composée des droits que la société accorde à
l’individu et de sa liberté économique/une liberté positive correspondant
aux opportunités réelles de l’individu en fonction de sa liberté négative et
de ses aptitudes physiques et intellectuelles ;
B. une liberté négative composée des droits que la société accorde à
l’individu / une liberté positive correspondant aux opportunités réelles de
l’individu en fonction de sa liberté négative, de ses ressources financières
et de ses aptitudes physiques et intellectuelles.
Ainsi, selon l’interprétation [A], un individu qui ne peut s’acheter une
miche de pain dans une société qui le permet n’est pas négativement (ni a
fortiori positivement) libre de le faire. Selon l’interprétation [B], si ce même
individu n’est pas positivement libre de le faire, il l’est par contre négativement.
Dans le tableau 1, nous pouvons visualiser ces deux interprétations distinctes
du couple liberté négative/liberté positive ainsi que les différents aspects de la
liberté qu’elles recouvrent respectivement.
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Une analyse des concepts rawlsien et senien de liberté
Table 1 : Les interprétations du couple liberté négative/liberté positive
Liberté des Anciens /
Liberté des Modernes
Interprétation B
Liberté négative
Liberté négative
Talents/handicaps
Liberté positive
Liberté positive
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Pour la suite de nos propos, nous retiendrons l’interprétation [B] qui
rejoint celle que Sen développe en 1988 et, avec lui, un certain nombre
d’auteurs de l’économie normative, ce qui la rend d’autant plus pertinente
pour notre recherche. De plus, en ce que l’interprétation B du couple liberté
négative/liberté positive la différencie clairement du couple liberté des
Anciens/liberté des Modernes, les notions de liberté mises en œuvre dans les
approches de Rawls et de Sen pourront donc être analysées de manière plus
riche. C’est vers cette tâche que nous nous tournons à présent.
2. Les approches de Rawls et Sen
à l’aune des couples de liberté
Dans cette seconde section, les concepts de liberté mis en avant par Rawls et
Sen au sein de leur approche sont analysés à la lumière des deux couples de
liberté précédemment étudiés, ceci nous permettant en filigrane de souligner
les tenants et aboutissants de la pensée de ces deux grands auteurs. Dans un
premier temps, nous rappelons brièvement les principales idées de la pensée
rawlsienne, puis indiquons les rapports étroits que Rawls entretient avec le
couple liberté des Anciens/liberté des Modernes comme il s’en réclame luimême. Nous montrons en outre que la notion de liberté qu’il défend via sa
théorie de la justice comme équité a également des liens avec le couple liberté
négative/liberté positive. Dans une deuxième sous-section, nous procédons
de la même manière à l’égard de l’œuvre de Sen et en particulier de son
approche par les capabilités. De même, il sera souligné que cette approche
a bien des points communs avec le couple liberté négative/liberté positive
comme Sen le revendique, mais qu’au-delà son appel au raisonnement public
et à la démocratie n’est pas sans rappeler la dimension Anciens/Modernes
dans laquelle se déploie le couple liberté des Anciens/liberté des Modernes.
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Interprétation A
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financières
Herrade Igersheim
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Il a été rappelé dans l’introduction que l’objectif ultime de l’ouvrage majeur
de Rawls, A Theory of Justice, et, plus largement, de l’ensemble de son œuvre,
est de généraliser la doctrine du contrat social telle qu’elle existe chez Locke,
Rousseau et Kant et de proposer une conception de la justice. En outre,
Rawls tente explicitement de réconcilier deux traditions concurrentes, celle
de Locke, qui s’apparente à la liberté des Modernes, aux libertés civiles, à la
liberté, et celle de Rousseau qui accorde la priorité à la liberté des Anciens, aux
libertés politiques, à l’égalité. Il est donc clair d’emblée que le couple liberté
des Anciens/liberté des Modernes occupe une place de choix au sein de la
théorie rawlsienne. Mais au-delà de ce simple constat, il nous faut expliquer
pourquoi et comment, ce à quoi nous allons à présent nous attacher.
La théorie de la justice comme équité met en scène « une situation
hypothétique d’égale liberté » [Rawls, 1971, p. 38] qualifiée de position
originelle, pendant de l’état de nature, dans laquelle les personnes de la société
seraient à même de déterminer des principes de justice13 chargés de régir la
structure de base de la société14 et d’allouer les biens premiers aux membres
de la société (libertés fondamentales, l’accès aux différentes fonctions de
la société, les pouvoirs et avantages liés à ces fonctions, les revenus et les
richesses, le respect de soi). L’équité de cette procédure est garantie par les
contraintes qui pèsent sur la position originelle. Celles-ci se traduisent,
au premier chef, par un voile d’ignorance étendu sur les partenaires qui
participent à l’élaboration des principes de justice, ce dernier garantissant
ainsi une délibération impartiale. D’après Rawls, des personnes libres, égales,
rationnelles et placées sous le voile d’ignorance ne pourront qu’opter en
faveur des deux principes de justice qu’il avance. Cette description de la
position originelle comporte deux caractéristiques principales : d’une part, la
rationalité des partenaires renvoie, nous dit Rawls, à son « sens étroit, courant
dans la théorie économique » [Rawls, 1971, p 40] ; d’autre part, Rawls
fait explicitement appel à Kant pour asseoir ses principes de justice et leur
justification allant même jusqu’à prétendre que « les principes de la justice
sont analogues à des impératifs catégoriques au sens kantien » [ibid., p. 289].
Mais le mariage de ces deux éléments – rationalité au sens économique et
principes de justice comparables à des impératifs catégoriques – ne convainc
13. La description des principes de justice est rappelée dans la suite du texte.
14. Voir Rawls [1971, p. 33] pour une définition de la structure de base de la société.
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2.1. La théorie de la justice comme équité :
entre réconciliation et valeur de la liberté
Une analyse des concepts rawlsien et senien de liberté
pas les lecteurs de Théorie de la justice comme en témoigne notamment
Höffe15 [1988, p. 59] :
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Dès lors, dès 1980, avec les Dewey Lectures, Rawls s’attelle à remédier aux
faiblesses de Théorie de la justice : il se réclame du constructivisme kantien
et s’attache à prouver que le raisonnable (c’est-à-dire ce qui correspond
aux impératifs catégoriques) domine bien le rationnel (qui, quant à lui,
correspond aux impératifs hypothétiques). Pour arriver à ceci, il développe
notamment une conception de la personne qui n’était que suggérée dans
Théorie de la justice. Rawls octroie deux facultés morales aux membres de la
société : elles possèdent un sens de la justice et une conception du bien. Les
biens premiers permettent aux personnes de développer et d’exercer leurs
deux facultés morales, répondant en cela à des intérêts plus élevés que leurs
désirs ou leurs préférences. Les biens premiers « sont considérés comme des
réponses à leurs besoins en tant que citoyens et non plus à leurs simples
préférences ou désirs » [Rawls, 1987, p. 11]. Et comme pour bien nous
en convaincre, Rawls ajoute : « C’est pourquoi l’hypothèse selon laquelle
les partenaires sont mutuellement désintéressés et, donc, concernés par la
protection de leurs intérêts supérieurs (ou des citoyens qu’ils représentent)
ne doit pas être confondue avec l’égoïsme. » [Rawls, 1980, p. 90] Au-delà,
Rawls lie les deux facultés morales à chacune des formes de libertés : à la
liberté des Modernes correspondent la conception du bien, le souci rationnel
de son bien, le rationnel, aux libertés politiques des Anciens sont liés le sens
de la justice, le souci du bien commun, le raisonnable [Habermas et Rawls,
1997, p. 110 ; Audard, 2003, p. 72].
Finalement, la stratégie que Rawls développe dans les Dewey Lectures et qui
consiste à montrer la suprématie du raisonnable sur le rationnel fonctionne
comme le souligne Canivet [1984], mais s’avère en dernière instance presque
trop efficace :
La démonstration de la supériorité du raisonnable sur le rationnel, c’està-dire du juste sur le bien et de la raison pure pratique sur la raison
15. Pour plus de détails sur cette question, voir aussi Meyer [1984], Audard [1988] et Ege et Igersheim
[2008].
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Contre le caractère catégorique, on peut avancer que Rawls veut
déduire les principes de justice d’un choix rationnel de prudence. Or les
prescriptions de la prudence sont des impératifs hypothétiques et non
pas catégoriques ; ils sont hétéronomes, découlent du propre bien-être,
ils sont donc tributaires de ce qui s’oppose le plus nettement au principe
moral kantien, l’autonomie.
Herrade Igersheim
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N’oublions pas l’énoncé du programme rawlsien, fixé dès Théorie de la
justice : réconcilier les deux traditions toujours opposées que sont la liberté
des Anciens et la liberté des Modernes et proposer « une combinaison de la
liberté et de l’égalité en une seule notion cohérente » [Rawls, 1982, p. 185].
La violation dudit principe de tolérance irait donc à l’encontre de la volonté
rawlsienne de concilier liberté et égalité, rationnel et raisonnable, conception
du bien et sens de la justice ou encore liberté des Modernes et liberté des
Anciens. Pour échapper à cette nouvelle critique dirimante pour l’ensemble
de sa théorie, Rawls se voit à nouveau contraint de modifier la conception de la
justice qu’il propose. Ce second changement d’orientation intervient à partir
de 1985, date à laquelle le libéralisme politique est développé. Par rapport
à la théorie initiale, celui-ci comporte deux éléments essentiels : d’une part,
il s’agit désormais de définir une conception politique de la justice et non
plus une conception morale générale. D’autre part, cette dernière s’applique
uniquement à la structure de base d’une démocratie constitutionnelle
moderne et non plus à toutes les sociétés possibles. Dès lors, « les conditions
politiques et sociales créées par les droits et les libertés de base des institutions
libres verront se développer une diversité de doctrines opposées – mais
raisonnables » [Rawls, 1993a, p. 63]. En outre, l’identité publique d’une
personne doit être clairement distinguée de son identité privée. En particulier,
la conception du bien qu’ont les membres d’une société influence leur
identité privée, mais n’affecte en rien leur identité publique grâce à laquelle
la même conception politique de la justice est partagée par tous. À ce titre,
Rawls soutient que dans le libéralisme politique les libertés de l’autonomie
publique et celles de l’autonomie privée sont bien, contrairement à ce
qu’affirme Habermas, « co-originaires et de même importance », mieux, elles
se « présupposent réciproquement ». Par conséquent, Rawls considère que la
« rivalité » entre les deux types d’autonomies spécifiés par les Anciens et les
Modernes est effectivement « résolue » [Habermas et Rawls, 1997, p. 110121]. La condition de possibilité de cette réconciliation est le libéralisme
politique, c’est-à-dire une conception politique de la justice, partagée par
les membres d’une société, tous porteurs d’un même sens de la justice, mais
qui les laisse libres de choisir, au sein de leur identité non publique, leur
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empirique pratique, affirme quelque chose d’essentiel quant au sujet
humain et à sa liberté […]. Mais la force de cette démonstration est telle
qu’elle remettrait en cause l’autre notion d’objectivité comme neutralité
qui est sous-entendue dans le libéralisme politique [la théorie développée
par le ‘second’ Rawls] et le principe de tolérance [tolérance par rapport
aux différentes conceptions du bien qu’ont les citoyens]. [Audard, 1988,
p. 183]
Une analyse des concepts rawlsien et senien de liberté
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Apparaissant sous différentes formes (raisonnable/rationnel, sens de la
justice/conception du bien), on voit donc nettement que le couple liberté
des Anciens/liberté des Modernes est une clé de lecture fondamentale de
l’évolution de la pensée rawlsienne. Les difficultés de coexistence de ses
éléments, parfois considérés comme antagonistes, expliquent les principales
mutations qui se sont opérées au sein de l’œuvre du philosophe américain.
Cependant, traitant essentiellement des droits politiques et civils, l’idée de
réconciliation se situe dans une dimension qui reste fort abstraite et que nous
avons déjà qualifiée de dimension Anciens/Modernes. En parallèle, Rawls
s’efforce également de mener une interrogation portant sur les conditions
concrètes de la réconciliation. C’est là qu’intervient également dans sa
pensée – quoique de façon plus marginale – le couple liberté négative /
liberté positive. Pour mettre cela au jour, il nous faut tout d’abord rappeler
explicitement les deux principes de justice développés par Rawls [Rawls,
1993a, p. 29-30] :
1. Chaque personne a un droit égal à un système pleinement adéquat
de libertés de base égales pour tous, qui soit compatible avec un même
système de libertés pour tous ; et dans ce système, la juste valeur des
libertés politiques, et de celles-là seulement, doit être garantie.
2. Les inégalités sociales et économiques doivent satisfaire à deux
conditions : [a] elles doivent être liées à des fonctions et à des positions
ouvertes à tous, dans des conditions de juste égalité équitable des chances,
et [b] elles doivent procurer le plus grand bénéfice aux membres les plus
désavantagés de la société.
Premièrement, on observe que toutes les libertés de base ne sont pas
comparables : d’après Rawls, « le rôle des libertés politiques est peut-être
surtout d’être un instrument qui préserve les autres libertés » ; dès lors, les
libertés politiques peuvent être considérées comme des libertés de base « en
tant que moyens institutionnels essentiels pour garantir les autres libertés
de base dans le contexte d’un État moderne17 » [Rawls, 1982, p. 165]
16. Notons qu’un parallèle entre les œuvres de Rawls et de Hegel peut être fait sur ce point [Ege et
Igersheim, 2008 ; Ege et Walraevens, 2011].
17. Notons que tant Constant que Berlin et, comme on le verra Sen, considèrent les libertés politiques
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propre conception du bien. Dans nos sociétés modernes, démocratiques et
constitutionnelles, l’État – le raisonnable – doit apprendre à se réconcilier
avec le rationnel ou le subjectif. Et le particulier doit apprendre à se réconcilier
avec l’universel16.
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Deuxièmement, ce statut particulier des libertés politiques permet aux
autres libertés de base de ne pas être seulement formelles. En effet, si les
inégalités sociales et économiques – autorisées par le second principe – sont
trop importantes, « ceux qui ont davantage de responsabilités et de richesses
peuvent contrôler le déroulement de la législation à leur profit » [ibid.,
p. 183]. Rawls poursuit ce raisonnement en différenciant les libertés (de base)
et leur valeur ou leur utilité. Par exemple, ignorance et pauvreté ne nuisent
pas à la liberté d’un individu, mais à sa valeur ou son utilité. On retrouve ici
nettement le couple liberté négative / liberté positive sous la forme liberté/
valeur de la liberté. Pour Rawls, tandis que le premier principe a trait aux
libertés, le second principe a pour objectif de répartir les autres biens premiers
qui, eux, définissent la valeur de la liberté dont jouit un individu. Mais son
action doit être renforcée via une « juste » valeur des libertés politiques.
Cette « juste » valeur correspond en fait à l’idée selon laquelle la valeur
doit être approximativement égale pour tous les citoyens, « ou, du moins,
suffisamment égale, au sens où chacun a une chance équitable d’occuper
une fonction publique et d’influencer l’issue des décisions politiques » [ibid.,
p. 185]. Associée au principe de la juste égalité des chances et au principe
de différence, cette mesure comprise dans le premier principe « répond à
la question de savoir pourquoi les libertés de base ne sont pas simplement
formelles » [ibid., p. 189] : « Cette garantie est un point naturel de focalisation
entre la liberté simplement formelle d’un côté, et une sorte de garantie plus
large pour toutes les libertés de base, de l’autre » [ibid., p. 187], garantie plus
large qui risquerait de nuire à l’efficacité.
Il nous semble donc ici que cette manière de distinguer liberté et valeur
ou utilité de la liberté ainsi que l’emploi fort éloquent du terme « liberté
formelle » peuvent être rapprochés d’une volonté d’aller au-delà de la
dimension abstraite Anciens/Modernes vers une attention plus soutenue
pour le couple liberté négative/liberté positive. Tout comme Rawls le
souligne bien, il ne s’agit pas d’égaliser la valeur de toutes les libertés de
base, égalisation non crédible qui risquerait de mettre en péril l’efficacité de
l’organisation sociale, mais au moins via la juste valeur des libertés politiques
et le second principe de justice de donner réellement aux individus les moyens
de poursuivre leurs fins comme ils le souhaitent. Ajoutons ici que Sen [2009,
p. 95], malgré la critique forte qu’il adresse aux biens rawlsiens comme on le
verra plus loin, reconnaît lui aussi la volonté de Rawls de tenir compte des
libertés réelles ou positives : « En se concentrant sur les biens premiers […],
Rawls reconnaît indirectement l’importance de la liberté humaine, puisqu’il
comme des garantes des libertés individuelles.
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Herrade Igersheim
Une analyse des concepts rawlsien et senien de liberté
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Finalement, nous avons tenté de démontrer ici que tant le couple
liberté des Anciens/liberté des Modernes que le couple liberté négative/
liberté positive – et ce, même si ce dernier n’est pas explicitement présent
dans la pensée rawlsienne – apparaissent au sein de la théorie de la justice
développée par Rawls : le premier par l’idée de réconciliation du raisonnable
et du rationnel, le second par l’importance donnée au fait que les libertés
de base allouées par le premier principe de justice ne soient pas simplement
formelles. Pourtant, un certain nombre d’auteurs gardent un avis réservé
quant à l’opérationnalité du libéralisme politique. Pour Sen, cela tient
principalement au fait que le concept de biens premiers ne va pas assez loin
et ne tient pas compte de la diversité humaine. En d’autres termes, celui-ci ne
questionne pas suffisamment le couple liberté négative/liberté positive, son
versant positif notamment. Nous allons voir à présent comment Sen prétend
parvenir à résoudre – du moins partiellement – cette difficulté majeure au
sein de son œuvre.
2.2. L’approche par les capabilités : de la prise en compte
de la diversité humaine à la nécessité de la démocratie
Comme nous l’avons indiqué dans notre introduction et ainsi que Sen le
souligne lui-même, son apport s’axe a priori essentiellement sur le couple
liberté positive/liberté négative dans l’acception que nous avons arrêtée
plus haut18. Comme en attestent les nombreuses références faites à Berlin
par l’économiste indien, nous estimons que sa fameuse approche par les
capabilités prend en compte de manière relativement complète ce couple de
libertés, son pendant positif notamment. C’est ce que nous allons tenter de
démontrer dans un premier temps. Dans un second temps, nous rappellerons
que les lacunes de l’approche par les capabilités peuvent être comblées par
une attention plus soutenue portée à la dimension processus de la liberté,
dont relève partiellement la liberté négative, et ce, grâce au rôle majeur de la
démocratie et de l’action publique comme le soutient Sen. Nous défendrons
18. On pourrait reprocher à cette analyse son aspect circulaire : Sen, en se méprenant tout d’abord sur la
distinction opérée par Berlin, se réclame finalement de sa propre définition du couple liberté négative/
liberté positive. Dans ce contexte, il est donc évident que la capabilité telle qu’il l’expose peut être rapprochée de ce couple. À nos yeux, pourtant, cela ne diminue en rien la légitimité de notre examen puisque
d’une part il est courant en économie normative de faire mention de ce couple selon la définition retenue
par Sen et que, d’autre part, cette dernière recoupe en dernière instance la distinction classique entre liberté formelle et liberté réelle : une analyse en ce sens ne peut donc être taxée d’illégitime ou de non valable.
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donne aux gens des possibilités réelles – et non simplement formelles – de
faire ce qu’ils veulent de leur vie. »
Herrade Igersheim
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Via l’approche par les capabilités, Sen a procédé à une analyse très
aboutie de la liberté positive. En effet, cette approche englobe et dépasse
– au moins partiellement – la conception de la liberté négative axée sur les
droits individuels et la protection de la sphère privée et tente d’établir les
conditions de possibilités des droits et libertés individuels en tenant compte
des circonstances (économiques, sociales, etc.) propres à chaque individu.
Rappelons brièvement la manière dont s’est élaboré le concept de capabilité19
et montrons de quelle façon le couple liberté négative/liberté positive y est
inclus.
Pour Sen, l’élaboration d’un nouveau concept de bien-être s’avère
essentielle car il constate les écueils rédhibitoires des conceptions du bienêtre invoquées par les théories existantes : les théories welfariste, libertarienne
et rawlsienne. Cette opération lui permet de souligner les lacunes de ces trois
conceptions du bien-être qu’il lui paraît indispensable de combler afin d’être
en mesure d’élaborer un concept satisfaisant.
Premièrement, la critique que fait Sen du welfarisme souligne la
nécessité d’une mesure plus objective du bien-être. L’introduction du terme
« welfarisme » tel qu’il est envisagé actuellement en économie normative
est due à Sen20 [1979]. C’est donc la définition initiale qu’il en offre que
nous retiendrons : « Welfarisme : le jugement porté sur la qualité relative des
différents états sociaux doit être exclusivement basé [...] sur les ensembles
respectifs des utilités individuelles dans ces états. » [Ibid., p. 468, traduction
de l’auteur] Or, tant les acceptions classique et moderne de l’utilité
aboutissent à une mauvaise estimation du bien-être des individus dotés de
goûts nuisibles ou dispendieux, ou, au contraire, des individus opprimés,
malades, misérables ou conditionnés par la société dans laquelle ils vivent,
19. Pour des articles ou ouvrages dédiés à l’approche par les capabilités, voir, entre beaucoup d’autres,
Igersheim [2005], Robeyns [2005], Bonvin et Farvaque [2008], Gilardone [2010a].
20. Comme le soulignent d’Aspremont [1995] et Mongin et d’Aspremont [1998], le terme « welfarisme »
a été introduit par Hicks [1959], mais dans un sens différent.
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ici l’idée suivante : le fait de concevoir la démocratie, et notamment les libertés
politiques, comme le compagnon naturel des capabilités peut être interprété
comme une manière d’intégrer le couple liberté des Anciens/liberté des
Modernes au sein de cette approche. Ceci nous amènera à discuter en guise
de conclusion le bien-fondé de la distinction récente opérée par Sen [2006,
2009] entre « institutionnalisme transcendantal » – tradition dans laquelle
il compte notamment la théorie rawlsienne – et « approche comparative » –
tradition dans laquelle il dit se situer.
Une analyse des concepts rawlsien et senien de liberté
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Deuxièmement, Sen rejette également la doctrine libertarienne représentée par Nozick [1974]. En ce que les droits des individus agissent comme des
contraintes pesant sur l’action, il s’agit plus précisément d’une conception
déontologique fondée sur la contrainte [Sen, 1982]. Sen [1982, 1984, 1987,
1988, 1999a...] l’attaque vigoureusement et de façon répétée, lui reprochant
de privilégier exclusivement la liberté négative des individus. À l’inverse du
welfarisme, les droits acquièrent selon l’approche libertarienne une valeur
intrinsèque : toute considération conséquentielle est rejetée. Or, pour Sen,
ceci est tout aussi insatisfaisant que le welfarisme. Les approches libertarienne et welfariste ont néanmoins ceci en commun qu’elles ignorent toutes
deux la prise en considération du respect des droits et de leur violation dans
l’analyse conséquentielle des actions. Deux arguments principaux concourent au rejet de l’approche déontologique fondée sur la contrainte : d’une
part, des interdépendances multilatérales de droits peuvent survenir dans le
contexte de la liberté négative. Ainsi, même si la violation d’une liberté très
importante pouvait être empêchée grâce à la violation d’une liberté secondaire, l’approche déontologique fondée sur la contrainte ne peut émettre de
jugement constructif dans ces circonstances [Sen, 1982]. D’autre part, la
seule prise en compte des droits formels dont jouissent les individus, même
si ces derniers sont effectivement protégés de l’interférence d’autrui, peut
avoir pour conséquence des « horreurs morales catastrophiques » que Sen
ne peut admettre. Ainsi, même si le concept de la liberté négative doit être
sauvegardé – il est d’ailleurs inséré, on le verra, dans l’aspect processus de la
notion de la liberté qu’il défend –, il n’est en aucun cas suffisant :
Il y a quelque chose de totalement inadéquat dans le fait de privilégier
uniquement la liberté négative, et il est possible de soutenir la nécessité
de prendre en compte les libertés dans leur ensemble, c’est-à-dire, une
personne capable de faire ceci ou d’être cela (comme d’être bien nourri,
d’échapper à la maladie et à la mort, d’être en mesure de se déplacer
librement, et ainsi de suite). [Sen, 1988, p. 275]
Il est alors également nécessaire de reconnaître l’importance fondamentale
de la liberté positive, englobant et dépassant tout à la fois – sur certains
aspects – la liberté négative. De cette manière, une évaluation du bien-être
individuel, à la fois plus objective que l’utilité, permettant des comparaisons
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qui, malgré leur détresse, parviennent à se satisfaire de peu et à être sinon
heureux, du moins, pas trop accablés (phénomène des goûts modestes ou des
préférences adaptatives). Pour Sen, il est donc nécessaire de définir un espace
autre que celui des utilités pour parvenir à une évaluation satisfaisante du
bien-être individuel (ou plus, exactement, de la liberté de bien-être).
Herrade Igersheim
interpersonnelles et axée sur les libertés réelles dont disposent les individus,
pourrait être élaborée. Les biens premiers développés par Rawls dans Théorie
de la justice vont-ils être à même de remplir ces trois exigences ?
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Nous supposons donc que les partenaires ne connaissent pas leur place
dans la société, leur bonne ou mauvaise fortune dans la répartition des
talents et des capacités naturelles, le tout dans les limites de variations
normales […].On laisse donc de côté le problème des personnes qui ont besoin
de soins médicaux particuliers ainsi que celui du traitement des handicapés
mentaux. Si nous pouvons construire une théorie viable dans les limites
normales, nous pourrons tenter de traiter ces autres cas plus tard21. [Rawls,
1977, p. 53 et note 9, nous soulignons.]
Mais, ce faisant, Rawls ne laisse pas seulement de côté les cas difficiles, ce qui
serait déjà une erreur puisque maladie et vieillesse qui nécessitent des besoins
spéciaux ne constituent certainement pas une exception, mais également, de
manière plus générale, tout ce qui fait la diversité des êtres humains : « Les
différences de besoins peuvent aussi provenir des conditions climatiques
(différences d’habillement, de logement, de nourriture), de l’urbanisation
(transports, effets de la pollution), de l’emploi (besoins de calories et de
nutriments), ou de la taille du corps (nourriture et habillement) » [Sen,
1981, p. 275]. Le problème se situe au niveau de la différence de conversion
individuelle des biens premiers en liberté de bien-être22. Il est donc impératif
de tenir compte de la diversité humaine afin d’être en mesure d’évaluer les
opportunités, et donc la liberté de bien-être, dont jouit un individu. Pour
véritablement prendre en considération la liberté positive, les talents et
handicaps des individus doivent impérativement être pris en compte.
Rappelons tout d’abord les principaux éléments de l’approche par les
capabilités, puis analysons-les à la lumière du couple liberté négative/liberté
21. Rawls remet donc à plus tard l’étude des cas difficiles que constituent les personnes ayant des besoins
spéciaux. Par contre, il ne s’agit en aucun cas d’ignorer cette question, comme l’interprétation de Sen
pourrait le suggérer. Sen rectifie d’ailleurs d’emblée l’ambiguïté potentielle de son argumentation à l’encontre des biens premiers rawlsiens sur ce point (voir par exemple Sen [1980, p. 207 et note 1 ; 1981,
p. 275 et note *]).
22. Comme le soulignent aussi Bonvin et Farvaque [2008, p. 37].
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Troisièmement, Sen attaque la mesure du bien-être telle que suggérée par
les biens premiers rawlsiens. Selon lui, Rawls ne va pas assez loin et les biens
premiers ne sont pas suffisants pour exprimer le bien-être individuel. En
effet, bien que Rawls soit concerné par l’effectivité des libertés de base, il
omet – explicitement puisqu’il remet cette question à plus tard – les talents
et handicaps des individus :
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positive. Pour l’approche par les capabilités, le bien-être d’un individu est
lié à la vie qu’il a choisi de mener. Celle-ci représente un point dans l’espace
des modes de fonctionnement. Sen [1985, p. 10, traduction de l’auteur]
définit un mode de fonctionnement de la façon suivante : « Un mode de
fonctionnement est une réalisation de la personne : ce qu’elle parvient à faire
ou à être. » Les modes de fonctionnement sont les états ou les actions d’un
individu et peuvent être appréhendés de manière simple (être suffisamment
nourri, avoir une bonne santé, échapper aux maladies...) ou plus complexe
(être heureux, prendre part à la vie communautaire...). La capabilité, quant
à elle liée à la liberté de bien-être d’un individu, correspond aux différents
points de l’espace des modes de fonctionnement que la personne peut
atteindre en fonction de la société dans laquelle elle vit, de ses ressources
financières et de ses talents et handicaps. On voit donc que la capabilité
représente les différents types d’existence qu’une personne peut mener et
parmi lesquelles elle peut choisir librement.
Ainsi, dans la capabilité, le couple liberté négative/liberté positive est
clairement invoqué par Sen. La diversité humaine y est traitée de manière
exhaustive : d’une part, dans sa composante économique puisque l’approche
par les capabilités prend en compte les ressources financières des individus,
d’autre part, dans sa facette talents et handicaps puisque la capabilité
représente bien l’ensemble des combinaisons de modes de fonctionnement
que la personne peut atteindre à partir d’un vecteur de biens en fonction
de ses caractéristiques personnelles. Reflétant les dimensions économique
et talents/handicaps, la liberté positive semble donc davantage prise en
considération dans l’approche par les capabilités que la liberté négative
même si, comme Sen le souligne, la liberté positive englobe, au moins
partiellement, cette dernière. De même, Mongin et d’Aspremont [1998,
p. 391] et Bonvin et Farvaque [2008, p. 58] soulignent le rôle prépondérant
de la liberté positive (ou réelle) au sein de l’approche par les capabilités.
Dans ses écrits, Sen introduit un autre couple de liberté recoupant peu ou
prou le couple liberté négative/liberté positive et grâce auquel il caractérise
également la capabilité ; il s’agit de la distinction entre les dimensions de
possibilité et procédurale de la liberté :
La liberté est précieuse pour au moins deux raisons distinctes. D’abord
plus de liberté nous donne plus de possibilités d’œuvrer à nos objectifs – à
ce que nous valorisons. Cela nous permet, par exemple, de décider de vivre
comme nous l’entendons et de travailler aux fins que nous souhaitons
promouvoir. Tel est ce premier aspect de la liberté : la possibilité d’accomplir
ce que nous valorisons, quelle que soit la façon dont cela se produit.
Deuxièmement, il est possible que nous attachions de l’importance au
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Une analyse des concepts rawlsien et senien de liberté
Herrade Igersheim
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On le voit, la dimension possibilité fait clairement écho à la liberté
positive dans l’acception que nous en avons retenue en ce qu’elle concerne
« la possibilité d’accomplir ce que nous valorisons » ; de l’autre côté, la
dimension procédurale n’est pas sans lien avec la liberté négative comme le
reconnaît Sen puisqu’elle est fonction de « contraintes imposées par d’autres ».
Or, rapportée cette fois au couple possibilité/processus, la capabilité est
essentiellement axée sur la dimension possibilité et ne permet pas de prendre
suffisamment en considération son pendant en termes de procédures :
Si l’idée de capabilité est du plus haut intérêt quand il s’agit d’évaluer la
dimension de possibilité de la liberté, elle ne peut pas traiter comme il le
faudrait sa dimension procédurale. Les capabilités sont des caractéristiques
des avantages individuels et, si elles peuvent intégrer certains traits des
processus mis en œuvre, elles ne nous en disent pas assez sur leur équité,
ni sur la liberté des citoyens d’invoquer et d’utiliser des procédures
équitables. [Ibid., p. 356]
Dès lors, l’approche par les capabilités se doit d’être complétée par
quelque chose qui prenne en compte l’aspect procédural de la liberté car,
nous rappelle Sen revenant là au couple liberté négative/liberté positive : « La
volonté de se focaliser sur un seul de ces aspects (l’aspect positif ou négatif de
la liberté) donne lieu à une démarche non seulement incomplète d’un point
de vue éthique, mais qui peut être socialement incohérente » [Sen, 1991 cité
par Bonvin et Farvaque, 2008, p. 60-61 ; sur ce point, voir aussi Gilardone,
2010b, p. 718]. Pour Sen, il est clair que l’approche par les capabilités n’est
pas suffisante pour proposer une vision complète de la liberté en ce qu’elle
s’axe essentiellement sur l’aspect opportunité de la liberté, sur la liberté
positive. L’élaboration d’une « théorie » complète de la liberté implique donc
de proposer des éléments qui questionnent davantage l’aspect procédural de
la liberté et notamment la liberté négative23. Or, nous allons tenter de mettre
en évidence à présent que cette réflexion-là peut être interprétée comme un
retour à la dimension Anciens/Modernes précédemment évoquée et donc
comme un retour au couple liberté des Anciens/liberté des Modernes, et
23. Notons ici que cette incomplétude de l’approche par les capabilités n’est pas en lien direct avec celle
dénoncée par Nussbaum [1988] ou Qizilbash [1996] relative au fait que Sen se refuse à proposer une
liste exhaustive des capabilités essentielles, et ce, même si la manière envisagée par Sen de « compléter »
l’approche permet d’y remédier partiellement.
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processus de choix lui-même. Nous pouvons, par exemple, être certains
de ne pas être mis dans telle ou telle situation en raison de contraintes
imposées par d’autres. La distinction entre dimension de possibilité et
la dimension procédurale de la liberté a une importance certaine et des
conséquences de très grande portée. [Sen, 2009, p. 281]
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ce, même si Sen ne le mentionne pas. Il est possible de faire émerger ces
éléments prenant en compte l’aspect processus de la liberté en faisant appel
au raisonnement public qui lui-même renvoie à la démocratie en tant que
« gouvernement par la discussion ». La démocratie n’est pas réduite à sa
composante représentative24 ou « aux impératifs du scrutin public » [Sen,
2009, p. 387], mais comprend beaucoup d’autres éléments tels que « la
protection des droits humains et des libertés politiques, le respect des
entitlements légaux, la diffusion non censurée des informations et de la critique
et – last but not least – la participation effective de chacun, y compris des plus
défavorisés » [Drèze et Sen, 2002 cité par Bonvin et Farvaque, 2008, p. 7778]. En d’autres termes, l’idée de démocratie pour Sen est forcément liée
au débat public, à la délibération suivant en cela la vision de la philosophie
politique contemporaine en particulier promue par Rawls et Habermas. La
démocratie est importante pour trois raisons : « Son importance intrinsèque
dans la vie des hommes, son rôle instrumental qui permet de générer des
incitations politiques, et sa fonction constructive dans la formation des
valeurs. » [Ibid., p. 78-79] Ces trois fonctions de la démocratie peuvent être
illustrées par le mode de fonctionnement « avoir la possibilité de participer
au débat public » qui apparaît très régulièrement lors des descriptions de
l’approche par les capabilités. Ce mode de fonctionnement, qui renvoie donc
clairement à la démocratie au sens entendu par Sen, a une valeur intrinsèque
quels que soient par ailleurs les résultats auxquels le débat public aboutit en
termes de l’aspect opportunités de la liberté. Deuxièmement, il a également
une valeur instrumentale puisqu’il permet aux individus, aux citoyens de
débattre de leurs points de vue et donc d’aller vers une possible extension
des opportunités qui leur sont offertes. En dernier lieu, il revêt aussi un rôle
constructif non négligeable en ce que le débat public permet « l’émergence
de valeurs communes et d’engagements » [Sen, 1999a, p. 253] susceptible
d’aboutir par exemple à un classement partiel des états sociaux la plupart du
temps suffisant, aux dires de Sen, pour mettre au jour les options acceptables.
Œuvrant l’un au niveau des opportunités, l’autre du côté des processus,
capabilité et démocratie sont donc, aux yeux de Sen, complémentaires :
il existe en d’autres termes une espèce de cercle vertueux entre les libertés
négatives offertes par un État démocratique au sens entendu plus haut et
l’accès des individus aux possibilités réelles ou libertés positives. De plus,
tout comme il a été souligné avec l’aspect possibilité de la liberté, l’aspect
processus seul n’est pas suffisant pour aboutir à une conception satisfaisante
de la liberté. Les deux doivent coexister ; plus encore, ils se garantissent l’un
24. Comme elle l’est par exemple chez Constant [1819] en ce qui concerne la liberté des Modernes par
contraste avec la liberté des Anciens qui implique une démocratie participative par définition.
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Une analyse des concepts rawlsien et senien de liberté
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l’autre : « Le déploiement de la démocratie, ou de la dimension processus
de la liberté, est un levier puissant pour promouvoir l’égalité sur le plan
des opportunités et, symétriquement, la réduction des inégalités se présente
comme une condition sine qua non de l’instauration de la démocratie réelle. »
[Bonvin et Farvaque, 2008, p. 81] Ainsi, on voit que les capabilités sont au
service de la démocratie au même titre que la démocratie est au service des
capabilités. Toutes ont une valeur à la fois instrumentale et intrinsèque. Et
c’est précisément pour cette raison que l’on ne peut ravaler la démocratie
au rang de simple garantie de l’expansion des capabilités. C’est parce que la
démocratie au sens où l’entend Sen est elle aussi une fin que la réflexion de
Sen rejoint finalement la dimension Anciens/Modernes et ne s’en tient pas
‘seulement’ au couple liberté négative/liberté positive. Sen [1999a, p 48]
nous dit que « l’appréciation de ce rôle de la liberté politique, comme moyen
du développement, ne réduit d’aucune manière l’importance évaluationnelle
de la liberté comme fin du développement ». Rappelons l’interprétation
que nous avons arrêtée pour le couple liberté des Anciens/liberté des
Modernes : « Dès lors, nous interpréterons la liberté des Anciens comme la
liberté politique (ou comme la priorité donnée à la liberté politique), mais
l’étendrons à tout ce qui touche à la liberté collective, à l’État, tandis que la
liberté des Modernes sera comprise comme la liberté civile (ou la priorité
donnée à la liberté civile, et ce qui a trait à la sphère privée, au particulier.
» Nous retrouvons bien ces idées ici : d’une part, via la démocratie et le
rôle central joué par le débat public, les libertés politiques ont la priorité
puisqu’elles sont dotées d’une valeur intrinsèque et d’autre part, en ce
qu’elles permettent de garantir les libertés civiles, il est également donné
une priorité à ces dernières. Nous estimons donc que l’importance donnée
à l’aspect processus de la liberté, que Sen met en scène grâce aux processus
démocratiques et au raisonnement public, l’emmène au-delà d’une réflexion
axée sur le couple liberté négative/liberté positive vers le couple liberté des
Anciens/liberté des Modernes. La valeur intrinsèque et non pas seulement
instrumentale accordée à la démocratie est à nos yeux déterminante : tandis
que la capabilité se déploie dans les dimensions économiques et « talents/
handicaps », le raisonnement public relève des processus démocratiques
et donc de la dimension Anciens/Modernes. Par conséquent, l’approche
‘complète’ de Sen (comprenant donc capabilité et démocratie) fait état,
tout comme celle de Rawls, d’un questionnement portant tant sur le couple
liberté des Anciens/liberté des Modernes que sur celui liberté négative/liberté
positive.
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Herrade Igersheim
Une analyse des concepts rawlsien et senien de liberté
Conclusion
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Il existe un important clivage entre deux types de raisonnement sur la
justice qui renvoient à deux ensembles d’éminents philosophes rattachés
à la pensée radicale des Lumières. Une approche s’est concentrée sur la
recherche de dispositifs sociaux parfaitement justes et a fait de la définition
des ‘institutions justes’ la tâche principale – et souvent la seule – de la
théorie de la justice […].
À l’inverse, plusieurs autres philosophes des Lumières (Adam Smith,
Mary Wollstonecraft, Bentham, Marx, John Stuart Mill, par exemple)
ont pris d’autres voies, partageant un même intérêt pour les comparaisons
entre les divers modes de vie que les gens pourraient avoir, sous l’influence
des institutions mais aussi par le comportement concret des individus,
les interactions sociales et d’autres facteurs déterminants. Ce livre [L’Idée
de justice] s’inspire largement de cette tradition ‘alternative’. [Sen, 2009,
p. 20-21]
Pour Sen, Hobbes, Locke, Rousseau, Kant et Rawls sont les principaux
représentants de l’approche transcendantale. Il ajoute également tout de
go que « malgré leurs différences, les deux traditions des Lumières – la
contractualiste et la comparatiste – ont aussi de nombreux points communs.
Par exemple, toutes deux s’appuient sur le raisonnement et invoquent les
exigences du débat public » [ibid., p. 21]. Ainsi, la théorie rawlsienne s’inscrit,
aux dires de Sen, dans la théorie transcendantale, tandis que l’approche de Sen
prend part à la tradition comparative. De plus, nous avons en effet vu tout au
long de notre article que tant Rawls que Sen font appel à la délibération et au
débat public. Mais ce fait-là ne questionne-t-il pas le clivage proposé par Sen
entre les deux traditions ? Sur ce point, les avis divergent grandement. Pour
Bonvin et Farvaque [2008, p. 38], la distinction opérée part Sen émane des
objectifs mêmes des deux auteurs, elle est donc naturelle :
L’opposition entre théories transcendantales et théories comparatives ne
surprendra pas tant elle est inscrite dans les projets eux-mêmes […]. Là où
Rawls, partant d’une situation d’égalité, se demande quelles inégalités sont
justifiables (tout en omettant la question des handicaps), Sen part d’une
situation directement caractérisée par des handicaps et des inégalités, et
cherche à voir comment les institutions (au premier rang desquelles l’État
et le marché) peuvent restaurer les libertés fondamentales.
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En guise de conclusion, nous souhaiterions développer brièvement les
implications de notre analyse sur la distinction proposée par Sen en 2006
puis en 2009 entre théories transcendantales et comparatives :
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Nous partageons cette analyse mais, à notre sens, la véritable question
reste la suivante : partir de deux points différents est-il incompatible avec le
fait que les raisonnements poursuivis par l’un et l’autre auteurs se rejoignent,
chemin faisant ? Notre analyse tend à prouver que la réponse à cette question
est négative. En effet, nous avons montré ici que partant du couple liberté
des Anciens/liberté des Modernes, Rawls en vient finalement à questionner
également le couple liberté négative/liberté positive. Sen, de son côté, part du
couple liberté négative/liberté positive avec son approche par les capabilités
et arrive finalement à discuter du rôle de la démocratie en lien avec le
couple liberté des Anciens/liberté des Modernes. Bien entendu, il n’est pas
question ici d’affirmer que les théories de Rawls et Sen sont similaires, mais
simplement de souligner qu’elles se fondent finalement et en dépit de leur
point de départ indiscutablement distinct sur les deux mêmes couples de
liberté. Dès lors, la définition proposée par Sen des deux approches de la
justice peut être discutée. C’est également ce que soutient Gamel [2010,
p. 1] quoique pour des raisons différentes :
Nous défendons l’idée que l’apport incontestable de Sen – le passage
des ‘ressources’ aux ‘capacités’ – serait bien plus fécond et mieux valorisé
en restant ‘encastré’ dans le cadre général et hiérarchisé de la théorie de la
justice de John Rawls. De ce fait, il est permis de douter de la pertinence
du clivage fondamental, récemment proposé par Sen, entre les conceptions
transcendantale et comparative de la justice sociale.
Évidemment, la différence fondamentale entre les approches de Rawls
et Sen réside dans le passage des moyens aux libertés, des biens premiers
aux capabilités. Nous estimons que c’est là chose acquise. Pour reprendre
les termes de Sen, ce point concerne l’aspect opportunité de la liberté. Mais
qu’en est-il de l’aspect processus chez Rawls et Sen ? Pour Sen, on l’a vu,
il s’agit de faire appel à la démocratie en termes de raisonnement et débat
publics, ceci permettant de faire émerger des valeurs communes et par là un
classement partiel des états sociaux possibles. Même si, au-delà, Sen se refuse
à toute spécification « transcendantale » des institutions justes, ce recours au
débat public a des conséquences non négligeables car ce dernier nécessite (et
implique tout à la fois) une certaine forme de raisonnable au sens kantien du
terme, en tant que condition de possibilité de l’émergence desdites valeurs.
Pour Rawls, le positionnement initial est différent : dès le début de son œuvre,
il décrit les deux principes de justice issus d’une procédure de délibération
impartiale. Mais que se passe-t-il chez le second Rawls ? Pour ce dernier, les
choses ont évolué : d’une part, la volonté de définir des principes de justice
quelle que soit la société considérée n’apparaît plus, il s’attache désormais
à réfléchir aux institutions valables pour une démocratie constitutionnelle
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Une analyse des concepts rawlsien et senien de liberté
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Ainsi, ces éléments présents dans les derniers travaux de Sen et de Rawls
permettraient d’envisager un rapprochement entre les aspects processus de
la liberté (toujours en reprenant les termes seniens) tels que traités par ces
deux grands auteurs. En dernière instance, contre Sen qui affirme que les
traditions transcendantale et comparative sont substituables, nous aurions
tendance à conclure en faveur d’une continuité entre ces deux traditions et non
seulement d’une complémentarité comme le fait notamment Kandil [2010]
(sur ce point, voir Ege, Igersheim et Le Chapelain [2012]). Il nous semble
en effet que, dans sa tentative de compléter l’approche par les capabilités en
approfondissant l’aspect processus de la liberté, le ‘retour’ que fait Sen à la
dimension Anciens/Modernes via la démocratie et le raisonnement public
tend dans cette direction.
25. Sur ce point, voir Ege et Igersheim [2010].
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moderne. D’autre part, la logique de la position originelle et du voile
d’ignorance fait largement place à la raison publique qui, quant à elle,
émerge progressivement chez les membres d’une société démocratique : ce
concept renvoie donc à l’assimilation progressive de la culture démocratique,
c’est-à-dire aux exigences de délibération, de confrontation, de débat public
et permet également de justifier la définition des principes de justice25. Dès
lors, la raison publique du second Rawls peut être également perçue comme
la condition de possibilité de la mise au point commune des principes de
justice.
Herrade Igersheim
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