Berliner Philharmoniker - Media Cité de la Musique
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Berliner Philharmoniker - Media Cité de la Musique
Cité de la musique | Salle Pleyel Cycle Berliner Philharmoniker Du 26 février au 2 mars 2013 Sommaire MARDI 26 FÉVRIER | 20h p. 8 MERCREDI 27 FÉVRIER | 20h p. 17 VENDREDI 1er MARS | 20H p. 23 samedi 2 MARS | 20H p. 29 Les Berliner Philharmoniker reçoivent le soutien de la Deutsche Bank. La musique en partage Les mélomanes qui fréquentent la Salle Pleyel et la Cité de la musique apprécient le fait que, chaque saison, nos concerts s’inspirent régulièrement de l’esprit du Traité de l’Élysée, notamment de son objectif premier : rapprocher la France et l’Allemagne, en initiant entre nos deux pays des projets de coopération, à tous les niveaux et dans tous les domaines. Depuis plus d’une décennie, en effet, nous tissons des liens professionnels et amicaux étroits avec les musiciens et formations d’outre-Rhin les plus talentueux. La célébration des cinquante ans du Traité de l’Élysée est donc une occasion supplémentaire, en cette année 2013, de mettre en exergue, à travers la musique, la portée de la relation franco-allemande. En premier lieu, bien sûr, avec les Berliner Philharmoniker, quintessence de l’orchestre, que nous avons déjà eu le plaisir d’accueillir à la Salle Pleyel ou à la Cité de la musique, soit dans leur forme orchestrale habituelle, soit dans un contexte chambriste (par exemple, tout récemment, pour un cycle de huit concerts réunissant toute la musique de chambre de Johannes Brahms). Ils sont devenus, depuis leur fondation en 1882, un modèle incontournable qui a su s’adapter à la société contemporaine. Fidèles à leur identité, ils parcourent en deux concerts, à travers l’univers musical de Robert Schumann, un pan de l’histoire de la musique et de l’Allemagne. Mais la plus réputée des formations symphoniques au monde nous montre également qu’elle sait accueillir les œuvres d’aujourd’hui, comme celles d’Henri Dutilleux et Witold Lutosławski. Que soit ici vivement remerciée Madame l’Ambassadrice d’Allemagne pour le soutien qu’elle apporte à ces deux soirées des Berliner Philharmoniker données dans le cadre officiel de la célébration du Traité de l’Élysée. Nous exprimons également notre gratitude à Monsieur Joachim Umlauf pour la participation du Goethe-Institut qu’il dirige aux concerts des solistes des Berliner Philharmoniker à la Cité de la musique. « La musique est la langue des émotions », disait Emmanuel Kant. Elle est aussi celle du partage et de l’échange. Que ce cycle de concerts en soit l’illustration. Laurent Bayle Président de la Salle Pleyel Directeur général de la Cité de la musique 3 Madame, Monsieur, Avec le traité de l’Élysée, le président Charles de Gaulle et le chancelier Konrad Adenauer ont signé le 22 janvier 1963 à Paris l’acte fondateur de l’amitié franco-allemande et de l’intégration européenne. Après des années de guerre et de destruction, ils ont ainsi scellé la réconciliation entre les deux pays et ouvert la voie à un partenariat d’une qualité et d’une intensité uniques au monde. Charles de Gaulle et Konrad Adenauer ont choisi, de même que leurs concitoyens de part et d’autre du Rhin, de surmonter le passé et d’engager un profond changement qui a donné naissance à une véritable amitié. Le Rhin ne sépare plus les hommes : il les rapproche dans une Europe toujours plus unifiée. Afin de commémorer cette étape historique dans les relations entre la France et l’Allemagne qu’est le cinquantenaire du traité de l’Élysée, les deux gouvernements ont instauré une année franco-allemande rythmée par toute une série de cérémonies officielles et d’événements bilatéraux. Les concerts exceptionnels dans la capitale française des Berliner Philharmoniker, l’un des meilleurs et plus célèbres orchestres au monde, constituent l’un des temps forts de ces célébrations. Les membres des Berliner Philharmoniker incarnent l’excellence artistique mais aussi la volonté de donner ensemble, avec élan, discipline et enthousiasme, le meilleur d’euxmêmes. Ces musiciens de haut vol représentant l’élite musicale internationale forment un ensemble d’une envergure et d’une virtuosité uniques. C’est une immense joie pour moi d’assister avec vous à ce grand moment de musique à la Salle Pleyel en compagnie des membres des Berliner Philharmoniker et de Sir Simon Rattle. Susanne Wasum-Rainer Ambassadeur d’Allemagne en France 4 Madame, Monsieur, Nous célébrons cette année le cinquantenaire du Traité de l’Élysée, pacte d’amitié entre la France et l’Allemagne signé le 22 janvier 1963. L’année franco-allemande, qui marque cet anniversaire, fait une belle et large place à la musique. Voilà qui n’a rien d’étonnant lorsque l’on sait que les échanges n’ont jamais cessé au cours des siècles entre compositeurs et interprètes de nos deux pays. Et qu’ils perdurent et s’intensifient : alors que le monde de la musique s’internationalise de plus en plus, l’attrait réciproque entre artistes français et allemands ne se dément pas et trouve même de nouvelles expressions. Ainsi, avec le fonds franco-allemand pour la musique contemporaine Impuls neue Musik crée il y a quatre ans, ce sont des dizaines de créations et d’événements novateurs qui ont été encouragés. Après la création, le 21 janvier dernier à Berlin par l’ensemble 2e2m et les Stuttgarter neue Vokalsolisten, de Après tout de Fabien Lévy, commande du ministère de la Culture et de la Communication donnée dans le cadre du très dynamique festival de musique contemporaine Ultraschall ; après le magnifique concert proposé le lendemain par le Rundfunk-Sinfonieorchester Berlin sous la direction de Marek Janowski à la Philharmonie de Berlin devant les deux chefs d’État, les deux gouvernements et les deux parlements réunis, c’est à présent à Paris que l’événement se produit. Car la visite des Berliner Philharmoniker à Pleyel est un événement. Toujours. Que nos amis berlinois nous offrent un choix de musique française, allemande et polonaise sous la direction musicale d’un chef britannique, renforce l’idée que c’est bien la rencontre de deux grands mondes de la musique, deux mondes qui ne s’opposent pas mais au contraire s’écoutent, se complètent et partagent une commune passion au service de la création européenne. Les Berliner Philharmoniker savent comme tous les très grands orchestres bâtir des ponts. Ils le font de manière exemplaire à Berlin notamment en s’impliquant dans la création contemporaine, mais aussi dans l’accès de tous les publics, y compris des plus défavorisés, à l’art et à la beauté. Je veux saluer cette belle ouverture voulue par le très talentueux directeur musical, Sir Simon Rattle. Que l’ambassadeur d’Allemagne, Mme Susanne Wasum-Rainer, et le directeur général de la Salle Pleyel, Laurent Bayle, soient remerciés de leur belle initiative. Aurélie Filippetti Ministre de la Culture et de la Communication 5 Les Berliner Philharmoniker d’hier à aujourd’hui Certains orchestres élus peuvent se poser la question qui taraude les virtuoses évoluant dans une classe à part : une fois qu’on est le meilleur, comment évoluer ? Les Berliner Philharmoniker appartiennent au cercle fermé des formations internationales que leur excellence confronte à cette interrogation. Forte de cent trente années d’existence, son histoire illustre cette volonté de dépassement. L’orchestre est né en 1882 de la sécession de cinquante musiciens qui se sentaient exploités par leur employeur Benjamin Bilse. Fonctionnant dès cet instant en autogestion, les rebelles décidèrent qu’ils seraient désormais maîtres du choix de leur directeur musical et des musiciens appelés à entrer dans ce corps d’élite, ce qui demeure vrai aujourd’hui. Hans von Bülow, Arthur Nikisch, Wilhelm Furtwängler, Herbert von Karajan, Claudio Abbado, Simon Rattle aujourd’hui (débuts en 1986, premier concert en tant que Chefdirigent en 2002) : le nom des responsables musicaux successifs dit aussi que leur choix a toujours correspondu à des changements d’ère. Notamment en 1989, lorsqu’Abbado a succédé à Karajan – l’année de l’effondrement du Mur de Berlin, que ce dernier n’a pas vécu. Le primus inter pares succédait à l’autocrate génial organisé comme une entreprise. Il était aussi le premier non allemand à accéder à ce poste. Avec le Britannique Simon Rattle, l’orchestre est entré dans le XXIe siècle. Un chef neuf, moderne, ambitieux pour ses musiciens, mais doté lui aussi d’une conscience historique aigüe. L’exécution, les 26 et 27 février, des Métaboles et des Correspondances (ces dernières chantées par Barbara Hannigan) d’Henri Dutilleux, celle du Concerto pour violoncelle de Witold Lutosławski (confiée à Miklós Perényi) illustrent une politique programmatique qui fait voisiner les compositeurs contemporains, mais aussi Bach, Purcell ou Rameau avec les grands classiques austro-allemands. La création, dès 2002, de la Fondation Berliner Philharmoniker (Stiftung Berliner Philharmoniker) a permis d’assainir la situation institutionnellement et économiquement délicate qu’il a trouvée à son arrivée – Rattle est à la fois chef principal des Berliner Philharmoniker et directeur artistique de la Philharmonie de Berlin. En symbiose avec les managers généraux successifs (Martin Hoffmann occupe le poste depuis la saison 2010/2011), il a étendu le domaine d’action déjà vaste des Philharmoniker en multipliant les ouvertures à destination des nouveaux publics. Le projet chorégraphique et éducatif Rhythm Is It! (2003), mené avec le chorégraphe Royston Maldoom autour du Sacre du printemps, en demeure un exemple cardinal. Et qui aurait imaginé que cet orchestre jouerait un jour L’Anneau du Nibelung de Wagner au Festival d’Aix-en-Provence ? Sa nomination en 2007 par les Nations Unies comme ambassadeur de bonne volonté auprès de l’Unicef signale la place occupée aujourd’hui par les Berlinois. Le « Digital Concert Hall », exportation numérique des concerts donnés à la Philharmonie, leur confère en outre une ubiquité sans précédent : plus de trente concerts sont ainsi mis à disposition en haute définition chaque saison, près de cent soixante-dix étant déjà archivés. Voilà qui aurait enthousiasmé Karajan. 6 Mais les Berliner Philharmoniker, ce sont d’abord ses musiciens, actuellement au nombre de cent vingt-huit. Excepté les Konzertmeistern et les chefs de pupitre, la place de chacun d’eux change d’un concert à l’autre, selon un roulement qu’ils décident ensemble. Un procédé à peine paradoxal pour une formation dont la sonorité si puissante et reconnaissable transcende l’exceptionnelle valeur individuelle de chacun en une unité encore supérieure. Cela alors même que l’origine des musiciens s’est profondément diversifiée à partir des années Abbado, comme l’illustrent les quatre Konzertmeistern : Guy Braunstein (que le public de la Salle Pleyel connaît aussi comme musicien de chambre à travers l’intégrale Brahms) est israélien ; Daishin Kashimoto, japonais ; Daniel Strabawa, polonais ; seul Andreas Buschatz, dernier élevé, en 2010, au rang de Konzertmeister, est un pur Berlinois ! Accueillant presque toutes les nations d’Europe – avec une certaine prédominance centre-européenne –, la géographie personnelle des Philharmoniker déborde aujourd’hui sur d’autres continents : citons les noms de Luiz Felipe Coelho (premier violon, brésilien), Marlene Ito (second violon, japonaise), Naoko Shimizu (alto solo, japonaise), Matthew McDonald (premier contrebasse solo, australien), Fora Baltacigil (contrebasse, turc), Edicson Ruiz (contrebasse, vénézuélien), Mor Biron (basson, israélien), Sarah Willis (cor, états-unienne)… Très symboliquement, le pupitre des contrebasses, l’un des plus profondément caractéristiques (et constitutifs) de la sonorité des Philharmoniker, est aussi l’un des plus cosmopolites : outre les trois susnommés, il compte deux Finlandais, deux Allemands, deux Polonais et un Letton ! Côté Français, la palme revient au Franco-Suisse Emmanuel Pahud, flûte solo depuis 1993. Mais Marie-Pierre Langlamet (harpe) l’y avait précédé de dix ans. On les retrouvera tous deux, avec Daishin Kashimoto, à la Cité de la musique le 1er mars lors d’un concert intitulé Paris-Berlin. Solène Kermarrec (violoncelle), Guillaume Jehl (trompette), Simon Roturier (second violon, dernier entré en 2011) complètent la liste. Mais au fond, peu importe. Car comme le souligne Simon Rattle, prêchant avec humour pour sa paroisse philharmonique : « Les autres orchestres comptent peut-être cinq ou six personnalités qui se distinguent – de la trempe d’un John Malkovich. Mais aux Philharmoniker, il n’y a que cela. Chacun est à sa façon un John Malkovich. » Une manière comme une autre de signifier que s’ils ne font pas de cinéma, ils nous font cependant accéder aux étoiles. Rémy Louis 7 MARDI 26 FÉVRIER – 20H Ludwig van Beethoven Concerto pour piano n° 3 entracte Henri Dutilleux Correspondances Robert Schumann Symphonie n° 3 Berliner Philharmoniker Sir Simon Rattle, direction Mitsuko Uchida, piano Barbara Hannigan, soprano Ce concert est retransmis en direct sur France Musique. Fin du concert vers 22h10. 8 mardi 26 février Ludwig van Beethoven (1770-1827) Concerto pour piano et orchestre n° 3 en ut mineur op. 37 Allegro con brio Largo Rondo. Allegro Composition : daté de 1800, mais achevé en 1802. Création : le 5 avril 1803 à Vienne, par le compositeur. Effectif : flûtes, hautbois, clarinettes et bassons par deux – cors et trompettes par deux – timbales – cordes – piano solo. Durée : environ 37 minutes. Ce splendide concerto exprime pleinement la volonté et la passion beethovéniennes, mais il s’apparente aussi à certains concertos particulièrement accomplis de Mozart, avec lesquels on pourrait le confondre, et dont il reprend la beauté sombre et tendue : ainsi le Concerto n° 24 K. 491 (1786), qui est en ut mineur comme celui-ci, et dont le premier thème, très ressemblant, paraît presque cité en hommage. Beethoven appréciait aussi beaucoup le Concerto n° 20 K. 466 en ré mineur qui, contrairement au K. 491, se termine comme celui-ci en majeur. Lors de la création, Beethoven a demandé à son ami Seyfried de lui tourner les pages : mission quasi impossible, car à la place des notes, le maître, qui connaissait sa propre œuvre de mémoire, n’avait écrit qu’une sténographie fiévreuse et intelligible de lui seul ! Le concert semble s’être bien déroulé quand même… L’importante exposition orchestrale du premier mouvement, véritable début de symphonie, dure trois minutes et demie et comporte déjà un petit développement. À l’unisson des cordes monte un thème douloureux mais déterminé, sourdement insurgé ; les petites ponctuations séparées de silences qui complètent ce premier motif vont jouer un rôle essentiel tout au long du mouvement. Le deuxième thème offre ensuite une amabilité très mozartienne dans le style galant. Le motif initial est développé en quelques montées prometteuses de conflits, puis fait place à deux sections conclusives – on sait que Beethoven aime conclure avec une ferme clarté. La deuxième exposition offre au piano, comme chez Mozart, une écriture gracieuse et ruisselante qui répond à l’orchestre avec une grande indépendance d’idées. Cette section est introduite par des gammes du clavier, entrée du soliste destinée à être remarquée et à souligner le plan du morceau : en général, dans le style classique, les transitions, loin d’être discrètes, visent à l’évidence. Plus loin, le deuxième thème, en mi bémol majeur, au piano, semble issu tout droit d’une sonate de Mozart. Les conclusions sont enrichies de beaux effets sur le « motif de la ponctuation » : élan fervent des cordes encouragé par le soliste ; petite fanfare éloignée de clarinettes et de cors, vers laquelle le clavier en trillant semble tendre l’oreille. Au lieu de boucler platement la double exposition par des accords trop attendus, Beethoven nous entraîne vers le développement central par le biais d’une 9 longue transition, véritable voyage modulant sur le motif initial vers… le cœur dramatique du sujet. Ici encore, la jonction entre deux parties est fortement soulignée. Le développement proprement dit, plutôt bref, commence sur des gammes du piano, balises analogues à celles de sa première entrée. Le thème principal, qui garde des couleurs mineures, est taraudé, souterrainement, par ses propres ponctuations. Bientôt le motif initial devient vague et gémissant, il se plaint aux bois – basson, hautbois, clarinette solos – tandis que le piano se presse, en triolets d’abord, puis en octaves brisées encore plus nerveuses. Un furieux plongeon du clavier coupe court au développement. La réexposition, très régulière, s’arrête sur une cadence pour le soliste, entièrement écrite par les soins de Beethoven (il existe aussi d’autres cadences, de Clara Schumann, de Liszt, de Wilhelm Kempff… ainsi que d’Alkan – et qui dure neuf minutes !). Cette cadence du maître apparaît comme un remarquable condensé de ses sonates. La tête du thème principal s’extasie dans une fontaine jaillissante d’arpèges qui annoncent la Première Étude de Chopin. Un trille bien beethovénien, fausse sortie, amène avec une délicieuse fraîcheur le deuxième thème, qui est développé en une toccata énergique ; puis de longs trilles rêvent, incertains… La coda est peut-être le passage le plus réussi de tout l’ouvrage. Mystérieuse, la ponctuation se résume aux timbales, saluant les arabesques irréelles du soliste. Puis le piano et l’orchestre se renvoient ce motif, point par point, en l’accélérant avec une complicité passionnée. Le mouvement lent offre une parenthèse remplie de gravité, de sentiment profond et de temps suspendu. Il est de plan A-B-A. Dans la première partie, les soli de piano et les réponses chantantes de l’orchestre ont tendance à être séparés, chacun dans sa sphère et sa nostalgie particulière. Le premier solo de piano, d’une grande intériorité, s’arrête de temps à autre comme pour reprendre souffle ; après ce soliloque qui dure plus d’une minute, l’orchestre ne reprend que le début du thème puis s’élève en une courbe lyrique et consolatrice qui rappelle les phrases les plus émouvantes des concertos mozartiens. La section centrale semble procéder à une alchimie secrète. Le piano, de ses arpèges en pluie rafraîchissante, se contente d’accompagner un motif simple de trois notes descendantes qu’échangent en planant le basson et la flûte, mystérieux et tendres. La troisième section reprend les idées de la première, mais cette fois sous le signe d’une collaboration heureuse entre l’orchestre et le clavier. Après une brève cadence pianistique dont le style s’apparente à toute l’atmosphère de la pièce, ce Largo se referme dans la volupté d’une lenteur nocturne et très recueillie. Le rondo-sonate du dernier mouvement est rempli de dynamisme homogène et très équilibré. Le refrain ainsi qu’un des couplets sont de construction binaire (deux phrases répétées) et, bien que les reprises soient évidemment rédigées avec des contrastes de timbres, partagées entre le clavier et l’orchestre, cette formulation stricte contribue 10 mardi 26 février à une impression de sécurité dans l’action, d’autant que les phrases sont très carrées (en groupes en huit mesures). Dans ce concerto qui est le seul de Beethoven à être en mineur, le refrain est en do mineur ; malgré son profil un peu contraint, il ne manque pas d’énergie rythmique et enjouée ; il comporte toujours un arrêt, une suspension où le soliste feint à chaque fois d’improviser d’une façon différente. Comme dans le premier mouvement, les transitions sont plus qu’apparentes et très aptes à exalter l’intérêt ; ainsi, une sonnerie martiale tend sa passerelle vers le premier couplet, où le piano descend en rythmes alertes avant de s’élancer en triolets bouillonnants. Le deuxième couplet met en vedette la clarinette solo et le basson, dans une mélodie de style populaire et avenant ; un petit développement lui succède en fugato, qui tourne rapidement à l’orage. Une autre transition, étonnante par ses croches battues et décidées, enchâsse une version irréelle et voletante du refrain, en mi majeur. Peu avant la fin, la cadence du soliste, pas très longue, feint avec humour d’hésiter sur des gammes de plus en plus lentes… C’est le grand saut vers le do majeur qui éclate enfin presto, émaillé d’accents jubilants, où le piano entraîne tout le monde dans sa joyeuse précipitation. Isabelle Werck 11 Henri Dutilleux (1916) Correspondances pour soprano et orchestre Gong (1) Danse cosmique – Interlude À Slava et Galina Gong (2) De Vincent à Théo Composition : 2002-2004. Textes de Rainer Maria Rilke, Prithwindra Mukherjee, Alexandre Soljenitsyne, Vincent van Gogh. Commande : Berliner Philharmoniker. Dédicace : à Dawn Upshaw et Sir Simon Rattle. Création : le 5 septembre 2003 à la Philharmonie de Berlin par les Berliner Philharmoniker, Dawn Upshaw (soprano) et Sir Simon Rattle (direction) ; création française (avec l’ajout de Gong 2) le 16 septembre 2004 par Barbara Hannigan et l’Orchestre National de France sous la direction de Kurt Masur. Effectif : piccolo, 2 flûtes, 2 hautbois, cor anglais, 2 clarinettes en si bémol, clarinette basse en si bémol, 2 bassons – 3 cors en fa, 3 trompettes en ut, 3 trombones, tuba – timbales, percussions (2 cymbales suspendues, tam-tam, 3 bongos, 3 tom-toms, caisse claire, grosse caisse) – marimbaphone (aussi vibraphone), accordéon, célesta, harpe – cordes. Éditeur : Schott. Durée : environ 22 minutes. Composées au tout début du XXIe siècle, créées à Berlin en 2003 par Sir Simon Rattle et ses Berliner Philharmoniker (en quatre volets) et à Paris en 2004 (avec Gong (2) qui y ajoute une courte cinquième partie), les Correspondances de Dutilleux restent une œuvre rare. Dans leur diffusion, déjà, car le premier enregistrement mondial vient tout juste de sortir, à l’occasion des 97 ans du compositeur, qui en a supervisé l’interprétation (CD paru chez Deutsche Grammophon avec Barbara Hannigan et l’Orchestre Philharmonique de Radio France sous la direction d’Esa-Pekka Salonen). Mais rare également, en raison de son effectif, dans l’œuvre de Dutilleux. L’intimité du compositeur avec l’orchestre et sa maîtrise parfaite des timbres symphoniques, qui le place dans la lignée d’un Debussy ou d’un Ravel, n’est en effet plus à prouver. En revanche – et bien que le poétique tienne une place absolument fondamentale dans sa création –, son rapport à la voix est considérablement moins évident, et les Correspondances constituent son premier cycle vocal d’importance. Il faut dire que la prééminence du modèle sériel (auquel Dutilleux n’a jamais adhéré) dans la France de l’après-guerre, qui avait pour corollaire, au niveau vocal, la mise à l’écart de la signification du texte et la disjonction de la ligne chantée, rendait le climat peu propice à l’écriture d’une œuvre qui corresponde aux attentes du compositeur. « Je me promettais depuis longtemps de me confronter enfin sur une vaste échelle à cet instrument si particulier et si intimidant, la voix humaine », confie-t-il ainsi à Gilles Macassar peu après la création berlinoise des Correspondances. Il en résulte finalement une écriture vocale « balançant entre récitatif, incantation magique et lyrisme » (à Éric Dahan, Libération du 13/11/2003), pensée à l’origine pour la soprano Dawn Upshaw, qui avait suggéré une œuvre vocale au compositeur et qui sera l’interprète de la création à Berlin. Le tout poursuit dans 12 mardi 26 février la veine explorée par des œuvres comme les Métaboles ou Timbres, Espace, Mouvement, mettant en jeu une écriture orchestrale profondément plastique, où les timbres instrumentaux réagissent les uns aux autres avec raffinement, tandis que le jeu des « correspondances » qui donne son titre à l’œuvre évoque, par la référence baudelairienne, le concerto pour violoncelle Tout un monde lointain… de 1970. La préface à la partition écrite par Dutilleux explicite les choix littéraires du compositeur tout en évoquant quelques caractéristiques musicales de l’ouvrage : « L’idée initiale de l’œuvre a consisté à faire un choix de quelques lettres émanant de différents auteurs et susceptibles d’engendrer diverses formes d’expression lyrique traduites par une voix de soprano et le grand orchestre symphonique. L’œuvre commence par une des deux courtes lettres-poèmes de Rainer Maria Rilke intitulées Gong, reflétant la notion d’espace et d’infini. De brefs interludes servent parfois de liaison entre les lettres dont la première est précédée par un poème de l’auteur indien Prithwindra Mukherjee, “Danse cosmique”, poème qui peut lui-même se présenter comme une sorte d’“adresse”, de message à Shiva… L’épisode suivant est basé sur les principaux passages d’une lettre d’Alexandre Soljenitsyne à Mstislav Rostropovitch et Galina Vichnevskaya (9 février 1984) évoquant ses épreuves, celles des camps, dix années plus tôt surmontées grâce au soutien héroïque de ses amis Slava et Galina, comme à sa propre foi. C’est de la correspondance de Vincent Van Gogh à son frère Théo que sont tirés des extraits tels que “j’ai un terrible besoin de religion, alors je vais la nuit, dehors, pour peindre les étoiles”. Si variés que soient ces textes par leur forme et leur contenu, ils ont en commun de refléter chez leurs auteurs une égale inclination à la pensée mystique. Avec l’idée du Cosmos, c’est ce qui a semblé servir d’élément unificateur au compositeur. Le titre général de l’œuvre, Correspondances, au-delà des différents sens que l’on peut prêter à ce mot, se réfère au fameux poème de Baudelaire “Correspondances” et aux “synesthésies” qu’il a lui-même évoquées. D’autre part, l’idée baudelairienne selon laquelle, dans notre univers, le divin trouve fatalement sa réplique dans un monde diabolique, rejoint la pensée de Van Gogh lorsqu’il écrit à son frère, depuis Arles, qu’à “côté du soleil (le Bon Dieu) il y a malheureusement le Diable Mistral”. Chacun des épisodes fait l’objet d’une orchestration un peu particulière, privilégiant telle ou telle famille d’instruments. Ainsi les images, les couleurs évoquées par Van Gogh dans une lettre trouveront en priorité leur écho dans les timbres de la famille des bois, également des cuivres. La lettre de Soljenitsyne à Slava et Galina est soutenue d’une manière dominante par les cordes, particulièrement par les violoncelles traités souvent en quatuor de celli. Pour “Danse cosmique”, c’est l’ensemble de l’orchestre qui entoure la cantatrice. Au contraire, la pièce Gong, sorte d’interlude, comporte à peine la moitié du grand orchestre. Une remarque enfin : à l’extrême fin de la lettre de Soljenitsyne se trouve en filigrane, comme dans un brouillard, une citation de Boris Godounov où “L’Innocent” fait entendre sa plainte sur les malheurs de la Russie. De même, au centre des pages consacrées à la lettre de Van Gogh, le compositeur a utilisé, en citation, le motif principal de sa propre partition Timbres, Espace, Mouvement ou la Nuit étoilée écrite en 1978 sous l’influence de la fameuse toile The Starry Night. » Angèle Leroy 13 Gong (1) À Slava et Galina… Timbre Qui n’est plus par l’ouïe mesurable. Comme si le son qui nous surpasse de toutes parts Était l’espace qui mûrit. À l’approche du dixième anniversaire de mon exil, des scènes des années terribles et accablantes reprennent vie devant mes yeux. Alia et moi avons repensé à ces moments : sans votre protection et votre soutien, jamais je n’aurais pu supporter ces années-là. J’aurais fait naufrage, car ma vigueur était déjà près de s’éteindre. Je n’avais pas de toit pour m’abriter : à Riazan, on m’aurait étouffé. Et vous, vous avez protégé ma solitude avec un tact tel que vous ne m’avez même pas parlé des contraintes et du harcèlement auxquels vous étiez soumis. Vous avez créé une atmosphère que je n’aurais pas imaginée possible. Sans elle, j’aurais probablement explosé, incapable de tenir jusqu’en 1974. Rainer Maria Rilke Danse cosmique Des flammes, des flammes qui envahissent le ciel, Qui es-tu, ô Danseur, dans l’oubli du monde ? Tes pas et tes gestes font dénouer tes tresses, Tremblent les planètes et la terre sous tes pieds. Se rappeler tout cela avec gratitude, c’est bien peu dire. Vous l’avez payé bien cruellement, surtout Galia qui a perdu à jamais son théâtre. Toute ma gratitude ne suffira jamais à compenser de telles pertes. Tout au plus peut-on retirer une certaine force de la conviction qu’en ce siècle, nous autres Russes sommes tous voués au même et terrible destin et d’espérer que le Seigneur ne nous punira pas jusqu’au bout. Des flammes, des flammes qui envahissent la terre, Des flammes de déluge pénétrant tous les cœurs, Effleurant les ondes de l’océan des nuits Des foudres se font entendre au rythme des éclairs. Des flammes, des flammes dans les gouffres souterrains, Des bourgeons de tournesol ouvrent leurs pétales, Des squelettes du passé dans la caresse du feu Engendrent les âmes d’une création nouvelle. Merci, mes chers amis. Bien à vous pour toujours. Des flammes, des flammes dans le cœur de l’homme, Qui es-tu, ô barde céleste, qui chante l’avenir ? Alexandre Soljenitsyne Prithwindra Mukherjee Gong (2) Bourdonnement épars, silence perverti, Tout ce qui fut autour, en mille bruits se change, Nous quitte et revient : rapprochement étrange De la marée de l’infini. Rainer Maria Rilke 14 mardi 26 février De Vincent à Théo … Tant que durera l’automne, je n’aurai pas assez de mains, de toile et de couleurs pour peindre ce que je vois de beau. … J’ai un besoin terrible de religion. Alors, je vais la nuit, dehors, pour peindre les étoiles. Sentir les étoiles et l’infini, en haut, clairement, alors, la vie est tout de même presque enchantée. … Tout et partout, la coupole du ciel est d’un bleu admirable, le soleil a un rayonnement de soufre pâle et c’est doux et charmant comme la combinaison des bleus célestes et des jaunes dans les Vermeer de Delft. Malheureusement, à côté du soleil du Bon Dieu il y a, trois quarts du temps, le Diable Mistral. … Dans mon tableau Café de nuit, j’ai cherché à exprimer que le café est un endroit où l’on peut se ruiner, devenir fou, commettre des crimes. Enfin, j’ai cherché par des contrastes de rose tendre et de rouge sang et lie de vin, avec les verts-jaunes et les verts-bleus durs, tout cela dans une atmosphère de fournaise infernale, de soufre pâle, à exprimer comme la puissance des ténèbres d’un assommoir. Vincent van Gogh 15 Robert Schumann (1810-1856) Symphonie n° 3 en mi bémol majeur op. 97 « Rhénane » Lebhaft Scherzo. Sehr mässig Nicht schnell Feierlich Lebhaft Composition : début novembre-9 décembre 1850. Création : le 6 février 1851 à Düsseldorf sous la direction de Schumann. Effectif : 2 flûtes, 2 hautbois, 2 clarinettes, 2 bassons – 4 cors, 2 trompettes, 3 trombones – timbales – cordes. Durée : environ 34 minutes. Composée à son arrivée à Düsseldorf, la Symphonie dite « Rhénane » « reflète », comme Schumann le dit à son éditeur, « un peu de la vie sur les bords du Rhin ». Elle aurait aussi été inspirée par la vue grandiose de la cathédrale de Cologne. Ainsi renoue-t-elle implicitement avec une thématique déjà abordée dans le cycle Dichterliebe d’après Heine, de 1840. Le Rhin évoqué est à la fois le fleuve majestueux et l’attirant lieu pressenti du suicide. La Symphonie n° 3 est en cinq mouvements, avec un Feierlich (Solennel) ajouté en quatrième position. Avant de les supprimer, Schumann avait fourni des indications d’atmosphère d’ensemble pour les mouvements pairs : le deuxième évoquait « Une matinée sur le Rhin », le quatrième était « Dans le caractère d’un accompagnement pour une cérémonie solennelle ». Tout entier dominé par la personnalité de son premier thème, jetant un arc vers l’aigu, en grandes enjambées (avec hémioles en 3/4), le premier mouvement donne le ton : résolu, majestueux et festif, avec une participation importante des cuivres. Le Scherzo, Sehr mässig (Très modéré), fait entendre un thème de danse populaire de type ländler, évoquant un cadre pastoral, puis un motif staccato dans une humeur plus scherzando. Le troisième mouvement, Nicht schnell (Pas vite), frappe par le ciselé de son articulation et de sa dynamique, son écriture d’essence pianistique et son intimité proche de la musique de chambre. En mi bémol mineur, le Feierlich, au ton religieux, fait entrer les trois trombones pour énoncer un choral dont le profil avait déjà été utilisé par Clara Schumann dans ses Trois Préludes et Fugues op. 16 de 1845. Il nourrit une texture contrapuntique d’une grande densité émotionnelle, faisant de ce mouvement sombre le centre de gravité de la symphonie. Le finale retrouve un ton populaire et résolu. Il fait réapparaître le thème du Feierlich, devenu festif, et fait référence au premier mouvement. Marianne Frippiat 16 MERCREDI 27 FÉVRIER – 20H Henri Dutilleux Métaboles Witold Lutosławski Concerto pour violoncelle entracte Robert Schumann Symphonie n° 2 Berliner Philharmoniker Sir Simon Rattle, direction Miklós Perényi, violoncelle Avec le soutien de l’Ambassade d’Allemagne en France dans le cadre des 50 ans du Traité de l’Élysée et de l’Institut Polonais de Paris dans le cadre du centenaire de la naissance de Witold Lutosławski. Fin du concert vers 22h. 17 Henri Dutilleux (1916) Métaboles Incantatoire Linéaire Obsessionnel Torpide Flamboyant Composition : 1962-1964. Commande de George Szell pour l’Orchestre de Cleveland. Création : le 14 janvier 1965, à Cleveland, par l’Orchestre de Cleveland sous la direction de Georges Szell. Effectif : 4 flûtes, 3 hautbois, cor anglais, petite clarinette, 2 clarinettes, clarinette basse, 3 bassons, contrebasson – 4 cors, 4 trompettes, 3 trombones, tuba – 3 percussionnistes, 4 timbales, xylophone, glockenspiel, harpe, célesta – cordes. Édition : Heugel. Durée : 17 minutes environ. La musique comme art des métamorphoses : l’idée résonne tout particulièrement chez Dutilleux, pour qui la question d’une forme musicale se libérant des « modèles préfabriqués » se pose avec acuité dès les premiers essais de composition. Du déSir de créer « des œuvres qui soient unitaires comme celles du passé et ouvertes et mobiles comme celles du présent », les Métaboles de 1964, partition essentielle du compositeur, témoignent de deux manières. D’abord par leur forme, en cinq moments enchaînés : « Mon propos était de m’écarter du cadre formel de la symphonie […]. Il s’agit, en somme, d’un concerto pour orchestre. Chacune des cinq parties privilégie une famille particulière d’instruments, les bois, les cordes, les percussions, les cuivres, et l’ensemble pour conclure ». Mais surtout par leur matériau, touché par les métaboles du titre (Dutilleux avait un moment pensé à intituler l’œuvre Métamorphoses, mais avait renoncé à l’appellation en raison de son utilisation par Strauss et Hindemith dans les années 1940). Le compositeur explique ainsi : « Ce terme de rhétorique, adopté à propos de formes musicales, trahit ma pensée : j’ai voulu présenter une ou plusieurs idées dans un ordre et sous des aspects différents, jusqu’à leur faire subir, par étapes successives, un véritable changement de nature. Sur le plan formel, ces pièces s’imbriquent les unes dans les autres et présentent le schéma suivant : dans chacune d’elles, la figure initiale – mélodique, rythmique ou harmonique – subit une succession de transformations. À un certain stade d’évolution – vers la fin de chaque pièce – la déformation est si accusée qu’elle engendre une nouvelle figure et celle-ci apparaît en filigrane sous la trame symphonique. Cette figure sert d’amorce à la pièce suivante, et ainsi de suite jusqu’à la dernière pièce ». Le premier mouvement, plus ou moins de forme rondo (l’« accord-cloche » du début, tout entier contenu entre le mi des contrebasses et celui des piccolos, hautbois, petite clarinette et violons, jouant le rôle d’un refrain), psalmodie ses impacts avant de les transformer en mouvements, notamment par le biais d’un solo de trompette. L’élément fondamental de triton (mi-si bémol) quitte ensuite le monde des bois « traités en foisonnement » pour 18 mercredi 27 février les cordes de Linéaire, construites en strates horizontales, qui dessinent un univers au temps non pulsé. Un solo de contrebasse en pizzicatos énonce une série dodécaphonique qu’Obsessionnel travaille dans des timbres cuivrés, avant de déboucher dans Torpide sur des sonorités percussives (toms notamment) et volontiers indéterminées (comme le « son plat » des harmoniques de contrebasses ou les do dans l’extrême grave de la harpe). Le Flamboyant final signe la réunion de tous les groupes instrumentaux tout en ramenant des métaboles déjà énoncées, notamment l’élément originel d’« accord-cloche ». Un immense crescendo porte la vibration sonore à son plus haut niveau, donnant à l’« intense contemplation de la nature », à l’origine de ces Métaboles, des résonances mystiques. Angèle Leroy Witold Lutosławski (1913-1994) Concerto pour violoncelle Introduction – Quatre Épisodes – Cantilène – Finale Composition : 1969-1970. Commande : Royal Philharmonic Society et Fondation Gulbenkian. Dédicace : à Mstislav Rostropovitch. Création : le 14 octobre 1971, au Royal Festival Hall de Londres, par Mstislav Rostropovitch au violoncelle et l’Orchestre Symphonique de Bournemouth sous la direction d’Edward Downes. Effectif : 3 flûtes (aussi 3 piccolos), 3 hautbois, 3 clarinettes (aussi clarinette basse), 3 bassons (aussi contrebasson) – 4 cors, 3 trompettes, 3 trombones, tuba – timbales, 3 percussionnistes – harpe, piano, célesta – cordes. Publication : Chester Music Ltd. Durée : environ 24 minutes. Tout comme les Paroles tissées de 1965 avaient été pensées pour le ténor Peter Pears, le Concerto pour violoncelle fut écrit tout spécialement pour un soliste, qui donna d’ailleurs au cours de sa vie un nombre incroyable de « premières » d’œuvres de ses contemporains : Mstislav Rostropovitch. Quelques années plus tard, Lutosławski dédiera également au violoncelliste, alors directeur musical du National Symphony Orchestra de Washington, sa Novelette pour orchestre. Les deux fois, c’est le musicien qui sollicita le compositeur : « En tant qu’artiste, je suis encore jeune, et j’ai déjà joué tout le répertoire pour violoncelle ; maintenant, j’aimerais jouer une musique que je n’ai jamais jouée auparavant », lui confiat-il plusieurs années avant la composition du Concerto pour violoncelle. C’est une commande, passée par la Royal Philharmonic Society et la Fondation Calouste Gulbenkian, qui permit finalement à Lutosławski de se mettre véritablement à l’œuvre, et il consacra à la partition toute l’année 1969 et une partie de 1970 : « Évidemment, durant mon travail sur cette pièce, la perspective de la voir interprétée par un artiste d’une telle puissance, non seulement dans son champ d’action propre, mais en général – car je le considère comme l’un des plus grands musiciens de notre siècle –, fut très stimulante pour moi. » 19 Écrite avec le violoncelliste à l’esprit, l’œuvre renouvela le genre du concerto en accentuant l’opposition entre les deux entités musicales mises en présence : l’orchestre et le soliste. Lutosławski expliqua en effet à Galina Vishnevskaya, la femme de Rostropovitch, qu’il s’agissait de « l’histoire d’un Don Quichotte du XXe siècle » : le violoncelle et l’orchestre semblent y lutter sans relâche, l’un interrompant l’autre, chacun renchérissant sur son propre discours (« c’est ma mort ! », disait Rostropovitch du climax orchestral du finale ; « mais Slava, tu triompheras à la fin ! », lui avait répondu le compositeur). Certains ont vu dans ce caractère une métaphore des difficultés qui opposaient alors aussi bien Lutosławski que Rostropovitch, chacun de leur côté, aux thuriféraires de l’Union soviétique. Quoiqu’il en soit – et bien qu’il ait ensuite estimé nécessaire de souligner que le concerto n’était pas fondé sur des intentions programmatiques –, la lettre que le compositeur adressa au dédicataire avec la partition s’articulait autour d’une description en termes littéraires de l’œuvre ; et la tendance à la caractérisation instrumentale que Steven Stucky souligne à propos de la Deuxième Symphonie, qui précède de peu le Concerto, prend ici une importance plus grande encore (c’est particulièrement clair dans le rôle dévolu aux trompettes en particulier, et aux cuivres d’une manière générale). L’écriture solistique, d’une grande difficulté technique mais sans les apparats du concerto de virtuose (Lutosławski n’écrit d’ailleurs pas de cadence traditionnelle pour le violoncelle), est contrepointée, complétée et contredite par un orchestre complexe, très malléable – notamment en termes d’effectifs – et volontiers aléatoire. Il utilise en effet la technique d’« aléatoire contrôlé » mise au point quelques années auparavant par le compositeur, où les notes sont indiquées mais le déroulement rythmique soumis, à l’intérieur d’un cadre temporel fixe, à l’appréciation de l’instrumentiste. Laissons pour finir le soin à Lutosławski de décrire lui-même l’œuvre (texte de présentation fourni pour la création de l’œuvre, traduction de l’auteur) : le concerto « consiste en quatre mouvements joués attacca : Introduction, Quatre Épisodes, Cantilène et Finale. Introduction : pour moi, la note ré répétée indifferente par le violoncelle à une seconde d’intervalle est un moment de relaxation complète, si ce n’est de distraction. L’interprète abandonne cet état d’esprit dès que quelque chose d’autre advient dans sa propre partie et y retourne à plusieurs reprises au cours de l’Introduction. Le passage de l’état de distraction à celui de concentration, et l’inverse, est toujours abrupt. Plusieurs orientations se dessinent dans l’Introduction, mais ne se développent pas. On peut le voir dans les dynamiques contenues ainsi que dans des indications comme “grazioso” et “un poco buffo ma con eleganza”, etc. […] Le dernier moment de distraction est légèrement différent des précédents : des indications de nuances, des ornements, etc., y apparaissent. C’est comme si le violoncelle, contraint de jouer des répétitions monotones et ennuyeuses, essayait de les varier, et ce d’une façon naïve et décalée. À ce moment, les trompettes interviennent pour arrêter le violoncelle et crier leur phrase “furieuse”. Après une pause de cinq secondes, le violoncelle commence le premier Épisode, “invitant” quelques instruments dans un dialogue qui se développe par la suite en une musique plus animée. Les cuivres y mettent fin comme dans la conclusion de l’Introduction. Les épisodes suivants se déploient d’une manière comparable. Leur caractère est toujours “grazioso”, “scherzando”, et ainsi de suite. Seules les interventions des cuivres sont “sérieuses”, et ce jusqu’à la fin de la pièce. 20 mercredi 27 février La Cantilène commence et s’épanouit sur une vaste mélodie. Pour y mettre fin, quelques cuivres ne suffisent pas. Cette fois, les interventions “furieuses” prennent la forme d’un large tutti orchestral, et le Finale commence alors. Arrive une sorte de combat entre le violoncelle et l’orchestre, après quoi le violoncelle, jouant trois sections très rapides, est “attaqué” par de petits groupes d’instruments. Finalement, l’orchestre “l’emporte”, atteignant un climax après lequel le violoncelle pousse une “lamentation” [c’est la “mort” dont parlait Rostropovitch]. L’œuvre aurait pu s’achever ici. Mais plutôt que la lugubre conclusion en disparition que l’on aurait pu attendre arrive une coda courte et rapide à la fin “triomphante”, [rappelant] le début de l’œuvre ou plutôt son atmosphère lumineuse, qui dans la coda retrouve finalement la prééminence. » Angèle Leroy Robert Schumann (1810-1856) Symphonie n° 2 en ut majeur op. 61 Sostenuto assai – Un poco più vivace – Allegro ma non troppo Scherzo Adagio espressivo Allegro molto vivace Composition : 1845-1846. Dédicace : au roi Oscar 1er de Norvège et de Suède. Création : à Leipzig, le 5 novembre 1846. Effectif : 2 flûtes, 2 hautbois, 2 clarinettes, 2 bassons – 2 cors, 2 trompettes, 3 trombones – timbales – cordes. Durée : environ 40 minutes. Les symphonies de Schumann font la preuve d’un très curieux paradoxe. Régulièrement applaudies par les publics du monde entier, elles font non moins invariablement l’objet de reproches et de critiques émanant de fins connaisseurs, parfois d’admirateurs de l’œuvre du musicien. Ces derniers leur reprochent une maladresse dans le traitement de la grande forme comme une orchestration défectueuse ou jugée « terne ». De grands chefs d’orchestre, tels Mahler ou Felix Weingartner, se sont appliqués à corriger les prétendues fautes de Schumann là où d’autres ont montré que le respect simple des indications données et l’attention fine à l’équilibre des plans suffisait à faire sonner les œuvres. « On dit qu’il orchestre gris ; moi, il me parle à l’âme » résume Willy, le célèbre critique musical et premier mari de Colette. Créée par Mendelssohn au mois de novembre 1846, la Deuxième Symphonie n’a pas échappé à la querelle des partisans et des détracteurs. Son accueil, froid, lors de la première fut tempéré par une reprise triomphale moins de deux semaines plus tard. Certains ont dénoncé sa fausse grandeur tandis que d’autres, tels Brahms, Joachim ou Tchaïkovski, en ont fait leur ouvrage préféré. Elle constitue, il est vrai, l’une des plus belles pages du Romantisme par la richesse de ses idées, la diversité de ses 21 climats ou la singularité de son organisation. Son plan hautement original repose en effet sur un temps musical inédit. Le matériau de l’introduction lente est entendu à la fin du Scherzo puis du dernier mouvement tandis que le thème de l’Adagio est de nouveau développé dans le finale, selon un tissage complexe des éléments thématiques. Chaque mouvement révèle à son tour une conception neuve. L’introduction lente, fondée sur les sonneries imposantes des cuivres, les lignes chromatiques des basses puis le chant expressif d’un hautbois, forme un exorde aussi solennel qu’émouvant. L’Allegro qui suit semble abolir (à l’audition) les repères classiques de forme. L’absence de césures fortes, la célérité des dialogues, l’évitement des contrastes marqués donnent le sentiment d’une montée continue de sève. À peine peut-on distinguer un second thème défini par les inflexions chromatiques des violons que déjà le développement commence, dominé par les tons mineurs. Une accalmie soudaine se fait sentir – comme une reprise de souffle avant un nouvel élan. Les rythmes heurtés, les accents expressifs, le déploiement des forces orchestrales mènent vers une réexposition fiévreuse puis une coda enflammée où les sonneries de l’introduction sont reprises sur un ton triomphal. L’intérêt est constamment avivé au sein du Scherzo, un mouvement fougueux où l’on devine l’influence de Mendelssohn dans les dialogues alertes, les mouvements de surface rapides ou la tonalité constamment fuyante. Un premier trio fait la part belle aux bois avant qu’un second ne mêle référence à Bach et flamme romantique. L’Adagio est probablement le point culminant de l’œuvre par son ton intériorisé et recueilli. Les contrastes y sont bannis et le lyrisme tempéré par les ambivalences majeur/mineur. La mélodie initiale, marquée par le chromatisme et les appoggiatures délicates, donne naissance à un tableau en clair-obscur où se devine un profond mal-être, sinon le souvenir de quelque douleur lancinante. Pendant deux ans, Schumann fut la proie d’une terrible crise dépressive. « J’ai écrit la symphonie en décembre 1845, encore à moitié malade. Il me semble que cela doit s’entendre. Ce n’est que dans le dernier mouvement que je me suis senti de nouveau mieux », confiait-il à Georg Otten en 1849. Le mouvement se fait l’écho de la peine endurée. Le tempo vif, les gammes ascendantes, les motifs en notes répétées et les modulations rapides confèrent au finale un caractère fougueux, où les repères traditionnels de forme volent de nouveau en éclat. La symphonie se mue dès lors en une vaste fantaisie. La réexposition ne se fait jamais sentir tandis que les coups de théâtre se multiplient. Une grande pause interrompt la progression et prélude à l’exposition d’un nouvel élément présenté par le hautbois. Le discours redémarre mais est à nouveau brisé. On songe que la reprise est imminente mais il n’en est rien : une nouvelle élaboration commence, menant vers une citation de Beethoven extraite d’un célèbre cycle de lieder, An die ferne Geliebte (« À la bien-aimée lointaine »), puis une coda où le nouveau thème, traité en canon, est combiné avec le thème principal puis les sonneries de cuivres de l’Allegro initial. La symphonie s’achève dans un sentiment d’apothéose, comme un triomphe sur les souffrances passées. Jean-François Boukobza 22 VENDREDI 1ER MARS – 20H Salle des concerts Paris-Berlin Maurice Ravel Introduction et Allegro Claude Debussy Prélude à l’après-midi d’un faune – arrangement de Fabrice Pierre Sonate pour flûte, alto et harpe entracte Johannes Brahms Quintette pour clarinette et cordes Emmanuel Pahud, flûte Paul Meyer, clarinette Marie-Pierre Langlamet, harpe Daishin Kashimoto, violon Maja Avramović, violon Amihai Grosz, alto Raphaël Pidoux, violoncelle Avec le soutien du Goethe-Institut de Paris. Enregistré par France Musique, ce concert sera diffusé le 15 mars à 14h. Fin du concert vers 21h45. 23 Maurice Ravel (1875-1937) Introduction et Allegro pour harpe avec accompagnement de quatuor à cordes, flûte et clarinette Composition : juin 1905. Dédicace : à Albert Blondel. Création : le 22 février 1907 à Paris, Cercle musical de la Société française de photographie, avec Micheline Kahn (harpe), le quatuor Firmin Touche, Philippe Gaubert (flûte), M. Pichard (clarinette), sous la direction de Charles Domergue. Durée : environ 11 minutes. Au début du XXe siècle, les firmes Pleyel et Érard se livraient à une rude concurrence et commandaient des œuvres nouvelles aux compositeurs. C’est ainsi qu’en 1904 Gustave Lyon, directeur de la firme Pleyel, demanda à Debussy d’écrire une pièce pour son nouveau modèle de harpe chromatique. De là naquirent les deux Danses pour harpe et orchestre. La maison Érard ne fut pas en reste, et son directeur, Albert Blondel, passa commande d’une pièce pour harpe à Maurice Ravel. L’œuvre semble avoir été achevée rapidement, si l’on en croit la lettre que Ravel adressa au critique et ami Jean Marnold, le 11 juin 1905 : « Huit jours de travail acharné et trois nuits de veille m’ont permis de l’achever, tant bien que mal. » La formation choisie par Ravel (un septuor) est d’une grande originalité et donne à l’œuvre une couleur champêtre : une flûte, une clarinette, un quatuor à cordes et une harpe qui se voit confier un rôle bien souvent de soliste. La structure est de facture classique : un allegro à deux thèmes, le second ayant été préalablement exposé dans l’introduction. Dans ses souvenirs, la violoniste Hélène Jourdan-Morhange évoque cette partition aux multiples facettes, « qui aurait pu, comme beaucoup de compositions ravéliennes, être dansée : petit ballet-conte de fée où tous les rêves eussent trouvé à s’alimenter dans le climat irréel de la musique ». Denis Herlin Claude Debussy (1862-1918) Prélude à l’après-midi d’un faune – arrangement de Fabrice Pierre Composition : 1892-1894. Création : le 22 décembre 1894 à la Société Nationale de Musique (Paris) par l’Orchestre de la SNM sous la direction de Gustave Doret. Durée : environ 11 minutes. C’est par l’intermédiaire du poète symboliste André-Ferdinand Herold, ancien élève de l’École des Chartes et petit-fils de Louis-Joseph-Ferdinand Herold, compositeur du Pré aux clercs, que Claude Debussy eut l’opportunité de rencontrer Stéphane Mallarmé, certainement à l’automne 1890. Herold venait de montrer à Mallarmé les Cinq Poèmes de 24 vendredi 1er mars Baudelaire de Debussy dont la « beauté neuve » des harmonies ne manqua pas de l’impressionner. Il envisagea alors de demander à Debussy sa collaboration pour un projet de représentation au Théâtre d’Art de son « Églogue », L’Après-midi d’un faune. Le long poème avait été esquissé par l’écrivain dès juin 1865 et adressé au Parnasse contemporain en 1875. D’abord prévu pour le 27 février 1891, le spectacle, annoncé comme « un tableau en vers de Stéphane Mallarmé, partie musicale de Mr. De Bussy », fut retardé. Debussy reprit en 1892 les esquisses du projet. La musique devait alors former un triptyque symphonique, intitulé Prélude, Interlude et Paraphrase finale sur l’Après-midi d’un faune, qui, sous cette forme, ne vit pas le jour. Avant même que le Prélude fût achevé, Mallarmé eut l’occasion de l’entendre. À ce sujet, Debussy écrit rétrospectivement : « Mallarmé vint chez moi, l’air fatidique et orné d’un plaid écossais. Après avoir écouté, il resta silencieux pendant un long moment, et me dit : “Je ne m’attendais pas à quelque chose de pareil ! Cette musique prolonge l’émotion de mon poème et en situe le décor plus passionnément que la couleur” » (25 mars 1910). Avant la première de l’œuvre à la Société Nationale le 22 décembre 1894, Debussy avait pris le temps de rédiger un billet à l’attention de Mallarmé : « Cher maître, ai-je besoin de vous dire la joie que j’aurai si vous voulez bien encourager de votre présence les arabesques qu’un peut-être coupable orgueil m’a fait croire être dictées par la flûte de votre faune » (20 décembre 1894). Mallarmé ne manqua pas de lui faire part de son enthousiasme en lui composant ces quelques vers inscrits sur un exemplaire de L’Après-midi d’un faune qu’il lui fit parvenir après la première audition : « Sylvain d’haleine première / Si ta flûte a réussi, / Ouïs toute la lumière / Qu’y soufflera Debussy». Selon François Lesure, Debussy ne devait recevoir cet exemplaire qu’en juin 1897. Évocation du caractère irréel et intemporel du mythe, tout à la fois « musique ondoyante», « berceuse », pour reprendre les expressions de Debussy lui-même, cette œuvre pouvaitelle espérer une chorégraphie, apparemment si éloignée des intentions premières et pourtant si admirable pour les yeux d’aujourd’hui ? Caractère anguleux des mouvements, sensualité exacerbée des attitudes : c’est pourtant ce que fut la chorégraphie de Nijinski en 1912. Par-delà les discordances apparentes, elle souhaitait retrouver l’énigme du trouble « délice ». Maxime Joos 25 Claude Debussy Sonate n° 2 pour flûte, alto et harpe en fa majeur Pastorale Interlude. Tempo di minuetto Finale Composition : fin septembre-début octobre 1915. Création : le 10 décembre 1916 à Paris, Éditions Durand, par Albert Manouvrier (flûte), Darius Milhaud (alto) et Jeanne Dalliès (harpe chromatique). Durée : environ 17 minutes. Debussy en fut-il conscient ? L’effectif de la Sonate pour flûte, alto et harpe n’est autre que le trio germanique travesti : la flûte remplace (comme souvent du temps de Couperin) la partie de violon ; l’alto n’est là que pour offrir un son plus étrange que le violoncelle ; quant à la harpe, ce n’est qu’un équivalent romantico-symboliste du clavier traditionnel, devenu trop pesant face à ses partenaires (le clavecin n’était pas encore à la mode). L’important est que l’interrogation debussyste nous terrasse dès les premières mesures : harpe apeurée supplantée par une flûte indécise, relayée très vite – en un mixage phénoménal ! – par un alto d’un esseulement pathétique… Le caractère presque mourant d’un tel début est tellement intoxicant que le musicien a spontanément recours au fameux « second thème » de la « sonate » (en principe honnie), second thème qui, pour ne pas être identifié comme tel, fait mine de prolonger – avec une désinvolture soudain aérienne – ce qui vient d’être avoué… Tout le « mouvement » (donné comme Pastorale) s’improvise dès lors entre ces deux extrêmes, avec quelques épisodes plus âpres ou plus soucieux, s’acheminant chaque fois vers des gambades et du cache-cache : Watteau, Verlaine… L’Interlude qui suit se veut Menuet, mais l’interrogation des « circonstances de la vie » n’y est pas moins planante, prégnante, poignante, hors de toute continuité banale (avec notamment l’élan de deux improvisations enthousiastes, vite gangrenée par le thème initial). La fin sera totalement hagarde, sur une étrange note tenue, au grave de l’alto. Seulement dans le finale (risoluto), Debussy affectera une certaine énergie – fusée ralentie petit à petit et relancée sans cesse, tant bien que mal –, ses éléments dynamiques se trouvant inexorablement dispersés (comme dans la fin d’Iberia) et n’étant plus assemblés que par une couleur générale de plus en plus plombée. La pirouette finale n’abusera personne. Marcel Marnat 26 vendredi 1er mars Johannes Brahms (1833-1897) Quintette pour clarinette et cordes en si mineur op. 115 Allegro Adagio Andantino Con moto Composition : achevée à l’été 1891. Création : le 12 décembre 1891 à Berlin, par Richard Mühlfeld à la clarinette et les membres du Quatuor Joachim aux cordes (Joseph Joachim et Carl Halir au violon, Emanuel Wirth à l’alto et Robert Hausmann au violoncelle). Durée : environ 35 minutes. Tout comme les œuvres pour clarinette de Mozart doivent le jour à l’amitié avec Anton Stadler et celles de Weber à la rencontre de Heinrich Bärmann, les dernières partitions de chambre brahmsiennes furent le fruit de la fréquentation de Richard Mühlfeld, clarinettiste de l’orchestre de Meiningen avec lequel le compositeur passe le plus clair de son temps lors de son séjour au palais ducal au printemps 1891. Malgré sa décision de ne plus composer, Brahms se remet au travail : cela donnera le Trio pour piano, violoncelle et clarinette op. 114 et le Quintette pour clarinette et cordes op. 115 lors de l’été 1891, puis, trois ans plus tard, les deux Sonates pour piano et clarinette op. 120. Élément déclencheur de l’inspiration, le son délicat et chaud de « Fraülein Klarinette », comme Brahms surnomme aimablement Mühlfeld, est ici serti d’un quatuor à cordes dans la lignée d’un Mozart (et de son superbe Quintette K. 581, première œuvre de l’histoire de la musique à associer ces cinq instruments) et d’un Weber – dont le premier mouvement se souvient d’ailleurs avec une allusion voilée au Premier Concerto pour clarinette et orchestre, que jouait Mühlfeld lors de sa rencontre avec Brahms. Œuvre automnale, d’une mélancolie apaisée, le Quintette s’ouvre sur quatre mesures de délicates guirlandes en tierces des deux violons qui constitueront à la fois le germe du matériau thématique du mouvement et un point de repère formel, leurs itérations marquant chaque articulation. La forme sonate y adopte des allures de rêverie, du plus retenu au plus passionné, du plus homophone au plus concertant, jusqu’à une délicate coda qui prend congé sur la pointe des pieds, annonçant ainsi l’Adagio suivant, dont la simplicité formelle n’a d’égale que la finesse d’écriture. La clarinette, au premier plan, retrouve dans la partie centrale les accents rhapsodiques du violon dans le Concerto pour violon et orchestre de quelques années plus ancien, et les rend plus enchanteurs encore. Le troisième mouvement, de forme complexe, laisse pressentir ce que le finale affirmera : ici, tous les thèmes sont liés, et il est difficile de savoir quelle est la version originelle et quelles sont les dérivations, tant toutes ces présentations font sens. Le doux Con moto conclusif pousse d’ailleurs la logique à l’extrême en adoptant une forme chère à Brahms, celle du thème et variations (utilisée, en musique de chambre, par les finales du Quatuor 27 à cordes n° 3 op. 67 et par la Seconde Sonate pour clarinette), et en faisant réapparaître dans la cinquième variation… les guirlandes liminaires ! Un chef-d’œuvre, véritablement : les auditeurs, tous portés d’un enthousiasme émerveillé lors de la première audition de l’œuvre, ne s’y sont pas trompés. Angèle Leroy 28 SAMEDI 2 MARS – 20H Johann Sebastian Bach Concerto pour hautbois BWV 1056 Concerto pour violon BWV 1041 Concerto pour hautbois BWV 1053 entracte Concerto pour violon BWV 1042 Concerto pour hautbois et violon BWV 1060 Guy Braunstein, violon Ramón Ortega Quero, hautbois Philharmonische Camerata Berlin Fin du concert vers 21h50. 29 Johann Sebastian Bach (1685-1750) Concerto pour hautbois en sol mineur BWV 1056 Allegro moderato Largo Presto Durée : environ 11 minutes. Concerto pour violon en la mineur BWV 1041 [Sans titre] Andante Allegro assai Durée : environ 15 minutes. Concerto pour hautbois en fa majeur BWV 1053 Allegro Siciliano Allegro Durée : environ 19 minutes. Concerto pour violon en mi majeur BWV 1042 Allegro Adagio Allegro assai Durée : environ 18 minutes. Concerto pour hautbois et violon en do mineur BWV 1060 Allegro Adagio Allegro Durée : environ 15 minutes. 30 samedi 2 mars Ce programme de concertos ramène à cette période très particulière de la vie de Bach, où durant cinq années il n’occupa aucune fonction d’organiste liturgique ni de musicien de ville, mais fut le musicien favori d’un prince. Ce jeune Léopold d’Anhalt-Coethen entretenait dans sa minuscule principauté un important orchestre de toute première qualité, où lui-même tenait parfois la partie de viole de gambe, et que dirigeait son ami Bach. L’orchestre brillait surtout par ses instrumentistes à cordes, et le compositeur les honora de concertos et de sonates en quantité. Il y avait concert chaque soir, où se produisaient Bach et ses musiciens, abondamment pourvus en musiques nouvelles. À ses troupes de Coethen, donc, le Capellmeister fit jouer de très nombreuses partitions dont il était l’auteur et dont il ne demeure que de maigres mais admirables vestiges. De tous les autres concertos aujourd’hui perdus, quelques adaptations ou transcriptions dues à Bach lui-même ont survécu, notamment sous forme de concertos pour clavecin à Leipzig. D’autres morceaux sont passés dans des cantates. On a pu ainsi reconstituer quelques concertos vraisemblables, et principalement des versions originelles d’œuvres dont on ne connaît qu’une version ultérieure. Un exemple très caractéristique d’adaptation d’une œuvre à l’autre est donné par le Concerto pour hautbois et cordes BWV 1056. Pour ses besoins à Leipzig, Bach a transcrit un concerto antérieur pour instrument soliste, composé à Coethen, en un concerto pour clavecin et cordes, le très célèbre Concerto en fa mineur. Mais si l’on ne possède plus la partition de l’original, tout montre qu’il s’agissait une œuvre pour un instrument soliste, adaptée et amplifiée ultérieurement pour le clavecin. On pense généralement que le soliste serait ici le violon. Mais Bach a entretemps utilisé l’admirable mouvement médian comme sinfonia introductive de la cantate Ich steh mit einem Fuss im Grabe BWV 156, où la mélodie soliste est confiée au hautbois. D’où la légitime « reconstruction » du concerto pour clavecin en concerto pour hautbois. Encadrant la mélopée du Largo central, les deux mouvements rapides sont directement imités des modèles des concertos de soliste italiens. Le Concerto pour violon et cordes en la mineur BWV 1041 est caractéristique de l’influence que la musique ultramontaine exerça sur le musicien allemand, mais en même temps de ce qu’il en fit de plus personnel. Le premier mouvement présente une alternance régulière d’épisodes en tutti et en soli ; mais au lieu de se borner à une opposition mécanique entre refrain et couplets, la texture en est très travaillée, d’une densité polyphonique inhabituelle. Impressionnant, l’Andante s’avance sur la marche lente et obstinée d’une basse majestueuse, tandis que le soliste développe une mélodie merveilleusement ornée. Quant au finale, Allegro, c’est une gigue endiablée, vigoureuse et très virtuose. 31 Le Concerto en fa majeur pour hautbois et cordes BWV 1053 offre un nouvel exemple de remploi de ses œuvres par Bach. On en connaît la version tardive, qui n’est autre que le Concerto en mi majeur pour clavecin et cordes. L’écriture même de la partie de clavecin indique qu’il s’agissait d’une œuvre pour un unique instrument soliste. Mais la densité de texture de la partie orchestrale implique que celui-ci ait été suffisamment sonore, très vraisemblablement un hautbois. Aussi plusieurs reconstitutions en ont-elles été proposées, dont une pour hautbois d’amour en ré majeur et celle-ci, pour hautbois en fa majeur. Avant de le transcrire pour le clavecin, Bach en utilisa le matériau dans deux cantates, les premier et deuxième mouvements dans la cantate Gott soll allein mein Herz haben BWV 169, et le troisième mouvement dans la cantate Ich geh’ une suche mit Verlangen BWV 49. L’Allegro initial est une sorte de joyeuse et volubile aria vocale avec reprise en da capo. Au centre, un Siciliano déploie une langoureuse mélodie, tandis qu’un Allegro vigoureux conclut l’œuvre avec brio. Justement célèbre, le Concerto pour violon et cordes en mi majeur BWV 1042, généralement nommé n° 2, est beaucoup plus qu’un quelconque morceau de bravoure ou de charme, même s’il est tout cela à la fois et requiert une très réelle maîtrise de l’instrument soliste. C’est une œuvre grave, d’une écriture très élaborée et d’une magnifique richesse d’invention. Le premier mouvement, Allegro, est construit à la manière d’une aria da capo à l’italienne, c’est-à-dire qu’à une première section en majeur succède une deuxième en mineur, avant la reprise de la première. En mode mineur, l’Adagio médian s’ouvre sur une mélancolique ritournelle des cordes. C’est elle qui supportera constamment la très longue phrase du violon soliste, déploration qui paraît ne jamais devoir finir, mais un instant éclairée par une échappée en majeur. Dissipant ces tourments, le bref et dansant Allegro final est bâti comme un rondo, dans son alternance de refrain et de couplets. Il termine l’œuvre dans une envolée lumineuse. On connaît bien l’admirable Concerto pour hautbois, violon et cordes en ut mineur BWV 1060a, l’un des chefs-d’œuvre de la musique concertante de Bach, par la transcription que l’auteur lui-même en a faite plus tard, sous forme d’un concerto pour deux clavecins et cordes. L’original est hélas perdu, comme tant d’autres, mais tout porte à croire que le concerto était destiné à deux instruments monodiques solistes, deux violons ou plus vraisemblablement un hautbois et un violon. Si le caractère de la version pour deux clavecins est plus dense et polyphonique, la texture est plus transparente avec le violon et le hautbois dont le dialogue avec les cordes se trouve mieux mis en valeur. Le puissant Allegro initial se développe dans cette tonalité d’ut mineur propre à l’expression d’une souffrance courageusement dominée. Contraste total avec l’Adagio médian, très lyrique et pacifié, où le dialogue des deux solistes en écriture fuguée est soutenu presque de bout en bout par les pizzicati des cordes. L’Allegro final renoue avec l’énergie du premier mouvement, énergie jubilatoire dont les oppositions et les effets d’échos font sans cesse rebondir l’intérêt. Gilles Cantagrel 32