Un chercheur toujours aux aguets

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Un chercheur toujours aux aguets
Un chercheur toujours aux aguets
Hommage à François Roustang
François Roustang est mort hier. Je suis bien sûr extrêmement triste et
je me suis dit que le mieux était de partager avec vous quelques réflexions.
François a été pour moi un maître unique. J’ai rencontré de très nombreux
maîtres, particulièrement dans la tradition bouddhique. Mais en un sens,
l’un des plus importants de tous ceux que j’ai rencontrés a été François. Je
sais qu’il n’aurait pas aimé que je dise une telle chose, lui qui avait en
horreur l’idée même de maître, et qui était suspicieux de notre idée
habituelle et bien trop floue de spiritualité.
Mais François est l’une des
personnes que j’ai rencontrée qui m’a le plus profondément libéré, en
m’invitant à être qui je suis.
Or être qui l’on est, voilà un grand défi ! Car
nous ne sommes pas quelque chose que l’on pourrait saisir, connaître,
examiner — l’énigme de notre être ne s’ouvre du coup que dans un geste
absolument déconcertant, un geste où nous ne faisons plus rien, où nous
coïncidons avec ce que nous sommes et que nous ne connaissons pas.
Nous coïncidons avec ce qui nous est étranger mais qui néanmoins nous
regarde — et ce d’une manière indiscutable.
Etre qui nous sommes, c’est
pouvoir s’en remettre à ce qui nous échappe en toute confiance. Que
François ait été, pour moi, un maître absolument unique et libérateur est,
j’en ai bien conscience, surprenant. Et j’en ai même été le premier
déconcerté. En quoi un « thérapeute » et même un « hypnothérapeute »
pourrait-il être un maître de vie ? Du reste, là est la raison pourquoi j’ai
ignoré son travail pendant des années. Régulièrement, j’ai rencontré des
gens qui me parlaient de lui, qui me disaient combien son travail avait des
points communs avec le mien. Mais je n’avais pas d’intérêt particulier pour
la psychologie — qui peut certes rendre des services mais qui reste à côté
de l’essentiel, quand elle ne le saccage pas. La psychologie réduit en effet
toute l’existence à des problèmes personnels, à des affections du moi qu’il
faudrait corriger — des problèmes psychologiques. Alors qu’elle prétend
nous en libérer, elle nous enferre toujours plus dans le narcissisme. Or
notre existence est beaucoup plus vaste, corporelle, relationnelle…
C’est
François qui, par l’intermédiaire de Jean-Marc Benhaiem pour qui j’ai une
infinie gratitude, avait demandé à me rencontrer. Il a même commencé, à
mon étonnement, à me poser de nombreuses questions sur la pratique de
la méditation. Et je dois dire que c’est sans doute l’une des choses les plus
ahurissantes que j’ai vécue : rencontrer un être d’un âge aussi canonique
que le sien, qui soit aussi follement curieux d’apprendre, de savoir…
brûlant d’une ardeur foudroyante pour l’énigme de la vérité.
Devant son
regret de ne pouvoir venir pratiquer dans l’Ecole, — il était trop âgé me
disait-il — , je lui proposais de venir chez lui. Et c’est comme cela que je l’ai
rencontré plus avant et me suis lié à lui.
En ouvrant un de ses livres,
Savoir attendre, j’ai eu un choc. Il y dénonçait de manière impitoyable la
psychologie — « la psychologie, écrit-il, n’existe pas parce que l’âme ou la
psyché ou le psychisme n’existe pas ».
François était un
psychothérapeute absolument libre de la psychologie. Voilà l’incroyable !
Ce fut une grande aventure que de lire tous ses livres. François Roustang
s’est engagé, en quittant la psychanalyse, dans un combat gigantesque
avec toute la tradition de l’Occident pour repenser à sa racine ce qu’est un
être humain. Pour lui, la guérison, mais plus amplement l’accomplissement
même de notre humanité, ne peut en passer que par un dégagement de
ce qui constitue la source même de notre être.
Et faire faire ce
dégagement — voilà à quoi il était devenu un véritable maître.
C’est
d’autant plus saisissant qu’aujourd’hui l’être humain est partout rabattu à
un ensemble de déterminations fixes, qui sont de plus en plus calquées sur
la machine. Ces déterminations nous empêchent de nous libérer de nos
tourments, de nous détendre en nous-mêmes et nous privent de notre
propre humanité. Quand j’ai travaillé avec François, ce qu’il m’a montré
c’est que toute douleur vient justement d’une forme de coupure, de
déchirure avec la source énigmatique au cœur de notre être. Cette énigme
de notre être l’est — non pas parce qu’elle est confuse ou obscure mais
parce qu’elle n’est pas un objet de connaissance. Or c’est précisément la
volonté d’en faire un objet de connaissance qui nous arrache d’elle — et
nous rend abstrait. Ce que ne cessait de montrer François Roustang, c’est
simplement que nous sommes tous trop abstraits.
L’Occident est pris,
depuis l’éclat Grec, par la tentation de saisir l’être humain comme un «
animal rationnel », comme un « sujet », comme un « consommateur »,
comme un « ensemble de mécanismes physiques et psychiques ». A
chaque fois, l’essentiel est manqué. A chaque fois, nous devenons un peu
plus abstrait. La situation est aujourd’hui complètement fermée. D’une
part domine une conception mécanique de l’être humain – qui est
profondément inhumaine et qui perdure malgré l’échec du nazisme qui n’a
pas cessé de vouloir rabattre l’existence humaine sur la biologie.
De
l’autre, on a la psychologie qui est une pure fiction, enfermant l’individu
dans un ensemble d’illusions : l’idée illusoire d’une causalité mécanique (si
tu as telle maladie, cela à un sens psychologique qu’il te faut entendre !),
l’idée grotesque du moi (la psychologie croit que chacun d’entre nous est
une sorte de moi fermé qu’elle pourrait comprendre), de coupure entre la
psyché et le physique comme si l’esprit et le corps étaient deux entités
distinctes !
Lire François a été une joie aussi grande que libératrice. Par
un tout autre chemin que ceux que je connaissais, il était possible de se
poser au point où tout est résolu et à partir duquel tout peut se libérer. Je me suis évidemment souvent interrogé sur le paradoxe que c’était un
« hypnothérapeute » qui m’apparaissait comme l’un des grands maîtres
de notre temps. Le poète Rainer Maria Rilke écrivait que « nos traditions
ne sont plus que branches mortes que n’alimente plus la sève des racines
». Or voilà bien la situation où nous sommes.
Le rôle du maître est de réouvrir les possibles dans un temps où ils semblent tous fermés. Or voilà ce
qu’aucun maître spirituel n’est plus à même aujourd’hui de faire.
François s’est engagé dans un double mouvement : entrer en débat avec
toute l’histoire de la pensée Occidentale pour repérer ce qui en elle nous
ferme à la vie, et entrer en débat avec ce qui dans notre temps ne permet
pas à l’être humain d’être. Il s’est donc agi pour François de mettre à mal
à la fois la conception habituelle de l’être humain, et de ce qu’est la
pensée, l’action, la guérison…Et de l’autre, de quitter les cadres habituels
— religieux, idéologique, scientifique et philosophique — d’une parole de
vérité au nom même de l’exigence de vérité.
Un soir que je disais à
François : « c’est fou comment l’hypnose vous passionne ! », il me
répondit, « non, ce qui me passionne, c’est la vérité ».
François a inventé
une thérapeutique qui soit hors du bavardage de la pseudo-science qu’est
la psychologie comme du cadre de la science qui n’est pas à même
d’éclairer le secret de l’existence humaine. A mon avis, c’est bien là la
limite de quelqu’un d’aussi exceptionnel que Lacan. Malgré tout son effort
pour quitter les rives de la psychologie, et fonder enfin une parole à la
hauteur de la souffrance humaine, il a été aspiré d’abord par le rêve
scientifique du structuralisme — dont il faudra un jour montrer le
verrouillage qu’il opère sur l’énigme de l’existence humaine — puis par le
rêve d’une mathématisation au fond assez naïve de la réalité. Moi qui
suis engagé dans la pratique de la méditation, j’ai bien cherché depuis plus
de vingt ans comment éviter d’enfermer cette pratique dans le cadre du «
bouddhisme », de la « spiritualité ».
Pourquoi ? Parce que le bouddhisme
en tant que religion est aussitôt fermé dans un discours à défendre, un
clergé à protéger, une doctrine à prouver.
Parce que la spiritualité en
Occident semble une sorte d’élévation de l’esprit hors du corps, hors de la
réalité commune.
François Roustang montre que l’expérience — qu’on
l’appelle hypnose, pleine présence, méditation, poésie, intuition, liberté —
est bien au cœur de toute existence. Qu’aucun discours ne la saisit. Or sans
elle, rien de ce qu’est l’être humain n’est préservé. Rien de la vie n’est
possible.
A la différence de certains de ses lecteurs, je ne crois pas que
le cœur du travail de François a été de montrer que l’expérience
hypnotique est au centre de toute expérience humaine, mais que
l’hypnose est un cas particulier d’un phénomène beaucoup plus ample.
Personnellement, François m’a montré comment habiter plus
profondément cette expérience en étant désinvolte.
Je lui avais fait part
de mon étonnement qu’il choisisse de nommer l’expérience de liberté et
de détente qui se déploie à chaque fois que nous faisons ce geste crucial
de « ne rien faire », par le terme de désinvolture. Pour nous, le mot est
plutôt négatif. Etre désinvolte, c’est manquer de sérieux ! Or, Jean
Beaufret propose dans un texte de traduire le terme Gelassenheit —
habituellement traduit par « sérénité » par désinvolte. J’étais frappé de
cette coïncidence. Je parlais de tout cela à François — ouvrant mon petit
carnet où j’avais noté une série de questions qui me taraudaient.
François m’expliqua en effet le sens de la désinvolture — et comment le
mot se trouve aussi chez Maître Eckhart et chez Goethe. Puis il me
demanda, et vous, ne voulez-vous pas être vraiment désinvolte ?
Devant
mon acquiescement, il me répondit « Alors laissez tomber votre carnet ! »
Chaque fois que François rencontrait quelqu’un, il lui montrait comment
changer en revenant au lieu même de l’énigme de sa propre humanité. Ce
geste pour dénouer ce qui en nous est noué, ne repose sur aucune
stratégie, protocole ou technique mais implique de coïncider avec notre
être, c’est-à-dire la présence de notre corps, du contexte tout entier où
nous sommes …
Ce qu’à découvert François est la grande aventure, la
grande aventure pour notre siècle, — une aventure que nous n’avons pas
importée d’une autre culture — qui est au cœur même de notre histoire,
mais que nous ne cessons d’oublier, de manquer, de perdre… Le génie de
François est de n’avoir jamais cessé de nous inviter à la vivre… Je suis empli
d’une infinie gratitude pour ce qu’il a fait, donné et ouvert.
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