Le Monde.fr BONGA

Transcription

Le Monde.fr BONGA
Le Monde.fr : Imprimer
http://www.lemonde.fr/imprimer/article/2012/02/10/1641699...
Bonga, la voix rauque de la décolonisation
| 10.02.12 | 13h19 • Mis à jour le
10.02.12 | 14h16
Bonga débarque de Lisbonne, la capitale portugaise berceau de la lusophonie. L'Angolais nomade porte un pardessus
cintré à motifs gris et noir, des lunettes de soleil. Il trimbale une petite valise rouge et un long tube contenant son
instrument fétiche, la dikanza, une longue tige de bambou que l'on frotte d'une baguette en bois. Bonga Kuenda - c'est
son nom de guerre -, 68 ans, vit près de Lisbonne, à Queluz, où les touristes visitent le château royal, ses azulejos et ses
jardins. "C'est calme. Je dois être l'habitant qui fait le plus de bruit, tout le monde le sait car ma table est ouverte", dit
l'homme énergique et carré, sportif discipliné.
Bonga aime les familles nombreuses, "car je suis un homme africain. Je n'ai que six enfants, nous étions neuf à la
maison, c'était la fête tout le temps". Il adore cuisiner le moemba - farine de manioc, mélangée au bongo et à l'huile de
palme. Dans Hora Kota, "l'heure des sages", son trentième album, qui sort le 13 février, il décrit une sorte d'internationale
du haricot, le légume sec qui voyageait avec les marins lusitaniens, tout noir dans la feijoada brésilienne, tout blanc pour
la catchupa cap-verdienne, le makunde de la farine angolaise, le haricot curé du Portugal...
Quand Bonga parle, on retrouve par instants cet exceptionnel éraillement de la voix, ces inflexions exprimant d'emblée la
cassure, la force arc-boutée et le vague à l'âme. Voilà quarante ans que cette voix séduit, étonne. Ce n'est pas seulement
par son exotisme ni parce qu'elle met les nerfs à vif ou les sentiments en vrac. C'est parce qu'elle est unique, abrasive,
résistante à tout - une qualité appréciée par Bernard Lavilliers, qui l'a embauché pour un récent duo, Angola, publié dans
Causes perdues et musiques tropicales, et repris dans Hora Kota. Cette force séduira aussi Marisa Monte, star
brésilienne, avec qui il enregistre en 1998 pour l'excellent album Red Hot Lisbonne, un titre volcanique, Mulemba
Xangola.
Bonga est un habitué des tubes, et, en Europe, un public jeune et essentiellement féminin continue d'entonner en choeur
Tenho uma lagrima no canto do olho, une sorte de samba (le semba vient d'Angola et a été transporté dans les cales de
navires négriers) ou Mona Ki Ngi Xica (1976), modèle de blues luso-africain.
José Adelino Barcelo de Carvalho, dit Bonga, est né en 1943 à Kipri, à une soixantaine de kilomètres de la capitale,
Luanda. Le père, fonctionnaire, "greffier chez l'ecclésiaste", est musicien amateur.
"Il y avait la forêt vierge, et surtout l'odeur de la jungle, une odeur de fruits et d'herbes, très forte, chaude, qui m'a marqué.
J'y retourne à présent, et j'en ramène du manioc que j'achète sur les bords du fleuve, et je respire, je respire, parce qu'en
ville il n'y a que l'odeur du dollar." Pour l'auteur prolifique (400 chansons revendiquées), Hora Kota est aussi l'occasion de
faire le point sur l'Angola, un eldorado qui a tout, du pétrole, du gaz, des diamants, des eaux poissonneuses... mais que
trente-sept ans de guerre civile ont mis sur le flanc et soumis à la corruption.
Dans les années 1950, le guitariste et chanteur Carlos Liceu Vieira et le groupe Ngola Ritmos mélangent les musiques
paysannes rituelles ou festives (le semba, le kazutuka, du carnaval de Luanda) avec les sons urbains. Carlos Vieira
participe au mouvement africaniste surgi dans la banlieue de Luanda. Il sera à ce titre déporté au Cap-Vert en 1959, et
enfermé au bagne de Tarrafal, comme de nombreux intellectuels opposants à Salazar. C'est une autre internationale
lusitanienne qui se crée : celle de la résistance à la dictature. Le jeune José Adelino suit ce chemin, il prend le nom
africain de Bonga Kuenda. Il rejoint la formation de son père accordéoniste, musicien de rebita, le style des pêcheurs de
l'Ilha do Cabo, et fonde Kissueia ("la misère des quartiers pauvres" en kimbundu), un groupe où le commentaire de la
situation coloniale passe par des formes traditionnelles africaines, détestées des Portugais.
Une chape de plomb s'abat sur le Portugal, qui n'en sortira qu'en 1974, avec la "révolution des oeillets". Champion du
Portugal du 400 mètres, Bonga s'engage dans la lutte pour l'indépendance après avoir rejoint le club sportif Benfica de
Lisbonne. Subissant les foudres de la PIDE, la police politique, il s'exile en Hollande en 1966, à Rotterdam, où vit une
forte communauté cap-verdienne.
1 sur 2
01/03/12 18:24
Le Monde.fr : Imprimer
http://www.lemonde.fr/imprimer/article/2012/02/10/1641699...
Parmi eux, Joao Silva, dit Djunga di Beluca, un drôle d'énergumène plus tard ambassadeur du Cap-Vert en Hollande,
mais qui, pour l'heure, produit les albums des vedettes communautaires, Voz de Cabo Verde, Luis Morais, Bana. Ce
personnage pittoresque enregistre les deux albums qui ont ouvert la carrière de Bonga, Angola 72, qui comporte le titre
Mona Ki Ngi Xica, et Angola 74, où trône Sodade, la chanson qui rendra Cesaria Evora célèbre. "Cette chanson était très
prisée des musiciens cap-verdiens de Rotterdam avec qui j'avais enregistré. Son auteur, Amandio Cabral, avait publié un
45-tours (sur le label Monte Cara à Mindelo), peu de temps auparavant. Cette chanson (qui évoque la déportation des
Cap-Verdiens affamés vers les plantations d'Angola) concerne n'importe quel émigré, n'importe quelle femme battue",
commente Bonga.
Devenu Disque d'or, Bonga fait la "une" des journaux néerlandais. Il est alors reconnu par la PIDE et doit fuir "en
Allemagne, en Belgique". En 1973, il arrive à Paris, au Quartier latin, où se mélangent alors les artistes africains, les
Latinos, les Afro-Américains, les Brésiliens. "C'est là que je suis devenu artiste. Avec ma voix rauque, je suis devenu
préposé à la nostalgie, j'allais au Discophage, rue des Ecoles, tout le monde venait. C'était un climat de fête, de vie."
A la fin des années 1980, Bonga rentre au Portugal. "Au fur et à mesure que je racontais mon histoire, je montais en
grade dans l'estime d'une nouvelle génération de Portugais. Mais je ne pouvais toujours pas aller en Angola. En Angola
libre, après la "révolution des oeillets", on s'est mis à chanter la révolution. Ça n'a pas duré, les guerres civiles ont
commencé", avec d'un côté le Mouvement pour la libération de l'Angola (MPLA), parti créé par le héros de
l'indépendance, Agostinho Neto (1922-1979), soutenu par les Soviétiques et les Cubains et, de l'autre, l'Union pour
l'indépendance totale de l'Angola (Unita), mené par Jonas Savimbi (1934-2002), qui servait les intérêts de l'Afrique du Sud
de l'apartheid et des Etats-Unis. Bonga ne supporte ni l'un ni l'autre.
"Les Angolais n'ont pas eu le temps de récupérer leurs racines", ajoute Bonga, dont on écoutait les morceaux sous le
manteau. "Voilà mon pire souvenir : composer des chansons qui ont contribué à l'histoire musicale de mon pays, et ne
pas pouvoir y aller." En 2003, Bonga revient à Luanda, pour un concert sur la place Kinaxixi. "Le public chantait les
chansons qui avaient été interdites, alors j'ai compris qu'il fallait continuer."
Bonga aime encore le Luanda d'aujourd'hui, et l'Angola, constatant en riant (jaune) : "Les Chinois sont arrivés en masse et
donnent du tonus à l'économie. Avec les Portugais tout allait plus lentement. Et puis les sectes brésiliennes comme le
Reino de Deus ont proliféré." De Luanda, il goûte la joie des rues, mais en souligne les navrantes inégalités (Kambua,
chiens de riches choyés et chiens de pauvres sans pitance).
Hora Kota, 1 CD Lusafrica.
Prochaines dates de concert : les 9 et 10 mars à Paris (New Morning), le 30 à Montpellier (Victoires 2), le 31 Marseille
(Docks des Suds).
Sur le Web : www.lusafrica.com.
Véronique Mortaigne
Article paru dans l'édition du 11.02.12
© Le Monde.fr
| Fréquentation certifiée par l'OJD | CGV | Mentions légales | Qui sommes-nous ? | Charte groupe | Index | Aide et contact |
| Abonnements
Journal d'information en ligne, Le Monde.fr offre à Publicité
ses visiteurs
un panorama complet de l'actualité. Découvrez chaque jour
toute l'info en direct (de la politique à l'économie en passant par le sport et la météo) sur Le Monde.fr, le site de news leader de
la presse française en ligne.
2 sur 2
01/03/12 18:24