Le ressac
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Le ressac
Le ressac Le soleil se levait au loin, il semblait émerger des flots dans un halo doré. Un vent léger au goût salé vint effleurer mon visage. Je regardai le ciel. Pas un nuage à l’horizon. La journée s’annonçait chaude. Soudain, un cri perça cette atmosphère paisible. Je sursautai et fis volte face. Un enfant courait sur la plage, poursuivi par une fillette dont les cheveux tressés volaient au vent. Je repris ma respiration que, sans même m’en rendre compte, je retenais. Soulagée, je suivis du regard les enfants qui disparaissaient au loin. Je devais rester concentré. Il fallait absolument que je garde mon sang-froid pour ce qui allait suivre. Je fis quelques pas dans le sable mouillé, contrit et anxieux. A cette heure matinale, hormis les deux gamins, la plage était déserte. A vrai dire, je ne mesurais pas l’ampleur de la situation. *** Plus tard dans la journée, une petite fille aux tresses folles découvrit une inscription gravée d’un doigt hésitant dans le sable humide. Deux mots, à demi effacés par les vagues. « Pourquoi Lola? » *** Midi et son tumulte. La vie battait son plein. Par ces journées d’été, dans ce petit village de pêcheurs, les terrasses étaient bondées, les discussions, les éclats de rire et la musique se perdaient sous la chaleur du soleil qui les couvrait de son regard protecteur. C’était par ces instants que la vie s’annonçait prometteuse de bonheur et de tranquillité. Sauf pour moi. Installé dans la fraîcheur de l’ombre, caché dans le coin d’une pièce, j’observais, j’écoutais à travers la fenêtre la diversité inépuisable de la vie. J’attendais. Une partie de moi regrettait mon acte, et l’autre savait qu’il n’y avait plus d’autre issue possible. Mais les deux se mettaient d’accord sur une chose; ce qui était fait était fait. Je ne pouvais pas réécrire le passé. Maintenant, la seule chose qui me restait à faire était d’attendre. *** Dimanche 10 juillet. Tout le village était sous le choc. Le jour précédent, le cadavre d’un habitant avait été retrouvé, échoué sur la plage. Personne ne savait ce qui s’était passé. Et la police enquêtait sur place. L’autopsie avait révélé que ses poumons étaient pleins d’eau, ce qui confirmait que l’homme était mort noyé. Partout, on parlait de cet atroce événement. C’était la première fois que ce petit village de pêcheurs vivait une affaire pareille. Enfermé chez moi depuis des heures, je me repassais sans cesse les événements de la veille. Peut-être qu’à ma place, elle n’aurait pas fait ça. Peut-être que si elle était encore là, elle m’en voudrait de l’avoir vengée? Soudain, me tirant de mes pensées, quelqu’un fit irruption dans la pièce. C’était Julia, ma copine. Me saluant, elle me demanda si j’avais entendu les nouvelles. Je lui répondis d’un hochement de tête. Remarquant mon embarras, elle m’interrogea du regard. Baissant les yeux, je lui dis: « Julia, je crois que j’ai fait une bêtise. » Elle était la seule personne sur cette terre à qui je faisais encore confiance. Je pouvais peut-être tout lui raconter. Après mes dernières paroles, je crois qu’elle comprit une bonne partie de la situation. Le regard horrifié, elle s’exclama: - Qu’est-ce que tu as fait?? - Je, je… C’est à cause de Lola, bégayai-je. Exaspérée, elle s’écria: - Mais quand est-ce que tu te décideras donc à l’oublier? - Tu ne peux pas me demander de l’oublier! Elle était tout ce qui me restait de ma Manon! - Manon, Manon, Manon! Elle n’est plus là, aussi oublie-la! Sur ce, elle partit en claquant la porte en me laissant ces deniers mots: « Est-ce que tu te rends compte au moins de ce que tu as fait? » Si je me rendais compte? Je ne sais pas. Je voulais juste qu’on me rende ma fille. Quelques minutes plus tard, je reçus ce message: « Je ne sais pas ce que je dois faire. Peut-être te dénoncer? » Même si elle me dénonçait, je m’en fichais. Manon était morte et Lola aussi. J’avais perdu toute joie de vivre, même avec Julia à mes côtés. Plus rien n’importait, hormis le seul désir que ma défunte épouse et ma fille soient heureuses là où elles étaient. J’avais besoin d’être seul, de bien réaliser ce que j’avais fait. Même si j’avais beaucoup réfléchi avant de passer à l’acte, je me demandais toujours si cela avait vraiment été une bonne idée. Je passai de longues minutes à cogiter, toujours assis dans mon fauteuil. Julia avait raison, je ne me rendais pas vraiment compte de ce que j’avais fait. Ces deniers jours avaient été très éprouvants pour moi, avec l’annonce de la mort de Lola, puis avec le meurtre de Félix. Le ciel gronda puis se déchira dans un fracas assourdissant. De grosses gouttes tombèrent du ciel et s’infiltrèrent sous mes habits, sous ma peau. Mais je ne ressentais plus le froid, je ne ressentais plus rien pour dire vrai. Les vagues sombres et menaçantes rugissaient avant de venir s’écraser sur les rochers tranchants à quelques mètres à peine de moi. J’y avais beaucoup réfléchi. Toute la soirée, puis toute la nuit. Mon acte que je croyais essentiel n’avait en réalité servi à rien. Lola et Manon étaient mortes, rien ne me les rendrait. Je croyais qu’en tuant leur assassin, je les vengerais et je serais enfin soulagé. Mais c’était inutile, cela m’a juste transformé en meurtrier à mon tour. Je voulais comprendre ce qui l’avait poussé à faire ça, pourquoi il me les avait prises, elles, mes rayons de soleil, ce que j’avais de plus cher en ce monde. Mais désormais cela était vain, il ne restait plus rien. Seulement les remords. Personne, même pas Julia, ne pourrait comprendre ces remords qui me rongeaient un peu plus à chaque heure qui passait et qui finiraient par me bouffer tout entier. Alors j’ai pris cette décision, qui n’était peut-être pas la bonne mais qui aurait pour autant le mérite d’être la dernière. Je regardai l’eau noire et bouillonnante en contrebas, et les rocs qui en émergeaient dans l’intervalle régulier de l’inlassable ressac. Je fermais les yeux et essayai de me souvenir du contour de leurs visages, une dernière fois. Puis je sautai.