Présentation de Hélène Martin
Transcription
Présentation de Hélène Martin
Prof. Hélène Martin – HES·SO EESP Présentation sur l’excision – CHUV 11 mai 2010 Bonjour, Ma présentation sera faite dans une perspective d’anthropologie symétrique : je vais présenter la pratique apparemment très exotique de l’excision tout en posant la question de l’universalité des logiques auxquelles elle renvoie. Une anthropologie symétrique vise en effet à comprendre l’altérité, c’est-à-dire à la rendre plus familière, mais aussi, en retour de ce passage par l’altérité, à s’interroger sur son propre contexte, à rendre cette fois un peu étrange ce qui est familier. Il s’agit donc, en retour, d’adopter une distance critique par rapport à ce qui nous paraît normal. Ce que je vise par là, c’est de ne pas en rester, devant des mutilations sexuelles, à la scandalisation, mais à raisonner : car la scandalisation est une injonction à ne pas réfléchir. Alors, quand on parle de l’excision en anthropologie, de quoi parle-t-on? On parle d’une pratique culturelle de marquage du corps qui consiste en l’ablation du clitoris et des petites lèvres. Parfois l’ablation est moindre (clitoris seul) et parfois différente (par exemple avec l’infibulation, qui est le rétrécissement de l’orifice vaginal, avec ou sans excision). Cette pratique a lieu principalement dans l’est et le nord-est de l’Afrique, dans certains pays d’Asie et du Moyen Orient ainsi que dans les communautés de ces pays qui ont migré, notamment en Amérique du Nord et en Europe. Historiquement, l’excision s’est également pratiquée en Europe (d’abord en Angleterre1) et en Amérique du Nord au 19ème et au début du 20ème siècle, dans un cadre médical : elle consistait alors à soigner des désordres mentaux liés à ce qui était considéré comme de l’hypersexualité (féminine bien sûr), tels que la masturbation, l’hystérie ou encore le lesbianisme. L’excision est actuellement interdite dans la plupart des pays mais par exemple aux USA, elle n’est pas pénalisée si la femme est consentante. 1 Pratiquée par Isaac Baker Brown 1 Prof. Hélène Martin – HES·SO EESP En Suisse, un colloque qui a eu lieu à Genève en 2007 (Aublanc, 2007) a posé que l’excision concerne environ 7000 femmes et filles dans notre pays. 2 articles du code pénal suisse permettent de sanctionner les mutilations génitales féminines, même dans les cas de consentement de la victime: l’article 123 CP sur l’atteinte à l’intégrité corporelle ou lésions corporelles et l’article 364 CP sur la maltraitance d’enfant. Passons à un niveau un peu plus analytique. L’excision a lieu dans des sociétés à domination masculine, mais cette domination peut être plus ou moins forte et prendre différentes formes. Par exemple en Mauritanie, selon une étude d’Annie Tauzin (1988), les femmes sont traditionnellement assez libres puisqu’elles bénéficient de possessions matérielles et de réseaux de soutien qui leur assurent une certaine autonomie. Alors que par exemple dans l’Angleterre victorienne, comme on le sait, les femmes n’avaient aucun droits légaux, y compris celui de posséder leurs biens propres. Actuellement, l’excision est une question de société un peu partout en raison des luttes des femmes qui sont menées contre cette pratique et qui trouvent plus ou moins d’écho selon les contextes. Cette lutte n’accompagne pas nécessairement une amélioration générale des conditions de vie des femmes, puisque ces conditions ont souvent été péjorées par le colonialisme puis par le néocolonialisme. Par exemple, pour en revenir à la Mauritanie, la destruction du mode de production traditionnel au profit d’une économie de type capitaliste a privé une partie des femmes de leurs possessions ; elles sont donc moins autonomes. De plus, l’urbanisation et la nucléarisation de la famille les ont isolées les unes des autres et rendues davantage dépendante de leurs époux. Je dis ceci notamment pour éviter qu’on pense que le mode de fonctionnement occidental améliore nécessairement le sort de ceux et celles qu’il concerne. Comment les anthropologues ont-elles compris l’excision ? Jusque dans les années 1970, l’excision, étudiée dans des sociétés qui pratiquaient également la circoncision sur les garçons, a été comprise comme un rite de passage inverse et symétrique à la circoncision. On sait bien sûr que le caractère conjoint de ces deux pratiques n’est pas universel puisque plusieurs sociétés (par exemple tout le Maghreb, tous les Etats Unis) 2 Prof. Hélène Martin – HES·SO EESP pratiquent la circoncision des hommes mais pas l’excision. La compréhension de l’excision en terme de rite de passage a été critiquée dans les années 1970 par des anthropologues féministes – pour les premières Sylvie Fanzaing (Fainzang, 1985) et Nicole Sindzingre (Sindzingre, 1979) ). Ces anthropologues ont revisité les écrits anthropologiques et ont fait elles-mêmes leurs propres enquêtes, y compris en pays d’immigration. Et elles ont alors proposé de comprendre plutôt l’excision comme la marque sur le corps des femme de leurs rôles sexués. Plus précisément : L’excision n’est pas un rite de passage, sous-entendu qui signerait le passage d’une période de la vie (l’enfance) à une autre car elle est parfois réalisée très tôt. Par exemple au Mauritanie, l’excision est généralement réalisée entre la naissance et le 7e jour de vie ; après le 40ème jour de vie, il serait honteux qu’une fille ne soit pas excisée (40 jours correspond à l’écart social rituel de la mère et de son enfant). De plus, l’excision est le plus souvent réalisée de manière individuelle et discrète, sans le caractère festif et collectif des rituels de passage. Pour reprendre l’exemple mauritanien, l’excision est organisée en catimini, à l’abri des regards et il ne s’en suit aucune festivité, a contrario de la circoncision qui fournit l’occasion de fêtes familiales (Tauzin, 1988, p. 30). Enfin et surtout, l’excision n’est pas un rite de passage symétrique et inverse à la circoncision en raison des conséquences qu’elle a sur la santé et sur la sexualité des femmes, et plus fondamentalement du sens qui lui est donné. Avec l’excision, il s’agit en effet d’ôter aux femmes quelque chose qui est considéré, tant organiquement que comportementalement, comme masculin, alors que la circoncision ne revient nullement à ôter aux hommes quelques chose de féminin. A Djibouti par exemple, selon une étude menée par Séverine Carillon et Véronique Petit en 2009, l’excision est comprise par ceux et celles qui la soutiennent comme un mode de « préservation de la chasteté des femmes, par inhibition du désir sexuel » ; et cela permet d’assurer « aux hommes la fidélité de leur femme et l’origine de leur progéniture » (Carillon & Petit, 2009, p. 13). En Mauritanie, l’excision est censée amener les femmes à un idéal de passivité et de complétude parce qu’elle les garderait du désir. Tauzin écrit dans ce sens : « Le clitoris devient alors, outre un organe érectile comparable au sexe masculin, un signe de désir féminin qui doit à tout prix disparaître » (Tauzin, 1988, p. 33). 3 Prof. Hélène Martin – HES·SO EESP Dans ces deux exemples, comme dans d’autres, l’excision consiste donc à inscrire sur et dans le corps des femmes leurs rôles sociaux de sexe. Pour cela, elle procède par une exaspération des différences perçues entre masculin et féminin, retranchant d’un corps féminin un organe considéré comme masculin car érectile, extérieur et renvoyant au désir sexuel. Par ce retranchement, elle marque sur et dans le corps des femmes les caractéristiques considérées comme féminines de l’intériorité et de la réceptivité. Aux hommes par contre sont réservés l’extériorité, la projection, la proactivité. Comme l’écrit Sylvie Fainzang, l’excision consiste donc « à corriger le sexe biologique de manière à rendre possible l’exercice, par la personne socialisée comme féminine ou masculine, du statut qui lui est assigné » (Fainzang, 1985, p. 119). C’est en cela que l’excision renvoie aux rôles sociaux qu’elle inscrit sur les corps. On peut donc aussi parler à propos de l’excision d’un processus de dévirilisation du corps des femmes. Vu ainsi, on peut comprendre que l’on puisse trouver honteux et/ou disgracieux de posséder un clitoris, ainsi que l’importance de la transgression qui est réalisée si l’on décide d’abandonner la pratique : renoncer à la pratique, c’est en effet arborer un corps et une identité hors-normes, voire un peu monstrueux, très probablement considérés comme dangereux (car déviants) qui vont susciter le rejet social. C’est d’ailleurs ce que relèvent les femmes qui luttent contre l’excision dans des contextes qui la favorisent grandement : comme le notent Carillon et Petit pour ce qui concerne Djibouti « les partisanes de l’éradication des MGF ont souligné la difficulté d’être les premières abandonner cette pratique par la stigmatisation dont elles font l’objet » (Carillon & Petit, 2009, p. 27). Est-ce que tout cela est vraiment très exotique ? Oui ! Et non ! On en arrive donc au 2ème mouvement que je propose de réaliser, celui du retour sur soi et d’une prise de distance par rapport à ses propres pratiques. On aura bien sûr fait le lien entre les logiques sous-jacentes à l’excision contemporaine et les idées qui justifiaient l’excision dans l’Occident de la fin du 19ème siècle et du début du 20ème siècle : ce qui est commun aux deux pratiques, c’est l’idée de réduire la sexualité des femmes. Certes, la pratique occidentale concernait non pas toutes les femmes, mais une minorité d’entre elles dont les comportements, transgressant les normes de la féminité, étaient jugés pathologiques. 4 Prof. Hélène Martin – HES·SO EESP Quid des autres femmes ? On peut penser qu’elles avaient incorporé les normes voulant que leur sexualité soit discrète, voire ne se manifeste pas – et ceci malgré leur clitoris. On reconnaîtra ici des logiques connues de nos contextes sociaux contemporains : celles qui renvoient les femmes à une sexualité moindre que celle des hommes. Et plus encore, la construction sociale du masculin et du féminin en termes dichotomiques est un constat classique des analyses des rapports sociaux de sexe. On parle d’ailleurs couramment de « sexes opposés ». Si la femme est le sexe, est le corps (Guillaumin, 2002 #13), l’homme est celui qui a, qui possède un corps et un sexe. Plus simplement, on retrouve constamment chez nous, dans les descriptions tant physiques que psychologiques des hommes et des femmes, les associations entre féminité, être, intériorité, réceptivité, don de soi et masculinité, avoir, extériorité, proaction, projection. Sans qu’il s’agisse d’exciser les fillettes ou les femmes, il est donc aussi question, chez nous, de les socialiser à certaines qualités conformes à leurs rôles sociaux de sexe. Mais également de marquer ces qualités sur les corps. En effet, le marquage social du corps est universel. En d’autres termes, nulle part dans le monde le corps n’est l’expression d’une naturalité. Il est partout socialisé, c’est-à-dire marqué par des altérations temporaires ou permanentes que écrivent sur lui non seulement une identité sociale (Andrieu, 2008), mais encore des rapports de pouvoir. Pensons aux « mutilations » qui distinguent les groupes sociaux les uns des autres, de manière gratifiante ou discriminantes : tatouage des guerriers maori ou tatouage des prisonniers, des esclaves. Mais surtout, pour rester dans notre sujet des identités de sexe dans les sociétés occidentales, pensons à tout le modelage du corps qui conforme ce dernier à son identité sociale de sexe, et qui comprend d’ailleurs aussi des actes mutilants : par exemple socialisation à plus ou moins de mobilité, à différents types de savoir (se battre ou prendre soin des autres par exemple), manières de parler, de prendre de la place, mais également chirurgie esthétique (liposuccion, silicones, etc.), musculation, épilation, manière de se nourrir. Restons sur quelques exemples, par lesquels je ne souhaite aucunement faire passer l’idée d’une équivalence entre pratiques (entre excision et chirurgie esthétique par exemple, ce qui 5 Prof. Hélène Martin – HES·SO EESP serait absurde). Avec ces exemples, j’aimerais simplement montrer l’universalité de la construction sociale du corps d’une part (il n’est jamais « naturel ») et, d’autre part, la permanence de certains types de marquage du corps des femmes dans des sociétés à domination masculine. Si l’on prend un journal ordinaire adressé aux femmes, par exemple le Femina du 4 avril 2010, on ne peut qu’être frappée par l’ampleur des pressions à la normalité et des interventions médicales et pharmaceutiques qui sont proposées aux femmes pour approcher cette normalité. Je ne pourrai pas être exhaustive, mais quelques éléments : On passe sur quelques pubs pour l’activité physique, par exemple le vélo d’appartement, qui permettra d’avoir « la conscience tranquille » car « en ce week-end de Pâques, vous ne pourrez résister à l’envie de déguster d’excellent chocolat ». On passe également sur les faux cils qui font comme si tu étais née avec (montrer le journal). On arrive à un sérum qui permet de perdre sa cellulite en 10 jours (montrer le journal) parce qu’il favorise la « scission des particules de graisses » et l « transformation de ces particules en énergie ». Et si ça ne marche pas, on peut « tricher », comme noté dans l’édito : à savoir porter des gaines (montrer + lire le journal) comme cette mannequin réaliste : « Plus du tout taboue, la gaine d’aujourd’hui s’affiche sans retenue et se la joue technique. Très mode, elle fait le ventre plat, la taille fine ou la cuisse légère. Notre silhouette lui dit merci ». On peut choisir la culottes: « alliés discret des silhouette en robes moulantes » ; gainettes : « complices antirondeurs et petit ventre » ou encore les tailles hautes : « atouts malins des pantalons ». Au passage on prend soin de ses cheveux qui doivent être intenses et forts. Et si tout cela ne marche toujours pas, comme cette femme qui témoigne « j’ai de grandes rides au niveau du buste. Malgré l’usage quotidien d’un antirides de qualité, elles ne disparaissent pas, que faire ? », il y a toujours des solutions : Femina répond , à l’aide du dermatologue André Pierre, « il n’y a hélas guère d’autre solution que de recourir à la médecine esthétique » : botox, techniques de stimulation du collagène et de l’élastine, dermabraison laser mais « il y a de effets secondaires ». Sinon la mésothérapie, qui est une injonction d’acide hyalurnique pour remplir les rides, fonctionne bien, et « si les plus grandes des rides ne disparaitront pas, votre décolleté gagnera indiscutablement en beauté ». Femina propose également des mesures plus quotidiennes avec des recettes qui ne dépassent pas 160 calories par personne. 6 Prof. Hélène Martin – HES·SO EESP Voilà pour quelques informations et conseils aimablement diffusés parce journal adressé aux femmes. Et si l’on en reste un instant à la question des régimes, selon une étude canadienne menée en 2001 par Sophie Vinette (Vinette, 2001), 90% des Canadiennes se trouvent trop grosses. Cela est bien sûr dû au fait qu’elles se confrontent à un modèle inatteignable car irréaliste – comme la mannequin pourtant gainée que nous venons de voir. Mais cela implique que ces 90% ressentent constamment un sentiment d’imperfection ou d’illégitimité physique, très important dans la mesure où l’on ne vit que par et à travers son corps, et qui peut les conduire à des pathologies alimentaires. Notons que la mise au régime des femmes en fonction de l’idée qu’elles sont plus minces, plus faible et plus petites que les hommes commence très tôt puisque des études ont montré que les bébés filles ont des tétées plus courtes que les bébés garçons (les mères les retirent plus vite du sein, estimant qu’elles ont assez bu)2. Bref, le corps des femmes est l’objet d’injonctions et de pratiques de modelage ou de réparation visant non seulement à le conformer à certaines qualités pensées comme féminines et à l’éloigner d’autres qualités pensées comme masculines, par exemple la pilosité, mais peut-être aussi à induire des sentiments de malaise, de honte, d’imperfection ou de peur de ne pas se sentir et être reconnue comme une « femme ». Cette conformation du corps à un modèle socialement construit nécessite la réalisation constante et répétée, ou parfois irréversible, de rituels de modelage par lesquels les corps des femmes sont marqués dans leurs identité et rôle sociaux : minceur, mais avec rondeur ici et là, discrétion, faiblesse, douceur, lisseur et proximité avec des sentiments de honte et d’illégitimité. Bien sûr, les hommes sont également tenus de correspondre à certains critères qui mêlent esthétique et valeur identitaire mais ils sont moins jugés sur le apparence (comme c’est le cas des femmes, et elles se savent) que sur leur performances. Le caractère socialement construit et arbitraire de ces marques s’illustre fort bien par le fait qu’un signe de conformité sociale dans un contexte peut se retourner en stigmate dans un autre (Baumard & Sperber, 2007). Un stigmate est une marque péjorant l’identité d’une personne. Par exemple la minceur à laquelle aspirent tant de femmes occidentales 2 Voir Gianni Belloti, Elena, Du côté des petites filles, 1973 7 Prof. Hélène Martin – HES·SO EESP actuellement apparaît comme une marque de laideur dans d’autres contextes. Et, pour en revenir au clitoris, Armelle Andro, Marie Lesclingand et Dolorès Poulette (2010) montrent bien dans une étude actuelle que des femmes excisées nées et vivant en France, où l’excision est condamnée tant sur le plan de sa légitimité et que de sa légalité, se sentent honteuses d’être excisées et plus encore, ne se sentent pas, comme elles le disent, « complètes ». En raison du contexte idéologique ou des positions possibles qu’elles ont prises dans le contexte dans lequel elles vivent, elles ne considèrent pas, avec toutes les personnes qui ne pratiquent pas l’excision, et celles qui luttent contre l’excision, que le clitoris est impropre au corps féminin. Nous sommes donc bien dans des questions de valeurs sociales qui marquent lescorps3. Comme quoi, lorsque l’on contextualise les pratiques pour en comprendre les logiques, des ressemblances peuvent être établies entre groupes même s’ils n’adhèrent pas aux mêmes pratiques, voire se condamnent mutuellement. En l’occurrence, on trouve ici et là des processus de marquage des corps les conformant à des normes qui renvoient à des valeurs sociales. Mais plus encore, ici et là, les corps masculins et féminins sont inscrits dans des logiques d’opposition et d’asymétrie tant physique que comportementale. Dans le cas de l’excision, le corps féminin naît affublé de masculin, une sorte d’hermaphrodisme dont il s’agit de le débarrasser. L’impossibilité de l’hermaphrodisme est d’ailleurs tout-à-fait présente dans les sociétés occidentales puisque sa « découverte » donne lieu, soit dit en passant, à des mutilations qui sont légitimées tant socialement que médicalement. En effet, les individus et en particulier les nouveaux-nés qui possèdent des organes non clairement identifiés, selon nos critères médicaux et sociaux, comme masculins ou féminins sont également « corrigés ». Depuis le début des années 19504, cette correction donne lieu à un suivi médical plus ou moins envahissant et mutilant, qui va de la prise d’hormones à des interventions chirurgicales consistant à construire un sexe sur la base d’organes considérés comme ambigus (un organe considéré comme trop grand pour être un clitoris et trop petit 3 Certaines demandent du reste la réparation de leur clitoris, ce qui se fait à la Clinique Louis XIV de Saint Germain en Laye reconstruit depuis 25 ans les organes génitaux mutilés. 4 20e : sciences de la nature. John Money : identité de genre. Brian Brenda 1965 8 Prof. Hélène Martin – HES·SO EESP pour être un pénis selon les normes en vigueur)5. Ces opérations peuvent avoir lieu sur des nouveaux nés par ailleurs en pleine santé. Ce qu’il est très intéressant de relever dans cette construction sociale du sexe lui-même, donc je parle, comme pour l’excision, de la construction organique (en d’autres termes de la mutilation), c’est qu’à partir d’un individu qu’ils ne parviennent pas à classer dans la catégorie du féminin ou du masculin, les médecins, en faisant l’organe, pensent qu’ils vont faire soit un garçon, soit une fille. Comme si donc le sexe allait faire devenir l’identité sociale de sexe. Un autre élément qu’il faut relever par rapport aux valeurs qui sont activées dans ces opérations, c’est que les critères de réussite d’une opération reposent sur des stéréotypes sociaux associant sexualité et projection aux hommes, reproduction et réception aux femmes. En effet, comme le note Elsa Dorlin, « la pénétration est le seul critère d’un vagin réussi : l’amplitude de l’ouverture, la lubrification, la sensibilité orgasmique ne sont pas des priorités ; alors que le pénis réussi doit être apte à l’érection et d’une taille acceptable pour les canons de la virilité » (Dorlin, 2008, p. 46). Actuellement, les personnes intersexes tentent de faire entendre leur oppositions à ces mutilations et de rares hôpitaux, comme le CHUV6, ne pratiquent plus systématiquement ces opérations sur des nouveaux nés. Les revendications des personnes intersexes sont que nos sociétés occidentales, comme d’autres l’ont fait, acceptent ces naissances et ces développements physiques qui ne sont pas conformes à nos conceptions des sexes comme étant deux réalités nécessairement distinctes, et ne se sente obligée d’intervenir pour « parachever la nature », lorsque cette dernière ne répond pas aux représentations qu’on s’en fait. Voilà. Cela pour dire qu’y compris en Occident, des mutilations génitales reposant sur des normes et des stéréotypes de sexe peuvent également paraître nécessaires aux yeux de la majorité. 5 Mouvement pour les droits des intersexe (IRM) ont proposé avec humour un phallomètre prédictif des opérations chirurgicales : à la naissance, moins de 1.5 cm = fabriquer fille, de 1.5. à 2 cm = chercher d’autres critères. 6 Cf par exemple chirurgien pédiatre Blaise-Julien Meyrat 9 Prof. Hélène Martin – HES·SO EESP Pour conclure, j’aimerais très brièvement revenir sur les éléments qu’il me semble nécessaire d’avoir en tête lorsqu’on parle de l’excision : - Il n’y a nulle part de corps naturel : partout, les corps expriment des normes identitaires, qui sont sociales et qui reflètent des rapports de pouvoir. Tout changement exige donc une remise en question de l’ « évidence » telle qu’elle est socialement construite, c’est-àdire une remise en question de ce qui est considéré comme juste, normal ou nécessaire. - dans les contextes où se pratique l’excision, les logiques sous-tendant les constructions sociales de sexe ne sont pas très étrangères de celles qu’on trouve en Occident. Et finalement, même la pratique d’intervention sur le corps en vue de corriger ce qui est pensé comme des « imperfections naturelles » n’est pas très exotique. - De ce point de vue, ce n’est pas un rejet de l’autre, une incompréhension et encore moins un sentiment de supériorité qui doit guider les actions contre l’excision, mais bien la conscience de la difficulté qu’il y a à lutter contre ce qui apparaît comme des pratiques normales, voire nécessaires. - Une posture qui renverrait l’excision à une altérité radicale par rapport à nos propres constructions sociales de sexe ou à une monstruosité ferait du reste le même jeu que l’excision : elle tenterait d’absolument distinguer, d’opposer et de hiérarchiser des pratiques qui pourtant se ressemblent ; toutes les cultures produisent et justifient des horreurs, et beaucoup en produisent à l’égard des femmes - Une telle posture, qui renverrait donc l’excision à une altérité radicale, servirait du reste non seulement des dominations entre sociétés ou groupes ethnicisés, par exemple avec néocolonialisme et le racisme ; mais elle servirait également la domination masculine en Occident puisqu’elle tendrait à faire croire aux Occidentales qu’elles vivent dans la plus égalitaire des sociétés, voire même dans le seul univers social normal et juste. Voilà, je vous remercie de votre attention. 10 Prof. Hélène Martin – HES·SO EESP Andrieu, Bernard. (2008). Du body art à la chirurgie esthétique. Informations sociales 145, 82-89. Andro, Armelle, Lesclingand, Marie, & Pourette, Dolorès. (2010). Excision et cheminement vers la réparation: une prise ne charge chirurgicale entre expérience personnelle et dynnamiques familiales. Sociétés contemporaines, 77, 139-161. Aublanc, Corinne. (2007, vendredi 19 octobre 2007). Excision: davantage de questions que de réponses. Le Courrier. Retrieved from http://www.lecourrier.ch/index.php?name=NewsPaper&file=article&sid=437737 Baumard, Nicolas, & Sperber, Dan. (2007). La morale. Terrain, 48, 5-12. Carillon, Séverine, & Petit, Véronique. (2009). La pratique des mutilations génitales féminines à Djibouti:: une 'affaire de femmes' entre els mains des hommes. Autrepart, 52, 13-30. Dorlin, Elsa. (2008). L'historicité du sexe. In Elsa Dorin (Ed.), Sexe, genre et sexualités (pp. 33-54). Paris: PUF. Fainzang, Sylvie. (1985). Circoncision, excision et rapports de domination. Anthropolofgie et sociétés, 9(1), 117-127. Guillaumin, Colette. (2002). Pratiques de pouvoir et idée de nature. In Colette Guillaumin (Ed.), Sexe, race et pratiques de pouvoir (pp. 13-82). Paris: Côté-femmes. Sindzingre, Nicole. (1979). Une excès par défaut: excision et représentation de la féminité. L'Homme, XIX(3-4), 171-188. Tauzin, Aline. (1988). Excision et identité féminine. L'exmple mauritanien. Anthropologie et sociétés, 12(1), 29-37. Vinette, Sophie. (2001). Image corporelle et minceur: à la poursuite d'un idéal élusif. Reflets: revue d'intervention sociale et communautaire, 7(1), 129-151. 11