Présentation de Hélène Martin

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Présentation de Hélène Martin
Prof. Hélène Martin – HES·SO EESP
Présentation sur l’excision – CHUV 11 mai 2010
Bonjour,
Ma présentation sera faite dans une perspective d’anthropologie symétrique : je vais présenter
la pratique apparemment très exotique de l’excision tout en posant la question de
l’universalité des logiques auxquelles elle renvoie. Une anthropologie symétrique vise en effet
à comprendre l’altérité, c’est-à-dire à la rendre plus familière, mais aussi, en retour de ce
passage par l’altérité, à s’interroger sur son propre contexte, à rendre cette fois un peu étrange
ce qui est familier. Il s’agit donc, en retour, d’adopter une distance critique par rapport à ce
qui nous paraît normal.
Ce que je vise par là, c’est de ne pas en rester, devant des mutilations sexuelles, à la
scandalisation, mais à raisonner : car la scandalisation est une injonction à ne pas réfléchir.
Alors, quand on parle de l’excision en anthropologie, de quoi parle-t-on? On parle d’une
pratique culturelle de marquage du corps qui consiste en l’ablation du clitoris et des petites
lèvres. Parfois l’ablation est moindre (clitoris seul) et parfois différente (par exemple avec
l’infibulation, qui est le rétrécissement de l’orifice vaginal, avec ou sans excision).
Cette pratique a lieu principalement dans l’est et le nord-est de l’Afrique, dans certains pays
d’Asie et du Moyen Orient ainsi que dans les communautés de ces pays qui ont migré,
notamment en Amérique du Nord et en Europe.
Historiquement, l’excision s’est également pratiquée en Europe (d’abord en Angleterre1) et en
Amérique du Nord au 19ème et au début du 20ème siècle, dans un cadre médical : elle consistait
alors à soigner des désordres mentaux liés à ce qui était considéré comme de l’hypersexualité
(féminine bien sûr), tels que la masturbation, l’hystérie ou encore le lesbianisme.
L’excision est actuellement interdite dans la plupart des pays mais par exemple aux USA, elle
n’est pas pénalisée si la femme est consentante.
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Pratiquée par Isaac Baker Brown
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En Suisse, un colloque qui a eu lieu à Genève en 2007 (Aublanc, 2007) a posé que l’excision
concerne environ 7000 femmes et filles dans notre pays. 2 articles du code pénal suisse
permettent de sanctionner les mutilations génitales féminines, même dans les cas de
consentement de la victime: l’article 123 CP sur l’atteinte à l’intégrité corporelle ou lésions
corporelles et l’article 364 CP sur la maltraitance d’enfant.
Passons à un niveau un peu plus analytique.
L’excision a lieu dans des sociétés à domination masculine, mais cette domination peut être
plus ou moins forte et prendre différentes formes. Par exemple en Mauritanie, selon une étude
d’Annie Tauzin (1988), les femmes sont traditionnellement assez libres puisqu’elles
bénéficient de possessions matérielles et de réseaux de soutien qui leur assurent une certaine
autonomie. Alors que par exemple dans l’Angleterre victorienne, comme on le sait, les
femmes n’avaient aucun droits légaux, y compris celui de posséder leurs biens propres.
Actuellement, l’excision est une question de société un peu partout en raison des luttes des
femmes qui sont menées contre cette pratique et qui trouvent plus ou moins d’écho selon les
contextes. Cette lutte n’accompagne pas nécessairement une amélioration générale des
conditions de vie des femmes, puisque ces conditions ont souvent été péjorées par le
colonialisme puis par le néocolonialisme. Par exemple, pour en revenir à la Mauritanie, la
destruction du mode de production traditionnel au profit d’une économie de type capitaliste a
privé une partie des femmes de leurs possessions ; elles sont donc moins autonomes. De plus,
l’urbanisation et la nucléarisation de la famille les ont isolées les unes des autres et rendues
davantage dépendante de leurs époux. Je dis ceci notamment pour éviter qu’on pense que le
mode de fonctionnement occidental améliore nécessairement le sort de ceux et celles qu’il
concerne.
Comment les anthropologues ont-elles compris l’excision ?
Jusque dans les années 1970, l’excision, étudiée dans des sociétés qui pratiquaient également
la circoncision sur les garçons, a été comprise comme un rite de passage inverse et symétrique
à la circoncision. On sait bien sûr que le caractère conjoint de ces deux pratiques n’est pas
universel puisque plusieurs sociétés (par exemple tout le Maghreb, tous les Etats Unis)
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pratiquent la circoncision des hommes mais pas l’excision. La compréhension de l’excision en
terme de rite de passage a été critiquée dans les années 1970 par des anthropologues
féministes – pour les premières Sylvie Fanzaing (Fainzang, 1985) et Nicole Sindzingre
(Sindzingre, 1979) ). Ces anthropologues ont revisité les écrits anthropologiques et ont fait
elles-mêmes leurs propres enquêtes, y compris en pays d’immigration. Et elles ont alors
proposé de comprendre plutôt l’excision comme la marque sur le corps des femme de leurs
rôles sexués.
Plus précisément :
L’excision n’est pas un rite de passage, sous-entendu qui signerait le passage d’une période de
la vie (l’enfance) à une autre car elle est parfois réalisée très tôt. Par exemple au Mauritanie,
l’excision est généralement réalisée entre la naissance et le 7e jour de vie ; après le 40ème jour
de vie, il serait honteux qu’une fille ne soit pas excisée (40 jours correspond à l’écart social
rituel de la mère et de son enfant).
De plus, l’excision est le plus souvent réalisée de manière individuelle et discrète, sans le
caractère festif et collectif des rituels de passage. Pour reprendre l’exemple mauritanien,
l’excision est organisée en catimini, à l’abri des regards et il ne s’en suit aucune festivité, a
contrario de la circoncision qui fournit l’occasion de fêtes familiales (Tauzin, 1988, p. 30).
Enfin et surtout, l’excision n’est pas un rite de passage symétrique et inverse à la circoncision
en raison des conséquences qu’elle a sur la santé et sur la sexualité des femmes, et plus
fondamentalement du sens qui lui est donné. Avec l’excision, il s’agit en effet d’ôter aux
femmes quelque chose qui est considéré, tant organiquement que comportementalement,
comme masculin, alors que la circoncision ne revient nullement à ôter aux hommes quelques
chose de féminin. A Djibouti par exemple, selon une étude menée par Séverine Carillon et
Véronique Petit en 2009, l’excision est comprise par ceux et celles qui la soutiennent comme
un mode de « préservation de la chasteté des femmes, par inhibition du désir sexuel » ; et cela
permet d’assurer « aux hommes la fidélité de leur femme et l’origine de leur progéniture »
(Carillon & Petit, 2009, p. 13). En Mauritanie, l’excision est censée amener les femmes à un
idéal de passivité et de complétude parce qu’elle les garderait du désir. Tauzin écrit dans ce
sens : « Le clitoris devient alors, outre un organe érectile comparable au sexe masculin, un
signe de désir féminin qui doit à tout prix disparaître » (Tauzin, 1988, p. 33).
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Dans ces deux exemples, comme dans d’autres, l’excision consiste donc à inscrire sur et dans
le corps des femmes leurs rôles sociaux de sexe. Pour cela, elle procède par une exaspération
des différences perçues entre masculin et féminin, retranchant d’un corps féminin un organe
considéré comme masculin car érectile, extérieur et renvoyant au désir sexuel. Par ce
retranchement, elle marque sur et dans le corps des femmes les caractéristiques considérées
comme féminines de l’intériorité et de la réceptivité. Aux hommes par contre sont réservés
l’extériorité, la projection, la proactivité. Comme l’écrit Sylvie Fainzang, l’excision consiste
donc « à corriger le sexe biologique de manière à rendre possible l’exercice, par la personne
socialisée comme féminine ou masculine, du statut qui lui est assigné » (Fainzang, 1985, p.
119). C’est en cela que l’excision renvoie aux rôles sociaux qu’elle inscrit sur les corps.
On peut donc aussi parler à propos de l’excision d’un processus de dévirilisation du corps des
femmes. Vu ainsi, on peut comprendre que l’on puisse trouver honteux et/ou disgracieux de
posséder un clitoris, ainsi que l’importance de la transgression qui est réalisée si l’on décide
d’abandonner la pratique : renoncer à la pratique, c’est en effet arborer un corps et une
identité hors-normes, voire un peu monstrueux, très probablement considérés comme
dangereux (car déviants) qui vont susciter le rejet social. C’est d’ailleurs ce que relèvent les
femmes qui luttent contre l’excision dans des contextes qui la favorisent grandement : comme
le notent Carillon et Petit pour ce qui concerne Djibouti « les partisanes de l’éradication des
MGF ont souligné la difficulté d’être les premières abandonner cette pratique par la
stigmatisation dont elles font l’objet » (Carillon & Petit, 2009, p. 27).
Est-ce que tout cela est vraiment très exotique ? Oui ! Et non !
On en arrive donc au 2ème mouvement que je propose de réaliser, celui du retour sur soi et
d’une prise de distance par rapport à ses propres pratiques.
On aura bien sûr fait le lien entre les logiques sous-jacentes à l’excision contemporaine et les
idées qui justifiaient l’excision dans l’Occident de la fin du 19ème siècle et du début du 20ème
siècle : ce qui est commun aux deux pratiques, c’est l’idée de réduire la sexualité des femmes.
Certes, la pratique occidentale concernait non pas toutes les femmes, mais une minorité
d’entre elles dont les comportements, transgressant les normes de la féminité, étaient jugés
pathologiques.
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Quid des autres femmes ? On peut penser qu’elles avaient incorporé les normes voulant que
leur sexualité soit discrète, voire ne se manifeste pas – et ceci malgré leur clitoris.
On reconnaîtra ici des logiques connues de nos contextes sociaux contemporains : celles qui
renvoient les femmes à une sexualité moindre que celle des hommes. Et plus encore, la
construction sociale du masculin et du féminin en termes dichotomiques est un constat
classique des analyses des rapports sociaux de sexe. On parle d’ailleurs couramment de
« sexes opposés ». Si la femme est le sexe, est le corps (Guillaumin, 2002 #13), l’homme est
celui qui a, qui possède un corps et un sexe. Plus simplement, on retrouve constamment chez
nous, dans les descriptions tant physiques que psychologiques des hommes et des femmes,
les associations entre féminité, être, intériorité, réceptivité, don de soi et masculinité, avoir,
extériorité, proaction, projection.
Sans qu’il s’agisse d’exciser les fillettes ou les femmes, il est donc aussi question, chez nous,
de les socialiser à certaines qualités conformes à leurs rôles sociaux de sexe. Mais également
de marquer ces qualités sur les corps.
En effet, le marquage social du corps est universel. En d’autres termes, nulle part dans le
monde le corps n’est l’expression d’une naturalité. Il est partout socialisé, c’est-à-dire marqué
par des altérations temporaires ou permanentes que écrivent sur lui non seulement une identité
sociale (Andrieu, 2008), mais encore des rapports de pouvoir. Pensons aux « mutilations » qui
distinguent les groupes sociaux les uns des autres, de manière gratifiante ou discriminantes :
tatouage des guerriers maori ou tatouage des prisonniers, des esclaves.
Mais surtout, pour rester dans notre sujet des identités de sexe dans les sociétés occidentales,
pensons à tout le modelage du corps qui conforme ce dernier à son identité sociale de sexe, et
qui comprend d’ailleurs aussi des actes mutilants : par exemple socialisation à plus ou moins
de mobilité, à différents types de savoir (se battre ou prendre soin des autres par exemple),
manières de parler, de prendre de la place, mais également chirurgie esthétique (liposuccion,
silicones, etc.), musculation, épilation, manière de se nourrir.
Restons sur quelques exemples, par lesquels je ne souhaite aucunement faire passer l’idée
d’une équivalence entre pratiques (entre excision et chirurgie esthétique par exemple, ce qui
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serait absurde). Avec ces exemples, j’aimerais simplement montrer l’universalité de la
construction sociale du corps d’une part (il n’est jamais « naturel ») et, d’autre part, la
permanence de certains types de marquage du corps des femmes dans des sociétés à
domination masculine.
Si l’on prend un journal ordinaire adressé aux femmes, par exemple le Femina du 4 avril
2010, on ne peut qu’être frappée par l’ampleur des pressions à la normalité et des
interventions médicales et pharmaceutiques qui sont proposées aux femmes pour approcher
cette normalité.
Je ne pourrai pas être exhaustive, mais quelques éléments :
On passe sur quelques pubs pour l’activité physique, par exemple le vélo d’appartement, qui
permettra d’avoir « la conscience tranquille » car « en ce week-end de Pâques, vous ne
pourrez résister à l’envie de déguster d’excellent chocolat ». On passe également sur les faux
cils qui font comme si tu étais née avec (montrer le journal). On arrive à un sérum qui permet
de perdre sa cellulite en 10 jours (montrer le journal) parce qu’il favorise la « scission des
particules de graisses » et l « transformation de ces particules en énergie ».
Et si ça ne marche pas, on peut « tricher », comme noté dans l’édito : à savoir porter des
gaines (montrer + lire le journal) comme cette mannequin réaliste : « Plus du tout taboue, la
gaine d’aujourd’hui s’affiche sans retenue et se la joue technique. Très mode, elle fait le
ventre plat, la taille fine ou la cuisse légère. Notre silhouette lui dit merci ». On peut choisir la
culottes: « alliés discret des silhouette en robes moulantes » ; gainettes : « complices
antirondeurs et petit ventre » ou encore les tailles hautes : « atouts malins des pantalons ».
Au passage on prend soin de ses cheveux qui doivent être intenses et forts.
Et si tout cela ne marche toujours pas, comme cette femme qui témoigne « j’ai de grandes
rides au niveau du buste. Malgré l’usage quotidien d’un antirides de qualité, elles ne
disparaissent pas, que faire ? », il y a toujours des solutions : Femina répond , à l’aide du
dermatologue André Pierre, « il n’y a hélas guère d’autre solution que de recourir à la
médecine esthétique » : botox, techniques de stimulation du collagène et de l’élastine,
dermabraison laser mais « il y a de effets secondaires ». Sinon la mésothérapie, qui est une
injonction d’acide hyalurnique pour remplir les rides, fonctionne bien, et « si les plus grandes
des rides ne disparaitront pas, votre décolleté gagnera indiscutablement en beauté ».
Femina propose également des mesures plus quotidiennes avec des recettes qui ne dépassent
pas 160 calories par personne.
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Voilà pour quelques informations et conseils aimablement diffusés parce journal adressé aux
femmes.
Et si l’on en reste un instant à la question des régimes, selon une étude canadienne menée en
2001 par Sophie Vinette (Vinette, 2001), 90% des Canadiennes se trouvent trop grosses. Cela
est bien sûr dû au fait qu’elles se confrontent à un modèle inatteignable car irréaliste – comme
la mannequin pourtant gainée que nous venons de voir. Mais cela implique que ces 90%
ressentent constamment un sentiment d’imperfection ou d’illégitimité physique, très
important dans la mesure où l’on ne vit que par et à travers son corps, et qui peut les conduire
à des pathologies alimentaires. Notons que la mise au régime des femmes en fonction de
l’idée qu’elles sont plus minces, plus faible et plus petites que les hommes commence très tôt
puisque des études ont montré que les bébés filles ont des tétées plus courtes que les bébés
garçons (les mères les retirent plus vite du sein, estimant qu’elles ont assez bu)2.
Bref, le corps des femmes est l’objet d’injonctions et de pratiques de modelage ou de
réparation visant non seulement à le conformer à certaines qualités pensées comme féminines
et à l’éloigner d’autres qualités pensées comme masculines, par exemple la pilosité, mais
peut-être aussi à induire des sentiments de malaise, de honte, d’imperfection ou de peur de ne
pas se sentir et être reconnue comme une « femme ». Cette conformation du corps à un
modèle socialement construit nécessite la réalisation constante et répétée, ou parfois
irréversible, de rituels de modelage par lesquels les corps des femmes sont marqués dans leurs
identité et rôle sociaux : minceur, mais avec rondeur ici et là, discrétion, faiblesse, douceur,
lisseur et proximité avec des sentiments de honte et d’illégitimité.
Bien sûr, les hommes sont également tenus de correspondre à certains critères qui mêlent
esthétique et valeur identitaire mais ils sont moins jugés sur le apparence (comme c’est le cas
des femmes, et elles se savent) que sur leur performances.
Le caractère socialement construit et arbitraire de ces marques s’illustre fort bien par le fait
qu’un signe de conformité sociale dans un contexte peut se retourner en stigmate dans un
autre (Baumard & Sperber, 2007). Un stigmate est une marque péjorant l’identité d’une
personne. Par exemple la minceur à laquelle aspirent tant de femmes occidentales
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Voir Gianni Belloti, Elena, Du côté des petites filles, 1973
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actuellement apparaît comme une marque de laideur dans d’autres contextes. Et, pour en
revenir au clitoris, Armelle Andro, Marie Lesclingand et Dolorès Poulette (2010) montrent
bien dans une étude actuelle que des femmes excisées nées et vivant en France, où l’excision
est condamnée tant sur le plan de sa légitimité et que de sa légalité, se sentent honteuses d’être
excisées et plus encore, ne se sentent pas, comme elles le disent, « complètes ». En raison du
contexte idéologique ou des positions possibles qu’elles ont prises dans le contexte dans
lequel elles vivent, elles ne considèrent pas, avec toutes les personnes qui ne pratiquent pas
l’excision, et celles qui luttent contre l’excision, que le clitoris est impropre au corps féminin.
Nous sommes donc bien dans des questions de valeurs sociales qui marquent lescorps3.
Comme quoi, lorsque l’on contextualise les pratiques pour en comprendre les logiques, des
ressemblances peuvent être établies entre groupes même s’ils n’adhèrent pas aux mêmes
pratiques, voire se condamnent mutuellement.
En l’occurrence, on trouve ici et là des processus de marquage des corps les conformant à des
normes qui renvoient à des valeurs sociales. Mais plus encore, ici et là, les corps masculins et
féminins sont inscrits dans des logiques d’opposition et d’asymétrie tant physique que
comportementale. Dans le cas de l’excision, le corps féminin naît affublé de masculin, une
sorte d’hermaphrodisme dont il s’agit de le débarrasser.
L’impossibilité de l’hermaphrodisme est d’ailleurs tout-à-fait présente dans les sociétés
occidentales puisque sa « découverte » donne lieu, soit dit en passant, à des mutilations qui
sont légitimées tant socialement que médicalement.
En effet, les individus et en particulier les nouveaux-nés qui possèdent des organes non
clairement identifiés, selon nos critères médicaux et sociaux, comme masculins ou féminins
sont également « corrigés ». Depuis le début des années 19504, cette correction donne lieu à
un suivi médical plus ou moins envahissant et mutilant, qui va de la prise d’hormones à des
interventions chirurgicales consistant à construire un sexe sur la base d’organes considérés
comme ambigus (un organe considéré comme trop grand pour être un clitoris et trop petit
3 Certaines demandent du reste la réparation de leur clitoris, ce qui se fait à la Clinique Louis XIV de
Saint Germain en Laye reconstruit depuis 25 ans les organes génitaux mutilés.
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20e : sciences de la nature. John Money : identité de genre. Brian Brenda 1965
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pour être un pénis selon les normes en vigueur)5. Ces opérations peuvent avoir lieu sur des
nouveaux nés par ailleurs en pleine santé.
Ce qu’il est très intéressant de relever dans cette construction sociale du sexe lui-même, donc
je parle, comme pour l’excision, de la construction organique (en d’autres termes de la
mutilation), c’est qu’à partir d’un individu qu’ils ne parviennent pas à classer dans la
catégorie du féminin ou du masculin, les médecins, en faisant l’organe, pensent qu’ils vont
faire soit un garçon, soit une fille. Comme si donc le sexe allait faire devenir l’identité sociale
de sexe.
Un autre élément qu’il faut relever par rapport aux valeurs qui sont activées dans ces
opérations, c’est que les critères de réussite d’une opération reposent sur des stéréotypes
sociaux associant sexualité et projection aux hommes, reproduction et réception aux femmes.
En effet, comme le note Elsa Dorlin, « la pénétration est le seul critère d’un vagin réussi :
l’amplitude de l’ouverture, la lubrification, la sensibilité orgasmique ne sont pas des
priorités ; alors que le pénis réussi doit être apte à l’érection et d’une taille acceptable pour
les canons de la virilité » (Dorlin, 2008, p. 46).
Actuellement, les personnes intersexes tentent de faire entendre leur oppositions à ces
mutilations et de rares hôpitaux, comme le CHUV6, ne pratiquent plus systématiquement ces
opérations sur des nouveaux nés. Les revendications des personnes intersexes sont que nos
sociétés occidentales, comme d’autres l’ont fait, acceptent ces naissances et ces
développements physiques qui ne sont pas conformes à nos conceptions des sexes comme
étant deux réalités nécessairement distinctes, et ne se sente obligée d’intervenir pour
« parachever la nature », lorsque cette dernière ne répond pas aux représentations qu’on s’en
fait.
Voilà. Cela pour dire qu’y compris en Occident, des mutilations génitales reposant sur des
normes et des stéréotypes de sexe peuvent également paraître nécessaires aux yeux de la
majorité.
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Mouvement pour les droits des intersexe (IRM) ont proposé avec humour un phallomètre prédictif
des opérations chirurgicales : à la naissance, moins de 1.5 cm = fabriquer fille, de 1.5. à 2 cm =
chercher d’autres critères.
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Cf par exemple chirurgien pédiatre Blaise-Julien Meyrat
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Pour conclure, j’aimerais très brièvement revenir sur les éléments qu’il me semble nécessaire
d’avoir en tête lorsqu’on parle de l’excision :
-
Il n’y a nulle part de corps naturel : partout, les corps expriment des normes identitaires,
qui sont sociales et qui reflètent des rapports de pouvoir. Tout changement exige donc
une remise en question de l’ « évidence » telle qu’elle est socialement construite, c’est-àdire une remise en question de ce qui est considéré comme juste, normal ou nécessaire.
-
dans les contextes où se pratique l’excision, les logiques sous-tendant les constructions
sociales de sexe ne sont pas très étrangères de celles qu’on trouve en Occident. Et
finalement, même la pratique d’intervention sur le corps en vue de corriger ce qui est
pensé comme des « imperfections naturelles » n’est pas très exotique.
-
De ce point de vue, ce n’est pas un rejet de l’autre, une incompréhension et encore moins
un sentiment de supériorité qui doit guider les actions contre l’excision, mais bien la
conscience de la difficulté qu’il y a à lutter contre ce qui apparaît comme des pratiques
normales, voire nécessaires.
-
Une posture qui renverrait l’excision à une altérité radicale par rapport à nos propres
constructions sociales de sexe ou à une monstruosité ferait du reste le même jeu que
l’excision : elle tenterait d’absolument distinguer, d’opposer et de hiérarchiser des
pratiques qui pourtant se ressemblent ; toutes les cultures produisent et justifient des
horreurs, et beaucoup en produisent à l’égard des femmes
-
Une telle posture, qui renverrait donc l’excision à une altérité radicale, servirait du reste
non seulement des dominations entre sociétés ou groupes ethnicisés, par exemple avec
néocolonialisme et le racisme ; mais elle servirait également la domination masculine en
Occident puisqu’elle tendrait à faire croire aux Occidentales qu’elles vivent dans la plus
égalitaire des sociétés, voire même dans le seul univers social normal et juste.
Voilà, je vous remercie de votre attention.
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Prof. Hélène Martin – HES·SO EESP
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