Jésus connu et inconnu. A la recherche du Jésus de l`histoire
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Jésus connu et inconnu. A la recherche du Jésus de l`histoire
Daniel Marguerat Jésus connu et inconnu. A la recherche du Jésus de l’histoire Alors que l’on dit le christianisme essoufflé, la figure de Jésus n’a jamais autant occupé l’actualité culturelle que ces dix dernières années1. Pourquoi cet intérêt si vif, et jamais rassasié, pour la figure de Jésus de Nazareth ? Tout n’a-t-il pas été déjà dit, répété et prêché à satiété ? Et pourtant, en permanence, des chercheurs appliquent leurs outils scientifiques aux traces littéraires et archéologiques de son histoire, lançant de nouvelles hypothèses que les médias répercutent avec fracas. Deux mille ans après, l’« énigme Jésus » résiste toujours. Les émissions TV de Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, « Corpus Christi » et « L’origine du christianisme », ont révélé à un immense public le sérieux et la complexité de la recherche scientifique sur le Jésus de l’histoire. Le « Da Vinci code » de Dan Brown a posé à des millions de lecteurs la question de l’héritage théologique de l’homme de Nazareth. La sensationnelle découverte du texte jusqu’ici inconnu de l’Evangile de Judas, un écrit apocryphe du IIe siècle, a été exploitée pour remettre en cause le portrait que les évangiles canoniques donnent de l’homme qui a livré Jésus. Un film de James Cameron sur le tombeau de Jésus prétend recomposer des liens entre Jésus, sa femme Marie-Madeleine et leur fils nommé Judas. Dernier en date, le livre du pape Benoît XVI, Jésus de Nazareth2, est un bestseller en librairie. Toutes ces entreprises n’ont pas le même sérieux, et le public est souvent emprunté pour faire la différence entre le gag archéologique et les travaux documentaires fiables. A l’exception du livre pontifical, ces recherches suivent le même scénario. Elles prennent appui sur une source documentaire ou une trace archéologique qu’elles adoptent comme clef de compréhension de l’identité de Jésus. Elles pimentent parfois leur discours à l’aide de la théorie du complot institutionnel : l’Eglise aurait, très tôt, caché la véritable identité de Jésus qu’il s’agit aujourd’hui de dévoiler au grand jour. La visée est de déconstruire l’image de Jésus que livrent les évangiles, ou plutôt à mon avis, celle que véhicule la piété populaire – car dans leur diversité, les quatre évangiles du Nouveau Testament n’offrent pas de Jésus l’image lisse et uniforme qu’on leur prête. La réaction des Eglises à ces opérations est au mieux le malaise, au pire l’hostilité déclarée et la condamnation, comme si ces recherches constituaient une atteinte blasphématoire au Seigneur qu’elles adorent. Le récent livre de Benoît XVI réagit à ce qu’il estime être les excès de la recherche historique ; il présente une lecture théologique très inspirée de l’évangile de Jean comme la seule compréhension adéquate de la personne de Jésus3. 1 Cet article reprend et amplifie le texte d’une conférence donnée à l’Université de Lausanne le 7 juin 2007, dans le cadre de la Journée théologique organisée par la Société vaudoise de théologie et la Faculté de théologie et de sciences des religions. 2 Joseph Ratzinger/Benoît XVI, Jésus de Nazareth, Paris, Flammarion, 2007. 3 Le livre de Joseph Ratzinger/Benoît XVI n’est pas à la hauteur de son ambition. Il présente une lecture théologique de la figure de Jésus sur la base de l’ensemble du Nouveau Testament, ce qui correspond à la compréhension des Pères de l’Eglise des premiers siècles. Cette perspective est respectable, la méditation est souvent belle, mais elle ne satisfait pas aux exigences scientifiques de la reconstruction du Jésus de l’histoire, telles qu’elles seront exposées dans la suite de mon article ; cette reconstruction nécessite un long travail de critique historique des textes, dans le but de déterminer ce qui coïncide le mieux avec les événements originels. Le livre pontifical reprend parfois les résultats de cette critique historique, mais le plus souvent s’en écarte sans justification. 2 L’effervescence médiatique de ces dix dernières années autour de la figure du Galiléen n’est que l’amplification d’un débat déjà ancien. La nouveauté est que le débat entre christianisme et culture aujourd’hui – et de façon plus pointue, le débat entre foi et incroyance – ne porte plus tellement sur l’institution ecclésiastique, ni sur le dogme, mais sur Jésus en tant que personnalité historique et figure de référence de la chrétienté. Il faut dire que le christianisme vit d’une particularité unique dans le monde des religions : le Seigneur dont il se réclame appartenait à une autre religion, le judaïsme, qu’il n’a jamais eu l’intention de quitter. L’action de Jésus visait à réformer la foi d’Israël, entreprise à laquelle les autorités religieuses de l’époque se sont opposées. C’est à l’échec de cette réforme que le christianisme doit sa naissance. Le mouvement de Jésus, qui ne fut au commencement qu’une secte juive de croyants messianiques, fut peu à peu poussé, autant par ses succès auprès des non-juifs que par l’hostilité de la Synagogue, à se muer en un groupe religieux autonome. L’histoire nous montre que ce processus d’autonomisation fut long et douloureux, inégal selon les régions de l’empire romain, que l’initiative ne revient pas aux premiers chrétiens, que le divorce dura au moins quatre siècles et que les liens nourriciers avec la culture juive n’ont jamais été rompus d’un coup. Le christianisme est né d’une réforme refusée, et à proprement parler, sa figure fondatrice ne lui appartient pas. De plus, comme l’homme de Nazareth n’a laissé derrière lui aucun document écrit, les témoignages qui retracent sa vie, ses mots, ses gestes, émanent des communautés qui ont véhiculé et interprété une tradition initialement portée par ses disciples. Reconstruire la vie du Galiléen exige de remonter en deçà de ces témoignages croyants. Voilà qui explique l’épaisseur de l’« énigme Jésus » : derrière le texte des évangiles, les chercheurs scrutent l’obscurité pour deviner qui il fut et comment il apparut à ses contemporains. La recherche scientifique sur Jésus ne piétine pas pour autant, depuis ses débuts en fin de XVIIIe siècle. Nous n’en sommes plus aujourd’hui à nous demander si Jésus a existé ou non. La multiplicité des sources documentaires le concernant et leur précocité font de lui le personnage historique le mieux attesté de toute l’Antiquité. Les premières traces littéraires se lisent dans la correspondance de l’apôtre Paul, rédigée entre 50 et 58, soit une vingtaine d’années après sa mort. A l’échelle de l’Antiquité, un aussi bref laps de temps est exceptionnel. En outre, des travaux récents s’efforcent de reconstituer le texte d’une source archaïque des paroles de Jésus (la fameuse « source Q »4), à laquelle ont recouru les évangélistes Matthieu et Luc ; sa fixation littéraire remonterait aux années 50, après une période de transmission orale. Bref, mettre en doute l’existence de Yeshouah, rabbi de Nazareth, va à l’encontre de l’évidence. En revanche, fut-il ce que les évangiles disent de lui ? Voilà la question. Dans un premier temps, je brosserai le parcours en trois quêtes de la recherche sur le Jésus de l’histoire. J’exposerai ensuite les enjeux théologiques de cette recherche, pour en justifier la nécessité. 1. Les trois quêtes du Jésus de l’histoire Que vise la recherche du Jésus de l’histoire ? Son objectif est de reconstituer la vie de Jésus de Nazareth à l’aide de données historiques « neutres », c’est-à-dire non infléchies par la subjectivité (positive ou négative) des témoins. Les chercheurs procèdent donc à une critique des documents historiques à disposition en vue d’isoler les éléments dont l’authenticité peut être validée. Mais de quelles sources documentaires disposons-nous ? Jésus a parlé, mais il n'a rien écrit : 4 Voir Frédéric Amsler, L’Evangile inconnu. La Source des paroles de Jésus (Essais bibliques 30), Genève, Labor et Fides, 2001 ; Jean-Marc Babut, A la recherche de la Source. Mots et thèmes de la double tradition évangélique, Paris, Cerf, 2007. 3 aucun document ne nous est parvenu de sa main. Les sources à notre disposition sont donc toutes indirectes ; mais elles sont multiples. La plus ancienne, je l’ai dit, est la correspondance de l'apôtre Paul. Elle fait état de la mort du Galiléen par crucifixion et de la foi en sa résurrection ; par ailleurs, l'apôtre connaît une collection de « paroles du Seigneur », qu'il utilise (parfois sans les citer) dans son argumentation. Viennent ensuite les évangiles, dans l'ordre d'ancienneté : Marc a été rédigé vers 65 sur la base de traditions remontant aux années 40 ; Matthieu et Luc ont été rédigés entre 70 et 80 en amplifiant Marc ; Jean date de 90-95. Ces écrits ne sont pas des chroniques historiques ; ils font mémoire de la vie du Galiléen, mais dans une perspective de foi qui présente à la fois des faits et leur lecture théologique. Des évangiles plus tardifs absents du Nouveau Testament, dits apocryphes, ont hérité parfois de traditions non retenues par les quatre précédents : notamment l'Evangile de Pierre (120-150), l'Evangile copte de Thomas (vers 150) et le Protévangile de Jacques (150170). Les sources non chrétiennes sont rares : les historiens romains n'ont pas jugé l'événement digne d'être raconté. Mais un historien juif, Flavius Josèphe, présente dans ses Antiquités Juives datant de 93-94 cette intéressante notice : « À cette époque-là, il y eut un homme sage nommé Jésus, dont la conduite était bonne ; ses vertus furent reconnues. Et beaucoup de juifs et des autres nations se firent ses disciples. Et Pilate le condamna à être crucifié et à mourir... » (18,3,3)5. Plus tardivement, le Talmud juif présente une quinzaine d'allusions à « Yeshou » ; elles font état de son activité de guérisseur et de sa mise à mort pour avoir, dit-on, égaré le peuple. Le développement de cette recherche peut être subdivisé en trois vagues successives, appelées « quêtes ». La première quête couvre le XIXe siècle, la deuxième va de 1950 à 1980, la troisième débute dans les années 1980. Mais le passage d’une quête à l’autre n’a pas totalement tari les précédentes, si bien que l’on peut encore voir paraître aujourd’hui des travaux inspirés par la première ou la deuxième quête6. 1.1 Première quête ou quête libérale (1778-1906) : Jésus, une grande personnalité spirituelle La recherche du Jésus de l’histoire a son pionnier : l’Allemand Hermann Samuel Reimarus. Son œuvre, publiée à titre posthume en 1778, déclencha un tollé : l’auteur soutenait que l’enseignement de Jésus avait été falsifié par ses disciples, déçus de la mort de leur maître dont ils attendaient qu’il soit un Messie politique. Pour la première fois paraissait une « vie de Jésus », reconstruite en deçà des données évangéliques et souvent contre elles. Les recherches qui s’inspirèrent de ce pionnier furent dans un premier temps de tendance très rationaliste : on lisait dans l’évangile la concrétion symbolique de vérités spirituelles ; les miracles et la résurrection étaient expliqués rationnellement ou alors niés (Heinrich Paulus, 1828 ; Friedrich Schleiermacher, 1832). Puis on assiste au retour en force de l’humanité de Jésus : les évangiles sont lus comme des documents biographiques marqués par l’impact de la personne de Jésus ; celui-ci est perçu comme une personnalité religieuse fascinante, dont on tente de reconstituer l’évolution psychologique (Ernest Renan, 1863 ; Auguste Sabatier, 1880 ; Bernhard Weiss, 1882). L’ouvrage de Renan connut à l’époque un succès retentissant, que n’explique pas seulement sa qualité littéraire ; l’auteur réalisait une synthèse audacieuse en 5 L’authenticité de cette notice, transmise sous plusieurs versions, est discutée. Avec bien des chercheurs, je la reconnais authentique une fois purgée de ses gloses chrétiennes tardives. Le texte reproduit ici correspond à ce que l’on peut raisonnablement considérer comme la version de l’auteur. 6 Le livre de Jean-Claude Barreau, Biographie de Jésus, Paris, Plon, 1993, suit les canons (et la naïveté) de la première quête. Jacques Schlosser a publié en 1999 le résultat de ses recherches sous le titre : Jésus de Nazareth ; cet excellent ouvrage correspond aux normes de la deuxième quête (Paris, Noesis, 11999 ; Paris, Agnès Viénot, 22002). 4 conjuguant l’héritage positiviste (« tout dans l’histoire a une explication rationnelle ») avec l’imagination et la sensibilité de la tradition romantique. Son portrait de Jésus reconstitue ses états d’âme et les intègre à une vision idyllique de la Palestine antique. Du point de vue méthodologique, le mérite des chercheurs de la quête libérale est de procéder à une étude critique des sources documentaires. Comparant entre eux les quatre évangiles canoniques, ils relèvent leurs divergences et optent pour l’authenticité d’une version au détriment des autres. Exemple : faut-il penser que l’homme de Nazareth a défendu l’autorité de la Torah jusque dans ses moindres prescriptions comme le décrit Matthieu (Mt 5,17-20) ou qu’il a au contraire affiché une position critique à l’égard de la Loi comme le montre Marc (Mc 7,1-23) ? Autre exemple : la dernière parole de Jésus sur la croix fut-elle un cri de désespoir (Mc 15,34), une parole de confiance (Lc 23,46) ou une déclaration théologique (Jn 19,30) ? Ces questions n’émanent pas d’esprits tortueux ou mal intentionnés ; elles jaillissent de la lecture attentive des textes eux-mêmes et de leur comparaison. La composition théologique à laquelle se livrent les évangélistes a en effet doté leur œuvre d’une orientation qui correspond à la réception de la tradition de Jésus dans leur milieu. Il ne suffit pas d’accumuler ou de mettre bout à bout les informations tirées des quatre évangiles pour composer un portrait synthétique du Galiléen ; les données des évangiles étant souvent divergentes, il s’agit d’opter en fonction de la plus haute probabilité historique. Mais au nom de quoi décide-t-on de la probabilité historique ? En 1906, Albert Schweitzer a posé un constat dévastateur : la reconstitution du Jésus de l’histoire est livrée à la spéculation et aux préférences de chaque chercheur ! Chacun, en effet, opte pour le « Jésus » qui lui convient : poète romantique, prophète de conversion ou chantre de l’amour. Schweitzer dénonçait l’absence de critères objectifs permettant d’identifier ce qui est le plus authentique dans les évangiles. Il s’attachait en outre à montrer l’importance du concept de royaume de Dieu pour comprendre qui fut Jésus ; le Galiléen, pour lui, était un prophète saisi par l’imminence de la venue du royaume, persuadé que l’histoire allait bientôt sombrer dans les catastrophes apocalyptiques marquant l’instauration du nouveau monde promis par Dieu (Mc 13). Ce coup de semonce a paralysé la recherche pour une quarantaine d’années. Elle reprendra sur la base d’une clarification des critères retenus pour l’authenticité, et en prenant en compte l’importance du concept de royaume de Dieu signalée par Schweitzer. 1.2 Deuxième quête (1950-1980) : Jésus à l’aube du Royaume Un article du théologien allemand Ernst Käsemann fit redémarrer, mais sur de nouvelles bases, la quête du Jésus historique7. Au niveau méthodologique, deux postulats ont été posés, qui concernent pour l’un le statut du texte évangélique, pour l’autre l’adoption de critères d’authenticité. En premier lieu, le statut du texte évangélique a été clarifié. Il a été reconnu que les évangiles ne nous livraient pas un accès direct au témoignage des contemporains de Jésus, mais qu’ils étaient le fruit d’une recomposition à la fois littéraire et théologique émanant des premiers chrétiens. La critique de la forme littéraire (Formgeschichte) a établi que la tradition de Jésus n’avait pas été retenue dans une préoccupation d’archiviste, mais en vue de préserver une mémoire de Jésus utile à la vie croyante. Ainsi les évangiles nous transmettent la mémoire qu’après Pâques, les communautés ont préservée des actes et des paroles de leur Seigneur ; c’est en effet à la lumière de la résurrection que la destinée du Galiléen a été comprise par les premiers chrétiens. Conséquence : il devient hautement improbable de reconstruire une 7 Ernst Käsemann, « Le problème du Jésus historique » (1954), in Id., Essais exégétiques (Monde de la Bible 3), Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1972, p. 145-173. 5 biographie de Jésus, le cadre narratif des évangiles ayant été conçu par les évangélistes euxmêmes dans le but d’intégrer la multiplicité des petits récits que leur livrait la tradition. En second lieu, dans leur effort de remonter aux strates les plus anciennes de la tradition de Jésus, les chercheurs usent désormais de critères d’authenticité. Par recherche d'authenticité, on ne comprend plus la restitution du libellé des propos de Jésus – qui au demeurant parlait en araméen, alors que les évangiles ont été rédigés en grec – mais la quête d'une coïncidence la plus proche avec la substance et l'intentionnalité des mots ou des gestes du Galiléen8. Ces critères sont au nombre de cinq. 1. Critère d'attestation multiple : sont réputés authentiques les faits et gestes de Jésus attestés par au moins deux sources littérairement indépendantes l'une de l'autre ; on retiendra dès lors un motif dont témoignent à la fois Paul et Marc, ou Matthieu et Jean, ou encore Luc et l'Evangile de Thomas. 2. Critère de l'embarras ecclésiastique : sont retenus les paroles ou actes de Jésus qui ont créé difficulté dans leur application au sein des premières communautés chrétiennes. Exemple de motif embarrassant : le baptême de Jésus par Jean (Matthieu 3,13-17), qui place le Galiléen en situation de subordination face au Baptiseur et met l'Eglise en difficulté dans son conflit avec les cercles baptistes. Ou encore l'annonce de la venue imminente du Règne de Dieu, parce qu'elle ne s'est pas produite du vivant des disciples : « En vérité je vous le déclare, parmi ceux qui sont ici, certains ne mourront pas avant de voir le Règne de Dieu venu avec puissance. » (Mc 9,1). 3. Critère d'originalité (dit aussi critère de différence) : une tradition peut être considérée comme authentique à condition de n'être pas la pure reprise d'un motif présent dans le judaïsme de l'époque, ou l'effet d'une relecture chrétienne d'après Pâques. Sont ainsi écartées l'insistance sur l'autorité de la Torah comme telle (c'est un dogme pharisien) ou la réflexion sur l'organisation de l'Eglise (reflet de l'intérêt des premiers chrétiens). Par contre, le cinglant « Laisse les morts enterrer leurs morts » (Lc 9,60) n'a pas son pareil dans l'Antiquité, sinon auprès de quelques philosophes cyniques. 4. Le critère de cohérence postule que Jésus ne fut pas un être absurde ou contradictoire ; une logique doit donc être recherchée entre ses paroles et ses gestes, ainsi qu'à l'intérieur de son discours. 5. Une logique de crise postule que toute reconstruction de la vie du Galiléen doit faire apparaître pourquoi, et sur quels points, a pu se déclencher le conflit mortel qui a opposé Jésus aux leaders religieux d'Israël. L’essor de la deuxième quête a permis une production féconde, dont nombre d’ouvrages connus du monde francophone. Je cite les « Jésus » de Rudolf Bultmann, Maurice Goguel, Charles H. Dodd, Joachim Jeremias, Günther Bornkamm, Charles Perrot, Etienne Trocmé, Jacques Schlosser9. Ces reconstructions du Jésus de l’histoire ont en commun trois caractéristiques. Premièrement, tenant compte du statut du texte, elles renoncent à fixer une biographie et à reconstituer la psychologie du Galiléen, mais décrivent son activité et son message entre son baptême par Jean le Baptiseur et sa mort à Jérusalem. Deuxièmement, la notion de Royaume de Dieu est identifiée comme étant le cœur du message de Jésus et de la compréhension qu’il avait de lui-même ; mais à la différence d’Albert Schweitzer, pour qui Jésus envisageait une catastrophe apocalyptique imminente, les chercheurs de la deuxième quête le décrivent comme l’annonceur d’une venue proche, mais encore future du Royaume. 8 Ce qui est dit ici n'empêche pas l'identification de quelques traits spécifiques du langage de Jésus, telles par exemple la formule « en vérité je vous dis » (amen legô hymin) ou l'application à Dieu du vocable « papa » (abba). La plupart des chercheurs renoncent à reconstruire les propos de Jésus, l'ipsissima vox Jesu, qui était la visée fondamentale des travaux de Joachim Jeremias, Théologie du Nouveau Testament I (Lectio divina 76), Paris, Cerf, 1973, p. 40-50. 9 Rudolf Bultmann, Jésus, Paris, Seuil, 1968 ; Maurice Goguel, Jésus, Paris, Payot, 1950 ; Charles H. Dodd, Le fondateur du christianisme, Paris, Seuil, 1972 ; Joachim Jeremias, Théologie du Nouveau Testament I (Lectio divina 76), Paris, Cerf, 1973 ; Günther Bornkamm, Qui est Jésus de Nazareth ?, Paris, Seuil, 1973 ; Charles Perrot, Jésus et l’histoire (Jésus et Jésus-Christ 11), Paris, Desclée, 21993 ; Etienne Trocmé, Jésus de Nazareth vu par les témoins de sa vie, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1971 ; Jacques Schlosser, Jésus de Nazareth, Paris, Agnès Viénot, 22002. 6 Jésus perçoit l’aube du Royaume et inaugure ces temps derniers ; il le fait comprendre par ses paraboles et le réalise par ses guérisons. Troisièmement, les titres christologiques que les évangiles décernent au Galiléen sont considérés, pour la plupart, comme le produit de la foi postpascale. Jésus ne s’est désigné ni comme le fils de Dieu, ni comme le Messie ; les évangiles synoptiques10 ne placent d’ailleurs jamais cette titulature sur ses lèvres. En revanche, il est jugé vraisemblable qu’il se soit désigné sous le titre de fils de l’homme et se soit attribué le titre de « fils ». 1.3 Troisième quête (dès 1980) : Jésus, le juif Une nouvelle vague de recherche est perceptible, dont les premières publications remontent aux années 1980. Il est encore trop tôt pour identifier la cohérence de ce courant qui regroupe une nébuleuse de chercheurs. Hormis l’Allemand Gerd Theissen, tous sont anglo-saxons : Ed P. Sanders, John Dominic Crossan, Marcus Borg, Richard Horsley et le Jesus Seminar animé par Robert Funk11. Trois éléments nouveaux apparaissent au sein de ce courant : la judaïté de Jésus, l’utilisation des sources extra-canoniques et le recours à la sociologie. L’élément le plus marquant est la mise en valeur de la judaïté de Jésus. Les biblistes ont en effet été conduits à repenser l’image du judaïsme ancien. Jusqu’ici, pour faire court, le paradigme dominant opposait à un judaïsme étriqué, rigoriste et légaliste, la figure de Jésus vu comme le héros libre d’une religion du cœur. Une étude plus attentive des écrits juifs du premier siècle, y compris la littérature de Qumrân, a fait émerger l’image plus exacte d’un judaïsme divers et pluriel, où chaque courant revendique âprement face aux autres la justesse de sa doctrine. Au sein de ce fourmillement de tendances (Sadducéens, Pharisiens, zélotes, esséniens, etc.), les conflits indéniables de Jésus avec ses contemporains ne sont pas à interpréter comme des conflits avec le judaïsme, mais des conflits à l’intérieur du judaïsme (exemple : l’autorisation de transgresser le repos sabbatique pour sauver une personne était discutée à l’époque ; les Pharisiens avaient à ce sujet une position plus tolérante que les esséniens). Il en ressort que Jésus fut totalement juif. Il fut un juif marginal et provocateur, certes, mais son message et son action n’excèdent pas le cadre du judaïsme palestinien de son temps. C’est pourquoi la troisième quête va tempérer l’importance du critère d’originalité (ou de différence) retenu par la deuxième quête en le doublant d’un critère de plausibilité historique. Est dès lors retenu pour authentique ce qui est paraît plausible dans le cadre du judaïsme palestinien au temps de Jésus (plausibilité en amont), mais aussi ce qui explique l'évolution de la tradition de Jésus après Pâques (plausibilité en aval). Par exemple, le fait que deux courants anciens du christianisme aient pu défendre, l'un l'attachement à la Torah (Matthieu), l'autre le détachement à l'égard de la Loi (Paul et Marc), fera attribuer à l'homme de Nazareth une position qui génère ces deux développements. En l'occurrence, on lui reconnaîtra une volonté de refonder la Torah, qui recompose la Loi autour de l'impératif d'aimer autrui, mais ne l'abroge pas ; la transgression du sabbat pouvait dès lors être comprise aussi bien comme l'indice d'une critique de la Loi (Mc 2,28) que comme le signal d'une reconfiguration de la Loi autour de préceptes majeurs (Mt 12,7-8). 10 Matthieu, Marc et Luc. Les déclarations de Jésus en « je suis » dans l’évangile de Jean sont considérées comme le produit de la méditation christologique du courant johannique. 11 Gerd Theissen, L’ombre du Galiléen, Paris, Cerf, 1988 ; Gerd Theissen et Annette Merz, Der historische Jesus. Ein Lehrbuch, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, 1996 ; Ed P. Sanders, Jesus and Judaism, Philadelphia, Fortress, 1985, et The Historical Figure of Jesus, London, Penguin, 1993 ; John Dominic Crossan, The Historical Jesus. The Life of a Mediterranean Jewish Peasant, San Francisco, HarperSanFrancisco, 1991 ; Marcus J. Borg, Jesus in Contemporary Scholarship, Valley Forge, Trinity Press Interrnational, 1994 ; Richard A. Horsley, Jesus and the Spiral of Violence, San Francisco, HarperSanFrancisco, 1987. J’ai rendu compte des travaux de la troisième quête dans un article : « Jésus historique : une quête de l’inaccessible étoile ? Bilan de la “troisième quête” », Théophilyon 6, 2001, p. 11-55. 7 Le second élément nouveau est l’utilisation plus intensive des sources extra-canoniques. Il est vrai que le gros travail, actuellement en cours12, de publication et de traduction des évangiles apocryphes a rendu ces écrits plus accessibles. Suivant les chercheurs, le recours aux traditions apocryphes va prendre une importance plus ou moins grande. L’hypothèse sousjacente est qu’une part de la mémoire des paroles ou des gestes de Jésus a échappé aux quatre évangiles canoniques et a été recueillie par l’Evangile de Pierre, ou de Thomas, ou des Hébreux ou des Nazoréens. Bien que bon nombre des sentences prêtées à Jésus porte l’empreinte d’une reformulation spiritualisante (souvent gnostique) tardive, certaines ont une facture proche des paroles véhiculées par les évangiles synoptiques. Exemple : « Celui qui est près de moi est près du feu, et celui qui est loin de moi est loin du Royaume. » (Evangile de Thomas logion 82 ; voir Lc 12,49) ou encore : « Jésus a dit : Un prophète n’est pas reçu dans son village. Un médecin ne soigne pas ceux qui le connaissent. » (Evangile de Thomas logion 31 ; voir Lc 4,24). Toute la question est de savoir si ces paroles préservent une version « originale » du message de Jésus, ou si elles sont – ce que je pense plutôt – une réinterprétation au IIe siècle de la tradition à laquelle se rattachent les évangiles synoptiques. Troisième élément nouveau de cette quête : le recours à la sociologie. L’histoire sociale de la Palestine au temps de Jésus est en effet instructive. Si l’empire romain sous le règne de Tibère a connu une période politiquement calme, des tensions sociales et religieuses sont perceptibles en Judée et en Galilée. L’omniprésence de l’occupant romain entraîne aux yeux de la plupart des juifs une souillure permanente de la Terre sainte. Les conditions économiques sont dures pour les petits paysans, dont le sort est fragile : il suffit d’une mauvaise récolte pour qu’ils soient dépossédés de leurs biens et vendus en esclavage ; c’est ce monde de paysans, de pêcheurs et de fermiers que l’on retrouve dans les paraboles, Jésus ne s’adressant pas d’abord aux classes aisées, mais plutôt à ceux et celles pour qui la perte d’un sou est un drame (Lc 15,8-10). Entre la mort d’Hérode le Grand (-4) et l’éclatement de la Guerre Juive en 66, l’actualité de la Palestine a été traversée par une levée de mouvements protestataires de type messianique ; en vagues successives, des émeutes se sont dressées contre le pouvoir romain et ses alliés en brandissant la bannière du Dieu-roi. Le bain de sang provoqué par les troupes de Ponce Pilate contre des pèlerins galiléens (Lc 13,1) donne une idée de la féroce répression romaine contre toute effervescence messianique susceptible de troubler l’ordre public. Dans ce contexte, on comprend que la question de l’impôt à César ait été absolument brûlante (Mc 12,13-17). Faire du « royaume des cieux » le centre de son message exposait Jésus à être assimilé aux agitateurs messianiques. On comprend mieux aussi qu’il ait évité toute référence nationaliste et toute titulature messianique, désirant ne pas être confondu avec le fanatisme zélote. C’est toutefois du soupçon d’agitation messianique que les Sadducéens paraissent avoir convaincu Ponce Pilate, ce qui explique l’écriteau de la croix « Jésus de Nazareth roi des juifs », qui attribue à Jésus une ambition politique subversive. Le contexte socio-politique de colonisation fait aussi comprendre la fréquence des exorcismes dans la pratique de Jésus ; il a été démontré que les sociétés dont la culture est aliénée par une occupation politique génèrent un nombre de possessions démoniaques au-dessus de la moyenne, comme si l’aliénation politique du pays se concrétisait dans le corps de certains individus par un phénomène d’aliénation psychologique. L’analogie est frappante. L’attention aux indicateurs socio-politiques des évangiles synoptiques, comparés à d’autres sociétés économiquement et politiquement proches, permet ainsi de recomposer un tableau de l’impact social du mouvement de Jésus. On mesure la différence entre la focalisation de la première quête sur la figure individuelle de Jésus et l’attention de la troisième quête pour son environnement social ; de l’une à l’autre, l’anthropologie s’est déplacée en direction des sciences sociales. 12 Voir à ce sujet la présentation de Jean-Daniel Kaestli et Daniel Marguerat, éds, Le mystère apocryphe. Introduction à une littérature méconnue (Essais bibliques 26), Genève, Labor et Fides, 22007. 8 Que conclure de la succession de ces trois quêtes ? On relèvera tout d’abord que de la première à la troisième quête, les chercheurs ont quitté l’arbitraire des débuts. Les excès de la critique rationaliste, qui niait toute pertinence aux guérisons charismatiques de Jésus sous prétexte qu’elles n’étaient pas explicables par la raison (Renan), sont abandonnés ; on considère aujourd’hui, au contraire, que la pratique thérapeutique du Galiléen est un des éléments les plus certains de son activité. De même, la prétention de reconstituer la psychologie de Jésus relève désormais du roman plutôt que de l’enquête historique. On constate ensuite qu’à l’instar de toute démarche historienne, la recherche du Jésus de l’histoire reflète les questions de son époque. L’historien interroge le passé à partir et en fonction de sa propre culture. La redécouverte de la judaïté de Jésus dès 1980 est un effet de la prise de conscience, consécutive au drame de la Shoah, de nos rapports avec le judaïsme. En ce sens, tout nouvel intérêt culturel ou spirituel pourra déclencher à l’avenir la mise en valeur d’un aspect jusqu’ici négligé de la personne de Jésus. Sur le plan théologique, enfin, certains acquis de la deuxième quête sont à mes yeux d’une grande solidité. Je retiens le rôle central de l’eschatologie (Royaume de Dieu) pour la compréhension que le Galiléen avait de lui-même ; les évangiles synoptiques sont unanimes à ce sujet. Je retiens aussi que Jésus n’a pas formulé de prétention messianique ; il n’a pas dit ce qu’il était, il a fait ce qu’il était – ce à quoi les premiers chrétiens ont réagi en déployant une titulature christologique, qui est la réponse de la foi à sa venue. 2. Les enjeux de la recherche du Jésus de l’histoire Quelle est l’utilité des quêtes du Jésus historique ? Vaut-il la peine de se livrer à des enquêtes aussi pointues pour aboutir à des résultats hypothétiques ? Quelle fiabilité reconnaître à une recherche qui, au final, propose des portraits si divergents de Jésus de Nazareth ? Quatre objections ont été soulevées contre une telle recherche historique : 1. Les évangiles ne s’intéressent pas au Jésus de l’histoire, mais au Christ de la foi. 2. La recherche historique décrit un personnage disparu, elle est incapable de nous restituer une personne vivante. 3. L’histoire n’a jamais justifié la vérité de la foi. 4. La floraison d’hypothèses historiques contradictoires est égarante pour les croyants, qui ne savent à quel Jésus se vouer. Je reprends successivement ces quatre objections. 2.1 Jésus de Nazareth et le Christ de la foi La rédaction des évangiles, je l’ai dit, n’a pas été guidée par un intérêt d’archiviste ; les premiers chrétiens ont fait mémoire des faits et gestes de Jésus parce qu’ils leur permettaient d’identifier la présence du Christ dans l’Eglise. C’est pourquoi ils ont retenu de Jésus ce qui convenait au Seigneur de la foi, sans se soucier des éléments que retiennent les biographes (l’âge de Jésus, son physique, son évolution, etc.). Cela dit, il est faux d’affirmer que les évangélistes se dépréoccupaient du Jésus de l’histoire, ou qu’ils n’étaient pas conscients d’une distance entre Jésus de Nazareth et le Christ de la foi. Le seul fait que des récits de la vie de Jésus aient été consignés signale que les évangélistes étaient conscients du caractère passé et irrépétable de ces événements. Parmi eux, Luc est certainement celui qui possède la culture historienne la plus vive ; il réalise le caractère d’exception que constitue la période où a vécu Jésus, et c’est pourquoi il attribue le titre d’apôtre aux seuls compagnons de Jésus de Nazareth, à l’exclusion de tout témoin ultérieur (Ac 1,21-22). Par ailleurs, tous les évangélistes concordent à attribuer à Jésus des traits spécifiques qu’ils n’attribuent pas à ses 9 disciples ; je pense au titre « fils de l’homme », qui disparaît très tôt du langage des premiers chrétiens, sinon pour restituer la prédication du Galiléen ; je pense aussi à la conscience d’une venue imminente du Royaume de Dieu (Mc 9,1), dont la première génération chrétienne allongera le calendrier, sans hésiter toutefois à attribuer au Galiléen une chronologie devenue entre-temps obsolète. Il n’est donc pas exact de penser que la tradition évangélique érase toute distance historique et métamorphose Jésus en contemporain du présent de l’Eglise. Il est nécessaire de faire la distinction entre l’intérêt documentaire pour l’histoire (absent de l’écriture évangélique) et la conscience d’un passé irrépétable (à l’origine de l’écriture évangélique). 2.2 Quel intérêt à reconstruire l’histoire ? A quoi bon reconstruire un passé qui ne sera plus, sinon dans un intérêt d’archéologue ? Là encore, je réponds que déclarer inutile l’enquête historique pour une lecture des évangiles est à courte vue. Je prétends au contraire que reconstruire la figure de Jésus en deçà des textes évangéliques confère à notre lecture de ces textes un relief incomparable ; elle permet en effet de mesurer comment les textes ont interprété l’histoire de Jésus, en d’autres termes elle permet de saisir leur dimension herméneutique. Trois exemples suffiront à le montrer. Le baptême : que Jésus ait reçu le baptême de Jean signifie qu’il a adhéré, en tout cas initialement, à la prédication de conversion du Baptiseur ; il en fut vraisemblablement le disciple, avant de rompre avec lui ; alors que les évangiles dégradent le Baptiseur au rang de précurseur, ce baptême signale que la prédication de Jean eut un impact décisif sur la compréhension que Jésus avait de sa mission, et donc sur son évolution spirituelle. Les miracles : la lecture du Talmud et de quelques historiens grécoromains nous apprend que les guérisseurs charismatiques n’étaient pas rares dans l’Antiquité ; il n’est pas un miracle de Jésus dont on ne lit pas l’équivalent, souvent bien plus spectaculaire, dans le Talmud : le Galiléen ne fut ni le premier, ni le dernier rabbi guérisseur en Israël. Ce constat ne conduit pas à banaliser la pratique thérapeutique de Jésus ; il fait penser que l’originalité de ses miracles ne tient pas à leur caractère exceptionnel ou irrationnel, mais à la signification que Jésus leur accorde : la guérison nie toute fatalité liée à la souffrance et concrétise le pardon gratuit que Dieu accorde à l’individu. Jésus est le seul à lier ses miracles à la venue proche du Royaume. Le portrait des juifs : dans les évangiles de Matthieu et de Jean, les juifs sont présentés sous un aspect dur, négatif, hostile. Savoir que ces évangiles ont été rédigés dans une situation de conflit entre Eglise et Synagogue, vers les années 70 ou 90, permet de comprendre qu’il s’agit d’un anachronisme, qui projette au temps du Galiléen les conditions qui prévalaient alors : les contemporains de Jésus ne constituèrent pas cette masse d’emblée hostile à son message. Ajoutons que toute entreprise de reconfiguration du passé – qu’il s’agisse des évangiles ou des manuels d’histoire moderne – se livre à une interprétation des faits en vue de construire l’identité du groupe lecteur. La spécificité des évangiles est qu’ils déploient non pas une lecture politique, matérialiste ou idéaliste de l’histoire, mais une lecture théologique ; celle-ci, comme tout autre, a sa subjectivité et sa légitimité. 2.3 Un devoir d’incarnation L’Eglise ancienne a fait un choix théologique, que sanctionne l’écriture de quatre évangiles canoniques : à ses yeux, l’identité du Christ de la foi ne peut être saisie en dehors d’une narration qui restitue la vie du Galiléen. Tout discours christologique trouve dès lors sa norme et sa limite dans l’exposé des faits et gestes de Jésus de Nazareth. Cela implique que la connaissance du Seigneur vivant, confessé par les chrétiens, doit se mesurer au champ d’une 10 histoire passée, située entre les années 27 et 30 de notre ère. C’est dire qu’il y a une irréductibilité de l’histoire du Galiléen pour tout savoir christologique, qui assigne la théologie à un devoir de conformité à l’incarnation. L’histoire du christianisme nous enseigne que lire les évangiles n’a pas prémuni les chrétiens d’une spiritualisation de la christologie, dont le gnosticisme est la forme la plus ancienne ; cette spiritualisation, dont les évangiles apocryphes offrent souvent des traces affligeantes, consiste à vider la personne de Jésus de son humanité pour ne retenir que sa divinité ; la figure de Jésus n’est plus que le réceptacle d’une divinité agressée et incomprise, invitant à la fuite du monde pour gagner le lieu immaculé de la félicité divine (Evangile de Judas). C’est ici, précisément, que la recherche du Jésus historique devient l’auxiliaire précieuse de la théologie dans son devoir de conformité à l’incarnation. Car une théologie accrochée aux aléas de la vie du Galiléen, à ses rencontres, à ses conflits, à ses colères, à ses prières, à sa compassion, à sa douleur, à son agonie – cette théologie-là ne sera pas tentée de se muer en spiritualité d’évasion. La quête du Jésus de l’histoire est l’antidote le plus puissant à la compréhension mythique ou gnostique de Jésus Christ. 2.4 Résister à la capture idéologique du Galiléen La floraison de portraits divergents sur la personne de Jésus n’est-elle pas égarante pour la foi ? Générer des hypothèses contradictoires ne retire-t-il pas tout crédit à la recherche historique ? Joseph Ratzinger/Benoît XVI ironise sur le « cimetière d’hypothèses » de la recherche sur Jésus13. On remarquera cum grano salis que si l’on appliquait la même règle à la théologie, à savoir que la diversité d’hypothèses discréditerait ipso facto la recherche théologique, il faudrait demander aux théologiens de cesser immédiatement toute réflexion. Avancer des résultats hypothétiques, tâtonnants, non certains, relève de l’essence même de toute démarche scientifique. La science progresse en tâtonnant ; seuls les inspirés s’autoproclament détenteurs de l’éternelle vérité. Cela dit, on ne peut nier l’effet déstabilisant qu’exerce, sur la conviction des chrétiens, le lancement (orchestré médiatiquement) d’hypothèses hasardeuses sur la personne de Jésus. A qui se fier, si l’on n’est pas en mesure de contrôler la crédibilité des thèses jetées sur le marché ? J’invite à inverser le constat, ou plus exactement, à inverser l’appréciation sur la diversité des hypothèses historiques sur Jésus. Est-elle dangereuse pour la foi ? Pas nécessairement. Dans le cadre de la troisième quête, on a tour à tour fait de Jésus un rabbi de type pharisien (David Flusser), un prophète apocalyptique (Ed P. Sanders), un guérisseur populaire (Geza Vermès), un philosophe itinérant à la mode cynique (F. Gerald Downing), un réformateur social (Gerd Theissen), un révolutionnaire pacifique (Richard Horsley)14. Résultat : aucun de ces modèles ne rend compte de la totalité du personnage. Chacun échoue sur une part de la personnalité du Galiléen. Jésus est irréductible aux catégories socio-culturelles présentes dans son milieu. Jésus de Nazareth s’avère donc inclassable. De même, la pratique de Jésus n’est pas réductible à un système doctrinal ou éthique présent dans le milieu du judaïsme palestinien au premier siècle. Il est pharisien par sa volonté d’intérioriser l’obéissance à la volonté de Dieu, mais essénien dans la liberté qu’il prend lorsqu’il interprète la Loi (Mt 5,21-48). Il réclame une pratique rigoureuse de la Loi (Mc 10,17-19), mais en même temps se montre libéral dans son application (Mc 2,27). Il se montre contestataire (Mt 23,37-39), mais en même temps il s’enracine dans les traditions de son 13 Jésus de Nazareth, Paris, Flammarion, 2007, p. 350. On rappellera que la formule provient du mathématicien Henri Poincaré (1854-1912), pour qui : « La science n’est qu’un immense cimetière d’hypothèses. » ; Poincaré l’affirme dans un sens positif. 14 Pour une présentation de ces travaux, je renvoie à mon article : « Jésus historique : une quête de l’inaccessible étoile ? Bilan de la “troisième quête” », Théophilyon 6, 2001, p. 11-55. 11 peuple. Il fréquente le Temple, mais s’en prend à son fonctionnement (Mc 11,15-17). Il critique les pouvoirs (Lc 22,24-27), mais ne fait pas la révolution. On pourrait aligner sans fin les paradoxes qui émaillent la pratique de Jésus. Qu’en conclure, sinon que le personnage échappe en définitive à la quête historique ? Cette résistance à la capture par des modèles préformés est peut-être – et c’est encore un paradoxe ! – le meilleur service que la recherche historique rend à la théologie. Elle lui évite de se muer en dogmatisme, ou pire, en idéologie. La quête du Jésus historique est une blessure permanente infligée à la tentative de capturer Jésus dans un système dogmatique. Je reviens à mon constat initial : le christianisme vit de se référer à une figure fondatrice qui lui échappe. Le jours où les théologiens penseront pouvoir rendre compte exhaustivement de Jésus de Nazareth, la chrétienté sera en extrême danger. Conclusion : une responsabilité pastorale de formation Un mot pour conclure. Comment se fait-il que n’importe quelle théorie sur Jésus, surtout la plus farfelue, se transforme presque à coup sûr en coup médiatique ? J’incrimine l’ignorance du public, à commencer par celui des Eglises. Le plus sûr allié des manipulateurs d’opinion est le non-savoir sur la recherche du Jésus de l’histoire. J’invoque donc la responsabilité des formateurs en Eglise : il y a un savoir à communiquer, une intelligence à transmettre, une attention à éveiller, pour éviter que la foi dégénère en naïveté et la conviction en obscurantisme. Force est de constater que jusqu’ici, les agents de pastorale ont – partiellement du moins – failli à leur tâche de formation. Il est urgent qu’ils surmontent leurs appréhensions et prennent leur place dans le débat sur le Jésus de l’histoire ; il serait paradoxal que les croyants en soient, par dédain, les seuls absents. Pour aller plus loin Collectif, Jésus, compléments d'enquête, Paris, Bayard, 2007. Camille Focant, Jacques Schlosser, Daniel Marguerat, Jean-Marie Sevrin, Le Jésus de l’histoire (Connaître la Bible 4/5), Bruxelles, Lumen Vitae, 1997. Pierre Gibert et Christoph Theobald, éds, Le cas Jésus Christ. Exégètes, historiens et théologiens en confrontation, Paris, Bayard, 2002. Daniel Marguerat, Enrico Norelli, Jean-Michel Poffet, éds, Jésus de Nazareth. Nouvelles approches d'une énigme (Monde de la Bible 38), Genève, Labor et Fides, 2e éd. 2003. Daniel Marguerat, « La "troisième quête" du Jésus de l'histoire », Recherches de science religieuse 87, 1999, p. 397-421. – « Jésus de Nazareth », in : Histoire du christianisme, J.-M. Mayeur, Ch. et L. Pietri, etc., éds, tome I : Le nouveau peuple (des origines à 250), Paris, Desclée, 2000, p. 7-58. – L'homme qui venait de Nazareth. Ce qu'on peut aujourd'hui savoir de Jésus, Aubonne, éd. du Moulin, 4e éd. 2001. Jacques Schlosser, « La recherche historique sur Jésus : Menace et/ou chance pour la foi ? », Revue des sciences religieuses 80/3, 2006, p. 331-348.