Comportements inappropriés à l`école : du côté des élèves
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Comportements inappropriés à l`école : du côté des élèves
Comportements inappropriés à l’école : du côté des élèves David Le Breton Professeur de sociologie à l’université de Strasbourg. Membre de l’Institut Universitaire de France. Comportements inappropriés. L’école est un dispositif rituel étalé dans le temps et inscrit dans l’espace, segmenté par des rôles différents selon les positions de ses acteurs. Elle implique un feuilletage de rôles et de la place de chacun au sein de l’établissement, un découpage du temps et une ritualisation des passages entre les différents cours, la récréation, la pause du midi, et la fin de la journée de classe, ou le temps d’études pour certains avant le retour à l’internat. L’école est en ce sens un monde social à part, coupé de la vie familiale ou de l’entre-soi des enfants, elle implique des devoirs qui relèvent en fait de la ritualité scolaire et des droits qui en découlent. Les manières de se conduire, de s’habiller, de parler entrent dans une logique sociale particulière. Entre les élèves et les enseignants une trame de comportements régis par des codes précis sont attendus de part et d’autres : interdit de contact prêtant à l’ambigüité pour l’enseignant, respect de la dignité de l’élève, interdit de toute forme de violence à son égard, etc. Dans sa classe le professeur est le maitre d’œuvre, porté par sa professionnalité, et il est comptable de ses comportements, certes devant sa conscience, mais il demeure sous le regard de ses pairs et de l’autorité de son établissement. Les comportements inappropriés traduisent donc une rupture de ritualité, une rupture des attentes introduisant l’imprévisible, une entorse aux limites symboliques qui permettent la réciprocité de l’échange, ils traduisent un refus de reconnaissance des autres. Le maitre peut tenter de séduire ses élèves et nourrir envers eux des comportements ambigus, voire de violence symbolique ou physique, il peut ne pas être à la hauteur de sa tâche de transmettre, un absentéisme trop complaisant qui compromet la scolarité des élèves, etc. Je m’attarde pas sur ces comportements inappropriés des enseignants, je renvoie à cet égard aux interventions de Sylvie Dieumegard et Serge Rossière-Rollin. Les parents eux-mêmes peuvent témoigner de sérieux manquements : Ils peuvent ne jamais soutenir leurs enfants dans leur scolarité, voire même dénigrer l’école, ou soutenir leurs enfants dans les conflits avec les enseignants après une réprimande, une mauvaise note ou une heure de colle. D’autres délaissent leurs enfants, ne s’en soucient guère au fil du quotidien, ils sont parfois eux-mêmes en pleine déroute comme le montre le beau et douloureux film de Bertrand Tavernier « Ca commence aujourd’hui ». Certaines familles sont déstructurées, mal-aimantes, maltraitantes, privilégient des enfants au détriment des autres dans la fratrie ou la famille recomposée… Les transformations sociales en question L’individualisation du lien social a contribué à la désinstitutionalisation de la famille qui cesse d’être la cellule élémentaire de la société pour devenir plutôt un refuge sentimental, un lieu provisoire, consensuel de l’entre soi. Sur le plan social, l’homme et la femme, dans la plupart des familles, vivent désormais une relation d’égalité, même s’il convient de nuancer le propos en rappelant que pour nombre de familles issues de la migration la figure du père ou du mari reste fondatrice, alimentant un décalage radical entre l’univers culturel privé, et celui qui commence pour le jeune une fois la porte de l’appartement franchie. Elle s’articule désormais davantage sur une relation de proximité de ses membres que sur une symbolique distinguant les positions de parents et d’enfants. Elle est devenue pour le couple une affaire privée, fondée sur une affectivité partagée, un pacte de commodité toujours révocable. Elle s’efforce de concilier les emplois du temps, les nécessités professionnelles, de formation ou de loisirs des uns et des autres. Elle est un lieu où être soi avec les autres, les plus proches, mais avec le minimum d’entraves, et dans une négociation permanente. Nombre de femmes soucieuses de leur indépendance matérielle travaillent ou mènent des études prolongées. La famille s’inscrivait en principe dans la longue durée. Elle est aujourd’hui précaire, marquée par le recul du mariage, l’augmentation des divorces ou des séparations, les recompositions, et donc pour l’enfant la fragmentation de la parenté. Elle connaît nombre d’enfants uniques ou de fratries réduites, soumises aux aléas relationnels de la famille nucléaire. Quand le couple se sépare il reste l’enfant. « Le fait que nombre d’enfants aient aujourd’hui davantage à souffrir des impasses narcissiques dans lesquelles se trouvent enfermés leurs parents que des rigidités éducatives d’antan est une constatation clinique quotidienne en pédopsychiatrie » (Matot, 2012, 27) Le statut contemporain de l’enfant et de l’adolescent dans la famille et le lien social ne facilitent guère la transmission et l’esprit critique. L’enfant devient un partenaire dans une vie partagée et non plus celui face auquel exercer une fonction d’autorité et de guide. Il est perçu d’emblée comme un individu, et non pas à sa hauteur d’enfant ou d’adolescent ; il est « adultisé », sans autre forme de procès. La notion même de responsabilité à son égard s’affaiblit. Le « il (elle) ne veut pas » est une formule moderne de la 1 Colloque ASCOMED – Mai 2013 – Montpellier fatalité, elle justifie par avance les parents de ne pas insister en matière d’interdit. Elle conforte le pouvoir de l’enfant à leur égard. Mais un enfant devenu fils ou fille de soi n’a pas le même rapport au monde qu’un autre qui se reconnaît, et est reconnu dans une filiation et une appartenance familiale, un contexte social pourvoyeur de civilités et de lois. Les enfants d’aujourd’hui grandissent dans un monde social inédit, bien éloigné de celui où évoluaient leurs parents au même âge, ils ne sont plus éduqués comme les générations antérieures. Pendant que les parents perdent leur autorité éducative, que l’école peine à établir les règles d’une citoyenneté partagée, les jeunes générations entrent sous l’influence d’une culture régie par l’univers de la consommation et de la publicité, accentuant encore l’écart entre les générations. Les « autres significatifs » de l’enfant, et de l’adolescent surtout sont des figures médiatiques, des modèles pour le succès ou la notoriété (stars de la téléréalité, animateurs, chanteurs, musiciens, etc.). La transmission s’horizontalise et circule avec vivacité dans la sociabilité juvénile à travers des matrices de sens (chaînes câblées, magazines, radios « jeunes » comme Skyrock, etc.) qui échappent à la compétence des parents. Les enfants et les jeunes acquièrent désormais pour une large part leurs connaissances auprès de leurs pairs, en puisant dans l’immense réservoir du marketing et des biens culturels de consommation. Ces médias accomplissent à leur propos une mise en forme et en significations permanentes du monde, ils sont la ressource première où puiser pour se comprendre et se situer. Les frontières de générations s’effacent ou se renversent. Le modèle offert par les parents paraît dépassé. Eux-mêmes se sentent démunis face à des enfants qu’ils peinent à comprendre même s’ils répondent le plus souvent à leur demande. Les innombrables innovations technologiques de ces dernières années en matière de communication élargissent la brèche. De surcroît, l’âge est devenu intolérable, l’adulescence est bien portée par les aînés hantés par la volonté de « rester jeune », peu enclins à assumer une position de génération qui les vieillit. Mais, en ne marquant pas les différences d’âge et en n’assumant pas leur responsabilité, ils privent l’adolescent des repères nécessaires pour grandir et prendre son autonomie. Les jeunes se construisent en s’appuyant sur leurs aînés, ne serait-ce que pour les surpasser ou s’opposer à eux, mais si ces derniers se dérobent à leur tâche, l’ouverture à l’altérité manque de consistance. Des affiches ou des spots publicitaires soulèvent la question redoutable de savoir qui est la fille ou la mère. L’une et l’autre se ressemblent et sont coiffées et vêtues de la même façon dans une dilution des différences qui dissimule mal la dévoration de la fille. Les relations père-fils sont traitées sur un mode proche avec des valeurs d’action, plus masculines, plus sur le versant de la complicité virile, mais avec le même effacement des différences de génération. La juvénilisation du lien social et la dépréciation de l’âge atteignent ici un comble. Nombre d’adolescents sont livrés à eux-mêmes par défaut d’intervention et de consistance de l’autorité familiale. Parents copains qui laissent faire et se démettent de leur responsabilité d’aînés et d’éducateurs. Mais la relation de séduction est contraire à une relation d’éducation, elle renverse les rôles. Les parents y trouvent un bénéfice narcissique au détriment de l’enfant qui trouve un miroir là où il devrait trouver des parents. L’approbation à toute demande est souvent vécue comme un signe d’indifférence. Un père copain cesse d’être un père, sans être un copain. Et pour les parents démissionnaires, l’enfant roi devient souvent l’adolescent tyran et à problèmes. Élevé dans la toute puissance de ses désirs et la manipulation sans fin de son entourage, la confrontation aux autres hors de la sphère familiale est un écueil. Pour que l’enfant ou l’adolescent s’affirme il lui faut se confronter, dans la reconnaissance de sa personne, à une loi, à des interdits, à une opposition, bref à l’ordinaire d’une transmission incarnée par la présence solide de parents ou d’aînés lui indiquant la voie, lui expliquant les usages et le laissant se situer comme un parmi les autres. N’ayant connu aucun inter-dit dans sa famille, l’enfant peine à s’inscrire dans la sociabilité scolaire. Il n’a jamais été confronté aux frustrations qui alimentent une vie quotidienne immergée dans le lien réciproque à autrui. Il multiplie les conflits avec les enseignants ou les autres écoliers. L’absence de limites de sens dynamiques et bien élaborées entre soi et l’autre, soi et le monde, induit une confusion entre le dehors et le dedans. Ce sont des jeunes en souffrance, indifférenciés, en quête de limites, à la recherche de ce qu’ils sont. Leur sentiment d’identité est fragile, incertain, toute frustration, toute attente leur est insoutenable. Ils deviennent agressifs quand on leur résiste car ils peinent à comprendre le point de vue de l’autre. N’ayant jamais connu un « non » éducatif afin de les situer dans un ensemble, ils n’entrent jamais dans l’inter-dit. Ils demeurent dans leur forteresse toute puissante, se sentant en permanence assiégés car ils n’ont jamais connu d’autres manières de se comporter. Toujours en insécurité intérieure, ce n’est qu’en se heurtant au monde ou aux autres qu’ils trouvent peu à peu les limites que leurs proches ne leur ont jamais données. 2 Colloque ASCOMED – Mai 2013 – Montpellier Quand elle est assumée avec rigueur et responsabilité, la transmission introduit le sujet à sa différence individuelle au sein d’un ensemble d’hommes et de femmes, elle l’inscrit notamment dans la coupure d’un sexe, et à l’intérieur d’une classe d’âge dans une position particulière de génération. Elle lui donne un accès aux codes qui lui confèrent les moyens de mettre du sens sur le monde, de s’orienter de manière plus personnelle dans la trame sociale. Mais aujourd’hui dans le pluralisme des sociétés contemporaines régies par l’individualisme démocratique, les matrices de sens et de valeur sont multiples et la tâche des éducateurs est d’apprendre à l’enfant à se repérer parmi elles, afin qu’il choisisse en toute connaissance de cause celles qui lui correspondent le mieux. Dans le contexte de l’individualisation du sens, la socialisation est toujours en mouvement du fait des transformations sociales, culturelles, politiques, technologiques ; l’adolescent n’est plus porté par les réponses toutes faites des générations antérieures, il doit les élaborer lui-même selon les circonstances, et l’École n’est plus le centre de gravité de la transmission. Il est difficile de transmettre dans un monde où domine la vitesse, l’urgence, la flexibilité, le recyclage, l’opportunisme, le profit, le calcul, etc. Dans une société où l’immédiat s’érige en seule durée possible, où l’imprévisible est toujours devant soi, la transmission risque de s’émietter dans l’information, mais cette dernière ne prépare pas à vivre, elle vise seulement à l’ajustement aux ambiances diffuses du moment. L’école n’est plus perçue comme une mission d’éducation collective, le monde a changé (Dubet, 2002), elle est entrée dans une zone de turbulence qui n’en finit plus. Pour qui elle se prend, la prof ? Nos sociétés démocratiques récusent toute supériorité a priori d’un acteur sur un autre. La fin de la tradition marque la fin de l’autorité et soulève le risque de la multiplication des rapports de force. Si tout individu ne s’autorise que de lui-même, et se considère comme égal à tous les autres, toute relation dissymétrique risque de se heurter à un refus ou à une quête éperdue de reconnaissance. Ainsi, l’enseignant n’est plus perçu comme porteur d’une autorité institutionnelle, mais comme affirmation d’un arbitraire personnel alimentant le ressentiment de se trouver en position inégale face à une personne considérée comme pareille à soi : « Pour qui elle se prend la prof pour me mettre une mauvaise note ». L’école est vue par certains enfants de milieux populaires comme une entreprise de soumission, elle contraint à changer de code de comportement sans que ces transformations soient perçues comme une ouverture au monde. « Ils veulent nous empêcher de parler, ils veulent nous forcer à parler comme eux. Moi j’ai pas envie de changer. Je suis bien comme ça ». Si la relation pédagogique est vécue comme domination, exercice d’un arbitraire, voire même exposition à une forme d’humiliation, l’enseignant s’expose à la rebuffade si les élèves ne voient en lui qu’un homme ou une femme opposé à leur opinion. H. Arendt avait pressenti les difficultés croissantes d’une éducation qui, « par sa nature même ne peut faire fi ni de l’autorité, ni de la tradition, et qui doit cependant s’exercer dans un monde qui n’est pas structuré par l’autorité ni retenu par la tradition » (Arendt, 1972, 250). Mais si les parents ne sont pas à la hauteur de l’amour et de la nécessité de présence et d’éducation que leur enfant requiert d’eux, s’ils se dérobent à leur tâche, ils créent de la souffrance et du manque à être. En le laissant sans orientation pour exister, ils fragilisent son rapport au monde. Une liberté sans cadre pour se déployer est un abîme. La frustration, c’est-à-dire la limite posée par ses proches, est une condition nécessaire à la modulation de la toute puissance qui, si elle se prolonge, expose le jeune au heurt brutal avec le monde et les autres. La fluidité du lien social implique la compréhension que les autres existent en dehors de soi et que les circonstances ne sont pas à sa discrétion. La loi est un cadre qui le protège des autres et de ses propres débordements. Elle n’est pas un caprice ou un arbitraire mais la condition première du déploiement de soi. On ne peut inscrire un enfant comme acteur dans le monde sans lui poser des limites de sens et le mettre en position de les interroger. Pour intégrer par soi-même les codes de relation et de comportement, il importe que la loi, au sens large du terme, ou les autres à son entour, ne soient jamais perçus comme obstacles à sa liberté mais, à l’inverse, comme sa condition. Toute éducation en ce sens vise à limiter le sentiment de toute puissance de l’enfant, à lui rappeler qu’il ne vit jamais sans l’autre (Jeffrey, 1999). Un interdit vaut d’abord par ce qu’il ouvre de possibles, en un mot il vise d’abord à autoriser l’échange symbolique avec les autres et le monde, il prévient l’arbitraire et vise à protéger les acteurs en présence, à rendre prévisibles et pensables leur comportement et à les rassurer sur eux-mêmes. Tout interdit est un inter-dit, ce qui est dit entre soi pour vivre ensemble dans la réciprocité des attentes. Étymologiquement éduquer signifie « conduire hors de soi », échapper au même pour s’ouvrir au monde de l’autre, à un univers de sens élargi que le sujet doit être capable d’évaluer et de penser en se sachant un parmi d’autres. La tâche est de donner le moyen de se déprendre de soi pour devenir un partenaire de l’échange au sein du lien social. Elle arrache aux particularités sociales et culturelles pour ouvrir à une liberté de conscience et à l’universel. L’École est le lieu de l’émancipation individuelle, elle procure à l’élève au fil des ans les clés pour une indépendance de sa pensée. La symétrie morale entre 3 Colloque ASCOMED – Mai 2013 – Montpellier enfant et adulte implique justement de tenir compte du fait que l’enfant ne dispose pas encore des moyens pour se penser dans la complexité du monde, il convient donc de l’éduquer pour qu’il soit à la hauteur de sa liberté et de sa dignité. Un enfant est un adulte en devenir. Si nul ne l’aide à élaborer son personnage, il peine à entrer de plain-pied dans son existence. Grandir ne va plus de soi si l’on considère l’enfant déjà comme un adulte en miniature. La position éducative n’est pas celle de la toute puissance, mais une conscience de la vulnérabilité et de la relativité des principes inculqués, même s’ils paraissent essentiels sur le moment. Les parents ou les enseignants, ou toute autre figure d’autorité ne sont que des modèles provisoires voués à être dépassés. Les conduites à risque Elles retentissent bien entendu sur la scolarité de l’enfant. Ce terme appliqué aux jeunes générations rassemble une série de comportements mettant symboliquement ou réellement l’existence en danger. Ils ont en commun l'exposition délibérée au risque de se blesser ou de mourir, d’altérer son avenir personnel, ou de mettre sa santé en péril : défis, jeux dangereux, tentatives de suicide, fugues, errance, alcoolisation, toxicomanies, troubles alimentaires, vitesse sur les routes, violences, relations sexuelles non protégées, refus de poursuivre un traitement médical vital, etc. Ces comportements mettent en danger les possibilités d’intégration sociale du jeune à travers notamment la déscolarisation, et ils aboutissent parfois, comme dans l’errance, l’alcoolisation extrême, la « défonce » ou l’adhésion à une secte, à une dissolution provisoire de l’identité. Mais ils sont aussi une expérimentation tâtonnante d’un monde social qui échappe encore. Le risque est là comme une matière première pour se construire, avec cependant l’éventualité non négligeable de mourir ou d’être blessé. Une pesanteur du mal de vivre amène à négliger toute protection de soi. La question du goût de vivre domine les conduites de risque des jeunes générations. Elles sont une interrogation douloureuse sur le sens de l’existence. Certains de ces comportements s’inscrivent dans la durée (toxicomanies, troubles alimentaires, scarifications, alcoolisation, errance…), ou prennent la forme d’une entreprise unique liée aux circonstances (tentatives de suicide, fugue, etc.) Cette propension à l’agir qui caractérise cet âge est liée à la difficulté de mobiliser en soi des ressources de sens pour affronter les écueils sur un autre mode. Le recours au corps est une tentative psychiquement économique d’échapper à l’impuissance, à la difficulté de se penser. Même s’il est parfois lourd de conséquences, il marque un essai de reprise de contrôle. Le danger inhérent à ces comportements parait au jeune de peu de poids au regard de son mal de vivre. Des données anthropologiques concourent à l’ampleur de ces comportements à cette période de la vie. Les particularités de la souffrance chez l’adolescent, d’une part, et de l’autre une représentation de la mort qui le rend vulnérable. En effet, la souffrance d’un adolescent n’est pas la même que celle d’un adulte. Là où l’adulte confronté à des difficultés personnelles peut les relativiser et les mettre à distance, voire même recourir à un tiers (médecin, psychologue, etc.) afin de les surmonter, l’adolescent les prend de plein fouet en refusant toute aide. Il ne dispose d’aucun recul pour en atténuer l’acuité. Les événements qui le bouleversent paraissent souvent dérisoires aux yeux des parents ou des proches dont l’expérience de vie tend à en nuancer la force d’impact. Mais le jeune les vit pour la première fois, il doute de lui-même, il est à fleur de peau. Parler de motifs « futiles » pour des tentatives de suicide ou des fugues revient à projeter une psychologie adulte sur un jeune et à manquer sa subjectivité. L’un des obstacles à une prise en charge efficace et compréhensive tient justement à cet adulto-centrisme : ne pas voir le jeune à sa hauteur et ne pas comprendre la dimension du réel où il se meut (Le Breton, 2007). En outre, l’adolescent ne possède pas encore de la mort la vision tragique et irréversible qui est celle de ses aînés. S´il n’est plus l´enfant qui assimile la mort à une sorte de voyage dont on revient après un moment d’absence, il n’est pas encore l´adulte qui en connait le tranchant, il est dans le « je sais bien mais quand même ». Il sait que la mort existe mais elle ne le concerne pas. Chacun a tendance à se sentir « spécial ». Encore vague à ses yeux, la mort ne saurait l’atteindre (Le Breton, 2007). « Je gère » est la parole commune du jeune qui rejette avec dédain les exhortations des autres à son entour pour qu´il soit moins aveugle dans ces comportements. Les conduites à risque renvoient à la difficulté de l’accès à l’âge d’homme ou de femme, à la souffrance d’être soi lors de ce passage délicat. Elles sont largement dépendantes de la trame affective qui marque le développement personnel. Elles touchent des jeunes de tous les milieux, même si leur comportement dépend aussi de leur condition sociale. Un jeune de quartier populaire mal dans sa peau est plus enclin à la petite délinquance ou à une démonstration brutale de virilité par la violence qu’un autre de milieu privilégié qui jouit par exemple d’un accès plus facile aux drogues. L’adolescent mal dans sa peau est d’abord dans une souffrance affective, même si sa condition sociale et son sexe ajoutent une dimension propre. Seule son histoire personnelle et la configuration sociale et affective où il s’insère 4 Colloque ASCOMED – Mai 2013 – Montpellier éclairent le sens de comportements qui sont souvent les symptômes d’un dysfonctionnement familial, d’une carence affective, d’une maltraitance, de tensions avec les autres ou d’un événement traumatique. Une douloureuse volonté de bouleverser les routines familiales, de dire la détresse, de provoquer un soutien et d’être reconnus comme « existant », l’anime. Souvent le jeune se cherche et ignore ce qu’il poursuit à travers ces comportements dont il voit pourtant combien ils troublent son entourage et le mettent en danger. Mais il est dans la nécessité intérieure de les poursuivre tant qu’il n’a pas trouvé de réponse à son désarroi, ou rencontré sur son chemin un adulte qui l´arrête et lui donne le désir de grandir. Les conduites à risque sont également marquées par les connotations sociales du genre. Chez les filles (Ait el Cadi, 2003 ; 2005 ; Sellami, 2011), elles prennent des formes discrètes, silencieuses (troubles alimentaires, scarifications, tentatives de suicide…), là où chez les garçons elles sont exposition de soi (et éventuellement des autres), souvent sous le regard des pairs (suicides, violences, délinquances, provocations, défis, alcoolisation, vitesse sur les routes, toxicomanies…). Si les filles font nettement plus de tentatives de suicide, les garçons se tuent davantage en recourant à des moyens plus radicaux (pendaison, arme à feu). Les conduites à risque sont des rites intimes de contrebande visant à fabriquer du sens pour continuer à vivre. A l’opposé de passages à l’acte, ce sont souvent des actes de passage (Le Breton, 2003, 2007). Elles marquent l’altération du goût de vivre d’une partie de la jeunesse contemporaine, le sentiment d’être devant un mur infranchissable, un présent qui n’en finit jamais, dépossédé de tout avenir. Si elle n’est pas nourrie de projets, la temporalité adolescente s’écrase sur un présent éternel qui rend indépassable la situation douloureuse. Elle n’a pas la fluidité qui permet de passer à autre chose. Les conduites à risque traduisent la recherche tâtonnante et douloureuse d’une issue. Mais simultanément ce sont des manières de forcer le passage en brisant le mur d’impuissance ressenti devant une situation. Elles témoignent de la tentative de s’en extraire, de gagner du temps pour ne pas mourir, pour continuer encore à vivre. Et le temps, disait Winnicott, est le premier remède des souffrances adolescentes (1969, 257-258). Ces épreuves que les jeunes s’infligent sont des formes inédites de rites visant à la mise à l’épreuve de soi, mais dans un contexte solitaire (ou parfois avec quelques amis). Dans leur diversité, elles sont d’abord des tentatives douloureuses de ritualiser le passage à l’âge d’homme ou de femme pour des jeunes pour qui exister est un effort permanent. Sursaut de conscience, manière de se débattre et de jouer son existence contre la mort pour donner sens et valeur à sa vie, elles participent d’une recherche de limites de sens, d’un cran d’arrêt au moins provisoire aux incertitudes ressenties. Elles recadrent en quelque sorte la situation, la redéfinissent en plaçant le jeune au cœur du dispositif comme acteur, et non plus comme un élément indifférent emporté dans le flot de souffrance. Mais la blessure ou la mort peuvent survenir à tout moment en rappelant qu´on ne joue pas impunément avec le danger. En faisant la part du feu le jeune court le risque de son corps pour retrouver sa place dans le tissu du monde et effectuer un acte de passage qui le sorte enfin de la souffrance, de cet état de suspension douloureuse qui parait sans issue. Il redevient acteur de son existence, il exerce un contrôle sur ses ressentis à travers le recours à des remèdes paradoxaux mais qui participent d’anthropo-logiques efficaces et autorisent à continuer à vivre. Plusieurs figures anthropologiques se croisent dans les conduites à risque des jeunes, elles ne s’excluent pas les unes des autres, mais elles s’enchevêtrent dans chacune d´entre elles : ordalie, sacrifice, blancheur et dépendance. Nous les avons longuement décrites dans En souffrance. Adolescence et entrée dans la vie (2007). L’ordalie est une manière de jouer le tout pour le tout et de se livrer à une épreuve personnelle pour tester une légitimité à vivre que le jeune n’éprouve pas car le lien social a été impuissant à la lui donner, ou bien qu’il a perdu et que les efforts des autres n’ont pas rétabli. En se mettant en danger, il interroge symboliquement la mort pour garantir son existence. Toutes les conduites à risque des jeunes ont une tonalité ordalique. L’exposition au danger vise à expulser l’intolérable pour trouver l’apaisement. Toute confrontation à la mort est une redéfinition radicale de l’existence. La démarche n’est nullement suicidaire, elle vise à relancer le sens. La mort symboliquement surmontée est une forme de contrebande pour fabriquer des raisons d’être. L’issue possible est celle d’exister enfin, de se dépouiller de la mort qui colle à la peau en ayant su la regarder en face. Tentative de vivre et non tentative de suicide. Au terme de l’épreuve est non seulement la puissance de survivre, mais aussi le choc renouvelé du réel qui procure un cran d’arrêt à l’interminable chute dans la souffrance. Le sacrifice joue la partie pour le tout. Le jeune abandonne une part de soi pour sauver l’essentiel. Ainsi par exemple des attaques au corps ou des addictions comme la toxicomanie, l’anorexie ou l´alcoolisation. Etymologiquement sacrifice signifie sacra-facere, acte de rendre des actes ou des choses sacrées. Le sacrifice expulse hors de la vie ordinaire, le jeune bénéficie d’une transformation à proportion de la signification de ce qui est sacrifié. 5 Colloque ASCOMED – Mai 2013 – Montpellier Ainsi des scarifications où il se fait mal pour avoir moins mal, s’inflige une blessure pour apaiser une souffrance. Pour qui accepte de payer le prix s’annonce un possible passage au delà de la zone de turbulence, une renaissance au monde à travers des ressources de sens renouvelées. Le sacrifice ne s’inscrit pas dans une volonté d’échange intéressé dans la mesure où le jeune ignore ce qu’il poursuit. Il est en quête d’une signification pressentie dont il n’a pas une conscience claire. L’efficacité symbolique mise en jeu est suffisamment puissante, du fait des transgressions opérées par l’acte, pour modifier son rapport au monde. La blancheur est l’effacement de soi dans la disparition des contraintes d’identité. Ne plus être le fils ou la fille, l’élève ou l’étudiant, échapper à soi, à son histoire, à son nom, à son milieu affectif. On la rencontre notamment dans l’errance, l’adhésion à une secte, la « défonce » à travers l’alcool, la drogue ou d’autres produits. Recherche du coma et non plus de sensations. L’enjeu est de ne plus être soi pour ne plus être atteint par les aspérités de son environnement. La blancheur est un engourdissement, un laissertomber né de l’impuissance à transformer les choses. En principe, elle n’est pas un état durable, mais un refuge plus ou moins prolongé, un sas pour se protéger. Elle n’est nullement une folie, même provisoire, car l’individu ne cesse jamais d’être lui-même, même s’il est dans une sorte de relâche des représentations sociales ordinaires, et il lui arrive de reprendre son existence bien enracinée dans le lien social après ces éclipses, il sait aussi agir si les circonstances le commandent. Il sait ce qu’il fait en se défaisant de luimême. La blancheur est le fait d’un individu qui tombe hors du monde ordinaire ou qui refuse provisoirement d’y collaborer. Il n’est pas dans la mort mais il n’arrive pas non plus à naitre, il est prisonnier du passage, dans une sorte de glaciation intérieure. Il est rivé à l’absence pour se protéger et reprendre son souffle en ne laissant transparaitre à l’extérieur qu’un minimum. La blancheur traduit la volonté de devenir diaphane, de se défaire du fardeau d’être soi. La dépendance est une autre figure anthropologique. A l’incertitude des relations, le jeune oppose le rapport régulier à un objet qui oriente totalement son existence, mais qu’il a le sentiment de maîtriser à volonté et éternellement : drogue, alcool, nourriture, scarifications, etc., grâce auxquels il décide à sa guise des états de son corps quitte à transformer son entourage en pure utilité et à ne rien investir d'autre. A l'insaisissable de soi et du monde, il oppose le concret du corps. Les relations de dépendance sont une forme de contrôle exercé sur la vie quotidienne face à la turbulence du monde. Le jeune reproduit sans cesse une relation particulière à un objet ou à une sensation qui lui procure enfin l’impression furtive de s’appartenir et d’être encore ancré au monde. Ces comportements sont le plus souvent provisoires, ils ne durent qu’un moment, tant que le jeune n’a pas encore répondu à la question du sens de son existence. Les souffrances propres à cet âge sont puissantes, mais réversibles. Elles surprennent parfois par leur résolution rapide alors qu’elles semblaient aller vers le pire, de même que le jeune qui semblait sans problème recèle parfois de douloureux réveils pour l’entourage n’ayant pas perçu l’étendue d’une détresse soigneusement dissimulée. Dans l’immense majorité des cas ces souffrances et les conduites à risque qui les accompagnent ne durent qu’un moment, elles sont abandonnées au fil du temps. Elles se guérissent à travers les expériences successives du jeune : rencontres amoureuses, engagement dans des activités culturelles ou sportives, etc. La violence entre élèves L’école n’est plus le lieu premier de l’intégration et de la promotion sociale, elle est souvent discréditée aux yeux des jeunes sachant qu’ils risquent fort d’être chômeurs en en sortant. Certains parents de milieu populaire investissent avec force l’école comme le seul lieu possible d’émancipation de leurs enfants et désavouent la culture de rue en tenant leurs enfants à l’écart. Ceux qui trouvent un chemin propice malgré les handicaps initiaux ont témoigné d’un intérêt sans faille pour l’école et ont toujours été soutenus par leurs parents (Begag, 2002). Ils se sont construits dans la mise en distance de la culture de rue, et en s’appuyant sur leur famille et l’institution scolaire, misant sur une vision ouverte de leur avenir et la conviction de posséder les moyens de s’en sortir. Leur scolarité a souvent eu lieu dans des établissements au recrutement socialement mixte. Mais ils fonctionnent rarement comme modèles car ils quittent presque toujours leur quartier d’origine où, de toutes façons, la réussite scolaire, parait une « traîtrise ». Les adolescents qui ne sentent pas l’investissement de leurs parents pour l’école tendent à s’en distancier, voire même à présenter des signes d’incivilité, de violence, de conduites d’échec dans leur scolarité. Ils ne jouent pas le jeu, les connaissances scolaires leur paraissent superflues, sans lien avec leur existence concrète, et ils ne les voient pas comme attachées à leur avenir. La « vraie vie » est hors de l’école, là résident les excitations les plus passionnantes. L’école leur parait privée de signification dans le contexte où ils vivent, ils ne s’y sentent pas reconnus, elle véhicule une culture et des codes d’interaction éloignés des leurs. Les enseignants peinent face à ces élèves à leurs yeux bruyants, bavards, impolis, ils ne se sentent pas respectés (les élèves pas davantage). L’école est désarmée devant le fait qu’elle doit rompre avec les codes de comportements de la culture de rue et enseigner à certains l’élémentaire de la civilité. 6 Colloque ASCOMED – Mai 2013 – Montpellier Cet apprentissage relevait traditionnellement de la famille, il est désormais souvent pris en charge par des enseignants qui s’y épuisent. Dans les quartiers populaires de grands ensembles, outre les associations ou les initiatives individuelles de soutien scolaire, l’école est le dernier lieu susceptible de donner aux enfants et aux adolescents des repères de sens pour vivre ensemble de manière propice. Quant aux violences entre élèves, elles se multiplient dans certains collèges. Elles visent surtout les élèves qui réussissent le mieux et qui courent alors le risque d’être perçus comme des « traîtres » par leurs pairs qui le leur font payer cher. L’école est un lieu de confrontation de milieux sociaux étanches la plupart du temps. Elle illustre l’écart entre les « inclus » et les « exclus ». Elle est perçue comme ne menant à rien, disqualifiée pour la course aux emplois. « Moi, j’veux vivre, profiter de la vie. J’peux pas faire autant d’années d’étude pour toucher le smic, non, c’est pas possible ! A c’t’heure çi t’es comme moi, tu vis mal, pourtant t’as un bac j’sais pas combien » dit Saïd à Farid au moment où il menait une recherche sur le quartier de l’Elsau à Strasbourg (Rahmani, 2005, 267). Beaucoup de jeunes sont trop désabusés pour investir l’école. Ils s’y comportent avec agressivité, maintenant obstinément des codes de comportement et des logiques de l’honneur n’ayant de sens que pour eux, qui les mettent en porte à faux avec l’institution. Les garçons surtout qui valorisent le fait de ne jamais perdre la face et qui se croient, par ailleurs, exclus par le système. Sous la forme d’une prophétie qui s’exauce, ils se mettent en situation d’échec radical tout en tenant un discours de ressentiment contre l’école. Ils accusent les enseignants de leur échec qu’ils vivent comme une injustice sociale, voire même un signe de discrimination. « On était une bande de potes, et la même bande de potes, on se retrouvait ensemble en salle de classe. Comment veux tu casser les liens amicaux qu’on avait dans une simple… Euh, dans les murs de l’école, ils avaient pas de significations pour nous. On rigolait dehors, dedans c’était pareil, même si des fois ça gênait le prof. Et souvent ça les gênait, à tel point qu’un jour l’un m’a dit en face « Graine de voyou », j’avais 8 ans. Ces gens là je voudrais les avoir devant moi et montrer ce que je suis devenu. Même si j’ai rien, j’suis pas encore en train de travailler, j’suis pas encore en train de gagner ma vie, mais juste le fait que j’ai fini leur putain de cursus scolaire et que maintenant j’ai le choix de faire ma vie avec les armes que je veux. Ceux là j’voudrais les avoir devant moi pour leur cracher dans la gueule. J’ai la haine pour ces gens là » (Farid, 19 ans). Le malentendu est radical. La pression du groupe amène des élèves à désinvestir la réussite scolaire pour ne pas perdre l’estime des pairs qui alimente pour eux l’estime de soi. Le risque pour l’identité serait de poursuivre une scolarité normale dans le mépris des pairs, se faire alors traiter de « bouffon ». Mieux vaut dénigrer l’école et sauver ainsi la face. Les significant others sont alors moins leurs parents soucieux de leur scolarité que la tyrannie exercée à leur insu par les pairs. La reconnaissance des autres est le bien le plus précieux, la perdre c’est se perdre. Les enseignants, les travailleurs sociaux, les chauffeurs de transport en commun, les médecins ou les infirmières, le bureau du juge sont désormais sollicités comme interlocuteurs possibles d’une restauration du sens et de recréation du lien social. Les anciennes compétences professionnelles deviennent caduques face à des jeunes imprévisibles, fonctionnant sur un registre relationnel radicalement différent de celui des professionnels. Le travail social accompagne aujourd’hui de manière inéluctable les tâches d’enseignement ou de justice. La moindre faille est redoutable dans ses conséquences. Que faire ? Bien entendu les médecins scolaires sont dans une position propice pour entendre une parole qui échappe à l’enseignant, parfois même aux parents. Ils témoignent d’une autre posture, libérée des contraintes de la classe. Dans ce contexte bien des choses peuvent se dire. Parfois, une écoute, un conseil, une porte qui ne se ferme jamais, sont une forme essentielle de reconnaissance d’un élève mal dans sa peau. Aujourd’hui, au regard des moyens dont ils disposent et de l’ampleur de la tâche, il devient malaisé pour les enseignants d’inventer de nouvelles voies pour déprendre l’enfant des ornières de la culture des pairs nourrie par le marketing et le conformisme. La transmission n’est pas seulement une instruction, elle est une orientation du chemin et en ce sens, au-delà de la classe, elle sollicite bien des outils possibles : danse, théâtre, écriture, voyage, etc. Elle doit engager l’élève, le reconnaître dans sa singularité, lui faire confiance, et l’enseignant ne jamais se dérober à la responsabilité prise envers un groupe ou un élève. Dans un dialogue avec G. Steiner, C. Ladjali parle de son travail avec ses élèves d’un lycée de la banlieue parisienne. Elle leur fait écrire des textes poétiques, qui seront ensuite publiés, et élaborer une pièce de théâtre en s’inspirant de l’Œdipe roi de Sophocle. Elle doit d’abord surmonter la résistance des élèves pour qui poésie rime surtout avec « honte », particulièrement pour les garçons qui voient là une activité « féminine » et méprisable. Pourtant au fil du temps elle désamorce leur réticence et les textes sont écrits et lus, la pièce montée : « Ils étaient étonnés de la beauté de leur texte (…) 7 Colloque ASCOMED – Mai 2013 – Montpellier Ils ont eu presque honte en fin d’année de présenter leurs textes en bibliothèque, mais ensuite ils ont été très fiers. Ils ont progressé, ils ont vieilli de trois ans en l’espace de deux heures. Ils ont mûri très vite » (Steiner, Ladjali, 2003, 63 et 78). L’éducation est parfois une révélation, un parcours initiatique. Dans le film d’Abdelatif Kechiche : L’esquive (2002), une professeure de français accompagne des lycéens qui montent une pièce de Marivaux : On ne badine pas avec l’amour. Ce sont des jeunes de la banlieue de Lille. Ils parlent à toute allure sans jamais s’écouter. Leurs propos sont inlassablement scandés de « fils de pute » ou d’« enculé de ta mère », même les filles n’y échappent pas. Pourtant quand ils entrent dans la langue de Marivaux, ils s’écoutent, ils parlent lentement et goûtent les mots avec jubilation. Ils enchaînent les répliques dans le respect les uns des autres. Le théâtre est ce lieu symbolique où la mise à l’épreuve de soi dans le regard des autres autorise aussi une distance sur soi, une réflexivité sur le langage, la relation à l’autre, à la temporalité. Sur scène on peut perdre la face mais on peut aussi reprendre en main une identité défaite. Un atelier théâtre mené avec exigence, comme dans le film de Kechiche, est l’occasion pour les jeunes d’essayer des personnages, ce qui est le propre de l’adolescence, mais s’effectue le plus souvent à travers le recours aux produits de consommation ou aux pseudos des réseaux sociaux. Ici, ce sont des personnages chargés d’épaisseur et nourris par un projet commun, en rupture radicale avec les ritualités de la cité. Les jeunes révèlent des facettes inattendues, ils s’arrachent à leur pesanteur, ils sortent de leur routine de langage et de comportement et découvrent avec émerveillement que d’autres rapports au monde sont possibles, infiniment plus calmes, plus heureux, au cœur d’une sociabilité qui n’implique plus l’esbroufe et l’agressivité continues. Ils se sentent bien dans ces personnages qui ne sont plus ceux qui s’imposent dans leur quartier pour être à la hauteur de sa réputation. Ils changent le cadre, ils redéfinissent leur relation aux autres et vivent une véritable renaissance. La danse est aussi susceptible de jouer un rôle proche comme le montre l’atelier de danse ouvert par Pina Bausch à Wuppertal avec des lycéens, 46 élèves âgés de 14 à 17 ans de 15 écoles de la ville. Pendant presque un an, deux danseuses de la troupe du Tanztheater animent la reprise par les élèves d’une chorégraphie de P. Bausch : Kontakthof. Le travail est régulièrement supervisé par P. Bausch elle-même. A. Linsel et R. Hoffman, deux cinéastes, suivent le processus de création avec les jeunes (Les rêves dansants. Sur les pas de Pina Bausch, 2008), d’Anne Linsel et Rainer Hoffmann. À raison de deux heures chaque samedi (mais cinq à huit heures pour les premiers rôles), les élèves se coulent dans la chorégraphie et se transforment intérieurement. Les premières scènes sont bouleversantes, notamment quand il s’agit de toucher le corps de l’autre : fou rire, timidité, impossibilité de finir un geste, etc. Les gestes sont empruntés, maladroits, effectués le sourire en coin comme pour montrer qu’ils ne sont pas dupes. Peu à peu l’apprivoisement s’opère. Ceux qui avaient du mal avec leur corps et trouvaient insupportables les interactions avec les élèves du sexe opposé s’affranchissent de leurs préventions. Un espace de confiance est créé. Au terme du spectacle tous disent combien l’expérience les a libérés et ouverts aux autres. Plusieurs des adolescents interrogés révèlent des histoires personnelles meurtries, mais ils ont retrouvé confiance en eux, une capacité d’expression qu’ils n’avaient pas auparavant. Dans nombre de cas, l’impact de transformation propice de l’élève tient à un supplément impalpable dans la relation à son professeur, une reconnaissance qui le surprend. D. Pennac nomme en quelques mots ce que nombre d’élèves ont vécu : « Difficile d’expliquer cela, mais un seul regard suffit souvent, une parole bienveillante, un mot d’adulte confiant, clair et stable, pour dissoudre ces chagrins, alléger ces esprits, les installer dans un présent rigoureusement indicatif » (Pennac, 2007, 68). L’efficacité symbolique ne tient pas seulement aux rituels scolaires, elle s’établit parfois de manière immédiate par un geste, une demande, une attention particulière qui arrache l’élève à l’indifférence ou à une image négative de soi. Cancre invétéré, multipliant à l’infini les fautes d’orthographe, D. Pennac se souvient d’un professeur de français qui lui demande un jour de lui remettre un roman, à raison d’un chapitre par semaine, il a alors une douzaine d’années. « Ce qui eut provisoirement raison de mes fautes (mais ce provisoire rendait la chose définitivement possible), ce fut ce roman commandé par ce professeur qui refusait d’abaisser sa lecture à des considérations orthographiques. Je lui devais un manuscrit sans faute. Un génie de l’enseignement en somme. Pour moi seul, peut-être, et peut-être en cette seule circonstance, mais un génie ! » (Pennac, 2007, 99). Pour ma part ce fut une professeure d’anglais, responsable du journal ronéotypé de mon collège, j’avais aussi une douzaine d’années, qui a accepté de publier mon premier texte, une nouvelle, et mes critiques des films du ciné-club du collège. Une qualité de présence d’un enseignant, une intuition qui l’amène à faire confiance à un élève que tout désigne comme irrécupérable, et l’efficacité symbolique opère. Dans ces démarches l’autorité n’est pas perçue par les jeunes comme pouvoir qui impose une inégalité de traitement entre enseignants et élèves. À l’opposé de la séduction, l’autorité réside dans une reconnaissance mutuelle de ce qu’une parole possède une valeur qui tranche sur celle des autres. Conférée à celui qui en est le dépositaire par celui qui accepte de s’en remettre à lui de son propre chef, elle puise son efficace dans une légitimité qui n’est pas discutable. 8 Colloque ASCOMED – Mai 2013 – Montpellier Elle coule de source. Auctoritas, dérive d’auctor, celui qui fonde, en un mot, celui qui légitime à être, celui qui rend « auteur » de soi de manière cohérente et heureuse, et surtout réfléchie, le passeur de cet univers de sens (Meirieu, 1999, 76). Dans Le premier homme, A. Camus se souvient de M. Germain, l’instituteur qui a bouleversé son existence en croyant en lui. Dans la classe de cet homme, « pour la première fois, (les élèves) sentaient qu’ils existaient et qu’ils étaient l’objet de la plus haute considération : on les jugeait dignes de découvrir le monde » (Camus, 1994, 138-9). David Le Breton Auteur de nombreux ouvrages sur l’adolescence, notamment : En souffrance. Adolescence et entrée dans la vie (Métailié), Une brève histoire de l’adolescence (JC Béhar), Signes d’identité. Tatouages, piercings et autres marques corporelles (Métailié), La peau et la trace. Sur les blessures de soi (Métailié), Conduites à risque. Des jeux de mort au jeu de vivre (PUF, Quadrige). Il est également co-directeur avec Daniel Marcelli du Dictionnaire de l’adolescence et de la jeunesse (PUF, Quadrige). Bibliographie Aït el Cadi H., Filles au risque de l’adolescence. Une anthropologie de la souffrance au féminin, Thèse de doctorat nouveau régime, Université Marc Bloch de Strasbourg, 2005 Arendt H., La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972. Begag A., Les dérouilleurs, Paris, Mille et une nuits, 2002. Camus A., Le premier homme, Paris, Gallimard, 1994. Dubet F., Le déclin de l’institution, Paris, Seuil, 2002. Dubet F., Sociologie de l’expérience, Paris, Seuil, 1994. Dubet F., La galère : jeunes en survie, Paris, Point-Seuil, 1987. Dubet F., Lapeyronnie D., Les quartiers d’exil, Paris, Seuil, 1992. Dubet F., Martuccelli D., Dans quelle société vivons-nous ?, Paris, Seuil, 1998. Dubet F., Martuccelli D., A l’école. Sociologie de l’expérience scolaire, Paris, Seuil, 1996. Duret P., Les jeunes et l’identité masculine, Paris, PUF, 1999. Jeffrey D., La morale dans la classe, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1999. Le Breton D., Une brève histoire de l’adolescence, Paris, JC. Béhar, 2013. Le Breton D., Conduites à risque. Des jeux de mort au jeu de vivre, Paris, PUF, 2012. Le Breton D., En souffrance. Adolescence et entrée dans la vie, Paris, Métailié, 2007. Le Breton D., La peau et la trace. Sur les blessures de soi, Paris, Métailié, 2003. Le Breton D., Signes d’identité. Tatouages, piercings et autres marques corporelles, Paris, Métailié, 2002. Matot J-C., L’enjeu adolescent. Déconstruction, enchantement et appropriation d’un monde à soi, Paris, PUF, 2012. Meirieu P., Des enfants et des hommes. Littérature et pédagogie. 1- La promesse de grandir, Paris, ESF, 1999. Pennac D., Chagrin d’école, Paris, Folio, 2007. Rahmani F., A travers l’argent de jeunes hommes se rencontrent. Ethnographie d’un quartier populaire de grand ensemble situé à la périphérie du centre urbain strasbourgeois, Thèse de sociologie, Université de Strasbourg, 2005. Sellami M., Imaginaires sociaux autour du corps de la femme dans la société tunisienne contemporaine, Thèse Université de Strasbourg, 2011. Steiner G., Ladjali C., Eloge de la transmission. Le maitre et l’élève, Paris, Albin Michel, 2003. 9 Colloque ASCOMED – Mai 2013 – Montpellier