Quel avenir pour l`ASEAN ? Entre impuissance et
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Quel avenir pour l`ASEAN ? Entre impuissance et
ASIA CENTRE CONFERENCE SERIES étude Quel avenir pour l’ASEAN ? Entre impuissance et nécessité Sophie Boisseau du Rocher, Chercheur Asia Centre Juillet 2010 Plus de dix ans après la crise de 1997 qui a profondément remis en cause le modèle d’intégration régionale que semblait constituer l’ASEAN, quinze ans après son premier élargissement aux pays de la péninsule, l’Association des Nations de l’Asie du Sud-est peine toujours à se réformer, à (re)gagner sa crédibilité et à apparaître comme un partenaire fiable dans les recompositions en cours au sein de l’espace asiatique. Alors que la redistribution des cartes de la puissance en Asie orientale s’opère aujourd’hui sur un mode plus abrasif, l’ASEAN se contente de, ou ne peut prétendre qu’à, un rôle de figurant qui gesticule, qu’on voit et qu’on entend sans pourtant qu’on sache, à ce stade, s’il s’agit d’un rôle important. C’est déjà ici une tendance à suivre attentivement : dans un monde où l’Asie semble vouloir s’imposer comme le cœur économique et géostratégique de demain, le questionnement sur la fonction et les moyens dévolus à l’ASEAN est plus que jamais pertinent. 71 boulevard Raspail 75006 Paris - France Tel : +33 1 75 43 63 20 Fax : +33 9 74 77 01 45 www.centreasia.org [email protected] siret 484236641.00029 La crise de légitimité de l’Association semble même s’être aggravée avec la crise mondiale de 2008 - 2009 : confrontés aux enjeux de la mondialisation économique et financière, déstabilisés par des soubresauts sociopolitiques difficilement maîtrisés, les pays de l’ASEAN ont, à nouveau, réagi en ordre dispersé et privilégié les options multilatérales aux choix, plus contraignants, de l’intégration régionale. Concrètement, cette stratégie s’est traduite par la dilution progressive de l’ASEAN dans des structures ou des instances de concertation plus larges. S’agit-il d’aveux de faiblesse ou d’options pragmatiques et réalistes qui permettront à l’Association de survivre ? Il demeure très délicat de bien « lire » l’ASEAN à travers notre regard d’Européens, de bien interpréter les non-dits, tant nous sommes biaisés par notre propre expérience d’intégration régionale. Il nous est par exemple difficile de comprendre l’attachement quasi-dogmatique à la souveraineté nationale quand les problèmes qui se posent doivent être réglés avec des instruments collectifs. Et pourtant, en dépit des difficultés et des insuffisances, le seul fait que l’Association dure, est un signe encourageant : aucune institution régionale dans le monde en développement n’a connu ce succès-là. L’ASEAN est aujourd’hui confrontée à de nouveaux défis, parmi lesquels la montée en puissance chinoise, et l’articulation de l’Asie autour de la Chine, ne sont pas les moindres. Mais l’instabilité interne (Thaïlande, Birmanie, périphéries indonésiennes), les tensions régionales (mer de Chine méridionale, frontière entre le Cambodge et la Thaïlande), l’affaiblissement relatif du Japon ou l’ambivalence américaine jouent aussi un rôle. Dans ce contexte incertain, il est peu probable que l’on assiste à un basculement fort et visionnaire. Il est plus dans l’expérience et dans la culture de l’ASEAN d’avancer par petites touches, pour finalement créer un courant. Il est pourtant légitime de se demander si la « méthode ASEAN » (ASEAN way) est, ou sera un jour, adaptée aux défis susmentionnés. Ainsi, alors que le processus de régionalisation avance avec une lenteur calculée (I), la tentation du saupoudrage ASEAN reste le scénario le plus probable (II). Pourtant, même affaiblie et secondaire, l’ASEAN reste indispensable (III). I Le processus de régionalisation avance avec une lenteur calculée A la suite de la crise de 1997 et de l’impuissance avérée de l’Association, beaucoup - probablement trop - était attendu de l’ASEAN pour ajuster les mécanismes régionaux aux nouveaux défis. Rodolpho Severino, Secrétaire général entre 1998 et 2002, a parfaitement compris et mesuré l’écart entre les déclarations ouvertes et conciliantes et la réalité d’une action somme toute très limitée sur le terrain. S’il a tenté d’y remédier, il s’est vite heurté à la résistance, à la fois passive et active, des derniers membres à avoir rejoint l’Association, notamment le Viêt Nam, qui ont refusé les réformes préconisées sous prétexte qu’elles modifieraient la nature de l’ASEAN. Son successeur, Ong Keng Yong, a laissé le souvenir d’un mandat assez terne. L’actuel Secrétaire général, Surin Pitsuwan, en place depuis janvier 2008, doit composer avec une organisation divisée sur les enjeux et la gestion, parfois très contrastée, des défis politiques et institutionnels. Surin doit en permanence se plier au compromis et passe beaucoup de temps à harmoniser les positions quand l’organisation aurait besoin d’une impulsion plus forte ; d’où l’impression de lenteur, de négociations poussives, sans conviction. Même si le Secrétaire général demeure lui-même convaincu que « chaque État ne peut prétendre affronter la concurrence mondiale isolément », il ne peut que constater que c’est pourtant la direction prise par la majorité d’entre eux. Une lenteur calculée Il y a bien une « illusion » ASEAN, qui donne le sentiment que l’Association s’agite beaucoup, se déploie sur de nombreux dossiers et intervient à tout propos : la sécurité non-traditionnelle, l’écologie, l’énergie, l’éducation, la sécurité alimentaire… Sans beaucoup de compétence au demeurant : un même diplomate peut avoir à traiter des sujets qui n’ont aucun rapport entre eux et être amené à prendre des décisions sans toujours le recul et l’expertise technique nécessaire. En fait, l’ASEAN est peu « performante » (i.e. efficace) sur les questions techniques ; sur ces terrains, elle avance « à la marge ». Deux raisons expliquent cette impression de « fébrilité » et d’éparpillement. D’abord, les pays membres laissent l’Association se démener tant qu’elle n’empiète pas sur leurs compétences régaliennes ; elle ne dispose d’ailleurs d’aucun outil supranational, même sur le plan décisionnel. Si elle veut exister, l’ASEAN doit donc se faire entendre des États-membres au quotidien : plus elle se fait entendre, plus elle contraint implicitement les ces derniers à prendre en considération la dimension régionale. Les pays membres savent que la « communauté internationale » attend des résultats, voire des changements : ils orchestrent, souvent à l’aide de médias très complaisants à leur égard, la mise en valeur bruyante de chaque initiative, même si celle-ci s’avère vide de substance réelle. Quand Surin Pitsuwan, dont la conviction contagieuse ne fait aucun doute, déclare début 2009 que « nous estimons que l’ASEAN a fait des avancées notoires en terme d’attrait des investissements étrangers. Grâce à l’intégration économique, l’Association a drainé, en 2008, 60 milliards de dollars d’investissement contre 23 milliards en 2000 », il donne l’illusion d’une capacité régionale à créer un marché attrayant (570 millions de consommateurs avec un PIB combiné de 1500 milliards de dollars) pour les investisseurs alors qu’en réalité, ces investissements ne sont que la somme des investissements dans chaque pays. L’ASEAN ne constitue toujours pas un marché régional. En octobre 2003, lors du sommet de Bali, l’ASEAN a lancé son grand projet de « Communauté ASEAN ». Avec ce nouveau pacte, l’Association déclare vouloir s’engager sur la voie d’une véritable intégration régionale : elle est désormais une « organisation intergouvernementale ». Le « Bali Concord II » (le Ier ayant été signé en 1976) s’est fixé pour objectif la mise en place d’ici 2020 de cette communauté à partir de trois piliers qui doivent permettre l’émergence d’une communauté des nations d’Asie du Sud-est : - une communauté de sécurité, - une communauté économique, - une communauté socio-culturelle. L’idée d’une « communauté de sécurité » a été adoptée à l’initiative de l’Indonésie pour faire face aux menaces transnationales que sont le terrorisme ou la piraterie maritime. Au plan économique, l’ASEAN veut créer, d’ici à 2020, un marché commun de 570 millions d’habitants, fondé sur une libre circulation des biens, des services et des investissements (ASEAN Economic Community) ; onze secteurs ont été identifiés pour lesquels la libéralisation doit être accélérée. Six des pays membres de l’Association (Brunei, l’Indonésie, la Malaisie, les Philippines, Singapour et la Thaïlande) ont décidé de supprimer leurs droits de douane pour toutes les marchandises à partir du 1er janvier 2010 afin de « poursuivre leurs efforts de libéralisation depuis l’introduction de la zone de libre-échange de l’ASEAN en 1992 ». Sur le terrain financier, les ministres des Finances de l’ASEAN avaient déjà convenu en février 2009, avec leurs homologues chinois, japonais et sud-coréen d’augmenter le montant du fonds d’aide anti-crise à 120 milliards de dollars (soit 94 milliards d’euros) ; la contribution de l’ASEAN est de 20 %, idem pour la Corée du Sud, le Japon et la Chine se partageant les 60 % restants. Ce projet s’inscrit dans le cadre d’un pacte régional de coopération financière : l’Initiative Chiang Mai (CMI, mai 2000), qui est un accord destiné à aider les pays de la région à faire face aux crises économiques. L’Accord de la multilatéralisation de l’initiative de Chiang Mai (CMIM), 2 entré en vigueur en mars 2010, prolonge cette initiative et devrait résoudre les problèmes provisoires concernant la balance des paiements et la solvabilité à court terme des pays-membres, les aidant ainsi dans un contexte mondial difficile. Les ministres des Finances de l’ASEAN + 3 ont aussi créé un mécanisme de garantie des crédits et des investissements (pour un budget initial de 700 millions de dollars). Le CGIF, opérationnel au début de l’année 2011, fournira l’assurance de crédits aux entreprises d’émission d’obligations dans la région, contribuant au développement des marchés des obligations régionaux. Enfin, la communauté socio-culturelle doit accélérer la prise de conscience d’une identité régionale (via le développement humain, l’éducation, l’équité sociale…) pour établir « une communauté de l’ASEAN durable et développée ». Cette communauté ASEAN devrait être mise en œuvre d’ici 2015. Le 20 novembre 2007, après des mois de négociations entre pays-membres (certains ne voulant rien concéder en matière de prérogatives régaliennes), l’ASEAN se dote d’une Charte. Ce projet remonte au Sommet de Vientiane (2004) quand les dirigeants ont réfléchi à la mise en œuvre de la Communauté ASEAN. Sensibles aux critiques adressées à propos de l’inefficacité de l’organisation, très conscients de la menace d’incapacité qui les guettait, les Etats-membres ont parfaitement réalisé que le décalage entre le discours et la réalité était de plus en plus difficilement soutenable face à leurs partenaires. Pendant 38 ans, l’ASEAN a fonctionné sans base constitutionnelle, sans texte formel (la déclaration de Bangkok est un texte court - 2 pages - très succinct sur les mécanismes et procédures), avec peu de contraintes et des institutions faibles. L’Association a lancé de nombreuses initiatives (le Traité d’Amitié et de Coopération (1976), le Traité pour une Asie du Sud-est exempte d’armes nucléaires (1995), l’AFTA (1992)). Ces textes n’ont jamais dépassé la simple déclaration d’intention et leur mise en valeur dépendait du bon vouloir de chacun. Au final, seules 30 % des décisions ont été effectivement appliquées. D’où l’idée de réfléchir à une Charte afin de « relancer la dynamique aseanienne » en dotant l’Association d’une personnalité juridique, en précisant les valeurs et principes des Étatsmembres, en établissant leurs fonctions respectives, leurs responsabilités, droits et limites. Il s’agit de rationaliser la structure institutionnelle et le processus de décision, de donner plus de pouvoir au Secrétariat, afin que l’Association ait les moyens de ses ambitions. Le texte est ratifié par tous les États-membres un an plus tard. En juillet 2008, à l’initiative du Japon, l’ASEAN est invitée aux réunions du G8 élargi en tant qu’organisation, alors que chacun des pays qui la compose aurait probablement été ignoré. En octobre 2009, une Commission intergouvernementale des droits de l’Homme de l’ASEAN est créée en application de l’article 14 de la Charte de l’ASEAN. Elle est composée de 10 représentants gouvernementaux, un par Etat membre. Enfin, 2010 est une année charnière pour l’ASEAN. Les accords de libre-échange avec la Chine (CAFTA), l’Inde, l’Australie et la Nouvelle-Zélande (AANZFTA, accord signé avec seulement six pays de l’ASEAN : Vietnam, Brunei, Myanmar, Malaisie, Philippines et Singapour) sont entrés en vigueur. En octobre, lors de la prochaine réunion ASEM (dont l’ASEAN est un acteur important), l’Australie et la Russie seront membres à part entière. Enfin, après le 16ème sommet ASEAN à Hanoi (avril 2010), la tenue d’une réunion ASEAN + 8 a été décidée afin de traiter des questions de sécurité. Cette ASEAN + 8 réunira pour la première fois le 12 octobre 2010 les ministres de la défense de l’ASEAN, des États-Unis, de la Russie, de la Chine, de l’Inde, du Japon, de la Corée du Sud, de l’Australie et de la NouvelleZélande. Afin de préparer l’ADMM +, le Vietnam organise, début août, une réunion restreinte des hauts représentants de la défense de l’ASEAN (ADSOM Retreat), ainsi qu’une réunion ministérielle restreinte de la Défense (ADMM Retreat), le 11 octobre à Hanoi pour que toutes les parties s’accordent sur l’organisation et l’agenda de l’ASEAN + 8. Cette réunion devrait se tenir tous les 2 ou 3 ans. Enfin, toujours au 16ème sommet ASEAN, les ministres des Affaires étrangères ont signé un protocole d’accord visant à aider les dix pays du bloc à régler leurs conflits, avec la mise en place de mécanismes de consultation entre les pays et de médiations. Ces mécanismes visent à régler les litiges en s’adossant au cadre juridique de la Charte de l’ASEAN. Les délégués ont également adopté le Plan d’action de Hanoi visant à mettre en application la Déclaration de Vision du Forum régional de l’ASEAN d’ici 2020. La déclaration contient les directives sur les politiques du forum régional dans le but de « mieux développer et de contribuer à la paix et à la sécurité dans la région ». L’ASEAN initie indéniablement des forums, réunions et autres espaces d’échanges : elle se positionne plus dans une logique de processus consultatif que de réalisation. La lecture attentive de ces projets montre qu’ils sont pensés dans le long terme, sans objectif (ou contrainte) de résultats immédiats, comme si l’Association était paralysée, victime de ses propres incapacités et paradoxes. L’ASEAN serait-elle dominée par certains membres ou par des acteurs extérieurs ? Au point que l’ancien Secrétaire général, R. Severino, dans une tribune au quotidien singapourien Straits Times exhorte l’Association « à aller plus loin pour que l’intégration prenne réellement corps ». Les raisons des réticences Plusieurs raisons expliquent cette lenteur, cette dispersion, cette tactique inclusive mais sans vraie stratégie. On revient sans cesse au fameux dogme de la souveraineté nationale (et au principe de non-ingérence dans les affaires intérieures qui lui est attaché) qui est par nature incompatible avec le concept d’intégration régionale. On l’a d’ailleurs noté quand le président indonésien Yudhoyono a proposé une réunion d’urgence ASEAN sur la crise thaïlandaise (mai 2010) et ses effets sur les pays voisins : immédiatement, la réponse, sèche et sans discussion possible du Premier ministre Abhisit, a réduit à néant cette proposition. Les États-membres louvoient donc en permanence entre les illusions d’intégration et la préservation de leur souveraineté nationale, voire leurs intérêts nationaux. Au final, aucun n’est prêt à sacrifier l’intérêt national au profit d’une action régionale. L’ASEAN est donc en permanence dans le compromis, souvent interprété 3 comme un faux semblant. Sur le fond, l’ASEAN ne veut pas sacrifier le national pour le régional. Ainsi en a-t-il été de la Charte signée en novembre 2007. Alors que celle-ci était présentée comme une « avancée significative » sur la route de l’intégration puisqu’elle octroie à l’ASEAN une personnalité juridique, le texte est en réalité modeste puisqu’elle ne peut pas contraindre ni sanctionner les États-membres. Sur le règlement des différends (article 22 à 28), elle n’apporte rien de nouveau par rapport au Traité d’Amitié et de Coopération de 1976. Concrètement, l’ASEAN gagne seulement une capacité à signer des traités internationaux. Plus évasivement, les signataires s’engagent « à renforcer la démocratie et à protéger les droits de l’Homme et les libertés fondamentales ». « On a tiré ce qu’on pouvait de l’ASEAN dans le temps qui est le sien » conclut, prudent, Surin Pitsuwan. La Charte ne marque donc pas « le nouveau départ » dont l’ASEAN aurait eu besoin ; la retenue de l’Association confirmerait plutôt la thèse de la schizophrénie. De même, en mars 2010, la Commission intergouvernementale des Droits de l’Homme de l’ASEAN, également présentée comme un « progrès majeur », refuse d’examiner des plaintes déposées par des victimes individuelles alors que le mandat de la Commission prévoit clairement l’élaboration de « stratégies pour la promotion et la protection des droits humains et des libertés fondamentales ». On peut à terme s’interroger sur la manière dont les 10 États, de puissance relativement faible, pourront s’adapter, individuellement et sans le porte-voix que constitue l’Association, à une mondialisation à laquelle ils sont inexorablement confrontés. A cette question sur la vulnérabilité implicite de l’ASEAN et de l’Asie du Sudest plus généralement, peu de réponses sont proposées. Les gouvernements restent évasifs et ne défendent jamais vigoureusement la thèse de « l’autonomie régionale » ; ils se raccrochent plutôt aux arguments des « courants dynamiques de l’espace asiatique », esquivant le problème de la réforme institutionnelle. Liée à la préservation de la souveraineté nationale, la question de la souveraineté territoriale affaiblit aussi l’ASEAN. Les relations entre les dix partenaires restent minées par des conflits larvés à propos des frontières (Thaïlande / Cambodge, Indonésie / Malaisie, Cambodge / Viêt Nam…). Si les conflits entre membres fondateurs ne semblent pas susceptibles de dégénérer (d’ailleurs, les tensions à propos d’Ambalat ont été bien gérées à la fois par le Président Yudhoyono et le Premier ministre de Malaisie), on ne peut pas être aussi affirmatifs en ce qui concerne les nouveaux membres. Le conflit entre la Thaïlande et le Cambodge à propos du temple de Preah Vihear ne s’est pas calmé durant les six premiers mois de 2010 et le sujet est toujours abordé sur un registre militaire vigoureux. Sur ces questions-là, il est inenvisageable de concevoir un recours à l’Association et même le mécanisme mis en place en avril 2010 risque de ne s’avérer d’aucun secours. Les différends frontaliers ne sont même pas évoqués dans le plan de sécurité politique communautaire de l’ASEAN (APSC) 2009-2015, même si l’Association envisage « une collaboration plus étroite, incite à davantage de respect mutuel et de prises de responsabilité pour que ces contentieux ne dégénèrent pas en conflits armés ». L’ASEAN n’est pas parvenue à modifier les divergences propres à la construction post-coloniale de l’Asie du Sud-est ; elle en a seulement amorti les effets (ce que d’aucuns qualifieront déjà de résultat positif). Les écarts de développement sont également régulièrement avancés pour justifier de la difficulté à établir une cohérence globale et à mettre en œuvre une démarche collective. Ces différentiels (non seulement économiques mais aussi politiques) expliquent que des défis de nature similaire (libéralisation économique, développement durable, sécurité humaine…) soient gérés de façon contrastée et pas toujours conciliable. Les perceptions et les priorités ne sont pas identiques. Un rapport de la Banque asiatique de développement (ADB) montre par exemple qu’il faut trois jours pour importer un produit à Singapour, contre 78 au Laos. Jusqu’à présent, une mauvaise coordination – et probablement un manque de volonté de certains pays ayant plus à y perdre qu’à y gagner - a retardé l’intégration de la région. Il faut enfin compter avec les effets de la concurrence, exacerbés en période de ralentissement économique. Chaque membre cherche à optimiser son avantage sans considération pour des gains régionaux à terme. Ainsi, dans l’application de l’accord de libre-échange avec la Chine, Jakarta a expressément demandé à Pékin à renégocier certains termes de l’accord (« pour préparer les industries locales à la concurrence des biens chinois ») sans même en discuter préalablement avec ses partenaires. C’est souvent par la presse internationale que les partenaires apprennent les initiatives individuelles des autres membres. La dimension régionale s’impose difficilement ; elle est toujours au second plan. II La tentation du saupoudrage Les équilibres géostratégiques en Asie orientale ont considérablement évolué ces dix dernières années ; au point que les paramètres qui fondaient la sécurité des États d’Asie du Sud-est au tournant du siècle ne sont plus les mêmes. La primauté sécuritaire des États-Unis sur cet espace, et l’alignement des membres fondateurs de l’ASEAN, n’est plus une donnée incontournable, de même que le marché américain n’est plus à présent, la seule planche de salut des économies sud-est asiatiques. En outre, on savait que cette option n’avait jamais été complètement satisfaisante pour les Etats d’Asie du Sudest. L’émergence de « puissances alternatives » et la résurgence de la primauté des relations bilatérales ont ainsi contribué à revaloriser le scénario multipolaire au détriment de l’option régionale. Enfin, plus généralement, la tendance actuelle à la multi-polarisation n’est pas forcément profitable aux organisations régionales. L’ASEAN, déjà fragilisée, subit directement les effets de cette tendance et les stratégies des acteurs qui la composent en sont modifiées. Du fait de sa localisation et des atouts et enjeux qui y sont attachés, l’Asie du Sud-est, constitue un terrain de concurrence privilégié pour son contrôle géostratégique. Dans cette course à la puissance, l’ASEAN est un outil d’autant plus précieux qu’il est facilement manipulable, évidemment sollicité par chacun des protagonistes : l’Association retrouve donc une utilité « par défaut ». A ce stade, on réalise qu’il existe deux perspectives à l’encontre de l’ASEAN (il y en a d’autres - japonaise, européenne, indienne, australienne… - sur 4 lesquelles nous ne nous étendrons pas). D’abord, la perspective américaine qui privilégie une régionalisation plus « cohérente » et institutionnalisée afin de constituer un contrepoids asiatique sur le flanc sud de la Chine. Le lancement d’une « Initiative pour l’Intégration de l’ASEAN » (IAI), la déclaration de vision conjointe (novembre 2005), le partenariat « renforcé » entre les États-Unis et l’ASEAN (juillet 2006), la nomination d’un ambassadeur américain près de l’Association constituent autant de signaux dans ce sens. A chaque occasion, les États-Unis rappellent qu’ils prendront les mesures « nécessaires » pour soutenir l’intégration économique de l’ASEAN d’ici 2015 ou encourager le Forum Régional ASEAN (ARF) comme le principal forum politique et de sécurité en Asie – Pacifique avec l’ASEAN comme force motrice. La seconde perspective est une perspective chinoise, qui embrasse largement l’ASEAN way – principe qui ne comporte pas de contradiction irréductible par rapport aux principes de souveraineté nationale, d’indépendance et de stabilité en faveur du développement promus par Pékin – tout en entretenant simultanément les faiblesses et divergences intra-ASEAN. Si les discours et quelques initiatives semblent encourager l’ensemble ASEAN sur un ton « bienveillant, responsable et constructif », une analyse de la diplomatie chinoise, notamment la diplomatie commerciale chinoise ou la diplomatie sécuritaire en mer de Chine du Sud, montre une réalité plus complexe et contradictoire. On pourrait même lire, notamment dans la diplomatie chinoise à l’égard du Myanmar, du Cambodge ou du Viêt Nam, des tentatives pour attiser les tensions et les rivalités entre pays-membres et affaiblir de facto l’ensemble régional. Les États-Unis, la Chine et les autres partenaires de l’Association ont chacun un projet pour l’ASEAN. Celui de Washington, qui préconise une « intégration plus poussée », « transparente », prévisible, bouscule plus l’Association et ses membres que celui de Pékin qui s’inscrit dans les traditions institutionnelles de l’ASEAN et qui ne provoque, dans un premier temps, aucune secousse. Cette alternative risque d’être le choix final de l’ASEAN et d’enfermer l’Association. Qu’aujourd’hui, les dix partenaires agissent en ordre dispersé donne une idée du succès grandissant de l’influence chinoise dans la région. Il serait toutefois prématuré de conclure que l’ASEAN est tombée dans l’escarcelle chinoise ; les États-Unis disposent encore de quelques arguments. On l’a d’ailleurs constaté lors de la réunion du 17ème Forum Régional ASEAN le 21 juillet 2010. Sur beaucoup de sujets (Corée du Nord, Birmanie…), les positions chinoise et américaine restent inconciliables. Sur le dossier de la mer de Chine du Sud, les débats ont montré le véritable antagonisme entre vision chinoise et américaine. Alors que Washington préconisait de son côté « le respect des lois internationales dans le domaine de la libre circulation de la navigation ainsi qu’une solution globale négociée au sein de l’espace ASEAN », Pékin réaffirmait sa préférence de voir le sujet traité « hors des circuits publics », dans des réunions bilatérales et accusait les États-Unis de « s’ingérer dans les affaires intérieures de la région et de diviser les partenaires ». Il s’agit là d’un dossier à suivre attentivement. Ordre et intérêts dispersés Il est vrai qu’approfondir les divergences (plus que les convergences) est tâche aisée en Asie du Sud-est tant la cohérence générale de l’ensemble ASEAN ne s’impose jamais naturellement. Et il est évident que les sollicitations, souvent contradictoires, des acteurs extérieurs, n’aident pas les États-membres à se retrouver autour d’intérêts collectifs, par ailleurs toujours défendus de manière consensuelle. Chacun soutient ses propres options : le Myanmar et le Cambodge par exemple s’inscrivent délibérément dans la sphère d’influence chinoise quand Singapour se positionne comme un proche allié de Washington. Mais aucune option n’est exclusive : la junte birmane se rapproche actuellement des États-Unis et Singapour entretient des relations étroites avec Pékin. La souplesse de l’ASEAN autorise ces contorsions. En outre, dans le contexte d’États faibles, on constate combien il est aisé de jouer un acteur contre un autre et d’attiser les rapports de force internes. Dans le cas des relations Chine – Philippines à propos de la mer de Chine du Sud par exemple, on a vu comment Pékin avait joué la carte du secteur privé philippin, en se rapprochant de quelques hommes politiques en vue (invités fastueusement dans la capitale chinoise) pour mettre en difficulté la présidente Macapagal Arroyo et évacuer toute possibilité de solution collective et de front commun via l’ASEAN, posture pourtant préconisée par la Présidente dans un premier temps. A ce stade, les partenaires de Manille n’ont aucune chance de faire valoir des arguments pro-ASEAN. De manière intéressante, c’est le Viêt Nam, activement soutenu par Washington, qui a ramené le sujet sur la table lors de la dernière réunion ARF. Mais alors qu’il semble assez probable qu’une posture régionale (i.e. ASEAN) serait plus payante face aux prétentions chinoises, on reste surpris de constater que l’ASEAN est complètement absente alors que les tensions en mer de Chine du Sud constitue un thème de choix pour tester sa capacité à construire une « communauté de sécurité ». Ces disparités entre pays membres se sont amplifiées à la faveur de la dernière vague d’intégration. D’ailleurs, le fait qu’aujourd’hui la Papouasie Nouvelle-Guinée et le Timor Leste frappent à la porte de l’Association accroît encore les doutes : ces pays participent en tant qu’observateurs aux réunions de l’ASEAN et demandent à présent une intégration qui aggraverait probablement encore plus profondément les problèmes de cohérence de l’ensemble. « Sans aucun doute » reconnaît un expert singapourien interrogé, « l’admission de nouveaux membres sans condition a dilué l’effectivité de l’Association. Nous ne devrions pas donner suite aux demandes de ceux qui frappent aujourd’hui à la porte ». Ces écarts constituent d’ailleurs une des raisons avancées par l’Union européenne pour justifier qu’elle renonce, fin 2009, à négocier un accord commercial global avec l’Association et se lance plutôt dans des négociations avec les plus dynamiques de ses membres (l’activité économique de l’Asean est très concentrée sur les cinq plus importants pays que sont l’Indonésie, la Thaïlande, les Philippines, la Malaisie et Singapour qui représentent à eux seuls 90% du PIB du groupe), sur une base individuelle. Une option privilégiée aussi par les États-Unis. Au demeurant, le fait que l’ASEAN ne soit toujours pas une structure politique unie, affaiblit l’institution. Le centre, en l’occurrence le Secrétariat général à Jakarta, n’a jamais 5 été vraiment considéré comme un acteur essentiel par les États-membres. Mais le fait que l’actuel Secrétaire général ait été un des promoteurs de la réforme de l’institution place d’emblée les États hyper-souverainistes sur la défensive. Ce qui a pour effet de creuser le décalage entre le centre et les parties constitutives. Ainsi, quand le Premier ministre cambodgien Hun Sen déclare que Surin Pitsuwan n’est pas à sa place au Secrétariat de l’ASEAN et l’accuse de s’ingérer dans les affaires intérieures des États (en mars 2010, Hun Sen avait déclaré que Surin n’était pas « digne d’être Secrétaire général de l’ASEAN » après que celui-ci ait porté des commentaires hostiles face aux manœuvres militaires cambodgiennes organisées dans la province de Kampong Chhnang), on mesure à ce manque de retenue combien l’ASEAN représente peu pour Phnom Penh qui n’hésite pas à procéder à « une perte de face publique ». Il n’est pas étonnant que l’ASEAN n’ait dans ces conditions pas été sollicitée pour tenter de régler le différend entre le Cambodge et la Thaïlande alors que 4 000 soldats sont déployés de part et d’autre de la frontière. Sur le plan commercial, les politiques suivies reflètent l’absence de considération sérieuse pour l’enjeu régional - l’ASEAN ne représente toujours pas plus de 25 % du commerce des pays membres - en plus des difficultés pratiques à mettre en œuvre et à harmoniser une politique commune. Chaque membre conserve l’entière maîtrise de sa politique commerciale et l’ASEAN ne parvient toujours pas à se positionner. Or, l’on constate la multiplication d’accords bilatéraux. Cet « âge d’or » des accords bilatéraux initié par Singapour avec la signature d’un accord de libre-échange avec la Nouvelle-Zélande en 2001, illustre la recherche systématique de la maximisation des profits nationaux sans considération, encore une fois, pour l’échelle régionale. Pendant ce temps, la libéralisation commerciale menée par l’ASEAN - mais qui privilégie toujours des secteurs « protégés » - est considérée comme un échec. Dans un climat général de ralentissement économique et de perte de compétitivité des produits « made in ASEAN » (notamment l’informatique, les télécommunications et l’habillement), cette tendance au « sauve qui peut nationaliste » devrait se confirmer. Alors que les projections annoncent 700 millions de consommateurs pour 2030, l’espace régional est négligé pour des considérations à plus court terme. Même constatation sur le plan sécuritaire : la tendance en Asie du Sud-est est plus à la course aux armements qu’à l’édification durable d’un espace de paix. Certes, les deux tendances ne sont pas incompatibles, et l’ASEAN constitue plus que jamais un espace précieux de discussions, mais l’analyse de la réalité confirme nettement le côté vers lequel penche la balance : avec une augmentation de 146 % de ses importations d’armement entre 2005 et 2009 par rapport à la période 2000-2004, Singapour est le premier pays de l’ASEAN à figurer dans la listes des 10 plus importants acheteurs mondiaux d’armements depuis la fin de la guerre du Vietnam. Les livraisons pour la Malaisie ont augmenté de 722 % entre 2005 et 2009 (comparé à 2000-2004) ; et celles pour l’Indonésie de 84 % sur la même période. « La vague actuelle d’acquisition d’armes en Asie du Sudest pourrait déstabiliser la région et remettre en cause des décennies de paix » estime Siemon Wezeman, expert du Sipri. La question de la prolifération nucléaire dans la région est, indiscutablement, un des enjeux stratégiques des vingt prochaines années. Les rumeurs concernant un programme nucléaire secret en Birmanie ainsi que sur ses relations avec la Corée du Nord risquent fort de compromettre la communauté de sécurité envisagée pour 2015. Enfin, sur le plan diplomatique, l’ASEAN reste le plus souvent une option secondaire pour les États-membres. S’est installée une « routine ASEAN » avec un nombre impressionnant de réunions (techniques) qui rassemblent experts, praticiens et politiciens. En ce sens, l’ASEAN est devenue une réalité quotidienne. Pourtant, les grandes orientations diplomatiques la négligent le plus souvent. L’Indonésie aujourd’hui estime sans doute plus avoir à gagner de son statut de membre du G 20, de « partenaire privilégié » de la Chine et d’objet de toute l’attention américaine que de son appartenance à l’ASEAN, avec des partenaires qu’il faut en permanence tirer derrière soi. Pour Jakarta, l’option est soit nationale, soit globale, elle n’est pas régionale. Des sollicitations multiples On aura compris que l’ASEAN est d’abord un outil, un espace de connectivité, utilisé pour relier les uns et les autres de manière parfois surprenante. La Turquie est ainsi le dernier État, avec le Canada, à avoir signé le Traité d’Amitié et de Coopération (TAC) ASEAN, en juillet 2010. Pour répondre à ces sollicitations, valoriser les dialogues et inviter au partenariat, il est indispensable de ne pas avoir un centre « dur » et dogmatique mais au contraire, il s’agit d’évoluer dans un cercle flexible, « accommodant », inclusif : « que tout le monde soit à l’aise avec nous », comme le rappelle Surin Pitsuwan. L’enjeu aujourd’hui pour l’Association des Nations de l’Asie du Sud-est est de conserver la place centrale des recompositions en cours, non plus « par défaut » comme cela a été le cas dans les années 1970 / 1980 mais par choix, par engagement et parce que l’Association aura convaincu de l’efficacité des étapes à suivre. Tout le monde est convaincu de l’utilité de l’ASEAN. Mais ce qui dérange aujourd’hui dans le processus régional en Asie du Sud-est est le hiatus entre ce qui est proposé et ce qui est réalisé. Certains experts et certains diplomates déplorent « la platitude des propos et l’inanité des réunions ». Le travail serait probablement plus facile pour l’ASEAN si elle annonçait vouloir rester dans le registre de la coopération inter-gouvernementale. Du fait d’attentes « étrangères », on a le sentiment que ce sont encore souvent les partenaires extérieurs qui infléchissent les initiatives ASEAN comme si l’Association avait besoin d’arbitrages ou de pressions externes pour débloquer les pesanteurs internes. Si l’ASEAN, parce que ses forums ont été en grande partie initiés avant la crise de 1997, reste le passage obligé d’un réseau diplomatique très dense, elle ne le contrôle pas forcément. Elle se contente d’en être le relais : un rôle et un statut qui lui suffisent. La multiplication d’instances élargies, telles que l’ASEAN + Chine, Japon, et Corée du Sud, l’EAS (le Sommet de l’Asie de l’Est, auquel devraient se joindre la Russie et les ÉtatsUnis en compter de la prochaine session), l’ASEAN + 8 6 contribuent à la dilution progressive de l’idée d’intégration régionale. L’ASEAN est en permanence en préparation d’une réunion (il y en a plus de 380 par an) ou d’un sommet et étend la sphère et les partenaires de la coopération plus qu’elle ne l’approfondit. L’ASEAN travaille aussi à l’organisation de sommets qu’elle a tous les ans avec une multiplicité d’acteurs (Chine, Japon, Inde, Corée du Sud, Inde, Russie, États-Unis, Australie, Nouvelle-Zélande, Union européenne, ONU…) et il y a aujourd’hui 41 ambassades de pays partenaires auprès de l’ASEAN. Ces sollicitations, parfois décalées par rapport aux besoins et aux priorités propres à l’Association, entretiennent l’illusion ASEAN. Trois constatations s’imposent rapidement : d’une part, au sein de ces instances ASEAN élargies, la concurrence est vive, d’autre part, le rapport de forces prévaut facilement, et enfin, l’ASEAN n’a pas, dans les faits, la « centralité » qu’elle revendique. Ainsi, loin d’être une évolution concertée vers un partenariat entre une structure cohérente et ses voisins proches, cette extension apparaît plutôt comme l’aveu d’une incapacité à s’entendre et à se concerter menant à un nécessaire arbitrage de partenaires extérieurs, avec leurs ambitions et leur agenda propres. On arrive de la sorte, à des initiatives peu crédibles comme celle récemment adoptée à Hanoi (juillet 2010) où l’ASEAN presse la junte au pouvoir à Naypyidaw d’organiser des élections législatives « libres, transparentes et ouvertes, respectant la participation de tous les partis politiques » à l’occasion du scrutin annoncé pour cet automne. Il est évident qu’aucun dirigeant au sein de l’ASEAN n’accorde d’importance à ce genre de déclarations faites « sous la contrainte d’une communauté internationale plus regardante sur ces questions que nous ne le sommes » reconnaît un fonctionnaire interrogé au siège de l’Association à Jakarta. « Les pressions extérieures placent souvent l’ASEAN dans une stratégie risquée où nous sommes contraints d’aborder des thèmes que nous ne souhaitons pas aborder ouvertement ». III L’ASEAN, indispensable On l’a dit plusieurs fois au long de cette étude, sans l’ASEAN, la cohérence de l’Asie du Sud-est rencontrerait de sérieuses difficultés : l’Association a indiscutablement contribué à placer la région sur une carte du monde, à l’ancrer dans des dynamiques vertueuses. Mais dans une configuration mondiale où la taille et la puissance d’influence acquièrent une importance évidente, les États d’Asie du Sud-est devraient réévaluer leur engagement au sein de l’Association. Les tensions intra-régionales, à la fois en Asie du Sud-est mais aussi dans l’espace asiatique, sont inévitables. Ces tensions sont à la fois nourries par la transition d’un système, centré sur les États-Unis, à un autre et par la concurrence entre puissances alternatives, notamment Chine et Japon. Cette transition questionnait déjà les membres de l’ASEAN il y a vingt ans ; aucune réponse définitive n’a été apportée et il n’y en aura probablement pas. L’ASEAN continuera de louvoyer entre plusieurs options mais sans direction forte, elle prend le risque d’être manipulée et de se cantonner à un rôle subalterne. Même affaiblie et secondaire On voit difficilement comment l’ASEAN pourrait, dans un avenir dont elle a pourtant fixé les échéances (de 2020, la réalisation de cette communauté a été avancée à 2015 en 2007), se transformer en une « Communauté fondée sur trois piliers ». A ce stade, il n’est pas réaliste d’attendre de l’ASEAN qu’elle joue un rôle décisif et qu’elle opère aux basculements annoncés. Mais il s’agit bien, à terme, du processus vers lequel tend l’Association, même si cette communauté risque de nous surprendre par sa forme et ses mécanismes. A court terme, et parce qu’elle n’a ni moyens, ni autorité, ni vraie logique autonome, l’ASEAN est dominée par un agenda qui doit plus aux développements des Étatsmembres qu’à une dynamique autonome : les élections en Birmanie ou comment la junte va réussir à conserver le pouvoir et l’accès monopolistique aux richesses, les élections en Thaïlande ou comment tenter de juguler une instabilité chronique, le prochain congrès du Parti Communiste Vietnamien… Et on sait, à l’aune de l’expérience thaïlandaise - qui a assuré la présidence de l’ASEAN en 2009 dans des désordres excessivement préjudiciables à l’Association - combien les turbulences internes ont un impact sur l’engagement régional. Il est donc légitime de s’interroger sur la manière dont les échéances régionales vont être mises en œuvre alors que les pays-membres de l’ASEAN vont être sollicitées par des agendas internes chargés. Du fait de ses contradictions, de sa faiblesse intrinsèque, de son manque de cohésion et de son manque de crédibilité sur la scène internationale, l’ASEAN est devenue un acteur secondaire. Éventuellement, l’Association lance des idées (pour combattre le terrorisme, pour assurer une solidarité monétaire, pour promouvoir des infrastructures de transport…) mais n’a pas les capacités de les mettre en œuvre. Ces mêmes idées sont souvent reprises dans d’autres cercles : la proposition d’organiser des exercices en matière de sécurité maritime lancée par l’ARF n’ayant pas pu être assurée par l’ASEAN, c’est Singapour qui a pris l’initiative de les organiser en 2007, en dehors du cadre ASEAN. Jakarta a exprimé ses frustrations à l’égard de son influence et de sa faible capacité d’action et certains experts prédisent, à la manière de Rizal Sukma au CSIS de Jakarta, une diplomatie « post ASEAN » « parce que l’Indonésie ne doit pas être l’otage de l’Association ». En effet, l’Association n’est plus forcément à l’origine des initiatives, et ne représente pas forcément le meilleur vecteur pour le faire (comme ce fut le cas lors de la création de l’ARF en 1993 - 1994). Les négociations réellement importantes ont lieu en marge des rencontres officielles comme on l’a constaté récemment à Hanoi. Une étude de la RSIS (Rajaratnam School of International Studies à Singapour) y voit la preuve de l’échec de la Diplomatie Préventive (DP) promue par l’ASEAN. De même, on trouve à présent des éditoriaux dans les journaux de la région dénonçant le manque de soutien pour les entreprises sudest asiatiques qui revendiquent une base régionale : « cela veut dire quoi être ASEAN ? » interroge ainsi un banquier malaisien dans un hebdomadaire régional (Starbiz, 8 février 2010, p : B 11) 7 L’ASEAN est indispensable Pourtant, même secondaire, l’ASEAN est indispensable. Pour deux raisons au moins : d’une part parce que la situation serait probablement plus tendue, sur de multiples terrains, sans son existence, et d’autre part parce qu’elle dispose encore d’une certaine capacité, même marginale, à rétablir des équilibres dans une géopolitique complexe. Il est fort peu probable que les membres, notamment les plus récalcitrants (Myanmar, Laos, Cambodge, voire Viêt Nam), se laissent convaincre de l’intérêt d’aller plus avant dans l’intégration. Pour autant, si ceuxci ne veulent pas accroître le rôle et les pouvoirs de l’ASEAN, ils n’appellent pas non plus, et ne l’ont jamais fait, à sa disparition réalisant que l’Association donne une voix et un écho qu’elle n’aurait sinon jamais sans cela (cf. participation de l’ASEAN au G 20). La Chine, l’Inde, le Japon, les États-Unis, l’Union européenne …, de nombreux partenaires, sollicitent l’ASEAN. L’ASEAN est-elle en mesure d’évoluer vers une véritable communauté ? Ou restera-t-elle un simple mécanisme de concertation sans pouvoir, bridé par le principe fondateur de non ingérence et le maintien jaloux des différentes souverainetés nationales ? La hausse des disparités (amplifiées par la mondialisation) et des désordres et échéances internes plaident en faveur de la seconde option. Des mots, peu d’actes, la Communauté ASEAN de 2015 s’apprête à ressembler étrangement à l’ASEAN de 1998 ; on s’interroge sur l’ambition de cet objectif. Quelle est la capacité ASEAN à résorber ses difficultés internes ? C’est, à notre sens, la clef de la pérennité de l’Association. Il importe peu à ces pays que l’ASEAN ne soit pas en réalité toujours dans le siège du conducteur des fora régionaux ; il leur importe d’abord de développer leur propre résistance et à ce stade, ils jugent que cette résistance est mieux défendue si leurs options restent ouvertes grâce, et non pas contraintes par, l’Association. Les pays d’Asie du Sud-est ne sont pas les seuls à défendre ce scénario. Même si le rôle de l’ASEAN ne se développe à la mesure de ce qu’ils souhaiteraient, les États-Unis jugent indispensable son existence. Le président Obama a compris et exprimé très tôt l’importance de l’ASEAN : engagés sur d’autres théâtres, les États-Unis ne peuvent s’offrir le luxe d’une Asie « qui déraillerait ». Même sous influence chinoise, l’ASEAN a un rôle à jouer. Après une présidence vietnamienne qui s’est bien déroulée, l’Indonésie va assurer cette fonction en 2011, Brunei ayant décidé de passer son tour. Beaucoup est attendu de cette présidence du géant de l’Asie du Sud-est. Il convient cependant de rester prudent. Jakarta a en effet d’ores et déjà annoncé que chaque membre devait régler sur une base nationale ses problèmes avant d’avoir recours à l’arbitrage régional. Si l’Indonésie est certainement un moteur pour la régionalisation, l’État considéré par certains comme le modèle régional d’État démocratique a encore de nombreux défis à relever (manque de transparence, fort taux de corruption…). En outre, durant son premier mandat, le président Yudhoyono n’a pas forcément beaucoup investi dans l’ASEAN lui préférant des fora plus globaux et des solidarités transnationales telle la solidarité islamique. Si Jakarta dispose du crédit nécessaire et légitime pour lancer des propositions ASEAN susceptibles de bénéficier du soutien international, rien n’indique qu’elle ait la volonté de le faire. Les effets d’annonce du ministre des Affaires étrangères Marty Natalegawa qui veut « remplir le vide d’autorité de l’ASEAN » doivent donc être interprétés avec prudence. 8