Quel avenir pour l`ASEAN ? Entre impuissance et

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Quel avenir pour l`ASEAN ? Entre impuissance et
ASIA CENTRE CONFERENCE SERIES
étude
Quel avenir pour
l’ASEAN ?
Entre impuissance
et nécessité
Sophie Boisseau du Rocher, Chercheur Asia Centre
Juillet 2010
Plus de dix ans après la crise de 1997 qui a profondément
remis en cause le modèle d’intégration régionale que
semblait constituer l’ASEAN, quinze ans après son premier
élargissement aux pays de la péninsule, l’Association des
Nations de l’Asie du Sud-est peine toujours à se réformer,
à (re)gagner sa crédibilité et à apparaître comme un
partenaire fiable dans les recompositions en cours au sein
de l’espace asiatique. Alors que la redistribution des cartes
de la puissance en Asie orientale s’opère aujourd’hui sur
un mode plus abrasif, l’ASEAN se contente de, ou ne peut
prétendre qu’à, un rôle de figurant qui gesticule, qu’on voit
et qu’on entend sans pourtant qu’on sache, à ce stade, s’il
s’agit d’un rôle important. C’est déjà ici une tendance à
suivre attentivement : dans un monde où l’Asie semble
vouloir s’imposer comme le cœur économique et
géostratégique de demain, le questionnement sur la
fonction et les moyens dévolus à l’ASEAN est plus que
jamais pertinent.
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La crise de légitimité de l’Association semble même
s’être aggravée avec la crise mondiale de 2008 - 2009 :
confrontés aux enjeux de la mondialisation économique
et financière, déstabilisés par des soubresauts sociopolitiques difficilement maîtrisés, les pays de l’ASEAN ont,
à nouveau, réagi en ordre dispersé et privilégié les options
multilatérales aux choix, plus contraignants, de l’intégration
régionale. Concrètement, cette stratégie s’est traduite par
la dilution progressive de l’ASEAN dans des structures
ou des instances de concertation plus larges. S’agit-il
d’aveux de faiblesse ou d’options pragmatiques et
réalistes qui permettront à l’Association de survivre ?
Il demeure très délicat de bien « lire » l’ASEAN à travers
notre regard d’Européens, de bien interpréter les non-dits,
tant nous sommes biaisés par notre propre expérience
d’intégration régionale. Il nous est par exemple difficile
de comprendre l’attachement quasi-dogmatique à la
souveraineté nationale quand les problèmes qui se
posent doivent être réglés avec des instruments collectifs.
Et pourtant, en dépit des difficultés et des insuffisances,
le seul fait que l’Association dure, est un signe
encourageant : aucune institution régionale dans le monde
en développement n’a connu ce succès-là.
L’ASEAN est aujourd’hui confrontée à de nouveaux
défis, parmi lesquels la montée en puissance chinoise, et
l’articulation de l’Asie autour de la Chine, ne sont pas les
moindres. Mais l’instabilité interne (Thaïlande, Birmanie,
périphéries indonésiennes), les tensions régionales
(mer de Chine méridionale, frontière entre le Cambodge
et la Thaïlande), l’affaiblissement relatif du Japon ou
l’ambivalence américaine jouent aussi un rôle. Dans ce
contexte incertain, il est peu probable que l’on assiste
à un basculement fort et visionnaire. Il est plus dans
l’expérience et dans la culture de l’ASEAN d’avancer
par petites touches, pour finalement créer un courant.
Il est pourtant légitime de se demander si la « méthode
ASEAN » (ASEAN way) est, ou sera un jour, adaptée aux
défis susmentionnés.
Ainsi, alors que le processus de régionalisation avance
avec une lenteur calculée (I), la tentation du saupoudrage
ASEAN reste le scénario le plus probable (II). Pourtant,
même affaiblie et secondaire, l’ASEAN reste indispensable
(III).
I Le processus de régionalisation avance avec
une lenteur calculée
A la suite de la crise de 1997 et de l’impuissance avérée de
l’Association, beaucoup - probablement trop - était attendu
de l’ASEAN pour ajuster les mécanismes régionaux aux
nouveaux défis. Rodolpho Severino, Secrétaire général
entre 1998 et 2002, a parfaitement compris et mesuré
l’écart entre les déclarations ouvertes et conciliantes et la
réalité d’une action somme toute très limitée sur le terrain.
S’il a tenté d’y remédier, il s’est vite heurté à la résistance,
à la fois passive et active, des derniers membres à avoir
rejoint l’Association, notamment le Viêt Nam, qui ont
refusé les réformes préconisées sous prétexte qu’elles
modifieraient la nature de l’ASEAN. Son successeur,
Ong Keng Yong, a laissé le souvenir d’un mandat assez
terne. L’actuel Secrétaire général, Surin Pitsuwan, en
place depuis janvier 2008, doit composer avec une
organisation divisée sur les enjeux et la gestion, parfois
très contrastée, des défis politiques et institutionnels.
Surin doit en permanence se plier au compromis et passe
beaucoup de temps à harmoniser les positions quand
l’organisation aurait besoin d’une impulsion plus forte ; d’où
l’impression de lenteur, de négociations poussives,
sans conviction. Même si le Secrétaire général demeure
lui-même convaincu que « chaque État ne peut prétendre
affronter la concurrence mondiale isolément », il ne peut
que constater que c’est pourtant la direction prise par la
majorité d’entre eux.
Une lenteur calculée
Il y a bien une « illusion » ASEAN, qui donne le sentiment
que l’Association s’agite beaucoup, se déploie sur de
nombreux dossiers et intervient à tout propos : la sécurité
non-traditionnelle, l’écologie, l’énergie, l’éducation, la
sécurité alimentaire… Sans beaucoup de compétence
au demeurant : un même diplomate peut avoir à traiter
des sujets qui n’ont aucun rapport entre eux et être
amené à prendre des décisions sans toujours le recul et
l’expertise technique nécessaire. En fait, l’ASEAN est peu
« performante » (i.e. efficace) sur les questions techniques ;
sur ces terrains, elle avance « à la marge ».
Deux raisons expliquent cette impression de « fébrilité »
et d’éparpillement. D’abord, les pays membres laissent
l’Association se démener tant qu’elle n’empiète pas
sur leurs compétences régaliennes ; elle ne dispose
d’ailleurs d’aucun outil supranational, même sur le plan
décisionnel. Si elle veut exister, l’ASEAN doit donc
se faire entendre des États-membres au quotidien :
plus elle se fait entendre, plus elle contraint
implicitement les ces derniers à prendre en
considération la dimension régionale. Les pays
membres savent que la « communauté internationale »
attend des résultats, voire des changements : ils
orchestrent, souvent à l’aide de médias très complaisants
à leur égard, la mise en valeur bruyante de chaque initiative,
même si celle-ci s’avère vide de substance réelle. Quand
Surin Pitsuwan, dont la conviction contagieuse ne fait
aucun doute, déclare début 2009 que « nous estimons
que l’ASEAN a fait des avancées notoires en terme d’attrait
des investissements étrangers. Grâce à l’intégration
économique, l’Association a drainé, en 2008, 60 milliards
de dollars d’investissement contre 23 milliards en 2000 »,
il donne l’illusion d’une capacité régionale à créer un
marché attrayant (570 millions de consommateurs avec
un PIB combiné de 1500 milliards de dollars) pour les
investisseurs alors qu’en réalité, ces investissements ne
sont que la somme des investissements dans chaque
pays. L’ASEAN ne constitue toujours pas un marché
régional.
En octobre 2003, lors du sommet de Bali, l’ASEAN a lancé
son grand projet de « Communauté ASEAN ». Avec ce
nouveau pacte, l’Association déclare vouloir s’engager
sur la voie d’une véritable intégration régionale : elle est
désormais une « organisation intergouvernementale ».
Le « Bali Concord II » (le Ier ayant été signé en 1976) s’est
fixé pour objectif la mise en place d’ici 2020 de cette
communauté à partir de trois piliers qui doivent permettre
l’émergence d’une communauté des nations d’Asie du
Sud-est :
- une communauté de sécurité,
- une communauté économique,
- une communauté socio-culturelle.
L’idée d’une « communauté de sécurité » a été adoptée
à l’initiative de l’Indonésie pour faire face aux menaces
transnationales que sont le terrorisme ou la piraterie
maritime.
Au plan économique, l’ASEAN veut créer, d’ici à 2020,
un marché commun de 570 millions d’habitants, fondé
sur une libre circulation des biens, des services et des
investissements (ASEAN Economic Community) ; onze
secteurs ont été identifiés pour lesquels la libéralisation doit
être accélérée. Six des pays membres de l’Association
(Brunei, l’Indonésie, la Malaisie, les Philippines, Singapour
et la Thaïlande) ont décidé de supprimer leurs droits de
douane pour toutes les marchandises à partir du 1er janvier
2010 afin de « poursuivre leurs efforts de libéralisation
depuis l’introduction de la zone de libre-échange de
l’ASEAN en 1992 ». Sur le terrain financier, les ministres
des Finances de l’ASEAN avaient déjà convenu en
février 2009, avec leurs homologues chinois, japonais et
sud-coréen d’augmenter le montant du fonds d’aide
anti-crise à 120 milliards de dollars (soit 94 milliards
d’euros) ; la contribution de l’ASEAN est de 20 %, idem
pour la Corée du Sud, le Japon et la Chine se partageant les
60 % restants. Ce projet s’inscrit dans le cadre d’un pacte
régional de coopération financière : l’Initiative Chiang Mai
(CMI, mai 2000), qui est un accord destiné à aider les pays
de la région à faire face aux crises économiques. L’Accord
de la multilatéralisation de l’initiative de Chiang Mai (CMIM),
2
entré en vigueur en mars 2010, prolonge cette initiative et
devrait résoudre les problèmes provisoires concernant la
balance des paiements et la solvabilité à court terme des
pays-membres, les aidant ainsi dans un contexte mondial
difficile. Les ministres des Finances de l’ASEAN + 3 ont
aussi créé un mécanisme de garantie des crédits et des
investissements (pour un budget initial de 700 millions de
dollars). Le CGIF, opérationnel au début de l’année 2011,
fournira l’assurance de crédits aux entreprises d’émission
d’obligations dans la région, contribuant au développement
des marchés des obligations régionaux.
Enfin, la communauté socio-culturelle doit accélérer
la prise de conscience d’une identité régionale (via le
développement humain, l’éducation, l’équité sociale…)
pour établir « une communauté de l’ASEAN durable et
développée ». Cette communauté ASEAN devrait être
mise en œuvre d’ici 2015.
Le 20 novembre 2007, après des mois de négociations
entre pays-membres (certains ne voulant rien concéder
en matière de prérogatives régaliennes), l’ASEAN se dote
d’une Charte. Ce projet remonte au Sommet de Vientiane
(2004) quand les dirigeants ont réfléchi à la mise en œuvre
de la Communauté ASEAN. Sensibles aux critiques
adressées à propos de l’inefficacité de l’organisation, très
conscients de la menace d’incapacité qui les guettait,
les Etats-membres ont parfaitement réalisé que le
décalage entre le discours et la réalité était de plus en plus
difficilement soutenable face à leurs partenaires. Pendant
38 ans, l’ASEAN a fonctionné sans base constitutionnelle,
sans texte formel (la déclaration de Bangkok est un texte
court - 2 pages - très succinct sur les mécanismes et
procédures), avec peu de contraintes et des institutions
faibles. L’Association a lancé de nombreuses initiatives
(le Traité d’Amitié et de Coopération (1976), le Traité pour
une Asie du Sud-est exempte d’armes nucléaires (1995),
l’AFTA (1992)). Ces textes n’ont jamais dépassé la simple
déclaration d’intention et leur mise en valeur dépendait
du bon vouloir de chacun. Au final, seules 30 % des
décisions ont été effectivement appliquées. D’où l’idée
de réfléchir à une Charte afin de « relancer la dynamique
aseanienne » en dotant l’Association d’une personnalité
juridique, en précisant les valeurs et principes des Étatsmembres, en établissant leurs fonctions respectives, leurs
responsabilités, droits et limites. Il s’agit de rationaliser
la structure institutionnelle et le processus de décision,
de donner plus de pouvoir au Secrétariat, afin que
l’Association ait les moyens de ses ambitions. Le texte est
ratifié par tous les États-membres un an plus tard.
En juillet 2008, à l’initiative du Japon, l’ASEAN est invitée
aux réunions du G8 élargi en tant qu’organisation, alors
que chacun des pays qui la compose aurait probablement
été ignoré.
En
octobre
2009, une
Commission intergouvernementale des droits de l’Homme de l’ASEAN
est créée en application de l’article 14 de la Charte
de l’ASEAN. Elle est composée de 10 représentants
gouvernementaux, un par Etat membre.
Enfin, 2010 est une année charnière pour l’ASEAN. Les
accords de libre-échange avec la Chine (CAFTA), l’Inde,
l’Australie et la Nouvelle-Zélande (AANZFTA, accord signé
avec seulement six pays de l’ASEAN : Vietnam, Brunei,
Myanmar, Malaisie, Philippines et Singapour) sont entrés
en vigueur. En octobre, lors de la prochaine réunion ASEM
(dont l’ASEAN est un acteur important), l’Australie et la
Russie seront membres à part entière. Enfin, après le 16ème
sommet ASEAN à Hanoi (avril 2010), la tenue d’une réunion
ASEAN + 8 a été décidée afin de traiter des questions de
sécurité. Cette ASEAN + 8 réunira pour la première fois le
12 octobre 2010 les ministres de la défense de l’ASEAN,
des États-Unis, de la Russie, de la Chine, de l’Inde, du
Japon, de la Corée du Sud, de l’Australie et de la NouvelleZélande. Afin de préparer l’ADMM +, le Vietnam organise,
début août, une réunion restreinte des hauts représentants
de la défense de l’ASEAN (ADSOM Retreat), ainsi qu’une
réunion ministérielle restreinte de la Défense (ADMM
Retreat), le 11 octobre à Hanoi pour que toutes les parties
s’accordent sur l’organisation et l’agenda de l’ASEAN +
8. Cette réunion devrait se tenir tous les 2 ou 3 ans. Enfin,
toujours au 16ème sommet ASEAN, les ministres des Affaires
étrangères ont signé un protocole d’accord visant à aider
les dix pays du bloc à régler leurs conflits, avec la mise en
place de mécanismes de consultation entre les pays et de
médiations. Ces mécanismes visent à régler les litiges en
s’adossant au cadre juridique de la Charte de l’ASEAN.
Les délégués ont également adopté le Plan d’action de
Hanoi visant à mettre en application la Déclaration de Vision
du Forum régional de l’ASEAN d’ici 2020. La déclaration
contient les directives sur les politiques du forum régional
dans le but de « mieux développer et de contribuer à la
paix et à la sécurité dans la région ».
L’ASEAN initie indéniablement des forums, réunions et
autres espaces d’échanges : elle se positionne plus
dans une logique de processus consultatif que de
réalisation. La lecture attentive de ces projets montre
qu’ils sont pensés dans le long terme, sans objectif (ou
contrainte) de résultats immédiats, comme si l’Association
était paralysée, victime de ses propres incapacités et
paradoxes. L’ASEAN serait-elle dominée par certains
membres ou par des acteurs extérieurs ? Au point
que l’ancien Secrétaire général, R. Severino, dans une
tribune au quotidien singapourien Straits Times exhorte
l’Association « à aller plus loin pour que l’intégration prenne
réellement corps ».
Les raisons des réticences
Plusieurs raisons expliquent cette lenteur, cette dispersion,
cette tactique inclusive mais sans vraie stratégie.
On revient sans cesse au fameux dogme de
la souveraineté nationale (et au principe de
non-ingérence dans les affaires intérieures qui lui est
attaché) qui est par nature incompatible avec le concept
d’intégration régionale. On l’a d’ailleurs noté quand le
président indonésien Yudhoyono a proposé une réunion
d’urgence ASEAN sur la crise thaïlandaise (mai 2010) et
ses effets sur les pays voisins : immédiatement, la réponse,
sèche et sans discussion possible du Premier ministre
Abhisit, a réduit à néant cette proposition.
Les États-membres louvoient donc en permanence
entre les illusions d’intégration et la préservation de leur
souveraineté nationale, voire leurs intérêts nationaux.
Au final, aucun n’est prêt à sacrifier l’intérêt national
au profit d’une action régionale. L’ASEAN est donc en
permanence dans le compromis, souvent interprété
3
comme un faux semblant. Sur le fond, l’ASEAN ne
veut pas sacrifier le national pour le régional. Ainsi en
a-t-il été de la Charte signée en novembre 2007. Alors que
celle-ci était présentée comme une « avancée significative »
sur la route de l’intégration puisqu’elle octroie à l’ASEAN
une personnalité juridique, le texte est en réalité modeste
puisqu’elle ne peut pas contraindre ni sanctionner les
États-membres. Sur le règlement des différends (article
22 à 28), elle n’apporte rien de nouveau par rapport au
Traité d’Amitié et de Coopération de 1976. Concrètement,
l’ASEAN gagne seulement une capacité à signer des
traités internationaux. Plus évasivement, les signataires
s’engagent « à renforcer la démocratie et à protéger
les droits de l’Homme et les libertés fondamentales ».
« On a tiré ce qu’on pouvait de l’ASEAN dans le temps qui
est le sien » conclut, prudent, Surin Pitsuwan. La Charte
ne marque donc pas « le nouveau départ » dont l’ASEAN
aurait eu besoin ; la retenue de l’Association confirmerait
plutôt la thèse de la schizophrénie. De même, en mars
2010, la Commission intergouvernementale des Droits
de l’Homme de l’ASEAN, également présentée comme
un « progrès majeur », refuse d’examiner des plaintes
déposées par des victimes individuelles alors que le
mandat de la Commission prévoit clairement l’élaboration
de « stratégies pour la promotion et la protection des droits
humains et des libertés fondamentales ».
On peut à terme s’interroger sur la manière dont les
10 États, de puissance relativement faible, pourront
s’adapter, individuellement et sans le porte-voix que
constitue l’Association, à une mondialisation à laquelle
ils sont inexorablement confrontés. A cette question sur
la vulnérabilité implicite de l’ASEAN et de l’Asie du Sudest plus généralement, peu de réponses sont proposées.
Les gouvernements restent évasifs et ne défendent jamais
vigoureusement la thèse de « l’autonomie régionale » ;
ils se raccrochent plutôt aux arguments des « courants
dynamiques de l’espace asiatique », esquivant le
problème de la réforme institutionnelle.
Liée à la préservation de la souveraineté nationale, la
question de la souveraineté territoriale affaiblit aussi
l’ASEAN. Les relations entre les dix partenaires restent
minées par des conflits larvés à propos des frontières
(Thaïlande / Cambodge, Indonésie / Malaisie, Cambodge
/ Viêt Nam…). Si les conflits entre membres fondateurs
ne semblent pas susceptibles de dégénérer (d’ailleurs, les
tensions à propos d’Ambalat ont été bien gérées à la fois par
le Président Yudhoyono et le Premier ministre de Malaisie),
on ne peut pas être aussi affirmatifs en ce qui concerne
les nouveaux membres. Le conflit entre la Thaïlande et le
Cambodge à propos du temple de Preah Vihear ne s’est
pas calmé durant les six premiers mois de 2010 et le sujet
est toujours abordé sur un registre militaire vigoureux. Sur
ces questions-là, il est inenvisageable de concevoir un
recours à l’Association et même le mécanisme mis en
place en avril 2010 risque de ne s’avérer d’aucun secours.
Les différends frontaliers ne sont même pas évoqués dans
le plan de sécurité politique communautaire de l’ASEAN
(APSC) 2009-2015, même si l’Association envisage
« une collaboration plus étroite, incite à davantage de
respect mutuel et de prises de responsabilité pour que
ces contentieux ne dégénèrent pas en conflits armés ».
L’ASEAN n’est pas parvenue à modifier les divergences
propres à la construction post-coloniale de l’Asie du
Sud-est ; elle en a seulement amorti les effets (ce que
d’aucuns qualifieront déjà de résultat positif).
Les écarts de développement sont également
régulièrement avancés pour justifier de la difficulté à
établir une cohérence globale et à mettre en œuvre une
démarche collective. Ces différentiels (non seulement
économiques mais aussi politiques) expliquent que
des défis de nature similaire (libéralisation économique,
développement durable, sécurité humaine…) soient
gérés de façon contrastée et pas toujours conciliable.
Les perceptions et les priorités ne sont pas identiques. Un
rapport de la Banque asiatique de développement (ADB)
montre par exemple qu’il faut trois jours pour importer un
produit à Singapour, contre 78 au Laos. Jusqu’à présent,
une mauvaise coordination – et probablement un manque
de volonté de certains pays ayant plus à y perdre qu’à y
gagner - a retardé l’intégration de la région.
Il faut enfin compter avec les effets de la concurrence,
exacerbés en période de ralentissement économique.
Chaque membre cherche à optimiser son avantage sans
considération pour des gains régionaux à terme. Ainsi, dans
l’application de l’accord de libre-échange avec la Chine,
Jakarta a expressément demandé à Pékin à renégocier
certains termes de l’accord (« pour préparer les industries
locales à la concurrence des biens chinois ») sans même
en discuter préalablement avec ses partenaires. C’est
souvent par la presse internationale que les partenaires
apprennent les initiatives individuelles des autres membres.
La dimension régionale s’impose difficilement ;
elle est toujours au second plan.
II La tentation du saupoudrage
Les équilibres géostratégiques en Asie orientale ont
considérablement évolué ces dix dernières années ; au
point que les paramètres qui fondaient la sécurité des
États d’Asie du Sud-est au tournant du siècle ne sont
plus les mêmes. La primauté sécuritaire des États-Unis
sur cet espace, et l’alignement des membres fondateurs
de l’ASEAN, n’est plus une donnée incontournable, de
même que le marché américain n’est plus à présent, la
seule planche de salut des économies sud-est asiatiques.
En outre, on savait que cette option n’avait jamais été
complètement satisfaisante pour les Etats d’Asie du Sudest. L’émergence de « puissances alternatives » et la
résurgence de la primauté des relations bilatérales ont
ainsi contribué à revaloriser le scénario multipolaire
au détriment de l’option régionale. Enfin, plus
généralement, la tendance actuelle à la multi-polarisation
n’est pas forcément profitable aux organisations
régionales. L’ASEAN, déjà fragilisée, subit directement les
effets de cette tendance et les stratégies des acteurs qui la
composent en sont modifiées.
Du fait de sa localisation et des atouts et enjeux qui y
sont attachés, l’Asie du Sud-est, constitue un terrain de
concurrence privilégié pour son contrôle géostratégique.
Dans cette course à la puissance, l’ASEAN est un
outil d’autant plus précieux qu’il est facilement
manipulable, évidemment sollicité par chacun des
protagonistes : l’Association retrouve donc une utilité
« par défaut ». A ce stade, on réalise qu’il existe deux
perspectives à l’encontre de l’ASEAN (il y en a d’autres
- japonaise, européenne, indienne, australienne… - sur
4
lesquelles nous ne nous étendrons pas). D’abord, la
perspective américaine qui privilégie une régionalisation
plus « cohérente » et institutionnalisée afin de constituer
un contrepoids asiatique sur le flanc sud de la Chine.
Le lancement d’une « Initiative pour l’Intégration de
l’ASEAN » (IAI), la déclaration de vision conjointe (novembre
2005), le partenariat « renforcé » entre les États-Unis et
l’ASEAN (juillet 2006), la nomination d’un ambassadeur
américain près de l’Association constituent autant de
signaux dans ce sens. A chaque occasion, les États-Unis
rappellent qu’ils prendront les mesures « nécessaires »
pour soutenir l’intégration économique de l’ASEAN d’ici
2015 ou encourager le Forum Régional ASEAN (ARF)
comme le principal forum politique et de sécurité en
Asie – Pacifique avec l’ASEAN comme force motrice.
La seconde perspective est une perspective chinoise,
qui embrasse largement l’ASEAN way – principe qui ne
comporte pas de contradiction irréductible par rapport
aux principes de souveraineté nationale, d’indépendance
et de stabilité en faveur du développement promus par
Pékin – tout en entretenant simultanément les faiblesses
et divergences intra-ASEAN. Si les discours et quelques
initiatives semblent encourager l’ensemble ASEAN sur un
ton « bienveillant, responsable et constructif », une analyse
de la diplomatie chinoise, notamment la diplomatie
commerciale chinoise ou la diplomatie sécuritaire en mer
de Chine du Sud, montre une réalité plus complexe et
contradictoire. On pourrait même lire, notamment dans la
diplomatie chinoise à l’égard du Myanmar, du Cambodge
ou du Viêt Nam, des tentatives pour attiser les tensions
et les rivalités entre pays-membres et affaiblir de facto
l’ensemble régional.
Les États-Unis, la Chine et les autres partenaires de
l’Association ont chacun un projet pour l’ASEAN. Celui
de Washington, qui préconise une « intégration plus
poussée », « transparente », prévisible, bouscule plus
l’Association et ses membres que celui de Pékin qui
s’inscrit dans les traditions institutionnelles de l’ASEAN
et qui ne provoque, dans un premier temps, aucune
secousse. Cette alternative risque d’être le choix final
de l’ASEAN et d’enfermer l’Association. Qu’aujourd’hui,
les dix partenaires agissent en ordre dispersé donne une
idée du succès grandissant de l’influence chinoise dans
la région. Il serait toutefois prématuré de conclure
que l’ASEAN est tombée dans l’escarcelle chinoise ;
les États-Unis disposent encore de quelques arguments.
On l’a d’ailleurs constaté lors de la réunion du 17ème Forum
Régional ASEAN le 21 juillet 2010. Sur beaucoup de
sujets (Corée du Nord, Birmanie…), les positions chinoise
et américaine restent inconciliables. Sur le dossier de la
mer de Chine du Sud, les débats ont montré le véritable
antagonisme entre vision chinoise et américaine. Alors que
Washington préconisait de son côté « le respect des lois
internationales dans le domaine de la libre circulation de
la navigation ainsi qu’une solution globale négociée au
sein de l’espace ASEAN », Pékin réaffirmait sa préférence
de voir le sujet traité « hors des circuits publics », dans
des réunions bilatérales et accusait les États-Unis de
« s’ingérer dans les affaires intérieures de la région et de
diviser les partenaires ». Il s’agit là d’un dossier à suivre
attentivement.
Ordre et intérêts dispersés
Il est vrai qu’approfondir les divergences (plus que les
convergences) est tâche aisée en Asie du Sud-est tant
la cohérence générale de l’ensemble ASEAN ne
s’impose jamais naturellement. Et il est évident que
les sollicitations, souvent contradictoires, des acteurs
extérieurs, n’aident pas les États-membres à se retrouver
autour d’intérêts collectifs, par ailleurs toujours défendus
de manière consensuelle. Chacun soutient ses propres
options : le Myanmar et le Cambodge par exemple
s’inscrivent délibérément dans la sphère d’influence
chinoise quand Singapour se positionne comme un proche
allié de Washington. Mais aucune option n’est exclusive :
la junte birmane se rapproche actuellement des États-Unis
et Singapour entretient des relations étroites avec Pékin.
La souplesse de l’ASEAN autorise ces contorsions.
En outre, dans le contexte d’États faibles, on constate
combien il est aisé de jouer un acteur contre un autre et
d’attiser les rapports de force internes. Dans le cas des
relations Chine – Philippines à propos de la mer de Chine
du Sud par exemple, on a vu comment Pékin avait joué
la carte du secteur privé philippin, en se rapprochant de
quelques hommes politiques en vue (invités fastueusement
dans la capitale chinoise) pour mettre en difficulté la
présidente Macapagal Arroyo et évacuer toute possibilité
de solution collective et de front commun via l’ASEAN,
posture pourtant préconisée par la Présidente dans un
premier temps. A ce stade, les partenaires de Manille
n’ont aucune chance de faire valoir des arguments
pro-ASEAN. De manière intéressante, c’est le Viêt Nam,
activement soutenu par Washington, qui a ramené le sujet
sur la table lors de la dernière réunion ARF. Mais alors
qu’il semble assez probable qu’une posture régionale
(i.e. ASEAN) serait plus payante face aux prétentions
chinoises, on reste surpris de constater que l’ASEAN est
complètement absente alors que les tensions en mer
de Chine du Sud constitue un thème de choix pour
tester sa capacité à construire une « communauté de
sécurité ».
Ces disparités entre pays membres se sont amplifiées à la
faveur de la dernière vague d’intégration. D’ailleurs, le fait
qu’aujourd’hui la Papouasie Nouvelle-Guinée et le Timor
Leste frappent à la porte de l’Association accroît encore
les doutes : ces pays participent en tant qu’observateurs
aux réunions de l’ASEAN et demandent à présent une
intégration qui aggraverait probablement encore
plus profondément les problèmes de cohérence de
l’ensemble. « Sans aucun doute » reconnaît un expert
singapourien interrogé, « l’admission de nouveaux
membres sans condition a dilué l’effectivité de l’Association.
Nous ne devrions pas donner suite aux demandes de
ceux qui frappent aujourd’hui à la porte ». Ces écarts
constituent d’ailleurs une des raisons avancées par l’Union
européenne pour justifier qu’elle renonce, fin 2009, à
négocier un accord commercial global avec l’Association
et se lance plutôt dans des négociations avec les plus
dynamiques de ses membres (l’activité économique de
l’Asean est très concentrée sur les cinq plus importants
pays que sont l’Indonésie, la Thaïlande, les Philippines, la
Malaisie et Singapour qui représentent à eux seuls 90%
du PIB du groupe), sur une base individuelle. Une option
privilégiée aussi par les États-Unis.
Au demeurant, le fait que l’ASEAN ne soit toujours pas
une structure politique unie, affaiblit l’institution. Le centre,
en l’occurrence le Secrétariat général à Jakarta, n’a jamais
5
été vraiment considéré comme un acteur essentiel par les
États-membres. Mais le fait que l’actuel Secrétaire général
ait été un des promoteurs de la réforme de l’institution
place d’emblée les États hyper-souverainistes sur la
défensive. Ce qui a pour effet de creuser le décalage
entre le centre et les parties constitutives. Ainsi, quand
le Premier ministre cambodgien Hun Sen déclare que Surin
Pitsuwan n’est pas à sa place au Secrétariat de l’ASEAN
et l’accuse de s’ingérer dans les affaires intérieures des
États (en mars 2010, Hun Sen avait déclaré que Surin
n’était pas « digne d’être Secrétaire général de l’ASEAN »
après que celui-ci ait porté des commentaires hostiles face
aux manœuvres militaires cambodgiennes organisées
dans la province de Kampong Chhnang), on mesure à
ce manque de retenue combien l’ASEAN représente
peu pour Phnom Penh qui n’hésite pas à procéder
à « une perte de face publique ». Il n’est pas étonnant
que l’ASEAN n’ait dans ces conditions pas été sollicitée
pour tenter de régler le différend entre le Cambodge et la
Thaïlande alors que 4 000 soldats sont déployés de part et
d’autre de la frontière.
Sur le plan commercial, les politiques suivies reflètent
l’absence de considération sérieuse pour l’enjeu régional
- l’ASEAN ne représente toujours pas plus de 25 % du
commerce des pays membres - en plus des difficultés
pratiques à mettre en œuvre et à harmoniser une politique
commune. Chaque membre conserve l’entière maîtrise de
sa politique commerciale et l’ASEAN ne parvient toujours
pas à se positionner. Or, l’on constate la multiplication
d’accords bilatéraux. Cet « âge d’or » des accords
bilatéraux initié par Singapour avec la signature d’un
accord de libre-échange avec la Nouvelle-Zélande en
2001, illustre la recherche systématique de la maximisation
des profits nationaux sans considération, encore une fois,
pour l’échelle régionale. Pendant ce temps, la libéralisation
commerciale menée par l’ASEAN - mais qui privilégie
toujours des secteurs « protégés » - est considérée comme
un échec. Dans un climat général de ralentissement
économique et de perte de compétitivité des produits
« made in ASEAN » (notamment l’informatique, les
télécommunications et l’habillement), cette tendance au
« sauve qui peut nationaliste » devrait se confirmer.
Alors que les projections annoncent 700 millions de
consommateurs pour 2030, l’espace régional est négligé
pour des considérations à plus court terme.
Même constatation sur le plan sécuritaire : la tendance en
Asie du Sud-est est plus à la course aux armements
qu’à l’édification durable d’un espace de paix.
Certes, les deux tendances ne sont pas incompatibles,
et l’ASEAN constitue plus que jamais un espace précieux
de discussions, mais l’analyse de la réalité confirme
nettement le côté vers lequel penche la balance : avec
une augmentation de 146 % de ses importations
d’armement entre 2005 et 2009 par rapport à la période
2000-2004, Singapour est le premier pays de l’ASEAN
à figurer dans la listes des 10 plus importants acheteurs
mondiaux d’armements depuis la fin de la guerre du
Vietnam. Les livraisons pour la Malaisie ont augmenté
de 722 % entre 2005 et 2009 (comparé à 2000-2004) ;
et celles pour l’Indonésie de 84 % sur la même période.
« La vague actuelle d’acquisition d’armes en Asie du Sudest pourrait déstabiliser la région et remettre en cause des
décennies de paix » estime Siemon Wezeman, expert
du Sipri. La question de la prolifération nucléaire dans la
région est, indiscutablement, un des enjeux stratégiques
des vingt prochaines années. Les rumeurs concernant
un programme nucléaire secret en Birmanie ainsi que
sur ses relations avec la Corée du Nord risquent fort de
compromettre la communauté de sécurité envisagée pour
2015.
Enfin, sur le plan diplomatique, l’ASEAN reste le plus
souvent une option secondaire pour les États-membres.
S’est installée une « routine ASEAN » avec un nombre
impressionnant de réunions (techniques) qui rassemblent
experts, praticiens et politiciens. En ce sens, l’ASEAN est
devenue une réalité quotidienne. Pourtant, les grandes
orientations diplomatiques la négligent le plus souvent.
L’Indonésie aujourd’hui estime sans doute plus avoir à
gagner de son statut de membre du G 20, de « partenaire
privilégié » de la Chine et d’objet de toute l’attention
américaine que de son appartenance à l’ASEAN, avec des
partenaires qu’il faut en permanence tirer derrière soi. Pour
Jakarta, l’option est soit nationale, soit globale, elle n’est
pas régionale.
Des sollicitations multiples
On aura compris que l’ASEAN est d’abord un outil, un
espace de connectivité, utilisé pour relier les uns et les
autres de manière parfois surprenante. La Turquie est
ainsi le dernier État, avec le Canada, à avoir signé le Traité
d’Amitié et de Coopération (TAC) ASEAN, en juillet 2010.
Pour répondre à ces sollicitations, valoriser les dialogues
et inviter au partenariat, il est indispensable de ne pas
avoir un centre « dur » et dogmatique mais au contraire,
il s’agit d’évoluer dans un cercle flexible, « accommodant »,
inclusif : « que tout le monde soit à l’aise avec nous »,
comme le rappelle Surin Pitsuwan. L’enjeu aujourd’hui
pour l’Association des Nations de l’Asie du Sud-est
est de conserver la place centrale des recompositions
en cours, non plus « par défaut » comme cela a été
le cas dans les années 1970 / 1980 mais par choix,
par engagement et parce que l’Association aura
convaincu de l’efficacité des étapes à suivre.
Tout le monde est convaincu de l’utilité de l’ASEAN.
Mais ce qui dérange aujourd’hui dans le processus
régional en Asie du Sud-est est le hiatus entre ce qui est
proposé et ce qui est réalisé. Certains experts et certains
diplomates déplorent « la platitude des propos et l’inanité
des réunions ». Le travail serait probablement plus facile
pour l’ASEAN si elle annonçait vouloir rester dans le
registre de la coopération inter-gouvernementale.
Du fait d’attentes « étrangères », on a le sentiment que
ce sont encore souvent les partenaires extérieurs qui
infléchissent les initiatives ASEAN comme si l’Association
avait besoin d’arbitrages ou de pressions externes pour
débloquer les pesanteurs internes. Si l’ASEAN, parce que
ses forums ont été en grande partie initiés avant la crise de
1997, reste le passage obligé d’un réseau diplomatique très
dense, elle ne le contrôle pas forcément. Elle se contente
d’en être le relais : un rôle et un statut qui lui suffisent.
La multiplication d’instances élargies, telles que l’ASEAN +
Chine, Japon, et Corée du Sud, l’EAS (le Sommet de l’Asie
de l’Est, auquel devraient se joindre la Russie et les ÉtatsUnis en compter de la prochaine session), l’ASEAN + 8
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contribuent à la dilution progressive de l’idée d’intégration
régionale. L’ASEAN est en permanence en préparation
d’une réunion (il y en a plus de 380 par an) ou d’un
sommet et étend la sphère et les partenaires de la
coopération plus qu’elle ne l’approfondit. L’ASEAN
travaille aussi à l’organisation de sommets qu’elle a tous
les ans avec une multiplicité d’acteurs (Chine, Japon,
Inde, Corée du Sud, Inde, Russie, États-Unis, Australie,
Nouvelle-Zélande, Union européenne, ONU…) et il y a
aujourd’hui 41 ambassades de pays partenaires auprès
de l’ASEAN. Ces sollicitations, parfois décalées par
rapport aux besoins et aux priorités propres à l’Association,
entretiennent l’illusion ASEAN.
Trois constatations s’imposent rapidement : d’une part, au
sein de ces instances ASEAN élargies, la concurrence est
vive, d’autre part, le rapport de forces prévaut facilement,
et enfin, l’ASEAN n’a pas, dans les faits, la « centralité »
qu’elle revendique.
Ainsi, loin d’être une évolution concertée vers un
partenariat entre une structure cohérente et ses voisins
proches, cette extension apparaît plutôt comme l’aveu
d’une incapacité à s’entendre et à se concerter menant
à un nécessaire arbitrage de partenaires extérieurs,
avec leurs ambitions et leur agenda propres.
On arrive de la sorte, à des initiatives peu crédibles comme
celle récemment adoptée à Hanoi (juillet 2010) où l’ASEAN
presse la junte au pouvoir à Naypyidaw d’organiser des
élections législatives « libres, transparentes et ouvertes,
respectant la participation de tous les partis politiques »
à l’occasion du scrutin annoncé pour cet automne. Il est
évident qu’aucun dirigeant au sein de l’ASEAN n’accorde
d’importance à ce genre de déclarations faites « sous
la contrainte d’une communauté internationale plus
regardante sur ces questions que nous ne le sommes »
reconnaît un fonctionnaire interrogé au siège de
l’Association à Jakarta. « Les pressions extérieures placent
souvent l’ASEAN dans une stratégie risquée où nous
sommes contraints d’aborder des thèmes que nous ne
souhaitons pas aborder ouvertement ».
III L’ASEAN, indispensable
On l’a dit plusieurs fois au long de cette étude, sans
l’ASEAN, la cohérence de l’Asie du Sud-est rencontrerait
de sérieuses difficultés : l’Association a indiscutablement
contribué à placer la région sur une carte du monde, à
l’ancrer dans des dynamiques vertueuses. Mais dans
une configuration mondiale où la taille et la puissance
d’influence acquièrent une importance évidente, les États
d’Asie du Sud-est devraient réévaluer leur engagement au
sein de l’Association. Les tensions intra-régionales, à la fois
en Asie du Sud-est mais aussi dans l’espace asiatique,
sont inévitables. Ces tensions sont à la fois nourries par
la transition d’un système, centré sur les États-Unis, à un
autre et par la concurrence entre puissances alternatives,
notamment Chine et Japon. Cette transition questionnait
déjà les membres de l’ASEAN il y a vingt ans ; aucune
réponse définitive n’a été apportée et il n’y en aura
probablement pas. L’ASEAN continuera de louvoyer
entre plusieurs options mais sans direction forte, elle
prend le risque d’être manipulée et de se cantonner à
un rôle subalterne.
Même affaiblie et secondaire
On voit difficilement comment l’ASEAN pourrait, dans un
avenir dont elle a pourtant fixé les échéances (de 2020,
la réalisation de cette communauté a été avancée à 2015
en 2007), se transformer en une « Communauté fondée
sur trois piliers ». A ce stade, il n’est pas réaliste d’attendre
de l’ASEAN qu’elle joue un rôle décisif et qu’elle opère aux
basculements annoncés. Mais il s’agit bien, à terme, du
processus vers lequel tend l’Association, même si cette
communauté risque de nous surprendre par sa forme et
ses mécanismes.
A court terme, et parce qu’elle n’a ni moyens, ni autorité,
ni vraie logique autonome, l’ASEAN est dominée par un
agenda qui doit plus aux développements des Étatsmembres qu’à une dynamique autonome : les élections
en Birmanie ou comment la junte va réussir à conserver
le pouvoir et l’accès monopolistique aux richesses, les
élections en Thaïlande ou comment tenter de juguler
une instabilité chronique, le prochain congrès du Parti
Communiste Vietnamien… Et on sait, à l’aune de
l’expérience thaïlandaise - qui a assuré la présidence de
l’ASEAN en 2009 dans des désordres excessivement
préjudiciables à l’Association - combien les turbulences
internes ont un impact sur l’engagement régional. Il est
donc légitime de s’interroger sur la manière dont les
échéances régionales vont être mises en œuvre alors
que les pays-membres de l’ASEAN vont être sollicitées
par des agendas internes chargés.
Du fait de ses contradictions, de sa faiblesse intrinsèque,
de son manque de cohésion et de son manque de
crédibilité sur la scène internationale, l’ASEAN est devenue
un acteur secondaire. Éventuellement, l’Association lance
des idées (pour combattre le terrorisme, pour assurer une
solidarité monétaire, pour promouvoir des infrastructures
de transport…) mais n’a pas les capacités de les mettre
en œuvre. Ces mêmes idées sont souvent reprises dans
d’autres cercles : la proposition d’organiser des exercices
en matière de sécurité maritime lancée par l’ARF n’ayant
pas pu être assurée par l’ASEAN, c’est Singapour qui a
pris l’initiative de les organiser en 2007, en dehors du cadre
ASEAN. Jakarta a exprimé ses frustrations à l’égard de
son influence et de sa faible capacité d’action et certains
experts prédisent, à la manière de Rizal Sukma au CSIS
de Jakarta, une diplomatie « post ASEAN » « parce que
l’Indonésie ne doit pas être l’otage de l’Association ».
En effet, l’Association n’est plus forcément à l’origine
des initiatives, et ne représente pas forcément le meilleur
vecteur pour le faire (comme ce fut le cas lors de la création
de l’ARF en 1993 - 1994). Les négociations réellement
importantes ont lieu en marge des rencontres officielles
comme on l’a constaté récemment à Hanoi. Une étude
de la RSIS (Rajaratnam School of International Studies à
Singapour) y voit la preuve de l’échec de la Diplomatie
Préventive (DP) promue par l’ASEAN. De même, on trouve
à présent des éditoriaux dans les journaux de la région
dénonçant le manque de soutien pour les entreprises sudest asiatiques qui revendiquent une base régionale : « cela
veut dire quoi être ASEAN ? » interroge ainsi un banquier
malaisien dans un hebdomadaire régional (Starbiz, 8 février
2010, p : B 11)
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L’ASEAN est indispensable
Pourtant, même secondaire, l’ASEAN est indispensable.
Pour deux raisons au moins : d’une part parce que la
situation serait probablement plus tendue, sur de multiples
terrains, sans son existence, et d’autre part parce qu’elle
dispose encore d’une certaine capacité, même marginale,
à rétablir des équilibres dans une géopolitique complexe.
Il est fort peu probable que les membres, notamment
les plus récalcitrants (Myanmar, Laos, Cambodge, voire
Viêt Nam), se laissent convaincre de l’intérêt d’aller
plus avant dans l’intégration. Pour autant, si ceuxci ne veulent pas accroître le rôle et les pouvoirs de
l’ASEAN, ils n’appellent pas non plus, et ne l’ont jamais
fait, à sa disparition réalisant que l’Association donne
une voix et un écho qu’elle n’aurait sinon jamais sans
cela (cf. participation de l’ASEAN au G 20). La Chine,
l’Inde, le Japon, les États-Unis, l’Union européenne …,
de nombreux partenaires, sollicitent l’ASEAN.
L’ASEAN est-elle en mesure d’évoluer vers une véritable
communauté ? Ou restera-t-elle un simple mécanisme de
concertation sans pouvoir, bridé par le principe fondateur
de non ingérence et le maintien jaloux des différentes
souverainetés nationales ? La hausse des disparités
(amplifiées par la mondialisation) et des désordres et
échéances internes plaident en faveur de la seconde
option.
Des mots, peu d’actes, la Communauté ASEAN de 2015
s’apprête à ressembler étrangement à l’ASEAN de 1998 ;
on s’interroge sur l’ambition de cet objectif. Quelle est
la capacité ASEAN à résorber ses difficultés internes ?
C’est, à notre sens, la clef de la pérennité de
l’Association.
Il importe peu à ces pays que l’ASEAN ne soit pas en réalité
toujours dans le siège du conducteur des fora régionaux ;
il leur importe d’abord de développer leur propre résistance
et à ce stade, ils jugent que cette résistance est mieux
défendue si leurs options restent ouvertes grâce, et non
pas contraintes par, l’Association.
Les pays d’Asie du Sud-est ne sont pas les seuls à défendre
ce scénario. Même si le rôle de l’ASEAN ne se développe
à la mesure de ce qu’ils souhaiteraient, les États-Unis
jugent indispensable son existence. Le président Obama
a compris et exprimé très tôt l’importance de l’ASEAN :
engagés sur d’autres théâtres, les États-Unis ne peuvent
s’offrir le luxe d’une Asie « qui déraillerait ». Même sous
influence chinoise, l’ASEAN a un rôle à jouer.
Après une présidence vietnamienne qui s’est bien déroulée,
l’Indonésie va assurer cette fonction en 2011, Brunei ayant
décidé de passer son tour. Beaucoup est attendu de cette
présidence du géant de l’Asie du Sud-est. Il convient
cependant de rester prudent. Jakarta a en effet d’ores
et déjà annoncé que chaque membre devait régler sur
une base nationale ses problèmes avant d’avoir recours
à l’arbitrage régional. Si l’Indonésie est certainement un
moteur pour la régionalisation, l’État considéré par certains
comme le modèle régional d’État démocratique a encore
de nombreux défis à relever (manque de transparence, fort
taux de corruption…). En outre, durant son premier mandat,
le président Yudhoyono n’a pas forcément beaucoup
investi dans l’ASEAN lui préférant des fora plus globaux et
des solidarités transnationales telle la solidarité islamique.
Si Jakarta dispose du crédit nécessaire et légitime pour
lancer des propositions ASEAN susceptibles de bénéficier
du soutien international, rien n’indique qu’elle ait la volonté
de le faire. Les effets d’annonce du ministre des Affaires
étrangères Marty Natalegawa qui veut « remplir le vide
d’autorité de l’ASEAN » doivent donc être interprétés avec
prudence.
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