Hommage Liebermann Janvier 2011 - Orchestre Poitou
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Hommage Liebermann Janvier 2011 - Orchestre Poitou
HOMMAGE à ROLF LIEBERMANN De Nikolas Kerkenrath Hommage publié dans le NeueMusikzeitung et dans le programme de l’Opéra de Bordeaux à l’occasion de la production de l’Ecole des Femmes, de Rolf Liebermann, sous la direction de Jurjen HEMPEL en Novembre 2010. Le Roi Soleil de Hambourg Je me souviens de Rolf Liebermann En cette année 2010, on célèbre des deux côtés du Rhin de grands compositeurs : Frédéric Chopin, Robert Schumann, Gustav Mahler. Et Rolf Liebermann ? Ce dernier nom vous évoque-t-il peut-être quelque chose ... ? De ce côté du Rhin, nous pensons toujours à ce « Roi Soleil » de Hambourg, notamment grâce à l'enthousiasme de Hugues Gall, son enfant artistique, son successeur et ami. Il est donc tout à fait naturel de nous associer à lui pour qu'au travers de quelques manifestations en France*, on se souvienne qu'il y a plus de trente ans, le règne de Liebermann, sept ans seulement, a profondément changé et durablement marqué la vie musicale française et plus particulièrement l'Opéra de la Ville lumière. Evoquons aussi cet Helvète, citoyen du monde de la culture qui, de 1959 à 1973, a fait du Hamburgische Staatsoper l'opéra le plus moderne et le plus audacieux qui soit. La signification de ce travail est d'une certaine façon encore présente en Allemagne, mais difficile à expliquer et à comprendre en France. En effet, il est impressionnant que les esprits visionnaires du Président de la République de l'époque, Georges Pompidou, et de son ministre de la Culture, Jacques Duhamel, aient réussi à attirer Rolf Liebermann, homme plein d'imagination et professionnel débordant d'énergie, pour diriger et réformer « la Grande Boutique » à Paris. Un Helvète, citoyen du monde Par leur entrelacs franco-allemand, ses origines familiales ont prédestiné la vie et l'oeuvre de Rolf Liebermann. Lui-même en parlait à sa façon pleine d'humour : "Par un charmant hasard de l'histoire, je suis né Suisse. Lors d'une manœuvre pour l'empereur, mon père, qui servait dans un régiment de cavalerie à Berlin, sauta par dessus une barrière avec son cheval, se cassa bon nombre d'os et, après avoir été rafistolé, arriva dans un sanatorium suisse pour sa convalescence. Un jour, il alla à l'Opéra de Zurich et vit dans la salle une jeune femme qui lui plut énormément. Comme on l'aura aisément deviné, c'est elle qui devint ma mère. Elle était fille d'une famille française installée en Suisse et son père avait participé à la guerre de 1870/1871 dans l'armée française contre les Allemands. C'est pourquoi il déclara : pas de prussien chez moi Et comme en ce temps-là, les jeunes filles étaient encore obéissantes, il fut décidé que mon père qui avait déjà terminé ses études de droit à Berlin, devrait repasser tous ses examens une nouvelle fois en Suisse. Quand il obtint enfin un passeport suisse, mes parents purent se marier C'est ainsi que je suis né suisse". Rolf Liebermann est né le 14 septembre 1910 à Zurich. Sa famille comptait déjà un grand artiste, le peintre Max Liebermann, frère du grand-père. Après le baccalauréat, Liebernilann, selon le souhait de son père, fait d'abord des études de droit. Mais la musique est la plus forte : il s'inscrit au conservatoire de musique privé de José Berr, fait de la musique et compose pour le théâtre et le cabaret, notamment pour son amie Lale Andersen, célèbre chanteuse et diseuse. C'est avec une marche composée par Liebermann "Wir sind die internationale Brigade" (Nous sommes la brigade internationale) que les volontaires allemands partent en 1936 sur le front de la guerre civile en Espagne. En 1937, il suit les cours de direction d'orchestre du grand chef Hermann Scherchen à Budapest et devient son assistant auprès de l'orchestre Musica-Viva à Vienne. Tous deux rentrent en Suisse après l'annexion de l'Autriche. Liebermann se débrouille alors pour vivre de sa musique et des critiques musicales qu'il rédige. Il donne aussi des leçons de musique à des enfants de réfugiés et doit finalement faire son service militaire. Dès 1940, il prend des cours de composition à Ascona, chez Wladimir Vogel, élève de Ferruccio Busoni. Lorsque Hermann Scherchen devient directeur de la radio suisse alémanique, Radio Beromünster, il nomme Liebermann chef opérateur du son à Zurich. Cinq ans plus tard, Liebermann y devient responsable du Département de la musique, puis, sur recommandation et insistance du chef d'orchestre Hans Schmidt-lsserstedt, il part au Norddeutscher Rundfunk (Radio de l'Allemagne du Nord) à Hambourg qu'il réorganise en un temps record. Si rapidement même que le maire de l'époque, Max Brauer, l'appelle pour lui confier la direction de l'Opéra. C'est ainsi qu'en 1959 commence ce qui aujourd'hui fait partie de l'histoire de l'opéra allemand. A cette époque, Rolf Liebermann a déjà une renommée internationale en tant que compositeur et est interprété par de grands chefs. En 1947, Hermann Scherchen dirige à Darmstadt la première de Furioso, sa pièce virtuose pour orchestre. En 1954, dans l'étonnement d'abord, puis dans l'enthousiasme du public ,moderne' de Donaueschingen, Hans Rosbaud et Kurt Edelhagen jouent pour la toute première fois son Concerto pour jazz-band et orchestre symphonique, tandis que Fritz Reiner, quelques temps après, l'inscrit à son programme à Chicago et en réalise un enregistrement, édité en 33 tours. En collaboration avec son ami, Heinrich Strobel, l'illustre directeur de la musique du Südwestfunk Baden-Baden et du festival de la musique contemporaine à Donaueschingen, Rolf Liebermann compose l'opéra LÉONORE 40145, une histoire d'amour franco-allemande pendant la guerre. La première a lieu dans la ville frontière de Bâle et obtient un succès d'estime pour « la compréhension entre les peuples », ce que liceuvre visait. D'autres mises en scène à Berlin et à Milan provoquent toutefois de fortes réactions de rejet. Pour les spectateurs de l'époque, sept ans après la fin de la guerre, le sujet de cet opéra arrive apparemment trop tôt. Après s'être remis de cet échec, Strobel et Liebermann commencent à travailler sur deux nouveaux opéras qui sont immédiatement bien accueillis : PÉNÉLOPE est joué pour la première fois au Festival de Salzbourg en 1954 et L'ÉCOLE DES FEMMES (d'après Molière), à Louisville, aux Etats-Unis, en 1955, dans une version en un acte, puis dans sa totalité en trois actes à Salzbourg, en 1957. L'ingéniosité de la dramaturgie des livrets de Strobel, ainsi que l'intelligence et l'humour de la musique de Liebermann enthousiasment le public, sans doute aussi parce que la fine fleur des artistes y est conviée : Oscar-Fritz Schuh / Caspar Neher pour la mise en scène, George Szell au pupitre de la Philharmonie de Vienne et sur le plateau, des artistes comme Christel Goltz, Anneliese Rothenberger, Christa Ludwig, Nicolai Gedda, Walter Berry, Kurt Bôhme... (Les retransmissions radiophoniques des deux opéras sont distribuées par Orfeo). L'ÉCOLE DES FEMMES en particulier est monté dans de nombreux théâtres européens, dont Hambourg, avant que Rolf Liebermann n'en devienne le directeur. A son entrée en fonction, il retire son opéra du répertoire en précisant : "les institutions que je dirige ne sont pas destinées à jouer mes oeuvres". Position noble, typique de cette personnalité fascinante. C'est d'ailleurs pourquoi je n'ai pas eu la chance de voir cet opéra dans la mise en scène pleine de virtuosité de Günther Rennert au début des années 1960. Enchantements à Hambourg A Hambourg, Rolf Liebermann peut élaborer son travail sur la base d'un répertoire d'une trentaine d'ceuvres, un catalogue conçu avec intelligence par son pré-prédécesseur, le metteur en scène, Günther Rennert. Ce répertoire comporte les grandes oeuvres classiques de l'opéra jusqu'à Alban Berg. Günther Rennert - comme Oscar Fritz Schuh, Wieland Wagner et Walter Felsenstein qui ont tous mis en scène à Hambourg - considère d'un œil critique l'ancienne manière d'aborder l'opéra. Dès le début des années 1950, ces quatre novateurs métamorphosent le « concert en costumes » en théâtre musical. Rolf Liebermann en est l'instigateur le plus marquant. Il transforme l'Opéra de Hambourg en atelier de compositeurs : au cours des quatorze années de son règne, il monte 23 créations, dont 21 commandes. C'est considérable ! Parmi elles, des opéras comme LE PRINCE DE HOMBOURG (HansWerner Henze/Ingeborg Bachmann), LE BOUC D'OR (Ernst Krenek), DER ZERRISSENE (Gottfried von Einem), JACOBOWSKY ET LE COLONEL (Giselher Klebe), INCIDENTS PENDANT UN ATTERRISSAGE FORCÉ (Boris Blacher), THE VISITATION (Gunther Schuller), ARDEN DOIT MOURIR (Alexander Goehr), LES GLOBOLINKS (Gian-Carlo Menotti), LES DIABLES DE LOUDUN (Krzysztof Penderecki), L'ÉTAT DE SIÈGE (Milko Kelemen), UNE ÉTOILE S'EST LEVÉE DE JACOB (Paul Burkhard), STAATSTHEATER (Mauricio Kagel), ainsi que des ballets sur des compositions de Karlheinz Stockhausen, Luciano Berio, Olivier Messiaen, lannis Xenakis, Lukas Foss, Antonio Bibalo et bien d'autres encore. Les opéras et ballets contemporains et modernes font entièrement partie d'un répertoire permanent de plus de 70 œuvres qui toutes sont intégrées aux abonnements. Au cours des premières années de la direction de Liebermann, les abonnés attendent avec curiosité sa prochaine « folie ». Les représentations ne se déroulent pas toujours sans sifflements et réactions bouillonnantes, mais la présence permanente de Liebermann dans la maison, la crédibilité de ses argumentations, le charme avec lequel il cherche à convaincre et son exceptionnel professionnalisme font qu'il gagne presque toujours l'adhésion du public. Sa recette est finalement assez simple. D'un côté, il programme les chefs d'ceuvres de Mozart, Verdi, Puccini, Strauss et Wagner, et de l'autre, il commande des opéras à ses contemporains. "Ce n'est qu'une question d'éducation, dira-t-il plus tard, il m'a fallu trois à quatre ans pour habituer les gens. Chaque année, j'ai glissé deux ouvrages contemporains dans le répertoire. Le public était parfois contrarié, mais avec le temps, il a compris : bon, c'est sa marotte". Cette fameuse « marotte » culmine à son zénith en 1964, année au cours de laquelle il organise deux semaines de Zeitgentissisches Musiktheater (théâtre musical contemporain) avec, soir après soir, la représentation d'une œuvre du 20e siècle issue du répertoire de l'Opéra de Hambourg. Et à chaque fois, la salle est pleine ! Nous ne nous étions pas seulement habitués à son concept, nous nous en étions entichés ! Imaginons une soirée à l'Opéra de Hambourg à cette époque : juste avant l'extinction des lumières, Rolf Liebermann prend place sur le siège n° 3 de la première rangée, à droite (juste au-dessus des cuivres 1), disparaît immédiatement à l'entracte pour aller sur le plateau discuter de ses impressions avec les interprètes et les techniciens, puis se rend dans le hall fumeur où l'attendent quelques amis, des hôtes et des inconnus pour parler, parler et parler encore jusqu'à la première sonnerie de la reprise. Le voilà de nouveau dans la salle... et à nouveau sur la scène après la représentation : critiques, conseils... Et ceci, pendant 14 ans, que ce soit Cosi fan tufte, Madame Butterfly, Le Vaisseau fantôme, Nabucco... ou Wozzeck, Pelléas et Mélisande, Boris Godounov... Quand parfois il était absent — il lui arrivait de devoir voyager — nous étions tous étonnés. Au printemps 1964, à la suite d'une de ces fameuses discussions pendant les entractes, il m'a invité à faire un stage chez lui et j'ai eu la chance d'apprendre quelque chose d'essentiel : une institution culturelle ne peut être dirigée que depuis la scène, c'est-à-dire par la créativité qu'elle exige et qui émane d'elle ! Liebermann a dirigé sa maison comme un artiste, il l'a défendue avec un grand savoir-faire politique et il nous a montré à tous en le vivant comment parvenir au plus haut niveau artistique. Mais nous avons aussi compris qu'un patron aussi génial que lui ne pouvait pas s'épanouir sans partenaires solides et fiables. Son administrateur, Herbert Paris, une personnalité tout à fait rare, était le garant qui permettait à Liebermann de jouer sur tous les registres. L'harmonie qui régnait entre eux était connue à Hambourg et on les appelait les « Dammtor-Brothers ». Son directeur musical, le chef d'orchestre, Leopold Ludwig, — quelle chance pour Hambourg à l'époque — était de manière exemplaire au service de toutes les musiques du répertoire de l'opéra, qu'elles soient classiques, modernes ou contemporaines. Si l'on compte encore Hans Stahn, le directeur technique de ces années-là, un triumvirat exceptionnel se trouvait à la tête de l'Opéra de Hambourg, Rolf Liebermann l'a toujours dit et répété. De la même façon, il disait « mes chers » à ses artistes et à tous les collaborateurs et en parlait aussi de la sorte. Quand de jeunes chanteurs, tels que Tom Krause, Melitta Muszely, Gerhard Stolze, Erwin VVohlfahrt, Hans Sotin, Arlene Saunders, Placido Domingo... étaient découverts par Rolf Liebermann et engagés à l'Opéra de la Dammtor-Stralle, ils savaient où ils allaient et plus tard, ce qu'ils lui devaient. Pour développer encore cet immense potentiel créatif, Rolf Liebermann cherche et trouve un nouveau champ d'action dont il est le pionnier, l'opéra filmé et le film opéra. Parmi ses productions de l'Opéra, il en choisit quinze dont il fait refaire les décors dans les studios du Norddeutscher Rundfunk et les fait filmer en couleur dans des distributions internationales (ArtHaus/Integral les a récemment rééditées en DVD). Quinze ans plus tard, c'est en tant qu'Administrateur général de l'Opéra de Paris qu'il rend une fois encore hommage à ce genre artistique en collaborant avec le cinéaste Joseph Losey, avec Lorin Maazel au pupitre et Ruggero Raimondi dans le rôle titre : son film opéra Don Giovanni (chez Gaumont) est toujours une référence. Avec le temps, Rolf Liebermann devient un « Intendant » très courtisé. Il refuse toutes les propositions, même émanant de Vienne ou de New York, afin de pouvoir poursuivre son travail à Hambourg, améliorer le budget plutôt mince de l'Opéra de Hambourg et le hisser au niveau des opéras de Munich et de Berlin. Fin 1973, son mandat se termine à Hambourg. Comme il n'a plus rien composé durant cette période, il souhaite alors reprendre ce travail. Mais le destin en a décidé autrement. L'aventure de Paris Dès 1969, la France, avec Georges Pompidou, a un Président d'une ambition culturelle très marquée et fort moderne. L'état déplorable de l'Opéra de Paris le contrarie beaucoup. Il demande à son ministre de la Culture, Jacques Duhamel, de trouver une solution à ce problème. Rolf Liebermann devient alors très rapidement le candidat idéal. Et c'est le jeune Hugues Gall qui est chargé des négociations. Ce qui commence alors fait déjà partie de l'histoire culturelle française. "Dans un premier temps, cette proposition ne m'a pas excité f Mais, soudain, elle a commencé à m'intéresser. La ville m'attirait ainsi que la possibilité de recommencer une fois encore à zéro. Je me suis alors demandé : Pourquoi est-ce si compliqué ? Quelles sont les difficultés qui m'attendent ? Bref, je voulais le savoir", s'est rappelé un jour Rolf Liebermann. Une fois de plus, la curiosité le pousse vers l'aventure. La situation est paradoxale et tout à fait contraire à celle de Hambourg, caractérisée par la combinaison troupe permanente et répertoire d'avant-garde. Liebermann a pu faire de l'Opéra de Hambourg le théâtre lyrique le plus moderne au monde parce qu'il pouvait s'appuyer sur une maison qui fonctionnait de manière démocratique et possédait un très grand répertoire. A Paris, c'est tout le contraire, il s'agit de « stagione » et d'un « musée ». Il n'y a pas de répertoire, il faut d'abord en créer un. Il n'y a pas de rythme de productions, ni d'exigence de continuité. Bien des choses sont désuètes, il faut les modifier. En effet, la naissance et l'histoire de l'Opéra de Paris ont de tout temps été liées à son aspect extérieur et représentatif, c'est un lieu où il faut se montrer et dans lequel le rôle du public est presque plus important que ce qui se produit sur scène. Le seul élément qui fonctionne vraiment est le ballet, une grande tradition de l'Opéra de Paris qui a pu se maintenir au cours du temps : "Les Français ont une moins bonne éducation musicale que les Allemands, mais ils ont des yeux !" Dans la ville hanséatique de Hambourg avec son théâtre réellement destiné aux citoyens, Rolf Liebermann avait été l'avant-gardiste parmi les directeurs d'opéras. Dans la métropole française, il doit d'abord devenir réactionnaire pour gagner un défi. « Réactionnaire », il ne l'est qu'en surface ; il sait parfaitement ce qu'il veut et comment l'obtenir. Il commence son travail avec une série d'œuvres du répertoire classique et romantique dans des représentations remarquables avec lesquelles il gagne la confiance de la Ville, de la Maison et du public. Il engage des stars internationales et demande à Georg Solti, son ami de très longue date, de devenir son conseiller musical. Après deux saisons, il parvient à mettre en place un répertoire d'une vingtaine d'oeuvres et un système d'abonnements de plusieurs séries qui sont immédiatement vendus et ce, sans aucune réduction. Mieux, le public parisien est tout de suite prêt à payer plus quand Luciano Pavarotti, Placido Domingo, Mirella Freni, Nicolai Ghiaurov, José van Dam, Margret Price, Kiri Te Kanawa, Teresa Berganza, Ileana Cotrubas, Christa Ludwig, Kurt Mail, Jon Vickers sont sur scène et chantent dans des mises en scène innovantes de Giorgi() Strehler, Jorge Lavelli, Patrice Chéreau, Peter Stein, Terry Hands, avec, au pupitre, Georg Solti, Georges Prêtre, Karl Bôhm, Michel Plasson, Lorin Maazel, Pierre Boulez, Seiji Ozawa. Il fait taire les nombreuses voix opposées à sa nomination en intégrant à ses distributions de grands interprètes français comme Régine Crespin, Christiane EdaPierre, Jane Berbié, Mady Mesplé, Gabriel Bacquier, Roger Soyer, Jules Bastin, Alain Vanzo, Robert Massard, Michel Sénéchal et d'autres encore. D'un coup de baguette magique, Rolf Liebermann réussit à enthousiasmer le public parisien et à réformer le théâtre. Le Grand Opéra de Paris fait à nouveau partie des meilleurs au monde ! Il réussit aussi autre chose : « l'embarrassant étranger)> ne gagne pas seulement la confiance de son immense équipe dont tous les membres sont syndiqués, non, à la fin, il devient leur « patron » vénéré. Et, en France, cela signifie quelque chose ! Le public et les râleurs sont aussi soulagés que Rolf Liebermann préserve le ballet de renommée internationale de l'Opéra de Paris et continue à lui accorder une place importante dans le théâtre. Avec leur imagination et leur talent, les chorégraphes Jerome Robbins, George Balanchine, Merce Cunningham, Carolyn Carlson, Rudolf Noureev, Roland Petit assurent ainsi le niveau exceptionnel de cette magnifique compagnie. Vers la fin de son mandat à Paris qui, faisant l'objet de querelles politiques, devient de plus en plus pénible, Rolf Liebermann peut enfin recommencer à penser à la création contemporaine. C'est ainsi qu'il demande au compositeur autrichien Friedrich Cerha de compléter la fin inachevée de LULU d'Alban Berg sur la base des esquisses de Berg. En 1979, le célèbre duo Pierre Boulez/Patrice Chéreau du Ring de Bayreuth, en réalise une version au Palais Garnier qui est un triomphe international (enregistré par Deutsche Grammophon). Une autre commande est adressée à Olivier Messiaen qui compose la méditation scénique sur la vie et la mort de SAINT FRANÇOIS D'ASSISE. La première n'a lieu qu'en 1983 à l'Opéra de Paris, après l'ère Liebermann, avec, dans le rôle titre, José van Dam et, au pupitre, Seiji Ozawa. Une commande à Henri Dutilleux ne peut malheureusement pas être réalisée. La période turbulente vécue à Paris par Rolf Liebermann n'a été possible qu'avec le soutien de quelques alter ego compétents et loyaux dont, à leur tête, Hugues Gall (avec, dans son équipe, Joan lngpen, Raymond Franchetti, Gérard Mortier et Thierry Fouquet). Dans les années qui suivent, l'amitié entre Rolf Liebermann et Hugues Gall ouvre au monde de l'opéra en France des perspectives nouvelles et importantes. Liebermann recommande son ami à la direction du Grand Théâtre de Genève, où Gall montre alors avec bonheur et talent ce qu'il a appris de son mentor et lui commande la composition d'un opéra. En 1987, la première de LA FORÊT a lieu à Genève. Mais auparavant, Hugues Gall a exaucé le souhait de Liebermann : mettre en scène Parsifat. « Le vieux » n'a rien perdu de tout son savoir-faire et le met entièrement au service de cette œuvre. En 1982, c'est une vision impressionnante et apocalyptique qu'il présente au public genevois, avec Siegfried Jerusalem/Jon Vickers dans le rôle-titre, Yvonne Minton dans celui de Kundry et l'Orchestre de la Suisse romande, tous placés sous la baguette de leur ami Horst Stein. En 1995, Hugues Gall devient directeur de l'Opéra de Paris comprenant désormais le Palais Garnier et l'Opéra Bastille : c'est comme si l'héritage du père passait au fils. Quelle chance que cette continuité ait pu se faire ! Après quelques temps, Liebermann quitte Paris avec son épouse Hélène Vida et retourne à Hambourg. Sa tentative de préserver du marasme son ancien lieu d'activités en 1985 n'a que peu de succès. Le Sénat et la Ville ne sont plus les mêmes que pendant ses années d'or et la maison elle-même n'est pas en bon état. Ses successeurs, le compositeur Peter Ruzicka et le chef d'orchestre Gerd Albrecht, tous deux liés d'amitié à Liebermann, réussissent dès 1988 à redonner un profil artistique à l'Opéra de Hambourg. Liebermann a davantage de succès lors des académies d'été qu'il dirige de façon inspirée au Mozarteum de Salzbourg, quand, en collaboration avec Christa Ludwig, il prodigue ses encouragements aux jeunes artistes lyriques. Le compositeur à nouveau actif redevient un vagabond. Il s'installe "au soleil" à Florence mais lui tourne le dos quelques temps plus tard. Il craint en effet les tendances néofascistes de la politique italienne : "Je ne veux pas revivre un tel merdier !", paroles dites avec emportement lors d'une conversation téléphonique depuis l'Italie. Les Liebermann reviennent alors s'installer à Paris. La force de l'œuvre tardive Dans les années 1980, après s'être retiré des institutions de la vie musicale, Rolf Liebermann se jette une fois encore de toutes ses forces dans la composition. Un œuvre tardive remarquable dans lequel il met toute son énergie et toute son inspiration, voit ainsi le jour. On a le sentiment qu'il a amassé beaucoup de matière q u i d o it ma in te n a n t ê t re c o u c h é e su r le p a p ie r. A insi so n t c ré é s l ' o p é ra ACQUITTEMENT POUR MÉDÉE, sur le roman et le livret du même nom de Ursula Haas (première à Hambourg en 1995 dirigée par Gerd Albrecht et mise en scène par Ruth Berghaus), une pièce pour orchestre (Énigme), un concerto pour piano, un concerto pour violon et de la musique de chambre. (Les CD de ses oeuvres sont publiés chez Naxos, Thorofon Classics et Musikszene Schweiz). En février 1999, le musicologue suisse Max Nyffeler décrit dans Die Neue Musikzeitung la dernière phase de composition de Rolf Liebermann : "Tous ceux qui ont suivi de près le cheminement du compositeur Liebermann ces dernières années ne peuvent qu'admirer avec quelle fraîcheur et quel optimisme il a osé et réussi une seconde existence artistique. Il se sentait de nouveau un professionnel, un pro de la branche, comme il disait, bref un homme qui avec sa fierté d'artisan était allé chercher sa vieille caisse à outils et travaillait. Les nouvelles technologies maniées un peu facilement par la jeune génération ne l'intéressent pas beaucoup. Il remet donc ses pas dans ceux de son enfance, à l'époque où il était l'élève de VVIadimir Vo gel, puis ancien pionnier du dodécaphonisme et se préoccupe de la technique des douze sons marquée par l'écriture de Arnold Scheinberg. Cette manière de procéder lui procure l'assurance nécessaire dans la forme et l'expression qu'il cherche à donner à sa musique". A partir de ses quatre-vingts ans (dignement fêtés à Paris avec la participation de Marek Janowski, de Paul Sacher et de Pierre Boulez), nous nous rencontrons plus fréquemment puisque j'ai décidé de faire jouer quelques unes de ses oeuvres dans mes saisons musicales du Département culturel de Bayer à Leverkusen/Cologne. Je me souviens en particulier de la première allemande de son concerto pour violon en janvier 1995 avec Thomas Zehetmair et la Bremer Kammerphilharmonie dirigée par Jiri Belohlavek (enregistrée par la radio VVDR 3) : elle fut un enchantement, la soirée un bonheur et le public heureux. En septembre 1997, quinze mois avant sa mort, le concert d'ouverture de la saison ressemble presqu'à un adieu : François-René Duchâble et Dirk Joeres interprètent la Fantaisie pour piano de Franz Schubert, suivie par la version orchestrale de cette oeuvre écrite par Liebermann (cette orchestration avait été commandée deux ans auparavant par Hugues Gall et Claude Samuel et créée à Paris sous la direction de James Conlon). Sans doute motivé par la présence de Rolf Liebermann dans notre salle à Leverkusen, le VVestdeutsche Sinfonia réussit à jouer une version extrêmement touchante de l'une de ses dernières pièces. Un CD de ce concert mémorable en témoigne. Rolf Liebermann meurt le 2 janvier 1999 à Paris. Les commémorations au Palais Garnier et à l'Opéra de Hambourg ont mis en évidence ce qui avait existé un jour ! Le metteur en scène, Adolf Dresen, trouve les mots les plus justes : "Il a probablement été le dernier « Intendant » ingénieux : directeur de théâtre et artiste, pragmatiste et utopiste en une seule personne". Ceux qui ont eu la chance de travailler avec Rolf Liebermann ou de bénéficier de son encouragement, ont été durablement marqués et motivés. Il nous a transmis son exigence artistique sans compromis et toujours prioritaire et, de cette façon, il nous a permis de nous orienter au mieux dans nos propres activités artistiques. Les derniers mots de Liebermann au cours de notre débat sur la scène du Bayer Kulturhaus en 1990 sont aussi ceux avec lesquels je souhaite terminer l'évocation de mes souvenirs reconnaissants de cette très grande personnalité : "L'économie sociale de marché ne peut se justifier et durablement exister que si elle prend au sérieux son mandat culturel en tant que tâche éthique". Cette citation et sa photo — un instantané magnifique — décorent le salon des artistes du Département culturel de Bayer. Elles nous rappellent que l'art et la culture n'existent pas pour eux-mêmes et ne sont pas des biens de communication et de marketing, mais, qu'au-delà d'un applaudissement, ils nous engagent et nous exhortent à revenir à d'autres valeurs en Europe, les valeurs humaines et artistiques, donc culturelles. NK, oct. 2010 C) Nikolas Kerkenrath, Leverkusen/Paris, 2010. "Der Sonn en keinig au s Hamb u rg" pour NEUE MUSIKZEITUNG (www.nmz.de) et OPER & TANZ, ConBrio verlag/Allemagne "Le Ro i So leil d e Hambou rg" pour l'Opéra National de Bordeaux, programme de "L'École des Femmes", opéra de Rolf Liebermann © Version française, Golnaz Houchidar, Lausanne, 2010. * Manifestations en France à l'occasion du Centenaire de Rolf Liebermann • 25 -28 octobre 2010, Radio France Musique Émissions "Grandes figures" consacrées à Rolf Liebermann par Frédérique Jourdaa • 27 août, 16 et 18 décembre 2010 à Rennes, Paris et Aix-en-Provence "Furioso" par l'Orchestre français des Jeunes, dir. Kwamé Ryan • Du 26 novembre au 1er décembre 2010 à l'Opéra National de Bordeaux "L'École des femmes", nouvelle production Mise en scène : Éric Génovèse, dir. Jurjen Hempel • Du 14 décembre au 13 mars 2011 à Paris, Bibliothèque de l'Opéra/Palais Garnier Exposition sur Rolf Liebermann • 18 janvier 2011 à Poitiers "Orchestration de la Fantaisie pour piano de Franz Schubert" par l'Orchestre Poitou Charentes, dir. Jurjen Hempel Soirée avec Rolf Lieberrnann" au Bayer-Kulturhaus Leverkusen - 30 septembre 1990