Matière et Esprit Introduction : de l`usage des mots aux notions
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Matière et Esprit Introduction : de l`usage des mots aux notions
Matière et Esprit Introduction : de l’usage des mots aux notions. Quand on juge que quelqu’un manque d’intelligence pratique ou théorique, on dit parfois qu’il manque de matière grise, à tout le moins qu’il n’en use pas correctement. L’expression de matière grise, empruntée aux anatomistes du cerveau, est alors prise métaphoriquement comme un synonyme d’intelligence. Mais cet usage renvoie à un problème difficile : celui de la relation de la matière et de l’esprit. Préciser les sens de ces termes courants n’est guère chose aisée. Ainsi quel rapport entre les matières d’un enseignement, la table des matières d’un livre et la fission de la matière qui intéresse le physicien, ou encore celle que le sculpteur travaille pour lui donner une forme ? On peut toujours essayer de dire qu’entre la table des matières et les matières de l’enseignement, il est à chaque fois question d’un contenu et que la logique de ces usages repose justement sur la généralité abstraite de couples de catégories comme ceux de matière et de contenu, ou de matière et de forme. Ce degré de généralité et d’abstraction de la notion de matière est paradoxal dans la mesure où le mot évoque quelque chose de concret, de tangible, de palpable. Est-il nécessaire de rappeler qu’être matérialiste dans l’usage courant, c’est avoir le sens de ses intérêts ? Le matérialiste, au sens non philosophique, aime le réel, celui qu’on peut toucher, s’approprier et, de ce fait, il place les biens et les jouissances matériels au-dessus de tout. Il n’accorde guère d’importance aux productions de l’esprit. Pourtant, il y a aussi un sens philosophique du terme « matérialiste » qui suppose une compréhension philosophique de la notion de matière. Et pour cela, la langue peut être un guide utile. Par matière, on entend le plus souvent ce en quoi ou ce de quoi les choses sont faites, l’étoffe des choses. C’est une valeur que l’étymologie éclaire. Le mot français vient de materia qui signifie initialement en latin la partie du tronc de l’arbre qui produit les rejetons, d’où l’on tire le bois de construction et de charpente. Le latin materia est un dérivé de mater « la mère », « la nourrice ». L’équivalent grec du materia des latins est hulê qui signifie aussi le bois en tant qu’il est destiné à être travaillé. C’est en ce sens de « matière destinée à servir à la construction » qu’en français, on utilise aussi bien le terme de matériau. A partir de ces significations concrètes, et par un mouvement d’abstraction de sa signification initiale, le mot de matière en est venu à prendre une signification plus générale pour désigner ce de quoi tout est fait, un des principes premiers qui, avec la forme, permet d’envisager quelque chose comme un composé de matière et de forme. Resterait à savoir ce qu’est cette forme qui n’est pas la matière mais sans laquelle cette dernière serait sinon rien, du moins quelque chose d’informe. Cette forme, si elle n’est pas matière, apparaît comme liée à cet autre immatériel qu’est la réflexion ou l’esprit. Le terme d’esprit est à peine moins divers dans ses emplois. Provenant du latin spiritus, « souffle », l’évolution du mot en latin, puis dans les langues dérivées, a été fortement influencée par les courants culturels du christianisme naissant. L’usage français du terme porte aussi la marque de cette tendance et on retrouve le terme d’esprit dans de nombreuses acceptations plus ou moins techniques. Il peut être aussi bien l’esprit que les maîtres spirites ou que les superstitieux invoquent au cours, par exemple, de séances de « spiritisme » (« Esprit, es-tu là ?). Mais on parle aussi de l’esprit d’un savant qui aura, par ses découvertes, marqué l’histoire des sciences (un grand esprit), ou encore l’esprit de celui qui se pique d’en avoir (celui qui fait l’homme d’esprit, ou le bel esprit). L’Epître aux Corinthiens de saint Paul évoque « l’Esprit qui vivifie » et la « lettre qui tue », opposant l’interprétation équitable de la Loi à son interprétation littérale et stricte. On parle parfois, en un autre contexte, de l’esprit d’une nation ou de « l’esprit d’un peuple », renvoyant cette fois non plus à l’activité mentale d’un être pensant, mais aux formes culturelles produites par les civilisations au cours de leur histoire. En général, malgré l’évolution divergente de ces usages, ils ont pour trait commun de tendre à désigner tout ce qui échappe, se distingue ou s’oppose aux processus corporels et matériels. Que vaut cette opposition qui consiste à définir la matière comme étant dépourvue de toute dimension spirituelle, et l’esprit comme étant complètement dissocié de toute matérialité ? Plus concrètement, et depuis qu’on a abandonné l’idée de la médecine antique issue de Galien que l’esprit pouvait avoir pour siège le cœur, l’activité de l’esprit se trouve mise en corrélation avec celle du cerveau qui est constituée de matière organique. Ce dernier niveau de signification ne permet-il pas d’entrevoir une possible convergence entre ces deux notions, et d’envisager la possibilité de les penser non pas seulement sur le mode de l’opposition et de la confrontation, mais de la réciprocité et d’une certaine compénétration ? Existe-t-il bien deux genres de réalité distincts ? En moi, mais aussi en général dans le monde ? Ou bien n’est-ce qu’une illusion ? I) Le dualisme : il existe deux sortes de réalités distinctes, et autonomes. Intuitivement, on croit qu’il existe deux principes distincts dans la réalité, mais surtout en nous ; on répond à la question de savoir de quoi nous sommes faits, de manière dualiste : nous croyons que nous possédons à la fois un esprit et un corps ; il y a d’un côté l’âme, l’esprit (siège des états mentaux de toute sorte = penser, imaginer, sentir ; tout ce qui se passe dans notre tête = intériorité. Se définit par opposition à la matière, comme immatériel… et par conséquent, éternel) de l’autre le corps (l’habitacle provisoire de l’esprit qui s’en échappe à la mort), la matière. Pourquoi croyons-nous cela ? A- La "psychologie populaire" ou "psychologie du sens commun". Nos explications psychologiques ordinaires supposent que nos croyances, désirs, intentions et autres états mentaux sont des causes de nos comportements et entretiennent les uns avec les autres des relations causales. La plupart d’entre nous croyons que ces états mentaux sont d’une nature différente de celle corps et de ses activités : les états mentaux sont conscients alors que le corps et ses activités ne le sont pas. Le spirituel et le matériel semblent avoir des propriétés plutôt différentes et sans doute irréconciliables. Les évènements mentaux ont une qualité subjective qui leur est associée, alors que les évènements physiques n’en ont évidemment pas. Par exemple, qu’est-ce que l’on ressent lorsqu’on se brûle le doigt ? A quoi ressemble le ciel bleu ? A quoi ressemble une musique agréable ? Les philosophes appellent qualia ces aspects subjectifs de l’esprit. Il y a quelque chose à quoi ressemble une couleur, une brûlure, et ainsi de suite ; les qualia interviennent dans ces évènements mentaux. L’argument est alors que ces qualia semblent particulièrement difficiles à ramener à quoi que ce soit de physique. B- Descartes radicalise la distinction « populaire ». 1) « Je pense, j’existe ». Fondement indubitable de toute connaissance : l’ego, le « je pense ». Douter c’est penser ; je ne puis en douter. Donc cette pensée est réelle. Par conséquent le je qui pense est réel. 2) Conséquence : que suis-je ? Une chose qui pense, une âme, un esprit, une conscience (cf. Seconde Méditation) a) je suis une chose qui pense : l'esprit qui doute s'appréhende lui-même et se met devant le verbe exister : "moi donc à tout le moins, ne suis-je pas quelque chose » ? Pour répondre à cela il essaie divers sujets, les choses, son corps, etc., mais à chaque fois, de bonnes raisons font lever un point d'interrogation. Il pose "je suis" et essaie tous les attributs possibles en se demandant si le "je" peut subsister sans eux. Résultat : la pensée seule ne peut être détachée de moi. b) qu'est ce qu'une chose pensante ? "Une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent". 3) le corps, pure extériorité mécanique (la thèse du corps-machine). Le corps est une substance étendue en longueur, largeur, et profondeur. D’où la conception du corps vivant mécaniste : le corps est une machine, un assemblage de pièces et de rouages, comme une horloge n’est rien d’autre qu’un ensemble formé seulement de roues et d’engrenages. Bilan du dualisme cartésien : L’âme ou l’esprit est une substance pensante (simple, n’occupant aucun espace assignable, indivisible) qui fonde l’unité, l’identité du Sujet ; l’âme est un sujet, car : - elle peut rapporter tous ses actes à elle-même, comme un centre ou point fixe ; - elle est toute entière en chacun de ses actes ; -elle est la même tout au long de la durée l’âme ou l’esprit ; elle est du côté de la liberté ; l’esprit a la capacité d’initier des mouvements sans être causé par rien du tout (ainsi je peux prendre l’initiative de me jeter d’un train juste pour prouver que je suis libre, sans que rien ne m’y contraigne). Le corps ou la matière est une substance étendue (divisible, sans pensée ni intériorité) ; la matière : ce qui est susceptible d’occuper un étendue et de subir des mouvements. Le corps est du côté du déterminisme, de la nécessité. Cette représentation du corps ne cessera de hanter l’imaginaire occidental. Cf. le corps pour la médecine : on répare le corps, on opère des greffes, etc. La distinction médecine généraliste et psychanalyse/ psychologie : on va mal quelque part dans le corps, on voit un médecin du corps… on va mal quand on est « déprimé », quand l’âme est triste, on va voir un médecin de l’ « âme » II- Les difficultés du dualisme. A- Le mystère de l’union 1) l’homme est un composé d’esprit et de matière. a) Problème : Le corps ne m’est pas extérieur comme n’importe quelle chose du monde ! Nous faisons constamment l’expérience des relations entre les deux. Exemples de relations causales : (1) un événement corporel (se piquer) a pour effet un événement mental (ressentir une douleur) (2) Un événement mental (penser : « c’est l’heure de se lever ») est la cause d’un événement corporel (se lever). Exemples d’imbrication totale : expériences diverses de la douleur, de la faim, du toucher, de la fatigue, etc. La douleur : le « je » regarde-t-il le corps souffrant comme un objet jeté à distance de lui ? Non, le « je » n’est pas hors du corps, il est en et avec lui ! C’est bien la totalité de mon être qui souffre, ce n’est pas moi ET mon corps, c’est moi en tant que totalité incarnée, être de fusion. b) l’union vécue chez Descartes. Descartes était conscient de ces problèmes : Ainsi, nous ne constatons pas mais nous éprouvons ce qui affecte mon corps. Nous n’enregistrons pas la douleur, la soif, la faim, comme le ferait le pilote qui consulte les cadrans de son tableau de bord, elles sont vécues au plus profond de notre être. Au-delà de la dualité conçue, il y a l’unité vécue ; l’union des deux substances n’est pas simple juxtaposition mais fusion. Entre l’âme et le corps, mêlés au point de ne plus faire qu’un, l’interaction est intime et permanente, le corps agit sur l’âme et l’âme agit sur le corps. Il a d’ailleurs affirmé l’unité particulière et réelle du corps humain. 2) Comment expliquer dans ce cadre l’interaction des deux substances ? Comment expliquer que deux réalités sans commune mesure ni point de contact peuvent s’influencer l’une l’autre ? Comment mes volontés, processus immatériels, pourraient-ils se traduire en gestes, en mécanismes, en réalités matérielles et spatiales ? Comment expliquer également les émotions (passions de l’âme), que l’âme subisse les effets du corps ? Comment se peut-il que l'expérience consciente puisse mettre en mouvement un corps, un objet matériel doté de propriétés physicochimiques ? Comment peut-on vouloir être la cause du fonctionnement de nos neurones et de la contraction de nos muscles, de sorte qu'ils réalisent ce que nous nous proposons de faire ? a) la solution cartésienne : Dans le Traité des passions de l’âme, Descartes dit que l'union se situe dans la glande pinéale, au centre du cerveau. Sorte de carrefour où se rencontrent les deux ordres de réalité, par lequel les esprits animaux (minuscules corpuscules circulant dans le sang) arrivent au cerveau, puis repartent dans le corps. La causalité esprit/corps est donc possible : elle s'effectue dans la glande pinéale. Statut des passions : se situent aux confins de l’âme et du corps : elles relèvent des choses dont nous faisons l’expérience en nous-mêmes (ce sont des pensées) mais pourtant, elles ne sont pas produites par l’âme, mais par le corps. Si ce sont bien des pensées, elles se distinguent donc des pensées créées par l’âme même, à savoir, les « volontés ». Cause immédiate ou prochaine : mouvement de la glande pinéale qui se situe au centre du cerveau ; Cause de ce mouvement = esprits animaux ; Cause (la plus lointaine dans l’ordre du vécu mais première dans l’ordre chronologique) de ce mouvement : un objet qui agit sur nos sens. Descartes parle d’une institution naturelle entre les mouvements des esprits animaux, qui nous disposent à nous comporter ou à agir de telle façon que les passions disposent notre âme à vouloir les choses auxquelles elles préparent le corps. La nature a institué un mouvement des esprits animaux qui se communique, à telle occasion, à la glande pinéale, et agite l’âme de la façon requise… Une passion est associée par nature ou habitude à un certain mouvement des esprits animaux, qui va se déclencher pour causer en l’âme une réaction appropriée dans telle circonstance. Cf. la peur : la vue d’une chose effrayante nous dispose ou nous incite à fuir. Plus exactement : 1perception d’un objet effrayant : processus physiologique qui 2- met en mouvement un processus physiologique supplémentaire 3- ce qui conduit au comportement caractéristique de la peur : événement mental causé par un 3e processus physiologique. Mais disposer ou incliner n’est pas nécessiter : il y a ainsi la possibilité pour l’âme de changer ces associations (dissocier une passion d’une volonté et l’associer à une autre). Conséquence quant au dualisme cartésien : il stipule certes la distinction et l’indépendance des substances, mais l’union des deux en l’homme. b) Problème : comment l’interaction est-elle possible ? -Cela ne fait que déplacer le problème : Si la glande est corporelle, comment l’âme immatérielle peut-elle agir sur elle ? Si âme et corps sont deux réalités distinctes, ayant des caractères bien spécifiques et complètement différents, alors, on ne voit pas comment il peut y avoir interaction; cela reste quand même un mystère. Comment peut-on affirmer sans absurdité que quelque chose d'immatériel puisse avoir un effet matériel, et vice-versa? Ainsi, pour Descartes, quand je veux lever la main, ce qui cause le mouvement du corps, ce n'est pas vraiment quelque chose de corporel ou d'inscrit dans le fonctionnement corporel ; mais c'est un acte de la volonté qui cause ce mouvement, c’est-à-dire, quelque chose qui n'est qu'une propriété de la substance mentale immatérielle que je suis (c’est-à-dire, de l'esprit). Cela revient à introduire une rupture dans le processus causal, faire intervenir quelque chose de mystérieux, dont on ne sait pas comment il peut bien avoir quelque efficace dans monde physique (car : il va de soi que seules des entités physiques peuvent normalement entrer en interaction). - le lieu même de l’interaction n’est pas très clair : Par exemple, le fait de se brûler les doigts cause de la douleur. Apparemment, il y a une chaîne d’événements, partant de la brûlure de la peau, conduisant à la stimulation des terminaisons nerveuses, puis à un (ou plusieurs) événements ayant lieu dans un endroit particulier du cerveau, pour finalement terminer par la sensation de douleur. Mais la douleur n’est pas supposée être localisable. Alors, où est-ce que l’interaction a lieu ? On se retrouve avec une relation causale très étrange. La cause est localisée en un lieu donné, mais l’effet n’est localisé nulle part. - Comment l’interaction se produit-elle ? L’idée même d’un mécanisme expliquant le lien entre le mental et le physique serait, au mieux, très étrange. En effet, comparons-le à un mécanisme que l’on comprend. Prenons une relation causale très simple, comme par exemple ce qui se produit lorsque la bille blanche cogne la bille noire au billard américain, et la fait aller dans le trou. Ici, on peut dire que la bille blanche a une certaine quantité de mouvement quand sa masse traverse la table de billard à une certaine vitesse, puis que cette quantité de mouvement est transférée à la bille noire, qui se dirige alors vers le trou. Comparons maintenant cette situation avec ce qui se produit dans le cerveau, où l’on voudrait qu’une décision entraîne le déclenchement de certains neurones et ainsi entraîner le mouvement de mon corps. L’intention « Je vais traverser la pièce » est un événement mental et, en tant que tel, ne possède aucune propriété physique comme une force. Si elle n’a pas de force, alors comment pourrait-elle entraîner le déclenchement d’un quelconque neurone ? Est-ce par magie ? Comment quelque chose ne possédant aucune propriété physique pourraitil avoir le moindre effet physique ? A cela, on pourrait répondre de la manière suivante : « en effet, il y a quelque chose de mystérieux dans la manière dont l’interaction entre le mental et le physique a lieu. Mais le fait qu’il y ait quelque chose de mystérieux ne signifie pas que l’interaction n’a pas lieu. Simplement, il y a une interaction, qui a lieu entre deux sortes d’événements totalement différents. » Transition : bref, si la matière nous paraît être une évidence, l’esprit ne serait-il pas après tout qu’une illusion ? Ne serait-il pas qu’une manière commode de parler, due à l’ignorance où nous sommes des véritables causes ? III- Le matérialisme : ne serais-je pas qu'un corps ? Définition : tout est matière. L’esprit est soit une illusion, soit un certain degré de matière, soit de la matière « tout court ». A- Le matérialisme de Marx : l’esprit est l’effet ou le résultat de processus matériels économiques. Les conditions matérielles de la société (forces économiques et sociales) déterminent notre mode de pensée, mais aussi tout ce qu’on attribue à l’esprit en général (la morale, politique, le droit, la religion, l’art, la philosophie). Exemple : dans l’Antiquité, la connaissance était considérée comme théorique : on ne s’occupait pas de ses applications pratiques. Ce mode de pensée est lié à l’organisation de la vie quotidienne sur le plan économique. Seuls les esclaves travaillaient, donc, l’efficacité était dévaluée, au profit de la pensée pure. C’est la matière, ou ses transformations, qui transforme(nt) l’histoire, pas les idées ou pensées des hommes.. Cependant, on parle de matérialisme « dialectique » : cela signifie que la superstructure, même si elle ne peut avoir de vie autonome, peut à son tour influencer l’infrastructure. B- le matérialisme contemporain : l’esprit est l’effet ou le résultat de processus cérébraux : C’est un matérialisme scientifique, qui règne dans ce qu’on appelle les « sciences cognitives » : ces sciences ont pour but d’appliquer à l’esprit les méthodes d’investigation des sciences de la nature (il s’agit donc de naturaliser l’esprit). 1) origines de cette nouvelle science (neuropsychologie) : - Gall, père de la phrénologie, qui a localisé les facultés mentales : pour lui, chaque fonction mettait en jeu une structure cérébrale spécifique, dont le volume était d’autant plus important que la faculté correspondante était développée. D’où sa théorie des bosses du crâne, mais aussi son principal apport : l’idée de la localisation des facultés mentales ; - en 1861, Broca nous expose le cas de Mr Leborgne, qui pouvait dire seulement « Tan » mais comprenait ce qu’on lui disait ; on a découvert une atteinte de l’hémisphère gauche ; - Le cas célèbre de Phinéas Cage décrit par Damasio dans L’erreur de Descartes : P. Gage était un ouvrier en bâtiment ; en 1848, lors d’une explosion, une barre de métal d’un diamètre de plus de 2,5 cm traversa sa boîte crânienne, détruisant les aires d’association de ses lobes frontaux. Avant cet accident, il était connu comme un homme décent et consciencieux ; après, il fut décrit comme infantile et irrévérencieux. Il était incapable de contrôler ses impulsions et se livrait constamment à des planifications qu’il abandonnait ensuite. Cas qui montre bien l’impact des lésions du lobe frontal et temporal sur la personnalité (lésions qui entraînent des changements de comportement constituant la personnalité des individus- la personnalité renvoyant à la fois à ce qui fait la réputation d’une personne, la façon qu’on a de la percevoir, et aux attributs psychologiques durables qui créent cette réputation). Damasio en a déduit que le cortex joue le rôle d’inhibiteur des émotions. C’est lui qui nous évite d’être l’esclave perpétuel de nos pulsions et impulsions. Lobe frontal = lieu de contrôle de soi. Si un cerveau lésé peut créer une âme lésée, alors c’est que nous n’en sommes pas responsables ! La personnalité réside dans le cerveau, pas dans l’âme ! Une part de la personnalité serait innée et certaines personnes sont nées avec des tendances à se comporter de manière antisociale ou indifférente envers autrui. 2) le réductionnisme esprit et cerveau : Changeux, L'homme neuronal, 1983 : il n’y a pas d'"esprit", mais que des neurones. Ou encore : l’esprit est identique au cerveau. Il s'agit d'un "matérialisme éliminativiste": les phénomènes mentaux ne sont rien d'autre que des phénomènes physiques; les termes mentaux ordinaires ne désignent rien de réel, et ne sont qu'un mythe que nous projetons sur les structures de notre comportement. Par là, on est censé se débarrasser définitivement du dualisme interactionniste, c’est-à-dire, de l’idée d'une substance mentale qui aurait des effets physiques. Dans une telle perspective, l'explication psychologique peut être considérée comme scientifiquement redondante par rapport à l'explication physique, même si elle est commode en pratique. Exemple : comment explique-t-on les maux de l’adolescence quand on est neuropsychologue ? « Pourquoi les adolescents ne raisonnent-ils pas comme les adultes, s’ils ont les mêmes cellules grises ? Pourquoi passent-ils leur temps à se mettre en danger, à changer de personnalité, à s’identifier à des desperados ou à écouter les Spice Girls ? Bref, comment expliquer qu’un cerveau mature produise une conduite immature ? Longtemps, la science a recouvert cette question d’un voile pudique. Faute de pouvoir ouvrir la boïte noire du cerveau adolescent, on se rabattait sur les explications psychologiques. On imaginait que la situation particulière du jeune, à la fois sur les plans physiologique, mental et social, l’empêchait d’avoir l’attitude raisonnable que ses neurones auraient dû lui dicter. On sait désormais qu’il n’en est rien : le cerveau des adolescents n’est pas plus achevé que leur corps ! Et son développement incomplet aide à comprendre bien des aspects du comportement et de l’état d’esprit propres à cet âge charnière. (…) au cours de l’enfance et l’adolescence, la densité de matière grise varie de manière importante, commençant par augmenter pour ensuite diminuer progressivement. (…) Le développement du cerveau obéit à deux principes antagonistes : « le premier est la surproduction. Le cerveau produit plus de cellules et de connexions qu’il ne peut en survivre, grâce à une abondance de nutriments, de facteurs de croissance et d’espace disponible dans le crâne. Cette surproduction est suivie d’une élimination par la compétition féroce à laquelle se livrent les cellules et les connexions. Seul un petit pourcentage d’entre elles vont survivre et gagner ». (…) le lobe frontal, que l’on considère souvent comme le « centre de décision » du cerveau (…) est impliqué dans la planification, la stratégie, l’organisation, la mobilisation de l’attention, la concentration. « En gros, c’est la partie du cerveau qui nous distingue le plus de la bête, dit Giedd. C’est celle qui a changé le plus au cours de l’évolution humaine, qui nous permet de faire de la philosophie, de penser sur la pensée ou de nous interroger sur notre place dans l’univers… Pendant l’adolescence, cette partie n’est pas terminée. Ce n’est pas que les ados soient stupides ou incapables. Mais il est en quelque sorte injuste d’attendre d’eux qu’ils aient des niveaux adultes d’organisation ou de prise de décision avant que leur cerveau soit achevé ». Nouvel Observateur, 15-21 septembre 2005 (Sur les travaux du neurologue Giedd) Transition : Mais que vaut ce matérialisme ? IV- Critiques du matérialisme : la réduction de l’esprit à la matière n’est pas tenable. A- Critiques d’ordre logique : Comment l’esprit peut-il venir de la matière ? Qu’est-ce qui dans la matière peut aboutir à la création de l’esprit ? La matière peut-elle penser ? Si on a besoin de recourir au concept d’esprit pour expliquer les comportements humains, alors pourquoi ne correspondrait-il à rien ? Ainsi, ne se moquerait-on pas du physicien qui prétendrait rendre compte d’un match de football en terme de corps en mouvements, définis par leurs masse et leur vitesse ?). La science ne peut vraiment objectiver l’esprit ou prouver que l’esprit est matériel et n’est que le nom que nous donnons à des phénomènes dotés pour nous (humains) d’importance. Cf. techniques d’imagerie cérébrale (tomographie à émission de positrons) : elles peuvent nous faire voir (donc localiser) la zone du cerveau mise en branle quand nous pensons, faisons des calculs logiques, jouons d’un instrument de musique, etc. Mais pas ce à quoi nous pensons, et surtout, ce qu’est la pensée (comment elle naît, etc.). On peut faire ici la distinction cause et condition : par exemple, le piano produit de la musique : dira-t-on alors que le piano est la cause et la musique l’effet ? Le piano est un moyen, ce sans quoi quelque chose (la musique) ne peut être réalisé (condition) La cause c’est ce qui produit l’existence et qui rend raison. La cause de la musique (par exemple du 21ème concerto de Mozart) c’est sa pensée, son génie. De même, le corps, ou le cerveau, est la condition de l’esprit, mais n’en saurait être la cause (et donc, que l’esprit, s’il doit avoir une assise corporelle, n’y est pas réductible). Bergson, L’âme et le corps : « Celui qui pourrait regarder à l’intérieur d’un cerveau en pleine activité, suivre le vaet-vient des atomes et interpréter tout ce qu’ils font, celui-là saurait sans doute quelque chose de ce qui se passe dans l’esprit, mais il en saurait peu de chose. Il en connaîtrait tout juste ce qui est exprimable en gestes, attitudes et mouvements du corps, ce que l’état d’âme contient d’action en voie d’accomplissement, ou simplement naissante : le reste lui échapperait. Il serait, vis-à-vis des pensées et sentiments qui se déroulent à l’intérieur de la conscience, dans la situation du spectateur qui voit distinctement tout ce que les acteurs font sur la scène, mais n’entend pas un mot de ce qu’ils disent. Sans doute, le va-et-vient des acteurs, leurs gestes et attitudes, ont leur raison d’être dans la pièce qu’ils jouent ; et si nous connaissons le texte, nous pouvons prévoir à peu près le geste ; mais la réciproque n’est pas vraie, et la connaissance des gestes ne nous renseigne que fort peu sur la pièce, parce qu’il y a beaucoup plus dans une fine comédie que les mouvements par lesquels on la scande. L’activité cérébrale est à la vie mentale ce que les mouvements du bâton du chef d’orchestre sont à la symphonie. La symphonie dépasse de tous côtés les mouvements qui la scandent ; la vie de l’esprit déborde de même la vie cérébrale. » B- Critique d’ordre éthique : le matérialisme nie la liberté et détruit la notion de responsabilité. Cf. analyse de Damasio à propos de Phinéas Cage : on n’a donc finalement plus aucun mérite quand on agit moralement (d’ailleurs que veut dire ici agir « moralement » ?) ; et on est malade plutôt qu’immoral, quand on agit de manière non morale… Cf. explication scientifique de l’adolescence : quand on agit correctement on n’a aucun mérite, et quand on agit mal ce n’est pas de notre faute ! C- Dépassement du matérialisme et du dualisme : le monisme de Spinoza : l’unité de l’être humain. Le corps et l’esprit ne sont-ils pas qu’une seule et même chose, vue sous deux aspects différents ? Tout état de l’homme sera simultanément mouvement dans le corps et idée dans l’âme. 1) Le contexte. But de l’Ethique : connaître la nature humaine, afin de bâtir sur une elle la véritable morale (pas d’idéalisme). Connaissance rationnelle, discursive (modèle mathématique). Spinoza affirme dans l’Ethique (surtout dans le livre II) l’unité du corps et de l’esprit. L’homme est A LA FOIS étendue/ matière, et pensée/ esprit. Ne nous y trompons pas : c’est une philosophie unitaire de l’existant humain, pas la somme de deux réalités différentes. L’esprit ne sera pas ajouté au corps pour l’animer, le mettre en mouvement (ce qu’on a encore chez Aristote) La conséquence en sera une théorie de l’affectivité originale par rapport à la tradition qui le précède, puisque cette affectivité sera le fondement de la nature humaine, et de la morale (cf. « le désir est l’essence de l’homme »). Modèle de la réalité : une seule nature, spirituelle et matérielle, qui n’est autre que Dieu (théorie de l’immanence : « deus sive natura) ; cette Substance se manifeste sous une infinité d’attributs, qui sont ses manières d’être. L’étendue et la pensée sont dans ce contexte deux expressions distinctes d’une même substance. A l’intérieur de cette nature (l’homme est une partie de cette nature), on a l’être humain, qui se caractérise par l’unité corps/ esprit, et par le désir. 2) L'esprit humain est l’idée d’une chose singulière existant en acte. - Esprit =idée = pas concept mais activité de penser=activité de conscience (pas âme !) ; - cette activité de penser, cette idée, a un objet (cf. Husserl : « toute conscience est conscience de quelque chose » (rapport à quelque chose d’autre qu’elle-même). a) pas d’autonomie, pas de substantialité de l’esprit : l’esprit ou activité de conscience est toujours rapport au monde extérieur b) premier objet de cette conscience/ esprit : le corps (le sien) Le rapport au monde extérieur s’appuie donc toujours sur le lien étroit idée/ corps. Le contenu principal de la conscience est son corps. L’esprit humain EST la conscience du corps. Je suis conscience de mon corps. c) Ça ne veut pas dire que l’esprit serait le reflet passif du corps mais que l’esprit est la même chose que le corps mais en un langage différent (cf. notion de parallélisme). L’esprit va enchaîner des connaissances, va désirer ; le corps, lui, va enchaîner des mouvements. Parallélisme : pas de relation de production, de relation causale : mais identité : quand il y a des événements dans le corps, il y a des événements dans l’esprit. Un seul événement s’exprime de deux manières. d) Comment ça fonctionne ? Quelles sont leurs relations ? Tout événement du corps est perçu par l’esprit. Perçu, c’est-à-dire pas compris, pas connu : ce rapport peut être mal compris, mal interprété. En soi, l’esprit perçoit tous les événements du corps ; comment ? Par les idées des affections du corps. Idées = conscience des modifications du corps. Affection = pas relatif à l’affectivité mais désigne une transformation, un mouvement, du corps (des humeurs, du sang). Autrement dit, la conscience perçoit le corps par la conscience interprétative des événements du corps. Exemple : un ulcère de l’estomac ne sera conscient que quand il entrera en crise ; l’ulcère va être conscient ; sous quelle forme ? Sous la forme d’une brûlure, qui est l’idée, la conscience, d’un événement qui se passe dans l’estomac, et qui n’est pas une brûlure mais un processus chimique. On voit bien ici que l’événement physique est autre dans le vécu psychique… Une modification du corps est perçue par une interprétation. Bref : la conscience est toujours conscience des événements du corps, et cette conscience, ou, les idées des affections du corps sont d’abord confuses. (Evénements : pas oxygénation, digestion ? En tout cas événements de la vie de tous les jours….). Nous n’avons une conscience claire ni des événements organiques, ni des événements affectifs. Ce qui signifie que la conscience n’est pas forcément claire, n’est pas forcément connaissance (réflexion claire qui comprend ce qui se passe, comment, et pourquoi). Par contre, toute affection du corps peut être connue, devenir un concept clair ; la conscience confuse de notre quotidien peut devenir l’objet d’une connaissance. (Avoir une idée de l’idée !) Avantages : nouvelle médecine ? Un corps, non plus objet mais sujet ? Cf. phénomènes placebo et nocebo ; maladie de Parkinson : faire croire au malade qu’on lui injecte de la dopamine sous forme de cachet stimulerait probablement les derniers neurones capables d’en fabriquer, et supprime (momentanément au moins) les tremblements ; - les quelques cas de guérison de cancers à Lourdes s’expliquent par un état d’extase mystique qui déclencherait une production massive de substances anticancéreuses ; - les pensées négatives d’un patient peuvent contrecarrer l’évolution d’une maladie ; Cf. méthode Meizières en kiné = le corps sujet ! Conclusion : Il se révèle trop simpliste de définir la matière comme étant dépourvue de toute dimension spirituelle, et l’esprit comme étant dissocié de toute matérialité. La réalité est plus complexe : la matière, dans son développement intrinsèque qui la conduit à se complexifier et à passer de l’inorganique à l’organique, semble tendre irrésistiblement vers la spiritualité, au même titre qu’il serait vain de nier que sans l’activité du cerveau et de ses composantes (les neurones, les synapses, etc.), il pût y avoir une quelconque activité spirituelle.