Le Matricule des Anges
Transcription
Le Matricule des Anges
LE MATRICULE DES ANGES Le mensuel de la littérature contemporaine Claro le magicien N°116. Septembre 2010 - 5,50 € J. M. COETZEE ALAIN FLEISCHER ÆNCRAGES & CO LAURENT COHEN CLAUDE LOUIS-COMBET PATRICK LAPEYRE ANNE SAVELLI GIORGIO VASTA LIVRES REÇUS • Faire part N° 26-27 (Jean-Marie Gleize) • La Traductière N°28 • Dissonances N°18 (Hubert Haddad, Jean-Pierre Martinet) • Nunc N°21 (Jean Grosjean) • Revue d’études théâtrales : Hors série 2 (Enzo Cormann) • Thauma N°7 (Le feu) • Poésie première N°47 • L’ Étrangère N°25 • Kôan N°1 (L’infini) • Anacoluthe N°13 • Passage d’encres N°40 (Pures données) • La Femelle du requin N°34 (Richard Morgiève et Rodrigo Fresán) • Intervention à haute voix N°46 • Gong N°28 10/18 • James Scudamore Fils d’Heliopolis • Tim Lott L’Affaire Seymour • Abha Dawesar Dernier été à Paris • Helen Dunmore La Maison des orphelins • Paul Doherty Les Trois morts d’Isis • Kate Sedley La Danse macabre • Judy Pascoe L’Arbre du père • Sadie Jones Le Proscrit • Junot Diaz La Brève et merveilleuse vie d'Oscar Wao • Thierry Dancourt Hôtel de Lausanne ACTES SUD • Alice Ferney Passé sous silence • Jérôme Ferrari Où j’ai laissé mon âme • Mathias Enard Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants • Claudie Gallay L’Amour est une île • Laurent Gaudé Ouragan • Javier Cercas Anatomie d'un instant • Véronique Tadjo Loin de mon père AIRE (L’) • Michel A. Chappuis Caprices romains AL DANTE • Joumana Haddad Miroirs des passantes dans le songe • Benoît Ritt Nation AL MANAR • Amandine Marembert Un petit garçon un peu silencieux ALBIANA • Ugo Pandolfi La Vendetta de Sherlock Holmes : Les aventures du grand détective en Corse • François-Xavier Renucci Éloge de la littérature Corse par quelques-uns de ses lecteurs ALBIN MICHEL • Éric Pessan Incident de personne • Virginie Mouzat La Vie adulte • Anthony Palou Fruits et légumes • Tolstoï Sophie À qui la faute ? (suivi de) La Sonate à Kreutzer ALLIA • Pauline Klein Alice Kahn • Olivier Benyahia Zimmer • Boris Terk A voice is a person LES ALLUSIFS • Horacio Castellanos Moya Effondrement • Sophie Divry La Cote 400 ÂNE QUI BUTINE (L’) • Anne Letoré Quand le merle blanc... • Jérôme Bertin Robert K • Constant Venesoen Le Paranoïaque • Thierry Rat Sloap ARBRE À PAROLES • Rose-Marie François Portrait de l’avenir en passant • Silvia Vainberg De ce bol vide • Francis Chenot De deux choses lunes ARBRE VENGEUR • Miguel de Unamuno Comment se fait un roman • Didier Pourquié Les Couilles de Dieu ART À LA PAGE (L’) • Brige Van Egroo À bouche décousue 02 ATELIER DE L’AGNEAU (L’) • Ivar Ch’Vavar 32 haïkus • Julien Parent Poèmes cactus ATELIER IN 8 • Franz Bartelt Parures AUTREMENT • Jesus Moncada Le Testament de l’Ebre BELFOND • Richard Flanagan Désirer • Geraldine Brooks La Solitude du docteur March BELLES LETTRES • Eduard Mörike Poèmes : Gedichte BLEU DU CIEL • Sarah Riggs Chaîne de décisions minuscules dans la forme d’une sensation • Collectif Le Grand huit • Didier Arnaudet L’Ange mal garé BUCHET CHASTEL • Kamila Shamsie Quand blanchit le monde • Fabienne Jacob Corps CASTOR ASTRAL (LE) • François de Cornière Ces moments-là • Jean Portante Réinvention de l’oubli • Philippe Mac Leod Puissance du mystère CATAPLUM • Andrès Neuman Le Bonheur ou pas CÉNOMANE • Jean-Claude Leroy Retrait (suivi de) Voyage autour de mon atelier CHAMP VALLON • Bernard Jannin Ca sent le tabac • Caroline de Mulder Ego Tango CHEMINS DE PLUME • Michel Hezard Le Précipice d’être • Ile Eniger Un violon sur la mer CHEYNE • Mary-Laure Zoss Où va se terrer la lumière • Éric Ferrari Les Corvéables (suivi de) Les Répondants CHRISTIAN BOURGOIS • Alan Pauls Histoire des cheveux • Ben Okri Contes de la liberté • Andrew O’Hagan Vie et les opinions de Maf le chien et de son amie CONTRE-ALLÉES • Sophie Loizeau Son appendice, caudal • Daniel Biga Arbres de-ci de-là CORMIER • Ki Kang Byung Groupuscules du vertige DIFFÉRENCE (LA) • Mireille Calle-Gruber Consolation • Pierre Lepère Le Ministère des ombres DILETTANTE (LE) • Jean-Philippe Mégnin La Voie marion ÉCRITURE • Patrice Delbourg L’Odyssée Cendrars • André Derval L’Accueil critique de Bagatelles pour un massacre ÉDITEUR • Jean-François Coulomb Vendanges tardives ÉOLIENNE • Camille de Casabianca D’une rencontre au bord d’un lac et de ses suites • Isabelle Clerc Petit x ÈRE • Vanessa Place Exposé des faits FARIO • Serge Airoldi Comme l’eau, le miroir changeant FAYARD • Anne-Sylvie Sprenger La Veuve du Christ FÉDÉROP • Carmen Yanez Paysage de lune froide • Jaume Pont Raison de hasard : poésie 1974-1989 FOLIES D’ENCRE • Moacyr Scliar La Guerre de Bom Fim FOLIO • Frédéric Ciriez Des néons sous la mer LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 • Alfred Döblin Berlin Alexanderplatz : Histoire de Franz Biberkopf FONDEURS DE BRIQUES • Max Aub Le Labyrinthe magique vol. 3 Campo de sangre ; vol. 4 Campo francés GAIA • Anne Delaflotte Mehdevi Fugue • Kjell Eriksson Le Cri de l’engoulevent GALAADE ÉDITIONS • Arnost Lustig Elle avait les yeux verts GALLIMARD • Nathalie Kuperman Nous étions des êtres vivants • Salim Bachi Amours et aventures de Sindbad le Marin • Jean Guerreschi Bélard et Loïse • France Huser La Triche • Michaël Ferrier Sympathie pour le fantôme • Gaëlle Bantegnie France 80 • Shirley Hazzard La Baie de midi • Marie Nimier Photo-photo • Mamadou Mahmoud N’Dongo La Géométrie des variables GRASSET • Victor-Lévy Beaulieu Bibi HARMATTAN • Tristan Cabral Le Cimetière de Sion : de Yad Vashem à Chatila-Gaza HÉROS-LIMITE • Pascal Omhovère Une vie débutante HEXAEDRE (L’) • Collectif Emmanuel Peillet photographe JACQUELINE CHAMBON • Karin Albou La Grande fête JBZ & CIE • Corine Blue-Bosselet Séparable JOELLE LOSFELD • Kate O’Riordan Un autre amour • Catherine Rey Les Extraordinaires aventures de John Lofty Oakes JOSÉ CORTI • Georges Picard L’Humoriste L’IROLI • Collectif La Lune dans les cheveux LÉO SCHEER • Alain Farah Matamore N°29 • Claire Fercak/Billy Corgan Chants magnétiques • Aymeric Patricot Suicide girls • Aurélien Bellanger Houellebecq, écrivain romantique LIANA LEVI • Hernan Ronsino Dernier train pour Buenos Aires • Teddy Wayne Kapitoil LIBELLA/MAREN SELL • Pascal Mercier Léa LIBRAIRIE NIZET • Robert Desnos Poèmes en argot LUX • Duncan Kennedy L’Enseignement du droit et la reproduction des hiérarchies MAURICE NADEAU • Bernard Ruhaud Salut à vous ! • Sylvie Aymard La Vie lente des hommes MÉTAILIÉ • Santiago Gamboa Nécropolis 1209 • Marcel Beyer Kaltenburg MF • Lucinda Taylor-Callier Anatomie du sommeil MINUIT (ÉDITIONS DE) • Jean Echenoz Des éclairs • Yves Ravey Enlèvement avec rançon • Jean Echenoz Nous trois • Antoine Volodine Le Port intérieur NOUS • Milo de Angelis Thème de l’adieu • Philippe Boutibonnes Le Beau monde NOVINY 44 • Nathalie Kuperman Hannah ou L’Instant mort OLIVIER (L’) • Will Self Le Livre de Dave • Ali Smith Girl meets boy • Raymond Carver Débutants (Œuvres complètes 1) • Raymond Carver Parlez-moi d’amour (Œuvres complètes 2) PART COMMUNE • Didier Jourdren L’Invitation silencieuse • Jeff Sourdin Ripeur PASSAGE D’ENCRES • Christophe Lamiot Enos Même quand PASSAGE DU NORD/OUEST • Rodrigo Fresán Vies de saints • Rodrigo Fresán Mantra PASSAGER CLANDESTIN • Collectif Désobéir par le rire PAUPIERES DE TERRE • Mireille Fargier-Caruso Un peu de jour aux lèvres PETITE CAPITALE • Christian Du Breuil Melancolia : Récits avec pointe PHI • Lambert Schlechter L’Envers de tous les endroits PHILIPPE REY • Michiel Heyns Jours d’enfance PIERRE MAINARD • Pierre Peuchmaurd Le Bureau des épaves et L’Ivre mort de lierre POINTS-SEUIL • Vincent Borel Baptiste • Matthias Zschokke Maurice à la poule PRESQUE LUNE • Éric Pessan La Fête immobile • Pascal Juan Conchito PRESSES UNIVERSITAIRES DE RENNES • Collectif Frédéric Jacques Temple, l’aventure de vivre QUAI VOLTAIRE • Katherine Mosby Sanctuaires ardents QUIDAM ÉDITEUR • Miguel Duplan Un long silence de carnaval • David M. Thomas Nos yeux maudits ROUERGUE (ÉDITIONS DU) • Arnaud Rykner Le Wagon • Marie-Sabine Roger Vivement l’avenir SABINE WESPIESER • Edna O’Brien Crépuscule irlandais • Florence Giorgetti Do you love me ? SEUIL • Antoine Volodine Écrivains • Bernard Quiriny Les Assoiffées • Yves Bichet Resplandy • Anne Berest La Fille de son père • Thomas Pynchon Vice caché • Jean-François Haas J’ai avancé comme la nuit vient STOCK • Ann Scott A la folle jeunesse • Vassilis Alexakis Le Premier mot TARABUSTE • Jean-Pierre Georges L’Ephémère dure toujours VANNEAUX (DES) • Éric Cassar Instants poétiques VERDIER • Lutz Bassmann Les Aigles puent • Vincent Eggericx L’Art du contresens • Mathieu Riboulet Avec Bastien VERTICALES • Olivia Rosenthal Que font les rennes après noël ? • Maylis de Kerangal Naissance d’un pont VIVIANE HAMY • Cécile Coulon Méfiez-vous des enfants sages • François Vallejo Les Sœurs brelan • Gonçalo M. Tavares Apprendre à prier à l’ère de la technique ZOÉ • Camilla Collett Les Filles du préfet • Étienne Barilier Un Véronèse ZULMA • Audur Ava Olafsdottir Rosa candida SEPTEMBRE 2010 Sommaire # 116 18 CLARO DOSSIER.- Romancier à l’œuvre protéiforme, également traducteur et éditeur, sa machine d’écriture tourne à plein régime: des formes inventées, des mécaniques huilées à la rhétorique la plus folle, teintées d’humour. Parution en cette rentrée de CosmoZ. Couverture: Olivier Roller 08 J. M. COETZEE 14 ÆNCRAGES & CO ÉVÉNEMENT.- Le Nobel sud-africain réinvente l’écriture de soi, dans une enquête sur un double de l’auteur. ÉDITEUR.- Depuis 1978, Roland Chopard marie poésie, arts et livres d’artiste avec des techniques d’imprimerie artisanales. 34 ALAIN FLEISCHER 41 GIORGIO VASTA PAROLE.- Fable mutine et texte de toutes les contrefaçons, Imitation offre un trompe-l’œil romanesque. DOMAINE ÉTRANGER.- Le Temps matériel revisite les années de plombs. Quand des enfants s’engagent, à Palerme, dans la lutte armée. La route du Rom E ntre l’étoile Jaune, les rafles au petit matin et l’exode sur les routes de France, l’été qui s’achève aurait pu nous asphyxier de relents nauséabonds s’il n’avait surtout constitué le décor d’une insipide farce. Farce triste que cette chasse infâme lancée à l’encontre des Roms au lendemain d’échauffourées à Saint-Aignan. La mort d’un Français gitan sédentaire tué lors d’une interpellation de la gendarmerie provoque des troubles publics ? Qu’à cela ne tienne : par glissements lexicaux, nommons l’ennemi de l’ordre : le Rom, bouc émissaire désigné quand les journaux font leurs choux gras des agissements d’un ministre du budget et d’une milliardaire fiscalement très protégée. Et lançons, d’un coup de menton mussolinien, la vindicte et les rafles télévisées pour rassurer un peuple qui avait d’autres inquiétudes. L’exode de caravanes, repéré aussitôt sur les routes de France, n’avait rien à voir avec la pan- 04 AGENDA 28 DOMAINE FRANÇAIS 05 VU À LA TÉLÉ 33 JACQUES SERENA 06 REPERES 40 DOMAINE ÉTRANGER 08 ÉVÉNEMENT 43 TRADUCTION 10 REVUES 48 HISTOIRE LITTÉRAIRE 11 POCHES 49 LES ÉGARÉS 12 POÉSIE 50 INTEMPORELS 16 CHOSES VUES 51 COURRIER 17 TEXTES & IMAGES 52 ZOOM I NDEX Claude Dourguin, Fernando Marías, Stanislas Rodanski, Cyrille Martinez, comte de Caylus, Michel Chaillou, Jean Richepin, Menno Wigman, Clara Janés, Pascal Quignard, Franck André Jamme, Pierre Mac Orlan et Gus Bofa, Patrick Lapeyre, Jean-Louis Bailly, Claude Louis-Combet, Linda Lê, Thomas Heams-Ogus, Julie Douard, Célia Levi, Thierry Dancourt, Nicolas Cano, Lionel Salaün, Philippe Fusaro, Anne Savelli, Emmanuel Ruben, Robert Alexis, Jean-Claude Lalumière, Juan José Millás, Roberto Arlt, Giorgio Vasta, Goran Petrovic, Hanif Kureishi, Dubravka Ugresic, Amanda Smyth, Per Petterson, Olive Senior, Colin Harrison, Carlo Lucarelli, Amanda Boyden, Rodrigo Fresán, Louise Erdrich, Marc Michel, Jens August Schade, Philippe Forest. tomime présidentielle : il était dû entièrement à une météo déficiente sur le Nord qui encouragea les adeptes du camping à se diriger vers les plages du Sud. Tous les tireurs de caravanes ne sont pas mauvais. Ouf ! Pour l’heure le gouvernement n’envisage pas le retour du port obligatoire de l’étoile Jaune. On le comprend : sur le poitrail de vingt-trois Français envoyés conquérir le monde du ballon rond en Afrique du Sud, ces étoiles-là n’ont guère brillé. Rappelons qu’elles avaient été glanées en 1998 par une équipe dite « black, blanc, beurre ». Ça tombe bien, outre le nouvel opus de Jean d’Ormesson, un livre fait la rentrée littéraire selon les médias qui confondent toujours livre et littérature : celui d’un ancien médecin des Bleus qui révèlerait que certains ont pris certaines choses, probablement, même si ce n’est pas certain, mais on se comprend et on n’en pense pas moins. C’est dire si la farce est un genre que l’on peut servir longtemps. Heureusement la rentrée est là qui va nous permettre de goûter à des plats autrement plus nourrissants. À commencer par la météorite CosmoZ qui vaut à son auteur de faire l’objet de notre dossier mensuel. Ce roman, mais d’autres aussi qui arrivent depuis la mi-août chez les libraires, nous offrent la possibilité de partager une expérience du monde, d’en nommer ses espaces et ses reflets, d’en explorer sa géométrie et d’en rêver ses contours. Ils ne le font pas sans bousculer nos habitudes, nos préjugés, nos clichés. Troubleraient-ils aussi l’ordre public qu’on ne s’en plaindrait pas. Quand l’ordre public sent la charogne, il ne protège plus que les charognards. On vous souhaiterait volontiers une « bonne rentrée », si, par les temps qui courent, « rentrer » ne signifiait pas trop souvent « reconduite aux frontières ». Ces frontières que la littérature parfois fait tomber. Bonnes lectures ! Thierry Guichard LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 03 AGENDA RENCONTRES, COLLOQUES, FESTIVALS Olivier Roller L’union fait la force P our la troisième année consécutive, la bibliothèque départementale des Bouchesdu-Rhône organise ses Rencontres de l’édition indépendante, les 17 et 18 septembre à Marseille, auditorium des ABD Gaston-Defferre, conjointement avec l’Agence régionale du livre. Le timing sera serré pendant ces deux jours. Des débats autour de la critique littéraire (dont un consacré à internet, avec des représentants de Lekti-ecriture, remue. net, des blogs Bartleby les Denis Lavant yeux ouverts et Biblioblog), des lectures (Marina Tsvétaïeva, Marcel Moreau, Jean-Pierre Martinet), des rencontres (Éric Pessan, Frédéric-Jacques Temple) – et un joli florilège d’éditeurs de qualité. Une trentaine présenteront leur travail comme Monsieur Toussaint Louverture, les éditions du Lérot, Attila, Finitude, Délit éditions, La Louve, La Fosse aux ours… Trois questions à Régine Bidault, responsable du secteur action culturelle à la bibliothèque départementale, dont la particularité est de disposer d'un auditorium, de deux espaces d'exposition et d'une salle d'actualité accessible au public. Quel est l’esprit de ces Rencontres de l’édition indépendante ? Il y a cette volonté de mettre en avant le travail d’éditeurs qu’on ne trouve pas nécessairement sur tous les rayons des librairies. L’édition indépendante fait un travail important : elle ouvre des brèches, elle a cette faculté de dynamiser la création. Ces gens-là défendent des partis pris, loin des logiques économiques, qu’une collectivité locale doit soutenir. C’est dans cet esprit que lors de ces Rencontres chacun des quinze éditeurs de la région invitera un éditeur de son choix. Certains d’entre eux aiment croiser écritures et arts visuels. Par exemple, André Dimanche invitera Clémence Hiver, les éditions Parenthèses accueilleront Champ Vallon. Il ne faut pas rester cloisonné à des logiques de territoire, mais donner une vision large et dynamique de l’édition de création. Marier le local et l’ailleurs. La critique littéraire servira de fil rouge à la première journée. L’an dernier, la jauge de l’auditorium était pleine, avec près de deux cents personnes. Il avait fallu mettre en place un duplex. La journée professionnelle comprendra une conférence de Bertrand Leclair, et deux tables rondes : sur la place de l’édition indépendante dans la critique littéraire, et sur les liens entre internet et critique littéraire. Avec l’émergence des blogs, internet ouvre de nouvelles pistes de parole. Les intervenants questionneront leur légitimité et leur efficacité. Le lendemain, on pourra assister à plusieurs lectures, dont celles du comédien Denis Lavant. Cette année, nous avons souhaité développer cette journée ouverte au public, en donnant plus de matérialité aux choses. C’est plus facile de mobiliser les gens avec des auteurs et des lectures. Le personnel de la bibliothèque a choisi des textes forts, qu’il souhaite partager. Comme Jérôme de Jean-Pierre Martinet (Finitude). Comment les servir au mieux ? Les textes ont appelé le lecteur, et non l’inverse. Denis Lavant est un grand défenseur de Martinet et de Marcel Moreau. Sa lecture de Tectonique des femmes (Cadex) de Moreau sera accompagnée d’une projection de photographies. La lecture du Livre du Chevalier Zifar, superbement édité par Monsieur Toussaint Louverture, sera également suivie d’une discussion avec son traducteur Jean-Marie Barberà. Autre nouveauté : Éric Pessan animera un atelier d’écriture sur le rapport entre texte et photographie. L’idée est que pendant deux jours nos esprits se dilatent. Que cette édition donne à entendre de l’inentendu. Notre mission de médiation, c’est aider à sortir de la banalisation. www.livre-paca.org 04 L E MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 Le 12/09. À Lauzerte (82), Place aux nouvelles, avec entre autres Marcus Malte, Annie Saumont, Éric Holder, MarieHélène Lafon. Le 13/09. À Paris (19e), les auteurs Verticales font leur rentrée en lectures (Olivia Rosenthal, Maylis de Kerangal, Brigitte Paulino-Neto), 19h30, Le Point Ephémère. Du 15/09 au 03/10. À Die et dans la Drôme, 20e festival Est-Ouest « Sur les traces du Transsibérien : la Russie invitée », mêlant littérature, cinéma, arts visuels, lectures musicales (d’après Cendrars, Berberova, Tsvétaïeva). Quinze écrivains sont invités parmi lesquels Dimitri Bavilski, Leonid Guirchovitch, Andréï Guelassimov, Patrick Deville, Eugène Savitzkaya. Du 17/09 au 23/10. À Paris (18e), Le Mardi à Monoprix, de Emmanuel Darley, mise en scène Michel Didym, avec Jean-Claude Dreyfus, Théâtre ouvert Du 20 au 25/09. À Strasbourg, les Bibliothèques idéales accueillent Antoine Volodine, Edouard Glissant, Annie Le Brun & Stéphane Audeguy, Linda Lê, Vassilis Alexakis, Mathias Enard, les éditeurs Oliver Gallmeister et Michel Chandeigne, pour des rencontres à l’Aubette, à la médiathèque André Malraux et dans les librairies. À noter une « Nuit Nabokov » le 24. Du 22 au 26/09. À Manosque (04), le festival Les Correspondances invite quarante écrivains dont la plupart figurent à la rentrée littéraire : Jérôme Ferrari, Philippe Forest, Gonçalo T. Tavares, Patrick Lapeyre, Jacques Abeille et François Schuiten, Claro, Maylis de Kerangal, Mathieu Riboulet, également Colum McCann, Charles Juliet… En soirée, les traditionnelles « lectures en scène » explorent le patrimoine littéraire. On pourra y entendre Jack Kerouac (lu par Jacques Bonnaffé, qui sera accompagné par la guitare de Theo Hakola), Italo Calvino (par Agnès Jaoui), Mireille Havet (par Nathalie Richard) ou encore Francis Scott Fitzgerald à travers les lettres adressées à sa fille (par Hippolyte Girardot)… Du 23 au 26/09. À Guéret (23), Pascal Quignard est l’invité des 5e Rencontres de Chaminadour, en compagnie de Jean Échenoz, Pierre Michon, Régis Jauffret, Antoine Volodine. Lectures, conférences et tables rondes. Du 24 au 26/09. À Vincennes (94), 5e festival America autour des villes d’Amérique. Parmi les invités : Gil Adamson (Canada), Yanick Lahens (Haïti), Enrique Serna (Mexique), Richard Russo, Bret Easton Ellis, Craig Johnson, Ron Rash, Claire Messud (États-Unis)… Jusqu’au 25/09. À Crest (26), l’exposition du peintre Alexandre Hollan rassemble ses arbres, ses Vies silencieuses et ses livres d’artiste (Yves Bonnefoy, Philippe Jaccottet, Louise Warren). Espace Liberté. Du 28/09 au 31/10. À Paris (15e), La Compagnie des spectres, d’après le roman de Lydie Salvayre, de et avec Zabou Breitman, théâtre Monfort. Jusqu’au 02/10. À Reims, la bibliothèque Carnegie expose 135 clichés du philosophe Emmanuel Peillet, cofondateur de l’Oulipo. e , k t , VU À LA TÉLÉVISION FRANÇOIS SALVAING imothée aura résisté cinq ans. Ce n’est qu’à la saison 6 qu’il se sera laissé entraîner par un entourage estival à jeter un œil sur L’Amour est dans le pré. Bien fait pour lui, l’œil jeté est à présent noyé de larmes. T L’Amour est dans le pré entre dans la catégorie des émissions de télé-réalité, où l’on plonge des personnes réelles dans d’irréelles situations. Ici, des agriculteurs ou agricultrices, de la trentaine à la cinquantaine, qui, se déclarant las du célibat, plaie de leur état, doivent choisir d’accueillir dans leur ferme deux invité(e) s. Et tenter de nouer, en cinq jours (et en présence donc d’une tierce personne !), une relation durable. En janvier, M6, chaîne entremetteuse, a présenté à ses téléspectateurs dix hommes et deux femmes, presque tous éleveurs, dans le Morbihan ou la Marne, l’Ariège ou la Côte d’Or. Aussitôt, des lettres sont arrivées (avec photos) parmi lesquelles ces agrestes candidats au bonheur conjugal ont choisi de rencontrer en speed dating (comble de la modernité urbaine) une demidouzaine de personnes, dont ils devaient extraire, en une heure, deux invité(e) s. Résume-t-on à notre retardataire. Et ce soir, bilan : toute la bande (à une unité près) est réunie par M6 dans une vaste demeure limousine et, un par une, chacun(e) est convié(e) par l’animatrice, qui promet d’opérer en douceur, à raconter, que la conclusion en ait été heureuse ou décevante, son aventure. Ils reprennent presque tous le mot : oui, une aventure. L’animatrice pousse son pion : que tu ne regrettes pas d’avoir vécue, même si au final… ? Ils protestent avec conviction : Non, non, au contraire ! L’un trouve le mot que l’animatrice n’aura pas eu besoin de lui souffler : Merci, l’émission ! L’animatrice tutoie. Ce n’est pas ce qui impressionne favorablement Timothée. Plutôt ses longues jambes brunes dénudées jusqu’à mi-cuisse qui meubleront avec générosité les temps faibles de l’émission. Le voilà embarqué pour onze récits, avec flash-back. - Pourquoi seulement onze ? Ils n’étaient pas douze célibataires au départ ? Toujours à chercher la petite bête, Timothée. On lui expliquera plus tard. Plutôt que d’évoquer l’absent, intéressons-nous aux présents. Le montage ouvre par Sylvie, rieuse éleveuse de chevaux, qui invita dans sa ferme de la Vienne Philippe et Frédéric. Chance ou malchance ? Frédéric au dernier moment renâcla. De sorte que ce furent avec Philippe cinq jours super. Il avait écrit une lettre subtile non moins que parfumée. Il mit sans rechigner la main à la pâte. Joua et perdit par trois fois au bras de fer avec elle. Sylvie alla jusqu’à le présenter à ses parents. Pas plus loin. Elle ne se sentait, comment dire, pas d’attirance. Au moment de se séparer elle le lui déclara. Il en pleura. Elle en eut de la peine. Messieurs, conclut une voix off, si Sylvie vous a émus, écrivez-lui à M6… Pascal, 38 ans, céréalier, ça fait quinze ans qu’il n’en a pas fréquenté une de près. Il voulait une grosse rousse, à poitri- Pré nuptial ne naturelle, nuance. Vinrent Virginie et Lucie. La première n’aimait pas les caméras, déguerpit, la seconde n’avait jamais eu de vie amoureuse, espéra. Au moins, était-elle bonne cuisinière ? demanda Pascal. Ils furent en hélicoptère, ils furent à Londres, Lucie en reste émerveillée, espère encore. Lui voit trop de différence d’âge. L’animatrice s’enquiert, ne croit-il pas que l’amour puisse venir, avec le temps ? Pascal, sans fard : Oui, mais alors un sacré bout de temps. La voix off encourage Mesdemoiselles, si Pascal vous a touchées… Le montage a prévu, bien sûr, avant la première coupure publicitaire une histoire heureuse. Celle de Yoann et d’Emmanuelle entre qui, dès le speed dating, tomba la foudre. Il y eut, pour respecter le concept de l’émission et faire paravent, une Géraldine qui comprit, après trois jours, combien elle était de trop. Pour vivre avec Yoann, son blé et ses poulets, Emmanuelle a quitté sa Suisse natale et un job d’assistante commerciale. Ils racontent le coup en se pelotant-bécotant tendrement devant l’animatrice, qui roucoule à l’unisson. Car ça, c’est de la télé qui donne du bonheur. A ceux qu’elle filme. A ceux qui les regardent. Au fil des histoires, Timothée, malgré sa bonne volonté, tique de plus en plus. Qui a payé les escapades évoquées : à Londres, Paris, Biarritz, Venise ? Et qui s’occupait pendant ce temps-là des chevaux, des poulets, des cochons ? Et d’ailleurs, pour une émission sur des agriculteurs, on voit tout de même très peu, très très peu leur travail... Chut !!! Et le douzième, c’était qui ? La barbe !!! Chahut soudain. Philippe, 44 ans. Seul ? L’animatrice vient de l’apprendre. Mais Margarida ? Margarida avec qui ça avait l’air de flamber, pendant l’émission et depuis ? Margarida avec qui, petits coquins, ils avaient, esquivant les caméras, échangé en cachette le premier baiser, la première étreinte ? Eh bien, Philippe en a gros cœur de l’avouer, avec Margarida c’est fini. Ce matin même. Juste avant de partir pour ce bilan limousin. Mais pourquoi ? Parce que décidément elle ne voulait pas d’enfant, et lui si. Les larmes pointent. Débordent. L’animatrice y va de la sienne. Jusqu’à Timothée qui renifle. Une fois mouché, il y revient. C’était qui le douzième ? Quel emmerdeur ! On l’envoie… Ni chez les Grecs, ni chez les Turcs. Sur Internet, si ça le passionne. LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 05 REPÈRES Voies neuves Par ses Chemins et routes, Claude Dourguin nous fait pénétrer au plus intime des paysages. Un livre de voyages et de méditations. contre-courant des impératifs d’urgence de notre société cloisonnée, Claude Dourguin ne cesse d’évoquer – et d’invoquer – la joie profonde, la volupté physique du départ, de la marche, de cette espèce de mariage qui se scelle entre celui qui va et le paysage qu’il arpente. « Quelle plus terrestre réalité que le chemin ? » Partout – montagnes, bois, steppes, déserts, plaines – des sentiers, des passages s’ouvrent, s’offrent à nos pas comme autant d’invites à s’enfoncer dans la matière nue et sensorielle du monde. À une œuvre qui n’est qu’un long voyage au cœur des images et des paysages, des villes et des rivages – d’Ecarts aux Nuits vagabondes (Lmda N°100) en passant par Un royaume près de la mer et Escales –, elle rêvait d’ajouter un « Livre des chemins ». Avec Chemins et routes, elle en propose de magnifiques pages. Car les lire donne envie d’emboîter le pas à notre marcheuse, de la suivre sur ces chemins de plein vent, ces sentes étroites, ces passages à moutons ou ces voies de bêtes dont elle dit aimer « le secret placide, la manière de rappeler au voyageur qu’il n’est pas unique maître à bord ». De l’accompagner sur ces chemins matinaux tout chargés encore des mystères de la nuit. Une forme de conaissance au monde, capable de balayer les humeurs des plus désenchantées, en les confrontant à la transparence augurale d’une beauté chaque fois inédite. De ces chemins, qui élargissent la conscience, s’accordent en profondeur aux saisons et aux rythmes de la planète, Claude Dourguin nous dit la poésie mouvante, l’appel souvent irrésistible. « Qui aime aller accepte de s’égarer, ne se déprend de ce goût, sachant diverses, surprenantes, les fortunes de la route et consentant comme par nature aux tenta- À 06 L E tions. » Cet horizon d’inconnu, ce tremblement d’avenir qui se cache derrière l’inopiné ou l’imprévu fait tout le sel des départs, nous rend à l’innocence perdue de la bête en nous, ou nous renvoie à l’imaginaire de l’indien suivant une piste. Qu’il soit écorché ou pierreux, de sable ou de neige, qu’il ne mène nulle part – « Holzwege » dit Heigegger – ou suive un ancien itinéraire militaire, chacun a « son allure, sa couleur propre, un rythme des pas différent ». « Plus que d’autres les sentiers côtiers sont des méditations en mouvement, remèdes aux “cul de plomb” vitupérés par Nietzsche. » Mais ce qui enchante aussi Claude Dourguin, c’est la mémoire de ces chemins, l’imaginaire émotionnel qu’ils suscitent, les moments d’histoire qu’ils charrient, depuis leur manière d’accompagner des façons de dire et de parler, de construire et de se réunir, jusqu’aux fantômes de tous ceux – pèlerins, soldats, marchands, colporteur, chemineaux, étudiants, peintres – qui les empruntèrent. Car Chemins et routes est aussi un voyage parmi les livres et les arts, des grands voyageurs du XIXe siècle, en passant par les romans de l’Autrichien Stifter, la musique de l’Allemand Brahms, les peintres qui descendaient vers le Sud pour découvrir le « Bel paese », Albert Dürer – qui, en quittant l’atelier découvrit, le premier, le plein air et « ce qu’impose cette nouveauté radicale, le lien entre la lumière et la couleur » – ou Nicolas de Staël qui, pour toujours, « affirme les pouvoirs de la route, réduite à la diagonale blanche, impérieuse, élan, défi, promesse, mirage d’échappée ». Un livre voyageur pour se délivrer des emprises, sentir sa vie soudain sans poids vibrer à l’unisson d’un paysage. Car « tout ce qui a chance de “changer la vie”, c’est la grand route qui peut le dispenser. » Une assertion à méditer en rêvant d’espace et de contiguïtés heureuses. Richard Blin CHEMINS ET ROUTES DE CLAUDE DOURGUIN Isolato, 120 pages, 20 e MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 LA LUMIERE PRODIGIEUSE DE FERNANDO MARIAS Traduit de l’espagnol par Raoul Gomez, Cénomane 128 pages, 15 e l’occasion des cérémonies pour le cinquantième anniversaire de la mort de Federico García LorÀ ca, un journaliste rencontre en Andalousie un vieil ivrogne qui lui raconte une histoire invraisemblable. Cinquante ans plus tôt, en pleine guerre civile, ce livreur ambulant découvrait le corps blessé d’un jeune homme, laissé pour mort sur le bord de la route. Grâce aux soins qu’il lui prodiguait, ce rescapé du peloton d’exécution retrouvait ses capacités physiques, mais demeurait amnésique et muet. Entre les deux hommes, commençait alors un étrange compagnonnage de trente ans, fait essentiellement d’empathie, mais aussi de placements à l’hôpital et de fugues, durant lesquelles le jeune homme deviendrait peu à peu un mendiant. Et ce fut précisément lors d’une de ces longues séparations que le vieil homme découvrit, par un de ces hasards propres à l’univers romanesque, l’identité de ce jeune homme émouvant : un court-métrage sur la guerre civile espagnole lui révélait alors le vrai visage de Federico García Lorca, un poète dont il n’avait jamais entendu parler, mais qu’il allait soudain lire avec une avidité dont lui-même ne se croyait pas capable. Comme souvent avec Fernando Marías (Je vais mourir cette nuit et L’Enfant des colonels, tous deux publiés par le même éditeur), difficile ici d’interrompre sa lecture. On veut savoir, non pas qui est cet homme (on le sait depuis la cinquième ligne du récit), mais comment le vieil ivrogne va retrouver son identité, le suivre dans son enquête à la fois palpitante et méthodique, puis dans ses multiples tentatives destinées à rétablir la vérité sur la mort du poète andalou. Ce sera en vain (la cause était perdue d’avance), mais le lecteur l’aura suivi comme dans un roman policier. Un polar d’un genre particulier, qui prend souvent les allures d’un hommage envers celui qui demeure aujourd’hui le symbole de la barbarie franquiste. Didier Garcia Les pas perdus P our Stanislas Rodanski (1927-1981) comme pour Artaud, vivre c’est bien autre chose que mener une existence « d’enviandé ». Poètes, ils sont, viscéralement, dans leur mode d’approche de la réalité, dans leur quête d’une expérience perdue de l’exister, dans leur façon de répondre à l’appel de l’inconnu. De s’y aventurer, le corps éperdu, ne sachant plus qui ils sont ni où ils vont. D’où le registre singulier des écrits de Rodanski – admiré par Breton, Gracq, Jouffroy –, peuplés de puissances mouvantes, hantés par les virtualités amoureuses de la révolte et par une sorte d’esthétique de la convulsion. Comme ici, dans Le Cours de la liberté, un inédit, qui nous entraîne sur « le seul des chemins qui ne mène pas à Rome », au fil d’une dérive rigoureusement incontrôlée, nous promenant dans un Lyon merveilleux, relevant d’une « géographie pathologique » et de lieux à l’attraction magnétique jalonnant le chemin d’une hypothétique révélation. « Je suis – et il faut entendre ici aussi bien le présent du verbe être que celui du verbe suivre – comme un désir en train de se désincarner, une sorte de passion errante à moitié hors du corps (…). Un compromis entre la démarche de l’ascète sur le chemin de l’absolu et la statue masculine de la liberté. » Un chemin de pas perdus dans un univers où l’apparence est indéfiniment plastique et perméable, faite de familiarité et d’étrangeté, de connivence et d’incandescence. Une sorte d’itinerrance sous les auspices des « deux soleils jumeaux de la révolte et de la liberté » et d’un moi désancré en quête de la femme réelle et spectrale incarnant l’amour absolu. Éclat prophétique, ardeur insurrectionnelle, langage s’exaltant – « Écoutez… (…) C’est la voix du sang qui parle, aux limites de la confusion, l’étrange langage de la profondeur obscure de l’être qui s’éclaire en la percevant » –, ce qu’écrit Rodanski se tient dans l’ombre d’une réalité impossible à révéler, ce qui le conduisit à entrer volontairement, à 27 ans, dans un hôpital psychiatrique pour n’en ressortir que mort, vingt-sept ans plus tard. R. B. LE COURS DE LA LIBERTÉ DE STANISLAS RODANSKI, L’Arachnoïde, 80 pages, 14 e Perros à la radio Fausses notes E n 1975, Georges Perros n’est l’auteur que d’une œuvre relativement mince : deux volumes de Papiers collés, les Poèmes bleus et Une vie ordinaire. Pourtant la parole de ce « noteur » exemplaire est précieuse. Graver sur le mur du vent réunit ainsi cinq entretiens que l’homme de Douarnenez a donnés cette année-là à Jean Daive dans le cadre de l’émission « Les nouveaux entretiens » sur France Culture. On retrouve un Perros généreux, sincère, désenchanté, à l’esprit souvent saillant. Que ça soit à propos de la littérature : « Elle devrait servir à laver un homme, à l’innocenter dans sa vie quotidienne », des bistrots où « le bruit de la vie vient se réchauffer », ou de son peu de goût pour la métaphore, « c’est inutile (…) c’est capitaliste ». Le livre, format à l’italienne, joliment composé, comprend aussi un cahier photos, des lettres et un poème inédit. L (Éditions Marcel le Poney, 78 pages, 15 e) CHANSONS DE FRANCE DE CYRILLE MARTINEZ, Al Dante, 112 pages, 15 e ’argument du livre aurait pu être très intéressant : se basant sur l’histoire du rock, Cyrille Martinez se propose de réinterpréter à sa manière la scène politique française, le tout sur fond de cinéma hollywoodien. Jean-Louis Debré devient alors le sosie parfait de John Travolta, on croise Ringo Starr et François Bayrou, et la constitution de la Ve République est fredonnée sur l’air de I wanna be your dog des Stooges d’Iggy Pop. Hélas, ce qui aurait pu être un joyeux bordel surréaliste et subversif s’avère plutôt être un blabla soporifique et donne au lecteur l’impression de lire du Christine Angot en écoutant un live de Mylène Farmer tout en gobant des Lexomil, et les aventures du « jaune sous-marin » beatlesien de Cyrille Martinez ressemblent à s’y méprendre aux mésaventures du Kursk. Sur le fond, la sauce ne prend absolument pas : pour ce que Martinez a à dire, deux pages auraient suffi, et hormis quelques phrases plutôt amusantes, on s’ennuie ferme. Sur la forme, l’auteur a voulu être moderne. Jean-Louis Debré s’écrit jeanlouisdebré, et pour faire « djeun », Martinez essaie de nous donner l’impression qu’il écrit comme il parle (ponctuation aléatoire, phrases coupées en plein milieu, etc). Si ce genre de procédé pouvait faire sens chez Queneau, par exemple, ici, c’est seulement agaçant. L. S. Sous le manteau L a mort nous a délivrés du plus cruel des amateurs. » C’est de ces mots terribles qu’un Diderot plein de rancœur salua la disparition du comte de Caylus – lequel avait eu l’honnêteté de dire ce qu’il pensait de l’étude du philosophe sur la peinture à la cire… Et cependant, Anne Claude Philippe de Pestels de Lévis de Tubières-Grimoard, comte de Caylus (1692-1765) aura été le grand protecteur de l’art en France durant la première moitié du XVIII e siècle. Personnage polyvalent, Caylus avait d’abord été mousquetaire de Louis XIV, homme de guerre et d’aventures filant jusqu’à la Porte, puis collectionneur d’antiquités émérite et, finalement, graveur fameux, traducteur de Tirant le Blanc et écrivain fameux. Point trop adepte des philosophes, il leur préférait l’amitié de Watteau avec lequel il dessinait et la compagnie de la Société du bout du banc, assemblée autour de mademoiselle Quinault, où son esprit « cordialement boudeur » faisait merveilles. Là, dirent les frères Goncourt, « Il est Vadé avec l’accent de Candide ». Témoignent L’Histoire de M. Guillaume, cocher (Zulma, 2003), cette « lanterne magique des mœurs basses et libres » (Goncourt), les exceptionnelles Facéties (Plein Chant, 1997) et ces Mémoires de l’Académie des Colporteurs où, sous le prétexte de filer les marchands de livres interdits, il égrène les histoires dans une veine délicieusement vibrante, et parfois bien rabelaisienne. « Il habille aux Halles la comédie parisienne », a-t-on pu dire de Caylus. Et à son tour Edmond Thomas habille soigneusement Caylus avec l’aide de Paule Adamy d’un livre superbe, bien replet et richement illustré. Comment s’en passer ? É. D. MÉMOIRES DE L’ACADÉMIE DES COLPORTEURS (suivis de) LES ÉCOSSEUSES du COMTE DE CAYLUS Éditées par Paule Adamy, Plein Chant, 412 pages, 24 e LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 07 ÉVÉNEMENT J. M. COETZEE ’un été qui ne tient pas ses promesses, on dit qu’il est pourri. Que cette saison réputée bénie des dieux se montre avare en bienfaits et l’être en ressort pâli, amoindri, peu apte à la fréquentation harmonieuse de ses congénères mieux disposés à la jouissance, au bavardage et au joyeux commerce des corps. Le titre du troisième volet de l’autobiographie fictionnelle de John Maxwell Coetzee claque au vent de l’automne qui s’annonce telle une antiphrase douce-amère. Comme chacun des livres de l’immense écrivain sud-africain il laisse dans le cœur du lecteur une trace durable, un composé chimique complexe et subtil de désespoir et de compassion. L’été dont il est question ici désigne le bel âge que pourrait être l’entrée dans la trentaine d’un homme nommé John Coetzee, période qui coïncide avec son retour au pays natal, l’Afrique du Sud, afin de veiller sur son père installé dans une banlieue miteuse du Cap. C’est aussi le temps de la publication de son premier ouvrage, Terres de crépuscule. Âgé d’une soixantaine d’années, Jack Coetzee, devenu veuf, a une santé physique et morale chancelante. Une décennie auparavant, son fils avait fui l’odieuse société sud-africaine et le risque d’être appelé dans les rangs de l’armée en lutte contre la contestation noire grandissante. Exilé en Angleterre puis aux ÉtatsUnis, John a travaillé dans le secteur informatique et poursuivi des études scientifiques tout en se consacrant à ses lectures et à ses premiers chantiers d’écriture. Ses relations exécrables avec son père narrées dans d’autres ouvrages ne laissaient guère envisager la décision d’un tel retour. Dans Scènes de la vie d’un jeune garçon, le premier volet du cycle autobiographique, l’enfant qu’est alors John Coetzee éprouve pour son géniteur une animosité peu commune : « Il n’a jamais réussi à comprendre la place que tient son père dans leur famille. En fait, il n’est pas du tout évident pour lui de Un cœur en hiver 08 L E MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 DR D Vue du Cap Avec L’Été de la vie J. M. Coetzee réinvente l’écriture de soi. Dans cette enquête posthume sur un double de l’auteur, le lecteur trouvera des clés essentielles pour la compréhension d’une œuvre majeure, qui questionne la difficulté de vivre et l’aliénation. quel droit son père se trouve même là. (…) Il veut que son père le batte et fasse de lui un garçon normal. En même temps, il sait que si son père osait porter la main sur lui, il ne trouverait pas le repos avant de s’être vengé. Si son père venait à le frapper, il deviendrait fou : il serait possédé, comme un rat acculé dans un coin et qui se jette à droite et à gauche en faisant claquer ses crocs venimeux, trop dangereux pour qu’on le touche ». Dans L’Été de la vie, les points de vue de deux cousines de John questionnent son attitude : « Carol est persuadée que John ne vaut pas la mise ; et tous les autres Coetzee (…) sont enclins à partager son avis. Ce qui la distingue des autres, elle, Margot, ce qui empêche tout juste sa confiance de chavirer, c’est, bizarrement la façon dont lui et son père se comportent l’un envers l’autre : pas avec affection, ce serait aller trop loin, mais ils se montrent au moins un respect mutuel ». Julia, qui a été la voisine et la maîtresse de John Coetzee est catégorique : « Non, bien sûr, John n’aimait pas son père, il n’aimait personne. Il n’était pas fait pour aimer. » Margot et Julia sont deux des cinq personnes – quatre femmes et un homme – qui ont été proches de John Coetzee et dont un jeune universitaire, M. Vincent, recueille le témoignage en vue de la rédaction d’une biographie posthume de l’écrivain. Ces cinq entretiens sont encadrés d’extraits des carnets de John Coetzee placés en début et en fin d’ouvrage. Le dispositif narratif mis en place pourrait faire redouter un certain artifice, un éclatement excessif de la narration. Il n’en est rien. Le lecteur abandonne bien vite ses éventuelles réticences pour s’engager dans cette découverte tâtonnante et disons-le sidérante d’un homme aussi secret que l’est John (Maxwell) Coetzee. La réussite de ce texte, aussi poignant que déroutant, repose en grande partie sur l’équilibre auquel est parvenu l’écrivain : d’une part l’exploration portée jusqu’à ses limites de l’intimité d’un être et de l’autre la pudeur, la délicatesse avec laquelle ce dévoilement est mené. Celui-ci était déjà à l’œuvre dans les deux premiers volumes de l’entreprise autobiographique : l’enfant afrikaner à la sensibilité d’écorché des Scènes de la vie d’un jeune garçon, son amour maladif, exclusif pour sa mère, les « torrents de mépris (qu’) il déverse sur sa tête » pour éprouver l’attachement qu’elle lui porte ; ou encore, dans Vers l’âge d’homme, le jeune homme de 20 ans qui va s’exiler en Angleterre et nement, est-ce que ce pisse-froid éprouve des sentiments après tout ? » Margot, la cousine bienveillante de John, évoque quant à elle une nuit où ils ont dormi blottis l’un contre l’autre dans la camionnette de ce dernier, tombée en dont la solitude et la conscience de sa singularité coexistent avec l’espoir éperdu de briser son isolement : « Dans un monde parfait, il ne coucherait qu’avec des femmes parfaites, des femmes d’une parfaite féminité, mais qui auraient au S’engager pleinement dans une histoire d’amour, dans un combat politique, jouir du simple plaisir de vivre, relâcher sa vigilance. Autant de gestes que Coetzee ne s’autorise pas. fond d’elles-mêmes quelque chose de sombre qui répondrait à ce qu’il y a en lui de sombre. » C’est cette part-là qui va dominer dans les témoignages recueillis. Il s’en dégage un portrait composite qu’on ne parviendrait à qualifier vraiment qu’en inventant un adjectif qui serait l’exact contraire d’hagiographique. Le lecteur rodé aux stratégies toujours plus subtiles de l’autofiction marche évidemment sur des œufs dans sa (re) découverte d’un écrivain réputé des plus secrets, dont rien de la vie personnelle n’a jamais filtré, même après son accession au Nobel en 2003. Difficile cependant de repousser une question qui vient fréquemment à l’esprit : pourquoi tant de noirceur dans la peinture de soi, même subtilement désamorcée par l’humour, l’ironie et l’autodérision ? On se gardera d’avancer des réponses tant on est bouleversé par l’objet littéraire qui nous est ici offert. Au plan le plus intime, celui des relations amoureuses, c’est toujours l’austérité, les réticences à l’engagement, au don de soi qui sont mises en avant. Julia, qu’il a fréquentée peu de temps après son retour au Cap, assène plus de trente ans plus tard (elle est devenue médecin et psychothérapeute) un diagnostic sans appel : « Dans sa manière de faire l’amour il y avait quelque chose de l’ordre de l’autisme. (…) pour ce qui est de leur vie sexuelle, je tendrais à penser (que les autistes) préfèrent la masturbation aux rapports réels ». Julia qui se souvient cependant de la réaction de John lorsqu’elle lui a demandé si, dans le cas où elle n’aurait pas été mariée, il voudrait l’épouser : « (…) sans mot dire il m’a prise dans ses bras et m’a serrée si fort que je ne pouvais plus respirer. C’était la première fois, autant que je pouvais me souvenir, que je le voyais faire un geste qui semblait venir droit du cœur. (…) Alors, me suis-je demandé non sans éton- REPERES 1960 Agé de 20 ans, quitte l’Afrique du Sud pour l’Angleterre où il travaillera pour IBM et étudiera la linguistique à l’Université 1965 Soutient une thèse de doctorat sur Samuel Beckett à l’Université du Texas 1974 Parution de son premier livre, Dusklands (Terres de crépuscule) 1983 et 1999 Reçoit le Booker Prize pour Life and Times of Michael K et Disgrace 2003 Reçoit le prix Nobel de littérature panne sur une route de campagne : « Pourquoi le corps de son cousin ne parvient-il pas à la réchauffer ? Et non seulement il ne la réchauffe pas, mais on dirait qu’il draine la chaleur de son corps à elle. Est-il de nature sans chaleur, comme il est asexué ? » Les notes tirées des carnets personnels de John Coetzee apportent d’autres éléments qui permettent de mieux comprendre l’être gelé qu’il était dans ces années 1970. On le sent déchiré entre son attachement à son pays et son dégoût pour le système en place et les hommes politiques qui l’administrent ; entre son sentiment filial et son désir de prendre ses distances avec son père qui pèse comme un fardeau sur son existence. Il ne dit rien en revanche de ses relations avec ceux dont la parole est consignée ici et qui n’est donc jamais contredite. On la sent pourtant porteuse de toute la réflexion de l’écrivain, de toutes les questions qu’il s’est posées sur lui-même et sur le monde où il s’est efforcé de trouver sa place sans jamais éprouver pour lui un vrai sentiment d’appartenance. S’engager pleinement dans une histoire d’amour, dans un combat politique, jouir du simple plaisir de vivre, relâcher sa vigilance… Autant de gestes que Coetzee ne s’autorise pas. Peut-être Julia voit elle juste lorsqu’elle prétend que les hommes comme lui « ne peuvent pas, ou ne veulent pas, se donner totalement pour la simple raison qu’ils doivent protéger leur essence secrète pour leur art ». Il ne peut y avoir de saison des amours, de véritable été pour celui qui s’astreint à observer ses semblables en vue de rédiger « des rapports d’expert sur l’expérience humaine intime ». Jean Laurenti L’ÉTÉ DE LA VIE DE J. M. COETZEE Traduit de l’anglais (Afrique du Sud) par Catherine Lauga du Plessis Seuil, 319 pages, 22 e LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 09 REVUES En bref uelles sont les motivations intimes ou factuelles qui, depuis le 16 décembre 1980, obligent Pierre Bergounioux à extraire du cours de son existence les matériaux substantiels de ses Carnets de notes ? Un entretien captivant accordé à la revue Les Moments littéraires, ainsi que des extraits du journal de Raymond Bergounioux (son père), apportent quelques embryons de réponses. Tiraillé entre âpre économie du récit et impératif scriptural du diariste, l’auteur d’Un peu de bleu dans le paysage avoue, par exemple, demander « aux choses le nom qu’elles avaient refusé à (ses) devanciers », travailler à « secouer les hypothèques, les mainmises et autres mains-mortes dont (il) est né grevé ». Plus avant, au-delà de l’« aval de l’humanité », toujours incertain, Bergounioux énonce ceci que l’écriture journalière permet de cerner la « totalité de ceux qu’on a été ». Et ce pour mieux « méditer et cognoistre »… Q LES MOMENTS LITTÉRAIRES N°24, 127 p., 12 e (BP 175 92186 Antony cedex) e revue Penser/rêver, fondée en 2002 par L le psychanalyste Michel Gribinski, a la particularité de proposer aux penseurs, essayistes, historiens, mais aussi écrivains, des sujets d’approche tels ce « Quand la nuit remue » ou « Un petit détail comme l’avidité ». C’est la formation psychique et ses effondrements que la revue entend interroger : dans ce nouveau numéro le presque dérangeant « À quoi servent les enfants ? » est passé au crible. À l’usage que l’on ferait de l’enfant répond la possibilité d’en faire un outil serviable, une élite possible, voire celle de l’anéantir, ce que montre JeanFrançois Daubech à partir des massacres de l’histoire biblique. Josef Ludin développe l’idée que si le « choix de l’enfant » crée le malaise là même où l’enfant appartient à une « espèce d’antan », l’idée de s’en débarrasser a toujours accompagné l’homme. Christian Doumet donne l’autre version de cette hantise à partir du texte de Michaux, Tu vas être père. On retiendra aussi le texte bouleversant de Ira A. Hirschmann (datant de 49) sur les recherches d’enfants enlevés, placés et déportés par les nazis en vue de repeupler la race allemande, ainsi qu’un très dense entretien avec Pierre Bergounioux sur paternité et filiation. PENSER/REVER N°17, 300 p., 20 e (L’Olivier) 10 L E MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 Pasolini à vif lors qu'en France Pasolini est surtout connu (célébré ?) comme cinéaste et parfois également comme romancier, il est sans doute, en Italie, avant tout considéré comme un poète. Ce dernier numéro de la « revue poétique et littéraire » Diérèse nous offre l'occasion de découvrir les poèmes d'une période cruciale de son existence. Alors qu'il enseigne à Casarsa, au cœur de son Frioul natal (lieu maternel, idyllique et comme encore intact), il est accusé de corruption de mineurs sur certains des élèves dont il a la charge – et doit alors, avec sa mère, se réfugier à Rome (notons qu'il est également exclu du Parti communiste italien). Les poèmes traduits ici, qui datent des années 1948-1953, témoignent donc des obsessions et tourments de la crise qu'il doit alors subir. La chair, il doit se l'avouer, est bien pour lui « sexe esclave » et le désir « blasphème », mais il s'interroge : a-t-il véritablement mérité le « lynchage » qu'il pressent – pour cet « amour contenu, étonné d'être une faute » ? La solitude lui est à la fois une malédiction et un don – mais parfois le suicide menace, quand au-dessus de lui se dresse un « crucifix de honte ». L'exil l'éloigne de la « jeunesse donnée et volée », des fêtes et bals campagnards, des « calculs de lumière » sur les rives du A Tagliamento et des « garçons » avec leur « acidité/de violette » – mais la découverte de Rome donne naissance à des sortes de poèmes-paysages (tableaux à la fois vivants et figés par les métaphores), où le fantasme se mêle au réel dans « la fête du flâner et regarder ». Écrire (c'est pour lui une pratique quotidienne, ces poèmes constituent un véritable Journal – ce sera leur titre) permet alors de cerner un peu mieux « la vie indicible » et de répondre à ce précepte intime : « Il faut brûler pour arriver/consumé au dernier feu ». Peut-être tout aussi tragique, mais fortement teintée d'une ironie bienvenue, est la voix qui se fait entendre ensuite : celle de Durs Grünbein, présenté ici comme « le poète allemand le plus connu de sa génération ». Les quelques poèmes ici traduits éveillent en effet notre curiosité : méditations, anecdotes ou choses vues, le ton est à l'humour noir métaphysique, le désespoir retenu n'empêche pas la « magie des syllabes », la poésie étant bien « un guide touristique, le meilleur, lors de l'exode du fond de la nuit humaine »… La revue offre également un ensemble de poèmes d'auteurs contemporains (remarquons, par exemple, un extrait de la dernière œuvre, encore en travail, de Pierre Oster) et un nombre appréciable de notes critiques – là encore consacrées avant tout à la création poétique française d'aujourd'hui. Thierry Cecille DIERESE N°48-19 (printemps-été 2010) 256 pages, 12 e (8, avenue Hoche 77330 Ozoir-la-Ferrière Les débuts de Finitude n couverture, Raymond Guérin prend un bain. Tête à binocles sortant des E flots. « Je ne peux plus vivre pleinement heureux si je suis privé de soleil », confesse l’auteur des Poulpes dans ces pages extraites d’un recueil inédit, mêlant notes de voyage et humeurs estivales, du Pyla à la côte ligure, pendant l’été 1937. Les éditions Finitude, elles aussi, ont profité des beaux jours. Pour lancer une revue. Après avoir rangé le grenier. Capharnaüm proposera ainsi des « fonds de tiroirs », « sans bla-bla, sans chichi, loin des coupeurs de cheveux en quatre de l’Université », insiste l’éditeur bordelais, annonçant une périodicité sans périodicité. On retrouve cette liberté au fil des textes – toujours rafraîchissants. Eugène Dabit saisit l’atmosphère de Prague et de l’improbable Bab-Debar au Maroc, Marc Bernard, accompagné de sa chère Else, s’amuse des taxis madrilènes, Georges Arnaud, le père du Salaire de la peur, imagine une mystérieuse hécatombe qui frappe les services secrets de Bornogovie : « La version officielle parlait d’arrêt du cœur : formule qui a cet avantage de n’être jamais tout à fait un mensonge. » L’œil moqueur, Georges Hyvernaud déambule dans les allées d’un château de la Loire. Suivons le guide. Ajoutons les proses de Jean-Pierre Martinet (« Vous savez, les pessimistes ne sont jamais déçus. ») et Robert Louis Stevenson, autres pensionnaires d’un catalogue qui aime tant les écritures dissidentes et impeccables. P. S. CAPHARNAÜM N°1 – 94 pages, 13 e (éditions Finitude) POCHES Essais de mémoire Parcourir l’espace, c’est aussi, souvent, fouiller le temps : Michel Chaillou nous permet d’en faire l’expérience, sur les terres de Montaigne, aux bords de la Dordogne. n titre est parfois trompeur : qui s’imaginerait trouver ici, autour de quelque domestique chez Montaigne, une reconstitution historique, au pire téléfilm en costumes, au mieux méditation et recréation subjective (pensons à la belle collection « L’un et l’autre » à laquelle Chaillou d’ailleurs collabora) en sera pour ses frais. C’est un labyrinthe qu’il nous faut ici explorer, apprivoiser – et sans autre fil d’Ariane que la curiosité, rapidement mise en appétit, et le plaisir du texte. C’est un dimanche d’automne, le 23 septembre 1980 (le livre parut, initialement, en 1982), nous sommes à SaintMichel-de-Montaigne et dans les villages avoisinants, il y a bien une sorte de domestique, un jardinier, un homme à tout faire plutôt, là-bas, dans ce qui reste du château, on le prénomme Alex. Il a une femme, qui vaque aux occupations du ménage et qui surtout – si l’on ne s’égare pas dans les prénoms – guide, au château et jusque dans la librairie (la bibliothèque) de Montaigne, des touristes qui tentent de lire les inscriptions latines et grecques à demi effacées sur les poutres du plafond (ainsi, de Terence : Homme, je m’intéresse à tout ce qui tint à l’homme). On croise aussi un curé, un ivrogne tenancier d’auberge (L’Amérique !), des chasseurs avec leurs chiens, des vieilles remâchant de vieux ragots. Au milieu de cette faune assez exotique se promène le personnage principal (employons ce terme par commodité), Gabriel, installé là depuis une semaine déjà, simple admirateur de Montaigne ou universitaire, historien, personne ne le sait précisément, qui vagabonde, interroge, enquête, fait la sieste dans la chaleur de l’après-déjeuner, U consulte distraitement les cent volumes de sa « bibliothèque de vacances », éparpillés à travers la chambre de son hôtel modeste, mais aux fenêtres s’ouvrant sur le vaste paysage. On l’aura compris sans doute : le fil narratif est bien mince, l’action (presque inexistante donc) se concentre sur une journée, les heures s’égrenant, marquées par les variations de la lumière de l’automne commençant, les cloches de l’église, les activités de chacun. L’essentiel est ailleurs : Chaillou entremêle ici, avec une sorte d’appétit d’ogre, les hommes et les bêtes, les paysages et les objets, et les siècles aussi. Sans crier gare, il passe de ce présent de 1980 (mais qui nous semble plus proche du temps de Montaigne que du nôtre !) à ces années où l’ancien conseiller au Parlement de Bordeaux se retira, « l’an du Christ 1571, à l’âge de 38 ans », une fois sa tâche accomplie, pour se livrer, lui aussi, au plaisir de rassembler, sur du papier, avec des mots, les bribes de ses pensées, d’essayer son esprit sur toutes les matières qui, au hasard, s’offriraient à lui. Puis d’autres temps encore viennent ici se superposer, d’autres couches d’existence se mêler : l’enfance de Gabriel ou d’Alex, les aïeuls ou les descendants de Montaigne, les visiteurs qui, au fil des siècles, redécouvrirent ce château presque complètement détruit et qui laisse donc libre cours aux imaginations fertiles. Chaillou, pour tisser ce complexe tissu de temps, (« je m’emmêle, moi l’informe, le serf d’une imagination de combien d’âmes ») doit aussi inventer une langue : elle concourt, au début, à nous désarçonner, nous laisse perplexe (s’agirait-il seulement de tics d’écriture, de préciosités ?) – mais peu à peu nous emporte. Drue et précise à la fois, mêlant avec gourmandise les noms propres des paysans et des rivières, des lieux-dits et des produits des champs, archaïque et artiste (quelque chose de Michon et des frères Goncourt en même temps), elle doit, lente en bouche, se déguster – comme un Bergerac robuste ou un Entre-deux-mers fruité. Thierry Cecille DOMESTIQUE CHEZ MONTAIGNE DE MICHEL CHAILLOU Gallimard, « L’imaginaire », 277 pages, 7,50 e LA GLU DE JEAN RICHEPIN José Corti, 254 pages, 10 e a pose sereine et bourgeoise de la maturité L contredit le regard féroce des jeunes années : c’est ce qui surprend dans les quelques portraits de Jean Richepin (1849-1926). Le militant rebelle réputé anarchiste a laissé place à l’Académicien tenté par la politique et rattrapé par les honneurs. Très populaire de son vivant, l’écrivain aujourd’hui un peu oublié, a eu une vie littéraire foisonnante. Poète, chansonnier, romancier et dramaturge, il n’a eu de cesse d’évoquer ses grandes passions : la mer, le petit peuple. Dans La Glu (1881), roman emblématique de cette fin de XIXe siècle, il décrit la chasse aux hommes menée par une courtisane. L’ogresse pousse ses victimes à la ruine, au déshonneur et à la folie. Celle qui se surnomme la Glu (comprendre aussi la goule ?) sait manier « les délicieuses tortures des désirs avortés » avec « la suavité endormeuse de certains poisons lents ». Le drame a pour cadre une Bretagne où l’on parle patois et s’habille en costume local. Du simple pêcheur au médecin et jusqu’au comte, personne ne résiste à cette icône de femme fatale à la sexualité sadique et perverse. Elle illustre le propos des philosophes misogynes comme Schopenhauer, qui décrit les femmes comme « le sexe second à tous égards ». Elle sert d’épouvantail dans la pure tradition des romans d’apprentissage de l’époque où il s’agit de sauver un genre masculin exposé, pense-t-on, à la dépravation. La Muse des Romantiques s’est muée en Vampire des Décadents. Une pointe de mystère maléfique, l’attraction de l’androgynie (« une grâce équivoque » « moins de femme que d’hermaphrodite ») : tout y est, jusqu’au bestiaire diabolique traditionnel (la chienne, le serpent, le singe, la chèvre). La Glu n’a certes pas révolutionné la littérature, mais il illustre à merveille une misogynie paroxystique qui traverse les arts, dont Richepin s’est fait le héraut : « Ah ! les femmes ! Comme on serait heureux sans ces garces-là ! ». Franck Mannoni LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 11 My beautiful copyrette © Chris van Houts POÉSIE CRITIQUE Traducteur de Baudelaire et de LIVRE D’ALIÉNATIONS une poésie dandy où se mêlent les DE CLARA JANÉS Nerval, Menno Wigman élabore mondes de la littérature décadente, le Burger King et la rage punk. ’une des caractéristiques de la poésie néerlanfums lourds, les regards lubriques : le « métro heurdaise, nous apprend Henk Pröpper dans te le front du jour. (…) / Un homme/tousse comme si l’anthologie Le Verre est un liquide lent (Farson âme était une passoire./L’automne dans son panrago, 2003), c’est qu’elle n’a « pas peur d’être talon ». Ailleurs le narrateur arrive à « un passage antipoétique ». Les poèmes qui s’y fabriquent clouté/où je lus les fissures dans l’asphalte ». « n’évite (nt) pas les phrases ordinaires, les mots ordiTout se combine, chez Wigman, à partir de cet art naires ». Ce qui, ajoute-t-il, ne les empêchent pas de de suivre les traces (plutôt que les signes), car elles tourner « rond comme s’il devait en être ainsi ». Cette sont seules à faire rêver (au sens nervalien). Du dernière hypothèse ne peut en aucun cas se rappormoins transfigurent-elles le langage ordinaire, ter à Menno Wigman : sa poésie ne cesse de greffer font-elles exploser les stéréotypes de la communila laideur du monde à un sublime au ras du trotcation pour que le poème soit lui-même la trace toir. Son répertoire d’images est comparable à la rid’un reste de monde, de sa puanteur de charogne à chesse d’une poubelle de cuisine où se mélangent, la violente énergie qu’il déploie à faire exister. Le un jour, une peau d’orange à des publicités de spleen répond au poème « Pas ça », la honte (« Pismarques d’électroménager, un autre un emballage cine Den Dolter ») à l’émotion d’une vie brisée de Mac Do avec un brouillon de traduction. Le (« Devant le cercueil municipal de Madame P. ») : tout, dirons-nous, à la sauce d’un « D’abord une ambulance mourut à dandysme qui emprunte au déca- La laideur du la vue./Puis un petit tas de gens se dentisme fin-de-siècle la glorification désagrégea.// Un garçon, précieux ironique du mal ou l’éloge de la ré- monde et un comme un hanneton, retira/galampugnance générale où nous plonge le sublime au ras ment sa lame des côtes de monde d’aujourd’hui. Le titre de quelqu’un/(…) Et puis le soir recette anthologie (qui couvre une du trottoir. tomba peu à peu dans/la mélancolie bonne décennie des publications de et la télé, la lame disparut,// et il Wigman) frotte « la patine du mot droefenis (afflicsortit sans éclat de ce poème./Il n’y avait pas d’intion) à la modernité » du néologisme « copyrettes » trigue, pas même de musique ». (magasin de photocopies), pour qu’une sorte d’étinAvec un lyrisme froid, désabusé, parfois affublé de celle électrique vienne éclairer (dans le clignotement grotesque, Wigman construit une poésie qui endud’un néon) notre présent. Il n’y a pas ainsi de nosre la « réalité rugueuse » (Rimbaud). Avec le risque talgie chez Wigman, mais l’idée qu’il faut tremper d’être piétinée par des quidams pressés et costumés, sa plume dans l’encre du passé pour que la poésie elle se relève et chantonne, sourire parfois jaune : si réinvente son style dans les marges de sujets non les « caves dans les yeux de Gaspard Hauser », ce classiques. C’est une façon de dire qu’il n’y a pas de « prince bâtard » et sa « mort de chien », ne sont pas progrès en littérature, mais un perpétuel réemploi, oubliées, c’est parce que « tout fleurit à mort » face à décalé, rincé, déplacé de toute forme d’héritage. ceux qui n’ont pas de langage, juste avant que ne L’été, toutes les villes puent (1997), son premier résonne ce : « Assez, assez. Maintenant, plus de livre, est peut-être le plus marqué par l’imaginaire poèmes./Le jour est comme un jour, et voilà tout ». et le langage des poètes décadents, mais assez vite Emmanuel Laugier les images du monde contemporain heurtent les L’AFFLICTION DES COPYRETTES DE MENNO WIGMAN « noms bordés de noirs », les volontés de « catasTraduit du néerlandais par P. Gallissaires et J. H. Mysjkin, trophes divines », « les trappes de la nuit », les parCheyne, « D’une voix l’autre », 112 pages, 20,50 e L 12 L E MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 (précédé de) L’ILE DU SUICIDE Traduit de l’espagnol par Julie Delabarre et Solange Hibbs, Délit éditions, 117 pages, 16 e l’origine, il y a une œuvre protéiforÀ me. Une œuvre foisonnante et érudite, nourrie des multiples traductions entreprises par cette formidable passeuse qu’est Clara Janés. On lui doit notamment d’avoir ciselé la langue d’écrivains tels Seifert et Golding, Duras et Sarraute. Mais c’est à un autre auteur cher à la poétesse espagnole qu’il faut faire référence pour présenter ce recueil – le premier publié intégralement en France. Derrière ce tranchant Livre d’aliénations se cache en effet l’ombre tutélaire de Vladimír Holan. Celle du père de Douleur et de sa réflexion sur le genre humain et l’isolement. Les textes de Janés se font également l’écho intime d’une pensée du néant. En hommage au reclus de Prague, ils érigent la langue pour conjurer l’humiliation et le crime : « en cet instant je le décide,/je ferai don de mes yeux/même si doit les porter/mon assassin. » Certains verront exprimée dans L’Île du suicide une même désillusion quant au pouvoir de l’écriture à restaurer le lien avec un monde qui semble de plus en plus lointain. Les figures récurrentes de l’insularité et du corps désagrégé viennent d’ailleurs souligner une poétique de la marge qui est aussi anathème du poète. La question n’est plus tant de se demander à quoi bon écrire mais plutôt de savoir s’il est encore une raison, un sujet. Quelqu’un à qui s’adresser enfin, qui aurait échappé à « la roue mathématique de la matière ». Le recueil se reçoit dès lors tel un cri poignant, où s’exprime « la douleur des femmes/qui sans défense se fanent au soleil/des balcons,/celle des hommes solitaires et timides/qui se blottissent/près des poêles/ou noient leurs yeux/dans les verres de vins. » Voici donc une œuvre rageuse sur les « sourires vaincus », à mille lieux de l’hygiénisme moral et des certitudes surannées véhiculées par une société malade. Benoît Legemble t s » u a a à à s u s u » Parole d’origine Dans le sillage de sa traduction de Lycophron – Alexandra, dont Henri Michaux connaissait par cœur les cent premiers vers – Pascal Quignard nous donne son art poétique. ne parole étrange et étrangère, peuplée de présences sans âge. Dense, vibrant d’angoisse ardente, ce qui nous parle là, relève de l’inconsolation, de l’insoutenable. C’est de l’Alexandra qu’il s’agit, d’un monologue dramatique de près de 1500 vers, dû à un poète tragique, né en 320 av. J.C., et qui vécut à Alexandrie. Un texte qu’a traduit Pascal Quignard, en 1971, à la demande de Paul Celan. « Il avait voulu que je traduise Lycophron en raison de la version de Calixte Rachet, qu’il avait lue et que Mallarmé citait à deux reprises dans sa correspondance. » Alexandra, c’est Cassandre, la plus belle des filles du roi de Troie, Priam. Apollon, qui l’aimait, lui accorda le don de prophétie, mais se voyant repoussé, il la condamna à toujours prophétiser la vérité sans être crue. Reléguée par son père – afin que les Troyens ne puissent l’entendre – en haut d’une tour dominant la mer, elle voit le bateau de Pâris s’éloigner, et sa parole soudain s’exalte. Elle parle, dévoile ce qui sera le sort des siens et l’histoire de la Grèce après le rapt d’Hélène par son frère. Mais quelqu’un a tout entendu et va s’empresser d’aller tout rapporter au roi. Suit alors le monologue d’Alexandra, s’ouvrant sur un « Hélas », et se terminant sur une interrogation : « Pourquoi parler (…) la bouche mâchant un vide répercuté ? » On comprend ce qui a pu séduire Quignard qui venait de terminer un essai consacré à Maurice Scève : La Parole de la Délie. Réputé obscur, comme Scève, justement, comme Mallarmé ou Gongora, Lycophron, ne pouvait que lui plaire. Une parole nue, qui semble errer dans « l’insaisie des signes », qui a la beauté d’un bijou barbare et d’une apo- U calypse que rend désirable son obscure vérité. Parole exaltée brassant le sublime et le sordide, l’épouvante et le tumulte, le crime et la vengeance. Ce n’est que « ruine de chair », « enlacements rassasiés consanguins », « colombe violentée », douleurs, dépouilles, massacres. Une succession de scènes qu’éclaire comme à contre-jour la phosphorescence d’un texte dont Pascal Quignard souligne la constante hauteur de ton, la brusquerie métaphorique, la syntaxe en labyrinthe, les périphrases érudites. Concision, laconisme, langage chiffré comme un rébus, rythmique émotive, derrière lesquels on devine l’être éperdu de celle qui parle sans pouvoir être entendue. Cassandre dit « l’horreur du lien social. Personne ne la croit. Le déprimé dit la vérité du réel. Personne ne le croit. Ceux qui survécurent, revenant des camps d’extermination, provoquèrent la même incrédulité – trois mille ans plus tard. » Comme l’oncle de Quignard, un rescapé de Dachau, qui lui réapprendra à parler et à manger. Car Quignard a été un peu autiste, à deux reprises, et anorexique, comme on l’apprend dans les réflexions qui suivent sa traduction, et soulignent l’horreur et l’aveuglement des hommes, hier comme aujourd’hui. Mais l’année passée à vivre dans l’œuvre de Lycophron a aussi permis à Quignard d’écrire quelques poèmes qui « n’étaient pas vraiment de moi mais plutôt des membres fantômes arrachés à l’ombre de Lycophron. » Publiés sous le nom de Zétès – « Celui qui cherche » –, il les accompagne de textes où cherche à comprendre l’impulsion qui pousse à dire. Séquences où l’on retrouve son goût pour les « reliefs de table non balayée », les angles morts de la langue. Son amour aussi des débuts, son besoin de fouiller la langue jusque dans ses étymologies les plus secrètes, de faire revenir « les atypiques, les asociaux, les féroces, les précoces, les fauves ». La nécessité d’affronter le trouble, la déraison, l’animalité, qui précèdent l’écriture. « Ecrire ce n’est pas transmettre. C’est appeler. » « Tout ce que je fais s’efforce de désorner, de désublimer, de rejoindre le continuum sans cesse anachronique, (…) de ce qui, indomptable, est demeuré inconscient dans le corps. » Richard Blin LYCOPHRON ET ZÉTES DE PASCAL QUIGNARD Poésie/Gallimard, 336 pages, 7,70 e AU SECRET DE FRANCK ANDRÉ JAMME Isabelle Sauvage, 103 pages, 17 e n épouse facilement et en douceur la vague O clapotante, mélodieuse, de ce recueil en forme de « listes ». C’est ainsi que le poète baptise ses créations, à cause peut-être de leur facture nominale : chacune, en « obsession pure/de la description », nomme, approche, cherche à dire une entité, abstraite, ténue et volatile, qui affleure à l’esprit sous forme d’image. Ce sont telles des hallucinations ou des « apparitions », – « un troupeau de chats/habiles à faire des grimaces », ou « une lande sans but/vaine/muette », à la fois récurrentes et non identiques ; et on savoure chaque retour de thème, ou de structure, sous la forme d’une variation à la fois assez proche d’une déjà lue pour faire jaillir le sentiment de familiarité, et assez différente pour qu’on apprécie l’écart, l’éclat du neuf, et que l’on pressente une possibilité – excitante – de variations à l’infini. Ainsi : « les grandes louves/au bout de la ville// qui enseignent/à leurs enfants/la tolérance » reviennentelles plus tard en « grandes louves/au fond du parc// qui apprennent à leurs enfants/quelque chose/comme une préférence absolue/pour la paix », et plus loin encore comme « les grandes louves/au bout de la scène// qui enseignent/à leurs enfants/une variété de noblesse » – et ce n’est pas, ce n’est jamais, terminé. Il se joue ici une sorte de dédramatisation de la parole poétique. Dans un geste de l’écriture déjà connu mais réussi Franck André Jamme la libère, tout en la maîtrisant parfaitement ; dans un dépouillement extrême de la forme, s’astreignant à une colonne mince, aérée et plutôt brève, il ne choisit pas mais multiplie les possibilités finales. Mais, lorsqu’il retravaille à plusieurs reprises les mêmes objets, scènes ou obsessions, le lecteur n’est pas dupe, sous les apparences de légèreté, de la gravité de certains d’entre eux : le silence, le rite, le réel exact jusqu’au vertige, les mots employés « à la place d’autres mots », ou encore le temps, « la petite roue/se mettant à tourner à l’envers/pour hurler que non// rien ne recommence/vraiment ». Marta Krol LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 13 photo Steve Seiler ÉDITEUR ÆNCRAGES & CO Basé près de Besançon, l’éditeur-imprimeur Roland Chopard publie des ouvrages (poésie, récits et livres d’artiste) dans la grande tradition de la composition typographique. Un savoir-faire (et une endurance) au service des expressions artistiques. L’atelier contemporain L’équipe d’Æncrages & Co, de gauche à droite : Roland Chopard, Simon Pasquier, Steve Seiler oland Chopard se réjouit de l’ouverture prochaine d’une médiathèque, à Baumes-les-Dames (Doubs), dans les murs de l’ancien Palais de justice. C’est que les locaux de sa maison d’édition, prêtés gracieusement par la Ville, jouxtent cet imposant bâtiment du XVIIIe siècle. L’éditeur imagine de fructueuses collaborations. Promouvoir la poésie, les arts plastiques et les techniques d’imprimerie artisanales : trois versants qui fondent l’identité d’Æncrages & Co. Depuis trente ans, des Vosges où l’aventure débute (il y enseignait le français dans un lycée professionnel) à son arrivée à Baumes-les-Dames en 2004, Roland Chopard privilégie des supports de qualité. Des livres réalisés en typographie et reliés à la main. Sur de beaux papiers. Ils sont signés Bernard Noël, Jean-Luc Parant, Michel Butor, Joseph Guglielmi, Philippe Claudel ou encore Armand Gatti. Avec le concours, souvent, d’artistes comme Jean-Michel Marchetti, Colette Deblé, Robert Groborne, Joël Leick. « C’est un travail d’un autre âge, ce qui fait son charme », dit-il. « Théoriquement on n’a plus le droit de toucher du plomb à cause du saturnisme. Alors je fais des prises de sang de temps en temps. » Æncrages & Co, « un jeu sur ou avec les mots, comme le faisait Edmond Jabès », s’apparente à un sacerdoce. Malgré les tuiles. En mai 2007, l’incendie d’un atelier de peinture se propage à celui de notre hôte. Plus de 20 000 ouvrages partent en fumée. De l’ensemble du catalogue (200 titres alors), il ne reste rien. « Il a fallu aussi racheter des machines. » Trois mois plus tard, la collection « Phoenix » était créée, et signifiait un nouveau départ. R 14 L E MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 D’où est venu votre désir de poésie et d’édition ? Le côté autodidacte, c’est très important. Personne ne lisait dans ma famille. Je suis né dans un patelin, près d’ici, en Haute-Saône, qui comptait deux paysans et une église. Autant dire que je n’ai pas beaucoup le sens de l’orientation, je me paume partout (rires). Après le certificat d’études, j’ai intégré un lycée technique où je travaillais sur des tours, des fraiseuses, mais j’ai été viré, malgré un premier prix en français : « pas doué pour la technique », paraît-il. Par des chemins détournés, j’ai eu la chance de suivre ensuite des études de lettres à la faculté de Besançon de 1968 à 1972. J’ai fait une maîtrise sur les procédés rhétoriques de Raymond Roussel. C’est costaud Roussel. Il n’y a rien de plus abstrait et de farfelu. Mais ça me plaisait. Longtemps mon rêve d’éditeur fut de publier ses Impressions d’Afrique, en couleurs, selon la volonté de Roussel (que réalisera Jacques Sivan chez Léo Scheer, en 2004, ndlr) J’ai découvert la poésie contemporaine grâce surtout à l’émission de France Culture « Poésie ininterrompue » de Claude Royet-Journoud. Parallèlement, j’assistais chaque été aux Rencontres poétiques de la Chartreuse à Villeneuve-lez-Avignon animées par Gil Jouanard et Marie Jouannic. C’est là que j’ai vu Jean-Luc Parant, Bernard Noël, Bernard Vargaftig, ou encore Jacques Roubaud qui lisait des poèmes indiens avec Florence Delay. Ce fut le déclic. Écrire de la poésie était ma passion. J’envoyais des manuscrits aux grandes maisons et collectionnais les refus. De cette frustration est née sûrement mon envie de créer une maison d’édition. De fabriquer des livres. En 1977, je me suis inscrit en étudiant libre à CARTE D’IDENTITÉ l’École de l’image d’Épinal, puisque j’étais déjà enseignant, pour apprendre la typographie. C’est important de ne pas passer à côté de ces gens-là. L’aventure d’Æncrages & Co démarre en 1978 sous la forme d’une revue. C’était dans quelles conditions ? J’ai lancé Æncrages & Co avec un ami vosgien, Gilbert Villemin, qui était marin. On voulait faire quelque chose autour de l’art et de la poésie. Il y eut huit numéros. Mais les poètes publiés dans la revue ont vite désiré faire des livres. En 1980 paraissait le premier titre, La Couleur des yeux de Jean-Luc Parant. Qui cumulait donc son travail de poète et d’artiste. Au début, tout était réalisé à l’école d’Épinal. C’est après le Parant que j’ai acheté une petite presse à platine et deux linotypes. La revue s’est arrêtée en 1988. Parallèlement à la publication de livres de poésie, vous organisez des performances… C’est Joêl Leick qui a lancé en 1994 au théâtre Création en 1978 de Thionville ce projet de performances, asso220 titres au catalogue ciant poésie, musique et peinture. L’idée est de 10 titres par an réaliser un livre d’artiste en public. « Les RémiTirage moyen : 500 ex niscences » sont préalablement imprimées dans Meilleure vente : Anthologie du projet MW de Robert Wyatt l’atelier d’Æncrages, et c’est au moment de la (1100 ex) lecture que la couverture et les pages du livre en Chiffre d’affaires : 30 000 e formation sont confiées à l’artiste qui intervient Diffusion-distribution : ML2D picturalement en tenant compte de la musique et de la poésie qu’il entend. Le but est de réaliser douze exemplaires en une heure. Nous organisons une performance chaque année. La dernière a eu lieu en mai à Ferney-Voltaire, dans le château de Voltaire, avec Michel Butor et Olivier Delhoume, au son de flûtes japonaises. J’aime bien combiner différents arts. Ces expériences permettent un décloisonnement des moyens d’expression. Elles donnent en même temps au livre sa véritable valeur. Nous avons apparemment quitté la galaxie Gutenberg, mais il existe encore des lieux de résistance ! Vous savez, lors du dernier Marché de la poésie à Paris, je n’ai jamais autant vendu de livres d’artistes… Associer des poètes et des plasticiens était un parti pris ? J’ai longtemps hésité entre l’écriture et la peinture. Pendant mes études, j’ai découvert l’art contemporain grâce à un professeur formidable, Maurice Besset, qui était l’ancien conservateur du musée d’Art moderne de Paris, et le légataire testamentaire de Le Corbusier. Il nous emmenait voir des expositions à Paris, notamment une grande rétrospective Yves Klein. Cela m’a marqué. Je cite toujours la formule de Paul Éluard, extraite de Donner à voir : « La poésie est un art, c’est même le premier des arts. » Je mets la poésie et les arts plastiques sur le même plan, sans hiérarchie. Le roman est tellement riche qu’il peut se passer d’images. J’ai lu Céline sans Tardi. Le fait de composer des livres avec des caractères mobiles en plomb limite aussi la longueur des textes. Soixante pages, c’est déjà énorme pour moi. Comment définir votre ligne éditoriale ? Il existe de grands écarts entre Matthieu Messagier et Charles Juliet, Luis Mizón et Jacques Rebotier… J’essaie de présenter une sorte de panorama de la poésie. Mais je ne vais pas dans les extrêmes, comme la poésie sonore type Heidsieck ou le formalisme pur type Oulipo. J’ai toujours cherché ce qui me paraît contemporain dans l’écriture. J’ai publié par exemple le Cummings où il y a des sonnets qui ne comptent qu’une lettre, là ça m’amuse, car c’est une contestation terrible du sonnet. J’aime autant la poésie de Claude Faïn, très rigoureuse, voire abstraite, si proche de celle de Jabès, que la poésie délirante de Jean-Luc Parant. Je fonctionne par curiosité, par coups de cœur. Les Zozios de Jacques Demarcq m’intéressent. Tout comme Jean-Pierre Verheggen que j’ai écouté récemment à Besançon, ou encore Antoine Emaz que j’ai découvert au festival Midi Minuit poésie à Nantes. Je découvre un auteur et j’ai envie de faire un truc avec lui. Je n’ai pas de théorie. La dimension humaine de la rencontre est importante. Les tensions idéologiques dans les années 70 m’ont plutôt refroidi. C’était l’époque des revues Change, TXT, Tel quel. De fortes personnalités. Il y avait de l’attirance, mais aussi de la répulsion. Avec Æncrages, j’ai cherché à me dégager de ces luttes-là… Moi, j’étais tendance communiste. À la fac de Besançon, la bataille au sein de l’UNEF entre communistes et trotskistes était vive. J’ai même failli me bagarrer avec Jean-Luc Mélenchon pour une histoire d’affiche (rires). « Ne mélanchons pas les torchons avec les Soviets », lui ai-je dit. Il manquait un peu d’humour… Vous travaillez plutôt avec des écrivains reconnus. Quel conseil donneriez-vous à un jeune poète ? J’ai lancé quelques auteurs : Olivier Apert, Sylvain Courtoux, Daniel Pozner. Même si certains l’oublient un peu vite. Je reçois un ou deux manuscrits par mois. Je suis même passé à côté d’un manuscrit de Christophe Tarkos et de Valérie Rouzeau… C’est souvent moi qui sollicite. Quand Bernard Noël ou Michel Butor vous font confiance, c’est tentant. Je vais réaliser prochainement un livre avec Claude Louis-Combet autour du peintre Pierre Bassard. Æncrages & Co 1, rue Faivre d’Esnans 25110 Baumes-les-Dames La parution l’an dernier de l’Anthologie du projet MW, qui réunit 80 chansons de Robert Wyatt, illustrées par JeanMichel Marchetti, était accompagnée d’un CD de Pascal Comelade. Comment est né ce projet ? Il vient de Marchetti. Quand il peint, il écoute Wyatt. On lui a envoyé le livre que l’on a réalisé avec Charles Juliet, Cette flamme claire. Voilà notre travail : peut-on avoir des textes ? Il a sélectionné seize chansons. Nous lui avons apporté le premier volume, en 1997. De cette collaboration naîtront quatre autres volumes. Sur le CD de l’anthologie, Wyatt explique son secret de composition : « écouter quelque chose qui n’existe pas ». Æncrages & Co revit pleinement depuis l’incendie. Vous avez lancé une nouvelle collection « Oculus » où les plasticiens prennent cette fois la plume. Après l’incendie, il a fallu réagir, repartir de zéro. Tout le stock a été détruit. Notre assurance couvrait correctement les expositions temporaires, mais assez mal nos actifs. J’ai estimé à 150 000 e le montant non remboursé par l’assurance. La mobilisation autour de nous a créé une nouvelle impulsion. Nous avons publié depuis une vingtaine de livres en comptant les rééditions des deux ouvrages de Philippe Claudel, Mirhaela et La Mort dans le paysage, et Kreisen/Cercles de l’Allemande Rose Ausländer. Après « Oculus », nous lançons cet automne la collection « Lyre », avec un livre d’Yves Bergeret autour de son travail avec les paysans Dogons au Mali, agrémenté d’un CD. Comment jugez-vous le travail des institutions en faveur de la littérature ? Le CRL Franche-Comté et la Drac sont très dynamiques. Le rôle d’un CRL, c’est de faire aimer le livre, non ? C’est grâce à son impulsion qu’une nouvelle structure de diffusion-distribution, la ML2D, a vu le jour en 2009. Nous sommes une vingtaine d’éditeurs adhérents, et pas seulement issus de la région. L’avenir ? Je gère Æncrages un peu comme un paysan (rires). Mon rêve est de finir comme Orange Export Ltd, lorsque Flammarion avait publié une anthologie (1969-1986) de son travail. Mais y a-t-il un âge de la retraite pour les éditeurs ? Propos recueillis par Philippe Savary LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 15 CHOSES VUES DOMINIQUE FABRE Mangues et maïs l se passe de drôles de choses sur les trottoirs à la porte d’Ivry. De mi-juillet à la pluie du 15 août on aurait dit que tout le monde déménageait autour de nous. Devant le foyer des travailleurs migrants d’en face, plusieurs montagnes de carton ! Parfois, la nuit, quelqu’un passait en ramasser qui préparait son tour dans le grand chambardement : dans toutes les rues du quartier des choses, des vieilles, des inutiles, à ramasser. À la cité Massena rouge, juste en face de chez moi, un jeune couple est arrivé. Etait-ce la crémaillère qu’ils ont fêté comme ça ? Ce soir-là elle avait allumé partout dans son appart des petites bougies colorées. En bas, sur leur trottoir, les Africaines en boubou qui font une sorte de mise en commun des repas palabraient et riaient très fort sans savoir. Deux heures du matin, le 10 août à la porte d’Ivry. Les bougies n’étaient pas toutes éteintes quand je me suis levé. Elle en avait mis aussi sur le rebord de la fenêtre. Elle fait son ménage en chantant. Elle danse toute seule. Elle va courir le soir. Elle sourit à des gens qu’elle ne connaît pas, elle est comme en villégiature à la porte d’Ivry. Toujours ces petites bougies dans l’appartement, vers le soir. J’espère qu’elle dansera longtemps dans la cité Massena rouge, et que son bonheur va durer. J’espère revoir ses bougies sur le bord, tôt le matin. I Du coup l’été dans le quartier beaucoup de gens font de la récup à plein temps. Les Asiatiques sont bien organisés, ils portent des gants en plastique et poussent des caddies du géant Massena. La plupart des autres gens utilisent une poussette, avec des cabas accrochés de partout, et une fois, dans une grande poussette de nourrice, à la place du fond, un vrai bébé dormait au milieu des vieux trésors. Gitans de la porte d’Ivry. Un peu plus rejetés qu’avant. Devant le foyer africain, des flics ont décidé d’interdire le maïs que les Maliens vendent pour presque rien, avec un entrain un peu plus excessif qu’avant, ou est-ce que je me trompe ? Dégage ton bordel, je veux plus te voir quand je reviens ! La fliquette chargée de les avertir, assez grossière au demeurant, était épaulée par deux musculeux crétins dans sa mission sécuritaire : interdire la vente de maïs grillé car elle menace Paris, la France, l’Occident ! Avec mon voisin russe du Château des Rentiers on a suggéré à la policière de désobéir, mais bon, son légendaire charme slave n’a pas fonctionné ce coup-ci, et on a vite trouvé refuge au café Pourpre, entre bavards bons à rien. 16 L E MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 Sur le boulevard Massena, un Sri-Lankais avec deux étalages, un de chaque côté du boulevard. Il s’est employé tout l’été à cavaler de l’un à l’autre, il tenait tout seul deux stands différents (son cousin est malade). Dégage de là ton truc, je veux plus le voir quand je reviens ! Retourner le carton, rentrer les fruits dedans, foncer vers le métro. Puis, quand la voie est libre, rouvrir le carton, ressortir les fruits, attendre le client qui vient, ou pas. Juste un peu plus qu’avant, on dirait. Pourquoi ? Il vend des ananas, des melons et des mangues. Les mangues sont assez bonnes, mais pas les ananas. Les melons sont moyens. Juste à hauteur des Maréchaux, au coin de la rue Nationale et de l’avenue, un homme s’est installé dehors sur la portion de trottoir vide. Il est resté là près d’un mois. Chaque jour il rapportait des choses nouvelles, sur un carton posé contre le mur aveugle, il avait écrit : ces affaires appartiennent à Michel Tamalet, Sdf, sans profession. Il écrivait chaque jour la date, puis la rayait. Ça gagnait du terrain, son trottoir, les dates de cet été. Des cartons, un réchaud, deux caddies pleins, des meubles, des couvertures, des couettes, et par-dessus les couettes, il avait installé trois grands parapluies ouverts (on a eu un été à oublier ses parapluies). Sacré Michel Tamalet. Personne ne touchait à ses possessions sur son triangle d’asphalte. Il a pourtant disparu mi-août, corps et biens. Une seule chaise est restée, vide, au point de jonction de la rue Nationale et de l’avenue d’Ivry, juste devant le terminus du tramway. Elle a encore tenu plusieurs journées sans personne pour la prendre. À cet endroit on est vraiment au beau milieu de quelque chose, mais de quoi exactement ? Pourquoi étais-je si sûr qu’il allait revenir ? Puis, elle a disparu aussi. Un été. Ils ont agrandi l’Arche des avenirs, qui est un centre d’accueil où le monde entier semble faire la queue. Le matin, après le café, les hébergés traversent la rue pour papoter en multilingue dans le square Ulysse Trepat (médecin aliéniste à la Salpêtrière), dormir encore un peu et retenter leur chance quelques heures plus tard : une nuit dans un lit propre quelque part. Files d’attente de la porte d’Ivry. Juste un peu plus longues qu’avant. En remontant l’avenue, chaque matin, l’entreprise Cegarem, au pied d’une tour où deux ou trois cents Africains font plusieurs heures de queue. Ils patientent, ressortent avec des colis, ou bien, sur un petit papier, les coordonnées d’un endroit où on trouve à s’embaucher. Ils bavardent et ils rient. On dépasse Hyper Asiat Gel et, juste après la rue du Disque, avant le magasin des frères Tang, on avance sans oser aborder le bonze qui regarde aujourd’hui la pluie, hier le temps instable, et encore avant le soleil, avec son petit tambour, sa longue écharpe orange et aucun mot. On part à la rencontre de ces gens, on gamberge sous les sophoras qui ont jauni tout le quartier, on pourra peut-être retrouver Michel Tamalet ? Ça passe vite un été à la porte d’Ivry : j’ai fait des beaux voyages sans trop bouger. Quelque part pourtant, on n’est pas mécontent de septembre, sinon, avec qui partager tout ça ? Comme quoi vous m’avez manqué. TEXTES & IMAGES Les eaux troubles LE TROP GRAND VIDE D’ALPHONSE TABOURET DE SIBYLLINE, JEROME D’AVIAU, CAPUCINE Éditions Ankama, 192 pages, 14,90 e Mac Orlan + Bofa = U-713, « mélange de chair soumise lphonse : c’est-à-dire un « tout petit machin » A qui se réveille un beau matin dans une clairière, ignorant de son identité et d’à peu près tout, et d’acier conscient », de 14-18 et de fin-de-siècle, de prose tarabiscotée et de crayon gras. egardez, mon vieux, cette belle machine. Est-ce net, est-ce intelligent, est-ce discipliné ? » C’est ainsi que le capitaine Karl qualifie l’U-713, « hyper-poisson créé par la science allemande ». Pour quoi ce sous-marin ? Il y a bien un « GRAND BUT », mais Karl ne sait pas trop lequel : « La mission que je vous confie et dont je vous sens capable de porter le fardeau est de telle importance que je ne peux vous la communiquer », dixit le Kaiser lui-même. Voilà qui n’empêche pas de torpiller « à tout hasard, ou plutôt par principe », et, ce faisant, de relever mélancolique l’étendue des ignorants – « je ne pouvais m’empêcher de mesurer l’effort qu’il nous restait à fournir pour convaincre le monde de notre supériorité intellectuelle » – et l’incurie même de la Création – « Le fond de la mer manque d’organisation », note encore Karl dans son livre de bord. Il est donc loisible de juger, et la préface de cette belle édition le fait très bien, que le récit de Mac Orlan prenait en ligne de mire sentiment national et carnages Hightech, à l’heure (1917) où l’on mesurait assez les ravages de l’un et l’autre. On peut même reconnaître, dans ce sous-marin de guerre qui vient à donner des « signes d’indépendance intellectuelle », l’ancêtre de nos Terminators, très près des modernités satiriques ou d’anticipation. Pourtant, le lecteur d’aujourd’hui est tenté de ranger l’U713 dans le magasin des expérimentations fin-de-siècle. « Dans cet étui d’acier, les hommes d’équipage soigneusement spécialisés formaient corps avec le sous-marin, occu- R pant, dans ses flancs, le rôle que des viscères peuvent jouer dans notre physiologie » : se reconnaît là certain goût très 1900 des hybrides, en même temps que celui des références (du Bateau Ivre à Marcel Schwob, en passant par Wilde et Apollinaire) et des orgies de vocables (en une page : « coeruléenne », « water-ballast », « étambot », « bouline », « balunaux », « pétrolin »). Cela fait le style Mac Orlan, et, selon Artaud, son « fascinant cachet d’irréalité presque logique » – cachet que noircit ici Gus Bofa, considéré désormais comme l’un des illustrateurs majeurs du XXe siècle. Le terme d’illustration est trompeur : le livre ressemble davantage à une création à quatre mains, Bofa suivant son propre fil d’images et de légendes, ajoutant ici un dentiste « dont il n’est pas parlé dans le texte », là un « poisson-moche » inédit. Fantastiques créatures, silhouettes toutes de vanité ubuesque, cela s’agence librement et à un texte non moins incontrôlable, nouvelle hybridation qu’on peut encore parer de curieuses parentés biographiques : les deux auteurs sont tous deux revenus blessés des tranchées, tous deux connus sous des pseudonymes (Gustave Blanchot dit Gus Bofa, Pierre Dumarchey dit Mac Orlan), ont tous deux habité (presque) la même portion de temps terrestre (1883-1970 pour l’un, 18831968 pour l’autre). Gilles Magniont hors ce que lui a enseigné un mystérieux géant, « le Monsieur ». Mais ce Monsieur juge bien vite Alphonse mal élevé, et l’abandonne à sa clairière. De là ces presque deux cents pages – où notre héros rudimentaire découvre la liberté, l’ennui, son reflet dans l’eau (« Esnohpla »), la solitude et le « chagrin du vide de tout », un hobby qui remplit ce vide et finit par susciter une « crise d’enthousiasme », mais l’ennui encore, puis « être tout seul à deux », puis l’amour parfait, mais « l’ennui qui s’est installé », etc. Errances, attentes, perplexités, rencontre de divers « je-ne-sais-quoi » : c’est un peu Alain Souchon qui rencontre Vladimir et Estragon, cela tient évidemment du récit initiatique parsemé d’attachantes naïvetés de langage. Si ce genre d’album jeunesse a déjà ses étoiles, Alphonse et son TGV échappent heureusement au Claude Ponti bis, par la grâce notamment de la très inventive composition des planches : insertion originale des dialogues (Capucine pour le lettrage), exploitation subtile du noir et blanc (Jérôme d’Aviau pour le dessin), pages tour à tour muettes et bavardes, vastes panoramas, rétrécissement soudain du champ, ribambelle de petites cases narratives, réduction du trait et fouillis de décors, toute cette science de l’alternance et des univers graphiques sert au mieux les motifs du plein et du vide qui sont au cœur du livre. Et quand celui-là se referme sur la réplique « Et moi, je vais essayer par ici » (Sibylline pour le texte), jolie clôture en demi-teinte qui déjoue les morales univoques, la tentation est grande de refaire ce bout de lecture en compagnie d’un petit machin. G. M. U-713 OU LES GENTILHOMMES D’INFORTUNE DE PIERRE MAC ORLAN ET GUS BOFA Éditions Cornélius, 156 pages, 19 e LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 17 Alphabet madman DOSSIER CLARO Écrivain, traducteur et éditeur, Claro publie en cette rentrée CosmoZ, un des livres les plus impressionnants de ces dernières années. Le fruit de toute une vie consacrée à la littérature, comme arme créatrice de soi-même. Pour devenir ce que l’on est. uteur de livres singuliers qui brassent dans des styles mais publier, ma mère était une grande lectrice qui m’a fait lire des toujours différents des corpus hétérogènes, traductas de choses. » Un « culte de la littérature » alimenté par l’amitié teur inspiré de grandes voix de la littérature anglode son père avec le poète algérien Jean Sénac (assassiné en 1973). saxonne (de Rushdie à Pynchon, en passant par Co« Mon père était fou de Baudelaire et m’a fait découvrir la poésie du oper, Vollmann ou Danielewski), membre du XIXe siècle. » comité de rédaction de la revue Inculte et codirecteur Les premières lectures sont maternelles et romanesques : « ma mède la collection « Lot 49 » aux éditions du Cherche-Midi, Claro est re m’a vite fait découvrir les grands auteurs de la science-fiction, des un ogre. Un ogre dévoreur de livres, ce qui le rendrait proche d’être choses plus intéressantes que Jules Verne que je lisais, car Jules Verne, cannibale tant le bonhomme semble constitué lui-même des milc’est très mal écrit. J’ai donc découvert le roman sous l’angle de l’imaliers de livres lus. Pour la deuxième fois depuis son premier roman ginaire le plus débridé. » Ajoutez à cela qu’elle aimait lire à voix paru en 1989, Claro fait partie des auteurs de la rentrée. haute : « je ne conçois pas l’écriture sans une pratique orale de la lecLe Parisien (il est né dans le Val-de-Marne en 1962), passe ses vature. » Et jeune lecteur, le gamin souhaite écrire de la S.-F., évicances estivales à l’ombre de la croix de Lorraine qui marque à demment. Colombey-les-deux-églises le mémorial Charles-de-Gaulle. En réaÀ 11 ou 12 ans, il reçoit un beau cadeau de son père : une machilité, l’ombre n’atteint pas le hameau perdu à quelques kilomètres ne à écrire Brother Deluxe qui le fascine. Il écrit donc des romans de là, où avec sa femme Marion et les frères de celle-ci, il a acheté « nullissimes » entre 11 et 15 ans. Des manuscrits de S.-F. et de il y a une quinzaine d’années la maison d’un fermier… et de ses fantastique qu’il donne à relier à sa grand-tante dont c’était le vaches. Depuis, l’auteur de Madman Bométier. Quel genre d’histoires ? « Des récits vary retape la demeure, loin des bruits de possiblement navrants : l’histoire de la mort « Artaud est resté la capitale qu’il retrouvera quelques jours réfugiée dans un arbre qui refuse de gratifier comme une conscience l’humanité de mille décès. On arrivait vite à après la sortie de son livre. L’homme porte barbe noire et yeux de une situation de surpopulation qui a fait que morale. Son refus des même ; les idées peut-être aussi si l’on se les gens venaient la supplier de reprendre son fie à l’adage qui voudrait que l’humour travail pour assurer un équilibre normal. » origines, de la cellule soit la politesse du désespoir. Un humour Plus tard, l’une de ses sœurs lui fait découservi aussi bien par un verbe rapide qu’un vrir Rimbaud. À 15 ans il jette le roman aux familiale, est quelque clavier agile. Mais à le lire, nulle trace orties, et bonjour, bonjour la poésie. d’idées sombres : au contraire le désir et chose que j’ai pris au On est en Champagne, on se croirait à Épil’énergie ensemencent ses livres d’une pronal : le tableau vire au chromo. L’enfance et se aux accents multiples, gourmande, élec- pied de la lettre ». l’adolescence ont-elles réellement été aussi trique, ludique et érigée comme un golem. idylliques ? « Non, il y a eu des côtés plus Jusqu’en 2001, année de parution de sa sombres aussi. Mes parents, quand j’étais en traduction de Furie de Salman Rushdie (Plon), Claro s’est appelé seconde sont allés s’installer à Paris, nous laissant vivre seuls en banChristophe Claro. On ne sait à quel champ d’honneur le prénom lieue, moi et mes sœurs. » On essaie d’imaginer trois lycéens rendus est tombé. « Ça n’a pas d’intérêt. Mais depuis, je m’appelle seuleautonomes par les aléas de la vie… ment Claro. » Sa femme l’appelle ainsi, sa fille (espiègle comme si En première, il se « lâche au niveau littérature. Je lisais tout, mais l’espièglerie était génétique) également, alors va pour Claro et de façon didactique. Je prenais une sorte d’abécédaire de la littératunous voilà tous, lecteurs, ses intimes. re française et je lisais dans l’ordre chronologique de ce qu’il fallait liDès son enfance à Chevilly-Larue, les livres sont là. Troisième et re. » Les Grecs, puis le XVIe siècle, puis le XVIIe et jusqu’au XXe. dernier enfant d’une famille qui comptait deux sœurs, nées un et Au lycée de Fresnes, Claro trimballe des lectures peu communes. deux ans avant lui, il semble grandir dans un roman de Laurent Sa sœur lui a donné une liste de livres dans laquelle figure L’AntiMauvignier : le père travaille dans les assurances, la mère cesse Œdipe de Deleuze et Guattari. « J’ai acheté ce bouquin en 1978. » toute activité professionnelle le temps d’élever les enfants puis Retenir la date de cette lecture en dit long sur l’importance qu’eltravaillera dans une maison d’édition juridique à Paris. À ceci le eut, qu’elle a encore. « Je n’avais pas les outils philosophiques près que toute la famille témoigne d’une véritable passion pour le pour comprendre, mais le livre m’a fait une impression vraiment molivre et la littérature : « mon père a toujours écrit de la poésie sans janumentale et m’a servi de vade-mecum. Le livre évoque Beckett, Ar- A 18 L E MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 taud. Je ne connaissais pas Artaud, donc je suis allé l’acheter et je suis tombé dedans. Je pense que ça a été ma plus grosse lecture formatrice. Je n’ai pas de souvenir de moi en première où je ne me trimballe pas un livre d’Artaud, je m’étais même confectionné un petit sac au format Gallimard pour y mettre tout le temps un titre d’Artaud. » Peu porté sur le champ de la religion ou de la foi, Claro n’usera pas du terme de « révélation ». « Avec Artaud, j’ai compris alors que les raisons pour lesquelles j’étais attaché à la littérature et pour lesquelles j’allais le rester n’étaient pas gratuites. Ce n’est pas un jeu. Ce n’était que dans l’exploration du rapport corps/langage que je pourrais comprendre comment ça marchait. Artaud est resté comme une conscience morale. Son refus des origines, de la cellule familiale, la nécessité de tout couper, est quelque chose que j’ai pris au pied de la lettre ; ça m’a aidé à faire une coupure avec ma famille, ses origines. Je ne me suis jamais senti concerné par l’origine. J’ai toujours préféré le concept deleuzien du “devenir”, c’est quelque chose qui est à l’œuvre dans tout ce que je fais : comment on devient ce qu’on est. » Lecture d’Artaud appuyée par la lecture, la relecture et les annotations portées à L’Anti-Œdipe puis au tome suivant de Deleuze et Guattari, Mille Plateaux qui « a été mon fil directeur. » Dans la foulée il lit Guyotat dont il va suivre toutes les publications, puis Céline qui aura aussi son importance. Si, vivant seul à Fresnes son année de terminale, il se laisse aller à une vie passablement dissolue, à peine entré en hypokhâgne au lycée Lakanal de Sceaux, il comprend qu’il ne pourra pas « passer mes soirées à picoler. J’ai adoré la prépa, parce qu’on te filait des bibliographies monstrueuses qu’il fallait avaler en un ou deux mois. J’avais deux ou trois ans pour me structurer et combler mes lacunes. » Il passe en khâgne sans le désir de devenir prof, échoue au concours, redouble, mais délaissera quelque peu les cours de sa troisième année à Lakanal : « ce que la prépa m’a enseigné, c’est la rigueur. Apprendre à lire et à lire vite. J’avais besoin de comprendre la méthode pour faire ce que j’avais à faire. Mon projet n’était pas de m’habiller en noir et d’aller déclamer sur des tombes. Je voulais mener à bien mes recherches, mais sans projet professionnel. » Il abandonne khâgne, s’inscrit à la Sorbonne où la littérature n’est décidément pas contemporaine. Déçu, il abandonne les bancs de l’Université pour travailler, en 1983, à la librairie Mots et Images, sise place Saint-André des Arts, « pour LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 19 DOSSIER CLARO être en contact avec ce qui s’écrivait alors ». S’il connaissait déjà bien bliera, en 2002. « J’étais tombé amoureux de la traduction, et je ne les livres, il y rencontre l’édition. Il découvre ainsi les éditions lisais plus que de la littérature américaine, mais je ne pouvais pas lâP.O.L qui viennent de publier Emmanuel Carrère. Chaque soir, il cher la correction pour ça, puisque ça ne marchait pas assez pour en rentre chez lui avec une dizaine de livres à lire, à démonter pour en vivre. J’envoyais des CV partout et j’ai eu du bol : j’ai rencontré comprendre le fonctionnement. Il travaillera là jusqu’en 1985. Jean-Baptiste Baronian qui travaillait à l’époque au Fleuve Noir où L’année précédente il a écrit un « premier roman » dont il a enil voulait monter une collection de polars atypiques. Il m’a donné des voyé le manuscrit aux éditions de Minuit : Jérôme Lindon lui traductions à faire : un livre par mois à traduire. Là j’ai vraiment conseille de ne pas publier ce livre, mais de lui envoyer le proappris à travailler en méthode : ne pas attendre trois jours pour m’y chain manuscrit. « J’ai persisté et j’ai trouvé les éditions Arléa. mettre, faire tant de feuillets par jour et ne jamais déroger à la disciC’était à l’origine une librairie de livres anciens, « “Les Fruits du pline. Ce fut une belle école. » Il enchaîne des traductions « aliCongo” que je fréquentais et qui était dirigée par Claude Pinganaud. mentaires », dont celle des mémoires de Margaret Thatcher, « déJe claquais toute ma paye en éditions originales. Caude Pinganaud couvre avec le métier d’éditeur, le rôle (non rétribué) de passeur qui m’a fait découvrir toute une littérature des années 50. C’est un pascherche le bon éditeur, le harcèle. J’ai mis six ans pour trouver l’édisionné de cuisine et de vins aussi et il m’a ouvert sur plein de choses. teur français de Vollmann : Brice Matthieussent. À partir de là, mon Quand j’ai su qu’il montait sa structure éditoriale, je lui ai amené travail de traducteur a changé. » Claro devient une signature de la mon manuscrit et il m’a donné très vite une réponse positive. » traduction, sans pour autant parler très bien l’anglais… Ezzelina est le septième titre des éditions Arléa. Le livre sort Au Fleuve noir, avec Jean-Baptiste Baronian, il s’occupe d’une quelques jours après la mort de son père. « Il a eu le temps de voir collection (sans nom) dédiée au polar français. Il y publiera son les exemplaires sortis d’imprimerie sur son lit d’hôpital ; ça a été une Éloge de la vache folle en 1996, « un livre ni fait ni à faire », rit-il. espèce de passation de pouvoir symbolique… Il a aimé le roman. Sa L’année suivante il inaugure avec Livre XIX le catalogue des édimort a été brutale. » tions Verticales et son projet global : raconter l’histoire depuis le En 1986, Claro obtient un poste de correcteur pour les éditions du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui par les chemins multiples de la litSeuil, « ce qui me permet de rester en contact avec ce qui se publie au térature. Succéderont Chair électrique qui mêle la vie du magicien jour le jour ». Depuis cette époque, il lit rarement pour le seul plai(déjà un magicien) Houdini et l’invention de la chaise électrique, sir et « aujourd’hui je finis rarement mes livres : Madman Bovary qui s’ancre dans le je lis un livre pour savoir comment il fonctionne roman de Flaubert, CosmoZ donc Chargé de corriger les et une fois que j’ai compris comment il est fait, qui ouvre l’exploration du XX e j’ai tout de suite envie de passer à un autre. Mê- épreuves de L’Arc-en-ciel siècle de feu et de sang. me pour une traduction, je lis rarement le livre en Débutée en 1989, l’écriture de de la gravité de Pynchon, Livre XIX lui prend quatre années. entier avant de me lancer dans sa traduction. » Justement, sa première traduction, il l’a faite il le manuscrit à P.O.L qui il outrepasse sa mission. Ille propose y a vingt ans tout juste. Chargé de corriger les refuse. Il est alors un grand lecépreuves de L’Arc-en-ciel de la gravité de Pyn- Commence ainsi une vie teur d’Hubert Lucot, des poèmes chon qui doit ressortir au Seuil (après une prede Dominique Fourcade ; « j’ai toumière édition chez Plon), il outrepasse sa mis- de traducteur. jours estimé que la littérature devait sion, compare le texte français à l’original, être expérimentale. » Ami d’Yves Panote ses désaccords avec la traduction de Migès de longue date, ce dernier lui chel Doury et révèle des passages manquants. Denis Roche le fait rencontrer Bernard Wallet qui souhaite monter les éditions convoque pour lui annoncer qu’il est viré en tant que correcteur, Verticales. Prières d’exhumer d’Yves Pagès et Livre XIX lancent mais lui demande de faire une fiche de lecture sur Kilomètre zéro donc les éditions. « J’étais persuadé d’avoir écrit un très bon livre, et de Thomas Sanchez. « Je ne savais pas ce qu’était une fiche de lectuj’ai essuyé les plâtres dans les grandes largeurs. Ils n’ont pas dû en re. J’ai fait une analyse deleuzienne du livre, ce qui a dû atterrer le vendre 500 exemplaires : ça a été assez dur à vivre. Mais ça remet les comité de lecture, et je leur ai traduit une dizaine de feuillets, ce qui choses à leur place : je sais qu’avec le genre de livres que j’écris je ne m’était pas demandé. Denis Roche me propose alors de traduire le n’aurai jamais un grand succès. » livre moi-même. Je refuse, n’étant pas traducteur, me considérant nul En 2002, alors qu’il vient de traduire le monumental La Maison en anglais. Il me laisse l’été pour y réfléchir. » des feuilles de Danielewski, Jérôme Schmidt et Mathieu LarnauÀ nouveau, on laissera le terme de révélation dormir dans le cordie le contactent pour figurer au sommaire d’une nouvelle revue : pus religieux. Il n’empêche, l’été est propice à la germination : se Inculte. Ce n’est que trois numéros plus tard qu’il se rendra rappellent à lui les souvenirs de l’adolescence, de son premier compte qu’ils l’ont mis d’office au comité de rédaction. Il publiedisque acheté, un album des Beatles, qui nécessite l’acquisition ra, aux éditions éponymes, son Clavier cannibale, recueil de textes d’un dictionnaire anglais-français pour traduire les paroles des autour de la traduction, l’écriture, les Américains… Inculte, Clachansons. Ce qu’il fera pour cinq ou six albums, et même, un ro se lie d’amitié avec Mathias Enard et c’est presque tout natupeu plus tard pour une pièce d’Edward Albee. Au retour de l’été, rellement que CosmoZ sort chez l’éditeur de Zone : « Bernard il accepte donc la proposition de Denis Roche (« quelqu’un qui a Wallet parti de Verticales, je me retrouvais dans la situation d’être énormément compté dans ma vie ») et traduit donc Thomas Sanpublié par Yves Pagès mon meilleur ami, ça me posait un problème. chez. Commence ainsi une vie de traducteur. Je voulais aussi changer d’horizon et comme j’avais travaillé avec « Du coup, en bon ex-khâgneux très laborieux, je me suis passionné Marie-Catherine Vacher pour la publication de quatre Vollmann, je pour la littérature américaine, notamment pour les post-modernes, connaissais la qualité de son travail chez Actes Sud. » Pynchon, Coover, etc. et notamment Le Courtier en tabac de John Cet automne, dans la collection « Lot 49 » qu’il codirige avec ArBarth, un roman énorme que je propose à Denis Roche qui accepte naud Hofmarcher, Claro publiera un roman de Richard Gross(1200 feuillets écrits dans la langue du XVIIe siècle). » La traduction man, grand pote du regretté Raymond Federman : The Alphabet achevée, la publication est repoussée, puis finalement annulée. Ce Man. Ça pourrait être l’autre nom de Claro : l’homme alphabet. n’est que plusieurs années après que le Serpent à plumes le puThierry Guichard 20 L E MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 En chair et en Oz Inversant le processus féerique du Magicien d’Oz qui envoie une gamine du Kansas dans le fabuleux pays des Munchkins, Claro téléporte les personnages du conte de Frank Baum vers le monde réel. Une manière ébouriffante d’envisager la première moitié du XXe siècle. u visage du premier enfileur de perles qui persistera à dire que la littérature française (malgré Senges, Audeguy, Rolin, Deville et tant d’autres) est anémiée autour du nombril de ses auteurs, vous pourrez lancer les cinq cents pages de CosmoZ. Si ça ne l’assomme pas, ça fera de lui un ami. Car, au risque de paraître péremptoire, disons-le tout de go : CosmoZ est une œuvre magistrale dont on souhaite que chacun la rencontre. Porté par une langue en perpétuelle éruption, le roman ravit au sens où il transporte son lecteur comme la tornade le fait de Dorothy dans le conte de Baum et le film de Victor Flemming (1939). « La tornade arrive vite, trop vite, et Dorothy s’appelle toujours Dorothy mais le nom des choses qui forment le lexique de son quotidien n’est déjà plus le même, la botte de paille ne s’appelle plus botte de paille mais éclaboussure, démence, effusion ; la porte de la maison n’est plus une porte mais un abîme vertical qui se rebiffe puis file dans les airs (…) ». On verra qu’au terme du livre, le monde, du côté de Los Alamos, aura perdu le sens de tout lexique… La langue, ici, tient donc lieu de tornade, et va transporter Dorothy, Oscar Crow l’épouvantail sans cerveau et Nick Chopper le bûcheron en métal du conte au cœur des tranchées et des Ardennes où la première sera envoyée comme infirmière, le second commotionné par la chute d’un obus qui démembrera le troisième. « Il avait vu un sergent parler à un rat pendant des heures, tandis que l’animal se repaissait de ses tripes, encore vaporeuses sur ses genoux laqués de givre. » Avec les jumeaux munchkins Avram et Eizik, devenus de ce côté-ci du miroir deux nains de foire à la mode Barnum, nos héros vont éprouver dans leur chair la déliquescence du monde moderne : la guerre, la montée des racismes évoquée par l’implacable description d’un congrès d’eugénistes américains, la bombe atomique dont l’explosion va clore les (més) aventures de Dorothy de la même façon que la tornade les avait débutées. Si le roman excelle à tendre des lignes parallèles entre le conte de Baum et l’Histoire, à les sectionner par des faits historiques avérés A (relisez le livre avec Google à por- La langue mêmes chansons ici que làtée de souris pour saisir le travail bas, « over the rainbow ». de documentation que cela suppo- agit comme Si la charge est forte, au se), il vaut plus encore pour la d’en être terrifiante un aimant. point langue qui le traverse. Ou devraitquand on songe que parfois, on dire les langues, tant les variations, du co- le discours d’un chef d’État à talonnettes rémique au tragique, du il au je, du lyrique au sonne étrangement avec celui de l’eugénisme ténu, irradient la lecture. Virtuose d’une rhé- américain de l’entre-deux-guerres (par ces torique qui ne récuse aucune de ses formules, « bouches que déforme la peur de soi, du soi bâClaro tire son lecteur de surprises en plaisirs. tard blotti dans le soi policé »), elle n’apparaît Il jointe des pans entiers du réel aussi hétéro- jamais comme un objectif du roman. La gènes que l’élevage des poules (où l’on voit : langue, ici, n’est pas un instrument pour ra« la sotte geline (…) qui trottine comme si le conter des histoires : elle est un aimant qui rasvent la giflait des deux côtés à la fois (…), la semble autour d’elle les grandes forces d’un Hambourg, dorée, (…) qui pond comme Socra- siècle occupé à se brûler. te doute »), la chirurgie plastique, le monde Le roman n’en est pas moins excitant par la des freaks, Hollywood, Walt Disney, l’avia- jouissance que ses inventions procurent : des tion publicitaire, l’horlogerie qui voit, avec la métaphores inattendues, des images surprePremière Guerre mondiale les montres à bra- nantes (« nous signons (…) d’une encre qu’encelet détrôner celles à gousset qui « se sont ré- vierait la plus vaniteuse des seiches »), des collivélées trop fragiles (…) : les reptations au fond sions sémantiques créatrices de sens. Ainsi, des tranchées avaient vite eu raison de leurs déli- évoquant la vie à Auschwitz d’où aucun des cats mécanismes. Les soldats eurent donc l’idée deux nains jumeaux ne reviendra : « Oh la de les attacher à leurs poignets ». Il poussera poésie nous restait sur l’estomac, comme une son exploration jusqu’au cœur d’Auschwitz, pierre. Et là-bas, à Auschwitz, certains en avadévoilant le sort des enfants qui s’y entassè- laient. C’est pour dire, se tait Avram. » rent et dont les ombres font un écho lugubre On en reste bouche bée. à la joie colorée des Munchkins dans le film T. G. de Flemming. On ne chante pas tout à fait les COSMOZ Actes Sud, 484 pages, 22,80 e LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 21 Jouissance DOSSIER CLARO du nouveau Des phrases inouïes, des formes inventées, des mécaniques huilées à la rhétorique la plus folle, teintées d’humour et chromées par toutes les nuances de la langue : quand Claro soulève le capot de sa machine d’écriture c’est un V12 qu’il dévoile. Puissance, nervosité, souplesse. De quoi voyager vite et loin. crivain à l’œuvre protéiforme, Claro parle de la littérature comme si elle était l’air qu’on respire. Il ne cherche pas ses citations, n’hésite pas : son flot de parole, plus fluide que lorsqu’il s’agit de parler de sa vie, prend les questions qu’on lui pose comme un skieur efface les piquets rouges et bleus d’un slalom olympique. La pensée file vite rebondissant sans cesse sur des saillies humoristiques qui tentent d’atténuer toute sacralisation du geste d’écrire. On en oublie les tentatives de la chaleur d’août à se faire canicule, on en oublie l’heure et que le soir arrive. Il faudra poursuivre et passer de l’oral à l’écrit, mais aussi bien, on pourrait l’interroger sans fin. É On est frappé par la diversité stylistique et thématique de votre œuvre romanesque. En outre, vous traduisez différentes langues singulières (celle de Pynchon, celle de Rushdie, celle de Vollmann, etc.). Si, chez Pynchon, la paranoïa joue le rôle de moteur littéraire, ne serait-ce pas une forme de schizophrénie qui anime vos différentes écritures ? La « schize » – si l’on veut bien réinjecter un peu de ludisme dans le terme… – est à la fois partition et moteur. Partition, parce qu’il faut une méthode pour éviter que se chevauchent des régimes d’écriture différents. Ce qui doit passer, transiter, migrer, quand on passe d’une traduction à l’autre ou de la traduction à l’écriture, ce ne sont pas des images rémanentes de style, des motifs, mais des formes d’énergie. Donc, il faut non seulement opérer une arborescence entre les tâches, mais faire en sorte qu’il n’y ait pas contamination mimétique tout en permettant des transferts de flux. Autrement dit, et plus simplement, éviter le plagiat mais profiter de la vague. Traduire est une forme de gymnastique, qui permet de tester des mouvements inédits, d’essayer des postures moins évidentes. De même, l’écriture régénère et assouplit le rapport au texte. Le Schizo et les langues de Wolfson pourrait être lu comme une métaphore du travail d’écrivain-traducteur… Dans cette variété des livres que vous avez écrits, il y a un polar. Que vous a apporté l’écriture d’Éloge de la vache folle ? J’ai toujours été ulcéré par le côté pompeux de ce que j’écrivais, qui venait d’une difficulté à introduire le poétique dans le romanesque. Le poétique arrivait avec ses pompes… Le passage par le polar m’a montré que je pouvais assouplir mon écriture, essayer 22 L E MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 d’autres choses. C’est à partir de là peut-être que j’ai commencé à changer. Et, j’ai découvert que ce que j’aimais dans la vie, c’était l’humour et que jusqu’à l’écriture de l’Éloge de la vache folle je m’étais interdit d’en mettre dans mes livres. Le polar a commencé à assouplir les choses. Ce sont souvent les livres que l’on considère comme mineurs dans son parcours qui débloquent les nœuds. Un écrivain considère toujours que ses livres sont ratés… Mais c’est intéressant d’essayer de voir en quoi ils le sont. Vous êtes très présent sur le net, via un blog (Le Clavier cannibale) et Facebook : cette production considérable de textes marque-t-elle une sorte de boulimie d’écriture, un besoin organique, physique, vital d’écrire ? Je ne sais pas si on peut parler de besoin. Plutôt de désir. L’intérêt de ces diverses pratiques, c’est qu’elles permettent des variations du principe d’écriture : formats différents, pérennité variable, etc. Le clavier est cannibale, par essence : il y a non seulement le plaisir de la frappe, physique, musical, aérien, mais aussi cette nécessité de ne jamais rompre le rapport à l’écrit, sous quelque forme que ce soit. Parce que l’écriture est un devenir permanent, j’y vois un champ d’existence plus que palpitant. C’est une mise à l’épreuve, un éprouvement du soi à venir incessant. Le fantasme aussi d’être en adéquation dynamique avec ce qu’on devient, de ne plus faire qu’un avec le geste tabulateur. Dans le livre Le Clavier cannibale, vous citez Proust pour dire que la volupté passe par l’étrangeté. Le confort et la consolation passeraient eux plutôt par le retour du même (la ritournelle) qui explique le succès de certains livres dans lesquels le lecteur n’est jamais perdu. Viser l’étrangeté, n’est-ce pas un travers des vieilles avant-gardes ? Je ne sais pas si les vieilles avant-gardes nous ont légué certains travers, mais si « viser l’étrangeté » en fait partie, alors je veux bien de cet héritage, à condition toutefois de moduler le projet. Il ne s’agit pas de se lancer dans une chasse à l’interlope, mais à mon sens, de produire un texte qui soit à la fois autonome structurellement (qui n’emprunte pas sa forme à des gabarits préexistants) et pertinent organiquement (qui fonctionne avec les autres textes et le fantasme historique). Est-ce un travers ? J’aurais mauvais jeu de conspuer l’idée de transversalité… Je ne connais pas de projet plus excitant que celui qui consiste à « produire de la volupté », ce qu’était censé faire le Dieu de Spinoza, après tout. Vous désignez vos livres comme étant des livres-machines. Ça fait penser autant au structuralisme (qui voulait que le texte mette en place une sorte de mécanique productrice de lui-même) qu’à Mason et Dixon de Pynchon que vous avez traduit et qui évoque la science des automates. D’où vient ce désir de construire des livres-machines ? C’est une réflexion philosophique qu’on trouve notamment dans Deleuze : quelqu’un ce n’est pas juste une psychologie produite par le triangle œdipien ; c’est une personne en devenir et aussi traversée par multitude de choses. On n’est pas un noyau stable, on est traversé par des courants de l’histoire, par des éléments du langage. C’est une façon plus positive, je trouve, de voir l’être ; on ne fait que se machiner à plein de choses, on se machine au fait d’être père, d’être époux, d’être ami etc., on n’est jamais la même chose. Ça permet d’évacuer la psychologie qui est le grand fantasme du roman bourgeois. Le biographique ne m’intéresse pas, et je n’en ai pas besoin pour faire tourner la machine. Je trouve plus intéressant de considérer le devenir. Parce qu’au final, ce qui est le plus important pour moi – et ce qu’un roman doit être –, c’est l’aventure d’une langue. La littérature, c’est toujours mettre la langue à l’épreuve de toutes ses forces : comment on décrit un champignon atomique, comment une tranchée, etc. Sans tomber dans le cliché. Le cliché est toujours là : tout a été déjà écrit, il y a toujours une façon préprogrammée de décrire les choses, une écriture déjà-là et c’est très difficile d’en sortir. Il me semble que l’écrivain a deux choses à faire : éviter le cliché qui vient facilement avec la narration d’autant qu’elle aborde des sujets éculés (adultère, déchéance familia- le, etc.) qui charrient un corpus de textes, d’expressions toutes faites ; et se méfier de son propre style. Ça c’est terrible : pour un premier livre, tu mets au point une écriture très personnelle. Elle fonctionne au deuxième livre, mais un peu moins. Parce qu’il faut que l’écriture bouge si tu conçois bien sûr chaque livre comme un objet, une machine différente. Sinon l’écriture devient un style et tu te parodies toi-même. C’est le paradoxe de l’écrivain : il se battit une écriture, mais après il doit se battre contre elle. Tous les écrivains le sentent quand ils commencent à se parodier. Ils abordent une scène, une réflexion, et à l’avance ils savent comment ils vont l’écrire, comment ça va fonctionner. C’est un peu embêtant, parce qu’au bout d’un moment, l’écriture ne peut plus rien générer. Il faut toujours faire bouger les choses. On n’est pas forcé de changer radicalement de style d’un livre à l’autre, mais il faut se déplacer. Un écrivain comme Patrick Deville, par exemple, a changé du tout au tout en passant des éditions de Minuit aux éditions du Seuil. Il a eu besoin de se renouveler. Le pire ennemi de l’écrivain, c’est son style. Tu n’écris pas pour faire carrière, tu écris pour un livre qui va voyager un peu entre les lecteurs. C’est le livre qui est censé créer des lecteurs, pas l’auteur. On est là à l’opposé de la pensée dominante qui veut qu’un écrivain trouve sa voix et ses lecteurs… Peut-être que Modiano c’est toujours génial, mais globalement c’est toujours la même voiture et elle commence à être patinée. Ce qui se passe, c’est que l’écrivain commence à se faire une idée mentale de son lectorat et se met à écrire pour lui, inconsciemment. Mais ça fait des censures. Pour moi, le livre n’a pas de lecteurs à l’origine. C’est lui-même qui va fabriquer son lecteur. Le lecteur ne sait pas ce qu’il va y trouver et il doit apprendre à lire chaque livre. J’aime bien qu’un LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 23 DOSSIER CLARO lecteur de mes livres ne sache pas comment faire et que ce soit la lecture qui le lui apprenne. Quand tu commences à lire Proust, tu commences à apprendre une langue. Mais Proust ne changeait pas de style d’un livre à l’autre… Non, mais si tu passes de Balzac à Proust ou de Proust à Balzac, tu réapprends une autre langue. J’aime cette idée deleuzienne selon laquelle on écrit une langue étrangère à l’intérieur de la langue maternelle. Un livre est un objet pour lequel je dois créer une langue, non pour le seul plaisir de changer, mais pour qu’elle soit adaptée à l’objet et pour ne pas marcher sur mes propres traces. Son écriture, on peut l’analyser : on a quand même différentes façons de faire des métaphores ou de les refuser, de faire des phrases longues ou des phrases courtes. Si tu vis juste avec une langue acquise, un peu comme dans la traduction, tu vis avec un lexique assez réduit, des audaces grammaticales limitées. Tu peux t’en contenter et faire de petites variations, c’est une autre conception de la littérature. Ça marche quand l’objet ne change pas : l’écriture atypique d’un Chevillard y parvient. Vous usez d’une palette rhétorique très étendue à l’opposé d’une littérature « blanche ». Comment travaillez-vous cette rhétorique ? L’écriture est, avec le sexe (et sans doute la cuisine), une des façons les plus excitantes de dire/faire plusieurs choses à la fois. Ce que j’aime, dans le déroulé d’une phrase, c’est quand elle parvient à un équilibre, certes instable, entre musicalité, cacophonie, auto-réflexivité et ligne de fuite. J’aime aussi cette idée que la phrase (ou le paragraphe) soit conçue comme un « événement » – autrement dit, quelque chose d’à la fois dynamique et pluriel. On peut dans le même mouvement prolonger l’élan diégétique, activer le nerf zygomatique du lecteur, produire une émotion inédite à partir d’un objet a priori distancié, relancer la donne de la lecture, etc. Mon goût pour l’énoncé « feuilleté » est certainement lié à mes lectures, lesquelles me poussent vers une littérature de l’excès, une prose gourmande, cannibale, où l’expérience se vit à plusieurs niveaux. Une prose est avant tout l’expression d’une physique de la langue, et à ce titre elle est en bonne partie instinctive, aucune « note préparatoire » ne peut en conditionner la tension sinusoïdale. Et puis c’est le texte aussi, bien sûr, qui dicte ses propres régimes d’écriture, d’énonciation, c’est son projet global et organique qui permet de produire des enchaînements imprévisibles, par relance, association, dépliage, etc. Les anciens sont toujours les fantômes de demain. De même le corpus lexical aborde chez vous des champs très variés (scientifiques, philosophiques, lettrés, populaires…). Doit-on y voir une défense de la langue française par l’utilisation de tout le lexique ? Là encore il s’agit à la fois d’une histoire littéraire personnelle (découverte de Lautréamont, des post-modernes américains) et d’un besoin de se coltiner à cette fabuleuse farce qu’on appelle le réel, et qui est constitué d’une meute de langues, de sociolectes, d’idiolectes, de jargons, tous visant à des effets de réel plus qu’à une reconstitution en décor naturel. Bien sûr, tout jargon, aussi 24 L E MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 obscur ou technique soit-il, contient une intensité poétique plus ou moins latente, surtout quand on le retravaille de l’intérieur. Écrire, c’est bien souvent, et nécessairement, intervenir sur des langues déjà existantes. On appréhende le monde par ses babils. On fait bégayer les langues, on les pince, les mord. Plus le projet global du livre est vaste, plus le recours à des « infra-langues » est requis : l’humour peut y gagner autant que l’indécrottable penchant à l’instruction qui est un des apanages du roman. Bien que certains de vos livres s’appuient sur l’Histoire (Livre XIX) ou une œuvre ancienne (Madman Bovary), d’autres comme Black Box Beatles affichent une modernité revendiquée. Et un livre comme Enfilades mêle dans ses différentes voix, le classique au résolument moderne. Quelle importance accordez vous à l’injonction d’être « résolument moderne » ? S’il faut reprendre un mot d’ordre poétique, je préférerais celui qui veut que « la poésie doit être faite par tous » – en ce sens, je pense que la fiction a tout à gagner en se branchant sur le flux poétique, qui lui permet d’éviter l’enlisement dans le terreau ro- manesque. La question de la modernité n’est donc pas à situer sur le terrain, mouvant, du rapport au réel (sinon, comme disait Pierre Senges, le grand roman réaliste parlerait de marins chinois puisque la terre est essentiellement constituée d’eau et que les Chinois sont majoritaires…), mais du côté du rapport à la langue. Dès qu’on sacrifie à une écriture dite « en prise » sur le réel, en accumulant les effets de manches naturalistes, on loupe l’essentiel : les puissances du faux et la violence à l’œuvre dans toute escarmouche linguistique. Écrire c’est lutter contre cette propension à laisser la langue lambda faire le sale boulot, même avec des mains propres. Moderne : je crois que ça veut dire « enragé méthodique ». L’ouverture de Black Box Beatles qui évoque le monde en train de mourir fait écho au sentiment laissé par Livre XIX et plus encore CosmoZ où l’on assiste à la fin d’une humanité supplantée par les conséquences de la révolution industrielle et des idéologies qu’elle a engendrées. Dans vos romans, ne vous faites-vous pas l’archiviste d’un monde en train de disparaître ? La tentation cosmogonique est souvent liée à la geste fictionnelle, c’est pour ainsi dire incestueux. Je pense plutôt que la fiction a besoin de se confronter au chaos pour mieux appréhender le processus de création. La fascination du pire est tellement portée aux nues par les mouvements sismographiques de l’Histoire qu’on ne peut qu’essayer de définir d’autres débuts et d’autres fins. Mais le simple fait de dégager de nouvelles articulations, de proposer une périodicité différente, c’est déjà nier la fin et souligner son existence en tant que fantasme. Il existe un roman peu connu de Barbusse où le locataire d’une chambre essaie de calculer le volume de l’univers. C’est dérisoire et vertigineux. Le monde n’est pas en train de disparaître : c’est la disparition qui est devenue notre monde. Voilà pourquoi il est important de faire des copies de sauvegarde : bref, d’écrire différemment. Ce sentiment, qui peut passer pour très pessimiste, est contrebalancé sans cesse par de l’humour, du comique. À quoi sert cet humour ? L’humour, chez moi, sert souvent à prendre des distances avec l’énonciation, qui court toujours le risque d’être pompeuse, imbue de son aspect ouvragé, etc. La langue se plaît souvent à moquer le locuteur, il faut donc riposter à certains endroits stratégiques afin que le combat soit équilibré. Et puis il est intéressant d’injecter du rire dans le pathos, non pour le neutraliser, mais pour le rendre encore plus palpable, plus sensible. De toute façon, en écriture, la question du pessimisme est réglée d’entrée de jeu : le livre aura une fin, et cette fin sera autre chose pourtant qu’une mort. « Échouer mieux » est, doit être, une entreprise jubilatoire. Dès que le style s’auto-célèbre, un caniche savant se doit de faire quelques tours de piste, ça remet les choses à leur place. Enfilades fait penser à La Vie mode d’emploi de Georges Perec. Utilisez-vous parfois la contrainte ? Ça m’arrive, mais en général j’évite de la mettre en avant. La contrainte est plus virulente quand, telle une bactérie, elle demeure cachée. Elle sert avant tout à structurer certains liens de façon infra-dermique. En outre, je crois qu’un livre produit à sa façon toute une série de contraintes – il revient donc à l’auteur de leur prêter attention et de les considérer comme les garants d’une cohérence cachée, qui néanmoins permettra de renforcer la consistance du plan. On le voit dans vos réponses, l’écriture chez vous s’accompagne d’une pensée de l’écriture, d’une théorie. Cette théorie précède-t-elle l’acte d’écrire ? La théorie, je la vois davantage comme un produit vibratile de la pratique, avec là encore, au sein même de la théorisation, la tentation de l’écriture. Je trouve que Deleuze et Foucault sont des vrais stylistes, et ce parce que leur mode de pensée est indissociablement lié à une pensée de l’écriture. Penser l’écriture, c’est inévitable, c’est comme de vouloir faire du funambulisme sans accepter, même distanciée, l’idée de vertige. La théorie est pour moi le vertige indispensable à une traversée des apparences. Vous faites partie du collectif Inculte et êtes membre du comité de rédaction de la revue du même nom. Que vous apporte ce compagnonnage ? Des avantages en nature. (Rires) Inculte, c’est un laboratoiregymnase : on se permet des contorsions et des sauts qu’on ne ferait pas forcément chez nous. Ce qu’il y a d’intéressant dans l’aventure collective, c’est sa façon de rappeler que l’amitié est au centre de la philosophie. C’est le contraire des meutes décrites par Canetti dans Masse et Puissance : on est plutôt dans une galère, chacun rame, et de temps en temps on heurte un galion. Pas la peine en fait de savoir nager. Il suffit d’être inculte : à « “Échouer mieux” est, mi-chemin entre un idiot faulknérien et une blatte doit être, une entreprise kafkaïenne. Ça fonctionne, jubilatoire. Dès que le en plus ! Vous évoquez souvent style s’auto-célèbre, le roman bourgeois un caniche savant se comme modèle à ne surtout pas suivre. Y a-t-il doit de faire quelques lieu de mener une guerre contre lui, de relan- tours de piste, ça remet cer des batailles d’Herles choses en place. » nani ? Oh non. Le roman bourgeois a un épiderme si souple et une armature si flexible que rien ne peut l’obliger à boiter ou ramper. Il survit à égale distance entre paresse intellectuelle et croyance dans le génie domestique de la langue. Sans lui, la littérature serait pareille à un cobra qui ne croit pas aux mangoustes. C’est un genre fade, certes, mais qui prête plus à rire que n’importe quel usurier. Il est le seul capable de se parodier sans s’en rendre compte. Quand on pense qu’il existe un livre intitulé Le Roman bourgeois, signé Furetière, et qui est aussi faramineux que Tristram Shandy… Dans CosmoZ qui vient de paraître, la langue démesurée s’exhibe comme un corps exhiberait ses parties et son tout. N’est-ce pas paradoxal de refuser le biographique et d’exposer autant sa langue-corps ? (soupirs) Au début le livre est un objet mécanique, mais ensuite, dans l’écriture, il y a un changement de régime et il devient organique. Tu vois presque ton livre marcher tout seul, parce qu’il est devenu comme un organisme vivant qui va créer ses propres voix. C’est la preuve que l’écriture produit du corps, plutôt que le contraire. Ce n’est pas un corps abstrait, ce n’est pas un corps concret, c’est entre les deux. L’écriture, chez moi, est une activité extrêmement physique. Il y a une violence de la langue. Elle n’est pas forcément au service LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 25 DOSSIER CLARO chaque chapitre des motifs, des fonctionnements, des couleurs. d’une violence décrite, mais elle est là, puisqu’il y a cette violence J’essaie de savoir où je vais tout en me laissant une marge de madu cliché auquel on essaie d’échapper et parce qu’elle est en train nœuvre pour accueillir des choses qui vont arriver par l’écriture et de s’attaquer à des objets fuyants qui sont tout sauf de la psychoqui vont modifier la donne. Avant je cherchais le dysfonctionnelogie. Je décris le XXe siècle dans CosmoZ : c’est assez violent avec ment qui allait faire dérailler le livre pour qu’il se termine en cette décomposition des corps, mais c’est la déliquescence du grincements, en rouages qui tombent. Avec CosmoZ, je voulais siècle dans lequel mes personnages vivent. que le livre m’apprenne une autre logique plus forte qui pouvait Je parle très peu de sexualité dans CosmoZ, je m’en suis rendu soutendre les choses de façon plus subtiles. J’avais vingt dossiers compte après. J’ai peut-être appris que c’était trop limité de penpour vingt chapitres et en cours de route, j’ai abandonné des ser que le discours sur le corps ne devait passer que par un dischoses, raccordé deux dossiers en un seul. Par exemple, je voulais cours sur les humeurs, la sexualité, la pénétration. Ce que je faifaire un truc important sur la bombe atomique et en fait quand je sais beaucoup auparavant, puisque j’avais un projet suis arrivé là, je me suis aperçu que je n’avais pas besoin d’écrire « pornographique ». J’y reviendrai peut-être sous d’autres angles. tout le fonctionnement et qu’au contraire le livre arrivait vers une Là, j’ai travaillé sur d’autres visions du corps : le corps mécanique sorte d’aporie, de silence, de tension du bûcheron, le corps vide de poétique et qu’il fallait au contraire resl’épouvantail, l’homme de paille auquel le poème de T.S. Eliot « Je décris le XXe siècle dans serrer. J’ai eu le même fonctionnement pour que je cite fait plus qu’écho. Ce CosmoZ : c’est assez violent Livre XIX et pour Chair électrique. J’aime poème, par arborescences, strucbeaucoup le moment où tu as énorméture tout le livre. avec cette décomposition ment de matières et où tu dois trancher, J’avais aussi l’objectif de dire que parce que tu ne peux pas tout mettre, il les gens n’avaient pas le choix des corps, mais c’est ne faut pas que tout se déverse. dans ce siècle : ça renvoie à cette idée de millions de gens qui la déliquescence du siècle C’est la vitesse de l’écriture qui pern’ont pas eu leur mot à dire ni met d’éliminer une partie de la domême leur corps à remuer. C’est dans lequel mes cumentation ? une évidence historique. C’est Oui, la langue fait son propre chemin et aussi pour ça que mes person- personnages vivent. » c’est comme un processus chimique : elle nages, quand ils arrivent à agir, va faire réagir certains éléments et ce n’est que pour organiser et d’autres ne donneront rien. C’est la langue elle-même qui sait réaliser leur propre disparition, dans une logique qui leur est naqu’avec telle couleur, tel thème, ou telle sensation, elle peut en turelle : je suis un homme mécanique alors je me démonte, je suis faire quelque chose dans la logique du livre. un homme de paille alors je me mets le feu. Une autre forme de corps qui revient chez vous assez souvent, c’est le corps des freaks (monstres de foire). Pourquoi cette obsession ? C’est un folklore qui existait déjà dans Chair électrique (et qu’on croise aussi dans Madman Bovary, ndlr) Les freaks, comme ils sont liés à l’exhibition, à la magie, à la représentation, c’est quelque chose qui fait sens, puisque c’est un corps devenu autre chose à l’intérieur du monde de la magie qui fonctionne pour moi comme une métaphore de l’écriture. Il y a bien sûr le film de Tod Browning (Freaks est sorti en 1932, ndlr). L’écriture, c’est de la magie : tu escamotes des choses, tu fais croire que ceci est cela, c’est le lapin qui sort du chapeau. La figure du magicien, c’est aussi la figure du démiurge, c’est un rappel de la présence de l’auteur. Sauf que parfois, tu as envie que les tours de magie se passent mal, que le rideau soit tiré et qu’on voie le magicien, qu’on voie parfois les ficelles de même que je voulais qu’on voie le fonctionnement de la langue. Avec CosmoZ, j’ai réussi à ne plus faire ce que je faisais où la langue avait besoin de se mettre en scène pour montrer justement au lecteur qu’il y a de la langue. Là ce n’était pas la peine, elle pouvait trouver un équilibre, une fluidité, d’autant plus qu’elle rassemble des éléments très disparates. Comment bâtissez-vous la structure de vos romans ? Pour CosmoZ, sur cinq ans de travail, je pense qu’il y en a eu trois et demi ou en parallèle je fais un travail de documentation, recherches, lectures et en même temps, j’essaie d’avancer dans le plan. En fonction des éléments que je trouve dans ma documentation, mon plan se nourrit, s’étoffe et à un moment j’essaie d’arriver à une structure d’une vingtaine de chapitres où j’associe à 26 L E MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 À quel moment est née et comment s’est imposée l’idée de vous appuyer sur Le Magicien d’Oz de L. Frank Baum pour écrire CosmoZ et raconter la première moitié du XXe siècle ? Début 2005, un petit déclic s’est produit, sûrement après avoir lu que Frank Baum souhaitait que son roman paraisse le 1er janvier 1900. Je me suis dit qu’il y avait un signe « inaugural » et très vite toutes sortes d’éléments sont entrés en lice et en résonance, la tornade jouant comme une métaphore du champignon atomique, les corps souffrants des personnages trouvant leur niche dans la boucherie mondiale, etc. Très vite, quand une matrice se forme, les liens s’ébranlent d’euxmêmes comme des insectes pris dans une toile d’araignée – il faut juste de ne pas tout dévorer tout de suite, laisser certains commensaux tenter leur chance ailleurs, ne pas faire le dégoûté devant telle ou telle proie. Une question de perspective, presque de parallaxe. Le roman part d’une bleuette pour les enfants et nous conduit jusqu’au cœur des camps de concentration. Que cherchez-vous à montrer dans ce parcours ? Il y a dans le roman de Baum, comme dans nombre de contes, une part de cruauté assez aisément discernable, et la description de communautés « idéales », vivant en camps retranchés (les Munchkins, les habitants de la Cité d’Émeraude) résonne nécessairement d’échos concentrationnaires à nos oreilles contemporaines. De plus, le parallèle parc d’attraction/camp de concentration est souvent pertinent, d’un point de vue fictionnel ou même théorique, pour articuler divers niveaux d’interprétation de la modernité émergente. Il suffit de lire Le ParK (Allia, 2010), de Bruce Bégout, pour s’en convaincre. Et puis il y avait des enfants « Les contes parlent souvent de dévoration, d’ogres, d’enfants captifs ils sont en cela plus réalistes que bien des romans pour adultes consentants. » à Auschwitz, beaucoup d’enfants. L’adulte écrit des bleuettes pour les petits, mais il les extermine aussi bien sans état d’âme. Les contes parlent souvent de dévoration, d’ogres, d’enfants captifs – ils sont en cela plus réalistes que bien des romans pour adultes consentants… Considéreriez-vous CosmoZ comme un roman cybernétique du fait de son arborescence, de la manière avec laquelle il rassemble des sujets aussi divers que l’élevage des poules, l’horlogerie, l’invention du fil barbelé, les premiers acteurs du cinéma parlant, l’eugénisme ou la physique nucléaire ? Il serait rassurant de penser que l’arborescence est exclusivement l’apanage du réseau, mais la conception d’un objet à ambition polyphonique – qu’on pourrait qualifier de « roman poly-son »… – remonte à la mère de Mathusalem, dont hélas le nom ne nous est pas parvenu. C’est plus notre fréquentation de la grande foire hypertextuelle, avec ses liens à ressort, qui contamine notre vision des œuvres panoptiques. Un jour nous finirons par trouver que les scribes égyptiens anticipaient l’internaute avec leur air lobotomisé… Plus sérieusement, un roman est un attracteur étrange – gare aux particules égarées ! Le fil rouge tissé par l’Histoire et les pérégrinations des personnages du Magicien d’Oz donne une unité plus dense qu’habituellement dans vos précédents livres. N’est-ce pas le symptôme d’une acceptation de la narration qui semblait rejetée dans les précédents romans ? Pour CosmoZ, j’ai voulu rompre avec l’idée d’un roman-patraque, d’un roman qui se détraque et exhibe ses dysfonctionnements, même dans un but jubilatoire. Le projet était chronologique, comme c’était également le cas pour Livre XIX, mais comme cette fois-ci je partais d’une matrice narrative classique – le bon conte de Mister Baum… –, il était important de ne pas briser le fil rouge et de suivre la tribu des « Oziens » dans ses diverses stases plus ou moins atomiques – agglutination, fusion, turbulence, scission, explosion… – et tenir à bout d’octet, si je puis dire, les deux voix de l’intime et de l’Histoire. Je pense que ce livre marque un changement dans mon travail. À moi maintenant de me méfier de la rudimentaire confiance que m’a inspirée la confection de ce texte. Voilà pourquoi, dans le prochain, il sera question des sex-shops et du Saint-Esprit. Ça devrait permettre des gigues d’un autre calibre… Propos recueillis par Thierry Guichard Photos : Olivier Roller BIBLIOGRAPHIE • CosmoZ, Actes Sud, 2010 • Mille milliards de milieux (photos de Michel Denancé), Le Bec en l’air, 2010 • Le Clavier cannibale, Inculte, 2009 • Madman Bovary, Verticales, 2008 • Vers la grâce, association Minuscule, 2007 • Black Box Beatles, Naïve, 2007 • Bunker anatomie, Verticales, 2004 • Chair électrique, Verticales, 2003 • Tout son sang brûlant, La Pionnière, 2000 • Enfilades, Verticales, 1998 • Livre XIX, Verticales, 1997 • Éloge de la vache folle, Fleuve noir, 1996 • Le Massacre de Pantin, ou l’affaire Troppmann, Fleuve noir, 1994 • Dialogue entre un certain Du Casse et Jean-Baptiste Troppmann, assassins, La Pionnière, 1993 • Insula Batavorum, Arléa, 1989 • Ezzelina, Arléa, 1986 LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 27 Paris-Londres aller-retour © John Foley/POL CRITIQUE DOMAINE FRANÇAIS Le roman de Patrick Lapeyre a la délicatesse d’une maison de poupée dans laquelle se jouerait le drame d’un adultère condamné à l’échec. On le lit avec plaisir, mais sans nécessité. l y a quelque chose qui tient de la grâce dans les amoureuses dans les hôtels, et lui ses mensonges à romans de Patrick Lapeyre. Une fluidité délicaSabine dont on sait avant lui qu’elle sait. Le thème te et musicale, mélodique plutôt que symphode l’adultère tourne comme le mécanisme d’une nique, une forme d’évidence dans l’apparition horloge : petits rouages bien huilés qui font que les des personnages, une ligne claire dans la narration. aiguilles repassent par les mêmes heures mais qui Dans une linéarité bordée par le vide, le récit avanvont s’enrayer avec le temps. ce presque benoîtement, quand bien même c’est D’autant que Nora est mortifère et instable (elle revers le gouffre qu’il nous conduit. tournera à Londres voir son trader, reviendra à PaC’est un plaisir diffus que procure la lecture de La ris : on pourrait l’appeler Eurostar) autant que BléVie est brève et le désir sans fin, comme si une voix à riot est lâche et fuyant. Incapables l’un et l’autre de la tessiture profonde et équilibrée nous racontait résister au soleil noir qu’ils sont l’un à l’autre, ils feune histoire déjà connue. On écoute la voix, on ront de leur désir l’instrument de leur naufrage. oublie l’histoire. C’est alors que la légèreté du livre se fait plus cruelBlériot a la quarantaine et son feu semble éteint, il le, par contraste avec ce que Nora et Blériot vivent. vivoterait mal de traductions techniques s’il n’avait Il fallait ça pour échapper à la futilité du livre. sa femme. Sabine chante parfois du Il n’est pas certain que cette histoire Nancy Sinatra, voyage beaucoup, Que ce style nous passionne. Nora ne nous séelle est une sommité du monde de duit pas, mais elle pourrait nous l’art contemporain, elle porterait la ose sortir émouvoir. Blériot nous fait l’effet culotte du couple, s’il y avait encore de sa sphère d’un verre d’eau après le café, Sabiun couple : « Blériot ne sait pas ne ne recueille pas même notre quand ils ont commencé à s’éloigner domestique. compassion. l’un de l’autre. Le jour où il s’en est Mais il y a cette manière si particuaperçu, c’était déjà fait. » Lapeyre pose ses phrases lière que Patrick Lapeyre a de poser les jalons de comme on voit parfois que sont posées en vitrine son histoire et ses phrases surprenantes qui des paires de chaussures. C’est que Blériot, très éveillent l’intérêt lorsqu’il décrit au bord des routes souvent, est un observateur passif du monde. Si les publicités « de hamburgers à l’horizon qui excipassif qu’il semble toujours comme sous verre, tetent la convoitise des enfants et démoralisent les aninu dans un cadre assez bien fait pour lui : peu maux », ou lorsque au bord d’une piscine « des voyant. Il a hérité du caractère paternel, si on peut couples sommeillent paisiblement, leurs corps alignés appeler ça un caractère. Il y a deux ans, quand côte à côte comme des violoncelles posés sur des sercommence le roman, que Nora est partie. Elle, viettes de bain. » c’est le contraire de Blériot, jeune et vive, inquiéOn aimerait voir ce talent au service de sujets tante dans ses sautes d’humeur. Elle a été sa maîmoins convenus, ou que ce style, si impeccable tresse et même si Lapeyre nous le dit, on a du mal qu’il en semble propre, ose sortir de sa sphère doà le croire. Franco-anglaise, elle l’a quitté pour mestique. Ce serait peut-être le prix à payer pour Londres et un trader américain qui pourrait être faire d’un livre agréable, un livre nécessaire. une autre version de Blériot quand Nora, à son T. G. tour, le quitte. De retour à Paris elle se signale à LA VIE EST BREVE ET LE DESIR SANS FIN Blériot qui découvre que son cœur peut encore DE PATRICK LAPEYRE P.O.L, 344 pages, 19,50 e battre. Les deux amants reprennent leurs joutes I 28 L E MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 VERS LA POUSSIERE DE JEAN-LOUIS BAILLY L’Arbre vengeur, 170 pages, 13 e eux que la musique semble avoir choiC sis pour s’incarner se révèlent parfois de vrais Quasimodo. Ainsi Loué, Paul-Émile de son petit nom composé, laid entre les laids, « physionomie veule » abritant pourtant une sensibilité pianistique inédite. Ce personnage tout droit sorti de l’imagination de Jean-Louis Bailly a un don, celui de sublimer les partitions qu’il interprète. Ce virtuose au répertoire sans limites a de l’or dans les doigts : « Pour lui, la musique n’a jamais été un animal de cirque, une ennemie, un défi. Elle est son liquide amniotique. Il y baignait avant de voir le jour. (…) Aucune musique ne le surprendra jamais, il est la musique ». Mozart, Beethoven, Rachmaninov, rien ne saurait lui résister. Bailly nous raconte avec une tendresse manifeste l’ascension et le déclin de ce prodige du clavier. Il l’évoque de son vivant mais également après. Comment ça, après ? Comprenez qu’il y a une vie post-mortem dont le corps n’est plus l’acteur mais l’objet. Avant le récit proprement biographique, Bailly, en effet, s’est mis en tête d’entamer chaque chapitre par une description du cadavre de Loué en décomposition. Ces passages nous montrent les différents stades de la putréfaction, cet « assidu chemin vers la poussière ». Glauque et saugrenu, pensera-ton de prime abord et on aura partiellement tort. Saugrenu, d’accord, mais glauque, pas du tout. Dans ces méditations sur la mort au travail, Bailly fait preuve d’un ton pince-sans-rire assez remarquable de maîtrise. Et il a beau dire : « Jamais, tout au long de ces pages, nous n’avons eu l’intention de faire rire, ni même sourire, aux dépens de PaulÉmile Loué, qui fut un grand artiste et un personnage touchant », Bailly, tout de même, nous titille souvent les zygomatiques. Bref, ouvrez ce livre sans répugnance, il est tout sauf morbide. Point n’est besoin d’être croque-mort (ni d’ailleurs mélomane) pour y trouver du plaisir ; il suffit de se laisser porter par une petite musique qui adoucit les morts. Anthony Dufraisse Proses du fils charnelles de l’écriture, Le Livre du fils éclaire les origines de l’œuvre d’amour nocturne de Claude Louis-Combet. n savait que l’œuvre de chair, et la langue de feu et de désir, qui caractérise les récits et les fictions de Claude LouisCombet, ne pouvaient que s’être développées sur un substrat de sensations premières, tout un vécu obsédant et remontant à la plus profonde enfance dont Le Livre du fils est l’aveu et la confirmation. En deux parties, il y dit tout ce que « le corps d’écriture » doit au « corps maternel », comment s’est constituée cette réserve d’émotions qui – conjuguée à la culture d’une intériorité rêveuse, et à « la nuit démonique de ses désirs » – allait trouver dans l’œuvre à venir issue et forme. Commencement, origine, mère, femme, sexe, ces mots, Claude Louis-Combet en ferait volontiers le sésame d’un retour au paradis originel. « Il y avait eu le clos du clos en son infinitude et le bercement, et la tendresse indicible des parois du monde confondue avec la même tendresse du corps en flottaison et expansion. » Pulsion de retour nourrie par l’imaginaire de la mémoire, les souvenirs de « l’océanique intimité du corps maternel », les « sucs profonds et irremplaçables de la femme en son animalité et sa végétalité », tous ces moments « archaïquement poétiques » de douceur capiteuse dont l’enfant capitalisait en ses profondeurs l’extrême satisfaction. Une mère rapidement veuve, impudique « par négligence et indolence », avec laquelle le fils vécut – jusqu’à son départ pour le petit séminaire – dans une promiscuité « excitante et troublante » autant que pleine de pièges, d’interdits, de rites et d’illusions. Une mère qui, après avoir été « sa jouissance puis son trouble et sa tentation », devint sa souffrance. « Elle était le mal installé en lui comme un principe d’existence. » Puis vint l’amante, qui avait exactement l’âge de la mère, « en O était la fleur accomplie, en toute liberté de goût et d’appétit ». Un amour salvateur mais inséparable d’un « noyau infrangible et inépuisable d’expérience incestueuse, si l’on peut appeler expérience l’ardente, l’obstinée, l’unique et idéale aspiration de l’être tout entier à retrouver pour s’y fondre et s’y perdre, le cavum charnel des origines, antérieur absolu. » Un amour transcendé par la capacité de l’amant à percevoir le sacré dans la dénudation amoureuse, le dévoilement du sexe, la révélation toujours neuve de la beauté, mais un amour hanté par l’irrémissible sentiment du péché. Au commencement donc, la sensation, puis le désastre de la relation à la mère, et l’échec de la relation au Dieu chrétien. D’où l’invention d’une essence universelle de la féminité maternelle – celle qui avait provoqué les mythes et les cultes des civilisations abolies et les rêves et les délires des poètes, des fous et des mystiques. Et l’entrée en écriture, pour combler le vide et le silence, pour accueillir, en leur « nocturnité essentielle », les fantômes de la mère désirée, de la mère dévorante, de la mère absente. Pour orchestrer l’infini du désir selon une démarche entièrement inspirée du modèle amoureux-érotique. Il faut parler de l’écriture comme du corps, nous dit Claude Louis-Combet, « comme d’une chair de verbe associée à la chair de l’homme, comme d’une projection fantasmatique et symbolique, issue du désir et de la douleur du vivant, et chargée de toutes les traces et empreintes véhiculées dans le flux de la mémoire organique ». Le texte a partie liée avec le corps – avec le souffle, la voix, le chant, la plainte, le cri, la pression des organes et la tension des muscles. « Il est la concrétisation rythmique des échanges vitaux et des émotions de fond. » Texte ouvert à tous les vertiges pour mieux s’approcher de l’origine en portant les mots à leur plus haut degré d’intensité incorruptible… même si c’est un leurre, si nulle sublimation ne compensera jamais le renoncement à la jouissance du passage à l’acte. Une façon de sacrifier sa vie à l’invisible, que Claude LouisCombet assume en toute lucidité tant il sait que jamais l’écriture ne comble « les hiatus de la réalité ». Richard Blin LE LIVRE DU FILS DE CLAUDE LOUIS-COMBET José Corti, 112 pages, 14,50 e CRONOS de LINDA LÊ Christian Bourgois, 168 pages, 16 e ronos s’ouvre sur une scène violente : un soldat tabasse puis exécute un homme coupable d’avoir C oublié l’heure du couvre-feu, absorbé par la lecture d’un livre. Un acte abject mais habituel à Zaroffcity, en proie au despotisme du « Grand Guide » Zaroff et de son ministre de l’Intérieur et de la Justice, Karaci, pervers et craint de tous. La narratrice principale, Una, a été forcée d’épouser ce dernier pour sauver son père. Accablée de dégoût et de souffrance, elle sortira de son immobilisme en prenant conscience de son erreur : « C’était un marché de dupes, car j’ai mis le doigt dans l’engrenage de l’assujettissement ». Cette fable noire, hors du temps, décrit avec justesse les excès bien réels du pouvoir : vulgarité des dominateurs, richesses détournées, impunité, atmosphère de délation, individualisme éhonté. Gageons que Linda Lê, qui s’avoue plus contemplative que combative, n’a pas cherché à écrire un pamphlet. Pourtant une phrase comme « (Karaci) a dératisé la ville : nous sommes assimilés à des rongeurs prolifiques qu’il faut exterminer » fait un troublant écho à notre actualité. C’est que les mots et leur usage sont au cœur de ce roman. Si Una a « quelque consistance intérieure », c’est grâce aux mots, ceux des écrits de son frère en exil, ceux des opposants clandestins, « utopistes » dont fait partie X qui va bouleverser sa vie. Usant d’un vocabulaire simple, d’expressions courantes voire stéréotypées, Linda Lê suggère que l’uniformisation de la parole provoque l’avilissement de la pensée, mais aussi que l’essentiel se passe dans la charge des mots, la force de leur énoncé, et non dans l’originalité de figures de style. Enfin, arrêtons-nous sur deux références significatives : Zaroff, qui renvoie au film où ce comte organisait dans son île de sadiques chasses à l’homme devenu proie ; Cronos, qui est le dieu grec (« à l’esprit retors » selon l’Iliade) dévorant ses propres enfants pour ne pas être détrôné. Une vision difforme de la famille, opposée à celle d’Una qui vit grâce à l’amour porté à son père, à son frère et à un jeune garçon vif qu’elle adopte comme un des siens. Avec eux Linda Lê transmue ce conte symbolique en récit incarné, insufflant à son mythe sentiments et forces de vie. Pascal Jourdana LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 29 Olivier Roller Voyage au cœur des racines CRITIQUE DOMAINE FRANÇAIS Geôle à ciel ouvert Thomas Heams-Ogus exhume le destin de ces Chinois d’Italie qui subirent, pendant la guerre, l’absurdité du régime mussolinien. es Chinois dans les Abruzzes. Cent seize, et quelques. Parfois moins, parfois plus au gré des internements. Nous sommes entre 1941 et 1943, égarés dans l’Italie mussolinienne, et cette histoire étrange sert de trame au premier roman de Thomas Heams-Ogus. Avec lui, nous voyageons dans cette vilaine aventure comme au cinéma. D’abord un long travelling pour guider les yeux et l’esprit du lecteur dans ce sud où les gens savent « les émigrations en masse ». Puis des zooms avant, des extérieurs jours, des intérieurs nuit, et enfin un zoom arrière et à nouveau un beau travelling de vaste ampleur pour poser les dernières questions et balayer avec le stylo-caméra un mausolée de papier où figurent les noms de ces Chinois oubliés. Quelle fut leur histoire ? Elle tient d’abord à un délire fasciste supplémentaire dans cette Deuxième Guerre mondiale qui n’en fut pas avare. Une idée simple, « peut-être enivrante » qui germa un jour « de rassembler en un lieu tous les Chinois d’Italie ». Ce fut Isola del Gran Sasso, dans un sanctuaire un peu à l’écart du village au bout d’une pente dont l’ascension « laissait monter la tristesse en soi ». Les Chinois venaient tous de villages voisins de Tche Kiang. Ils partageaient les mêmes codes, l’univers des signes, les habitudes mais aussi les querelles, les conflits personnels. Un déchirement avait déjà eu lieu en quittant leur terre natale, en voyant le dernier trait des côtes chinoises s’évanouir à l’horizon. Cela s’appelle l’exil. Maintenant, ils vivaient un autre exil intérieur victime des fascistes qui les résumaient à « une irruption collective et homogène », comme des « signes d’une présence compacte », « concentrés là pour qu’ils soient ce qu’on voulait qu’ils soient ». Alors une vie plus ou moins contrainte s’installe. Les Chinois béné- D 30 L E MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 ficient d’une certaine liberté. Ils peuvent sortir, travailler, se rendre dans la ville la plus proche à trente kilomètres mais au fond, ils vivent scrutés, « attendant l’engloutissement des jours », loin de partout, près de nulle part et avec le rappel permanent qu’ils ne sont que des « vies permises ». « Détenus sans chaîne, leur vie était une mise en scène, ils jouaient des rôles sur des tréteaux ». Les populations abruzzaises manifestentelles peu à peu une sympathie pour les internés, Mussolini rappelle tout le monde à l’ordre : « Ces individus sont dangereux et il faut leur en faire le procès d’intention ». Ces faits, ces vies écrasées, niées, dont les jours ne sont que des fragments, se sont perdus dans les mémoires et se sont « dérobés au récit » possible. Et pourtant, Thomas Heams-Ogus fait ce récit. Sans convoquer les bannières, les tribunaux internationaux, les grands témoins et les idéologies, simplement une littérature au plus près des faits, des sentiments et des interstices historiques, il évoque ce malheur silencieux des Chinois perdus dans un trou, assommés par un soleil noir, jusqu’au jour de la libération. Elle aussi est un mystère. Comment sont-ils partis ? Personne n’est vraiment en mesure de le dire. Une ombre succède à une ombre. Certains subissent les Allemands et à nouveau les camps, d’autres meurent, d’autres disparaissent dans le décor. Heams-Ogus s’emploie à restaurer la fresque abîmée, capable de dire, un destin, une anecdote, un chemin, ce qu’il sait du réel sans chercher à le forcer. Il ouvre avec délicatesse une parenthèse. Il évoque, en les respectant, les silences entre les communautés et soudain la magie, triste magie, de ce regard entre ce Chinois et cette Italienne. « Le choc de deux regards ». Il écrit : « Ils se confièrent la responsabilité de leurs visages, et leur choix de ne pas s’éviter, d’accepter cet instant désarmé. Dans ce moment sans durée, face à face, ils se donnèrent leurs blessures. Elle, ce frère parti ailleurs, en émigrant pointillé, ce bloc d’absence. Lui, sa détresse de souffrir loin ». Serge Airoldi CENT SEIZE CHINOIS ET QUELQUES DE THOMAS HEAMS-OGUS Seuil, 130 pages, 15 e APRES L’ENFANCE DE JULIE DOUARD P.O.L, 324 pages, 19,50 e Douard entre en littérature avec un roman Jséeulie au goût âpre, qui n’a rien à envier à la petite fulittéraire qu’avait été Truismes en son temps. Dans les premières lignes, Etienne, le narrateur, raconte la scène de sa conception et de l’union des auteurs – alors futurs – de ses jours, un patron et son obligée. Sans crier gare, on se retrouve donc dans un vaudeville un peu noir, ou une histoire vraiment glauque, à la prose bien cirée, et dont le leitmotiv serait que la morale est une « affaire de petits arrangements ». Ce livre n’a pas fini de nous dessaler, entre histoire d’amour et de dépucelage sur fond de cabane à frites belge et de pièce de théâtre sur des moines fornicateurs, et galerie de personnages tous plus burlesques les uns que les autres. Le frère, glouton, la nourrice, perverse, la sœur, psychopathe, la prof, nymphomane. Entre autres. Récit d’initiation qui commence dans la joie et la férocité, le premier roman brillant de Julie Douard retrouve pourtant bientôt des chemins bien tracés. Ceux des récits joueurs du dix-huitième siècle, de Candide à Jacques le Fataliste. De façon significative, l’organisation d’une représentation théâtrale par une troupe de lycée est l’un des pivots narratifs du roman. Le théâtre comme mise en abyme et comme miroir aux alouettes permettant de nombreux « décrochages » narratifs, cela n’est pas nouveau. Notre appétit et notre curiosité, stimulés par la douche écossaise du ton acide et bienfaisant du début, s’en émoussent quelque peu. Classique, l’écriture l’est également. Millimétrée même. Des éléments, tels que les noms des personnages, apparaissent au détour d’une phrase, l’expression est dense, balancée, les adjectifs sont idoines. Elle va de pair avec le découpage du livre en courts chapitres, dont les titres donnent, à eux seuls, ample matière à rêver et à « s’en raconter ». Ils donnent au roman un tempo allègre qui permet de conserver malgré tout l’attention du lecteur. Agaçant, certainement. Prometteur, on le souhaite. Chloé Brendlé DES PLANS SUR LA MOQUETTE JACQUES SERENA e passe avec elle une soirée intense. Avec bien sûr son joli corps au goût aigre doux de yaourt bulgare, mais pas seulement. Avec aussi ces choses qu’elle dit. Il se trouve qu’elle a dû récemment, comme moi, comme des flopées d’autres, passer devant un de ces tribunaux expéditifs d’aujourd’hui, avec ces pseudo-juges de proximité. Nous comparons nos expériences, comment on ne nous a pas laissé en placer une, leur ton systématiquement ironique. Et elle enchaîne. Pourquoi à l’origine l’homme a eu besoin d’inventer quelque chose pour tenter de stopper l’engrenage sans fin des vengeances. Calmer le jeu était d’autant plus crucial que, comme on sait, le désir de vengeance, une fois déclenché chez un être, entraîne en lui des changements corporels qui le disposent à l’assaut. Et cette disposition violente ne se dissipe pas en deux temps trois mouvements, il ne faut pas croire, c’est beaucoup plus long à apaiser qu’à déclencher. Surtout, soit dit en passant, quand chaque jour apporte de nouvelles raisons de péter les plombs, bref. Le problème c’est que, une fois bien outré, l’enragé risque de s’en prendre à n’importe quoi, n’importe qui, un abribus, un fonctionnaire, des chaises. Ce qui pourra faire désordre, sale, et même assez mauvais genre. Et l’usager moyen aura beau jeu de rabâcher, avec ses élus, que ces rages sont déraisonnables. Pas tant parce que la rage manquera de raisons, mais parce que celles-ci seront difficiles à alléguer devant des débris de chaises. A se demander si l’usager moyen et ses élus ignorent qu’une fois le désir de violence enclenché, il est terriblement difficile à arrêter, et si l’objet de la rage est inatteignable, la rage aussitôt se trouve une cible de rechange, cible qui n’aura aucun titre particulier à s’attirer ses gnons, sinon qu’elle sera bêtement là, à portée. Depuis Conrad Lorenz, on sait que ce tic de se donner des salauds de rechange n’est pas notre lot exclusif de pauvres bestioles humaines, il parle quelque part d’un poisson qui, si on le prive de ses ennemis naturels, se retourne et amoche salement sa propre famille. Un peu comme nos copines, maintenant que j’y pense, celles qui, n’osant pas dire à leur mère qu’elles ne veulent plus aller tous les samedis au salon de thé avec elles, un beau soir jettent nos habits par la fenêtre. Bref, m’a-t-elle encore dit, pour en revenir à elle. Pour éviter l’enchaînement des vengeances, les sociétés primitives ont imaginé la justice rituelle, qui serait admise, reconnue et calmerait les deux parties. C’était bien trouvé. Chaque camp choisissait ses champions, en avant pour le bourre-pif et que le meilleur gagne. En pimentant l’affaire avec Dieu qui aurait voulu la victoire, le tour était joué. Ça nous semble un peu rudimentaire, aujourd’hui, voire franchement risible, mais on débutait, tâtonnait. Et l’intérêt pragmatique était flagrant : ce n’était déjà plus tant au coupable qu’on s’intéressait mais aux victimes non vengées. Parce que c’était d’elles que venait le danger. Il fallait donner à ces victimes une satisfaction bien mesurée, qui calmerait leur désir de vengeance. Il ne s’agissait déjà pas tant de juger du bien ou du mal, pas de balancer pour trouver le plus juste, il s’agissait déjà de préserver la sécurité du groupe en coupant court à la vengeance. Au mieux, par une conciliation, une sorte d’arrangement à l’amiable, au pire, si on tenait absolument à cogner, que ce soit au J Une fois enclenché moins par une rencontre organisée de façon que la violence ne se propage pas. Une rencontre en champ clos, dans des règles établies, entre adversaires déterminés. Un affrontement qu’on dirait une fois pour toutes. Perdant et gagnant devant admettre l’issue voulue par Dieu et basta. Déjà pas si mal, comme combine, pour un début. Sur la bonne voie du système actuel. Le hic, parce que hic il y a, c’est qu’il y a peut-être eu, au cours de l’évolution, un moment où les tribunaux étaient des lieux où des êtres essayaient de comprendre, de décider pour le mieux des parties et de la paix sociale, et leurs décisions, même contraignantes, pouvaient encore être acceptées. Tout s’est sans doute gâté avec ces pseudo-juges de proximité, quand aucun prévenu n’a plus pu comprendre des sentences grossièrement iniques et inhumainement contraignantes. Quand on s’est payé sa tête sans vergogne, quand on a doublé systématiquement sa peine s’il avait l’air de s’offusquer. Alors le désir de vengeance est revenu, plus fort que jamais. Quand est devenu par trop flagrant que ces jugements n’avaient plus comme but qu’écraser, démontrer qui était le plus fort et capter au passage un maximum d’argent. Et là, elle me regarde et je la regarde. Et nous découvrons nos airs d’irréconciliables. LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 31 CRITIQUE DOMAINE FRANÇAIS Raison sociale Dans un journal intime aux allures de roman choral, Celia Levi évoque les turpitudes administratives d’un artiste sans statut fixe. écoupé en quatre chapitres comme autant de saisons, Intermittences invite le lecteur à suivre le marathon d’un jeune artiste en quête d’une reconnaissance synonyme d’ouverture de droits – et donc de temps alloué à la création. Chaque saison apportera son lot d’illusions et de déceptions. Des rôles de figurant au cachet mal payé jusqu’aux travaux de maçonnerie pour combler les fins de mois difficiles, il n’y a qu’un pas. Le narrateur finira par le franchir, dans l’espoir du précieux sésame. L’intermittence prend peu à peu la forme d’une obsession, sorte de Graal moderne pour un artiste qui en fait progressivement son moulin moderne lui permettant de réaliser son « grand œuvre ». Avec réalisme, Celia Levi (auteur des Insoumises, Tristram, 2009), dénude les fils d’un système bâti sur la soumission des plus démunis. Il en va ainsi, dès l’ouverture du livre, pour ces figurants condamnés à accepter les miettes des acteurs : « il y a une hiérarchie. Nous ne mangeons pas avec les acteurs, et surtout nous ne mangeons pas la même chose. Ils mangent des plats raffinés sous une tente qu’on appelle “Barnum”, nous mangeons des plats froids, comme de la salade de surimi qui baigne dans de la mayonnaise de dernière qualité. » C’est justement l’envers d’un décor en carton-pâte que nous donne à voir la romancière. La satire touche alors le monde de l’art de plein fouet, dont on pointe l’iniquité structurelle et l’autosuffisance jargonneuse : « Sur le plateau, ils ne parlent que de films, enfin, ils parlent surtout des acteurs. Ils citent des noms comme s’ils tiraient à la mitraillette. Je ne connais aucun des comédiens dont ils parlent. C’est drôle, ils ne parlent jamais du film en général. C’est un peu comme si pour analyser un tableau, on ne parlait que de la couleur sans mentionner la composition D 32 L E MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 ou le trait. » Ailleurs, il s’agit de pointer du doigt l’impossibilité d’avoir des revendications sociales, sous peine d’être remercié et de voir encore un peu plus s’envoler le très convoité statut. À moins d’être acteur ou, comme l’improbable Pauline – la compagne du narrateur – de vivre aux crochets de parents à l’assise financière conséquente. Ce dernier personnage « pourrait ne pas travailler », comme le précise le narrateur. Mais elle fait ça par jeu, avant d’arrêter pour une nouvelle lubie de la même façon qu’elle mit fin à une carrière prometteuse de pianiste classique pour la flûte à bec, « après avoir écouté l’album Spirits de Keith Jarrett ». Le roman est ainsi peuplé de personnages truculents, loufoques parfois, mais toujours attachants car incarnant un certain onirisme. On pourrait à ce titre renvoyer aux amis marginaux de Pauline. Une bande haute en couleur vivant dans le salpêtre, où cohabitent un géant, un dresseur de rats et un borgne africain. De joyeux freaks chez qui il reste une place pour Noël, lors de festivités déridées où le protocole n’a plus lieu d’être. Mais le poids du réel est trop important, et le narrateur semble peu à peu trouver une échappatoire dans des visions, des hallucinations qui se font de plus violentes à mesure que la fracture sociale se creuse. L’intrusion progressive du fantastique permet ainsi de dissoudre les différentes strates d’objectivité et de diluer la solitude moderne, à l’image de la mère du narrateur, noyée par les images projetées inlassablement par le téléviseur. Et l’art de gagner en humanité, quand la masse des procédures et autres formulaires révèle son absurdité. Le narrateur opposera alors sa délicieuse folie poétique à ce monde sans queue ni tête. Là où les autres constatent un incendie, le peintre contemple la perfection chromatique. Il cherche l’Absolu, « l’imagination, le fantasme, mais cela doit être caché derrière les orbites, dans le pli, l’interstice ». L’intermittence d’une vie prise au piège ? Benoît Legemble INTERMITTENCES DE CELIA LEVI Tristram, 124 pages, 14 e JARDIN D’HIVER DE THIERRY DANCOURT La Table ronde ; 169 pages., 17 e ascal Labarthe, un écrivain documentaire parisien, est venu à Royan, station balnéaire de la P côte atlantique un brin mélancolique, pour recueillir des informations et s‘imprégner de la ville. Il y rencontre la belle et énigmatique Abigail, qui vit et travaille, seule, dans une grande demeure au milieu d’un parc et de sa piscine ; là, « sur la surface verte et sombre, étale, pétrifiée, flottaient des lentilles d’eau et des nénuphars, que survolait une libellule ». Mais Pascal Labarthe tente aussi d’oublier la fugitive Helen, avec laquelle il a connu une trop brève histoire d’amour. Jardin d’hiver est un roman d’atmosphère, très modianesque dans ses motifs : l’importance accordée aux décors, la nostalgie qu’ils inspirent et les murmures de l’Histoire qu’ils permettent ; les personnages mystérieux, interlopes, parfois fuyants, et un narrateur lui-même assez flou. Cette ressemblance avec l’univers de Modiano est une qualité – les descriptions des lieux sont souvent belles. C’est aussi un peu sa limite, le texte n’échappant pas toujours à une forme de fadeur. D. D. BACALAO DE NICOLAS CANO Arléa, 139 pages, 15 e incent, « la quarantaine flasque », professeur de V français dans un lycée privé, a le coup de foudre pour un de ses jeunes disciples. Au même moment, et pour la première fois, il comprend « qu’il est en âge d’être le père de chacun de ses élèves ». Tétanisé par son désir et ses fantasmes, il reste, dans un premier temps, comme en apesanteur, « cerné de frêles parenthèses ». Ses interrogations et ses atermoiements miment le questionnement précieux de La Princesse de Clèves, qu’il fait étudier à sa classe. Le premier roman de Nicolas Cano et celui de Madame de Lafayette dialoguent alors dans un jeu de composition subtil. Lorsque l’intrigue s’enflamme à l’occasion d’un voyage à deux au Portugal, Nicolas Cano y ajoute toute la problématique des névroses et de la pulsion dans une langue charnelle et crue. Une transposition moderne de l’éternelle question du désir, passionnelle et désespérée. F. M. L’Homme ailé d’Odilon Redon Scholem, acceptera d’entendre Loïc. Comme il acceptera, une fois reçu un « jeu de photocopies » du fameux document de Nimier, de décrypter ses éléments mystiques, spirituels et théologiques. Texte augmenté dans le texte, la deuxième et avant-dernière partie de Sols, n’est autre que le fruit de l’analyse inconciliable menée, et par S.G., et par Loïc Rothman. Un intellectuel-philosophe, conteur radiophonique, y fait le récit de son existence recluse dans le Paris des années noires. Nos deux érudits annotent et commentent ; Laurent Cohen nous transforme en acrobates du détour curieux de pénétrer les messages secrets de cet homme qui, parce que pour beaucoup un singe et un anti-citoyen – rappelons-nous que des concours sur le sort à réserver aux Juifs étaient alors organisés –, multiplie les identités. Logé clandestinement par un ami et sa sœur dès février 1940, lui, l’inconnu dont le combat, à l’aube sinistre du 14 juin, ne s’exprimait qu’à travers l’étude du Talmud de Babylone, demandera à ce qu’on lui fournisse le « matériel de propagande ordinaire » : Le Pilori dirigé par Robert Pierret, la théorie de Charles Maurras, les œuvres de l’abbé FlaÀ travers l’exégèse d’un document intriquant signes religieux et vien Brenier. Pierret, Charles Maurras, Flavien Brenier et toutes les feuilles de chou Occupation, Laurent Cohen livre un premier roman subtil en diable. des antisémites notoires corroborant l’énoncé de l’Eccléouffrant de neurasthénie et d’halde Sols change de point de Sols frappe par siaste selon lequel la lucinations visuelles, Loïc Rothvue narratif, comme pour « supériorité de l’homman, historien-chercheur foursignifier l’inadéquation fon- l’originalité de me sur l’animal est voyé, met un terme à sa brève damentale des récits de nulle ». l’usage des savoirs S’il carrière professorale, ne s’accommodant S.G. et de Loïc Rothman, n’est pas sans rapplus de l’inexpressivité estudiantine. Après le caractère à la fois inédit qu’il convoque. peler l’écriture encyavoir fait une thèse de doctorat sur les afet improbable de leur clopédique de Pierre fiches de propagande pétainiste et s’être inconfrontation. Le 3 mars 2006, une fois sa Senges, Sols frappe par l’originalité de l’usatéressé à la correspondance entre Céline et conférence sur la mortalité angélique parge des savoirs qu’il convoque. De scolies en l’agent de la collaboration française Fernand achevée, S.G. est, à deux reprises, apostronotes de bas de page, la lecture est contide Brinon, il tente de soigner son « ataraxie phé par l’archiviste qui évoque l’exécution nuellement dévoyée, puis titillée par une tombale » en rédigeant une histoire de la du chef milicien Frège par le docteur heraccumulation croissante de références. Sébourgeoisie occupée. Une bourgeoisie parimaphrodite Liosa Roméro. Habitué à côraphins et démons ; Lilith (goinfre de spersienne avide de plaisirs qui ne voyait aucun toyer de « grands obsédés d’alchimie, ésotéme d’adolescents) et l’Archange Métatron ; inconvénient à ce que coït et mitraillettes rismes, gnoses (ou) disciplines de l’arcane », reîtres de la « France vraie » et résistants ; s’acoquinent. Un événement saillant va sencelui dont la passion est née le jour où un sciences humaines et Kabbale ; sols (sept siblement aiguiller ses investigations : la préveuf épileptique lui parla des Zatras – abociels séparant l’homme de l’infini) et soussence, à l’Institut Braque qu’il a réintégré en rigènes dont les femmes « étaient censées désol (celui où sont terrés des disciples du tant qu’archiviste, parmi la bibliothèque féquer toutes sortes de créatures surnaturelles » hassidisme), Walter Benjamin et Brasillach, d’un certain Germain Nimier, psychiatre et – avoue avoir été déconcerté par l’« étrangeetc. : Laurent Cohen oppose les contraires ami de la résistance, d’un document histoté en coin » de Loïc. Cependant, parce qu’il dans un roman où le sens même échappe à rique où abondent mots d’araméen, versets peut se prendre d’affection pour un épicier toute prise définitive. Où l’Histoire flirte bibliques, sceaux et diverses graphies. Dans de la nuit originaire de Tunisie et qu’il rêve avec la folie. Et où l’homme, fût-il à l’imal’une des nombreuses librairies catholiques d’une « communauté curieusement cimentée ge de Job ou de Loïc, emporte jusque dans du 6e arrondissement de Paris, bien que par la dissemblance », S.G. ne saurait refuser la révolte et le sommeil de la raison le secret tout en lui « répugne au numineux », l’anle confort de son salon à l’intrépide histodes forces antagonistes qui le minent et nonce d’un colloque intitulé « L’âme et le rien. Quand bien même la connaissance l’animent. temps » l’invite à forcer la rencontre d’un aurait longtemps été « fille de la dévotion », Jérôme Goude spécialiste de l’angéologie. et l’angéologie plus soucieuse d’altérité, SOLS DE LAURENT COHEN D’un chapitre à l’autre, la première partie notre théologien, lecteur avisé de Gershom Actes Sud, 165 pages, 18,80 e La chute de l’ange S LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 33 DR ENTRETIEN ALAIN FLEISCHER Roman de toutes les contrefaçons et fable mutine, Imitation d’Alain Fleischer brise les vieux miroirs aveuglants d’une société contemporaine en proie à l’identification de masse. La singerie collective fin de parfaire ses recherches sur un phénomène qui menace paroles et désir d’extinction, un jeune universitaire, Anton, renonce à ses congés d’été auprès de Lucia en acceptant un poste de gardien dans une maison de maître. Aux confins de la Mitteleuropa, chez le mystérieux comte Spiegel, veuf dont la bibliothèque regorge, entre autres, d’ouvrages consacrés aux « animaux imitateurs et aux imitateurs humains des animaux ». Sur les conseils éclairants de Josef Kalman, professeur à la retraite qui dispense encore son savoir dans le mouvement de bascule d’un rocking-chair, Anton s’adonne à l’étude du face-à-face entre la Révolution française et l’histoire de la destruction du peuple juif. Parce que la « fiction peut prendre la place des faits réels et de leur analyse, en direction d’une même vérité mais par d’autres voies », Anton crée, du moins est-il tenté de le croire, la figure d’un mime précoce, sa fabuleuse destinée. Ce pour, de façon allégorique, cerner en quoi tout ce qui fait frémir l’époque contemporaine – l’hystérie des golden boys, la béatitude des aficionados du ballon rond, les viols collectifs, les grèves d’ouvriers, etc. – relève d’une espèce de réflexe généralisé d’imitation. En conjuguant sérieux et farcesque, Alain Fleischer, dont l’écriture est d’une fluidité rythmique, offre aux lecteurs un véritable trompe-l’œil romanesque. Un trompe-l’œil sur les pages blanches duquel l’apparition-disparition de Nell, a priori sœur jumelle de Lucia et initiatrice des plaisirs inédits d’Anton, ne pourrait être que le miroitement d’une autre présence à soi-même. Où un personnage issu d’un conte universitaire aurait la possibilité inouïe de passer de la fiction dans le réel politique et où la répétition A 34 L E MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 d’un quintette ne serait qu’une vraie création musicale. À deux pas du Centre Pompidou, monument décrié du fait peut-être de sa non-conformité à l’esprit haussmannien, stature imposante et regard d’Argus, Alain Fleischer, après avoir déposé sur la table du café un exemplaire de Gauguin dans la maison du Jouir (éd. du Huitième Jour, 2010), libère une parole où perce un savant mélange de grave lucidité et d’émerveillement enfantin. Pour quelles raisons votre nouveau roman repose-t-il sur une réflexion phénoménologique du processus d’imitation ? Disons que ça renvoie à ce sentiment persistant selon lequel la société en général, aussi bien des êtres particuliers que je peux observer que ce que je perçois du monde à travers la presse, la télévision, vit dans une sorte d’imitation continue. Et que même les sentiments a priori les plus forts, comme le malheur et le bonheur, peuvent être imités. Certains fondent une famille, font des enfants, vivant dans l’imitation d’une image stéréotypée du bonheur familial. Lors de la victoire de l’équipe de France de football en 1998, je me suis, fort heureusement, senti exclu du « On a gagné ». Ce « on » collectif est effrayant. Qu’est-ce qu’ « on » a gagné ? Cette démonstration de joie m’a fait penser à des manifestations dont les causes semblaient être plus sérieuses, comme la libération de Paris. J’imagine la liesse populaire alors, même si l’euphorie ne pouvait pas être tout à fait pure. Pour des raisons personnelles, dont je reconnais qu’elles ne concernent pas forcément tout le monde, je vois dans l’Holocauste, quelque chose d’irréversible, qui fausse tout, l’histoire, le bonheur absolu… le malheur même. Une contrefaçon dont les origines remonteraient, selon les thèses du professeur Josef Kalman, à la Révolution française. Oui, la France, pour des raisons qui tiennent autant à la géographie – elle est la pointe du continent la plus avancée vers l’ouest – qu’aux événements historiques, s’est érigée en modèle. La Révolution française étant en effet, à mon sens, l’événement qui crée le prototype des révolutions ultérieures. Toutes (la prise de pouvoir des Ayatollahs en Iran, la révolution cubaine, la révolution chinoise, etc.) sont des imitations de ce qui dans l’âme des Français est un motif à la fois de fierté et de mélancolie en ce sens que Paris a été tout ensemble le théâtre de la fin des privilèges accordés à la noblesse, au clergé, et celui du massacre d’hommes et de femmes coupables d’être nés de sang noble. À partir du 14 juillet 1789, l’imitation commence. Les bourgeois enrichis ne singeront-ils pas les anciens aristocrates ? Aujourd’hui, l’Élysée n’est-il pas une cour ? Diriez-vous que l’« Histoire de Mimmo », mise en abyme du fruit des recherches originales d’Anton, agit contre cette inclinaison maladive au Même ? En fait, j’ai commencé à écrire Imitation à partir du narrateur Anton et de sa relation avec Josef Kalman, son professeur, et je me suis très vite rendu compte que ce n’était pas tout à fait cela que je voulais faire. Il fallait que je sauve un autre livre. L’autre livre possible est l’ « Histoire de Mimmo ». Histoire qui semble initialement ne relever que de l’imaginaire, alors qu’au final une confluence entre la fabula et la réalité complique sensiblement les choses. Anton n’imite donc apparemment personne. Il n’imite pas, c’est sûr, les modèles connus des thèses universitaires. Il s’en démarque probablement parce qu’il serait à l’étroit dans les règles d’un travail universitaire classique. Il s’émancipe de ces contraintes et de ces limites dans cette forme qui est la plus ouverte de toutes qui est celle de la fiction. En dehors des chapitres consacrés à l’« Histoire de Mimmo », Imitation est composé de carnets dont la somme des sous-titres renvoie au cycle des saisons. Serait-ce un clin d’œil formel au thème central de votre roman ? Tout ça n’est pas prémédité. Je suis incapable de projeter dans une espèce d’irréalité d’avant l’écriture le plan d’un livre. C’est le travail de l’écriture qui m’amène les personnages, me fait découvrir les situations, la temporalité. Il y a probablement en moi une structure mentale récurrente qui fait que même si je ne l’ai pas prévu, c’est comme ça que ça se structure. Je suis sans doute obsédé par certains aspects formels. J’ai été l’élève de Barthes, de Greimas et de Lévi-Strauss. J’ai fait partie de ces générations d’étudiants fascinés par le structuralisme, par les sciences humaines et la linguistique. J’ai même pensé faire une carrière universitaire, mais s’est imposé à moi un impératif plus important qui était celui d’être un écrivain, un cinéaste. Je pense pourtant que je n’ai jamais abandonné cette formation. En littérature, je m’aventure donc sans aucune idée préconçue de la forme. Parfois, j’ai l’impression que ça va être succinct et je me retrouve avec un texte de 500 pages. Vous voyez, quand j’ai écrit L’Amant en culottes courtes, je me suis dit que ce serait une petite anecdote, un petit souvenir d’adolescence, qu’il n’y avait pas là matière à en faire un gros livre. Or, en écrivant, j’ai redécouvert une quantité de choses que je ne savais pas avoir été conservée par ma mémoire. C’est incroyable, j’étais en mesure de résumer cette histoire d’adolescence en quelques mots, tout en ignorant à quel point, si je m’y penchais vraiment, je pouvais y retrouver un luxe de détails, de personnages et de lieux. Le début de l’intrigue d’Imitation est situé entre les « limites orientales de la puszta et les montagnes de Bihor, en Europe centrale, un espace géographique qui hante l’essentiel de vos textes… Il m’arrive de souhaiter situer un roman à Paris, ou ailleurs. Et bien, chaque fois ça ne prend pas, me rebute. Je n’y crois pas. Or, dès que je décide de le déplacer en Europe centrale, ça marche instantanément ! L’Europe centrale est le lieu de mes origines. Je suis né en France en 1944, mais ce lieu a toujours été présent, comme une profondeur de champ. Soit à travers les nombreuses évocations de mon père quand il me parlait de sa jeunesse, soit dans son accent et celui de sa sœur, les deux seuls survivants de la famille. J’ai mis du temps à découvrir la Hongrie. Mes parents ne m’y ont emmené qu’en 1957 ; j’avais 13 ans. Là, dans ce pays où j’aurais dû avoir de la famille, j’ai commencé à chercher des fantômes, des spectres, et n’ai jamais vraiment cessé d’en chercher. Je me rends compte que je dois beaucoup à cette partie du monde qui me fascine et qui suscite chez moi une grande mélancolie. Quand je vais en Hongrie, ou en Bohème, je retrouve bien sur des lieux, la plaine du Danube, les forêts, la puszta, mais non le monde juif d’Europe centrale que le peuple allemand a exterminé. Justement, un chapitre établit une liste vertigineuse de chiffres et de toponymes inhérents à l’histoire de la Shoah, à peu près sept pages… À dire vrai, j’ai dû réduire un peu ce passage. J’avais davantage de chiffres. Tout d’un coup, je me suis dit que ça devenait une chose un peu bizarre d’entrer dans un tel décompte réaliste. Ce qui m’a permis d’en venir à ce dénombrement, c’est la bibliothèque. La bibliothèque du comte Spiegel est l’espace où l’on trouve les écrits les plus fantaisistes, les fictions les plus échevelées, et, en même temps, la mémoire précise, souvent terrible, de ce qui a été consigné. Il y a là un effet volontaire de réel qui m’a semblé nécessaire au vu de la partie lyrique d’Imitation, celle qui convoque des spectres, des personnages dont on ignore qui ils sont, mais qui hantent des lieux qui sont bien ceux d’une tragédie réelle. Lyrique et étrangement inquiétant : un chemin censé conduire Anton à la maison du comte Spiegel ne « se matérialise point par une voie qu’il tracerait sur le sol ». N’y a-til pas là une dimension proprement kafkaïenne ? Kafka est certainement l’auteur qui m’a le plus influencé. J’ai pour lui une affection étrange. J’ai l’impression de l’avoir réellement connu. Mon père et mes oncles, quand je revois des photos, avaient quelque chose de lui physiquement : noirauds, de gros sourcils, les yeux clairs… Je suis très sensible à sa littérature, comme à l’essentiel de la littérature tchèque et hongroise. Et j’estime aussi tout particulièrement un de ses contemporains : l’auteur juif praguois Hermann Ungar dont Ombres Blanches a republié certaines œuvres. Je suis tombé sur l’édition originale d’Enfants et meurtriers dans un marché aux puces, par hasard. Le titre m’a plu. Je l’ai lu et me souviens l’avoir immédiatement conseillé à Hervé Guibert et Mathieu Lindon. C’est Guibert qui, ensuite, en a parlé à Christian Thorel qui a lui-même fait des recherches en vue d’une réédition. Le comte Spiegel (le miroir en allemand) n’est-il pas lui aussi secrète mystification, pure surface réfléchissante ? Spiegel est en effet un personnage-surface dans lequel l’autre se regarde. Son existence est douteuse, de même qu’est douteuse celle de la sœur jumelle de Lucia, Nell. J’ai veillé à ce que deux lectures du texte soient préservées : soit il y a effectivement deux LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 35 ENTRETIEN ALAIN FLEISCHER jeunes femmes, soit l’une n’est que le dédoublement fantasmatique, ostensiblement altéré, de l’autre. En effet, avec l’une Anton connaît l’amour, avec l’autre la jouissance sexuelle. Quels sens donnez-vous à l’érotisme furibond qui travaille Imitation et, plus généralement, votre prose ? Mon personnage masculin se révèle systématiquement dans une relation érotique avec une ou – parce que le couple est une chose essentielle, mais qu’il constitue une sorte d’enfermement dont seul un élément tiers, et plus précisément un troisième personnage, autorise l’ouverture ou l’éclatement ou la reconfigura« Je suis assez vite en tion –, plusieurs femmes. Je suis assez vite en manque de scènes manque de scènes érotiques quand j’écris, simplement parce que l’économie libiérotiques quand j’écris, dinale est au centre de tout et parce que l’économie inscrit chacun des protagonistes dans la temporalité. Voilà pourlibidinale inscrit chacun quoi Prolongations se referme sur une sorte de coït permanent des protagonistes dans qui maintient le personnage en vie. Hors de cette conjonction la temporalité. » avec un autre corps, il meurt. Toutefois, je suis réfractaire à ce qu’est trop souvent l’érotisme en littérature contemporaine. Érotisme qui consiste à recourir à un vocabulaire volontairement outrancier, soumis à une désignation triviale des organes ou des actions qui ne fait bander personne. Je trouve beaucoup plus forte, saisissante, troublante, l’exploration de l’érotisme à travers l’exploration de la langue. L’année dernière, à la demande d’Atlas, une association des traducteurs littéraires, j’ai fait une conférence inaugurale sur le thème « Traduire Éros ». J’avais intitulé mon propos « Pour un Éros grammairien ». Peu sensible à l’hypocrite distinction entre pornographie et érotisme, j’ai cependant besoin que la chose sexuelle ne soit pas de l’ordre du lexique, mais de l’ordre de la syntaxe. Si la sexualité autorise l’écart, à la fin de votre roman, la musique introduit, par l’entremise d’une répétition du Quintette en do de Schubert, de l’inimitable. Pourquoi avez-vous choisi ce morceau ? Au moment où j’étais en train d’écrire la fin d’Imitation, où je tournais autour du pot, j’ai ouvert la radio, et qu’entends-je ? Une interprétation de ce Quintette en do de Schubert. Instantanément, je m’interromps, me tiens debout face au poste sans plus bouger jusqu’à la fin, bouleversé… Je cherchais quelque chose de cet acabit, né de rien, dont on ne comprend pas comment c’est apparu dans le cerveau de quelqu’un : une invention qui réponde à l’imitation. Spiegel, mais aussi Fleischman (la chair), Lucia (la lumière) et Nell (Petronella, l’éclat du soleil), chez vous les noms propres excèdent la simple désignation d’un personnage… Les noms, c’est étrange que vous m’en parliez, personne ne les re36 L E MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 marque jamais. Voilà une chose très importante pour moi. J’ai du mal à donner des noms qui seraient gratuits. Ce choix est décisif. Et c’est vrai que j’y porte un certain soin. Je ne cherche pas à maîtriser ça, je ne fais pas de recherches spécifiques. Seulement j’aime tisser un système de relations à l’intérieur du texte. Dans Imitation, certains noms signifient, comme Fleischman ou Spiegel qui, comme vous le suggériez tout à l’heure, en allemand, renvoie au miroir ; d’autres ont à mon oreille un réel pouvoir d’évocation qui ne fonctionne peut-être pas dans toutes les langues. Je pense qu’un nom de famille, voire l’ensemble, nom et prénom, est déjà un début de roman. Ce qui m’a longtemps frappé, et me frappe aujourd’hui encore, c’est le génie de Marguerite Duras. Au moyen de deux, trois mots, Anne-Marie Stretter, Lola Valérie Stein ou l’ex-vice-consul de France à Lahore, Duras fait récit. À travers La Nuit sans Stella, j’ai développé une petite théorie sur les noms et les physionomies, tout ensemble variés et limités. Ce qui est drôle et m’interpelle, me sidère, c’est que des gens portent des noms dont la signification est intrinsèquement liée à ce qu’ils sont, paraissent : le chorégraphe Marius Petipa (rires). À la page 91 de L’Empreinte et le tremblement, vous dites que vous écrivez tous vos livres en les dictant à votre compagne. Avez-vous eu recours à cette méthode pour Imitation? Oui, j’ai expérimenté cette technique il y a maintenant quinze ans pour La Nuit sans Stella, un livre qui devait accompagner une exposition que je faisais en Arles pendant les Rencontres de la photographie. Je n’avais alors pas pris conscience que celui-ci devait être livré avant l’exposition. Un jour, je reçois un coup de fil des éditions Actes Sud m’invitant à rendre mon texte dans les 48 heures. Je n’avais pas écrit un mot. C’est à ce moment-là que Danielle, ma compagne, m’a proposé que je lui dicte pour aller plus vite. J’ai tout de suite répondu que ça me semblait tout à fait impossible, que je ne pouvais pas imaginer d’écrire en présence de quelqu’un, qui plus est la personne la plus intime pour moi. Et puis je me suis quand même laissé aller. Ça a été immédiatement fascinant d’écrire sans inscrire, de libérer totalement le corps du travail de l’écriture. Car l’écriture est aussi physique : la main travaille, le bras, le dos, l’œil, tout le temps. Il y a une attention à l’inscription, aux fautes de frappe. L’écriture peut être ralentie, voire parasitée, empêchée. La dictée est une sorte de profération dans un espace sans résistance. Il suffit de garder en mémoire la trame, aussi longue soit-elle. Et je me suis rendu compte que même si je dicte des phrases qui courent sur deux pages, à chaque moment, je sais où j’en suis de la syntaxe, de la ponctuation et du rythme. C’est un idéal d’écriture qui rétablit cette priorité musicale de la langue. Puis arrive un moment où j’ai besoin de voir. Je peux comparer ce processus à la photographie argentique. Le texte se révèle de la même manière qu’une photo, à savoir après sa saisie. Chaque livre est une prise de vue, une prise de texte. J’aime citer Sartre qui, quand un journaliste lui dit qu’il pourra continuer à écrire en dictant au moment où il devient aveugle, lui rétorque que le style se regarde. Pour moi, il s’entend, puis se regarde. Propos recueillis par Jérôme Goude IMITATION D’ALAIN FLEISCHER, Actes Sud, 343 pages, 22 e CRITIQUE DOMAINE FRANÇAIS Par-delà l’arc-en-ciel Hommage à la littérature et au cinéma nord-américains, le premier roman, initiatique, de Lionel Salaün pétille de fraîcheur. i les merveilleuses aventures de Tom Sawyer et d’Huckleberry Finn, cent trente ans plus tard, suscitaient une suite, cet ouvrage pourrait y prétendre. Billy, le héros de 13 ans, issu d’une famille de paysans, vit à Standford, village de rednecks, ploucs butés, cupides, repliés sur eux-mêmes. « Non, par étrangers, j’entends des types de l’autre rive du Mississippi, sans même aller jusqu’à l’Iowa ou l’Illinois, des gars d’un autre comté, des gens pas comme nous, des gens d’ailleurs, des étrangers, quoi ! » Le fleuve fait palpiter le cœur du jeune garçon. Il y flâne des journées entières, pêche, s’y construit. De même, si Cimino et Coppola envisageaient d’illustrer un nouvel épisode de Voyage au bout de l’enfer et d’Apocalypse Now, ce roman pourrait suggérer un scénario très cinématographique dans son approche, ses descriptions. D’emblée, la qualité de l’écriture surprend, à la fois par sa dimension didactique, sa volonté de rendre compte au plus près d’événements, anecdotes, références culturelles, historiques ainsi que par sa propension à la contemplation, l’énonciation du flou, du fugace, du merveilleux. La qualité des images émeut, le grain des mots itou. Les chapitres semblent alterner les contrastes : netteté maximale, solarisation, hyperréalisme, miroitements des eaux, panoramiques, irisations de la lumière, plans américains, fondus presqu’enchaînés. Du Vietnam, certains reviendront, d’autres jamais. Jim Lamar, un jeune du village, y est bien parti. Le conflit terminé, les mois, les années s’égrènent, Jim tarde à rentrer. Ses parents meurent, sa ferme pillée, peu à peu, par le bon voisinage se retrouve à l’abandon. Il ne reste que quelques arpents de terres qui suscitent encore l’avidité. Patatras ! Treize ans après la fin du conflit, un inconnu occupe la propriété. Un in- S dividu fantomatique que personne ne voit jamais s’oppose sans le vouloir à une communauté saturée de valeurs corrompues. Nous sommes bien dans un western. Le nouveau venu n’est autre que le fils prodige. Après avoir connu l’enfer, il s’est donné du temps pour voir le monde, l’aimer, le comprendre. Le droit devrait être avec lui, le soutenir. Mais qu’est-ce le droit face à la haine, l’effrayante bêtise, une société monstrueusement humaine ? Accidentellement, Jim secourt Billy. Les deux êtres s’apprivoisent. Ils ont en commun des souvenirs d’enfance, le goût de la solitude et le Mississippi. Un temps, Billy naviguera d’un univers à l’autre. Sera même chargé d’espionner l’ancien G.I. Mais les manières, les silences, les mots, la liberté de ce dernier le séduisent. Commence une lente initiation au sensible, au sentimental, à l’introspectif. Le garçon découvre l’existence d’autres musiques que la country, d’abord le blues, puis toute l’explosion sonore des années soixante-dix. Ensuite la poésie, l’ouverture au monde, le respect des autres. En parallèle, Jim raconte comment il a pu suivre le même chemin dans l’horreur de la guerre. Grâce à l’amitié d’êtres fort différents au niveau de la couleur de la peau, des idées, des rêves, il a pu tenir le coup. Tous ses amis mourront au combat. À son retour, une autre Amérique l’attend. Un pays nouveau, embrasé par une révolution culturelle. Il endossera le destin d’un autre, entamera des études, découvrira de vastes horizons. Ce changement, le désir d’être soi-même, il l’insufflera à Billy qui à son tour s’extraira de son milieu, pour devenir un homme libre. « De la Californie de Chet déferlait sur nous un vent de liberté. Nous l’écoutions avec avidité. Et quand il évoquait des auteurs dont nous ignorions jusqu’à l’existence, ces Steinbeck, Kerouac, London, Fitzgerald qui ne représentait rien pour nous, dont on se fichait comme d’une guigne, alors on se prenait à rêver de les connaître tant il y avait de la flamme dans sa voix et des étincelles dans ses yeux. » Dominique Aussenac LE RETOUR DE JIM LAMAR DE LIONEL SALAÜN Liana Levi, 232 pages, 17 e L’ITALIE SI J’Y SUIS DE PHILIPPE FUSARO La Fosse aux ours, 173 pages, 17 e out commence par une pluie de vêtements jeT tés d’un immeuble par une femme en colère. Au pied du bâtiment, recevant l’averse sèche, Sandro s’offre au courroux multicolore. L’orage a toutefois fini par se calmer : « Elle m’a dit, tout bas, je crois que je ne t’aime plus et moi, terrassé, je la console. » Dehors, le soleil brille, c’est l’été, et Sandro qui a un fils, Marino, s’embarque pour un long voyage plein d’imprévus qui lui fait traverser l’Italie. Le célibataire y retrouve ses racines et une Italie mythifiée, peuplée de poètes (Sandro Penna), de cinéastes (Rossellini) et de chanteurs aux accents rétros (Vinicio Capossela, Domenico Modugno). Ce sont d’ailleurs des vers de Sandro Penna qui lui inspirent son errance : « Et moi je ne me souviens plus qui je suis ». Réponse il faudra trouver, car Marino attend de ce père qu’il assume sa place et abandonne sa tristesse. L’enfant « boit les paroles de son père, perdu, beau et mélancolique, qui fume cigarette sur cigarette dans le noir qu’il s’est créé derrière ses lunettes ». L’adulte, lui, « devine l’homme qu’il sera un jour. Son regard est d’eau. Ses préoccupations ne sont pas celles d’un enfant ». Dolores, une autostoppeuse insouciante, vient introduire une douce fantaisie dans ce duo de « francesini », de petits Français en transit. À la fois intimiste et exubérant, profond et drôle, le roman de Philippe Fusaro poursuit une quête commencée dès ses premiers livres, et qui passe notamment par Le Colosse d’argile et Palermo Solo : celle d’une Italie nostalgique, teintée d’une saudade méditerranéenne. Il y a les parfums, les accents, les villes d’histoires, les plages de sable fin, les chansons à la fin des repas, des personnages à part entière. Des images de carte postale, sur lesquelles s’appuient les personnages pour transcender leurs incertitudes. Dans les rues de Rome « oubliées du vent ». Le voyage de Sandro s’achève sur l’île de Stromboli, dans un décor en sfumato où le héros du quotidien a peut-être trouvé sa réponse : « Viscéralement, je suis cet homme d’ailleurs. » Franck Mannoni LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 37 Franck, en boucles © Francesca Mantovani CRITIQUE DOMAINE FRANÇAIS Des trajets reconstitués, des attentes revécues, des sentiments retrouvés. Un roman de réconciliation, puissant et poétique, d’Anne Savelli. n connaît son prénom dès le titre, mais Autre parcours, la vie de Franck elle-même. L’encelui-ci n’apparaît que tardivement, arfance (Pas-de-Calais, courses à marée basse sur la ticulé avec difficulté par son père qui le plage de Grand-Fort-Philippe avec ses frères, dont déclare en mairie de Boulogne-sur-Mer il apprendra plus tard qu’ils ne le sont pas en mêle 6 juin 1968. Car le récit débute à une autre me temps qu’il saura son véritable nom), l’adolesépoque, à Paris métro Château-Landon, fin des cence (Paris, premier travail en boulangerie). Puis années quatre-vingt-dix, où Franck, allongé dans le début des ennuis, le sentiment d’injustice défiun appartement, semble insensible au bruit des nitivement installé, celui aussi de n’être désiré trains de la Gare de l’Est juste au-dessous. Non. nulle part, tout comme la bande de squatters à laLe récit commence quinze ans quelle il s’attachera. Un inplus tôt, Gare du Nord, où « trois Le portrait désirable, on le lui fera sentir ou quatre corps jeunes, courbés, de à sa sortie de prison, où seuls biais (…) attendent le vent », ac- d’un indésirable. des stages et non un vrai tracompagnés de chiens, de rats peutvail lui seront proposés. Des être, habillés de pointes et de clous, fantômes clijournées à traîner dans les halls de gare, puis la lisquetants faisant à peine la manche, oscillant du te des maisons d’arrêt, les récidives, les bagarres, squat à cette gare alors non rénovée, pleine de les disparitions… Un être qui ne tient pas en pla« suie et de crasse »… ce, sait-il faire autrement ? Elle, elle ne sait plus Tout le livre procède ainsi, par alternance de lieux trop quand sa trajectoire a réellement croisé la et d’époques, en boucles. Des litanies de stations sienne, mais un jour, c’est assez, elle ne reviendra (Jourdain, Oberkampf, Pernety, Gare du Nord…) pas vers lui. « Fini, perdu de vue. » de villes (Fleury-Mérogis, Béthune, Gravelines, Ce livre, certes, restitue la vie des squatters, le rapLoos-les-Lille…), parfois de rues. Autant de jalons port à l’administration pénitentiaire, le désarroi apparemment désordonnés qui reconstituent pludes proches, la cruauté des villes, la difficulté à sieurs parcours. Ceux d’abord que la narratrice a sortir de l’errance… Il est aussi une réflexion sur effectués pour visiter Franck en prison : des heures l’écriture et sur la lecture, qu’il serait trop long de de transport pour des parloirs d’à peine une demidévelopper ici (signalons juste que tout le texte heure où parfois rien ne se disait entre eux (ont-ils porte la trace d’Un homme qui dort de Perec). même jamais exprimé d’amour ?). Des étapes pour Mais Franck est, avant tout, un roman de reconsse souvenir, car la narratrice reprend chaque lieu, truction (de réhabilitation ?), à partir de souvenirs, chaque heure, chaque parcours, chaque modeste de photos, d’agendas, de listes, d’horaires… que appartement où elle a vécu, toujours en hauteur, l’auteure assemble en une prose poétique qui amfenêtres ouvertes sur la ville, le ciel et les bruits. plifie le travail déjà à l’œuvre dans son premier Une mémoire parfois confuse qu’elle essaye de délivre, Fenêtres, Open space (éd. Le mot et le reste). mêler en retraversant les salles de pas perdus, en Portée par une langue qui happe le lecteur dès reprenant le train, en s’interrogeant sans cesse : l’ouverture, Anne Savelli impose une voix, un « Où installer Longueau, dont l’écho des syllabes rérythme. Sous sa plume, Franck, cet être fuyant, sonne encore dans la gare, dans la mémoire encore insaisissable, finit par imposer sa présence. (…) ? » Le temps, celui des attentes, celui des Pascal Jourdana souvenirs, est impossible à évaluer, mais elle s’obsFRANCK D’ANNE SAVELLI tine. « Impossible de savoir si ça vaut le coup (…) s’il Stock, « La Forêt », 304 pages, 19 e vaut quelque chose ou ne vaut rien, ce temps, et jusqu’où il peut s’étirer ». O 38 L E MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 HALTE À YALTA D’EMMANUEL RUBEN Jbz & Cie, 235 pages, 19 e M onter à bord du Transsibérien, pour Sébastopol, et échouer en route à Yalta, en compagnie d'un jeune Tatar. Mais pas n'importe quel Tatar ! Celui-là, tunique blanche et pantalon bouffant rouge sang, va réveiller les inclinaisons picturales du narrateur, un psychiatre en déroute, doté d'une jambe valide et d'une attirance irrésistible pour les trains russes et la mer Noire. « Non, ce qui me fascine dans ce Levant d'Europe (…), c'est une impression de bric-à-brac permanent, (…), ce que d'autres, qui la croient une et momifiable, appellent une âme… » Carnet de voyage ou essai ? Ce premier roman d'Emmanuel Ruben fait l'effet d'une eau vive, insaisissable, tant sa langue emprunte toutes les trouées, et multiplie les perspectives. Sa richesse lexicale, sa structure vagabonde – où se mêlent indistinctement dialogues et récit – sonne comme une langue oubliée, un lointain écho du verbe des Lumières mâtiné de collages surréalistes. Cette écriture d'entrelacs laisse pénétrer dans le wagon du Transsibérien toutes les Russies, – le rabbin biélorusse Kaspoutine, le colonel ukrainien Kabaniouk – et construit à vue d'œil un personnage littéraire et romanesque en la personne du Tatar. « Ce qui m'avait aimanté dès le début à ce gosse inconnu, c'était précisément ce qui m'inquiétait chez lui, ce que d'autres que moi sans doute avaient fui, et qui le rendait lui-même fugitif, indessinable. » Le narrateur prend sa voix, tente de le biffer, de le croquer dans son carnet, l'embarque à Yalta, où le portrait se fait et se défait, toujours en mouvement, toujours vivant, lui échappe. « Quand je repense le soir à ce regard, il me galope, bride abattue, les rêves à vif, et ma mémoire en est comme cinglée. » Il incarnera jusqu'au bout le voyage, et une Russie fantasmée. « J'avais beau revenir de Vladivostok, avoir passé une nuit sur l'Amour, une autre sur le Baïkal, dans mon petit Transsibérien, sur mes banquettes douillettes, je n'avais fait qu'explorer une Russie in vitro. » Virginie Mailles Viard Cadavres exquis la perversion, Robert Alexis explose les canons de la morale et la pensée unifiante à travers six variations sur le thème de l’identité. es surréalistes ont, les premiers, expérimenté ce jeu consistant à composer une phrase à plusieurs sans qu’aucun ne puisse tenir compte de la contribution de l’autre. L’architecture globale de Nora, le sixième roman de Robert Alexis, se conçoit également dans le morcellement et la multplicité. Si le fil conducteur du livre reste la conversation conteuse entretenue entre Nora et son hôte, parmi les ruines centenaires du château d’Orsanne, il s’agit d’un prétexte à un enchâssement des récits comme étrangers les uns aux autres – et qui tous pourtant se complètent. Ce « JE, plaisanterie grammaticale » de Klossowski, qu’Alexis a pris soin de placer en exergue au roman, renseigne le lecteur sur la nature profonde de l’œuvre. Il s’agit de sonder l’être dans toute sa complexité. Dans ce contexte, le narrateur prend soin de saper le mythe de l’identité sexuelle et ses catégories figées. Tout dans Nora concorde vers la déviance, précisément pour arriver à poser la question de la norme. Quid, ainsi, de cette femme dont la mère intrusive et fusionnelle « formait un obstacle entre le monde » et elle ? Partant de cette situation banale, Alexis donne à voir un être dont l’accès à la féminité ne pourra se faire que de façon biaisée. Il montrera comment, peu à peu, son personnage se laissera emporté par ces « monstres lubriques » qui peuplent son imaginaire. L’ensemble des différents textes évoque ainsi une métamorphose. Ici, c’est la découverte de la sexualité maternelle qui est à l’origine de la révélation pour la fille. Dès lors, les carcans de la monogamie et de l’obscénité seront très vite rompus, au profit d’une mise en scène voyeuriste. Après, il est juste question d’une pente naturelle, nous dit le narrateur, qui mène à L un total abandon de soi. L’ancien professeur se mue progressivement en prostituée – un pur objet – fabuleux réceptacle des fantasmes humains. Si la volonté abdique, c’est que l’interdit appelle une transgression inévitable. L’érotisme s’y voit transfiguré : « Un tissu palpé par une main aux ongles faits disait plusieurs siècles de féminité, et je me sentais, dans le doux frôlement des mollesses parfumées, soulagée de mes excès, initiée par des transparences de nylon. » Alexis donne à voir de nouveaux contes cruels. Il enfreint, dans la veine décadentiste (on pense souvent à Barbey d’Aurevilly ou à Léon Bloy), les codes de la bienséance bourgeoise. Évoquant l’androgynie et la pédophilie cléricale au cours d’un nouveau récit, le narrateur se joue des dialectiques maître et esclave. Il montre des victimes consentantes, des âmes perdues sans perspectives de rédemption. Seule la chute paraît certaine, comme un cours logique des choses : « On peut préciser ce qu’est un fleuve, sa longueur, sa profondeur, son débit (…) en négligeant le principal : le fait d’être emporté, l’union du courant et de l’objet, du mouvement et de la matière ». Tous les personnages sont comme prisonniers d’une force qui les dépasse. Certains resteront dans la soumission, d’autres dans cette pulsion de domination qui les mènera pareillement vers l’irréparable. Ainsi en va-t-il dans l’un des derniers textes, où un ancien employé de bureau hérite d’un chalet retiré du monde et se change peu à peu en prédateur sexuel, libérant sa nature profonde. Ailleurs, il est question d’une femme changée de son plein gré en putain, puis vouée au pires sévices zoophiles et masochistes, jusqu’à devenir une oie gavée par une assemblée plus ravie que jamais. Le dénouement anthropophagique confirmera le sort réservé aux femmes dociles, proies désignées pour un festin libidinal où les appétits les plus bas se dévoilent au grand jour d’une Cène malade. Au final, Robert Alexis décline dans Nora l’existence charnelle sous toutes ses formes par le truchement d’une mosaïque de contes aux allures de pure dentelle. Benoît Legemble NORA DE ROBERT ALEXIS José Corti, 285 pages, 17 e LE FRONT RUSSE DE JEAN-CLAUDE LALUMIERE Le Dilettante, 253 pages, 17 e u’est-ce qu’un fonctionnaire ? Au plus simple, le mot désigne les serviteurs de l’État et de la chose Q publique. Pour (au hasard) les sarkozystes, c’est du personnel qui coûte forcément trop cher. En revanche, pour Jean-Claude Lalumière, ce sont des personnages aux potentialités romanesques certaines, il n’y a qu’à lire Le Front russe pour s’en convaincre. Ce roman met en scène un jeune homme qui, après avoir réussi ric-rac un concours de la fonction publique, se voit affecter dans un service pour le moins spécial du Quai d’Orsay. Le Front russe dont il est ici question n’est pas celui de la Seconde Guerre, c’est la « section Europe de l’Est et Sibérie », autrement dit la pire des affectations possibles pour qui ambitionne de faire carrière dans les Affaires étrangères. Le protagoniste y débarque au milieu d’une bande de gratte-papier tendance bras cassés. Pas facile, dans ces conditions, de nourrir des rêves d’ascension sociale et de voyages. Bien sûr, Lalumière force le trait pour nous décrire un monde diplomatique proche de l’absurde. Mais s’il nous divertit avec cette bureaucratie riche en situations cocasses, il sait aussi, en passant, nous faire réfléchir. Et d’abord à cet héritage fait de petites phrases et d’attitudes intériorisées par mimétisme que tout environnement familial transmet à travers l’éducation. À ce legs qui mélange volonté d’épanouissement et désir de réussite, et qui passe d’une génération à l’autre sans jamais finalement se concrétiser. C’est aussi, en effet, d’un certain déterminisme social que parle ce livre. Et derrière la comédie qui distrait, le propos se fait, pourvu qu’on veuille bien y prêter attention, plus grave, plus profond. « Enfant, j’avais rêvé d’exploration, d’errance, de sentiers sinueux dans des paysages vallonnés et je me suis imposé, parvenu à l’âge adulte, un chemin étroit et rectiligne ». On dit souvent que l’Histoire se répète, qu’elle a le hoquet. Les histoires familiales aussi, qui reproduisent échecs et frustrations. Anthony Dufraisse LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 39 DR Dans son petit bréviaire de CRITIQUE DOMAINE ÉTRANGER Dépendances En une prose limpide, le romancier madrilène Juan José Millás effeuille avec doigté l’histoire secrète d’un couple. otre voisin, un bon ami, quoiqu’un peu irritant sur les bords, vient d’avoir un accident. Votre femme finit par vous expulser. Vous emménagez incognito dans l’appartement déserté dudit voisin. Vous vous habillez avec ses vêtements. Vous avez 35 ans. Vous épiez votre femme de l’autre côté du mur. Vous racontez des histoires d’ombres à une petite fille qui, sans être la vôtre, a déjà la « nostalgie » de vous. Vous donnez le change. Une vie qui n’était pas la sienne met en scène cet homme, à qui échoit l’étrange aventure de passer de l’autre côté du miroir en changeant de palier. Lorsqu’il habitait encore avec Laura, Julio trouvait dépaysant le seul fait d’échanger les places dans le lit conjugal. Désormais, il voit son ancienne vie derrière une sorte de glace sans tain. À partir de ce jeu de positions et d’inversions radicales, Juan José Millás nous cisèle une fable sur l’espace intime et la distance respectueuse d’un couple qui tourne autour des mêmes objets, petites planètes domestiques, mais sur deux axes différents et irréconciliables. Variation sur le thème de l’usure des sentiments et du triangle amoureux, son roman dessine un couple singulier qui se reconfigure dans une étrange anamorphose, si bien qu’on ne sait justement plus bien quel est le véritable couple, celui des amants séparés par l’accident ou celui, imprévu, de l’amant et du mari, la femme se révélant le trait d’union invisible entre les deux hommes. En une prose ramassée et limpide, le romancier évite le récit voyeuriste qui filmerait la petite mort ultime de l’amour en décomposition, pour livrer la chronique d’un double amour impossible. S’il évoque bien sûr la mesquinerie du quotidien, et toute la crudité de la duperie, il s’achève par une grâce finale inattendue. Pas de crise V 40 L E MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 de ménage, ni d’explosion violente, mais les fissures invisibles à l’œil nu des frondaisons. Comme un réseau souterrain de racines dont on découvre en allant à la cave, qu’il soutenait tout un édifice. Parasite nécessaire. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Julio prépare des maquettes pour des tournages de cinéma. Ainsi, Juan José Millás tire avec bonheur parti du décor qu’il pose – deux appartements contigus –, pour mieux repousser les cloisons entre fiction et réalité. Les différentes pièces font en effet office tour à tour de foyer, de métaphore de la boîte noire de l’inconscient, de prison, d’installation de carton-pâte... Sans pour autant basculer dans le conte fantastique, l’auteur décrit un endroit qui ressemble aux limbes des morts-vivants ou des fantômes insatisfaits, antichambre des errants. Il fait coexister deux mondes possibles et parallèles. Celui, d’abord linéaire, de la réalité, et celui, brisé, fait de soubresauts temporels, des souvenirs et du passé. Souvenirs de Julio en premier lieu, et passé de son voisin ensuite, que Julio découvre par hasard, et qui se met à remodeler le cours de sa propre vie. En trouvant brutalement l’insoupçonnable voie qui conduit de sa routine à celle de l’autre, comme s’il s’agissait de deux galeries souterraines, le personnage principal se met à explorer un monde virtuel où tout s’agencerait et s’imbriquerait sans espace vide. Il choisira finalement de refermer la porte dérobée. Exactitude des mots, élégance du phrasé, ellipses : l’écriture de Juan José Millás saisit avec pudeur ce drame d’intérieur. Sa stratégie est celle de l’effeuillage et de la tendresse, malgré l’implacable déroulement du récit. Son univers, poreux, fragile, est constitué de frôlements, d’esquisses. Comme en sourdine, son roman bref, et sans complaisance, décrit à merveille le mécanisme délicat des dépendances masquées de la mémoire et des sentiments. Raffinement de torture et de beauté. Chloé Brendlé UNE VIE QUI N’ÉTAIT PAS LA SIENNE DE JUAN JOSÉ MILLAS Traduit de l’espagnol par André Gabastou Galaade, 192 pages, 15 e LES SEPT FOUS DE ROBERTO ARLT Traduit de l’espagnol (Argentine) par Isabelle et Antoine Berman, Belfond, 370 pages, 20,50 e our qui aime le genre ardent, exubérant, excessif P et lyrique, ce livre pourrait être un régal. Achevé en 1929, préfacé par Julio Cortázar (expressément pour la première édition française en 1981) le roman prenant pour cadre les bas-fonds de Buenos Aires contribua largement à la réputation sulfureuse et équivoque de Roberto Arlt, enfant terrible d’une langue et d’une culture dont Borges (ou Cortázar) fut le fleuron à la sophistication opposée. En effet, nous sommes là aux antipodes d’écritures retenues, d’histoires parcimonieuses et d’éclairages indirects. Erdosain, employé d’une compagnie sucrière, homme rongé par des démons de la misère, du désir et de la cupidité, profondément en rupture avec lui-même et avec les autres, se trouve confronté à une, deux… trahisons ; puis l’engrenage du mal s’enclenche, à la faveur de ce que chacun porte en lui de sauvage et de désespéré. Les « sept fous », protagonistes du roman, ne le sont pas plus que nous le sommes ; la galerie de personnages mesquins, possédés par des fantasmes et des obsessions, enclins à des actes les plus abjects, frôlant la folie et exhibant leurs indigence pour toucher jusqu’aux tréfonds de l’humiliation, se dresse en une tragi-comédie humaine. Et le lecteur se trouve sommé de reconnaître plus qu’une parcelle de vérité dans ces mouvements et gestes repoussants que la lecture lui donne à voir tel un microscope posé sur des microbes. C’est l’humanité sale et souffrante, en proie à des forces noires et inavouables, qui grouille sous les lignes fiévreuses de Robert Arlt ; et son écriture lourde, baroque, abondant d’épithètes convenues, de métaphores alambiquées et de comparaisons surfaites, semble obéir elle aussi au maître mot de cette œuvre d’épouvante : l’angoisse. La texture est ici tellement dense et apparente que, comme en poésie, on aimerait pouvoir accéder à l’original. Surtout quand à des pages d’une intensité quasi racinienne (scène du départ d’Emma, épouse d’Erdosain) suivent des passages sonnant creux comme des musiques de portable ; et des tournures langagières stoppent la lecture rappelant l’avis du grand préfacier pour qui, dans certaines entreprises de traduction tout « le reste (au-delà de l’analogie), qui est toujours le plus important, se perd ». Tout, sauf la violence. Marta Krol DR de vandalisme, essayent d’incendier leur école, font exploser une voiture – Nimbe se brûle un peu à ce jeu-là – enlèvent et assassinent un camarade d’école. Les pages du martyr et de l’exécution à petit feu sont à cet égard terrifiantes, écrites par une plume ayant trempé dans un sang noir. Puis ils projettent de réserver le même sort à Wimbow, une petite fille créole… dont Nimbe tombera amoureux. Le Temps matériel n’est pas seulement un roman de l’initiation pour de jeunes héros en quête, dans un pays politiquement bouleversé, d’une vie qu’ils veulent transfigurer, quand bien même elle aurait puisé à la fontaine du mal. Giorgio Vasta s’interroge sur la puissance libératrice de la langue qui doit élever, absolument, dire le monde exactement. Au contraire, les discours politiques de l’Italie de 1978 – et ceux d’aujourd’hui ne valent pas mieux – ont conduit à l’impasse. Alors les trois jeunes révoltés défendent l’idée selon laquelle « chaque phrase est une bombe (qui doit) ordonner le monde ». La langue doit être cet atout, ce lien nécessaire, cette source cristalline au lieu des bouillons terreux. Au fond, ces trois enfants sont comme Alice qui se trouve soudain dans le bois obscur où les choses n’ont pas En 1978, à Palerme, trois enfants partent en guerre en mimant de nom. Pour Alice comme pour Nimbe, Rayon et Envol, il s’agit donc de définir. les Brigades Rouges. Un premier roman puissant de Giorgio Vasta. Pour cela, ils se proclament « mythopoïétiques », fabricants de l y a trente-deux ans, mourait Aldo MoNimbe et de ses amis est Inventeurs mots, inventeurs d’un ro, responsable de la Démocratie chrépollué par les chats dévorés mystérieux « alphamuet », tienne, assassiné par les Brigades Rouges par la rhinotrachéite et la d’un mystérieux « un langage désespéré », après deux mois de détention. Au mogale, souillé par les pigeons à la fin du ro« alphamuet ». expliqué ment de son enlèvement, il se rendait à la cancéreux, les chiens estroman, qui détourne les Chambre des députés où ceux-ci devaient piés, la rouille, abîmé par la niaiseries ou les banalités voter la confiance au nouveau gouvernepourriture, la ruine d’une société vide et du quotidien pour en faire un code impénément Andreotti. Les Brigades Rouges s’opqui s’égare. Au fond, la pâtée de ces enfants trable. Un langage neuf, intégral. Mais à posaient à ce rapprochement historique de 11 ans, toujours enfants, mais ayant trop vouloir pulvériser l’échiquier ancien, entre le Parti communiste et la Démocratie déjà basculé de l’autre côté du miroir, est Nimbe et ses amis s’enferment dans une lochrétienne et avaient peu à peu sombré cette gangrène omniprésente, ce torrent de gorrhée encore plus stérile que l’incapacité à dans la lutte armée. Moro fut la victime de défaites et d’horreurs que vomit chaque dire le monde. C’est le lot de tous ceux qui cette rencontre impossible entre les partis jour la télé, comme la détention de Moro, préfèrent la théorie dialectique à l’expérienet son assassinat résume à lui seul un terl’antienne qui annonce de funestes lendece sensible de la vie et des mots. Heureuserible échec politique. mains, comme sa mort enfin, point ment Nimbe rencontre-t-il Wimbow, la peDe ce temps perdu pour toujours, Giorgio d’orgue d’une société politique, d’une sotite créole muette. Elle, entretient Vasta, né en 1970, compose un roman ciété tout court, qui ne s’en sont peut-être forcément des rapports différents avec la symphonique, riche, tumultueux, en forme pas remises. langue. Elle est là « où la phrase se défait et de dédale où se perdent les âmes. La toile Ces gamins qui ont choisi des noms aériens cède ». Elle vit dans un silence blanc et saude fond, c’est bien sûr l’assassinat de Moro. – des noms qui ont à voir avec une forme ve Nimbe du trou où il plongeait avec ses C’est aussi la ville de Palerme où vivent de pureté, un semblant d’éther, tandis que copains. Loin des brouillards sémantiques, trois copains qui ont choisi des noms de les membres de la famille de Nimbe pordu brouhaha de la pensée anarchique, du guerre : Nimbe, le narrateur, Rayon, Entent des noms de choses, Ficelle, La Pierrre, plagiat terroriste, elle tend un coussin de vol. Avec eux, Vasta ne cherche nullement Coton – ont désormais un modèle : les Brisoie à la vie de Nimbe, une quiétude. Elle à donner à lire un roman historique, une gades Rouges. Pour eux, ce sont les seules à lui offre cette chance de le tenir à distance sorte de guerre des boutons ultra-violente s’exprimer, à travers leurs communiqués, « du temps incarné » où « chaque enfant est revisitée à la manière sicilienne. Il écrit en dans un langage que les gosses affectionnuit et conflagration et égarement ». Cette revanche un texte sauvage, où les rêves nent parce qu’il est capable de violenter le chance qui est un miracle. noirs, ceux des démons qui habitent ces monde et l’Italie, « ce pays où l’on se désensiSerge Airoldi jeunes enfants, pèsent lourd dans la balanbilise des instincts civiques, où l’on désamorce LE TEMPS MATÉRIEL DE GIORGIO VASTA ce des drames. Aussitôt le livre ouvert, le toute forme de responsabilité ». Alors ils sinTraduit de l’italien par Vincent Raynaud Gallimard, 362 pages, 21,50 e lecteur comprend combien l’univers de gent les brigadistes, commettent des actes Soldats de plombs I LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 41 Belle emplumée CRITIQUE DOMAINE ÉTRANGER ribambelle d’improbables cinéphiles, Sous un ciel qui s’écaille de Goran Petrovic lève son rideau sur l’Histoire yougoslave. Loufoque et revigorant. n 1932, à Kraliévo, ville serbe située dans le district de Raska, l’hôtel Yougoslavie est inauguré en grande pompe. Laza Iovanovitch, cordonnier débrouillard ou, selon quelques détracteurs locaux, rustaud dont un œil couperait du bois quand l’autre le rangerait, l’a fait construire en lieu et place d’une antiquité. Sept ans, voilà le temps qu’il faudra, dérisoire lâcheront certains, pour que cette affaire parte en eau de boudin. Parce que les clients bâfrent, que les chambres bruissent de jouissances légères, maître Laza, moral en berne, la cède à un groupe de trois bailleurs. Revente, extrait de cadastre, inscription d’hypothèque ou garanties, monsieur Petit, alias État, jubile, quand Rudy Prohaska, projectionniste de profession, transforme la salle de bal et de spectacle de l’hôtel en salle de cinéma. C’est là, dans la semiobscurité cinématographique d’Uranie, sous l’effritement d’un plafond en stuc représentant l’univers, qu’une trentaine de spectateurs assiste à une séance ô combien mémorable. Sous un ciel qui s’écaille – troisième roman traduit de Goran Petrovic, après Soixante-neuf tiroirs (Le Rocher, 2003) et Le Siège de l’église Saint-Sauveur (Seuil, 2006) – est un théâtre miniature dans le rideau empoussiéré duquel des personnages déjantés se prennent (concrètement et métaphoriquement) les pieds. Sous l’œil désabusé de Simonovitch, vieil ouvreur maugréant contre les vendeurs de chewing-gums, de graines de tournesol et de pépins de courge, chacun y va de son rang. Pêlemêle, un ivrogne dont les mignonnettes sont disséminées çà et là dans Kraliévo, deux galopins, un ex-prof de littérature E 42 L E MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 et de langue serbo-croate, quelques couples, un activiste du Parti communiste destitué levant mécaniquement la main droite, des Roms, un type si léger qu’il craint de prendre l’air, un « rocker en perte de vitesse », des collégiens tyranniques, une « vraie hommasse », etc. Sans oublier l’intrusion ponctuelle d’un porteur fuyant les averses et, au hasard de leurs pauses, des cuisinières fleurant bon le cassoulet au jambonneau, le chou farci ou la fricassée au lard. Soit toute une clique qui, un certain dimanche de mai 1980, voit la projection incongrue d’un film, contant de façon naturaliste comment un indigène bien pourvu ensemence la terre d’Afrique, gâtée et par la panne d’un projecteur déglingué et par l’annonce du décès du président Tito. Sous le masque de la cocasserie, Goran Petrovic, sorte d’Emir Kusturica de la littérature serbe, cache un sérieux mâtiné de ruse. Sous un ciel qui s’écaille, entre les lignes d’une succession de portraits bigarrés, renferme en effet une vision kaléidoscopique cinglante de l’Histoire de la Yougoslavie. Occupation du pays par l’Allemagne nazie, sa nationalisation, accointances et réticences staliniennes de Tito, bagne de Golip Otok situé au nord de la Dalmatie, conflits violents qui minèrent les territoires de l’ancienne République fédérale socialiste entre 1991 et 2001 ou bombes à fragmentation de l’OTAN lors de la guerre du Kosovo, les références fusent. Comme fuse l’ironie au rebours du récit des tribulations de Rudy Prohaska. Copropriétaire minoritaire, directeur et, entre autres, responsable du programme d’Uranie, Rudy aime sa femme en dix langues : en « allemand athlétique », en « turc fantasque », en « hongrois croustillant », en « bulgare caressant », en « français gracieux », en « serbe volubile ». Il l’aime, certes, mais pas au point de se départir de Démocratie : une perruche menue, à l’aspect peu engageant, qu’il s’obstine à ne pas mettre en cage et à vouloir faire parler, en vain peut-être… Jérôme Goude SOUS UN CIEL QUI S’ÉCAILLE DE GORAN PETROVIC Traduit du serbe par Gojko Lukic Les Allusifs, 192 pages, 16 e LE DÉCLIN DE L’OCCIDENT DE HANIF KUREISHI Traduit de l’anglais par Florence Cabaret Christian Bourgois, « Titres », 124 pages, 7 e anif Kureishi a ce talent particulier de saisir en H quelques destins individuels les tendances fondamentales d’évolution d’une société, ses peurs, ses replis, ses espoirs, ses contraintes – non pas que ses personnages se contentent d’être emblématiques, mais qu’ils synthétisent une forme singulière d’être gouverné par la marche du monde contemporain. Qu’on le veuille ou non, l’interdépendance des uns et des autres est plus que jamais un fait acquis. C’est ce postulat sous-jacent à l’ensemble des huit nouvelles sélectionnées pour ce recueil (il fait partie d’un volume plus complet paru en Angleterre) que Kureishi travaille au gré de ses multiples facettes avec un sens aiguisé du décalage : de l’anecdote mineure (« L’Agression » est cette logorrhée verbale à laquelle une femme est soumise dans le huis clos d’une voiture qui la raccompagne après avoir déposé son fils à l’école), au fait divers sanglant (« Les Chiens » offre la vision cauchemardesque d’une meute s’attaquant en une fulgurance saisissante à une mère et son enfant, « Unions et décapitations » traduit les aveux d’un vidéaste au chômage filmant des exécutions capitales à diffuser sur le Net pour le compte de groupes terroristes). Entre ces extrêmes, les vies de « Maggie », « Phillip » ou Jake (« Une histoire horrible ») contiennent tout autant de fragments de violence, d’impermanence et de joie – saisies dans les choses minuscules, tel « l’inévitable glissement vers la nonchalance qui caractérise (…) la plupart des mariages et qui implique acceptation, secret, rébellion » ou les enjeux sociopolitiques : l’après-11 septembre et son mythe sécuritaire – Blair reste la bête noire de Kureishi –, la perte d’un emploi et son effet domino sur l’équilibre d’une famille. Le Déclin de l’occident est aussi dans ces traces de désespoir semé au creux des parcours de chacun, où s’entremêlent – souvent avec la complicité de notre ignorance – irréparable (« Il y a longtemps hier ») et dérisoire des apparences, des préjugés. Lucie Clair DR Roman lardé d’une DR TRADUCTION SUR QUEL TEXTE TRAVAILLEZ-VOUS? ascinée par l’imagination foisonnante et l’univers si original d’Olga Tokarczuk, j’ai souhaité, après la traduction des Récits ultimes, me mesurer à son nouvel ouvrage, Les Pérégrins. Née en 1962, cette romancière et essayiste est plébiscitée tant par le public que par la critique, comme en témoignent les nombreux prix littéraires, dont celui du Meilleur Livre étranger pour son roman Dieu, le temps, les hommes et les anges, publié en 1998 chez Robert Laffont. Vera Michalski a bien voulu me confier la traduction des Pérégrins pour sa maison d’édition Noir sur blanc et, heureux hasard, nous avons appris le lendemain de la signature de mon contrat qu’Olga Tokarczuk venait de recevoir, pour cet ouvrage, le plus prestigieux prix polonais – le NIKÉ. Ce livre est un texte hybride, mêlant fiction, essais, notes personnelles, bribes d’observations prises sur le vif. Les nombreux récits ne sont qu’en apparence indépendants les uns des autres. Les fils de ces histoires s’entrecroisent, tissant habilement un motif commun qui est celui du voyage. Selon Olga Tokarczuk, le voyage reflète la réalité du monde contemporain, caractérisé par le mouvement, l’instabilité, la précipitation. Il ne s’agit pas seulement du voyage dans l’acception la plus courante du terme – un banal déplacement géographique –, mais aussi des voyages dans les tréfonds du corps humain et de ceux qui permettent d’explorer la Terre, de percer les mystères du cosmos. Cette savante construction polyphonique traduit l’éclatement, la fragmentation de la perception du monde par les nomades des temps modernes que nous sommes. La trame de ces quelques dizaines d’histoires est rebrodée de motifs récurrents, tels les pèlerinages, l’eau inondant le monde, le sang inondant le corps, les diverses formes que revêt la quête de l’immortalité, l’aspiration à conférer un ordre à un monde chaotique, à donner un sens à la vie, face à l’inéluctabilité de la mort et de la désintégration de toute chose. La richesse des thèmes abordés dans Les Pérégrins implique l’emploi d’un lexique très varié, spécialisé, ainsi que d’un vocabulaire et de tournures propres à diverses périodes historiques. Par ailleurs, ce livre abonde en citations d’ouvrages et en références mythologiques ou philosophiques. Le traduire m’a demandé, par exemple, de me pencher sur la littérature de la Grèce antique, sur le cartésianisme ou sur la technique de la plastination des corps humains. J’en profite ici pour remercier les amis qui m’ont servi de consultants dans les domaines de la médecine et de la philosophie. De son côté, Olga Tokarczuk n’a pas ménagé son temps précieux pour répondre à mes innombrables questions, m’aidant ainsi à clarifier le sens de certains passages. En effet, elle privilégie les ellipses, l’ambiguïté et laisse volontairement bien des choses dans le vague. Chaque traducteur a sa méthode de travail. Loin de moi l’idée de recommander la mienne aux autres, surtout à ceux pour qui la traduction constituerait la seule activité salariale ! Perfectionniste invétérée, je travaille avec une extrême lenteur. Je commence toujours par une traduction la plus littérale possible. À partir de cette trame, je m’applique à affiner le style, à rendre la langue plus fluide, plus expressive, tout en luttant contre la tentation de marquer F Les Pérégrins d’Olga Tokarczuk par Grazyna Erhard * le texte de ma touche personnelle. Dans le cas des Pérégrins, j’étais amenée à tenir compte de ce qui, dans le texte original, était obscur ou semblait contradictoire. J’ai dû ajouter les explications qui s’imposaient, soit par la traduction même, soit par des notes en bas de page. Ce n’est qu’après un temps de pause, nécessaire pour laisser mûrir ma réflexion, que j’aborde l’avant-dernière étape, la plus délicate : l’oreille attentive à percevoir la voix de l’auteur, je cherche à trouver le ton juste. C’est le moment d’éliminer les scories – les longueurs, les redites –, de gommer les aspérités du style, en lisant chaque phrase à mi-voix, à l’affût des fausses notes. Coller au plus près de l’écriture d’Olga Tokarczuk – écriture spontanée, nerveuse, échevelée, avec des phrases courtes, émaillées de métaphores, d’aphorismes – était une tâche d’autant plus ardue que les systèmes linguistiques du polonais et du français ne coïncident guère. La langue polonaise est beaucoup moins exigeante en ce qui concerne la clarté, la logique du récit, l’emploi des temps, alors que le français exige plus de rigueur et de précision. Puis, talonnée par les délais, je dois passer au toilettage définitif du texte, traquant les dernières fautes, les coquilles. Quand on examine un texte littéraire à la loupe, qu’on en dissèque chaque phrase, le désir d’exprimer autrement les mêmes idées émerge fatalement. Le traducteur se cantonnera-t-il dans son rôle d’humble tâcheron, censé rester transparent, invisible ? Ne sera-t-il pas tenté de s’autoriser plus de liberté, au risque de s’éloigner sensiblement de l’écriture de l’auteur et de produire une œuvre tout à fait différente ? Faut-il avoir peur du traducteur ? * A traduit entre autres Slawomir Mrozek, Olga Rozewicz, Andrzej Stasiuk. Les Pérégrins d’Olga Tokarczuk paraît ce mois-ci aux éditions Noir sur blanc. LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 43 L’exil est son métier CRITIQUE DOMAINE ÉTRANGER Avec la distance ironique que confère le regard décalé de qui n’est pas de chez nous, Dubravka Ugresic dépeint notre présent, burlesque et pathétique à la fois. n 1992, alors que la guerre déchirait les peuples hier encore unis dans la Yougoslavie titiste, alors que Milosevic et ses complices ouvraient de nouveaux camps de concentration, le nationalisme faisait rage en Croatie également. Le journal Globus publia alors « l’une des harangues les plus virulentes, les plus écœurantes, contre cinq femmes coupables d’avoir dénoncé la folie nationaliste, à une époque où personne n’en avait l’idée ». Elles furent « qualifiées de sorcières croates » – et Dubravka Ugresic, qui était l’une d’elles, dut s’exiler. Depuis lors, elle parcourt l’Occident autrefois inaccessible : de Berlin à New York en passant par Amsterdam, elle scrute, avec perspicacité et humour, notre quotidien – où rodent les fantômes d’un passé qui ne passe pas encore... Alors qu’elle fit alterner, jusqu’aujourd’hui, la forme romanesque (Le Ministère de la douleur en 2008) et celle des essais (Ceci n’est pas un livre en 2005), elle nous offre ici un ouvrage composite et assez inégal. Si la première partie – la plus réussie, la plus travaillée peut-être – rassemble de courtes chroniques de quelques pages, les deux suivantes sont composées de textes plus longs et parfois un peu bavards, moins bien maîtrisés : le récit d’un voyage d’écrivains à travers notre continent, dans un train comiquement nommé « Le Littérature-express Europa 2000 », précède ainsi une longue promenade dans Amsterdam et des essais plus théoriques. Le destin de l’exilé(e) est le porte-à-faux, il lui faut « vénérer un seul Dieu : la Valise », le Nulle part est sa patrie – et la situation malaisée qui est la sienne exige E 44 L E MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 de lui une vigilance de tous les instants, qui le tient en éveil. S’il doit, douloureusement, faire l’apprentissage d’« une humilité servile dans le processus de conquête de son nouveau pays », nul doute qu’en retour il y gagne une clairvoyance nécessaire à sa survie en milieu hostile. Dubravka Ugresic peut ainsi pratiquer une sorte d’ « ethnographie postobjectiviste » (sic !) qui dépeint crûment nos mythes et rites, nos modes et manies. Nous partageons ainsi son étonnement face au « rituel collectif du lunch » qu’elle se doit de pratiquer, « chaque mercredi », avec ses collèges universitaires, « autochtones américains », chacun muni de sa boîte en plastique personnalisée d’où il tire la nourriture qu’il picore sans en offrir une miette à autrui. Elle observe également une nouvelle espèce humaine, assez effrayante, composée de « femmes mûres », reconnaissables à leur uniforme (« sac à dos et petite bouteille d’Evian »), qui, « avec sur le visage une expression semi-pornographique et semi-philosophique, tirent quelques gorgées d’eau » de leur bouteille, quel que soit le lieu où elles se trouvent… Elle ne peut s’empêcher de relever des similitudes inquiétantes entre le monde qui fut le sien et celui qui se dessine confusément aujourd’hui : hier comme demain, « l’histoire et la culture sont les banques les plus sûres pour le blanchiment des consciences ». L’intolérance et le racisme d’hier se maquillent désormais avec « l’alibi des différences culturelles ». Si l’air communiste était peu respirable (« la vie de tous les jours ne se vivait pas, elle s’exécutait »), il n’est pas certain que celui d’aujourd’hui soit plus sain: « il sent l’argent frais et l’avenir du capitalisme ». Thierry Cecille IL N’Y A PERSONNE POUR VOUS RÉPONDRE DE DUBRAVKA UGRESIC Traduit du serbo-croate par Janine Matillon Albin Michel, 308 pages, 24 e BLACK ROCK D’AMANDA SMYTH Traduit de l’anglais par Bruno Boudard, Phébus, 349 pages, 22 e elia, la narratrice, est une ravissante orpheline C de Trinidad ; sa mère est morte peu après l’avoir mise au monde, et elle est élevée avec ses deux cousines par sa tante Tassi, une robuste femme de bon cœur. Mais Tassi est peu clairvoyante en matière d’homme, et celui qu’elle a accepté de prendre pour second mari, Roman, est un être vil et violent. Un jour, profitant de l’absence de son épouse, il abuse de Celia. Celle-ci s’enfuit, et désormais doit gagner sa vie : elle devient alors domestique chez le docteur Emmanuel Rodriguez et sa famille. Avec lui, elle connaît une brûlante passion physique, mais aussi les affres et la déception déchirante d’un chagrin d’amour. Black Rock a tout d’un roman de formation : la naissance difficile, l’apprentissage de l’indépendance et ses vicissitudes, le premier amour et même, à la fin du récit, des révélations sur l’origine de l’héroïne. Celia n’est pas la fille de qui elle croyait… La plume d’Amanda Smyth est fluide et souvent sensuelle pour décrire les corps ou la nature, comme ce jardin où, « sous la lumière de la lune, les buissons avaient une teinte argentée et étaient aussi touffus qu’une chevelure argentée ; l’herbe se colorait elle aussi d’argent et avait l’air aussi moelleuse qu’on avait envie de s’allonger dessus ». Clandestine, la relation entre Rodriguez et Celia est l’occasion de belles pages, où affleure la fièvre des sens – mais le lecteur comprend avant la narratrice tous les petits égoïsmes du docteur, annonciateurs de sa future indifférence. Le récit acquiert ainsi une dimension féministe, en montrant le statut d’une femme noire dans cette Trinidad du XXe siècle : Celia, aussi séduisante, et forte, soit-elle, doit s’élever dans une société où le pouvoir appartient aux hommes – blancs. L’originalité de ce captivant mais classique récit d’initiation tient finalement à sa conclusion : Celia est une enfant prodigue, dont le retour signe paradoxalement l’entrée pleine et entière dans le monde adulte. Delphine Descaves De l’eau qui dort C. Hélie physique que l’on connaît peu, celui d’un pays scandinave, où la nature peut être inattendue : « Il y avait des effluves âcres d’algues sèches et de méduses en décomposition sous la lumière aveuglante. Il y avait l’odeur de la mer et le parfum lancinant des oyats (…) » et dont les paysages urbains sont rendus avec une efficience quasi plastique qui n’est pas sans rappeler W.G. Sebald. Dans ce décor évolue Arvid, incertain, passif et plutôt insatisfait, en vrai homme sans qualités : « Mais mon cerveau semblait souffrir d’inattention, il n’était plus qu’une tache de téflon où tout glissait (…). Dans ma vie, je ne faisais attention à rien ; des choses se passaient et je ne les enregistrais pas. Des choses importantes ». C’est le côté inconsistant, fuyant et insignifiant du processus de vivre, tissé qu’il est d’une continuité temporelle sur laquelle il est impossible de toujours intervenir, que ce personnage incarne de manière aussi convaincue que troublante. Dans son inertie il en arrive à souffrir d’avoir une identité : « une partie de mes problèmes seraient réglés si j’avais un père inconnu et sans nom qui se promenait dans les rues obscures, vêtu de son vieux pardessus et portant les chaussures que ma mère lui avait données. Qui se promenait sans trêve à la reAvec Maudit soit le fleuve du temps, le Norvégien Per Petterson cherche d’un endroit à lui, un endroit pas bien grand (…) où je me serais terré, recrotaille une vue en coupe sur ce qu’est vivre. quevillé dans un coin sombre (…) ». Tandis que l’un de ses frères, bâtard, a uelque chose de déchirant en la chance d’être : « un enfant né demande qu’elle d’aide et Arvid, même temps que tranquille, dans le secret et la honte au large d’assistance, et elle n’y comme une mince fracture invodu Danemark, entre oyats et pourra répondre que de un homme lontairement perpétuée, se dit à sur une île appelée peu (l’auteur de la 4 e de sans qualités. moutons, travers ces pages lentes et puissantes, ameLæesø. Elle y était partie en toute couverture a-t-il lu l’ouvranant des masses de vécu arrachées à tel ou hâte, alors que mon frère était enge ?) : « Et j’ai peut-être vu tel bord d’une existence. Celle avant tout core un poisson d’argent dans son ventre. Et à son dos qu’elle faisait un effort, qu’elle déd’Arvid, celui qui dit je, et qui à 37 ans vit cela créait entre eux une complicité dont plaçait le centre de la gravité de son corps pour le cataclysme d’un divorce. De n’être plus j’étais exclu. Il portait le soleil et la souffrance se détacher du lieu où elle était dans ses pensées aimé de celle qui « avait été toute sa vie dedans son corps, il évoluait dans un monde et se rapprocher mentalement de moi ». puis quinze ans et qui bientôt ne le serait d’écume et de mer bleue ». Per Petterson, l’un des plus importants roplus » ouvre une large blessure dans le tissu Englué dans l’aboulie qu’il produit lui-mêmanciers norvégiens dont le lecteur français de son expérience, pour libérer tout ce qui me, l’homme subit les pleins comme les découvre là un quatrième titre (après Juss’y est produit et sédimenté de douloureux, creux de sa trajectoire. Même le commuqu’en Sibérie ou Pas facile de voler les ched’impensé, et de refoulé. Et notamment, nisme, la seule valeur qu’il ait choisie en vaux…), excelle dans cet art de saisie une histoire d’amour premier, et le plus dédevenant volontairement ouvrier, il n’en d’états intérieurs à travers des configuraçu de tous : celle avec sa mère. Femme inn’avait pas vu l’échec, surpris par la nouveltions des corps, animés ou pas ; dans cette trigante, courageuse et réservée, elle aple de la chute du mur de Berlin : « le temps harmonie tracée entre émotions et sentiprend avoir un cancer et prend aussitôt le avait agi dans mon dos et je ne m’étais pas rements d’une part, objets et environnements chemin de son pays natal, le Danemark, tourné ». Et pourtant, une sourde ténacité, de l’autre : « j’avais toujours entendu les pour y accomplir ce dont elle éprouvait un une fidélité à soi, un espoir mince mais catrains de marchandises ; par la fenêtre ouverte besoin intime et en quoi Arvid – ce fils pable, sous-tendent les existences chaome parvenaient le bruit des roues d’acier sur dont elle « ne sait pas que faire » – va, tiques et imparfaites. Oui, quelques accords les rails d’acier et la longue et curieuse plainte contre son gré, l’accompagner. vrais à propos de l’humain se lèvent de des freins. Puis les wagons s’ajustaient les uns La complexité des rapports entre mère et l’écriture de Per Petterson, qui disent la aux autres dans un entrechoquement de méfils est à la mesure de celle de leurs histoires violence, l’inconsistance, la persévérance, et tal. Main dans la main, me disais-je alors, respectives, les deux se livrant sur un rythle besoin de l’autre. épaule contre épaule ; des bruits consolateurs me retenu, prudent, incomplet. Elle, a eu Marta Krol dans l’obscurité silencieuse ». Aussi, n’est-ce quatre fils ; celui qui se fait présent au mopas la moindre qualité du roman que de MAUDIT SOIT LE FLEUVE DU TEMPS ment crucial de sa vie n’est pas son préféré, faire accéder le lecteur, à la faveur d’une DE PER PETTERSON - Traduit du norvégien par Terje d’autant qu’une nouvelle fois il est plus en écriture précise et sensible, à un univers Sinding, Gallimard, 234 pages, 18,50 e Q LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 45 Ni Béké, ni rasta DR CRITIQUE DOMAINE ÉTRANGER En neuf nouvelles, Olive Senior chante les joies et les misères du petit peuple jamaïcain. Blues ? Non, mento ou calypso. chiendent ». Il rêvait de mourir au bord de la mer. ui restitue au mieux le vivant, le réel et « Arnold, si tu crois que je mens. Tu vois la grande l’imaginaire ? L’oralité ou la littérature ? vague là-bas. Elle vient par-dessus la montagne. Elle Pas de faux débat et surtout aucun jugevient pour nous emmener à la maison. » ment de valeur. On peut prétendre que Les narratrices sont souvent des servantes et les héla parole puisse être d’or sinon d’art et déplorer roïnes des ti filles. Les unes et les autres passent plus son extrême fragilité et sa fugacité. aisément d’une classe sociale, d’un groupe culturel à La Caraïbe, haut lieu de l’oralité et des mélanges l’autre. Les premières en prelinguistiques, offre de drôles de nant du recul et en analysant les langues, créoles, pidgins, des musiques Victimes dans événements. Les secondes par aussi. La littérature y a la part belle. innocence, rencontrant leurs Une littérature qui réussit pleinement leurs corps à marquer la parole et en exalter tour- et leurs cœurs. premières désillusions. En allant chez les blancs ou les bourgeois, nures et chatoiements. Art dans lequel il vaut mieux ne pas avoir les cheveux grainés qui téexcelle Olive Senior, née sur l’île en 1941. On moignent d’origines africaines, et rendent certaines peut ainsi s’étonner qu’il ait fallu tant de temps amitiés impossibles. « L’homme-anoli et sa dame » pour traduire un de ses huit ouvrages. n’apparaissent qu’en toile de fond derrière la nouCouvrant une période allant de la construction du nou de Shelly-Ann buvant le thé chez Miss Ersie, canal de Panama (1914) à aujourd’hui, les nouune collègue. Leurs papotages sont interrompus par velles décrivent les tensions inter-culturelles, interles enfants qu’elles gardent. Shelly-Ann veut tout générationnelles opposant descendants des moncasser. Son beau-père, gangsta, trafique la drogue. tagnes et de l’esclavage et Békés, blancs issus de la Chez elle, il y a des chiens morts partout. colonisation, mais aussi ruraux contre urbanisés ou « Le pied de Christophine », plante potagère qui reruralisés comme les rastas. Elles mettent en scène donne un légume de la famille de la courge, a toudes êtres accrochés à leur langue, leurs traditions, jours fait la joie de Miss Evadney. De jeunes rastas leurs imaginaires, en butte à la modernité, à l’acsquattent derrière chez elle, les christophines disculturation, au racisme. La plupart sont des paraissent. Aussi pauvres les unes que les autres, les femmes, au verbe haut, principales victimes dans deux générations n’arrivent pas à tolérer leurs faleurs corps, dans leurs cœurs, de ces exactions. çons de vivre. La nouvelle se clôt sur une femme « Tu crois que je suis folle, miss ? » recueille les qui en a trop vu et se tait, peut-être à jamais, et monologues d’une pauvresse quémandant une pièl’autre qui ne cesse de répéter une phrase qui relace aux automobilistes. Elle cherche aussi un intertivise tout. On le sait, la langue est la meilleure et locuteur à qui confier la misère qui l’a laissée séla pire des choses. Sa beauté, sa luxuriance, sa puduite, abandonnée, dépossédée de son enfant. Les deur et sa liberté permettent ici d’embrasser l’huchauffeurs effrayés, agacés ou indifférents, remonmaine condition. tent leurs vitres. « S’il y a toujours Mussieu Dieu làBravo à Christine Raguet, la traductrice, qui a haut, qu’est-ce que j’ai fait pour qu’il peut faire que merveilleusement rendu en créole français, le pattout le monde est contre moi ? » wa jamaïcain, parler populaire dérivé de l’anglais. La mort est souvent violente au pays du reggae. Dominique Aussenac Pour fuir la réalité, Miss Lyn se ment. Douze pages de mensonges aussi pathétiques que lyriques. ZIGZAG ET AUTRES NOUVELLES DE LA JAMAIQUE Enlaçant le cadavre de son mari tué par un poliD’OLIVE SENIOR - Traduit du jamaïcain par Christine Raguet, cier, elle l’exhorte à cesser de « Nager dans le Zoé, 292 pages, 20 e Q 46 L E MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 L’HEURE D’AVANT DE COLIN HARRISON Traduit de l’américain par Renaud Morin Belfond Noir, 212 pages, 17 e (en librairie le 15 septembre) eorge Young, un avocat d’assuG rances à l’existence on ne peut plus tranquille, est engagé par la veuve de son ancien directeur pour savoir ce que faisait son fils Roger une heure avant sa mort accidentelle causée par un camion. Très rapidement, George se rend compte que cette affaire est bien trop grosse pour lui et que l’enquête va le mener là où il n’aurait jamais voulu aller. Si de prime abord, l’histoire semble plutôt classique, le lecteur se laisse très rapidement happer par la tension narrative distillée par Colin Harrison tout au long de ce roman plutôt bref, qui est à la base une commande du New York Times. Adoptant un ton résolument humaniste plutôt étonnant dans un roman noir, Colin Harrison nous fait visiter New York, des caniveaux avinés aux bureaux à Rolex, tout en parenthésant, toujours avec justesse, sur l’amour, la vie de couple et ses tensions, le mal de la cinquantaine, le désir, la violence inhérente à une grande ville comme New York, etc. Le New York Times a dit de Colin Harrison : « Harrison est à New York ce que Chandler et Ellroy sont à Los Angeles ». Il aurait fallu ajouter : « et Jacques Brel à Knokke-le-Zoute », car sur le trognon de la Grosse Pomme comme dans la ville chantée par Brel, Y’a pas d’espoir/Et pas de doute non/Ce soir il pleut. Laurent Santi Rififi aux colonies Vue à la loupe de Carlo Lucarelli, la difficile et éphémère conquête d’un empire colonial cristallise les passions humaines. ort et étuve en bord d’Océan Indien, Massaoua est un chaudron où mijotent les colons italiens en cette fin de XIXe siècle. Toutes les grandes puissances ont leur empire – la Péninsule s’est octroyé l’Ethiopie, à conquérir en partant de sa base arrière érythréenne entre mer, désert et montagnes. S’y projettent en cinémascope les fantasmes d’exotisme et de gloire des coloniaux, microcosme étouffant par le repli identitaire face aux « indigènes » – dont on retrouve encore, de nos jours, l’essence parmi certaines sociétés d’expatriés – et propre à exacerber les traits de caractère de chacun, à l’unisson avec les excès du climat. Scénariste, dramaturge, et auteur de polars, Carlo Lucanelli (né en 1960 à Palerme) croque avec bonheur une galerie de portraits fouillés de ces habitantsvoyageurs d’un espace décalé – les projets de la métropole sont trop souvent sans commune mesure avec les réalités du terrain – et où l’ambition coloniale se décline sur le thème de la transgression, barrières à franchir, frontières à repousser, interdits allégrement bannis, dans une Afrique matrice, « terre de la huitième vibration/de l’arc-en-ciel : le Noir/c’est le côté obscur de la lumière./Dernier coup de pinceau du tableau de Dieu ». L’Afrique, comme réceptacle des rêves les plus fous, mais aussi « pour donner un désert aux plèbes déshéritées du Midi » – ces régions méridionales (Sardaigne et Sicile incluses) à la traîne face à un Nord (Piémont et Toscane) en plein essor économique. Il y a là Cristina, l’incontournable femme enfant, coquette aux caprices meurtriers, Aïcha, prostituée kounama un peu sorcière, Branciamore capitaine vertueux et amoureux, Flaminio, major sadique et délirant, Serra, carabinier enrôlé incognito pour traquer un assassin P d’enfant acharné et lugubre, Cristoforo et Vittorio, fonctionnaires larrons qui savent « faire la Magie », soit « faire disparaître la marchandise inexistante au moment de (son) débarquement à Massaoua », et une multitude de bidasses – Pasolini l’anarchiste venu « porter la sédition (…) à la Colonie », Sciortino, le pâtre égaré que tout le monde oublie – tous plus pittoresques et attachants les uns que les autres. C’est aussi qu’ils retranscrivent la force des particularismes régionaux d’une Italie mosaïque, réunifiée depuis à peine une quarantaine d’années. Chacun s’identifie à son accent et son dialecte – il faut saluer le remarquable travail du traducteur Serge Quadruppani. Tout ce beau monde (la préservation des apparences est essentielle dans l’enfer caniculaire) se dirige au pas forcé de la Grande Histoire vers la bataille d’Adoua, minutieusement reconstituée. Première défaite conséquente et inattendue – auparavant « aucune armée indigène n’a réussi à battre une armée européenne bien encadrée ». L’expansion se brise sur la puissance de Ménélik, le Grand Négus, la presse lui assurant la reconnaissance internationale qui le hissera au rang d’icône des luttes anticoloniales et des droits civiques au XX e siècle. « Nous avons cru nous imposer à quatre bédouins achetés avec de la verroterie et en fait nous sommes allés casser les couilles à l’unique grande puissance africaine, chrétienne, impérialiste et moderne. Même des timbres, il avait fait imprimer, le Négus. » La Huitième Vibration, ce noir célébré par le poète éthiopien Tsegaye GabreMedhin, persécuté par le Derg et mort en 2006, auquel Lucarelli a emprunté son titre en hommage, est bien celle de l’effondrement des utopies, travaillé par une écriture visuelle, puisée à la tradition des contes oraux, tout en reprises, offrant la saveur de la langue italienne – et de son humour, même s’il est parfois grinçant. « Leur tâche, à la Colonie, sa tâche, est de trouver des héros à montrer aux gens. Les morts, on le sait, sont tous des héros mais il en faut des vivants. » Lucie Clair LA HUITIEME VIBRATION DE CARLO LUCARELLI Traduit de l’italien par Serge Quadruppani Métailié, 415 pages, 22 e EN ATTENDANT BABYLONE D’AMANDA BOYDEN Traduit de l’anglais (États-Unis) par Judith Roze et Olivier Colette, Albin Michel, 448 pages, 22 e eux fois martyre est la Louisiane. Après l’ouraD gan Katrina, la marée noire. Cette région est en outre sans cesse menacée par les inondations du Mississippi qui est « un long trait de merde marron qu’allait se jeter dans l’eau bleu-vert du golfe. Le trou du cul de l’Amérique, voilà d’où elle vient la flotte de La Nouvelle-Orléans ». C’est ainsi qu’Amanda Boyden décrit sa ville aimée avec passion, malgré ses turpitudes. Elle lui offre avec ce roman un éloge appuyé, lyrique et sans ennui. Par le biais d’une poignée de familles d’ « Orchid Street », représentantes des couleurs, noirs, blancs et Indiens immigrés, le narrateur omniscient dresse un tableau de mœurs généreux en détails et en émotions. L’entraide entre voisins, la cuisine fabuleuse, les amours conjugales et les aventures sexuelles, la succession des générations, tous sont, malgré « les épreuves de la vie », les accidents, les maladies, formidables… C’est le moment de l’ouragan David qu’à choisi la romancière pour bouleverser son petit monde et montrer combien on aime cette ville et cette vie menacées. À travers l’évacuation, le retour après la fausse alerte, l’exubérance de festivités hautes en couleur, on voit poindre les excès et les dysfonctionnements de nos sociétés : rappeurs friqués et vulgaires, couples en crise, alcool à gogo, dealer adolescent et meurtrier sans avenir… Chaque personnage communique avec le lecteur grâce à un monologue intérieur et des dialogues qui intègrent sa voix, sa langue. Même si d’abord cette tranche de vie et de ville paraît avoir un peu trop de bonhomie idéalisatrice, le péché la gangrène jusqu’au bain de sang. À travers l’allusion à cette Babel que fut Babylone, ainsi qu’à l’imminence de la destruction apocalyptique, Boyden inscrit sa cité d’accueil dans un second mythe. S’agit-il d’une élégie à un monde en voie de disparition ? Thierry Guinhut LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 47 CRITIQUE DOMAINE ÉTRANGER Nostalgie du futur L’écrivain argentin Rodrigo Fresán poursuit l’exploration des rapports du temps et de l’esprit, en découvrant à son lecteur Le Fond du ciel. n savait les Argentins nostalgiques. On ne se doutait pas cependant que leur nostalgie était capable d’embrasser non plus le passé mais l’avenir. Non plus le retour mais le départ. Rodrigo Fresán, lui, a déjà montré dans plusieurs textes un penchant certain pour les renversements féconds, pour la relativité, spatiale ou temporelle (allant parfois jusqu’à tenter de greffer sur la fiction le principe dit « d’incertitude »). Le Fond du ciel poursuit ce travail de déséquilibriste qu’il impose au roman. Et en pointant son doigt vers Urkh 24, sa planète tutélaire, l’écrivain nous ferait presque croire que « Ce qui est survenu est aussi fantastique que ce qui va survenir ». Isaac Goldman est scénariste pour une série télévisée. Avec son cousin Ezra Leventhal, ils ont fondé l’un des premiers fanzines spécialisés de science-fiction. Or chez Fresán, « l’enfance est une autre dimension » à explorer, et la mémoire, une machine a remonter le temps. Des années plus tard, Isaac et Ezra se rapprochent à nouveau grâce au souvenir d’une jeune fille à la beauté indescriptible et aux étranges récits, dont ils ont été tous deux amoureux étant enfants, avant de la perdre à jamais. À de rares exemples près dont celui-ci, l’amour est en effet un des grands absents de l’œuvre de Fresán, trop préoccupée par ces deux infinis que sont l’enfance et la mort. Dans Le Fond du ciel, l’amour est une science-fiction ; « Je me demande s’il existe quelque chose de plus scientifique que l’irruption soudaine du virus de l’amour dans l’hôpital de la jeunesse, cette présence extraordinaire qui, tout à coup, sans prévenir, te possède et fait de toi un astronaute en transe. » Dès cet instant, la fiction fresanienne devient une élégie puisque, comme les baleines ou l’enfance, la science-fiction et son imaginaire sont en voie de disparition, O 48 L E MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 dépassée par un monde qui les réalise. Les romans de Fresán sont prodiges de ces personnages de gamins fascinants, à mi-chemin entre le geek et le Weltgeist, l’enfant perdu et le génie pur. Le chemin d’Ezra et d’Isaac traverse aussi l’histoire du XXe siècle Tandis qu’Isaac scénarise et finit par devenir l’ayant droit d’un écrivain culte, Ezra est recruté par l’armée américaine pour élaborer la première bombe nucléaire, assiste à l’assassinat de Kennedy, participe à plusieurs conflits mondiaux, et se retrouve au sommet de l’une des Twin towers, un certain matin du 11 septembre 2001. Avant que Le Fond du ciel n’ouvre le chapitre d’une guerre américaine en Irak. Rodrigo Fresán, en lecteur assidu d’Asimov, Sturgeon, Bradbury et autre Philip K. Dick semble ici prendre acte de la fin d’un monde. Voire de la fin de deux. Et cela plusieurs fois. Cette manne romanesque qui tisse à tout-va et convoque au besoin histoire, lectures, films, séries télévisées, l’auteur de Mantra la domine par un goût de la métaphore omniprésent et souvent très libre. On pourrait parfois reprocher à ces pages, dont le volume a considérablement diminué depuis le projet initial (de plusieurs milliers à moins de 300) l’attrait du métadiscours et parfois d’une figure auctoriale quelque peu théâtrale. Mais un roman de Fresán est souvent une véritable expérience de lecture qui offre une voix narrative plutôt qu’une narration traditionnelle et fait du texte – à l’instar de la narration cinématographique – une réalité vocale, parfois musicale. Qui veut entrer chez Fresán doit d’abord accepter sa compagnie, accepter celle de ses métaphores, parfois intempestives, souvent d’une étrangeté aérienne. « J’écris ces lignes exactement comme suit : hors du temps et de l’espace, en apesanteur, coupé de toute communication avec le centre de contrôle ». Il faut une semblable vertu de lecteur pour goûter pleinement à cette romance science-fictionnelle qui constate avec une ineffable tristesse la mort d’un certain futur. Etienne Leterrier LE FOND DU CIEL DE RODRIGO FRESAN Traduit de l’espagnol (Argentine) par Isabelle Gugnon, Seuil, 302 pages, 21 e LA MALÉDICTION DES COLOMBES DE LOUISE ERDRICH Traduit de l’américain par Isabelle Reinharez Albin Michel, 495 pages, 22,50 e ien de ce qui arrive à Pluto, petite ville du Dakota, où vivent indiens, métis et blancs ne semble sans R relation avec le massacre d’une famille de fermiers blancs perpétré il y a deux générations mais dont le coupable n’a toujours pas été identifié. La jeune Evelina Harp écoute son grand-père maternel Mooshum lui relater les faits. Il est le « rescapé » de la pendaison punitive qui a coûté la vie à trois indiens innocents. Comme dans Love Medicine publié en France en 2008, nous retrouvons ici les thèmes chers à Louise Erdrich : le rapport à la mémoire, la volonté des blancs d’occulter le passé opposée à celle des indiens de le maintenir vivant à travers leur tradition orale. Le roman se déploie dès les premières lignes en une vaste fresque foisonnant de personnages, d’images et de sons. Les événements sont captés avec tous leurs détails dans une saisissante instantanéité : des nuées de colombes s’abattant impitoyablement pour détruire les récoltes, et ces femmes en robe blanche récitant des prières à travers champs dans l’espoir vain de les chasser, les godillots d’un jeune garçon imprimant le sol de traces marquées d’une croix… et ces mêmes godillots ballottant plus tard dans le vide. Nous découvrons les familles Harp, Peace, Milk, Coutts. Des liens de parenté se sont formés entre les descendants des victimes et ceux des auteurs du lynchage. Leurs histoires ne cessent de se recouper créant un climat confus et troublant. « Maintenant que certains d’entre nous ont mélangé dans la source de leur existence culpabilité et victime, on ne peut démêler la corde. » Les ondes d’un choc initial continuent de se propager. Comme à travers un monde replié sur son histoire, telle l’Amérique tout entière face à son passé. Profusion d’anecdotes, alternant drôlerie et tragédie, références a une symbolique parfois biblique, parfois amérindienne, l’écriture de Louise Erdrich se joue de tous les paradoxes en une ambivalente chorégraphie. Jusqu’au moment où le ballet s’immobilise sur une surprenante note de violon. Vibration mortelle vengeant enfin l’irréparable, mais surtout intuition d’une possible vérité à la frontière du rêve et de la réalité, témoignage fugace de ces imperceptibles passerelles entre « le banal et l’immense ». Yves Le Gall Méridional de belle humeur, Marc Michel s’adonna au romantisme funèbre, exubérant – et ironique – avant de déployer ses trésors d’humour Rire et aux côtés d’Eugène Labiche. châtiment andis qu’un corbillard s’avançait dans le brouillard, suivant l’air connu, sait-on bien ce que faisait Marc Michel ? Aussi pénible qu’il soit de l’admettre, Marc Michel s’esclaffait. Oui, il s’esclaffait, armé de sa plume, au-dessus du récit qu’il avait intitulé Pohol et que publierait, les 7 et 8 novembre 1832, le grand journal quotidien du Sud, Le Sémaphore de Marseille, celui-là même qui accueillera plusieurs centaines d’articles d’Émile Zola à la fin du siècle. Le récit de Marc Michel, qui signait jusqu’alors ses jeunes essais du pseudonyme plein d’autodérision de « Scribomane Job », connut un succès fou : repris en 1835 dans la Revue française, fondée en 1835 par Emmanuel Gonzalès, le fondateur du Juif errant (1834-1835) et de la Revue des voyages (1852-1853), il paraîtra encore en 1837 dans L’Anti-Camaraderie en deux livraisons de printemps. Son Pohol avait de quoi séduire. À l’instar des écrits de Pétrus Borel, qui n’apparaîtra sur la scène littérature qu’un an plus tard, en 1833, avec ses Rhapsodies, et des romantiques que l’on dit frénétiques, ce Pohol avait tout pour convaincre les gens d’esprit. Plein d’une noirceur toute funèbre et vouant son personnage à la malédiction d’un destin toujours plus sombre, il se présentait sous la forme de quelques pages aimablement tracées, ponctuées d’adresses malicieuses au lecteur, vives et terriblement amusantes. « Vous voyez ? » On y reconnaissait, et l’on y reconnaît toujours, les exubérances terribles du roman noir anglais issu du XVIII e siècle dont Maurice Lévy a dressé le tableau formi- T Marc Michel par Lhéritier HISTOIRE LITTÉRAIRE LES ÉGARÉS, LES OUBLIÉS reau, producteur du Who’s Who de son temps, en resta impressionné qui ne s’ôta guère de l’idée que Marc Michel avait débuté par des « vers lugubres » dans la Revue de France… « L’autre nuit dans mon lit j’étais couché, malade,/La fièvre ardait mon front,/alourdissait mes yeux ; –/J’étais mal. – Des pensers mornes et soucieux/Passait dans mon cerceau la noire cavalcade. » On put lire aussi une Élégie, des vers ambivalents d’hommage à Alfred de Vigny – où il est surtout question de sa postérité… –, des amours mortes, et d’autres follement amusantes du même ordre. Après des études à Aix-en-Provence et ses premiers éclats de rire sur le Vieux Port, Marc Michel « monta » à Paris en 1834, rit encore avec son vieux Pohol et fit des siennes dans la presse parisienne qui n’oublia pas son passage. S’il changea de style dans l’exercice de la critique pour la Revue du Théâtre, il trouva moyen de distraire avec esprit les lecteurs de la rubrique des dable dans son essai Le Roman « gothique » comptes-rendus de la police correctionnelle anglais (Albin Michel, 1995). Roman noir du Journal général des tribunaux et même ou roman gothique, c’est selon, Marc Midu Droit qui vibra entre 1838 et 1845 chel en avait lu son comptant et n’avait pas d’une verve comique inusitée jusqu’alors en manqué d’en saisir les ficelles. C’est ainsi ces dignes pages. Qui doutera encore qu’il qu’il imagina son séminariste hanté par s’agit là d’un tempérament ? l’idée de malédiction, rejeté par les prêtres, Occupé parallèlement à des feuilletons pour rejetant à son tour celle qui l’aimait, pour la presse quotidienne, il consacra beaucoup tomber amoureux à son tour au milieu des de son temps à écrire et à faitombes du Père-Lachaise. re jouer des pièces de théâtre Tout cela finit mal, bien Tomber plutôt… gaies. Collaborant sûr, et une prochaine édiavec une « foule d’auteurs », tion prévue pour l’automne amoureux il écrivit souvent à quatre donnera les fins maux de au milieu des mains avec Eugène Labiche, cette histoire drôlement usant dans ces occasions du tragique. Xavier Forneret, tombes du collectif de Paul Pétrus Borel ou Charles Père-Lachaise. pseudonyme Dandré. On a pu dire ensuiLassailly n’étaient décidéte, comme le relevait Vapement pas loin… reau, qu’il était « devenu un des fournisseurs Lorsque Marc-Antoine-Amédée Michel est ordinaires de nos scènes de vaudevilles ». On entré en littérature, à l’âge de 24 ans, c’est dénombre plus de cent pièces… Parmi les par la satire qu’il entendit se faire remarplus applaudies, il y aurait lieu de citer M. quer. Bonne nature, le jeune homme natif de Cottey, ou l’Homme infiniment poli de Marseille – il y est apparu le 22 juillet (1838), Une femme qui perd ses jarretières 1812 – mettait ses pas dans les traces lais(1851), Maman Sabouleux (1852), Ôtez sées par ses pays Joseph Méry (né en 1797) votre fille, s’il vous plaît (1854), Mme de et Auguste Barthélémy (né en 1796) qui Montenfriche (1856), J’ai perdu mon Eurydis’étaient illustrés dans le registre coruscant ce (1860)… La spécialité de Labiche est resen pastichant Voltaire pour brocarder le tée dans les annales, c’est cette « excentricité pouvoir en une Villéliade (1826) très apbouffonne de situations et de langage » qui préciée On peut imaginer que leur cadet l’ont fait blâmer par les snobs. Reste qu’il suivit cet exemple prometteur et ne semble est dommage que les proses de Marc Michel avoir manqué de bonne humeur au mosoient restées si longtemps dans son ombre. ment de produire ce Pohol si terrible, si luElles étaient à l’abri de la corrosion, certes, gubre, en un mot : si maudit… Mais cet mais elles risquaient d’y attraper une tenace admirable détournement des topoï littéodeur de sépulcre… raires d’une époque n’engloutit pas toute Éric Dussert l’imagination. Le biographe Gustave Vape- LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 49 © Lars Hansen HISTOIRE LITTÉRAIRE LES INTEMPORELS entre le réel et le fantastique, où hasards et symboles se côtoient, et où il n’est pas rare que l’on ait des hallucinations visuelles (à moins que les émois du corps et de l’esprit ne soient capables de miracles : « il avait vu couler sous sa manche une source avec son herbe verte, ses fleurs et sa terre de printemps, fraîche, noire et odorante »). On ne sait d’ailleurs jamais trop si les personnages rêvent ou s’ils vivent réellement leurs aventures érotiques, incertitude accentuée dans le dernier tiers du roman par le fait que chacun change régulièrement d’identité et que les morts réapparaissent brusquement sur une scène romanesque qu’ils n’avaient pourtant pas quittée. Le plus surprenant finalement, ce n’est pas ce déchaînement de sensualité, qui pousse l’être humain aux confins de la bestialité, mais que Schade ne tombe jamais ni dans la vulgarité, ni dans la pornographie – contrairement à Sade, tout est toujours très convenable chez le romancier danois. Il arrive même que sa phrase se fasse poétique et abandonne des envolées qui ravissent : « De la radio venait de la musique, une symphonie de vagues, où mer et soleil se fondaient dans son âme en impressions sonores et lumineuses ». Dans ce roman publié en 1944, le Danois Schade explore les pulsions Des êtres se rencontrent… est un roman sans intrigue (là où certains ne verront qu’une sexuelles de l’être humain, là où la vie et la mort ne font qu’un. chronique du temps qui passe, d’autres y liront peut-être, mais alors en veur d’une énième expérience Quels motifs filigrane, l’éducation sentii l’on s’en tenait à la seule succession sexuelle, qu’elle est « un tigre mentale du jeune Hans, désides faits, on pourrait résumer ce rosauvage qui doit goûter du fouet derrière reux d’étudier « la vie pour man à gros traits en disant qu’Evanpour être sociable » ; telle autre pouvoir comprendre l’amour »), geline Hansen couche de temps en demande à son amant du jour l’immoralité et fait, pour l’essentiel, de temps avec son mari Sjalof, un peu plus de lui marcher dessus, de et la folie ? phrases d’une grande simplisouvent avec son amant, un certain Hans l’écraser dans la fange, afin que cité et pleines de fraîcheur. Madsen, dont la fiancée Mithra couche seule sa tête dépasse, et ensuite de la tuer ; Malgré cela, il a tout pour désorienter. Ses parfois avec Amandus Johansen, contraid’autres avouent avoir couché avec dialogues aux allures surréalistes par gnant ainsi Hans à se venger avec Sofia, laquelques centaines de messieurs « par une exemple, dans lesquels doit pouvoir s’enquelle se console comme elle peut auprès sorte de besoin rêveur et non pas pour gagner tendre « la rosée des violettes », ses passages de Sjalof... Ou pour faire encore plus de l’argent »… Et si toutes les femmes ont à qui dérangent (surtout parce qu’on ne se simple : que tout le monde couche avec peu près le même besoin – « un peu de rigoles explique pas), mêlés à des délicatesses tout le monde, comme pour accéder à une lade entre les cuisses » –, c’est sans doute poétiques auxquelles on ne s’attend pas : sorte d’amour universel, et que seul le déparce que les hommes adorent ça, et qu’ils « Dans l’obscurité, ils trouvèrent pour la precor change, la scène se déroulant tantôt à en redemandent. mière fois de leur vie leurs bouches, et il leur Copenhague, tantôt à New York ou Rio de Alors que la planète vit une des plus grandes semblait pénétrer dans un jardin de nuages Janeiro. Il conviendrait quand même tragédies de son histoire (le roman s’ouvre qui ondoyaient autour d’eux ». On en ressort d’ajouter que les hommes font exactement en 1940 et se referme en 1941, le temps en souhaitant y revenir, sans savoir « quels ce qu’il faut pour révéler chez leurs partepour l’Allemagne d’occuper le Danemark et sont les motifs qui peuvent être derrière l’imnaires la prostituée qui sommeille en elles, de mettre l’U.R.S.S. à sang), Jens August moralité et la folie apparente d’une jeune et leur faire comprendre que l’amour, finaSchade (1903-1978) somme son lecteur de femme », mais en sachant qu’elles existent lement, n’est qu’un bluff à ne pas prendre suivre chaque personnage dans une quête et qu’elles peuvent, sous la plume de Schaexagérément au sérieux. des plus intimes : celle de l’extase érotique, de, devenir d’une beauté miraculeuse. Mais pour peu qu’on se laisse aspirer par la « où le fait d’être assassinée par son bien-aimé Didier Garcia puissance hypnotisante de ce roman, on acproduirait une simple sensation de béatitude ». cède à un univers beaucoup moins superfiDES ETRES SE RENCONTRENT ET UNE DOUCE Cette plongée dans l’intimité de l’être huciel. Tous les personnages rassemblés ici MUSIQUE S’ELEVE DANS LEURS CŒURS main et dans la mystérieuse dynamique de semblent ne vivre que pour sentir en eux DE JENS AUGUST SCHADE ses pulsions sexuelles passe nécessairement « le vrai démon heureux de la haute sauvageTraduit du danois par Christian Petersen-Merillac Gérard Lebovici, 232 pages, 14 e par le rêve, où l’on évolue à mi-chemin rie ». Telle femme découvre ainsi, à la fa- Vertige des sens S 50 L E MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 [email protected] COURRIER EN DISANT EN ÉCRIVANT À oublier m’apaise. Et puis, au début du dossier consacré à Martin Suter, voilà ce qui me tombe dessus sans crier gare : l’écrivain « produit un vin d’un rouge sombre, un cabernet sauvignon qui en bouche laisse éclater des saveurs de fruit (pêche notamment) ». En bouche, saveur de fruit, c’est reparti, et tout se mêle, pourquoi ma sœur dans les bras de Gérard Depardieu tous deux penchés sur les vignes, et je vous tiens pour responsables. Cher MDA, Ai lu avec attention votre dossier Suter. N’ai pas réussi à terminer Le Cuisinier bien que l’idée fût intéressante, je le concède. Ma connaisssance de l’auteur est minimale. Il s’agit du premier ouvrage que j’aborde, mais comme l’auteur est encensé et lu, en allemand, dans les lycées suisses, je m’y suis lancé. Quelle déception quant à la traduction française ! Mon suisse allemand est totalement insuffisant pour le lire dans le texte. Le traducteur m’a semblé « à côté » du sens helvétique de certaines expressions. Bref, cela sonne faux pour un lecteur frotté aux us alémaniques. Je n’ai pas d’exemples à donner car j’ai abandonné l’opus dans un chalet de vacances… C’est dire. D’ailleurs votre petite critique de la page 24 est un peu mitigée. Pour rester dans la « suissitude », je remarque que l’article sur Nicolas Bouvier fait mention d’une éducation « huguenaute » sic !! et ne mentionne pas que l’ouvrage sur les Boissonnas est une réédition d’un ouvrage pas encore tout à fait disparu. Merci et bon été. Doléances Yann Fastier Jacques Rey, Lausanne Y a quelqu’un ? Très têtu que je suis, je réitère auprès de votre brillante équipe, à quelques années de distance, mon souhait qu’un dossier + couverture d’un prochain numéro du Matricule soit enfin consacré à « Dante », je veux parler du grand, de l’immense, Armand Gatti… Je crains qu’une fois mort et enterré ou encendré, il soit trop tard pour le rencontrer et l’interviewer… Remerciement François Joie et peine indépendante depuis aussi longtemps. Parfois, petit nuage noir, vous encensez un peu la posture de l’artiste qui souffre pour sa création (…). Bien vu les chroniques de Jacques Serena et autres artisans écriveurs. Paix des ménages Pascal Mon homme est un ange ! Pour mon anniversaire il m’offre le seul cadeau qui me faisait rêver : un abonnement au Matricule. Merci la vie. Christine Par les temps qui courent, lire le Matricule est un vrai bol d’air, un bon vent de liberté. Continuez ! Annick J’apprécie votre constance à suivre la diversité éditoriale non tapageuse. J’ai découvert Gallmeister grâce à vous et aucun titre de cet éditeur ne m’a déçu (mention spéciale à Indian Creek de Peter Fromm). Je n’aurais pas cru qu’il puisse exister une revue aussi Max (75) Œnologie et littérature Retour de vacances. Règle n°1 : ne jamais partir avec son beau-frère. Règle n°2 : surtout si celui-ci se pique de vin. Une semaine à visiter les chais du SudOuest, et à vivre l’enfer : tel produit très bien fait, tel petit exploitant, etc. Assez pour rêver de bière éventée et de cocktail au Fanta. Heureusement, dans mon chez moi parisien, m’attend Matricule 115, laissé là pour apprivoiser la rentrée. Je lis, premières pages, ça À tous les anges qui peuplent votre revue et même à ceux qui n’en sont pas, je souhaiterais quelquefois que le « dossier » ne dévore pas tant d’espace, car le sujet n’est pas obligatoirement alléchant aux yeux de certains lecteurs. Peut-être le chapeau n’éveille-t-il pas la curiosité. Les phrases mises en exergue n’expliquent-elles pas les qualités, l’originalité du texte. Le regard apathique de l’écrivain ou du photographe (Suter, Salvayre) n’inclinet-il pas à l’empathie ! Alors que, notamment, l’entretien avec Michon était absolument jubilatoire (…). D’autre part, l’article consacré aux librairies d’une ville (Strasbourg) que l’on n’habite pas ne peut retenir l’attention (…). Et bonne année. Ouvrez l’œil ! Marceline (Paris) LE MATRICULE DES ANGES BP 20225 34004 MONTPELLIER CEDEX 1 TÉL/FAX 04.67.92.29.33 WWW. LMDA. NET LMDA@LMDA. NET DIRECTEUR DE PUBLICATION THIERRY GUICHARD RÉDACTEUR EN CHEF PHILIPPE SAVARY R ÉDACTION S ERGE A IROLDI , A MÉLIE A MBLARD , D OMINIQUE AUSSENAC, RICHARD BLIN, CHLOÉ BRENDLÉ, LAURENCE CAZAUX, THIERRY CECILLE, LUCIE CLAIR, CAMILLE DECISIER, SOPHIE DELTIN, DELPHINE DESCAVES, ANTHONY DUFRAISSE, ÉRIC DUSSERT, DIDIER GARCIA, JÉRÔME GOUDE, THIERRY GUINHUT, PASCAL JOURDANA, MARTA KROL, EMMANUEL LAUGIER, JEAN LAURENTI, YVES LE GALL, BENOIT LEGEMBLE, ETIENNE LETERRIER, GILLES MAGNIONT, FRANCK MANNONI, VIRGINIE MAILLES VIARD, LAURENT SANTI. PHOTOGRAPHE OLIVIER ROLLER ILLUSTRATEUR YANN FASTIER IMPRESSION PRESSE PEOPLE - 5, RUE J.-B. CALVIGNAC 34680 BAILLARGUES COMMISSION PARITAIRE 0211 G 87593 ISSN 1241-7696 LE MATRICULE DES ANGES, ASSOCIATION RÉGIE PAR LA LOI 1901, EST PUBLIÉ AVEC LE CONCOURS DU CENTRE NATIONAL DU LIVRE © LE MATRICULE DES ANGES 2010 TOUS DROITS DE REPRODUCTION RÉSERVÉS. LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 51 Olivier Roller ZOOM PHILIPPE FOREST Le temps suspendu Derrière l’histoire croisée de l’aviation et de la vie de son père, c’est à l’essence romanesque de chaque vie, et à l’impensable loterie dont elle dépend, que s’attache Le Siècle des nuages de Philippe Forest. l’image de ces fleurs périssables que sont les nuages, les vies passent, dévalant vers le néant le vide « avec lequel tout s’arrête ». N’en subsiste rien, sinon l’empreinte immatérielle d’une expérience unique, et le sentiment d’une fondamentale énigme, tant ce qui les fonde relève d’événements aléatoires. Que reste-t-il d’une vie, sinon peut-être ce que l’on peut en dire ? Mais qu’en sait-on au juste, qu’est-il possible de savoir d’un homme dont la vie, par exemple, s’inscrit en filigrane d’un des rêves du vieux XXe siècle – celui de l’aviation ? D’un homme – le père de l’auteur – dont la vocation est peut-être née en voyant, enfant, les hydravions d’Imperial Airways, qui desservait les principales destinations du Commonwealth, se poser sur les eaux de la Saône, du côté de Mâcon, où il habitait. Quand il naît, en 1921, il y a déjà dix-huit ans que les frères Wright ont expérimenté le premier engin volant et douze que Blériot a traversé la Manche. Âge héroïque qui vit le monde entier s’enthousiasmer pour des casse-cou expérimentateurs et des pionniers bricoleurs. L’histoire de l’aviation était née et allait se confondre avec celle du XX e siècle. Mais, dès 1914, avec la guerre, le ciel devint l’espace d’un nouveau champ de bataille et l’avion fut aussitôt mis au service de la barbarie, ce qui n’empêcha pas le siècle de continuer à croire que la « conquête de l’air » permettrait d’unifier l’univers et d’œuvrer à l’avènement d’une humanité pacifique et prospère – un rêve « sur lequel la guerre n’a rien pu, et qu’elle a même renforcé en lui donnant la dimension tragique qui lui manquait un peu, celle qui double l’optimisme d’un revers de nuit. » Utopie magnifique dont Philippe Forest évoque les héros – À inconsistance du passé », l’événement le plus Lindbergh, Mermoz, Guillaumet ou Saintimportant n’ayant jamais « que la valeur esExupéry – autant que la face noire, celle de seulée d’une anecdote ne témoignant que pour la barbarie dévastatrice. elle-même, dépourvue de toute relation vraie C’est sur cette toile de fond historique que avec ce qui vint avant ou avec ce qui viendra se détache donc l’histoire de ce père obteaprès ». nant, à 17 ans, son brevet de pilote, à qui Ce que montre bien Philippe Forest, c’est l’exode apportera l’amour, et qui, parti qu’une vie loin d’être un tout homogène et poursuivre ses études à Alger, se retrouvera lisse, relève de l’arbitraire, des résultats aux États-Unis où il deviendra pilote de d’une loterie journalière d’événements « archasse dans l’Army Air Force, avant d’être bitrairement décidés par la renchoisi comme moniteur contre hasardeuse de deux acciinstructeur, ce qui le frus- La nécessité dents ». Qu’elle est soumise au trera à jamais « de sa guermême mouvement « sans rime re ». Un homme qui, de de perpétuer ni raison » du temps qui retour en France, entrera construit et déconstruit sans à Air France pour y deve- la mémoire cesse le spectacle offert par les nir commandant de bord des disparus. nuages. Si bien qu’« il n’y a et finir sa carrière, au dépas lieu de s’étonner de ce que but des années 80, aux toute vie ait l’air d’un roman puisque raconcommandes d’un Boeing 747. Un père qui ter sa vie, ou bien celle d’un autre, revient de l’aviation s’était fait une sorte de relitrès exactement à lui donner cette allure de gion, et qui donnait toujours l’heure en roman qui la fait seule exister ». Parce que GMT + 1 « comme s’il avait vécu dans un son mystère est impartageable et que chatemps parallèle, imperceptiblement décalé » cun n’est que la somme inconsistante de par rapport à celui de ses enfants, et semtous ses avatars. blant flotter « dans le nulle part d’un espace Le Siècle des nuages ne cache rien de la viosans limites ni frontières ». lence de la vérité, de « la pathétique iniquité Mais, outre la manière d’éclairer toute une du destin », comme de ce pur passage parmi époque, ce roman vaut aussi pour la façon les apparences à quoi se résume une exisdont il interroge la notion de biographie, et tence. Ainsi, ce père, constatant à la fin de questionne les rapports de la vérité à l’obssa vie que « tout ce à quoi il avait cru cessait cur. Une vérité biographique qui n’existe insensiblement d’exister pour les autres ». que si elle se trouve inventée, tant il s’agit, D’où la grande ombre de saudade cernant à partir de quelques bribes invérifiables de ces pages où la méditation sur le temps et souvenirs, de conjectures et d’investigations la mort le dispute à la nécessité de perpéimaginaires, de construire une hypothèse tuer la mémoire des disparus comme pour vraisemblable « afin de rendre compte de ce mieux prolonger et achever leur existence. qui, malgré tout, restera toujours inintelliRichard Blin gible ». En allant au devant de ce qui se dérobe, celui qui raconte arrange les anecLE SIECLE DES NUAGES DE PHILIPPE FOREST dotes, « falsifiant ainsi la formidable Gallimard, 560 pages, 21,50 e 52 L E MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010