Le Matricule des Anges

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Le Matricule des Anges
LE MATRICULE
DES ANGES
Le mensuel de la littérature contemporaine
Claro
le magicien
N°116. Septembre 2010 - 5,50 €
J. M. COETZEE
ALAIN FLEISCHER
ÆNCRAGES & CO
LAURENT COHEN
CLAUDE LOUIS-COMBET
PATRICK LAPEYRE
ANNE SAVELLI
GIORGIO VASTA
LIVRES REÇUS
• Faire part N° 26-27
(Jean-Marie Gleize)
• La Traductière N°28
• Dissonances N°18 (Hubert Haddad,
Jean-Pierre Martinet)
• Nunc N°21 (Jean Grosjean)
• Revue d’études théâtrales :
Hors série 2 (Enzo Cormann)
• Thauma N°7 (Le feu)
• Poésie première N°47
• L’ Étrangère N°25
• Kôan N°1 (L’infini)
• Anacoluthe N°13
• Passage d’encres N°40 (Pures données)
• La Femelle du requin N°34 (Richard
Morgiève et Rodrigo Fresán)
• Intervention à haute voix N°46
• Gong N°28
10/18
• James Scudamore Fils d’Heliopolis
• Tim Lott L’Affaire Seymour
• Abha Dawesar Dernier été à Paris
• Helen Dunmore La Maison
des orphelins
• Paul Doherty Les Trois morts d’Isis
• Kate Sedley La Danse macabre
• Judy Pascoe L’Arbre du père
• Sadie Jones Le Proscrit
• Junot Diaz La Brève et merveilleuse vie
d'Oscar Wao
• Thierry Dancourt Hôtel de Lausanne
ACTES SUD
• Alice Ferney Passé sous silence
• Jérôme Ferrari Où j’ai laissé mon âme
• Mathias Enard Parle-leur de batailles,
de rois et d’éléphants
• Claudie Gallay L’Amour est une île
• Laurent Gaudé Ouragan
• Javier Cercas Anatomie d'un instant
• Véronique Tadjo Loin de mon père
AIRE (L’)
• Michel A. Chappuis Caprices romains
AL DANTE
• Joumana Haddad Miroirs des
passantes dans le songe
• Benoît Ritt Nation
AL MANAR
• Amandine Marembert Un petit garçon
un peu silencieux
ALBIANA
• Ugo Pandolfi La Vendetta de Sherlock
Holmes : Les aventures du grand
détective en Corse
• François-Xavier Renucci Éloge de
la littérature Corse par quelques-uns
de ses lecteurs
ALBIN MICHEL
• Éric Pessan Incident de personne
• Virginie Mouzat La Vie adulte
• Anthony Palou Fruits et légumes
• Tolstoï Sophie À qui la faute ?
(suivi de) La Sonate à Kreutzer
ALLIA
• Pauline Klein Alice Kahn
• Olivier Benyahia Zimmer
• Boris Terk A voice is a person
LES ALLUSIFS
• Horacio Castellanos Moya
Effondrement
• Sophie Divry La Cote 400
ÂNE QUI BUTINE (L’)
• Anne Letoré Quand le merle blanc...
• Jérôme Bertin Robert K
• Constant Venesoen Le Paranoïaque
• Thierry Rat Sloap
ARBRE À PAROLES
• Rose-Marie François Portrait
de l’avenir en passant
• Silvia Vainberg De ce bol vide
• Francis Chenot De deux choses lunes
ARBRE VENGEUR
• Miguel de Unamuno Comment se fait
un roman
• Didier Pourquié Les Couilles de Dieu
ART À LA PAGE (L’)
• Brige Van Egroo À bouche décousue
02
ATELIER DE L’AGNEAU (L’)
• Ivar Ch’Vavar 32 haïkus
• Julien Parent Poèmes cactus
ATELIER IN 8
• Franz Bartelt Parures
AUTREMENT
• Jesus Moncada Le Testament de l’Ebre
BELFOND
• Richard Flanagan Désirer
• Geraldine Brooks La Solitude du
docteur March
BELLES LETTRES
• Eduard Mörike Poèmes : Gedichte
BLEU DU CIEL
• Sarah Riggs Chaîne de décisions
minuscules dans la forme d’une sensation
• Collectif Le Grand huit
• Didier Arnaudet L’Ange mal garé
BUCHET CHASTEL
• Kamila Shamsie Quand blanchit
le monde
• Fabienne Jacob Corps
CASTOR ASTRAL (LE)
• François de Cornière Ces moments-là
• Jean Portante Réinvention de l’oubli
• Philippe Mac Leod Puissance
du mystère
CATAPLUM
• Andrès Neuman Le Bonheur ou pas
CÉNOMANE
• Jean-Claude Leroy Retrait (suivi de)
Voyage autour de mon atelier
CHAMP VALLON
• Bernard Jannin Ca sent le tabac
• Caroline de Mulder Ego Tango
CHEMINS DE PLUME
• Michel Hezard Le Précipice d’être
• Ile Eniger Un violon sur la mer
CHEYNE
• Mary-Laure Zoss Où va se terrer
la lumière
• Éric Ferrari Les Corvéables (suivi de)
Les Répondants
CHRISTIAN BOURGOIS
• Alan Pauls Histoire des cheveux
• Ben Okri Contes de la liberté
• Andrew O’Hagan Vie et les opinions
de Maf le chien et de son amie
CONTRE-ALLÉES
• Sophie Loizeau Son appendice, caudal
• Daniel Biga Arbres de-ci de-là
CORMIER
• Ki Kang Byung Groupuscules
du vertige
DIFFÉRENCE (LA)
• Mireille Calle-Gruber Consolation
• Pierre Lepère Le Ministère des ombres
DILETTANTE (LE)
• Jean-Philippe Mégnin La Voie marion
ÉCRITURE
• Patrice Delbourg L’Odyssée Cendrars
• André Derval L’Accueil critique de
Bagatelles pour un massacre
ÉDITEUR
• Jean-François Coulomb Vendanges
tardives
ÉOLIENNE
• Camille de Casabianca D’une rencontre
au bord d’un lac et de ses suites
• Isabelle Clerc Petit x
ÈRE
• Vanessa Place Exposé des faits
FARIO
• Serge Airoldi Comme l’eau, le miroir
changeant
FAYARD
• Anne-Sylvie Sprenger La Veuve du
Christ
FÉDÉROP
• Carmen Yanez Paysage de lune froide
• Jaume Pont Raison de hasard : poésie
1974-1989
FOLIES D’ENCRE
• Moacyr Scliar La Guerre de Bom Fim
FOLIO
• Frédéric Ciriez Des néons sous la mer
LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010
• Alfred Döblin Berlin Alexanderplatz :
Histoire de Franz Biberkopf
FONDEURS DE BRIQUES
• Max Aub Le Labyrinthe magique vol. 3
Campo de sangre ; vol. 4 Campo francés
GAIA
• Anne Delaflotte Mehdevi Fugue
• Kjell Eriksson Le Cri de l’engoulevent
GALAADE ÉDITIONS
• Arnost Lustig Elle avait les yeux verts
GALLIMARD
• Nathalie Kuperman Nous étions des
êtres vivants
• Salim Bachi Amours et aventures
de Sindbad le Marin
• Jean Guerreschi Bélard et Loïse
• France Huser La Triche
• Michaël Ferrier Sympathie pour
le fantôme
• Gaëlle Bantegnie France 80
• Shirley Hazzard La Baie de midi
• Marie Nimier Photo-photo
• Mamadou Mahmoud N’Dongo
La Géométrie des variables
GRASSET
• Victor-Lévy Beaulieu Bibi
HARMATTAN
• Tristan Cabral Le Cimetière de Sion :
de Yad Vashem à Chatila-Gaza
HÉROS-LIMITE
• Pascal Omhovère Une vie débutante
HEXAEDRE (L’)
• Collectif Emmanuel Peillet photographe
JACQUELINE CHAMBON
• Karin Albou La Grande fête
JBZ & CIE
• Corine Blue-Bosselet Séparable
JOELLE LOSFELD
• Kate O’Riordan Un autre amour
• Catherine Rey Les Extraordinaires
aventures de John Lofty Oakes
JOSÉ CORTI
• Georges Picard L’Humoriste
L’IROLI
• Collectif La Lune dans les cheveux
LÉO SCHEER
• Alain Farah Matamore N°29
• Claire Fercak/Billy Corgan Chants
magnétiques
• Aymeric Patricot Suicide girls
• Aurélien Bellanger Houellebecq,
écrivain romantique
LIANA LEVI
• Hernan Ronsino Dernier train pour
Buenos Aires
• Teddy Wayne Kapitoil
LIBELLA/MAREN SELL
• Pascal Mercier Léa
LIBRAIRIE NIZET
• Robert Desnos Poèmes en argot
LUX
• Duncan Kennedy L’Enseignement du
droit et la reproduction des hiérarchies
MAURICE NADEAU
• Bernard Ruhaud Salut à vous !
• Sylvie Aymard La Vie lente des hommes
MÉTAILIÉ
• Santiago Gamboa Nécropolis 1209
• Marcel Beyer Kaltenburg
MF
• Lucinda Taylor-Callier Anatomie du
sommeil
MINUIT (ÉDITIONS DE)
• Jean Echenoz Des éclairs
• Yves Ravey Enlèvement avec rançon
• Jean Echenoz Nous trois
• Antoine Volodine Le Port intérieur
NOUS
• Milo de Angelis Thème de l’adieu
• Philippe Boutibonnes Le Beau monde
NOVINY 44
• Nathalie Kuperman Hannah
ou L’Instant mort
OLIVIER (L’)
• Will Self Le Livre de Dave
• Ali Smith Girl meets boy
• Raymond Carver Débutants (Œuvres
complètes 1)
• Raymond Carver Parlez-moi d’amour
(Œuvres complètes 2)
PART COMMUNE
• Didier Jourdren L’Invitation
silencieuse
• Jeff Sourdin Ripeur
PASSAGE D’ENCRES
• Christophe Lamiot Enos Même quand
PASSAGE DU NORD/OUEST
• Rodrigo Fresán Vies de saints
• Rodrigo Fresán Mantra
PASSAGER CLANDESTIN
• Collectif Désobéir par le rire
PAUPIERES DE TERRE
• Mireille Fargier-Caruso Un peu
de jour aux lèvres
PETITE CAPITALE
• Christian Du Breuil Melancolia :
Récits avec pointe
PHI
• Lambert Schlechter L’Envers de tous
les endroits
PHILIPPE REY
• Michiel Heyns Jours d’enfance
PIERRE MAINARD
• Pierre Peuchmaurd Le Bureau des
épaves et L’Ivre mort de lierre
POINTS-SEUIL
• Vincent Borel Baptiste
• Matthias Zschokke Maurice à la poule
PRESQUE LUNE
• Éric Pessan La Fête immobile
• Pascal Juan Conchito
PRESSES UNIVERSITAIRES DE RENNES
• Collectif Frédéric Jacques Temple,
l’aventure de vivre
QUAI VOLTAIRE
• Katherine Mosby Sanctuaires ardents
QUIDAM ÉDITEUR
• Miguel Duplan Un long silence
de carnaval
• David M. Thomas Nos yeux maudits
ROUERGUE (ÉDITIONS DU)
• Arnaud Rykner Le Wagon
• Marie-Sabine Roger Vivement l’avenir
SABINE WESPIESER
• Edna O’Brien Crépuscule irlandais
• Florence Giorgetti Do you love me ?
SEUIL
• Antoine Volodine Écrivains
• Bernard Quiriny Les Assoiffées
• Yves Bichet Resplandy
• Anne Berest La Fille de son père
• Thomas Pynchon Vice caché
• Jean-François Haas J’ai avancé comme
la nuit vient
STOCK
• Ann Scott A la folle jeunesse
• Vassilis Alexakis Le Premier mot
TARABUSTE
• Jean-Pierre Georges L’Ephémère dure
toujours
VANNEAUX (DES)
• Éric Cassar Instants poétiques
VERDIER
• Lutz Bassmann Les Aigles puent
• Vincent Eggericx L’Art du contresens
• Mathieu Riboulet Avec Bastien
VERTICALES
• Olivia Rosenthal Que font les rennes
après noël ?
• Maylis de Kerangal Naissance d’un
pont
VIVIANE HAMY
• Cécile Coulon Méfiez-vous
des enfants sages
• François Vallejo Les Sœurs brelan
• Gonçalo M. Tavares Apprendre à prier
à l’ère de la technique
ZOÉ
• Camilla Collett Les Filles du préfet
• Étienne Barilier Un Véronèse
ZULMA
• Audur Ava Olafsdottir Rosa candida
SEPTEMBRE 2010
Sommaire # 116
18
CLARO
DOSSIER.- Romancier à l’œuvre
protéiforme, également traducteur et
éditeur, sa machine d’écriture tourne
à plein régime: des formes inventées,
des mécaniques huilées à la rhétorique
la plus folle, teintées d’humour.
Parution en cette rentrée de CosmoZ.
Couverture: Olivier Roller
08
J. M. COETZEE
14
ÆNCRAGES & CO
ÉVÉNEMENT.- Le Nobel sud-africain
réinvente l’écriture de soi, dans une
enquête sur un double de l’auteur.
ÉDITEUR.- Depuis 1978, Roland Chopard
marie poésie, arts et livres d’artiste avec des
techniques d’imprimerie artisanales.
34
ALAIN FLEISCHER
41
GIORGIO VASTA
PAROLE.- Fable mutine et texte de
toutes les contrefaçons, Imitation
offre un trompe-l’œil romanesque.
DOMAINE ÉTRANGER.- Le Temps matériel
revisite les années de plombs. Quand des enfants
s’engagent, à Palerme, dans la lutte armée.
La route du Rom
E
ntre l’étoile Jaune, les rafles au petit matin et l’exode sur les routes de France,
l’été qui s’achève aurait pu nous asphyxier de relents nauséabonds s’il n’avait surtout constitué le décor d’une insipide farce.
Farce triste que cette chasse infâme lancée à
l’encontre des Roms au lendemain d’échauffourées à Saint-Aignan. La mort d’un Français gitan sédentaire tué lors d’une interpellation de
la gendarmerie provoque des troubles publics ?
Qu’à cela ne tienne : par glissements lexicaux,
nommons l’ennemi de l’ordre : le Rom, bouc
émissaire désigné quand les journaux font leurs
choux gras des agissements d’un ministre du
budget et d’une milliardaire fiscalement très
protégée. Et lançons, d’un coup de menton
mussolinien, la vindicte et les rafles télévisées
pour rassurer un peuple qui avait d’autres inquiétudes.
L’exode de caravanes, repéré aussitôt sur les
routes de France, n’avait rien à voir avec la pan-
04 AGENDA
28 DOMAINE FRANÇAIS
05 VU À LA TÉLÉ
33 JACQUES SERENA
06 REPERES
40 DOMAINE ÉTRANGER
08 ÉVÉNEMENT
43 TRADUCTION
10 REVUES
48 HISTOIRE LITTÉRAIRE
11 POCHES
49 LES ÉGARÉS
12 POÉSIE
50 INTEMPORELS
16 CHOSES VUES
51 COURRIER
17 TEXTES & IMAGES
52 ZOOM
I NDEX
Claude Dourguin, Fernando Marías, Stanislas Rodanski, Cyrille
Martinez, comte de Caylus, Michel Chaillou, Jean Richepin, Menno
Wigman, Clara Janés, Pascal Quignard, Franck André Jamme,
Pierre Mac Orlan et Gus Bofa, Patrick Lapeyre, Jean-Louis Bailly,
Claude Louis-Combet, Linda Lê, Thomas Heams-Ogus, Julie
Douard, Célia Levi, Thierry Dancourt, Nicolas Cano, Lionel Salaün,
Philippe Fusaro, Anne Savelli, Emmanuel Ruben, Robert Alexis,
Jean-Claude Lalumière, Juan José Millás, Roberto Arlt, Giorgio
Vasta, Goran Petrovic, Hanif Kureishi, Dubravka Ugresic, Amanda
Smyth, Per Petterson, Olive Senior, Colin Harrison, Carlo Lucarelli,
Amanda Boyden, Rodrigo Fresán, Louise Erdrich, Marc Michel, Jens
August Schade, Philippe Forest.
tomime présidentielle : il était dû entièrement à
une météo déficiente sur le Nord qui encouragea les adeptes du camping à se diriger vers
les plages du Sud. Tous les tireurs de caravanes ne sont pas mauvais. Ouf !
Pour l’heure le gouvernement n’envisage pas le
retour du port obligatoire de l’étoile Jaune. On
le comprend : sur le poitrail de vingt-trois Français envoyés conquérir le monde du ballon rond
en Afrique du Sud, ces étoiles-là n’ont guère
brillé. Rappelons qu’elles avaient été glanées
en 1998 par une équipe dite « black, blanc,
beurre ». Ça tombe bien, outre le nouvel opus
de Jean d’Ormesson, un livre fait la rentrée littéraire selon les médias qui confondent toujours livre et littérature : celui d’un ancien médecin des Bleus qui révèlerait que certains ont
pris certaines choses, probablement, même si
ce n’est pas certain, mais on se comprend et
on n’en pense pas moins. C’est dire si la farce
est un genre que l’on peut servir longtemps.
Heureusement la rentrée est là qui va nous permettre de goûter à des plats autrement plus
nourrissants. À commencer par la météorite
CosmoZ qui vaut à son auteur de faire l’objet
de notre dossier mensuel. Ce roman, mais
d’autres aussi qui arrivent depuis la mi-août
chez les libraires, nous offrent la possibilité de
partager une expérience du monde, d’en nommer ses espaces et ses reflets, d’en explorer sa
géométrie et d’en rêver ses contours. Ils ne le
font pas sans bousculer nos habitudes, nos
préjugés, nos clichés. Troubleraient-ils aussi
l’ordre public qu’on ne s’en plaindrait pas.
Quand l’ordre public sent la charogne, il ne protège plus que les charognards. On vous souhaiterait volontiers une « bonne rentrée », si, par
les temps qui courent, « rentrer » ne signifiait
pas trop souvent « reconduite aux frontières ».
Ces frontières que la littérature parfois fait
tomber. Bonnes lectures !
Thierry Guichard
LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010
03
AGENDA RENCONTRES, COLLOQUES, FESTIVALS
Olivier Roller
L’union fait la force
P
our la troisième année consécutive, la bibliothèque départementale des Bouchesdu-Rhône organise ses Rencontres de l’édition indépendante, les 17 et 18 septembre à
Marseille, auditorium des ABD Gaston-Defferre,
conjointement avec l’Agence régionale du livre.
Le timing sera serré pendant ces deux jours. Des
débats autour de la critique littéraire (dont un
consacré à internet, avec des représentants de
Lekti-ecriture, remue. net, des blogs Bartleby les
Denis Lavant
yeux ouverts et Biblioblog), des lectures (Marina
Tsvétaïeva, Marcel Moreau, Jean-Pierre Martinet), des rencontres (Éric Pessan,
Frédéric-Jacques Temple) – et un joli florilège d’éditeurs de qualité. Une trentaine
présenteront leur travail comme Monsieur Toussaint Louverture, les éditions du
Lérot, Attila, Finitude, Délit éditions, La Louve, La Fosse aux ours… Trois questions à Régine Bidault, responsable du secteur action culturelle à la bibliothèque
départementale, dont la particularité est de disposer d'un auditorium, de deux espaces d'exposition et d'une salle d'actualité accessible au public.
Quel est l’esprit de ces Rencontres de l’édition indépendante ?
Il y a cette volonté de mettre en avant le travail d’éditeurs qu’on ne trouve pas
nécessairement sur tous les rayons des librairies. L’édition indépendante fait un
travail important : elle ouvre des brèches, elle a cette faculté de dynamiser la
création. Ces gens-là défendent des partis pris, loin des logiques économiques,
qu’une collectivité locale doit soutenir.
C’est dans cet esprit que lors de ces Rencontres chacun des quinze éditeurs de
la région invitera un éditeur de son choix. Certains d’entre eux aiment croiser
écritures et arts visuels. Par exemple, André Dimanche invitera Clémence Hiver,
les éditions Parenthèses accueilleront Champ Vallon. Il ne faut pas rester cloisonné à des logiques de territoire, mais donner une vision large et dynamique de
l’édition de création. Marier le local et l’ailleurs.
La critique littéraire servira de fil rouge à la première journée.
L’an dernier, la jauge de l’auditorium était pleine, avec près de deux cents personnes. Il avait fallu mettre en place un duplex. La journée professionnelle comprendra une conférence de Bertrand Leclair, et deux tables rondes : sur la place
de l’édition indépendante dans la critique littéraire, et sur les liens entre internet
et critique littéraire. Avec l’émergence des blogs, internet ouvre de nouvelles
pistes de parole. Les intervenants questionneront leur légitimité et leur efficacité.
Le lendemain, on pourra assister à plusieurs lectures, dont celles du comédien Denis Lavant.
Cette année, nous avons souhaité développer cette journée ouverte au public, en
donnant plus de matérialité aux choses. C’est plus facile de mobiliser les gens
avec des auteurs et des lectures. Le personnel de la bibliothèque a choisi des
textes forts, qu’il souhaite partager. Comme Jérôme de Jean-Pierre Martinet (Finitude). Comment les servir au mieux ? Les textes ont appelé le lecteur, et non l’inverse. Denis Lavant est un grand défenseur de Martinet et de Marcel Moreau. Sa
lecture de Tectonique des femmes (Cadex) de Moreau sera accompagnée d’une
projection de photographies. La lecture du Livre du Chevalier Zifar, superbement
édité par Monsieur Toussaint Louverture, sera également suivie d’une discussion
avec son traducteur Jean-Marie Barberà. Autre nouveauté : Éric Pessan animera
un atelier d’écriture sur le rapport entre texte et photographie.
L’idée est que pendant deux jours nos esprits se dilatent. Que cette édition donne à entendre de l’inentendu. Notre mission de médiation, c’est aider à sortir de
la banalisation.
www.livre-paca.org
04 L E
MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010
Le 12/09. À Lauzerte (82),
Place aux nouvelles, avec entre
autres Marcus Malte, Annie
Saumont, Éric Holder, MarieHélène Lafon.
Le 13/09. À Paris (19e), les
auteurs Verticales font leur
rentrée en lectures (Olivia
Rosenthal, Maylis de Kerangal,
Brigitte Paulino-Neto), 19h30,
Le Point Ephémère.
Du 15/09 au 03/10.
À Die et dans la Drôme, 20e
festival Est-Ouest « Sur les
traces du Transsibérien : la
Russie invitée », mêlant
littérature, cinéma, arts visuels,
lectures musicales (d’après
Cendrars, Berberova,
Tsvétaïeva). Quinze écrivains
sont invités parmi lesquels
Dimitri Bavilski, Leonid
Guirchovitch, Andréï
Guelassimov, Patrick Deville,
Eugène Savitzkaya.
Du 17/09 au 23/10.
À Paris (18e), Le Mardi à
Monoprix, de Emmanuel
Darley, mise en scène Michel
Didym, avec Jean-Claude
Dreyfus, Théâtre ouvert
Du 20 au 25/09.
À Strasbourg, les Bibliothèques
idéales accueillent Antoine
Volodine, Edouard Glissant,
Annie Le Brun & Stéphane
Audeguy, Linda Lê, Vassilis
Alexakis, Mathias Enard, les
éditeurs Oliver Gallmeister et
Michel Chandeigne, pour des
rencontres à l’Aubette, à la
médiathèque André Malraux et
dans les librairies. À noter une
« Nuit Nabokov » le 24.
Du 22 au 26/09.
À Manosque (04), le festival
Les Correspondances invite
quarante écrivains dont la
plupart figurent à la rentrée
littéraire : Jérôme Ferrari,
Philippe Forest, Gonçalo T.
Tavares, Patrick Lapeyre,
Jacques Abeille et François
Schuiten, Claro, Maylis de
Kerangal, Mathieu Riboulet,
également Colum McCann,
Charles Juliet… En soirée, les
traditionnelles « lectures en
scène » explorent le patrimoine
littéraire. On pourra y entendre
Jack Kerouac (lu par Jacques
Bonnaffé, qui sera accompagné
par la guitare de Theo Hakola),
Italo Calvino (par Agnès Jaoui),
Mireille Havet (par Nathalie
Richard) ou encore Francis
Scott Fitzgerald à travers les
lettres adressées à sa fille (par
Hippolyte Girardot)…
Du 23 au 26/09. À Guéret
(23), Pascal Quignard est
l’invité des 5e Rencontres de
Chaminadour, en compagnie
de Jean Échenoz, Pierre
Michon, Régis Jauffret,
Antoine Volodine. Lectures,
conférences et tables rondes.
Du 24 au 26/09.
À Vincennes (94), 5e festival
America autour des villes
d’Amérique. Parmi les invités :
Gil Adamson (Canada), Yanick
Lahens (Haïti), Enrique Serna
(Mexique), Richard Russo, Bret
Easton Ellis, Craig Johnson,
Ron Rash, Claire Messud
(États-Unis)…
Jusqu’au 25/09. À Crest (26),
l’exposition du peintre
Alexandre Hollan rassemble ses
arbres, ses Vies silencieuses et ses
livres d’artiste (Yves Bonnefoy,
Philippe Jaccottet, Louise
Warren). Espace Liberté.
Du 28/09 au 31/10. À Paris
(15e), La Compagnie des spectres,
d’après le roman de Lydie
Salvayre, de et avec Zabou
Breitman, théâtre Monfort.
Jusqu’au 02/10. À Reims, la
bibliothèque Carnegie expose
135 clichés du philosophe
Emmanuel Peillet, cofondateur
de l’Oulipo.
e
,
k
t
,
VU À LA TÉLÉVISION FRANÇOIS SALVAING
imothée aura résisté cinq ans. Ce n’est qu’à la
saison 6 qu’il se sera laissé entraîner par un entourage estival à jeter un œil sur L’Amour est
dans le pré. Bien fait pour lui, l’œil jeté est à
présent noyé de larmes.
T
L’Amour est dans le pré entre dans la catégorie des émissions de télé-réalité, où l’on plonge des personnes réelles
dans d’irréelles situations. Ici, des agriculteurs ou agricultrices, de la trentaine à la cinquantaine, qui, se déclarant
las du célibat, plaie de leur état, doivent choisir d’accueillir
dans leur ferme deux invité(e) s. Et tenter de nouer, en
cinq jours (et en présence donc d’une tierce personne !),
une relation durable. En janvier, M6, chaîne entremetteuse, a présenté à ses téléspectateurs dix hommes et deux
femmes, presque tous éleveurs, dans le Morbihan ou la
Marne, l’Ariège ou la Côte d’Or. Aussitôt, des lettres sont
arrivées (avec photos) parmi lesquelles ces agrestes candidats au bonheur conjugal ont choisi de rencontrer en
speed dating (comble de la modernité urbaine) une demidouzaine de personnes, dont ils devaient extraire, en une
heure, deux invité(e) s. Résume-t-on à notre retardataire.
Et ce soir, bilan : toute la bande (à une unité près) est réunie par M6 dans une vaste demeure limousine et, un par
une, chacun(e) est convié(e) par l’animatrice, qui promet
d’opérer en douceur, à raconter, que la conclusion en ait
été heureuse ou décevante, son aventure. Ils reprennent
presque tous le mot : oui, une aventure. L’animatrice pousse son pion : que tu ne regrettes pas d’avoir vécue, même
si au final… ? Ils protestent avec conviction : Non, non, au
contraire ! L’un trouve le mot que l’animatrice n’aura pas
eu besoin de lui souffler : Merci, l’émission ! L’animatrice
tutoie. Ce n’est pas ce qui impressionne favorablement Timothée. Plutôt ses longues jambes brunes dénudées jusqu’à mi-cuisse qui meubleront avec générosité les temps
faibles de l’émission.
Le voilà embarqué pour onze récits, avec flash-back.
- Pourquoi seulement onze ? Ils n’étaient pas douze célibataires au départ ?
Toujours à chercher la petite bête, Timothée. On lui expliquera plus tard. Plutôt que d’évoquer l’absent, intéressons-nous aux présents. Le montage ouvre par Sylvie,
rieuse éleveuse de chevaux, qui invita dans sa ferme de la
Vienne Philippe et Frédéric. Chance ou malchance ? Frédéric au dernier moment renâcla. De sorte que ce furent
avec Philippe cinq jours super. Il avait écrit une lettre subtile non moins que parfumée. Il mit sans rechigner la main
à la pâte. Joua et perdit par trois fois au bras de fer avec
elle. Sylvie alla jusqu’à le présenter à ses parents. Pas plus
loin. Elle ne se sentait, comment dire, pas d’attirance. Au
moment de se séparer elle le lui déclara. Il en pleura. Elle
en eut de la peine. Messieurs, conclut une voix off, si Sylvie vous a émus, écrivez-lui à M6…
Pascal, 38 ans, céréalier, ça fait quinze ans qu’il n’en a pas
fréquenté une de près. Il voulait une grosse rousse, à poitri-
Pré
nuptial
ne naturelle, nuance. Vinrent Virginie et Lucie. La première
n’aimait pas les caméras, déguerpit, la seconde n’avait jamais eu de vie amoureuse, espéra. Au moins, était-elle
bonne cuisinière ? demanda Pascal. Ils furent en hélicoptère, ils furent à Londres, Lucie en reste émerveillée, espère
encore. Lui voit trop de différence d’âge. L’animatrice s’enquiert, ne croit-il pas que l’amour puisse venir, avec le
temps ? Pascal, sans fard : Oui, mais alors un sacré bout de
temps. La voix off encourage Mesdemoiselles, si Pascal
vous a touchées…
Le montage a prévu, bien sûr, avant la première coupure
publicitaire une histoire heureuse. Celle de Yoann et d’Emmanuelle entre qui, dès le speed dating, tomba la foudre. Il
y eut, pour respecter le concept de l’émission et faire paravent, une Géraldine qui comprit, après trois jours, combien elle était de trop. Pour vivre avec Yoann, son blé et
ses poulets, Emmanuelle a quitté sa Suisse natale et un
job d’assistante commerciale. Ils racontent le coup en se
pelotant-bécotant tendrement devant l’animatrice, qui roucoule à l’unisson. Car ça, c’est de la télé qui donne du bonheur. A ceux qu’elle filme. A ceux qui les regardent.
Au fil des histoires, Timothée, malgré sa bonne volonté,
tique de plus en plus. Qui a payé les escapades évoquées :
à Londres, Paris, Biarritz, Venise ? Et qui s’occupait pendant ce temps-là des chevaux, des poulets, des cochons ?
Et d’ailleurs, pour une émission sur des agriculteurs, on
voit tout de même très peu, très très peu leur travail...
Chut !!! Et le douzième, c’était qui ? La barbe !!!
Chahut soudain. Philippe, 44 ans. Seul ? L’animatrice vient
de l’apprendre. Mais Margarida ? Margarida avec qui ça
avait l’air de flamber, pendant l’émission et depuis ? Margarida avec qui, petits coquins, ils avaient, esquivant les
caméras, échangé en cachette le premier baiser, la première étreinte ? Eh bien, Philippe en a gros cœur de
l’avouer, avec Margarida c’est fini. Ce matin même. Juste
avant de partir pour ce bilan limousin. Mais pourquoi ? Parce que décidément elle ne voulait pas d’enfant, et lui si.
Les larmes pointent. Débordent. L’animatrice y va de la
sienne. Jusqu’à Timothée qui renifle.
Une fois mouché, il y revient. C’était qui le douzième ?
Quel emmerdeur ! On l’envoie… Ni chez les Grecs, ni chez
les Turcs. Sur Internet, si ça le passionne.
LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010
05
REPÈRES
Voies neuves
Par ses Chemins et routes,
Claude Dourguin nous fait
pénétrer au plus intime
des paysages. Un livre de
voyages et de méditations.
contre-courant des impératifs
d’urgence de notre société
cloisonnée, Claude Dourguin
ne cesse d’évoquer – et d’invoquer – la joie profonde, la volupté physique du départ, de la marche, de cette
espèce de mariage qui se scelle entre celui qui va et le paysage qu’il arpente.
« Quelle plus terrestre réalité que le chemin ? » Partout – montagnes, bois,
steppes, déserts, plaines – des sentiers,
des passages s’ouvrent, s’offrent à nos
pas comme autant d’invites à s’enfoncer
dans la matière nue et sensorielle du
monde. À une œuvre qui n’est qu’un
long voyage au cœur des images et des
paysages, des villes et des rivages –
d’Ecarts aux Nuits vagabondes (Lmda
N°100) en passant par Un royaume près
de la mer et Escales –, elle rêvait d’ajouter un « Livre des chemins ». Avec Chemins et routes, elle en propose de magnifiques pages.
Car les lire donne envie d’emboîter le
pas à notre marcheuse, de la suivre sur
ces chemins de plein vent, ces sentes
étroites, ces passages à moutons ou ces
voies de bêtes dont elle dit aimer « le secret placide, la manière de rappeler au
voyageur qu’il n’est pas unique maître à
bord ». De l’accompagner sur ces chemins matinaux tout chargés encore des
mystères de la nuit. Une forme de conaissance au monde, capable de balayer
les humeurs des plus désenchantées, en
les confrontant à la transparence augurale d’une beauté chaque fois inédite.
De ces chemins, qui élargissent la
conscience, s’accordent en profondeur
aux saisons et aux rythmes de la planète, Claude Dourguin nous dit la poésie
mouvante, l’appel souvent irrésistible.
« Qui aime aller accepte de s’égarer, ne se
déprend de ce goût, sachant diverses, surprenantes, les fortunes de la route et
consentant comme par nature aux tenta-
À
06 L E
tions. » Cet horizon d’inconnu, ce
tremblement d’avenir qui se cache derrière l’inopiné ou l’imprévu fait tout le
sel des départs, nous rend à l’innocence
perdue de la bête en nous, ou nous renvoie à l’imaginaire de l’indien suivant
une piste.
Qu’il soit écorché ou pierreux, de sable
ou de neige, qu’il ne mène nulle part –
« Holzwege » dit Heigegger – ou suive
un ancien itinéraire militaire, chacun a
« son allure, sa couleur propre, un rythme
des pas différent ». « Plus que d’autres les
sentiers côtiers sont des méditations en
mouvement, remèdes aux “cul de plomb”
vitupérés par Nietzsche. » Mais ce qui
enchante aussi Claude Dourguin, c’est
la mémoire de ces chemins, l’imaginaire
émotionnel qu’ils suscitent, les moments d’histoire qu’ils charrient, depuis
leur manière d’accompagner des façons
de dire et de parler, de construire et de
se réunir, jusqu’aux fantômes de tous
ceux – pèlerins, soldats, marchands,
colporteur, chemineaux, étudiants,
peintres – qui les empruntèrent. Car
Chemins et routes est aussi un voyage
parmi les livres et les arts, des grands
voyageurs du XIXe siècle, en passant par
les romans de l’Autrichien Stifter, la
musique de l’Allemand Brahms, les
peintres qui descendaient vers le Sud
pour découvrir le « Bel paese », Albert
Dürer – qui, en quittant l’atelier découvrit, le premier, le plein air et « ce
qu’impose cette nouveauté radicale, le lien
entre la lumière et la couleur » – ou Nicolas de Staël qui, pour toujours, « affirme les pouvoirs de la route, réduite à la
diagonale blanche, impérieuse, élan, défi,
promesse, mirage d’échappée ».
Un livre voyageur pour se délivrer des
emprises, sentir sa vie soudain sans
poids vibrer à l’unisson d’un paysage.
Car « tout ce qui a chance de “changer la
vie”, c’est la grand route qui peut le dispenser. » Une assertion à méditer en rêvant d’espace et de contiguïtés heureuses.
Richard Blin
CHEMINS ET ROUTES DE CLAUDE DOURGUIN
Isolato, 120 pages, 20 e
MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010
LA LUMIERE PRODIGIEUSE
DE FERNANDO MARIAS
Traduit de l’espagnol par Raoul Gomez, Cénomane
128 pages, 15 e
l’occasion des cérémonies pour le cinquantième
anniversaire de la mort de Federico García LorÀ
ca, un journaliste rencontre en Andalousie un vieil
ivrogne qui lui raconte une histoire invraisemblable. Cinquante ans plus tôt, en pleine guerre civile, ce livreur ambulant découvrait le corps blessé
d’un jeune homme, laissé pour mort sur le bord de
la route. Grâce aux soins qu’il lui prodiguait, ce
rescapé du peloton d’exécution retrouvait ses capacités physiques, mais demeurait amnésique et
muet. Entre les deux hommes, commençait alors
un étrange compagnonnage de trente ans, fait essentiellement d’empathie, mais aussi de placements
à l’hôpital et de fugues, durant lesquelles le jeune
homme deviendrait peu à peu un mendiant.
Et ce fut précisément lors d’une de ces longues séparations que le vieil homme découvrit, par un de
ces hasards propres à l’univers romanesque, l’identité de ce jeune homme émouvant : un court-métrage sur la guerre civile espagnole lui révélait alors
le vrai visage de Federico García Lorca, un poète
dont il n’avait jamais entendu parler, mais qu’il allait soudain lire avec une avidité dont lui-même ne
se croyait pas capable.
Comme souvent avec Fernando Marías (Je vais
mourir cette nuit et L’Enfant des colonels, tous deux
publiés par le même éditeur), difficile ici d’interrompre sa lecture. On veut savoir, non pas qui est
cet homme (on le sait depuis la cinquième ligne
du récit), mais comment le vieil ivrogne va retrouver son identité, le suivre dans son enquête à la fois
palpitante et méthodique, puis dans ses multiples
tentatives destinées à rétablir la vérité sur la mort
du poète andalou. Ce sera en vain (la cause était
perdue d’avance), mais le lecteur l’aura suivi comme dans un roman policier. Un polar d’un genre
particulier, qui prend souvent les allures d’un
hommage envers celui qui demeure aujourd’hui le
symbole de la barbarie franquiste.
Didier Garcia
Les pas perdus
P
our Stanislas Rodanski (1927-1981) comme pour Artaud, vivre c’est bien autre chose que
mener une existence « d’enviandé ». Poètes, ils sont, viscéralement, dans leur mode d’approche de la réalité, dans leur quête d’une expérience perdue de l’exister, dans leur façon de
répondre à l’appel de l’inconnu. De s’y aventurer, le corps éperdu, ne sachant plus qui ils sont ni où
ils vont. D’où le registre singulier des écrits de Rodanski – admiré par Breton, Gracq, Jouffroy –,
peuplés de puissances mouvantes, hantés par les virtualités amoureuses de la révolte et par une
sorte d’esthétique de la convulsion. Comme ici, dans Le Cours de la liberté, un inédit, qui nous entraîne sur « le seul des chemins qui ne mène pas à Rome », au fil d’une dérive
rigoureusement incontrôlée, nous promenant dans un Lyon merveilleux, relevant d’une « géographie pathologique » et de lieux à l’attraction magnétique jalonnant le chemin d’une hypothétique révélation. « Je suis – et il faut
entendre ici aussi bien le présent du verbe être que celui du verbe suivre –
comme un désir en train de se désincarner, une sorte de passion errante à
moitié hors du corps (…). Un compromis entre la démarche de l’ascète sur le
chemin de l’absolu et la statue masculine de la liberté. »
Un chemin de pas perdus dans un univers où l’apparence est indéfiniment
plastique et perméable, faite de familiarité et d’étrangeté, de connivence et
d’incandescence. Une sorte d’itinerrance sous les auspices des « deux soleils jumeaux de la révolte et de la liberté » et d’un moi désancré en quête de
la femme réelle et spectrale incarnant l’amour absolu.
Éclat prophétique, ardeur insurrectionnelle, langage s’exaltant – « Écoutez… (…) C’est la voix du
sang qui parle, aux limites de la confusion, l’étrange langage de la profondeur obscure de l’être qui
s’éclaire en la percevant » –, ce qu’écrit Rodanski se tient dans l’ombre d’une réalité impossible à
révéler, ce qui le conduisit à entrer volontairement, à 27 ans, dans un hôpital psychiatrique pour
n’en ressortir que mort, vingt-sept ans plus tard.
R. B.
LE COURS DE LA LIBERTÉ DE STANISLAS RODANSKI, L’Arachnoïde, 80 pages, 14 e
Perros à la radio
Fausses notes
E
n 1975, Georges Perros n’est l’auteur que d’une œuvre relativement
mince : deux volumes de Papiers collés,
les Poèmes bleus et Une vie ordinaire.
Pourtant la parole de ce « noteur » exemplaire est précieuse. Graver sur le mur du
vent réunit ainsi cinq entretiens que
l’homme de Douarnenez a donnés cette
année-là à Jean Daive dans le cadre de
l’émission « Les nouveaux entretiens »
sur France Culture. On retrouve un Perros généreux, sincère, désenchanté, à
l’esprit souvent saillant. Que ça soit à
propos de la littérature : « Elle devrait servir à laver un homme, à l’innocenter dans
sa vie quotidienne », des bistrots où « le
bruit de la vie vient se réchauffer », ou de
son peu de goût pour la métaphore,
« c’est inutile (…) c’est capitaliste ». Le
livre, format à l’italienne, joliment composé, comprend aussi un cahier photos,
des lettres et un poème inédit.
L
(Éditions Marcel le Poney, 78 pages, 15 e)
CHANSONS DE FRANCE DE CYRILLE MARTINEZ, Al Dante, 112 pages, 15 e
’argument du livre aurait pu être très intéressant : se basant sur l’histoire du rock, Cyrille Martinez se propose de réinterpréter à sa
manière la scène politique française, le tout sur
fond de cinéma hollywoodien. Jean-Louis Debré devient alors le
sosie parfait de John Travolta, on croise Ringo Starr et François
Bayrou, et la constitution de la Ve République est fredonnée sur
l’air de I wanna be your dog des Stooges d’Iggy Pop. Hélas, ce qui
aurait pu être un joyeux bordel surréaliste et subversif s’avère plutôt être un blabla soporifique et donne au lecteur l’impression de
lire du Christine Angot en écoutant un live de Mylène Farmer tout
en gobant des Lexomil, et les aventures du « jaune sous-marin »
beatlesien de Cyrille Martinez ressemblent à s’y méprendre aux
mésaventures du Kursk.
Sur le fond, la sauce ne prend absolument pas : pour ce que Martinez a à dire, deux pages auraient suffi, et hormis quelques phrases
plutôt amusantes, on s’ennuie ferme. Sur la forme, l’auteur a voulu
être moderne. Jean-Louis Debré s’écrit jeanlouisdebré, et pour faire « djeun », Martinez essaie de nous donner l’impression qu’il écrit
comme il parle (ponctuation aléatoire, phrases coupées en plein
milieu, etc). Si ce genre de procédé pouvait faire sens chez Queneau, par exemple, ici, c’est seulement agaçant. L. S.
Sous le manteau
L
a mort nous a délivrés du plus
cruel des amateurs. » C’est de
ces mots terribles qu’un Diderot
plein de rancœur salua la disparition du comte de Caylus – lequel
avait eu l’honnêteté de dire ce qu’il
pensait de l’étude du philosophe
sur la peinture à la cire… Et cependant, Anne Claude Philippe de Pestels de Lévis de Tubières-Grimoard,
comte de Caylus (1692-1765) aura
été le grand protecteur de l’art en
France durant la première moitié du
XVIII e siècle. Personnage polyvalent, Caylus avait d’abord été mousquetaire de Louis XIV, homme de
guerre et d’aventures filant jusqu’à
la Porte, puis collectionneur d’antiquités émérite et, finalement, graveur fameux, traducteur de Tirant le
Blanc et écrivain fameux. Point trop
adepte des philosophes, il leur préférait l’amitié de Watteau avec lequel il dessinait et la compagnie de
la Société du bout du banc, assemblée autour de mademoiselle Quinault, où son esprit « cordialement
boudeur » faisait merveilles. Là, dirent les frères Goncourt, « Il est Vadé avec l’accent de Candide ». Témoignent L’Histoire de M.
Guillaume, cocher (Zulma, 2003),
cette « lanterne magique des mœurs
basses et libres » (Goncourt), les exceptionnelles Facéties (Plein Chant,
1997) et ces Mémoires de l’Académie des Colporteurs où, sous le prétexte de filer les marchands de
livres interdits, il égrène les histoires dans une veine délicieusement vibrante, et parfois bien rabelaisienne. « Il habille aux Halles la
comédie parisienne », a-t-on pu dire
de Caylus. Et à son tour Edmond
Thomas habille soigneusement Caylus avec l’aide de Paule Adamy d’un
livre superbe, bien replet et richement illustré. Comment s’en
passer ?
É. D.
MÉMOIRES DE L’ACADÉMIE
DES COLPORTEURS (suivis de)
LES ÉCOSSEUSES du COMTE DE CAYLUS
Éditées par Paule Adamy, Plein Chant,
412 pages, 24 e
LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010
07
ÉVÉNEMENT J. M. COETZEE
’un été qui ne tient pas ses
promesses, on dit qu’il est
pourri. Que cette saison réputée bénie des dieux se
montre avare en bienfaits et
l’être en ressort pâli, amoindri, peu apte à la fréquentation harmonieuse de ses congénères mieux disposés à la
jouissance, au bavardage et au joyeux commerce des corps. Le titre du troisième volet
de l’autobiographie fictionnelle de John
Maxwell Coetzee claque au vent de l’automne qui s’annonce telle une antiphrase
douce-amère. Comme chacun des livres de
l’immense écrivain sud-africain il laisse
dans le cœur du lecteur une trace durable,
un composé chimique complexe et subtil
de désespoir et de compassion.
L’été dont il est question ici désigne le bel
âge que pourrait être l’entrée dans la trentaine d’un homme nommé John Coetzee,
période qui coïncide avec son retour au
pays natal, l’Afrique du Sud, afin de veiller
sur son père installé dans une banlieue miteuse du Cap. C’est aussi le temps de la
publication de son premier ouvrage, Terres
de crépuscule. Âgé d’une soixantaine d’années, Jack Coetzee, devenu veuf, a une santé physique et morale chancelante. Une
décennie auparavant, son fils avait fui
l’odieuse société sud-africaine et le risque
d’être appelé dans les rangs de l’armée en
lutte contre la contestation noire grandissante. Exilé en Angleterre puis aux ÉtatsUnis, John a travaillé dans le secteur informatique et poursuivi des études
scientifiques tout en se consacrant à ses lectures et à ses premiers chantiers d’écriture.
Ses relations exécrables avec son père narrées dans d’autres ouvrages ne laissaient
guère envisager la décision d’un tel retour.
Dans Scènes de la vie d’un jeune garçon, le
premier volet du cycle autobiographique,
l’enfant qu’est alors John Coetzee éprouve
pour son géniteur une animosité peu commune : « Il n’a jamais réussi à comprendre la
place que tient son père dans leur famille. En
fait, il n’est pas du tout évident pour lui de
Un cœur
en hiver
08 L E
MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010
DR
D
Vue du Cap
Avec L’Été de la vie J. M. Coetzee
réinvente l’écriture de soi. Dans cette
enquête posthume sur un double de
l’auteur, le lecteur trouvera des clés
essentielles pour la compréhension
d’une œuvre majeure, qui questionne
la difficulté de vivre et l’aliénation.
quel droit son père se trouve même là.
(…) Il veut que son père le batte et fasse
de lui un garçon normal. En même
temps, il sait que si son père osait porter la
main sur lui, il ne trouverait pas le repos
avant de s’être vengé. Si son père venait à
le frapper, il deviendrait fou : il serait possédé, comme un rat acculé dans un coin et
qui se jette à droite et à gauche en faisant
claquer ses crocs venimeux, trop dangereux pour qu’on le touche ».
Dans L’Été de la vie, les points de vue de
deux cousines de John questionnent son
attitude : « Carol est persuadée que John
ne vaut pas la mise ; et tous les autres
Coetzee (…) sont enclins à partager son
avis. Ce qui la distingue des autres, elle,
Margot, ce qui empêche tout juste sa
confiance de chavirer, c’est, bizarrement la
façon dont lui et son père se comportent
l’un envers l’autre : pas avec affection, ce
serait aller trop loin, mais ils se montrent
au moins un respect mutuel ». Julia, qui a
été la voisine et la maîtresse de John
Coetzee est catégorique : « Non, bien
sûr, John n’aimait pas son père, il n’aimait personne. Il n’était pas fait pour aimer. » Margot et Julia sont deux des
cinq personnes – quatre femmes et un
homme – qui ont été proches de John
Coetzee et dont un jeune universitaire,
M. Vincent, recueille le témoignage en
vue de la rédaction d’une biographie
posthume de l’écrivain. Ces cinq entretiens sont encadrés d’extraits des carnets
de John Coetzee placés en début et en
fin d’ouvrage.
Le dispositif narratif mis en place pourrait faire redouter un certain artifice, un
éclatement excessif de la narration. Il
n’en est rien. Le lecteur abandonne
bien vite ses éventuelles réticences pour
s’engager dans cette découverte tâtonnante et disons-le sidérante d’un homme aussi secret que l’est John (Maxwell)
Coetzee. La réussite de ce texte, aussi
poignant que déroutant, repose en
grande partie sur l’équilibre auquel est
parvenu l’écrivain : d’une part l’exploration portée jusqu’à ses limites de l’intimité d’un être et de l’autre la pudeur, la
délicatesse avec laquelle ce dévoilement
est mené. Celui-ci était déjà à l’œuvre
dans les deux premiers volumes de l’entreprise autobiographique : l’enfant afrikaner à la sensibilité d’écorché des
Scènes de la vie d’un jeune garçon, son
amour maladif, exclusif pour sa mère,
les « torrents de mépris (qu’) il déverse
sur sa tête » pour éprouver l’attachement qu’elle lui porte ; ou encore, dans
Vers l’âge d’homme, le jeune homme de
20 ans qui va s’exiler en Angleterre et
nement, est-ce que ce pisse-froid éprouve
des sentiments après tout ? » Margot, la
cousine bienveillante de John, évoque
quant à elle une nuit où ils ont dormi
blottis l’un contre l’autre dans la camionnette de ce dernier, tombée en
dont la solitude et la conscience de sa
singularité coexistent avec l’espoir éperdu de briser son isolement : « Dans un
monde parfait, il ne coucherait qu’avec
des femmes parfaites, des femmes d’une
parfaite féminité, mais qui auraient au
S’engager pleinement dans une histoire d’amour, dans un
combat politique, jouir du simple plaisir de vivre, relâcher
sa vigilance. Autant de gestes que Coetzee ne s’autorise pas.
fond d’elles-mêmes quelque chose de
sombre qui répondrait à ce qu’il y a en
lui de sombre. »
C’est cette part-là qui va dominer dans
les témoignages recueillis. Il s’en dégage
un portrait composite qu’on ne parviendrait à qualifier vraiment qu’en inventant un adjectif qui serait l’exact
contraire d’hagiographique. Le lecteur
rodé aux stratégies toujours plus subtiles de l’autofiction marche évidemment sur des œufs dans sa (re) découverte d’un écrivain réputé des plus
secrets, dont rien de la vie personnelle
n’a jamais filtré, même après son accession au Nobel en 2003. Difficile cependant de repousser une question qui
vient fréquemment à l’esprit : pourquoi
tant de noirceur dans la peinture de soi,
même subtilement désamorcée par
l’humour, l’ironie et l’autodérision ? On
se gardera d’avancer des réponses tant
on est bouleversé par l’objet littéraire
qui nous est ici offert.
Au plan le plus intime, celui des relations amoureuses, c’est toujours l’austérité, les réticences à l’engagement, au
don de soi qui sont mises en avant. Julia, qu’il a fréquentée peu de temps
après son retour au Cap, assène plus de
trente ans plus tard (elle est devenue
médecin et psychothérapeute) un diagnostic sans appel : « Dans sa manière de
faire l’amour il y avait quelque chose de
l’ordre de l’autisme. (…) pour ce qui est
de leur vie sexuelle, je tendrais à penser
(que les autistes) préfèrent la masturbation aux rapports réels ». Julia qui se souvient cependant de la réaction de John
lorsqu’elle lui a demandé si, dans le cas
où elle n’aurait pas été mariée, il voudrait l’épouser : « (…) sans mot dire il
m’a prise dans ses bras et m’a serrée si fort
que je ne pouvais plus respirer. C’était la
première fois, autant que je pouvais me
souvenir, que je le voyais faire un geste
qui semblait venir droit du cœur. (…)
Alors, me suis-je demandé non sans éton-
REPERES
1960 Agé de 20 ans,
quitte l’Afrique
du Sud pour
l’Angleterre où
il travaillera pour
IBM et étudiera
la linguistique
à l’Université
1965 Soutient une
thèse de doctorat sur
Samuel Beckett à
l’Université du Texas
1974 Parution de
son premier livre,
Dusklands (Terres
de crépuscule)
1983 et 1999 Reçoit
le Booker Prize
pour Life and Times
of Michael K
et Disgrace
2003 Reçoit le prix
Nobel de littérature
panne sur une route de campagne :
« Pourquoi le corps de son cousin ne parvient-il pas à la réchauffer ? Et non seulement il ne la réchauffe pas, mais on dirait
qu’il draine la chaleur de son corps à elle.
Est-il de nature sans chaleur, comme il est
asexué ? »
Les notes tirées des carnets personnels
de John Coetzee apportent d’autres éléments qui permettent de mieux comprendre l’être gelé qu’il était dans ces
années 1970. On le sent déchiré entre
son attachement à son pays et son dégoût pour le système en place et les
hommes politiques qui l’administrent ;
entre son sentiment filial et son désir de
prendre ses distances avec son père qui
pèse comme un fardeau sur son existence. Il ne dit rien en revanche de ses relations avec ceux dont la parole est consignée ici et qui n’est donc jamais
contredite. On la sent pourtant porteuse de toute la réflexion de l’écrivain, de
toutes les questions qu’il s’est posées sur
lui-même et sur le monde où il s’est efforcé de trouver sa place sans jamais
éprouver pour lui un vrai sentiment
d’appartenance.
S’engager pleinement dans une histoire
d’amour, dans un combat politique,
jouir du simple plaisir de vivre, relâcher
sa vigilance… Autant de gestes que
Coetzee ne s’autorise pas. Peut-être Julia voit elle juste lorsqu’elle prétend que
les hommes comme lui « ne peuvent pas,
ou ne veulent pas, se donner totalement
pour la simple raison qu’ils doivent protéger leur essence secrète pour leur art ».
Il ne peut y avoir de saison des amours,
de véritable été pour celui qui s’astreint
à observer ses semblables en vue de rédiger « des rapports d’expert sur l’expérience humaine intime ».
Jean Laurenti
L’ÉTÉ DE LA VIE DE J. M. COETZEE
Traduit de l’anglais (Afrique du Sud)
par Catherine Lauga du Plessis
Seuil, 319 pages, 22 e
LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010
09
REVUES
En bref
uelles sont les motivations intimes ou
factuelles qui, depuis le 16 décembre
1980, obligent Pierre Bergounioux à extraire du cours de son existence les matériaux
substantiels de ses Carnets de notes ? Un
entretien captivant accordé à la revue Les
Moments littéraires, ainsi que des extraits
du journal de Raymond Bergounioux (son
père), apportent quelques embryons de réponses. Tiraillé entre âpre économie du récit et impératif scriptural du diariste, l’auteur d’Un peu de bleu dans le paysage
avoue, par exemple, demander « aux choses
le nom qu’elles avaient refusé à (ses) devanciers », travailler à « secouer les hypothèques,
les mainmises et autres mains-mortes dont
(il) est né grevé ». Plus avant, au-delà de
l’« aval de l’humanité », toujours incertain,
Bergounioux énonce ceci que l’écriture
journalière permet de cerner la « totalité de
ceux qu’on a été ». Et ce pour mieux « méditer et cognoistre »…
Q
LES MOMENTS LITTÉRAIRES N°24, 127 p.,
12 e (BP 175 92186 Antony cedex)
e revue Penser/rêver, fondée en 2002 par
L
le psychanalyste Michel Gribinski, a la
particularité de proposer aux penseurs, essayistes, historiens, mais aussi écrivains, des
sujets d’approche tels ce « Quand la nuit
remue » ou « Un petit détail comme l’avidité ». C’est la formation psychique et ses
effondrements que la revue entend interroger : dans ce nouveau numéro le presque
dérangeant « À quoi servent les enfants ? »
est passé au crible. À l’usage que l’on ferait
de l’enfant répond la possibilité d’en faire
un outil serviable, une élite possible, voire
celle de l’anéantir, ce que montre JeanFrançois Daubech à partir des massacres de
l’histoire biblique. Josef Ludin développe
l’idée que si le « choix de l’enfant » crée le
malaise là même où l’enfant appartient à
une « espèce d’antan », l’idée de s’en débarrasser a toujours accompagné l’homme.
Christian Doumet donne l’autre version de
cette hantise à partir du texte de Michaux,
Tu vas être père. On retiendra aussi le texte
bouleversant de Ira A. Hirschmann (datant
de 49) sur les recherches d’enfants enlevés,
placés et déportés par les nazis en vue de
repeupler la race allemande, ainsi qu’un
très dense entretien avec Pierre Bergounioux sur paternité et filiation.
PENSER/REVER N°17, 300 p., 20 e (L’Olivier)
10 L E
MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010
Pasolini à vif
lors qu'en France Pasolini est surtout
connu (célébré ?)
comme cinéaste et parfois
également comme romancier, il est sans doute, en Italie, avant tout considéré
comme un poète. Ce dernier numéro de la « revue
poétique et littéraire » Diérèse
nous offre l'occasion de découvrir les poèmes
d'une période cruciale de son existence. Alors
qu'il enseigne à Casarsa, au cœur de son Frioul
natal (lieu maternel, idyllique et comme encore
intact), il est accusé de corruption de mineurs sur
certains des élèves dont il a la charge – et doit
alors, avec sa mère, se réfugier à Rome (notons
qu'il est également exclu du Parti communiste
italien). Les poèmes traduits ici, qui datent des
années 1948-1953, témoignent donc des obsessions et tourments de la crise qu'il doit alors subir. La chair, il doit se l'avouer, est bien pour lui
« sexe esclave » et le désir « blasphème », mais il
s'interroge : a-t-il véritablement mérité le « lynchage » qu'il pressent – pour cet « amour contenu,
étonné d'être une faute » ? La solitude lui est à la
fois une malédiction et un don – mais parfois le
suicide menace, quand au-dessus de lui se dresse
un « crucifix de honte ». L'exil l'éloigne de la « jeunesse donnée et volée », des fêtes et bals campagnards, des « calculs de lumière » sur les rives du
A
Tagliamento et des « garçons » avec leur
« acidité/de violette » – mais la découverte de Rome donne naissance à des sortes de poèmes-paysages (tableaux à la fois vivants et figés par les métaphores), où le fantasme se mêle au réel dans « la
fête du flâner et regarder ». Écrire (c'est pour lui
une pratique quotidienne, ces poèmes constituent
un véritable Journal – ce sera leur titre) permet
alors de cerner un peu mieux « la vie indicible » et
de répondre à ce précepte intime : « Il faut brûler
pour arriver/consumé au dernier feu ».
Peut-être tout aussi tragique, mais fortement
teintée d'une ironie bienvenue, est la voix qui se
fait entendre ensuite : celle de Durs Grünbein,
présenté ici comme « le poète allemand le plus
connu de sa génération ». Les quelques poèmes ici
traduits éveillent en effet notre curiosité : méditations, anecdotes ou choses vues, le ton est à l'humour noir métaphysique, le désespoir retenu
n'empêche pas la « magie des syllabes », la poésie
étant bien « un guide touristique, le meilleur, lors
de l'exode du fond de la nuit humaine »… La revue
offre également un ensemble de poèmes d'auteurs
contemporains (remarquons, par exemple, un extrait de la dernière œuvre, encore en travail, de
Pierre Oster) et un nombre appréciable de notes
critiques – là encore consacrées avant tout à la
création poétique française d'aujourd'hui.
Thierry Cecille
DIERESE N°48-19 (printemps-été 2010)
256 pages, 12 e (8, avenue Hoche 77330 Ozoir-la-Ferrière
Les débuts de Finitude
n couverture, Raymond Guérin prend un bain. Tête à binocles sortant des
E
flots. « Je ne peux plus vivre pleinement heureux si je suis privé de soleil », confesse
l’auteur des Poulpes dans ces pages extraites d’un recueil inédit, mêlant notes de
voyage et humeurs estivales, du Pyla à la côte ligure, pendant l’été 1937. Les éditions Finitude, elles aussi, ont profité des beaux jours. Pour lancer une revue. Après
avoir rangé le grenier. Capharnaüm proposera ainsi des « fonds de tiroirs », « sans
bla-bla, sans chichi, loin des coupeurs de cheveux en quatre de l’Université », insiste
l’éditeur bordelais, annonçant une périodicité sans périodicité. On retrouve cette liberté au fil des textes – toujours rafraîchissants.
Eugène Dabit saisit l’atmosphère de Prague et de l’improbable Bab-Debar au Maroc, Marc Bernard, accompagné de sa chère Else, s’amuse des taxis madrilènes,
Georges Arnaud, le père du Salaire de la peur, imagine une mystérieuse hécatombe qui frappe les services secrets de Bornogovie : « La version officielle parlait d’arrêt du cœur : formule qui a cet avantage de
n’être jamais tout à fait un mensonge. » L’œil moqueur, Georges Hyvernaud déambule dans les allées
d’un château de la Loire. Suivons le guide. Ajoutons les proses de Jean-Pierre Martinet (« Vous savez,
les pessimistes ne sont jamais déçus. ») et Robert Louis Stevenson, autres pensionnaires d’un catalogue
qui aime tant les écritures dissidentes et impeccables.
P. S.
CAPHARNAÜM N°1 – 94 pages, 13 e (éditions Finitude)
POCHES
Essais de mémoire
Parcourir l’espace, c’est aussi,
souvent, fouiller le temps :
Michel Chaillou nous permet
d’en faire l’expérience,
sur les terres de Montaigne,
aux bords de la Dordogne.
n titre est parfois trompeur :
qui s’imaginerait trouver ici,
autour de quelque domestique
chez Montaigne, une reconstitution historique, au pire téléfilm en
costumes, au mieux méditation et recréation subjective (pensons à la belle
collection « L’un et l’autre » à laquelle
Chaillou d’ailleurs collabora) en sera
pour ses frais. C’est un labyrinthe qu’il
nous faut ici explorer, apprivoiser – et
sans autre fil d’Ariane que la curiosité,
rapidement mise en appétit, et le plaisir
du texte.
C’est un dimanche d’automne, le 23
septembre 1980 (le livre parut, initialement, en 1982), nous sommes à SaintMichel-de-Montaigne et dans les villages avoisinants, il y a bien une sorte
de domestique, un jardinier, un homme à tout faire plutôt, là-bas, dans ce
qui reste du château, on le prénomme
Alex. Il a une femme, qui vaque aux occupations du ménage et qui surtout – si
l’on ne s’égare pas dans les prénoms –
guide, au château et jusque dans la librairie (la bibliothèque) de Montaigne,
des touristes qui tentent de lire les inscriptions latines et grecques à demi effacées sur les poutres du plafond (ainsi,
de Terence : Homme, je m’intéresse à
tout ce qui tint à l’homme). On croise
aussi un curé, un ivrogne tenancier
d’auberge (L’Amérique !), des chasseurs
avec leurs chiens, des vieilles remâchant
de vieux ragots. Au milieu de cette faune assez exotique se promène le personnage principal (employons ce terme par
commodité), Gabriel, installé là depuis
une semaine déjà, simple admirateur de
Montaigne ou universitaire, historien,
personne ne le sait précisément, qui vagabonde, interroge, enquête, fait la sieste dans la chaleur de l’après-déjeuner,
U
consulte distraitement les cent volumes
de sa « bibliothèque de vacances », éparpillés à travers la chambre de son hôtel
modeste, mais aux fenêtres s’ouvrant
sur le vaste paysage.
On l’aura compris sans doute : le fil
narratif est bien mince, l’action
(presque inexistante donc) se concentre
sur une journée, les heures s’égrenant,
marquées par les variations de la lumière de l’automne commençant, les
cloches de l’église, les activités de chacun. L’essentiel est ailleurs : Chaillou
entremêle ici, avec une sorte d’appétit
d’ogre, les hommes et les bêtes, les paysages et les objets, et les siècles aussi.
Sans crier gare, il passe de ce présent de
1980 (mais qui nous semble plus
proche du temps de Montaigne que du
nôtre !) à ces années où l’ancien
conseiller au Parlement de Bordeaux se
retira, « l’an du Christ 1571, à l’âge de
38 ans », une fois sa tâche accomplie,
pour se livrer, lui aussi, au plaisir de
rassembler, sur du papier, avec des
mots, les bribes de ses pensées, d’essayer
son esprit sur toutes les matières qui, au
hasard, s’offriraient à lui. Puis d’autres
temps encore viennent ici se superposer, d’autres couches d’existence se mêler : l’enfance de Gabriel ou d’Alex, les
aïeuls ou les descendants de Montaigne,
les visiteurs qui, au fil des siècles, redécouvrirent ce château presque complètement détruit et qui laisse donc libre
cours aux imaginations fertiles.
Chaillou, pour tisser ce complexe tissu
de temps, (« je m’emmêle, moi l’informe,
le serf d’une imagination de combien
d’âmes ») doit aussi inventer une
langue : elle concourt, au début, à nous
désarçonner, nous laisse perplexe (s’agirait-il seulement de tics d’écriture, de
préciosités ?) – mais peu à peu nous emporte. Drue et précise à la fois, mêlant
avec gourmandise les noms propres des
paysans et des rivières, des lieux-dits et
des produits des champs, archaïque et
artiste (quelque chose de Michon et des
frères Goncourt en même temps), elle
doit, lente en bouche, se déguster –
comme un Bergerac robuste ou un
Entre-deux-mers fruité.
Thierry Cecille
DOMESTIQUE CHEZ MONTAIGNE
DE MICHEL CHAILLOU
Gallimard, « L’imaginaire », 277 pages, 7,50 e
LA GLU
DE JEAN RICHEPIN
José Corti, 254 pages, 10
e
a pose sereine et bourgeoise de la maturité
L
contredit le regard féroce des jeunes années :
c’est ce qui surprend dans les quelques portraits de
Jean Richepin (1849-1926). Le militant rebelle réputé anarchiste a laissé place à l’Académicien tenté
par la politique et rattrapé par les honneurs. Très
populaire de son vivant, l’écrivain aujourd’hui un
peu oublié, a eu une vie littéraire foisonnante.
Poète, chansonnier, romancier et dramaturge, il
n’a eu de cesse d’évoquer ses grandes passions : la
mer, le petit peuple. Dans La Glu (1881), roman
emblématique de cette fin de XIXe siècle, il décrit
la chasse aux hommes menée par une courtisane.
L’ogresse pousse ses victimes à la ruine, au déshonneur et à la folie. Celle qui se surnomme la Glu
(comprendre aussi la goule ?) sait manier « les délicieuses tortures des désirs avortés » avec « la suavité
endormeuse de certains poisons lents ». Le drame a
pour cadre une Bretagne où l’on parle patois et
s’habille en costume local. Du simple pêcheur au
médecin et jusqu’au comte, personne ne résiste à
cette icône de femme fatale à la sexualité sadique
et perverse. Elle illustre le propos des philosophes
misogynes comme Schopenhauer, qui décrit les
femmes comme « le sexe second à tous égards ». Elle
sert d’épouvantail dans la pure tradition des romans d’apprentissage de l’époque où il s’agit de
sauver un genre masculin exposé, pense-t-on, à la
dépravation. La Muse des Romantiques s’est muée
en Vampire des Décadents. Une pointe de mystère
maléfique, l’attraction de l’androgynie (« une grâce
équivoque » « moins de femme que d’hermaphrodite ») : tout y est, jusqu’au bestiaire diabolique traditionnel (la chienne, le serpent, le singe, la
chèvre). La Glu n’a certes pas révolutionné la littérature, mais il illustre à merveille une misogynie
paroxystique qui traverse les arts, dont Richepin
s’est fait le héraut : « Ah ! les femmes ! Comme on serait heureux sans ces garces-là ! ».
Franck Mannoni
LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010
11
My beautiful
copyrette
© Chris van Houts
POÉSIE CRITIQUE
Traducteur de Baudelaire et de
LIVRE D’ALIÉNATIONS
une poésie dandy où se mêlent les
DE CLARA JANÉS
Nerval, Menno Wigman élabore
mondes de la littérature décadente,
le Burger King et la rage punk.
’une des caractéristiques de la poésie néerlanfums lourds, les regards lubriques : le « métro heurdaise, nous apprend Henk Pröpper dans
te le front du jour. (…) / Un homme/tousse comme si
l’anthologie Le Verre est un liquide lent (Farson âme était une passoire./L’automne dans son panrago, 2003), c’est qu’elle n’a « pas peur d’être
talon ». Ailleurs le narrateur arrive à « un passage
antipoétique ». Les poèmes qui s’y fabriquent
clouté/où je lus les fissures dans l’asphalte ».
« n’évite (nt) pas les phrases ordinaires, les mots ordiTout se combine, chez Wigman, à partir de cet art
naires ». Ce qui, ajoute-t-il, ne les empêchent pas de
de suivre les traces (plutôt que les signes), car elles
tourner « rond comme s’il devait en être ainsi ». Cette
sont seules à faire rêver (au sens nervalien). Du
dernière hypothèse ne peut en aucun cas se rappormoins transfigurent-elles le langage ordinaire,
ter à Menno Wigman : sa poésie ne cesse de greffer
font-elles exploser les stéréotypes de la communila laideur du monde à un sublime au ras du trotcation pour que le poème soit lui-même la trace
toir. Son répertoire d’images est comparable à la rid’un reste de monde, de sa puanteur de charogne à
chesse d’une poubelle de cuisine où se mélangent,
la violente énergie qu’il déploie à faire exister. Le
un jour, une peau d’orange à des publicités de
spleen répond au poème « Pas ça », la honte (« Pismarques d’électroménager, un autre un emballage
cine Den Dolter ») à l’émotion d’une vie brisée
de Mac Do avec un brouillon de traduction. Le
(« Devant le cercueil municipal de Madame P. ») :
tout, dirons-nous, à la sauce d’un
« D’abord une ambulance mourut à
dandysme qui emprunte au déca- La laideur du
la vue./Puis un petit tas de gens se
dentisme fin-de-siècle la glorification
désagrégea.// Un garçon, précieux
ironique du mal ou l’éloge de la ré- monde et un
comme un hanneton, retira/galampugnance générale où nous plonge le sublime au ras ment sa lame des côtes de
monde d’aujourd’hui. Le titre de
quelqu’un/(…) Et puis le soir recette anthologie (qui couvre une du trottoir.
tomba peu à peu dans/la mélancolie
bonne décennie des publications de
et la télé, la lame disparut,// et il
Wigman) frotte « la patine du mot droefenis (afflicsortit sans éclat de ce poème./Il n’y avait pas d’intion) à la modernité » du néologisme « copyrettes »
trigue, pas même de musique ».
(magasin de photocopies), pour qu’une sorte d’étinAvec un lyrisme froid, désabusé, parfois affublé de
celle électrique vienne éclairer (dans le clignotement
grotesque, Wigman construit une poésie qui endud’un néon) notre présent. Il n’y a pas ainsi de nosre la « réalité rugueuse » (Rimbaud). Avec le risque
talgie chez Wigman, mais l’idée qu’il faut tremper
d’être piétinée par des quidams pressés et costumés,
sa plume dans l’encre du passé pour que la poésie
elle se relève et chantonne, sourire parfois jaune : si
réinvente son style dans les marges de sujets non
les « caves dans les yeux de Gaspard Hauser », ce
classiques. C’est une façon de dire qu’il n’y a pas de
« prince bâtard » et sa « mort de chien », ne sont pas
progrès en littérature, mais un perpétuel réemploi,
oubliées, c’est parce que « tout fleurit à mort » face à
décalé, rincé, déplacé de toute forme d’héritage.
ceux qui n’ont pas de langage, juste avant que ne
L’été, toutes les villes puent (1997), son premier
résonne ce : « Assez, assez. Maintenant, plus de
livre, est peut-être le plus marqué par l’imaginaire
poèmes./Le jour est comme un jour, et voilà tout ».
et le langage des poètes décadents, mais assez vite
Emmanuel Laugier
les images du monde contemporain heurtent les
L’AFFLICTION DES COPYRETTES DE MENNO WIGMAN
« noms bordés de noirs », les volontés de « catasTraduit du néerlandais par P. Gallissaires et J. H. Mysjkin,
trophes divines », « les trappes de la nuit », les parCheyne, « D’une voix l’autre », 112 pages, 20,50 e
L
12 L E
MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010
(précédé de) L’ILE
DU SUICIDE
Traduit de l’espagnol par Julie Delabarre et
Solange Hibbs, Délit éditions, 117 pages, 16 e
l’origine, il y a une œuvre protéiforÀ
me. Une œuvre foisonnante et érudite, nourrie des multiples traductions entreprises par cette formidable passeuse qu’est
Clara Janés. On lui doit notamment
d’avoir ciselé la langue d’écrivains tels Seifert et Golding, Duras et Sarraute. Mais
c’est à un autre auteur cher à la poétesse
espagnole qu’il faut faire référence pour
présenter ce recueil – le premier publié intégralement en France. Derrière ce tranchant Livre d’aliénations se cache en effet
l’ombre tutélaire de Vladimír Holan. Celle
du père de Douleur et de sa réflexion sur le
genre humain et l’isolement. Les textes de
Janés se font également l’écho intime
d’une pensée du néant. En hommage au
reclus de Prague, ils érigent la langue pour
conjurer l’humiliation et le crime : « en cet
instant je le décide,/je ferai don de mes
yeux/même si doit les porter/mon assassin. »
Certains verront exprimée dans L’Île du
suicide une même désillusion quant au
pouvoir de l’écriture à restaurer le lien
avec un monde qui semble de plus en plus
lointain. Les figures récurrentes de l’insularité et du corps désagrégé viennent
d’ailleurs souligner une poétique de la
marge qui est aussi anathème du poète. La
question n’est plus tant de se demander à
quoi bon écrire mais plutôt de savoir s’il
est encore une raison, un sujet. Quelqu’un
à qui s’adresser enfin, qui aurait échappé à
« la roue mathématique de la matière ». Le
recueil se reçoit dès lors tel un cri poignant, où s’exprime « la douleur des
femmes/qui sans défense se fanent au
soleil/des balcons,/celle des hommes solitaires
et timides/qui se blottissent/près des poêles/ou
noient leurs yeux/dans les verres de vins. »
Voici donc une œuvre rageuse sur les
« sourires vaincus », à mille lieux de l’hygiénisme moral et des certitudes surannées
véhiculées par une société malade.
Benoît Legemble
t
s
»
u
a
a
à
à
s
u
s
u
»
Parole d’origine
Dans le sillage de sa
traduction de Lycophron –
Alexandra, dont Henri
Michaux connaissait par
cœur les cent premiers vers
– Pascal Quignard nous
donne son art poétique.
ne parole étrange et étrangère,
peuplée de présences sans âge.
Dense, vibrant d’angoisse ardente, ce qui nous parle là, relève de l’inconsolation, de l’insoutenable. C’est de l’Alexandra qu’il s’agit,
d’un monologue dramatique de près de
1500 vers, dû à un poète tragique, né en
320 av. J.C., et qui vécut à Alexandrie.
Un texte qu’a traduit Pascal Quignard,
en 1971, à la demande de Paul Celan.
« Il avait voulu que je traduise Lycophron
en raison de la version de Calixte Rachet,
qu’il avait lue et que Mallarmé citait à
deux reprises dans sa correspondance. »
Alexandra, c’est Cassandre, la plus belle
des filles du roi de Troie, Priam. Apollon, qui l’aimait, lui accorda le don de
prophétie, mais se voyant repoussé, il la
condamna à toujours prophétiser la vérité sans être crue. Reléguée par son père
– afin que les Troyens ne puissent l’entendre – en haut d’une tour dominant
la mer, elle voit le bateau de Pâris s’éloigner, et sa parole soudain s’exalte. Elle
parle, dévoile ce qui sera le sort des siens
et l’histoire de la Grèce après le rapt
d’Hélène par son frère. Mais quelqu’un
a tout entendu et va s’empresser d’aller
tout rapporter au roi. Suit alors le monologue d’Alexandra, s’ouvrant sur un
« Hélas », et se terminant sur une interrogation : « Pourquoi parler (…) la
bouche mâchant un vide répercuté ? »
On comprend ce qui a pu séduire Quignard qui venait de terminer un essai
consacré à Maurice Scève : La Parole de
la Délie. Réputé obscur, comme Scève,
justement, comme Mallarmé ou Gongora, Lycophron, ne pouvait que lui
plaire. Une parole nue, qui semble errer
dans « l’insaisie des signes », qui a la
beauté d’un bijou barbare et d’une apo-
U
calypse que rend désirable son obscure
vérité. Parole exaltée brassant le sublime
et le sordide, l’épouvante et le tumulte,
le crime et la vengeance. Ce n’est que
« ruine de chair », « enlacements rassasiés
consanguins », « colombe violentée », douleurs, dépouilles, massacres.
Une succession de scènes qu’éclaire
comme à contre-jour la phosphorescence d’un texte dont Pascal Quignard souligne la constante hauteur de ton, la
brusquerie métaphorique, la syntaxe en
labyrinthe, les périphrases érudites.
Concision, laconisme, langage chiffré
comme un rébus, rythmique émotive,
derrière lesquels on devine l’être éperdu
de celle qui parle sans pouvoir être entendue. Cassandre dit « l’horreur du lien
social. Personne ne la croit. Le déprimé dit
la vérité du réel. Personne ne le croit. Ceux
qui survécurent, revenant des camps d’extermination, provoquèrent la même incrédulité – trois mille ans plus tard. » Comme l’oncle de Quignard, un rescapé de
Dachau, qui lui réapprendra à parler et à
manger. Car Quignard a été un peu autiste, à deux reprises, et anorexique,
comme on l’apprend dans les réflexions
qui suivent sa traduction, et soulignent
l’horreur et l’aveuglement des hommes,
hier comme aujourd’hui.
Mais l’année passée à vivre dans l’œuvre
de Lycophron a aussi permis à Quignard
d’écrire quelques poèmes qui « n’étaient
pas vraiment de moi mais plutôt des
membres fantômes arrachés à l’ombre de
Lycophron. » Publiés sous le nom de Zétès – « Celui qui cherche » –, il les accompagne de textes où cherche à comprendre l’impulsion qui pousse à dire.
Séquences où l’on retrouve son goût
pour les « reliefs de table non balayée »,
les angles morts de la langue. Son amour
aussi des débuts, son besoin de fouiller
la langue jusque dans ses étymologies les
plus secrètes, de faire revenir « les atypiques, les asociaux, les féroces, les précoces,
les fauves ». La nécessité d’affronter le
trouble, la déraison, l’animalité, qui précèdent l’écriture. « Ecrire ce n’est pas
transmettre. C’est appeler. » « Tout ce que
je fais s’efforce de désorner, de désublimer,
de rejoindre le continuum sans cesse anachronique, (…) de ce qui, indomptable,
est demeuré inconscient dans le corps. »
Richard Blin
LYCOPHRON ET ZÉTES DE PASCAL QUIGNARD
Poésie/Gallimard, 336 pages, 7,70 e
AU SECRET
DE FRANCK ANDRÉ JAMME
Isabelle Sauvage, 103 pages, 17 e
n épouse facilement et en douceur la vague
O
clapotante, mélodieuse, de ce recueil en forme
de « listes ». C’est ainsi que le poète baptise ses créations, à cause peut-être de leur facture nominale :
chacune, en « obsession pure/de la description »,
nomme, approche, cherche à dire une entité, abstraite, ténue et volatile, qui affleure à l’esprit sous
forme d’image. Ce sont telles des hallucinations ou
des « apparitions », – « un troupeau de chats/habiles à
faire des grimaces », ou « une lande sans
but/vaine/muette », à la fois récurrentes et non identiques ; et on savoure chaque retour de thème, ou
de structure, sous la forme d’une variation à la fois
assez proche d’une déjà lue pour faire jaillir le sentiment de familiarité, et assez différente pour qu’on
apprécie l’écart, l’éclat du neuf, et que l’on pressente une possibilité – excitante – de variations à l’infini. Ainsi : « les grandes louves/au bout de la ville// qui
enseignent/à leurs enfants/la tolérance » reviennentelles plus tard en « grandes louves/au fond du parc//
qui apprennent à leurs enfants/quelque chose/comme
une préférence absolue/pour la paix », et plus loin encore comme « les grandes louves/au bout de la scène//
qui enseignent/à leurs enfants/une variété de noblesse »
– et ce n’est pas, ce n’est jamais, terminé.
Il se joue ici une sorte de dédramatisation de la parole poétique. Dans un geste de l’écriture déjà
connu mais réussi Franck André Jamme la libère,
tout en la maîtrisant parfaitement ; dans un dépouillement extrême de la forme, s’astreignant à
une colonne mince, aérée et plutôt brève, il ne
choisit pas mais multiplie les possibilités finales.
Mais, lorsqu’il retravaille à plusieurs reprises les
mêmes objets, scènes ou obsessions, le lecteur n’est
pas dupe, sous les apparences de légèreté, de la gravité de certains d’entre eux : le silence, le rite, le
réel exact jusqu’au vertige, les mots employés « à la
place d’autres mots », ou encore le temps, « la petite
roue/se mettant à tourner à l’envers/pour hurler que
non// rien ne recommence/vraiment ».
Marta Krol
LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010
13
photo Steve Seiler
ÉDITEUR ÆNCRAGES & CO
Basé près de Besançon,
l’éditeur-imprimeur
Roland Chopard publie
des ouvrages (poésie,
récits et livres d’artiste)
dans la grande tradition
de la composition
typographique.
Un savoir-faire (et une
endurance) au service des
expressions artistiques.
L’atelier contemporain
L’équipe d’Æncrages & Co, de gauche à droite : Roland Chopard, Simon Pasquier, Steve Seiler
oland Chopard se réjouit de l’ouverture prochaine
d’une médiathèque, à Baumes-les-Dames (Doubs),
dans les murs de l’ancien Palais de justice. C’est
que les locaux de sa maison d’édition, prêtés gracieusement par la Ville, jouxtent cet imposant bâtiment du XVIIIe siècle. L’éditeur imagine de fructueuses collaborations. Promouvoir la poésie, les arts plastiques et
les techniques d’imprimerie artisanales : trois versants qui fondent
l’identité d’Æncrages & Co. Depuis trente ans, des Vosges où
l’aventure débute (il y enseignait le français dans un lycée professionnel) à son arrivée à Baumes-les-Dames en 2004, Roland
Chopard privilégie des supports de qualité. Des livres réalisés en
typographie et reliés à la main. Sur de beaux papiers. Ils sont signés Bernard Noël, Jean-Luc Parant, Michel Butor, Joseph Guglielmi, Philippe Claudel ou encore Armand Gatti. Avec le
concours, souvent, d’artistes comme Jean-Michel Marchetti, Colette Deblé, Robert Groborne, Joël Leick. « C’est un travail d’un
autre âge, ce qui fait son charme », dit-il. « Théoriquement on n’a
plus le droit de toucher du plomb à cause du saturnisme. Alors je fais
des prises de sang de temps en temps. »
Æncrages & Co, « un jeu sur ou avec les mots, comme le faisait Edmond Jabès », s’apparente à un sacerdoce. Malgré les tuiles. En
mai 2007, l’incendie d’un atelier de peinture se propage à celui
de notre hôte. Plus de 20 000 ouvrages partent en fumée. De
l’ensemble du catalogue (200 titres alors), il ne reste rien. « Il a
fallu aussi racheter des machines. » Trois mois plus tard, la collection « Phoenix » était créée, et signifiait un nouveau départ.
R
14 L E
MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010
D’où est venu votre désir de poésie et d’édition ?
Le côté autodidacte, c’est très important. Personne ne lisait dans
ma famille. Je suis né dans un patelin, près d’ici, en Haute-Saône,
qui comptait deux paysans et une église. Autant dire que je n’ai
pas beaucoup le sens de l’orientation, je me paume partout
(rires). Après le certificat d’études, j’ai intégré un lycée technique
où je travaillais sur des tours, des fraiseuses, mais j’ai été viré,
malgré un premier prix en français : « pas doué pour la
technique », paraît-il. Par des chemins détournés, j’ai eu la chance
de suivre ensuite des études de lettres à la faculté de Besançon de
1968 à 1972. J’ai fait une maîtrise sur les procédés rhétoriques de
Raymond Roussel. C’est costaud Roussel. Il n’y a rien de plus
abstrait et de farfelu. Mais ça me plaisait. Longtemps mon rêve
d’éditeur fut de publier ses Impressions d’Afrique, en couleurs, selon la volonté de Roussel (que réalisera Jacques Sivan chez Léo
Scheer, en 2004, ndlr)
J’ai découvert la poésie contemporaine grâce surtout à l’émission
de France Culture « Poésie ininterrompue » de Claude Royet-Journoud. Parallèlement, j’assistais chaque été aux Rencontres poétiques de la Chartreuse à Villeneuve-lez-Avignon animées par Gil
Jouanard et Marie Jouannic. C’est là que j’ai vu Jean-Luc Parant,
Bernard Noël, Bernard Vargaftig, ou encore Jacques Roubaud qui
lisait des poèmes indiens avec Florence Delay. Ce fut le déclic.
Écrire de la poésie était ma passion. J’envoyais des manuscrits aux
grandes maisons et collectionnais les refus. De cette frustration
est née sûrement mon envie de créer une maison d’édition. De
fabriquer des livres. En 1977, je me suis inscrit en étudiant libre à
CARTE D’IDENTITÉ
l’École de l’image d’Épinal, puisque j’étais déjà enseignant, pour
apprendre la typographie.
C’est important de ne pas passer à côté de ces
gens-là.
L’aventure d’Æncrages & Co démarre en 1978 sous la forme d’une revue. C’était dans quelles conditions ?
J’ai lancé Æncrages & Co avec un ami vosgien, Gilbert Villemin,
qui était marin. On voulait faire quelque chose autour de l’art et
de la poésie. Il y eut huit numéros. Mais les poètes publiés dans la
revue ont vite désiré faire des livres. En 1980 paraissait le premier
titre, La Couleur des yeux de Jean-Luc Parant. Qui cumulait donc
son travail de poète et d’artiste. Au début, tout était réalisé à
l’école d’Épinal. C’est après le Parant que j’ai acheté une petite
presse à platine et deux linotypes. La revue s’est arrêtée en 1988.
Parallèlement à la publication de livres de
poésie, vous organisez des performances…
C’est Joêl Leick qui a lancé en 1994 au théâtre
Création en 1978
de Thionville ce projet de performances, asso220 titres au catalogue
ciant poésie, musique et peinture. L’idée est de
10 titres par an
réaliser un livre d’artiste en public. « Les RémiTirage moyen : 500 ex
niscences » sont préalablement imprimées dans
Meilleure vente : Anthologie
du projet MW de Robert Wyatt
l’atelier d’Æncrages, et c’est au moment de la
(1100 ex)
lecture que la couverture et les pages du livre en
Chiffre d’affaires : 30 000 e
formation sont confiées à l’artiste qui intervient
Diffusion-distribution : ML2D
picturalement en tenant compte de la musique
et de la poésie qu’il entend. Le but est de réaliser
douze exemplaires en une heure. Nous organisons une performance chaque année. La dernière a eu lieu en mai à Ferney-Voltaire,
dans le château de Voltaire, avec Michel Butor et Olivier Delhoume, au son de flûtes japonaises.
J’aime bien combiner différents arts. Ces expériences permettent
un décloisonnement des moyens d’expression. Elles donnent en
même temps au livre sa véritable valeur. Nous avons apparemment quitté la galaxie Gutenberg, mais il existe encore des lieux
de résistance ! Vous savez, lors du dernier Marché de la poésie à
Paris, je n’ai jamais autant vendu de livres d’artistes…
Associer des poètes et des plasticiens était un parti pris ?
J’ai longtemps hésité entre l’écriture et la peinture. Pendant mes
études, j’ai découvert l’art contemporain grâce à un professeur
formidable, Maurice Besset, qui était l’ancien conservateur du
musée d’Art moderne de Paris, et le légataire testamentaire de Le
Corbusier. Il nous emmenait voir des expositions à Paris, notamment une grande rétrospective Yves Klein. Cela m’a marqué.
Je cite toujours la formule de Paul Éluard, extraite de Donner à
voir : « La poésie est un art, c’est même le premier des arts. » Je mets
la poésie et les arts plastiques sur le même plan, sans hiérarchie.
Le roman est tellement riche qu’il peut se passer d’images. J’ai lu
Céline sans Tardi. Le fait de composer des livres avec des caractères mobiles en plomb limite aussi la longueur des textes.
Soixante pages, c’est déjà énorme pour moi.
Comment définir votre ligne éditoriale ? Il existe de grands
écarts entre Matthieu Messagier et Charles Juliet, Luis
Mizón et Jacques Rebotier…
J’essaie de présenter une sorte de panorama de la poésie. Mais je ne
vais pas dans les extrêmes, comme la poésie sonore type Heidsieck
ou le formalisme pur type Oulipo. J’ai toujours cherché ce qui me
paraît contemporain dans l’écriture. J’ai publié par exemple le
Cummings où il y a des sonnets qui ne comptent qu’une lettre, là
ça m’amuse, car c’est une contestation terrible du sonnet. J’aime
autant la poésie de Claude Faïn, très rigoureuse, voire abstraite, si
proche de celle de Jabès, que la poésie délirante de Jean-Luc Parant. Je fonctionne par curiosité, par coups de cœur. Les Zozios de
Jacques Demarcq m’intéressent. Tout comme Jean-Pierre Verheggen que j’ai écouté récemment à Besançon, ou encore Antoine
Emaz que j’ai découvert au festival Midi Minuit poésie à Nantes.
Je découvre un auteur et j’ai envie de faire un truc avec lui. Je n’ai
pas de théorie. La dimension humaine de la rencontre est importante. Les tensions idéologiques dans les années 70 m’ont plutôt
refroidi. C’était l’époque des revues Change, TXT, Tel quel. De
fortes personnalités. Il y avait de l’attirance, mais aussi de la répulsion. Avec Æncrages, j’ai cherché à me dégager de ces luttes-là…
Moi, j’étais tendance communiste. À la fac de Besançon, la bataille
au sein de l’UNEF entre communistes et trotskistes était vive. J’ai
même failli me bagarrer avec Jean-Luc Mélenchon pour une histoire d’affiche (rires). « Ne mélanchons pas les torchons avec les
Soviets », lui ai-je dit. Il manquait un peu d’humour…
Vous travaillez plutôt avec des écrivains reconnus. Quel
conseil donneriez-vous à un jeune poète ?
J’ai lancé quelques auteurs : Olivier Apert, Sylvain Courtoux, Daniel Pozner. Même si certains l’oublient un peu vite. Je reçois un
ou deux manuscrits par mois. Je suis même passé à côté d’un manuscrit de Christophe Tarkos et de Valérie Rouzeau… C’est souvent moi qui sollicite. Quand Bernard Noël ou Michel Butor vous
font confiance, c’est tentant. Je vais réaliser prochainement un
livre avec Claude Louis-Combet autour du peintre Pierre Bassard.
Æncrages & Co
1, rue Faivre d’Esnans
25110 Baumes-les-Dames
La parution l’an dernier de l’Anthologie du projet MW, qui
réunit 80 chansons de Robert Wyatt, illustrées par JeanMichel Marchetti, était accompagnée d’un CD de Pascal
Comelade. Comment est né ce projet ?
Il vient de Marchetti. Quand il peint, il écoute Wyatt. On lui a
envoyé le livre que l’on a réalisé avec Charles Juliet, Cette flamme
claire. Voilà notre travail : peut-on avoir des textes ? Il a sélectionné seize chansons. Nous lui avons apporté le premier volume, en
1997. De cette collaboration naîtront quatre autres volumes. Sur
le CD de l’anthologie, Wyatt explique son secret de composition : « écouter quelque chose qui n’existe pas ».
Æncrages & Co revit pleinement depuis l’incendie. Vous
avez lancé une nouvelle collection « Oculus » où les plasticiens prennent cette fois la plume.
Après l’incendie, il a fallu réagir, repartir de zéro. Tout le stock a
été détruit. Notre assurance couvrait correctement les expositions
temporaires, mais assez mal nos actifs. J’ai estimé à 150 000 e le
montant non remboursé par l’assurance. La mobilisation autour
de nous a créé une nouvelle impulsion. Nous avons publié depuis
une vingtaine de livres en comptant les rééditions des deux ouvrages de Philippe Claudel, Mirhaela et La Mort dans le paysage, et
Kreisen/Cercles de l’Allemande Rose Ausländer.
Après « Oculus », nous lançons cet automne la collection « Lyre »,
avec un livre d’Yves Bergeret autour de son travail avec les paysans
Dogons au Mali, agrémenté d’un CD.
Comment jugez-vous le travail des institutions en faveur de
la littérature ?
Le CRL Franche-Comté et la Drac sont très dynamiques. Le rôle
d’un CRL, c’est de faire aimer le livre, non ? C’est grâce à son impulsion qu’une nouvelle structure de diffusion-distribution, la
ML2D, a vu le jour en 2009. Nous sommes une vingtaine d’éditeurs adhérents, et pas seulement issus de la région.
L’avenir ? Je gère Æncrages un peu comme un paysan (rires).
Mon rêve est de finir comme Orange Export Ltd, lorsque Flammarion avait publié une anthologie (1969-1986) de son travail.
Mais y a-t-il un âge de la retraite pour les éditeurs ?
Propos recueillis par Philippe Savary
LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010
15
CHOSES VUES DOMINIQUE FABRE
Mangues
et maïs
l se passe de drôles de choses sur les trottoirs à la
porte d’Ivry. De mi-juillet à la pluie du 15 août on aurait dit que tout le monde déménageait autour de
nous. Devant le foyer des travailleurs migrants d’en face, plusieurs montagnes de carton ! Parfois, la nuit,
quelqu’un passait en ramasser qui préparait son tour
dans le grand chambardement : dans toutes les rues du
quartier des choses, des vieilles, des inutiles, à ramasser.
À la cité Massena rouge, juste en face de chez moi, un jeune couple est arrivé. Etait-ce la crémaillère qu’ils ont fêté
comme ça ? Ce soir-là elle avait allumé partout dans son
appart des petites bougies colorées. En bas, sur leur trottoir, les Africaines en boubou qui font une sorte de mise
en commun des repas palabraient et riaient très fort sans
savoir. Deux heures du matin, le 10 août à la porte d’Ivry.
Les bougies n’étaient pas toutes éteintes quand je me suis
levé. Elle en avait mis aussi sur le rebord de la fenêtre. Elle
fait son ménage en chantant. Elle danse toute seule. Elle
va courir le soir. Elle sourit à des gens qu’elle ne connaît
pas, elle est comme en villégiature à la porte d’Ivry. Toujours ces petites bougies dans l’appartement, vers le soir.
J’espère qu’elle dansera longtemps dans la cité Massena
rouge, et que son bonheur va durer. J’espère revoir ses
bougies sur le bord, tôt le matin.
I
Du coup l’été dans le quartier beaucoup de gens font de la
récup à plein temps. Les Asiatiques sont bien organisés,
ils portent des gants en plastique et poussent des caddies
du géant Massena. La plupart des autres gens utilisent
une poussette, avec des cabas accrochés de partout, et
une fois, dans une grande poussette de nourrice, à la place du fond, un vrai bébé dormait au milieu des vieux trésors. Gitans de la porte d’Ivry. Un peu plus rejetés
qu’avant. Devant le foyer africain, des flics ont décidé d’interdire le maïs que les Maliens vendent pour presque rien,
avec un entrain un peu plus excessif qu’avant, ou est-ce
que je me trompe ? Dégage ton bordel, je veux plus te voir
quand je reviens ! La fliquette chargée de les avertir, assez
grossière au demeurant, était épaulée par deux musculeux
crétins dans sa mission sécuritaire : interdire la vente de
maïs grillé car elle menace Paris, la France, l’Occident !
Avec mon voisin russe du Château des Rentiers on a suggéré à la policière de désobéir, mais bon, son légendaire
charme slave n’a pas fonctionné ce coup-ci, et on a vite
trouvé refuge au café Pourpre, entre bavards bons à rien.
16 L E
MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010
Sur le boulevard Massena, un Sri-Lankais avec deux étalages, un de chaque côté du boulevard. Il s’est employé
tout l’été à cavaler de l’un à l’autre, il tenait tout seul deux
stands différents (son cousin est malade). Dégage de là
ton truc, je veux plus le voir quand je reviens ! Retourner le
carton, rentrer les fruits dedans, foncer vers le métro.
Puis, quand la voie est libre, rouvrir le carton, ressortir les
fruits, attendre le client qui vient, ou pas. Juste un peu plus
qu’avant, on dirait. Pourquoi ? Il vend des ananas, des melons et des mangues. Les mangues sont assez bonnes,
mais pas les ananas. Les melons sont moyens.
Juste à hauteur des Maréchaux, au coin de la rue Nationale et de l’avenue, un homme s’est installé dehors sur la
portion de trottoir vide. Il est resté là près d’un mois.
Chaque jour il rapportait des choses nouvelles, sur un carton posé contre le mur aveugle, il avait écrit : ces affaires
appartiennent à Michel Tamalet, Sdf, sans profession. Il
écrivait chaque jour la date, puis la rayait. Ça gagnait du
terrain, son trottoir, les dates de cet été. Des cartons, un
réchaud, deux caddies pleins, des meubles, des couvertures, des couettes, et par-dessus les couettes, il avait installé trois grands parapluies ouverts (on a eu un été à oublier ses parapluies). Sacré Michel Tamalet. Personne ne
touchait à ses possessions sur son triangle d’asphalte. Il a
pourtant disparu mi-août, corps et biens. Une seule chaise
est restée, vide, au point de jonction de la rue Nationale et
de l’avenue d’Ivry, juste devant le terminus du tramway.
Elle a encore tenu plusieurs journées sans personne pour
la prendre. À cet endroit on est vraiment au beau milieu
de quelque chose, mais de quoi exactement ? Pourquoi
étais-je si sûr qu’il allait revenir ? Puis, elle a disparu aussi.
Un été.
Ils ont agrandi l’Arche des avenirs, qui est un centre d’accueil où le monde entier semble faire la queue. Le matin,
après le café, les hébergés traversent la rue pour papoter
en multilingue dans le square Ulysse Trepat (médecin aliéniste à la Salpêtrière), dormir encore un peu et retenter
leur chance quelques heures plus tard : une nuit dans un
lit propre quelque part. Files d’attente de la porte d’Ivry.
Juste un peu plus longues qu’avant. En remontant l’avenue, chaque matin, l’entreprise Cegarem, au pied d’une
tour où deux ou trois cents Africains font plusieurs heures
de queue. Ils patientent, ressortent avec des colis, ou
bien, sur un petit papier, les coordonnées d’un endroit où
on trouve à s’embaucher. Ils bavardent et ils rient. On dépasse Hyper Asiat Gel et, juste après la rue du Disque,
avant le magasin des frères Tang, on avance sans oser
aborder le bonze qui regarde aujourd’hui la pluie, hier le
temps instable, et encore avant le soleil, avec son petit
tambour, sa longue écharpe orange et aucun mot. On part
à la rencontre de ces gens, on gamberge sous les sophoras qui ont jauni tout le quartier, on pourra peut-être retrouver Michel Tamalet ? Ça passe vite un été à la porte
d’Ivry : j’ai fait des beaux voyages sans trop bouger.
Quelque part pourtant, on n’est pas mécontent de septembre, sinon, avec qui partager tout ça ? Comme quoi
vous m’avez manqué.
TEXTES & IMAGES
Les eaux
troubles
LE TROP GRAND VIDE
D’ALPHONSE TABOURET
DE SIBYLLINE, JEROME D’AVIAU,
CAPUCINE
Éditions Ankama, 192 pages, 14,90 e
Mac Orlan + Bofa = U-713,
« mélange de chair soumise
lphonse : c’est-à-dire un « tout petit machin »
A
qui se réveille un beau matin dans une clairière, ignorant de son identité et d’à peu près tout,
et d’acier conscient », de 14-18
et de fin-de-siècle, de prose
tarabiscotée et de crayon gras.
egardez, mon vieux, cette belle
machine. Est-ce net, est-ce intelligent, est-ce discipliné ? » C’est ainsi que le capitaine Karl qualifie
l’U-713, « hyper-poisson créé par la science
allemande ». Pour quoi ce sous-marin ? Il
y a bien un « GRAND BUT », mais Karl
ne sait pas trop lequel : « La mission que je
vous confie et dont je vous sens capable de
porter le fardeau est de telle importance que
je ne peux vous la communiquer », dixit le
Kaiser lui-même. Voilà qui n’empêche
pas de torpiller « à tout hasard, ou plutôt
par principe », et, ce faisant, de relever
mélancolique l’étendue des ignorants –
« je ne pouvais m’empêcher de mesurer l’effort qu’il nous restait à fournir pour
convaincre le monde de notre supériorité intellectuelle » – et l’incurie même de la
Création – « Le fond de la mer manque
d’organisation », note encore Karl dans
son livre de bord.
Il est donc loisible de juger, et la préface
de cette belle édition le fait très bien, que
le récit de Mac Orlan prenait en ligne de
mire sentiment national et carnages Hightech, à l’heure (1917) où l’on mesurait assez les ravages de l’un et l’autre. On peut
même reconnaître, dans ce sous-marin de
guerre qui vient à donner des « signes d’indépendance intellectuelle », l’ancêtre de nos
Terminators, très près des modernités satiriques ou d’anticipation. Pourtant, le lecteur d’aujourd’hui est tenté de ranger l’U713 dans le magasin des expérimentations
fin-de-siècle. « Dans cet étui d’acier, les
hommes d’équipage soigneusement spécialisés
formaient corps avec le sous-marin, occu-
R
pant, dans ses flancs, le rôle que des viscères
peuvent jouer dans notre physiologie » : se reconnaît là certain goût très 1900 des hybrides, en même temps que celui des références (du Bateau Ivre à Marcel Schwob,
en passant par Wilde et Apollinaire) et des
orgies de vocables (en une page : « coeruléenne », « water-ballast », « étambot »,
« bouline », « balunaux », « pétrolin »). Cela
fait le style Mac Orlan, et, selon Artaud,
son « fascinant cachet d’irréalité presque logique » – cachet que noircit ici Gus Bofa,
considéré désormais comme l’un des illustrateurs majeurs du XXe siècle. Le terme
d’illustration est trompeur : le livre ressemble davantage à une création à quatre
mains, Bofa suivant son propre fil
d’images et de légendes, ajoutant ici un
dentiste « dont il n’est pas parlé dans le
texte », là un « poisson-moche » inédit.
Fantastiques créatures, silhouettes toutes
de vanité ubuesque, cela s’agence librement et à un texte non moins incontrôlable, nouvelle hybridation qu’on peut
encore parer de curieuses parentés biographiques : les deux auteurs sont tous deux
revenus blessés des tranchées, tous deux
connus sous des pseudonymes (Gustave
Blanchot dit Gus Bofa, Pierre Dumarchey dit Mac Orlan), ont tous deux habité (presque) la même portion de temps
terrestre (1883-1970 pour l’un, 18831968 pour l’autre).
Gilles Magniont
hors ce que lui a enseigné un mystérieux géant, « le
Monsieur ». Mais ce Monsieur juge bien vite Alphonse mal élevé, et l’abandonne à sa clairière. De
là ces presque deux cents pages – où notre héros
rudimentaire découvre la liberté, l’ennui, son reflet
dans l’eau (« Esnohpla »), la solitude et le « chagrin
du vide de tout », un hobby qui remplit ce vide et
finit par susciter une « crise d’enthousiasme », mais
l’ennui encore, puis « être tout seul à deux », puis
l’amour parfait, mais « l’ennui qui s’est installé »,
etc. Errances, attentes, perplexités, rencontre de
divers « je-ne-sais-quoi » : c’est un peu Alain Souchon qui rencontre Vladimir et Estragon, cela
tient évidemment du récit initiatique parsemé
d’attachantes naïvetés de langage. Si ce genre d’album jeunesse a déjà ses étoiles, Alphonse et son
TGV échappent heureusement au Claude Ponti
bis, par la grâce notamment de la très inventive
composition des planches : insertion originale des
dialogues (Capucine pour le lettrage), exploitation
subtile du noir et blanc (Jérôme d’Aviau pour le
dessin), pages tour à tour muettes et bavardes,
vastes panoramas, rétrécissement soudain du
champ, ribambelle de petites cases narratives, réduction du trait et fouillis de décors, toute cette
science de l’alternance et des univers graphiques
sert au mieux les motifs du plein et du vide qui
sont au cœur du livre. Et quand celui-là se referme
sur la réplique « Et moi, je vais essayer par ici » (Sibylline pour le texte), jolie clôture en demi-teinte
qui déjoue les morales univoques, la tentation est
grande de refaire ce bout de lecture en compagnie
d’un petit machin.
G. M.
U-713 OU LES GENTILHOMMES D’INFORTUNE
DE PIERRE MAC ORLAN ET GUS BOFA
Éditions Cornélius, 156 pages, 19 e
LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010
17
Alphabet madman
DOSSIER CLARO
Écrivain, traducteur et éditeur, Claro publie en cette rentrée CosmoZ, un des livres les plus
impressionnants de ces dernières années. Le fruit de toute une vie consacrée à la littérature,
comme arme créatrice de soi-même. Pour devenir ce que l’on est.
uteur de livres singuliers qui brassent dans des styles
mais publier, ma mère était une grande lectrice qui m’a fait lire des
toujours différents des corpus hétérogènes, traductas de choses. » Un « culte de la littérature » alimenté par l’amitié
teur inspiré de grandes voix de la littérature anglode son père avec le poète algérien Jean Sénac (assassiné en 1973).
saxonne (de Rushdie à Pynchon, en passant par Co« Mon père était fou de Baudelaire et m’a fait découvrir la poésie du
oper, Vollmann ou Danielewski), membre du
XIXe siècle. »
comité de rédaction de la revue Inculte et codirecteur
Les premières lectures sont maternelles et romanesques : « ma mède la collection « Lot 49 » aux éditions du Cherche-Midi, Claro est
re m’a vite fait découvrir les grands auteurs de la science-fiction, des
un ogre. Un ogre dévoreur de livres, ce qui le rendrait proche d’être
choses plus intéressantes que Jules Verne que je lisais, car Jules Verne,
cannibale tant le bonhomme semble constitué lui-même des milc’est très mal écrit. J’ai donc découvert le roman sous l’angle de l’imaliers de livres lus. Pour la deuxième fois depuis son premier roman
ginaire le plus débridé. » Ajoutez à cela qu’elle aimait lire à voix
paru en 1989, Claro fait partie des auteurs de la rentrée.
haute : « je ne conçois pas l’écriture sans une pratique orale de la lecLe Parisien (il est né dans le Val-de-Marne en 1962), passe ses vature. » Et jeune lecteur, le gamin souhaite écrire de la S.-F., évicances estivales à l’ombre de la croix de Lorraine qui marque à
demment.
Colombey-les-deux-églises le mémorial Charles-de-Gaulle. En réaÀ 11 ou 12 ans, il reçoit un beau cadeau de son père : une machilité, l’ombre n’atteint pas le hameau perdu à quelques kilomètres
ne à écrire Brother Deluxe qui le fascine. Il écrit donc des romans
de là, où avec sa femme Marion et les frères de celle-ci, il a acheté
« nullissimes » entre 11 et 15 ans. Des manuscrits de S.-F. et de
il y a une quinzaine d’années la maison d’un fermier… et de ses
fantastique qu’il donne à relier à sa grand-tante dont c’était le
vaches. Depuis, l’auteur de Madman Bométier. Quel genre d’histoires ? « Des récits
vary retape la demeure, loin des bruits de
possiblement navrants : l’histoire de la mort
« Artaud est resté
la capitale qu’il retrouvera quelques jours
réfugiée dans un arbre qui refuse de gratifier
comme une conscience l’humanité de mille décès. On arrivait vite à
après la sortie de son livre.
L’homme porte barbe noire et yeux de
une situation de surpopulation qui a fait que
morale. Son refus des
même ; les idées peut-être aussi si l’on se
les gens venaient la supplier de reprendre son
fie à l’adage qui voudrait que l’humour
travail pour assurer un équilibre normal. »
origines, de la cellule
soit la politesse du désespoir. Un humour
Plus tard, l’une de ses sœurs lui fait découservi aussi bien par un verbe rapide qu’un
vrir Rimbaud. À 15 ans il jette le roman aux
familiale, est quelque
clavier agile. Mais à le lire, nulle trace
orties, et bonjour, bonjour la poésie.
d’idées sombres : au contraire le désir et chose que j’ai pris au
On est en Champagne, on se croirait à Épil’énergie ensemencent ses livres d’une pronal : le tableau vire au chromo. L’enfance et
se aux accents multiples, gourmande, élec- pied de la lettre ».
l’adolescence ont-elles réellement été aussi
trique, ludique et érigée comme un golem.
idylliques ? « Non, il y a eu des côtés plus
Jusqu’en 2001, année de parution de sa
sombres aussi. Mes parents, quand j’étais en
traduction de Furie de Salman Rushdie (Plon), Claro s’est appelé
seconde sont allés s’installer à Paris, nous laissant vivre seuls en banChristophe Claro. On ne sait à quel champ d’honneur le prénom
lieue, moi et mes sœurs. » On essaie d’imaginer trois lycéens rendus
est tombé. « Ça n’a pas d’intérêt. Mais depuis, je m’appelle seuleautonomes par les aléas de la vie…
ment Claro. » Sa femme l’appelle ainsi, sa fille (espiègle comme si
En première, il se « lâche au niveau littérature. Je lisais tout, mais
l’espièglerie était génétique) également, alors va pour Claro et
de façon didactique. Je prenais une sorte d’abécédaire de la littératunous voilà tous, lecteurs, ses intimes.
re française et je lisais dans l’ordre chronologique de ce qu’il fallait liDès son enfance à Chevilly-Larue, les livres sont là. Troisième et
re. » Les Grecs, puis le XVIe siècle, puis le XVIIe et jusqu’au XXe.
dernier enfant d’une famille qui comptait deux sœurs, nées un et
Au lycée de Fresnes, Claro trimballe des lectures peu communes.
deux ans avant lui, il semble grandir dans un roman de Laurent
Sa sœur lui a donné une liste de livres dans laquelle figure L’AntiMauvignier : le père travaille dans les assurances, la mère cesse
Œdipe de Deleuze et Guattari. « J’ai acheté ce bouquin en 1978. »
toute activité professionnelle le temps d’élever les enfants puis
Retenir la date de cette lecture en dit long sur l’importance qu’eltravaillera dans une maison d’édition juridique à Paris. À ceci
le eut, qu’elle a encore. « Je n’avais pas les outils philosophiques
près que toute la famille témoigne d’une véritable passion pour le
pour comprendre, mais le livre m’a fait une impression vraiment molivre et la littérature : « mon père a toujours écrit de la poésie sans janumentale et m’a servi de vade-mecum. Le livre évoque Beckett, Ar-
A
18 L E
MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010
taud. Je ne connaissais pas Artaud, donc je suis allé l’acheter et je
suis tombé dedans. Je pense que ça a été ma plus grosse lecture formatrice. Je n’ai pas de souvenir de moi en première où je ne me
trimballe pas un livre d’Artaud, je m’étais même confectionné un
petit sac au format Gallimard pour y mettre tout le temps un titre
d’Artaud. »
Peu porté sur le champ de la religion ou de la foi, Claro n’usera
pas du terme de « révélation ». « Avec Artaud, j’ai compris alors
que les raisons pour lesquelles j’étais attaché à la littérature et pour
lesquelles j’allais le rester n’étaient pas gratuites. Ce n’est pas un jeu.
Ce n’était que dans l’exploration du rapport corps/langage que je
pourrais comprendre comment ça
marchait. Artaud est resté comme
une conscience morale. Son refus
des origines, de la cellule familiale,
la nécessité de tout couper, est
quelque chose que j’ai pris au pied
de la lettre ; ça m’a aidé à faire une
coupure avec ma famille, ses origines. Je ne me suis jamais senti
concerné par l’origine. J’ai toujours
préféré le concept deleuzien du “devenir”, c’est quelque chose qui est à
l’œuvre dans tout ce que je fais :
comment on devient ce qu’on est. »
Lecture d’Artaud appuyée par la
lecture, la relecture et les annotations portées à L’Anti-Œdipe puis
au tome suivant de Deleuze et
Guattari, Mille Plateaux qui « a
été mon fil directeur. » Dans la
foulée il lit Guyotat dont il va
suivre toutes les publications, puis
Céline qui aura aussi son importance.
Si, vivant seul à Fresnes son année de terminale, il se laisse aller à
une vie passablement dissolue, à
peine entré en hypokhâgne au lycée Lakanal de Sceaux, il comprend qu’il ne pourra pas « passer
mes soirées à picoler. J’ai adoré la
prépa, parce qu’on te filait des bibliographies monstrueuses qu’il fallait avaler en un ou deux mois.
J’avais deux ou trois ans pour me
structurer et combler mes lacunes. » Il passe en khâgne sans le désir
de devenir prof, échoue au concours, redouble, mais délaissera
quelque peu les cours de sa troisième année à Lakanal : « ce que la
prépa m’a enseigné, c’est la rigueur. Apprendre à lire et à lire vite.
J’avais besoin de comprendre la méthode pour faire ce que j’avais à
faire. Mon projet n’était pas de m’habiller en noir et d’aller déclamer
sur des tombes. Je voulais mener à bien mes recherches, mais sans
projet professionnel. » Il abandonne khâgne, s’inscrit à la Sorbonne
où la littérature n’est décidément pas contemporaine. Déçu, il
abandonne les bancs de l’Université pour travailler, en 1983, à la
librairie Mots et Images, sise place Saint-André des Arts, « pour
LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010
19
DOSSIER CLARO
être en contact avec ce qui s’écrivait alors ». S’il connaissait déjà bien
bliera, en 2002. « J’étais tombé amoureux de la traduction, et je ne
les livres, il y rencontre l’édition. Il découvre ainsi les éditions
lisais plus que de la littérature américaine, mais je ne pouvais pas lâP.O.L qui viennent de publier Emmanuel Carrère. Chaque soir, il
cher la correction pour ça, puisque ça ne marchait pas assez pour en
rentre chez lui avec une dizaine de livres à lire, à démonter pour en
vivre. J’envoyais des CV partout et j’ai eu du bol : j’ai rencontré
comprendre le fonctionnement. Il travaillera là jusqu’en 1985.
Jean-Baptiste Baronian qui travaillait à l’époque au Fleuve Noir où
L’année précédente il a écrit un « premier roman » dont il a enil voulait monter une collection de polars atypiques. Il m’a donné des
voyé le manuscrit aux éditions de Minuit : Jérôme Lindon lui
traductions à faire : un livre par mois à traduire. Là j’ai vraiment
conseille de ne pas publier ce livre, mais de lui envoyer le proappris à travailler en méthode : ne pas attendre trois jours pour m’y
chain manuscrit. « J’ai persisté et j’ai trouvé les éditions Arléa.
mettre, faire tant de feuillets par jour et ne jamais déroger à la disciC’était à l’origine une librairie de livres anciens, « “Les Fruits du
pline. Ce fut une belle école. » Il enchaîne des traductions « aliCongo” que je fréquentais et qui était dirigée par Claude Pinganaud.
mentaires », dont celle des mémoires de Margaret Thatcher, « déJe claquais toute ma paye en éditions originales. Caude Pinganaud
couvre avec le métier d’éditeur, le rôle (non rétribué) de passeur qui
m’a fait découvrir toute une littérature des années 50. C’est un pascherche le bon éditeur, le harcèle. J’ai mis six ans pour trouver l’édisionné de cuisine et de vins aussi et il m’a ouvert sur plein de choses.
teur français de Vollmann : Brice Matthieussent. À partir de là, mon
Quand j’ai su qu’il montait sa structure éditoriale, je lui ai amené
travail de traducteur a changé. » Claro devient une signature de la
mon manuscrit et il m’a donné très vite une réponse positive. »
traduction, sans pour autant parler très bien l’anglais…
Ezzelina est le septième titre des éditions Arléa. Le livre sort
Au Fleuve noir, avec Jean-Baptiste Baronian, il s’occupe d’une
quelques jours après la mort de son père. « Il a eu le temps de voir
collection (sans nom) dédiée au polar français. Il y publiera son
les exemplaires sortis d’imprimerie sur son lit d’hôpital ; ça a été une
Éloge de la vache folle en 1996, « un livre ni fait ni à faire », rit-il.
espèce de passation de pouvoir symbolique… Il a aimé le roman. Sa
L’année suivante il inaugure avec Livre XIX le catalogue des édimort a été brutale. »
tions Verticales et son projet global : raconter l’histoire depuis le
En 1986, Claro obtient un poste de correcteur pour les éditions du
XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui par les chemins multiples de la litSeuil, « ce qui me permet de rester en contact avec ce qui se publie au
térature. Succéderont Chair électrique qui mêle la vie du magicien
jour le jour ». Depuis cette époque, il lit rarement pour le seul plai(déjà un magicien) Houdini et l’invention de la chaise électrique,
sir et « aujourd’hui je finis rarement mes livres :
Madman Bovary qui s’ancre dans le
je lis un livre pour savoir comment il fonctionne
roman de Flaubert, CosmoZ donc
Chargé de corriger les
et une fois que j’ai compris comment il est fait,
qui ouvre l’exploration du XX e
j’ai tout de suite envie de passer à un autre. Mê- épreuves de L’Arc-en-ciel siècle de feu et de sang.
me pour une traduction, je lis rarement le livre en
Débutée en 1989, l’écriture de
de la gravité de Pynchon, Livre XIX lui prend quatre années.
entier avant de me lancer dans sa traduction. »
Justement, sa première traduction, il l’a faite il
le manuscrit à P.O.L qui
il outrepasse sa mission. Ille propose
y a vingt ans tout juste. Chargé de corriger les
refuse. Il est alors un grand lecépreuves de L’Arc-en-ciel de la gravité de Pyn- Commence ainsi une vie
teur d’Hubert Lucot, des poèmes
chon qui doit ressortir au Seuil (après une prede Dominique Fourcade ; « j’ai toumière édition chez Plon), il outrepasse sa mis- de traducteur.
jours estimé que la littérature devait
sion, compare le texte français à l’original,
être expérimentale. » Ami d’Yves Panote ses désaccords avec la traduction de Migès de longue date, ce dernier lui
chel Doury et révèle des passages manquants. Denis Roche le
fait rencontrer Bernard Wallet qui souhaite monter les éditions
convoque pour lui annoncer qu’il est viré en tant que correcteur,
Verticales. Prières d’exhumer d’Yves Pagès et Livre XIX lancent
mais lui demande de faire une fiche de lecture sur Kilomètre zéro
donc les éditions. « J’étais persuadé d’avoir écrit un très bon livre, et
de Thomas Sanchez. « Je ne savais pas ce qu’était une fiche de lectuj’ai essuyé les plâtres dans les grandes largeurs. Ils n’ont pas dû en
re. J’ai fait une analyse deleuzienne du livre, ce qui a dû atterrer le
vendre 500 exemplaires : ça a été assez dur à vivre. Mais ça remet les
comité de lecture, et je leur ai traduit une dizaine de feuillets, ce qui
choses à leur place : je sais qu’avec le genre de livres que j’écris je
ne m’était pas demandé. Denis Roche me propose alors de traduire le
n’aurai jamais un grand succès. »
livre moi-même. Je refuse, n’étant pas traducteur, me considérant nul
En 2002, alors qu’il vient de traduire le monumental La Maison
en anglais. Il me laisse l’été pour y réfléchir. »
des feuilles de Danielewski, Jérôme Schmidt et Mathieu LarnauÀ nouveau, on laissera le terme de révélation dormir dans le cordie le contactent pour figurer au sommaire d’une nouvelle revue :
pus religieux. Il n’empêche, l’été est propice à la germination : se
Inculte. Ce n’est que trois numéros plus tard qu’il se rendra
rappellent à lui les souvenirs de l’adolescence, de son premier
compte qu’ils l’ont mis d’office au comité de rédaction. Il publiedisque acheté, un album des Beatles, qui nécessite l’acquisition
ra, aux éditions éponymes, son Clavier cannibale, recueil de textes
d’un dictionnaire anglais-français pour traduire les paroles des
autour de la traduction, l’écriture, les Américains… Inculte, Clachansons. Ce qu’il fera pour cinq ou six albums, et même, un
ro se lie d’amitié avec Mathias Enard et c’est presque tout natupeu plus tard pour une pièce d’Edward Albee. Au retour de l’été,
rellement que CosmoZ sort chez l’éditeur de Zone : « Bernard
il accepte donc la proposition de Denis Roche (« quelqu’un qui a
Wallet parti de Verticales, je me retrouvais dans la situation d’être
énormément compté dans ma vie ») et traduit donc Thomas Sanpublié par Yves Pagès mon meilleur ami, ça me posait un problème.
chez. Commence ainsi une vie de traducteur.
Je voulais aussi changer d’horizon et comme j’avais travaillé avec
« Du coup, en bon ex-khâgneux très laborieux, je me suis passionné
Marie-Catherine Vacher pour la publication de quatre Vollmann, je
pour la littérature américaine, notamment pour les post-modernes,
connaissais la qualité de son travail chez Actes Sud. »
Pynchon, Coover, etc. et notamment Le Courtier en tabac de John
Cet automne, dans la collection « Lot 49 » qu’il codirige avec ArBarth, un roman énorme que je propose à Denis Roche qui accepte
naud Hofmarcher, Claro publiera un roman de Richard Gross(1200 feuillets écrits dans la langue du XVIIe siècle). » La traduction
man, grand pote du regretté Raymond Federman : The Alphabet
achevée, la publication est repoussée, puis finalement annulée. Ce
Man. Ça pourrait être l’autre nom de Claro : l’homme alphabet.
n’est que plusieurs années après que le Serpent à plumes le puThierry Guichard
20 L E
MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010
En chair et en Oz
Inversant le processus féerique du Magicien d’Oz qui envoie une gamine du Kansas dans le fabuleux
pays des Munchkins, Claro téléporte les personnages du conte de Frank Baum vers le monde réel.
Une manière ébouriffante d’envisager la première moitié du XXe siècle.
u visage du premier enfileur de perles
qui persistera à dire que la littérature
française (malgré Senges, Audeguy,
Rolin, Deville et tant d’autres) est
anémiée autour du nombril de ses auteurs,
vous pourrez lancer les cinq cents pages de
CosmoZ. Si ça ne l’assomme pas, ça fera de lui
un ami. Car, au risque de paraître péremptoire, disons-le tout de go : CosmoZ est une œuvre
magistrale dont on souhaite que chacun la rencontre. Porté par une langue en perpétuelle
éruption, le roman ravit au sens où il transporte son lecteur comme la tornade le fait de Dorothy dans le conte de Baum et le film de Victor Flemming (1939). « La tornade arrive vite,
trop vite, et Dorothy s’appelle toujours Dorothy
mais le nom des choses qui forment le lexique de
son quotidien n’est déjà plus le même, la botte de
paille ne s’appelle plus botte de paille mais éclaboussure, démence, effusion ; la porte de la maison n’est plus une porte mais un abîme vertical
qui se rebiffe puis file dans les airs (…) ». On
verra qu’au terme du livre, le monde, du côté
de Los Alamos, aura perdu le sens de tout
lexique…
La langue, ici, tient donc lieu de tornade, et va
transporter Dorothy, Oscar Crow l’épouvantail sans cerveau et Nick Chopper le bûcheron
en métal du conte au cœur des tranchées et
des Ardennes où la première sera envoyée
comme infirmière, le second commotionné
par la chute d’un obus qui démembrera le
troisième. « Il avait vu un sergent parler à un
rat pendant des heures, tandis que l’animal se repaissait de ses tripes, encore vaporeuses sur ses genoux laqués de givre. »
Avec les jumeaux munchkins Avram et Eizik,
devenus de ce côté-ci du miroir deux nains de
foire à la mode Barnum, nos héros vont
éprouver dans leur chair la déliquescence du
monde moderne : la guerre, la montée des racismes évoquée par l’implacable description
d’un congrès d’eugénistes américains, la bombe atomique dont l’explosion va clore les
(més) aventures de Dorothy de la même façon que la tornade les avait débutées.
Si le roman excelle à tendre des lignes parallèles entre le conte de Baum et l’Histoire, à
les sectionner par des faits historiques avérés
A
(relisez le livre avec Google à por- La langue
mêmes chansons ici que làtée de souris pour saisir le travail
bas, « over the rainbow ».
de documentation que cela suppo- agit comme
Si la charge est forte, au
se), il vaut plus encore pour la
d’en être terrifiante
un aimant. point
langue qui le traverse. Ou devraitquand on songe que parfois,
on dire les langues, tant les variations, du co- le discours d’un chef d’État à talonnettes rémique au tragique, du il au je, du lyrique au sonne étrangement avec celui de l’eugénisme
ténu, irradient la lecture. Virtuose d’une rhé- américain de l’entre-deux-guerres (par ces
torique qui ne récuse aucune de ses formules, « bouches que déforme la peur de soi, du soi bâClaro tire son lecteur de surprises en plaisirs. tard blotti dans le soi policé »), elle n’apparaît
Il jointe des pans entiers du réel aussi hétéro- jamais comme un objectif du roman. La
gènes que l’élevage des poules (où l’on voit : langue, ici, n’est pas un instrument pour ra« la sotte geline (…) qui trottine comme si le conter des histoires : elle est un aimant qui rasvent la giflait des deux côtés à la fois (…), la semble autour d’elle les grandes forces d’un
Hambourg, dorée, (…) qui pond comme Socra- siècle occupé à se brûler.
te doute »), la chirurgie plastique, le monde Le roman n’en est pas moins excitant par la
des freaks, Hollywood, Walt Disney, l’avia- jouissance que ses inventions procurent : des
tion publicitaire, l’horlogerie qui voit, avec la métaphores inattendues, des images surprePremière Guerre mondiale les montres à bra- nantes (« nous signons (…) d’une encre qu’encelet détrôner celles à gousset qui « se sont ré- vierait la plus vaniteuse des seiches »), des collivélées trop fragiles (…) : les reptations au fond sions sémantiques créatrices de sens. Ainsi,
des tranchées avaient vite eu raison de leurs déli- évoquant la vie à Auschwitz d’où aucun des
cats mécanismes. Les soldats eurent donc l’idée deux nains jumeaux ne reviendra : « Oh la
de les attacher à leurs poignets ». Il poussera poésie nous restait sur l’estomac, comme une
son exploration jusqu’au cœur d’Auschwitz, pierre. Et là-bas, à Auschwitz, certains en avadévoilant le sort des enfants qui s’y entassè- laient. C’est pour dire, se tait Avram. »
rent et dont les ombres font un écho lugubre On en reste bouche bée.
à la joie colorée des Munchkins dans le film
T. G.
de Flemming. On ne chante pas tout à fait les COSMOZ Actes Sud, 484 pages, 22,80 e
LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010
21
Jouissance
DOSSIER CLARO
du nouveau
Des phrases inouïes, des formes inventées, des mécaniques huilées à la rhétorique la plus folle, teintées
d’humour et chromées par toutes les nuances de la langue : quand Claro soulève le capot de sa machine
d’écriture c’est un V12 qu’il dévoile. Puissance, nervosité, souplesse. De quoi voyager vite et loin.
crivain à l’œuvre protéiforme, Claro parle de la littérature comme si elle était l’air qu’on respire. Il ne
cherche pas ses citations, n’hésite pas : son flot de
parole, plus fluide que lorsqu’il s’agit de parler de sa
vie, prend les questions qu’on lui pose comme un
skieur efface les piquets rouges et bleus d’un slalom
olympique. La pensée file vite rebondissant sans cesse sur des
saillies humoristiques qui tentent d’atténuer toute sacralisation
du geste d’écrire. On en oublie les tentatives de la chaleur d’août
à se faire canicule, on en oublie l’heure et que le soir arrive. Il
faudra poursuivre et passer de l’oral à l’écrit, mais aussi bien, on
pourrait l’interroger sans fin.
É
On est frappé par la diversité stylistique et thématique de
votre œuvre romanesque. En outre, vous traduisez différentes langues singulières (celle de Pynchon, celle de Rushdie, celle de Vollmann, etc.). Si, chez Pynchon, la paranoïa
joue le rôle de moteur littéraire, ne serait-ce pas une forme
de schizophrénie qui anime vos différentes écritures ?
La « schize » – si l’on veut bien réinjecter un peu de ludisme dans
le terme… – est à la fois partition et moteur. Partition, parce qu’il
faut une méthode pour éviter que se chevauchent des régimes
d’écriture différents. Ce qui doit passer, transiter, migrer, quand
on passe d’une traduction à l’autre ou de la traduction à l’écriture,
ce ne sont pas des images rémanentes de style, des motifs, mais des
formes d’énergie. Donc, il faut non seulement opérer une arborescence entre les tâches, mais faire en sorte qu’il n’y ait pas contamination mimétique tout en permettant des transferts de flux. Autrement dit, et plus simplement, éviter le plagiat mais profiter de
la vague. Traduire est une forme de gymnastique, qui permet de
tester des mouvements inédits, d’essayer des postures moins évidentes. De même, l’écriture régénère et assouplit le rapport au texte. Le Schizo et les langues de Wolfson pourrait être lu comme une
métaphore du travail d’écrivain-traducteur…
Dans cette variété des livres que vous avez écrits, il y a un polar. Que vous a apporté l’écriture d’Éloge de la vache folle ?
J’ai toujours été ulcéré par le côté pompeux de ce que j’écrivais,
qui venait d’une difficulté à introduire le poétique dans le romanesque. Le poétique arrivait avec ses pompes… Le passage par le
polar m’a montré que je pouvais assouplir mon écriture, essayer
22 L E
MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010
d’autres choses. C’est à partir de là peut-être que j’ai commencé à
changer.
Et, j’ai découvert que ce que j’aimais dans la vie, c’était l’humour
et que jusqu’à l’écriture de l’Éloge de la vache folle je m’étais interdit d’en mettre dans mes livres. Le polar a commencé à assouplir
les choses. Ce sont souvent les livres que l’on considère comme
mineurs dans son parcours qui débloquent les nœuds. Un écrivain considère toujours que ses livres sont ratés… Mais c’est intéressant d’essayer de voir en quoi ils le sont.
Vous êtes très présent sur le net, via un blog (Le Clavier
cannibale) et Facebook : cette production considérable de
textes marque-t-elle une sorte de boulimie d’écriture, un
besoin organique, physique, vital d’écrire ?
Je ne sais pas si on peut parler de besoin. Plutôt de désir. L’intérêt
de ces diverses pratiques, c’est qu’elles permettent des variations
du principe d’écriture : formats différents, pérennité variable, etc.
Le clavier est cannibale, par essence : il y a non seulement le plaisir de la frappe, physique, musical, aérien, mais aussi cette nécessité de ne jamais rompre le rapport à l’écrit, sous quelque forme
que ce soit. Parce que l’écriture est un devenir permanent, j’y vois
un champ d’existence plus que palpitant. C’est une mise à
l’épreuve, un éprouvement du soi à venir incessant. Le fantasme
aussi d’être en adéquation dynamique avec ce qu’on devient, de
ne plus faire qu’un avec le geste tabulateur.
Dans le livre Le Clavier cannibale, vous citez Proust pour
dire que la volupté passe par l’étrangeté. Le confort et la
consolation passeraient eux plutôt par le retour du même
(la ritournelle) qui explique le succès de certains livres dans
lesquels le lecteur n’est jamais perdu. Viser l’étrangeté,
n’est-ce pas un travers des vieilles avant-gardes ?
Je ne sais pas si les vieilles avant-gardes nous ont légué certains
travers, mais si « viser l’étrangeté » en fait partie, alors je veux
bien de cet héritage, à condition toutefois de moduler le projet. Il
ne s’agit pas de se lancer dans une chasse à l’interlope, mais à
mon sens, de produire un texte qui soit à la fois autonome structurellement (qui n’emprunte pas sa forme à des gabarits préexistants) et pertinent organiquement (qui fonctionne avec les autres
textes et le fantasme historique). Est-ce un travers ? J’aurais mauvais jeu de conspuer l’idée de transversalité… Je ne connais pas
de projet plus excitant que celui qui consiste à « produire de la
volupté », ce qu’était censé faire le Dieu de Spinoza, après tout.
Vous désignez vos livres comme étant des livres-machines.
Ça fait penser autant au structuralisme (qui voulait que le
texte mette en place une sorte de mécanique productrice de
lui-même) qu’à Mason et Dixon de Pynchon que vous avez
traduit et qui évoque la science des automates. D’où vient
ce désir de construire des livres-machines ?
C’est une réflexion philosophique qu’on trouve notamment dans
Deleuze : quelqu’un ce n’est pas juste une psychologie produite
par le triangle œdipien ; c’est une personne en devenir et aussi
traversée par multitude de choses. On n’est pas un noyau stable,
on est traversé par des courants de l’histoire, par des éléments du
langage. C’est une façon plus positive, je trouve, de voir l’être ; on
ne fait que se machiner à plein de choses, on se machine au fait
d’être père, d’être époux, d’être ami etc., on n’est jamais la même
chose. Ça permet d’évacuer la psychologie qui est le grand fantasme du roman bourgeois.
Le biographique ne m’intéresse pas, et je n’en ai pas besoin pour
faire tourner la machine. Je trouve plus intéressant de considérer le
devenir. Parce qu’au final, ce qui est le plus important pour moi –
et ce qu’un roman doit être –, c’est l’aventure d’une langue.
La littérature, c’est toujours mettre la langue à l’épreuve de toutes
ses forces : comment on décrit un champignon atomique, comment une tranchée, etc. Sans tomber dans le cliché. Le cliché est
toujours là : tout a été déjà écrit, il y a toujours une façon préprogrammée de décrire les choses, une écriture déjà-là et c’est très
difficile d’en sortir. Il me semble que l’écrivain a deux choses à
faire : éviter le cliché qui vient facilement avec la narration d’autant qu’elle aborde des sujets éculés (adultère, déchéance familia-
le, etc.) qui charrient un corpus de textes, d’expressions toutes
faites ; et se méfier de son propre style. Ça c’est terrible : pour un
premier livre, tu mets au point une écriture très personnelle. Elle
fonctionne au deuxième livre, mais un peu moins. Parce qu’il
faut que l’écriture bouge si tu conçois bien sûr chaque livre comme un objet, une machine différente. Sinon l’écriture devient un
style et tu te parodies toi-même. C’est le paradoxe de l’écrivain : il
se battit une écriture, mais après il doit se battre contre elle. Tous
les écrivains le sentent quand ils commencent à se parodier. Ils
abordent une scène, une réflexion, et à l’avance ils savent comment ils vont l’écrire, comment ça va fonctionner. C’est un peu
embêtant, parce qu’au bout d’un moment, l’écriture ne peut plus
rien générer. Il faut toujours faire bouger les choses. On n’est pas
forcé de changer radicalement de style d’un livre à l’autre, mais il
faut se déplacer. Un écrivain comme Patrick Deville, par
exemple, a changé du tout au tout en passant des éditions de Minuit aux éditions du Seuil. Il a eu besoin de se renouveler. Le pire
ennemi de l’écrivain, c’est son style. Tu n’écris pas pour faire carrière, tu écris pour un livre qui va voyager un peu entre les lecteurs. C’est le livre qui est censé créer des lecteurs, pas l’auteur.
On est là à l’opposé de la pensée dominante qui veut qu’un
écrivain trouve sa voix et ses lecteurs…
Peut-être que Modiano c’est toujours génial, mais globalement
c’est toujours la même voiture et elle commence à être patinée.
Ce qui se passe, c’est que l’écrivain commence à se faire une idée
mentale de son lectorat et se met à écrire pour lui, inconsciemment. Mais ça fait des censures.
Pour moi, le livre n’a pas de lecteurs à l’origine. C’est lui-même
qui va fabriquer son lecteur. Le lecteur ne sait pas ce qu’il va y
trouver et il doit apprendre à lire chaque livre. J’aime bien qu’un
LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010
23
DOSSIER CLARO
lecteur de mes livres ne sache pas comment faire et que
ce soit la lecture qui le lui apprenne. Quand tu commences à lire Proust, tu commences à apprendre une
langue.
Mais Proust ne changeait pas de style d’un livre à
l’autre…
Non, mais si tu passes de Balzac à Proust ou de Proust à
Balzac, tu réapprends une autre langue. J’aime cette idée
deleuzienne selon laquelle on écrit une langue étrangère
à l’intérieur de la langue maternelle.
Un livre est un objet pour lequel je dois créer une
langue, non pour le seul plaisir de changer, mais pour
qu’elle soit adaptée à l’objet et pour ne pas marcher sur
mes propres traces.
Son écriture, on peut l’analyser : on a quand même différentes façons de faire des métaphores ou de les refuser,
de faire des phrases longues ou des phrases courtes. Si tu
vis juste avec une langue acquise, un peu comme dans la
traduction, tu vis avec un lexique assez réduit, des audaces grammaticales limitées. Tu peux t’en contenter et
faire de petites variations, c’est une autre conception de
la littérature. Ça marche quand l’objet ne change pas :
l’écriture atypique d’un Chevillard y parvient.
Vous usez d’une palette rhétorique très étendue à
l’opposé d’une littérature « blanche ». Comment
travaillez-vous cette rhétorique ?
L’écriture est, avec le sexe (et sans doute la cuisine), une
des façons les plus excitantes de dire/faire plusieurs
choses à la fois. Ce que j’aime, dans le déroulé d’une
phrase, c’est quand elle parvient à un équilibre, certes
instable, entre musicalité, cacophonie, auto-réflexivité et
ligne de fuite. J’aime aussi cette idée que la phrase (ou le
paragraphe) soit conçue comme un « événement » – autrement dit, quelque chose d’à la fois dynamique et pluriel. On peut dans le même mouvement prolonger l’élan
diégétique, activer le nerf zygomatique du lecteur, produire une émotion inédite à partir d’un objet a priori
distancié, relancer la donne de la lecture, etc. Mon goût
pour l’énoncé « feuilleté » est certainement lié à mes lectures, lesquelles me poussent vers une littérature de l’excès, une prose gourmande, cannibale, où l’expérience se vit à plusieurs niveaux. Une prose est avant tout l’expression d’une
physique de la langue, et à ce titre elle est en bonne partie instinctive, aucune « note préparatoire » ne peut en conditionner la tension sinusoïdale. Et puis c’est le texte aussi, bien sûr, qui dicte ses
propres régimes d’écriture, d’énonciation, c’est son projet global
et organique qui permet de produire des enchaînements imprévisibles, par relance, association, dépliage, etc. Les anciens sont toujours les fantômes de demain.
De même le corpus lexical aborde chez vous des champs
très variés (scientifiques, philosophiques, lettrés, populaires…). Doit-on y voir une défense de la langue française
par l’utilisation de tout le lexique ?
Là encore il s’agit à la fois d’une histoire littéraire personnelle
(découverte de Lautréamont, des post-modernes américains) et
d’un besoin de se coltiner à cette fabuleuse farce qu’on appelle le
réel, et qui est constitué d’une meute de langues, de sociolectes,
d’idiolectes, de jargons, tous visant à des effets de réel plus qu’à
une reconstitution en décor naturel. Bien sûr, tout jargon, aussi
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MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010
obscur ou technique soit-il, contient une intensité poétique plus
ou moins latente, surtout quand on le retravaille de l’intérieur.
Écrire, c’est bien souvent, et nécessairement, intervenir sur des
langues déjà existantes. On appréhende le monde par ses babils.
On fait bégayer les langues, on les pince, les mord. Plus le projet
global du livre est vaste, plus le recours à des « infra-langues » est
requis : l’humour peut y gagner autant que l’indécrottable penchant à l’instruction qui est un des apanages du roman.
Bien que certains de vos livres s’appuient sur l’Histoire
(Livre XIX) ou une œuvre ancienne (Madman Bovary),
d’autres comme Black Box Beatles affichent une modernité
revendiquée. Et un livre comme Enfilades mêle dans ses
différentes voix, le classique au résolument moderne. Quelle importance accordez vous à l’injonction d’être « résolument moderne » ?
S’il faut reprendre un mot d’ordre poétique, je préférerais celui
qui veut que « la poésie doit être faite par tous » – en ce sens, je
pense que la fiction a tout à gagner en se branchant sur le flux
poétique, qui lui permet d’éviter l’enlisement dans le terreau ro-
manesque. La question de la modernité n’est donc pas à situer sur
le terrain, mouvant, du rapport au réel (sinon, comme disait Pierre Senges, le grand roman réaliste parlerait de marins chinois
puisque la terre est essentiellement constituée d’eau et que les
Chinois sont majoritaires…), mais du côté du rapport à la
langue. Dès qu’on sacrifie à une écriture dite « en prise » sur le
réel, en accumulant les effets de manches naturalistes, on loupe
l’essentiel : les puissances du faux et la violence à l’œuvre dans
toute escarmouche linguistique. Écrire c’est lutter contre cette
propension à laisser la langue lambda faire le sale boulot, même
avec des mains propres. Moderne : je crois que ça veut dire « enragé méthodique ».
L’ouverture de Black Box Beatles qui évoque le monde en
train de mourir fait écho au sentiment laissé par Livre XIX
et plus encore CosmoZ où l’on assiste à la fin d’une humanité supplantée par les conséquences de la révolution industrielle et des idéologies qu’elle a engendrées. Dans vos
romans, ne vous faites-vous pas l’archiviste d’un monde en
train de disparaître ?
La tentation cosmogonique est souvent liée à la geste fictionnelle,
c’est pour ainsi dire incestueux. Je pense plutôt que la fiction a
besoin de se confronter au chaos pour mieux appréhender le processus de création. La fascination du pire est tellement portée aux
nues par les mouvements sismographiques de l’Histoire qu’on ne
peut qu’essayer de définir d’autres débuts et d’autres fins. Mais le
simple fait de dégager de nouvelles articulations, de proposer une
périodicité différente, c’est déjà nier la fin et souligner son existence en tant que fantasme. Il existe un roman peu connu de Barbusse où le locataire d’une chambre essaie de calculer le volume
de l’univers. C’est dérisoire et vertigineux. Le monde n’est pas en
train de disparaître : c’est la disparition qui est devenue notre
monde. Voilà pourquoi il est important de faire des copies de
sauvegarde : bref, d’écrire différemment.
Ce sentiment, qui peut passer pour très pessimiste, est
contrebalancé sans cesse par de l’humour, du comique. À
quoi sert cet humour ?
L’humour, chez moi, sert souvent à prendre des distances avec
l’énonciation, qui court toujours le risque d’être pompeuse, imbue de son aspect ouvragé, etc. La langue se plaît souvent à moquer le locuteur, il faut donc riposter à certains endroits stratégiques afin que le combat soit équilibré. Et puis il est intéressant
d’injecter du rire dans le pathos, non pour le neutraliser, mais
pour le rendre encore plus palpable, plus sensible. De toute façon, en écriture, la question du pessimisme est réglée d’entrée de
jeu : le livre aura une fin, et cette fin sera autre chose pourtant
qu’une mort.
« Échouer mieux » est, doit être, une entreprise jubilatoire. Dès
que le style s’auto-célèbre, un caniche savant se doit de faire
quelques tours de piste, ça remet les choses à leur place.
Enfilades fait penser à La Vie mode d’emploi de Georges
Perec. Utilisez-vous parfois la contrainte ?
Ça m’arrive, mais en général j’évite de la mettre en avant. La
contrainte est plus virulente quand, telle une bactérie, elle demeure cachée. Elle sert avant tout à structurer certains liens de façon infra-dermique. En outre, je crois qu’un livre produit à sa façon toute une série de contraintes – il revient donc à l’auteur de
leur prêter attention et de les considérer comme les garants d’une
cohérence cachée, qui néanmoins permettra de renforcer la
consistance du plan.
On le voit dans vos réponses, l’écriture chez vous s’accompagne d’une pensée de l’écriture, d’une théorie. Cette théorie
précède-t-elle l’acte d’écrire ?
La théorie, je la vois davantage comme un produit vibratile de la
pratique, avec là encore, au sein même de la théorisation, la tentation de l’écriture. Je trouve que Deleuze et Foucault sont des
vrais stylistes, et ce parce que leur mode de pensée est indissociablement lié à une pensée de l’écriture. Penser l’écriture, c’est inévitable, c’est comme de vouloir faire du funambulisme sans accepter, même distanciée, l’idée de vertige. La théorie est pour
moi le vertige indispensable à une traversée des apparences.
Vous faites partie du collectif Inculte et êtes membre du
comité de rédaction de la revue du même nom. Que vous
apporte ce compagnonnage ?
Des avantages en nature. (Rires) Inculte, c’est un laboratoiregymnase : on se permet des contorsions et des sauts qu’on ne ferait pas forcément chez nous. Ce qu’il y a d’intéressant dans
l’aventure collective, c’est sa façon de rappeler que l’amitié est au
centre de la philosophie. C’est le contraire des meutes décrites
par Canetti dans Masse et Puissance : on est plutôt dans une galère, chacun rame, et de temps en temps on heurte un galion. Pas
la peine en fait de savoir nager. Il suffit d’être inculte : à « “Échouer mieux” est,
mi-chemin entre un idiot
faulknérien et une blatte doit être, une entreprise
kafkaïenne. Ça fonctionne,
jubilatoire. Dès que le
en plus !
Vous évoquez souvent style s’auto-célèbre,
le roman bourgeois
un caniche savant se
comme modèle à ne surtout pas suivre. Y a-t-il doit de faire quelques
lieu de mener une guerre contre lui, de relan- tours de piste, ça remet
cer des batailles d’Herles choses en place. »
nani ?
Oh non. Le roman bourgeois a un épiderme si
souple et une armature si flexible que rien ne peut l’obliger à boiter ou ramper. Il survit à égale distance entre paresse intellectuelle
et croyance dans le génie domestique de la langue. Sans lui, la littérature serait pareille à un cobra qui ne croit pas aux mangoustes.
C’est un genre fade, certes, mais qui prête plus à rire que n’importe quel usurier. Il est le seul capable de se parodier sans s’en rendre
compte. Quand on pense qu’il existe un livre intitulé Le Roman
bourgeois, signé Furetière, et qui est aussi faramineux que Tristram
Shandy…
Dans CosmoZ qui vient de paraître, la langue démesurée
s’exhibe comme un corps exhiberait ses parties et son tout.
N’est-ce pas paradoxal de refuser le biographique et d’exposer autant sa langue-corps ?
(soupirs) Au début le livre est un objet mécanique, mais ensuite,
dans l’écriture, il y a un changement de régime et il devient organique. Tu vois presque ton livre marcher tout seul, parce qu’il est
devenu comme un organisme vivant qui va créer ses propres voix.
C’est la preuve que l’écriture produit du corps, plutôt que le
contraire. Ce n’est pas un corps abstrait, ce n’est pas un corps
concret, c’est entre les deux.
L’écriture, chez moi, est une activité extrêmement physique. Il y
a une violence de la langue. Elle n’est pas forcément au service
LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010
25
DOSSIER CLARO
chaque chapitre des motifs, des fonctionnements, des couleurs.
d’une violence décrite, mais elle est là, puisqu’il y a cette violence
J’essaie de savoir où je vais tout en me laissant une marge de madu cliché auquel on essaie d’échapper et parce qu’elle est en train
nœuvre pour accueillir des choses qui vont arriver par l’écriture et
de s’attaquer à des objets fuyants qui sont tout sauf de la psychoqui vont modifier la donne. Avant je cherchais le dysfonctionnelogie. Je décris le XXe siècle dans CosmoZ : c’est assez violent avec
ment qui allait faire dérailler le livre pour qu’il se termine en
cette décomposition des corps, mais c’est la déliquescence du
grincements, en rouages qui tombent. Avec CosmoZ, je voulais
siècle dans lequel mes personnages vivent.
que le livre m’apprenne une autre logique plus forte qui pouvait
Je parle très peu de sexualité dans CosmoZ, je m’en suis rendu
soutendre les choses de façon plus subtiles. J’avais vingt dossiers
compte après. J’ai peut-être appris que c’était trop limité de penpour vingt chapitres et en cours de route, j’ai abandonné des
ser que le discours sur le corps ne devait passer que par un dischoses, raccordé deux dossiers en un seul. Par exemple, je voulais
cours sur les humeurs, la sexualité, la pénétration. Ce que je faifaire un truc important sur la bombe atomique et en fait quand je
sais beaucoup auparavant, puisque j’avais un projet
suis arrivé là, je me suis aperçu que je n’avais pas besoin d’écrire
« pornographique ». J’y reviendrai peut-être sous d’autres angles.
tout le fonctionnement et qu’au contraire le livre arrivait vers une
Là, j’ai travaillé sur d’autres visions du corps : le corps mécanique
sorte d’aporie, de silence, de tension
du bûcheron, le corps vide de
poétique et qu’il fallait au contraire resl’épouvantail, l’homme de paille
auquel le poème de T.S. Eliot « Je décris le XXe siècle dans serrer.
J’ai eu le même fonctionnement pour
que je cite fait plus qu’écho. Ce
CosmoZ : c’est assez violent
Livre XIX et pour Chair électrique. J’aime
poème, par arborescences, strucbeaucoup le moment où tu as énorméture tout le livre.
avec cette décomposition
ment de matières et où tu dois trancher,
J’avais aussi l’objectif de dire que
parce que tu ne peux pas tout mettre, il
les gens n’avaient pas le choix
des corps, mais c’est
ne faut pas que tout se déverse.
dans ce siècle : ça renvoie à cette
idée de millions de gens qui la déliquescence du siècle
C’est la vitesse de l’écriture qui pern’ont pas eu leur mot à dire ni
met d’éliminer une partie de la domême leur corps à remuer. C’est
dans lequel mes
cumentation ?
une évidence historique. C’est
Oui, la langue fait son propre chemin et
aussi pour ça que mes person- personnages vivent. »
c’est comme un processus chimique : elle
nages, quand ils arrivent à agir,
va faire réagir certains éléments et
ce n’est que pour organiser et
d’autres ne donneront rien. C’est la langue elle-même qui sait
réaliser leur propre disparition, dans une logique qui leur est naqu’avec telle couleur, tel thème, ou telle sensation, elle peut en
turelle : je suis un homme mécanique alors je me démonte, je suis
faire quelque chose dans la logique du livre.
un homme de paille alors je me mets le feu.
Une autre forme de corps qui revient chez vous assez souvent, c’est le corps des freaks (monstres de foire). Pourquoi
cette obsession ?
C’est un folklore qui existait déjà dans Chair électrique (et qu’on
croise aussi dans Madman Bovary, ndlr) Les freaks, comme ils
sont liés à l’exhibition, à la magie, à la représentation, c’est
quelque chose qui fait sens, puisque c’est un corps devenu autre
chose à l’intérieur du monde de la magie qui fonctionne pour
moi comme une métaphore de l’écriture. Il y a bien sûr le film de
Tod Browning (Freaks est sorti en 1932, ndlr). L’écriture, c’est de
la magie : tu escamotes des choses, tu fais croire que ceci est cela,
c’est le lapin qui sort du chapeau. La figure du magicien, c’est
aussi la figure du démiurge, c’est un rappel de la présence de l’auteur. Sauf que parfois, tu as envie que les tours de magie se passent mal, que le rideau soit tiré et qu’on voie le magicien, qu’on
voie parfois les ficelles de même que je voulais qu’on voie le fonctionnement de la langue.
Avec CosmoZ, j’ai réussi à ne plus faire ce que je faisais où la
langue avait besoin de se mettre en scène pour montrer justement
au lecteur qu’il y a de la langue. Là ce n’était pas la peine, elle
pouvait trouver un équilibre, une fluidité, d’autant plus qu’elle
rassemble des éléments très disparates.
Comment bâtissez-vous la structure de vos romans ?
Pour CosmoZ, sur cinq ans de travail, je pense qu’il y en a eu trois
et demi ou en parallèle je fais un travail de documentation, recherches, lectures et en même temps, j’essaie d’avancer dans le
plan. En fonction des éléments que je trouve dans ma documentation, mon plan se nourrit, s’étoffe et à un moment j’essaie d’arriver à une structure d’une vingtaine de chapitres où j’associe à
26 L E
MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010
À quel moment est née et comment s’est imposée l’idée de
vous appuyer sur Le Magicien d’Oz de L. Frank Baum pour
écrire CosmoZ et raconter la première moitié du XXe siècle ?
Début 2005, un petit déclic s’est produit, sûrement après avoir lu
que Frank Baum souhaitait que son roman paraisse le 1er janvier
1900. Je me suis dit qu’il y avait un signe « inaugural » et très vite
toutes sortes d’éléments sont entrés en lice et en résonance, la tornade jouant comme une métaphore du champignon atomique,
les corps souffrants des personnages trouvant leur niche dans la
boucherie mondiale, etc.
Très vite, quand une matrice se forme, les liens s’ébranlent d’euxmêmes comme des insectes pris dans une toile d’araignée – il faut
juste de ne pas tout dévorer tout de suite, laisser certains commensaux tenter leur chance ailleurs, ne pas faire le dégoûté devant telle ou telle proie. Une question de perspective, presque de
parallaxe.
Le roman part d’une bleuette pour les enfants et nous
conduit jusqu’au cœur des camps de concentration. Que
cherchez-vous à montrer dans ce parcours ?
Il y a dans le roman de Baum, comme dans nombre de contes,
une part de cruauté assez aisément discernable, et la description
de communautés « idéales », vivant en camps retranchés (les
Munchkins, les habitants de la Cité d’Émeraude) résonne nécessairement d’échos concentrationnaires à nos oreilles contemporaines. De plus, le parallèle parc d’attraction/camp de concentration est souvent pertinent, d’un point de vue fictionnel ou même
théorique, pour articuler divers niveaux d’interprétation de la
modernité émergente. Il suffit de lire Le ParK (Allia, 2010), de
Bruce Bégout, pour s’en convaincre. Et puis il y avait des enfants
« Les contes parlent
souvent de dévoration,
d’ogres, d’enfants captifs ils sont en cela plus
réalistes que bien des
romans pour adultes
consentants. »
à Auschwitz, beaucoup d’enfants. L’adulte écrit des bleuettes
pour les petits, mais il les extermine aussi bien sans état d’âme.
Les contes parlent souvent de dévoration, d’ogres, d’enfants captifs – ils sont en cela plus réalistes que bien des romans pour
adultes consentants…
Considéreriez-vous CosmoZ comme un roman cybernétique du fait de son arborescence, de la manière avec laquelle il rassemble des sujets aussi divers que l’élevage des
poules, l’horlogerie, l’invention du fil barbelé, les premiers
acteurs du cinéma parlant, l’eugénisme ou la physique nucléaire ?
Il serait rassurant de penser que l’arborescence est exclusivement
l’apanage du réseau, mais la conception d’un objet à ambition
polyphonique – qu’on pourrait qualifier de « roman poly-son »…
– remonte à la mère de Mathusalem, dont hélas le nom ne nous
est pas parvenu. C’est plus notre fréquentation de la grande foire
hypertextuelle, avec ses liens à ressort, qui contamine notre vision
des œuvres panoptiques. Un jour nous finirons par trouver que
les scribes égyptiens anticipaient l’internaute avec leur air lobotomisé… Plus sérieusement, un roman est un attracteur étrange –
gare aux particules égarées !
Le fil rouge tissé par l’Histoire et les pérégrinations des personnages du Magicien d’Oz
donne une unité plus dense qu’habituellement dans vos précédents livres. N’est-ce pas
le symptôme d’une acceptation de la narration qui semblait rejetée dans les précédents
romans ?
Pour CosmoZ, j’ai voulu rompre avec l’idée d’un
roman-patraque, d’un roman qui se détraque et
exhibe ses dysfonctionnements, même dans un
but jubilatoire. Le projet était chronologique,
comme c’était également le cas pour Livre XIX,
mais comme cette fois-ci je partais d’une matrice
narrative classique – le bon conte de Mister
Baum… –, il était important de ne pas briser le
fil rouge et de suivre la tribu des « Oziens » dans
ses diverses stases plus ou moins atomiques – agglutination, fusion, turbulence, scission, explosion… – et tenir à bout d’octet, si je puis dire, les
deux voix de l’intime et de l’Histoire. Je pense
que ce livre marque un changement dans mon
travail. À moi maintenant de me méfier de la rudimentaire confiance que m’a inspirée la confection de ce texte. Voilà pourquoi, dans le prochain, il sera question des sex-shops et du Saint-Esprit. Ça devrait
permettre des gigues d’un autre calibre…
Propos recueillis par Thierry Guichard
Photos : Olivier Roller
BIBLIOGRAPHIE
• CosmoZ, Actes Sud, 2010
• Mille milliards de milieux (photos de Michel Denancé), Le Bec en l’air, 2010
• Le Clavier cannibale, Inculte, 2009
• Madman Bovary, Verticales, 2008
• Vers la grâce, association Minuscule, 2007
• Black Box Beatles, Naïve, 2007
• Bunker anatomie, Verticales, 2004
• Chair électrique, Verticales, 2003
• Tout son sang brûlant, La Pionnière, 2000
• Enfilades, Verticales, 1998
• Livre XIX, Verticales, 1997
• Éloge de la vache folle, Fleuve noir, 1996
• Le Massacre de Pantin, ou l’affaire Troppmann, Fleuve noir, 1994
• Dialogue entre un certain Du Casse et Jean-Baptiste Troppmann,
assassins, La Pionnière, 1993
• Insula Batavorum, Arléa, 1989
• Ezzelina, Arléa, 1986
LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010
27
Paris-Londres
aller-retour
© John Foley/POL
CRITIQUE DOMAINE FRANÇAIS
Le roman de Patrick Lapeyre a
la délicatesse d’une maison de poupée
dans laquelle se jouerait le drame d’un
adultère condamné à l’échec. On le lit
avec plaisir, mais sans nécessité.
l y a quelque chose qui tient de la grâce dans les
amoureuses dans les hôtels, et lui ses mensonges à
romans de Patrick Lapeyre. Une fluidité délicaSabine dont on sait avant lui qu’elle sait. Le thème
te et musicale, mélodique plutôt que symphode l’adultère tourne comme le mécanisme d’une
nique, une forme d’évidence dans l’apparition
horloge : petits rouages bien huilés qui font que les
des personnages, une ligne claire dans la narration.
aiguilles repassent par les mêmes heures mais qui
Dans une linéarité bordée par le vide, le récit avanvont s’enrayer avec le temps.
ce presque benoîtement, quand bien même c’est
D’autant que Nora est mortifère et instable (elle revers le gouffre qu’il nous conduit.
tournera à Londres voir son trader, reviendra à PaC’est un plaisir diffus que procure la lecture de La
ris : on pourrait l’appeler Eurostar) autant que BléVie est brève et le désir sans fin, comme si une voix à
riot est lâche et fuyant. Incapables l’un et l’autre de
la tessiture profonde et équilibrée nous racontait
résister au soleil noir qu’ils sont l’un à l’autre, ils feune histoire déjà connue. On écoute la voix, on
ront de leur désir l’instrument de leur naufrage.
oublie l’histoire.
C’est alors que la légèreté du livre se fait plus cruelBlériot a la quarantaine et son feu semble éteint, il
le, par contraste avec ce que Nora et Blériot vivent.
vivoterait mal de traductions techniques s’il n’avait
Il fallait ça pour échapper à la futilité du livre.
sa femme. Sabine chante parfois du
Il n’est pas certain que cette histoire
Nancy Sinatra, voyage beaucoup, Que ce style
nous passionne. Nora ne nous séelle est une sommité du monde de
duit pas, mais elle pourrait nous
l’art contemporain, elle porterait la ose sortir
émouvoir. Blériot nous fait l’effet
culotte du couple, s’il y avait encore de sa sphère
d’un verre d’eau après le café, Sabiun couple : « Blériot ne sait pas
ne ne recueille pas même notre
quand ils ont commencé à s’éloigner domestique.
compassion.
l’un de l’autre. Le jour où il s’en est
Mais il y a cette manière si particuaperçu, c’était déjà fait. » Lapeyre pose ses phrases
lière que Patrick Lapeyre a de poser les jalons de
comme on voit parfois que sont posées en vitrine
son histoire et ses phrases surprenantes qui
des paires de chaussures. C’est que Blériot, très
éveillent l’intérêt lorsqu’il décrit au bord des routes
souvent, est un observateur passif du monde. Si
les publicités « de hamburgers à l’horizon qui excipassif qu’il semble toujours comme sous verre, tetent la convoitise des enfants et démoralisent les aninu dans un cadre assez bien fait pour lui : peu
maux », ou lorsque au bord d’une piscine « des
voyant. Il a hérité du caractère paternel, si on peut
couples sommeillent paisiblement, leurs corps alignés
appeler ça un caractère. Il y a deux ans, quand
côte à côte comme des violoncelles posés sur des sercommence le roman, que Nora est partie. Elle,
viettes de bain. »
c’est le contraire de Blériot, jeune et vive, inquiéOn aimerait voir ce talent au service de sujets
tante dans ses sautes d’humeur. Elle a été sa maîmoins convenus, ou que ce style, si impeccable
tresse et même si Lapeyre nous le dit, on a du mal
qu’il en semble propre, ose sortir de sa sphère doà le croire. Franco-anglaise, elle l’a quitté pour
mestique. Ce serait peut-être le prix à payer pour
Londres et un trader américain qui pourrait être
faire d’un livre agréable, un livre nécessaire.
une autre version de Blériot quand Nora, à son
T. G.
tour, le quitte. De retour à Paris elle se signale à
LA VIE EST BREVE ET LE DESIR SANS FIN
Blériot qui découvre que son cœur peut encore
DE PATRICK LAPEYRE
P.O.L, 344 pages, 19,50 e
battre. Les deux amants reprennent leurs joutes
I
28 L E
MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010
VERS LA POUSSIERE
DE JEAN-LOUIS BAILLY
L’Arbre vengeur, 170 pages, 13
e
eux que la musique semble avoir choiC
sis pour s’incarner se révèlent parfois
de vrais Quasimodo. Ainsi Loué, Paul-Émile de son petit nom composé, laid entre les
laids, « physionomie veule » abritant pourtant une sensibilité pianistique inédite. Ce
personnage tout droit sorti de l’imagination
de Jean-Louis Bailly a un don, celui de sublimer les partitions qu’il interprète. Ce virtuose au répertoire sans limites a de l’or
dans les doigts : « Pour lui, la musique n’a
jamais été un animal de cirque, une ennemie,
un défi. Elle est son liquide amniotique. Il y
baignait avant de voir le jour. (…) Aucune
musique ne le surprendra jamais, il est la musique ». Mozart, Beethoven, Rachmaninov,
rien ne saurait lui résister. Bailly nous raconte avec une tendresse manifeste l’ascension et le déclin de ce prodige du clavier. Il
l’évoque de son vivant mais également
après. Comment ça, après ? Comprenez
qu’il y a une vie post-mortem dont le corps
n’est plus l’acteur mais l’objet.
Avant le récit proprement biographique,
Bailly, en effet, s’est mis en tête d’entamer
chaque chapitre par une description du cadavre de Loué en décomposition. Ces passages nous montrent les différents stades de
la putréfaction, cet « assidu chemin vers la
poussière ». Glauque et saugrenu, pensera-ton de prime abord et on aura partiellement
tort. Saugrenu, d’accord, mais glauque, pas
du tout. Dans ces méditations sur la mort
au travail, Bailly fait preuve d’un ton pince-sans-rire assez remarquable de maîtrise.
Et il a beau dire : « Jamais, tout au long de
ces pages, nous n’avons eu l’intention de faire
rire, ni même sourire, aux dépens de PaulÉmile Loué, qui fut un grand artiste et un
personnage touchant », Bailly, tout de même, nous titille souvent les zygomatiques.
Bref, ouvrez ce livre sans répugnance, il est
tout sauf morbide. Point n’est besoin
d’être croque-mort (ni d’ailleurs mélomane) pour y trouver du plaisir ; il suffit de se
laisser porter par une petite musique qui
adoucit les morts.
Anthony Dufraisse
Proses du fils
charnelles de l’écriture,
Le Livre du fils éclaire
les origines de l’œuvre
d’amour nocturne
de Claude Louis-Combet.
n savait que l’œuvre de chair,
et la langue de feu et de désir, qui caractérise les récits et
les fictions de Claude LouisCombet, ne pouvaient que s’être développées sur un substrat de sensations
premières, tout un vécu obsédant et remontant à la plus profonde enfance
dont Le Livre du fils est l’aveu et la
confirmation. En deux parties, il y dit
tout ce que « le corps d’écriture » doit au
« corps maternel », comment s’est
constituée cette réserve d’émotions qui
– conjuguée à la culture d’une intériorité rêveuse, et à « la nuit démonique de
ses désirs » – allait trouver dans l’œuvre
à venir issue et forme.
Commencement, origine, mère, femme,
sexe, ces mots, Claude Louis-Combet
en ferait volontiers le sésame d’un retour au paradis originel. « Il y avait eu
le clos du clos en son infinitude et le bercement, et la tendresse indicible des parois
du monde confondue avec la même tendresse du corps en flottaison et
expansion. » Pulsion de retour nourrie
par l’imaginaire de la mémoire, les souvenirs de « l’océanique intimité du corps
maternel », les « sucs profonds et irremplaçables de la femme en son animalité et
sa végétalité », tous ces moments « archaïquement poétiques » de douceur capiteuse dont l’enfant capitalisait en ses
profondeurs l’extrême satisfaction.
Une mère rapidement veuve, impudique « par négligence et indolence », avec
laquelle le fils vécut – jusqu’à son départ
pour le petit séminaire – dans une promiscuité « excitante et troublante » autant que pleine de pièges, d’interdits, de
rites et d’illusions. Une mère qui, après
avoir été « sa jouissance puis son trouble et
sa tentation », devint sa souffrance. « Elle
était le mal installé en lui comme un principe d’existence. » Puis vint l’amante, qui
avait exactement l’âge de la mère, « en
O
était la fleur accomplie, en toute liberté de
goût et d’appétit ». Un amour salvateur
mais inséparable d’un « noyau infrangible et inépuisable d’expérience incestueuse, si l’on peut appeler expérience l’ardente,
l’obstinée, l’unique et idéale aspiration de
l’être tout entier à retrouver pour s’y
fondre et s’y perdre, le cavum charnel des
origines, antérieur absolu. » Un amour
transcendé par la capacité de l’amant à
percevoir le sacré dans la dénudation
amoureuse, le dévoilement du sexe, la
révélation toujours neuve de la beauté,
mais un amour hanté par l’irrémissible
sentiment du péché.
Au commencement donc, la sensation,
puis le désastre de la relation à la mère,
et l’échec de la relation au Dieu chrétien. D’où l’invention d’une essence
universelle de la féminité maternelle –
celle qui avait provoqué les mythes et
les cultes des civilisations abolies et les
rêves et les délires des poètes, des fous
et des mystiques. Et l’entrée en écriture,
pour combler le vide et le silence, pour
accueillir, en leur « nocturnité
essentielle », les fantômes de la mère désirée, de la mère dévorante, de la mère
absente. Pour orchestrer l’infini du désir selon une démarche entièrement inspirée du modèle amoureux-érotique.
Il faut parler de l’écriture comme du
corps, nous dit Claude Louis-Combet,
« comme d’une chair de verbe associée à
la chair de l’homme, comme d’une projection fantasmatique et symbolique, issue
du désir et de la douleur du vivant, et
chargée de toutes les traces et empreintes
véhiculées dans le flux de la mémoire organique ». Le texte a partie liée avec le
corps – avec le souffle, la voix, le chant,
la plainte, le cri, la pression des organes
et la tension des muscles. « Il est la
concrétisation rythmique des échanges vitaux et des émotions de fond. » Texte ouvert à tous les vertiges pour mieux s’approcher de l’origine en portant les mots
à leur plus haut degré d’intensité incorruptible… même si c’est un leurre, si
nulle sublimation ne compensera jamais le renoncement à la jouissance du
passage à l’acte. Une façon de sacrifier
sa vie à l’invisible, que Claude LouisCombet assume en toute lucidité tant il
sait que jamais l’écriture ne comble « les
hiatus de la réalité ».
Richard Blin
LE LIVRE DU FILS DE CLAUDE LOUIS-COMBET
José Corti, 112 pages, 14,50 e
CRONOS
de LINDA LÊ
Christian Bourgois, 168 pages, 16
e
ronos s’ouvre sur une scène violente : un soldat
tabasse puis exécute un homme coupable d’avoir
C
oublié l’heure du couvre-feu, absorbé par la lecture
d’un livre. Un acte abject mais habituel à Zaroffcity,
en proie au despotisme du « Grand Guide » Zaroff et
de son ministre de l’Intérieur et de la Justice, Karaci,
pervers et craint de tous. La narratrice principale,
Una, a été forcée d’épouser ce dernier pour sauver
son père. Accablée de dégoût et de souffrance, elle
sortira de son immobilisme en prenant conscience
de son erreur :
« C’était un marché de dupes, car
j’ai mis le doigt
dans l’engrenage de
l’assujettissement ».
Cette fable noire,
hors du temps, décrit avec justesse
les excès bien réels
du pouvoir : vulgarité des dominateurs, richesses détournées, impunité, atmosphère de
délation, individualisme éhonté. Gageons que Linda
Lê, qui s’avoue plus contemplative que combative, n’a
pas cherché à écrire un pamphlet. Pourtant une phrase
comme « (Karaci) a dératisé la ville : nous sommes assimilés à des rongeurs prolifiques qu’il faut exterminer »
fait un troublant écho à notre actualité. C’est que les
mots et leur usage sont au cœur de ce roman. Si Una a
« quelque consistance intérieure », c’est grâce aux mots,
ceux des écrits de son frère en exil, ceux des opposants
clandestins, « utopistes » dont fait partie X qui va bouleverser sa vie. Usant d’un vocabulaire simple, d’expressions courantes voire stéréotypées, Linda Lê suggère que l’uniformisation de la parole provoque
l’avilissement de la pensée, mais aussi que l’essentiel se
passe dans la charge des mots, la force de leur énoncé,
et non dans l’originalité de figures de style.
Enfin, arrêtons-nous sur deux références significatives : Zaroff, qui renvoie au film où ce comte organisait dans son île de sadiques chasses à l’homme devenu proie ; Cronos, qui est le dieu grec (« à l’esprit
retors » selon l’Iliade) dévorant ses propres enfants
pour ne pas être détrôné. Une vision difforme de la
famille, opposée à celle d’Una qui vit grâce à l’amour
porté à son père, à son frère et à un jeune garçon vif
qu’elle adopte comme un des siens. Avec eux Linda
Lê transmue ce conte symbolique en récit incarné,
insufflant à son mythe sentiments et forces de vie.
Pascal Jourdana
LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010
29
Olivier Roller
Voyage au cœur des racines
CRITIQUE DOMAINE FRANÇAIS
Geôle à ciel ouvert
Thomas Heams-Ogus exhume
le destin de ces Chinois
d’Italie qui subirent, pendant
la guerre, l’absurdité
du régime mussolinien.
es Chinois dans les Abruzzes.
Cent seize, et quelques. Parfois
moins, parfois plus au gré des
internements. Nous sommes
entre 1941 et 1943, égarés dans l’Italie
mussolinienne, et cette histoire étrange
sert de trame au premier roman de
Thomas Heams-Ogus. Avec lui, nous
voyageons dans cette vilaine aventure
comme au cinéma. D’abord un long
travelling pour guider les yeux et l’esprit
du lecteur dans ce sud où les gens savent
« les émigrations en masse ». Puis des
zooms avant, des extérieurs jours, des
intérieurs nuit, et enfin un zoom arrière
et à nouveau un beau travelling de vaste
ampleur pour poser les dernières questions et balayer avec le stylo-caméra un
mausolée de papier où figurent les noms
de ces Chinois oubliés.
Quelle fut leur histoire ? Elle tient
d’abord à un délire fasciste supplémentaire dans cette Deuxième Guerre mondiale qui n’en fut pas avare. Une idée
simple, « peut-être enivrante » qui germa
un jour « de rassembler en un lieu tous les
Chinois d’Italie ». Ce fut Isola del Gran
Sasso, dans un sanctuaire un peu à
l’écart du village au bout d’une pente
dont l’ascension « laissait monter la tristesse en soi ». Les Chinois venaient tous
de villages voisins de Tche Kiang. Ils
partageaient les mêmes codes, l’univers
des signes, les habitudes mais aussi les
querelles, les conflits personnels. Un
déchirement avait déjà eu lieu en quittant leur terre natale, en voyant le dernier trait des côtes chinoises s’évanouir
à l’horizon. Cela s’appelle l’exil. Maintenant, ils vivaient un autre exil intérieur victime des fascistes qui les résumaient à « une irruption collective et
homogène », comme des « signes d’une
présence compacte », « concentrés là pour
qu’ils soient ce qu’on voulait qu’ils
soient ». Alors une vie plus ou moins
contrainte s’installe. Les Chinois béné-
D
30 L E
MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010
ficient d’une certaine liberté. Ils peuvent sortir, travailler, se rendre dans la
ville la plus proche à trente kilomètres
mais au fond, ils vivent scrutés, « attendant l’engloutissement des jours », loin de
partout, près de nulle part et avec le
rappel permanent qu’ils ne sont que des
« vies permises ». « Détenus sans chaîne,
leur vie était une mise en scène, ils
jouaient des rôles sur des tréteaux ». Les
populations abruzzaises manifestentelles peu à peu une sympathie pour les
internés, Mussolini rappelle tout le
monde à l’ordre : « Ces individus sont
dangereux et il faut leur en faire le procès
d’intention ».
Ces faits, ces vies écrasées, niées, dont
les jours ne sont que des fragments, se
sont perdus dans les mémoires et se
sont « dérobés au récit » possible. Et
pourtant, Thomas Heams-Ogus fait ce
récit.
Sans convoquer les bannières, les tribunaux internationaux, les grands témoins
et les idéologies, simplement une littérature au plus près des faits, des sentiments et des interstices historiques, il
évoque ce malheur silencieux des Chinois perdus dans un trou, assommés
par un soleil noir, jusqu’au jour de la libération. Elle aussi est un mystère.
Comment sont-ils partis ? Personne
n’est vraiment en mesure de le dire.
Une ombre succède à une ombre. Certains subissent les Allemands et à nouveau les camps, d’autres meurent,
d’autres disparaissent dans le décor.
Heams-Ogus s’emploie à restaurer la
fresque abîmée, capable de dire, un destin, une anecdote, un chemin, ce qu’il
sait du réel sans chercher à le forcer. Il
ouvre avec délicatesse une parenthèse. Il
évoque, en les respectant, les silences
entre les communautés et soudain la
magie, triste magie, de ce regard entre
ce Chinois et cette Italienne. « Le choc
de deux regards ». Il écrit : « Ils se confièrent la responsabilité de leurs visages, et
leur choix de ne pas s’éviter, d’accepter cet
instant désarmé. Dans ce moment sans
durée, face à face, ils se donnèrent leurs
blessures. Elle, ce frère parti ailleurs, en
émigrant pointillé, ce bloc d’absence. Lui,
sa détresse de souffrir loin ».
Serge Airoldi
CENT SEIZE CHINOIS ET QUELQUES
DE THOMAS HEAMS-OGUS
Seuil, 130 pages, 15 e
APRES L’ENFANCE
DE JULIE DOUARD
P.O.L, 324 pages, 19,50
e
Douard entre en littérature avec un roman
Jséeulie
au goût âpre, qui n’a rien à envier à la petite fulittéraire qu’avait été Truismes en son temps.
Dans les premières lignes, Etienne, le narrateur, raconte la scène de sa conception et de l’union des auteurs – alors futurs – de ses jours, un patron et son
obligée. Sans crier gare, on se retrouve donc dans
un vaudeville un peu noir, ou une histoire vraiment glauque, à la prose bien cirée, et dont le leitmotiv serait que la morale est une « affaire de petits
arrangements ». Ce livre n’a pas fini de nous dessaler, entre histoire d’amour et de dépucelage sur
fond de cabane à frites belge et de pièce de théâtre
sur des moines fornicateurs, et galerie de personnages tous plus burlesques les uns que les autres. Le
frère, glouton, la nourrice, perverse, la sœur, psychopathe, la prof, nymphomane. Entre autres. Récit d’initiation qui commence dans la joie et la férocité, le premier roman brillant de Julie Douard
retrouve pourtant bientôt des chemins bien tracés.
Ceux des récits joueurs du dix-huitième siècle, de
Candide à Jacques le Fataliste. De façon significative, l’organisation d’une représentation théâtrale
par une troupe de lycée est l’un des pivots narratifs
du roman. Le théâtre comme mise en abyme et
comme miroir aux alouettes permettant de nombreux « décrochages » narratifs, cela n’est pas nouveau. Notre appétit et notre curiosité, stimulés par
la douche écossaise du ton acide et bienfaisant du
début, s’en émoussent quelque peu.
Classique, l’écriture l’est également. Millimétrée
même. Des éléments, tels que les noms des personnages, apparaissent au détour d’une phrase, l’expression est dense, balancée, les adjectifs sont
idoines. Elle va de pair avec le découpage du livre
en courts chapitres, dont les titres donnent, à eux
seuls, ample matière à rêver et à « s’en raconter ».
Ils donnent au roman un tempo allègre qui permet
de conserver malgré tout l’attention du lecteur.
Agaçant, certainement. Prometteur, on le souhaite.
Chloé Brendlé
DES PLANS SUR LA MOQUETTE JACQUES SERENA
e passe avec elle une soirée intense. Avec bien
sûr son joli corps au goût aigre doux de yaourt
bulgare, mais pas seulement. Avec aussi ces
choses qu’elle dit. Il se trouve qu’elle a dû récemment, comme moi, comme des flopées
d’autres, passer devant un de ces tribunaux expéditifs d’aujourd’hui, avec ces pseudo-juges de proximité.
Nous comparons nos expériences, comment on ne nous a
pas laissé en placer une, leur ton systématiquement ironique. Et elle enchaîne. Pourquoi à l’origine l’homme a eu
besoin d’inventer quelque chose pour tenter de stopper
l’engrenage sans fin des vengeances. Calmer le jeu était
d’autant plus crucial que, comme on sait, le désir de vengeance, une fois déclenché chez un être, entraîne en lui des
changements corporels qui le disposent à l’assaut. Et cette
disposition violente ne se dissipe pas en deux temps trois
mouvements, il ne faut pas croire, c’est beaucoup plus long
à apaiser qu’à déclencher. Surtout, soit dit en passant,
quand chaque jour apporte de nouvelles raisons de péter
les plombs, bref. Le problème c’est que, une fois bien outré,
l’enragé risque de s’en prendre à n’importe quoi, n’importe
qui, un abribus, un fonctionnaire, des chaises. Ce qui pourra
faire désordre, sale, et même assez mauvais genre. Et l’usager moyen aura beau jeu de rabâcher, avec ses élus, que
ces rages sont déraisonnables. Pas tant parce que la rage
manquera de raisons, mais parce que celles-ci seront difficiles à alléguer devant des débris de chaises. A se demander si l’usager moyen et ses élus ignorent qu’une fois le désir de violence enclenché, il est terriblement difficile à
arrêter, et si l’objet de la rage est inatteignable, la rage aussitôt se trouve une cible de rechange, cible qui n’aura aucun
titre particulier à s’attirer ses gnons, sinon qu’elle sera bêtement là, à portée. Depuis Conrad Lorenz, on sait que ce tic
de se donner des salauds de rechange n’est pas notre lot
exclusif de pauvres bestioles humaines, il parle quelque part
d’un poisson qui, si on le prive de ses ennemis naturels, se
retourne et amoche salement sa propre famille. Un peu
comme nos copines, maintenant que j’y pense, celles qui,
n’osant pas dire à leur mère qu’elles ne veulent plus aller
tous les samedis au salon de thé avec elles, un beau soir
jettent nos habits par la fenêtre. Bref, m’a-t-elle encore dit,
pour en revenir à elle. Pour éviter l’enchaînement des vengeances, les sociétés primitives ont imaginé la justice rituelle, qui serait admise, reconnue et calmerait les deux parties.
C’était bien trouvé. Chaque camp choisissait ses champions, en avant pour le bourre-pif et que le meilleur gagne.
En pimentant l’affaire avec Dieu qui aurait voulu la victoire,
le tour était joué.
Ça nous semble un peu rudimentaire, aujourd’hui, voire
franchement risible, mais on débutait, tâtonnait. Et l’intérêt
pragmatique était flagrant : ce n’était déjà plus tant au coupable qu’on s’intéressait mais aux victimes non vengées.
Parce que c’était d’elles que venait le danger. Il fallait donner à ces victimes une satisfaction bien mesurée, qui calmerait leur désir de vengeance. Il ne s’agissait déjà pas
tant de juger du bien ou du mal, pas de balancer pour trouver le plus juste, il s’agissait déjà de préserver la sécurité
du groupe en coupant court à la vengeance. Au mieux, par
une conciliation, une sorte d’arrangement à l’amiable, au
pire, si on tenait absolument à cogner, que ce soit au
J
Une fois
enclenché
moins par une rencontre organisée de façon que la violence ne se propage pas. Une rencontre en champ clos, dans
des règles établies, entre adversaires déterminés. Un affrontement qu’on dirait une fois pour toutes. Perdant et gagnant devant admettre l’issue voulue par Dieu et basta. Déjà pas si mal, comme combine, pour un début. Sur la bonne
voie du système actuel. Le hic, parce que hic il y a, c’est
qu’il y a peut-être eu, au cours de l’évolution, un moment
où les tribunaux étaient des lieux où des êtres essayaient
de comprendre, de décider pour le mieux des parties et de
la paix sociale, et leurs décisions, même contraignantes,
pouvaient encore être acceptées. Tout s’est sans doute gâté avec ces pseudo-juges de proximité, quand aucun prévenu n’a plus pu comprendre des sentences grossièrement
iniques et inhumainement contraignantes. Quand on s’est
payé sa tête sans vergogne, quand on a doublé systématiquement sa peine s’il avait l’air de s’offusquer. Alors le désir de vengeance est revenu, plus fort que jamais. Quand
est devenu par trop flagrant que ces jugements n’avaient
plus comme but qu’écraser, démontrer qui était le plus fort
et capter au passage un maximum d’argent. Et là, elle me
regarde et je la regarde. Et nous découvrons nos airs d’irréconciliables.
LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010
31
CRITIQUE DOMAINE FRANÇAIS
Raison sociale
Dans un journal intime aux
allures de roman choral, Celia
Levi évoque les turpitudes
administratives d’un artiste
sans statut fixe.
écoupé en quatre chapitres
comme autant de saisons, Intermittences invite le lecteur à
suivre le marathon d’un jeune
artiste en quête d’une reconnaissance synonyme d’ouverture de droits – et donc
de temps alloué à la création. Chaque
saison apportera son lot d’illusions et de
déceptions. Des rôles de figurant au cachet mal payé jusqu’aux travaux de maçonnerie pour combler les fins de mois
difficiles, il n’y a qu’un pas. Le narrateur
finira par le franchir, dans l’espoir du
précieux sésame. L’intermittence prend
peu à peu la forme d’une obsession, sorte de Graal moderne pour un artiste qui
en fait progressivement son moulin moderne lui permettant de réaliser son
« grand œuvre ».
Avec réalisme, Celia Levi (auteur des
Insoumises, Tristram, 2009), dénude les
fils d’un système bâti sur la soumission
des plus démunis. Il en va ainsi, dès
l’ouverture du livre, pour ces figurants
condamnés à accepter les miettes des
acteurs : « il y a une hiérarchie. Nous ne
mangeons pas avec les acteurs, et surtout
nous ne mangeons pas la même chose. Ils
mangent des plats raffinés sous une tente
qu’on appelle “Barnum”, nous mangeons
des plats froids, comme de la salade de
surimi qui baigne dans de la mayonnaise
de dernière qualité. » C’est justement
l’envers d’un décor en carton-pâte que
nous donne à voir la romancière. La satire touche alors le monde de l’art de
plein fouet, dont on pointe l’iniquité
structurelle et l’autosuffisance jargonneuse : « Sur le plateau, ils ne parlent que
de films, enfin, ils parlent surtout des acteurs. Ils citent des noms comme s’ils tiraient à la mitraillette. Je ne connais aucun des comédiens dont ils parlent. C’est
drôle, ils ne parlent jamais du film en général. C’est un peu comme si pour analyser un tableau, on ne parlait que de la
couleur sans mentionner la composition
D
32 L E
MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010
ou le trait. » Ailleurs, il s’agit de pointer
du doigt l’impossibilité d’avoir des revendications sociales, sous peine d’être
remercié et de voir encore un peu plus
s’envoler le très convoité statut. À
moins d’être acteur ou, comme l’improbable Pauline – la compagne du
narrateur – de vivre aux crochets de parents à l’assise financière conséquente.
Ce dernier personnage « pourrait ne pas
travailler », comme le précise le narrateur. Mais elle fait ça par jeu, avant
d’arrêter pour une nouvelle lubie de la
même façon qu’elle mit fin à une carrière prometteuse de pianiste classique
pour la flûte à bec, « après avoir écouté
l’album Spirits de Keith Jarrett ».
Le roman est ainsi peuplé de personnages truculents, loufoques parfois,
mais toujours attachants car incarnant
un certain onirisme. On pourrait à ce
titre renvoyer aux amis marginaux de
Pauline. Une bande haute en couleur
vivant dans le salpêtre, où cohabitent
un géant, un dresseur de rats et un
borgne africain. De joyeux freaks chez
qui il reste une place pour Noël, lors de
festivités déridées où le protocole n’a
plus lieu d’être. Mais le poids du réel
est trop important, et le narrateur
semble peu à peu trouver une échappatoire dans des visions, des hallucinations qui se font de plus violentes à mesure que la fracture sociale se creuse.
L’intrusion progressive du fantastique
permet ainsi de dissoudre les différentes
strates d’objectivité et de diluer la solitude moderne, à l’image de la mère du
narrateur, noyée par les images projetées inlassablement par le téléviseur. Et
l’art de gagner en humanité, quand la
masse des procédures et autres formulaires révèle son absurdité. Le narrateur
opposera alors sa délicieuse folie poétique à ce monde sans queue ni tête. Là
où les autres constatent un incendie, le
peintre contemple la perfection chromatique. Il cherche l’Absolu, « l’imagination, le fantasme, mais cela doit être
caché derrière les orbites, dans le pli, l’interstice ». L’intermittence d’une vie prise au piège ?
Benoît Legemble
INTERMITTENCES DE CELIA LEVI
Tristram, 124 pages, 14 e
JARDIN D’HIVER
DE THIERRY DANCOURT
La Table ronde ; 169 pages., 17
e
ascal Labarthe, un écrivain documentaire
parisien, est venu à Royan, station balnéaire de la
P
côte atlantique un brin mélancolique, pour recueillir
des informations et s‘imprégner de la ville. Il y rencontre la belle et énigmatique Abigail, qui vit et travaille, seule, dans une grande demeure au milieu d’un
parc et de sa piscine ; là, « sur la surface verte et sombre, étale, pétrifiée, flottaient des lentilles d’eau et des
nénuphars, que survolait une libellule ». Mais Pascal
Labarthe tente aussi d’oublier la fugitive Helen, avec
laquelle il a connu une trop brève histoire d’amour.
Jardin d’hiver est un roman d’atmosphère, très modianesque dans ses motifs : l’importance accordée aux
décors, la nostalgie qu’ils inspirent et les murmures
de l’Histoire qu’ils permettent ; les personnages mystérieux, interlopes, parfois fuyants, et un narrateur
lui-même assez flou. Cette ressemblance avec
l’univers de Modiano est une qualité – les descriptions des lieux sont souvent belles. C’est aussi un peu
sa limite, le texte n’échappant pas toujours à une
forme de fadeur. D. D.
BACALAO
DE NICOLAS CANO
Arléa, 139 pages, 15 e
incent, « la quarantaine flasque », professeur de
V
français dans un lycée privé, a le coup de foudre
pour un de ses jeunes disciples. Au même moment,
et pour la première fois, il comprend « qu’il est en âge
d’être le père de chacun de ses élèves ». Tétanisé par son
désir et ses fantasmes, il reste, dans un premier
temps, comme en apesanteur, « cerné de frêles parenthèses ». Ses interrogations et ses atermoiements miment le questionnement précieux de La Princesse de
Clèves, qu’il fait étudier à sa classe. Le premier roman de Nicolas Cano et celui de Madame de Lafayette dialoguent alors dans un jeu de composition
subtil. Lorsque l’intrigue s’enflamme à l’occasion
d’un voyage à deux au Portugal, Nicolas Cano y
ajoute toute la problématique des névroses et de la
pulsion dans une langue charnelle et crue. Une
transposition moderne de l’éternelle question du désir, passionnelle et désespérée. F. M.
L’Homme ailé d’Odilon Redon
Scholem, acceptera d’entendre Loïc. Comme il acceptera, une fois reçu un « jeu de
photocopies » du fameux document de Nimier, de décrypter ses éléments mystiques,
spirituels et théologiques.
Texte augmenté dans le texte, la deuxième
et avant-dernière partie de Sols, n’est autre
que le fruit de l’analyse inconciliable menée, et par S.G., et par Loïc Rothman. Un
intellectuel-philosophe, conteur radiophonique, y fait le récit de son existence recluse
dans le Paris des années noires. Nos deux
érudits annotent et commentent ; Laurent
Cohen nous transforme en acrobates du
détour curieux de pénétrer les messages secrets de cet homme qui, parce que pour
beaucoup un singe et un anti-citoyen –
rappelons-nous que des concours sur le sort
à réserver aux Juifs étaient alors organisés –,
multiplie les identités. Logé clandestinement par un ami et sa sœur dès février
1940, lui, l’inconnu dont le combat, à l’aube sinistre du 14 juin, ne s’exprimait qu’à
travers l’étude du Talmud de Babylone, demandera à ce qu’on lui fournisse le « matériel de propagande ordinaire » : Le Pilori dirigé par Robert Pierret, la théorie de
Charles Maurras, les œuvres de l’abbé FlaÀ travers l’exégèse d’un document intriquant signes religieux et
vien Brenier. Pierret, Charles Maurras, Flavien Brenier et toutes les feuilles de chou
Occupation, Laurent Cohen livre un premier roman subtil en diable.
des antisémites notoires corroborant
l’énoncé de l’Eccléouffrant de neurasthénie et d’halde Sols change de point de Sols frappe par
siaste selon lequel la
lucinations visuelles, Loïc Rothvue narratif, comme pour
« supériorité de l’homman, historien-chercheur foursignifier l’inadéquation fon- l’originalité de
me sur l’animal est
voyé, met un terme à sa brève
damentale des récits de
nulle ».
l’usage des savoirs S’il
carrière professorale, ne s’accommodant
S.G. et de Loïc Rothman,
n’est pas sans rapplus de l’inexpressivité estudiantine. Après
le caractère à la fois inédit qu’il convoque.
peler l’écriture encyavoir fait une thèse de doctorat sur les afet improbable de leur
clopédique de Pierre
fiches de propagande pétainiste et s’être inconfrontation. Le 3 mars 2006, une fois sa
Senges, Sols frappe par l’originalité de l’usatéressé à la correspondance entre Céline et
conférence sur la mortalité angélique parge des savoirs qu’il convoque. De scolies en
l’agent de la collaboration française Fernand
achevée, S.G. est, à deux reprises, apostronotes de bas de page, la lecture est contide Brinon, il tente de soigner son « ataraxie
phé par l’archiviste qui évoque l’exécution
nuellement dévoyée, puis titillée par une
tombale » en rédigeant une histoire de la
du chef milicien Frège par le docteur heraccumulation croissante de références. Sébourgeoisie occupée. Une bourgeoisie parimaphrodite Liosa Roméro. Habitué à côraphins et démons ; Lilith (goinfre de spersienne avide de plaisirs qui ne voyait aucun
toyer de « grands obsédés d’alchimie, ésotéme d’adolescents) et l’Archange Métatron ;
inconvénient à ce que coït et mitraillettes
rismes, gnoses (ou) disciplines de l’arcane »,
reîtres de la « France vraie » et résistants ;
s’acoquinent. Un événement saillant va sencelui dont la passion est née le jour où un
sciences humaines et Kabbale ; sols (sept
siblement aiguiller ses investigations : la préveuf épileptique lui parla des Zatras – abociels séparant l’homme de l’infini) et soussence, à l’Institut Braque qu’il a réintégré en
rigènes dont les femmes « étaient censées désol (celui où sont terrés des disciples du
tant qu’archiviste, parmi la bibliothèque
féquer toutes sortes de créatures surnaturelles »
hassidisme), Walter Benjamin et Brasillach,
d’un certain Germain Nimier, psychiatre et
– avoue avoir été déconcerté par l’« étrangeetc. : Laurent Cohen oppose les contraires
ami de la résistance, d’un document histoté en coin » de Loïc. Cependant, parce qu’il
dans un roman où le sens même échappe à
rique où abondent mots d’araméen, versets
peut se prendre d’affection pour un épicier
toute prise définitive. Où l’Histoire flirte
bibliques, sceaux et diverses graphies. Dans
de la nuit originaire de Tunisie et qu’il rêve
avec la folie. Et où l’homme, fût-il à l’imal’une des nombreuses librairies catholiques
d’une « communauté curieusement cimentée
ge de Job ou de Loïc, emporte jusque dans
du 6e arrondissement de Paris, bien que
par la dissemblance », S.G. ne saurait refuser
la révolte et le sommeil de la raison le secret
tout en lui « répugne au numineux », l’anle confort de son salon à l’intrépide histodes forces antagonistes qui le minent et
nonce d’un colloque intitulé « L’âme et le
rien. Quand bien même la connaissance
l’animent.
temps » l’invite à forcer la rencontre d’un
aurait longtemps été « fille de la dévotion »,
Jérôme Goude
spécialiste de l’angéologie.
et l’angéologie plus soucieuse d’altérité,
SOLS DE LAURENT COHEN
D’un chapitre à l’autre, la première partie
notre théologien, lecteur avisé de Gershom
Actes Sud, 165 pages, 18,80 e
La chute de l’ange
S
LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010
33
DR
ENTRETIEN ALAIN FLEISCHER
Roman de toutes les
contrefaçons et fable
mutine, Imitation
d’Alain Fleischer brise
les vieux miroirs
aveuglants d’une société
contemporaine en proie
à l’identification
de masse.
La singerie collective
fin de parfaire ses recherches sur un phénomène
qui menace paroles et désir d’extinction, un jeune
universitaire, Anton, renonce à ses congés d’été auprès de Lucia en acceptant un poste de gardien
dans une maison de maître. Aux confins de la Mitteleuropa, chez le mystérieux comte Spiegel, veuf
dont la bibliothèque regorge, entre autres, d’ouvrages consacrés
aux « animaux imitateurs et aux imitateurs humains des animaux ».
Sur les conseils éclairants de Josef Kalman, professeur à la retraite
qui dispense encore son savoir dans le mouvement de bascule
d’un rocking-chair, Anton s’adonne à l’étude du face-à-face entre
la Révolution française et l’histoire de la destruction du peuple
juif. Parce que la « fiction peut prendre la place des faits réels et de
leur analyse, en direction d’une même vérité mais par d’autres
voies », Anton crée, du moins est-il tenté de le croire, la figure
d’un mime précoce, sa fabuleuse destinée. Ce pour, de façon allégorique, cerner en quoi tout ce qui fait frémir l’époque contemporaine – l’hystérie des golden boys, la béatitude des aficionados
du ballon rond, les viols collectifs, les grèves d’ouvriers, etc. – relève d’une espèce de réflexe généralisé d’imitation.
En conjuguant sérieux et farcesque, Alain Fleischer, dont l’écriture est d’une fluidité rythmique, offre aux lecteurs un véritable
trompe-l’œil romanesque. Un trompe-l’œil sur les pages blanches
duquel l’apparition-disparition de Nell, a priori sœur jumelle de
Lucia et initiatrice des plaisirs inédits d’Anton, ne pourrait être
que le miroitement d’une autre présence à soi-même. Où un personnage issu d’un conte universitaire aurait la possibilité inouïe
de passer de la fiction dans le réel politique et où la répétition
A
34 L E
MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010
d’un quintette ne serait qu’une vraie création musicale. À deux
pas du Centre Pompidou, monument décrié du fait peut-être de
sa non-conformité à l’esprit haussmannien, stature imposante et
regard d’Argus, Alain Fleischer, après avoir déposé sur la table du
café un exemplaire de Gauguin dans la maison du Jouir (éd. du
Huitième Jour, 2010), libère une parole où perce un savant mélange de grave lucidité et d’émerveillement enfantin.
Pour quelles raisons votre nouveau roman repose-t-il sur
une réflexion phénoménologique du processus d’imitation ?
Disons que ça renvoie à ce sentiment persistant selon lequel la société en général, aussi bien des êtres particuliers que je peux observer que ce que je perçois du monde à travers la presse, la télévision, vit dans une sorte d’imitation continue. Et que même les
sentiments a priori les plus forts, comme le malheur et le bonheur, peuvent être imités. Certains fondent une famille, font des
enfants, vivant dans l’imitation d’une image stéréotypée du bonheur familial. Lors de la victoire de l’équipe de France de football
en 1998, je me suis, fort heureusement, senti exclu du « On a gagné ». Ce « on » collectif est effrayant. Qu’est-ce qu’ « on » a gagné ? Cette démonstration de joie m’a fait penser à des manifestations dont les causes semblaient être plus sérieuses, comme la
libération de Paris. J’imagine la liesse populaire alors, même si
l’euphorie ne pouvait pas être tout à fait pure. Pour des raisons
personnelles, dont je reconnais qu’elles ne concernent pas forcément tout le monde, je vois dans l’Holocauste, quelque chose
d’irréversible, qui fausse tout, l’histoire, le bonheur absolu… le
malheur même.
Une contrefaçon dont les origines remonteraient, selon les
thèses du professeur Josef Kalman, à la Révolution française.
Oui, la France, pour des raisons qui tiennent autant à la géographie – elle est la pointe du continent la plus avancée vers l’ouest –
qu’aux événements historiques, s’est érigée en modèle. La Révolution française étant en effet, à mon sens, l’événement qui crée le
prototype des révolutions ultérieures. Toutes (la prise de pouvoir
des Ayatollahs en Iran, la révolution cubaine, la révolution chinoise, etc.) sont des imitations de ce qui dans l’âme des Français
est un motif à la fois de fierté et de mélancolie en ce sens que Paris a été tout ensemble le théâtre de la fin des privilèges accordés à
la noblesse, au clergé, et celui du massacre d’hommes et de
femmes coupables d’être nés de sang noble. À partir du 14 juillet
1789, l’imitation commence. Les bourgeois enrichis ne singeront-ils pas les anciens aristocrates ? Aujourd’hui, l’Élysée n’est-il
pas une cour ?
Diriez-vous que l’« Histoire de Mimmo », mise en abyme
du fruit des recherches originales d’Anton, agit contre cette
inclinaison maladive au Même ?
En fait, j’ai commencé à écrire Imitation à partir du narrateur
Anton et de sa relation avec Josef Kalman, son professeur, et je
me suis très vite rendu compte que ce n’était pas tout à fait cela
que je voulais faire. Il fallait que je sauve un autre livre. L’autre
livre possible est l’ « Histoire de Mimmo ». Histoire qui semble
initialement ne relever que de l’imaginaire, alors qu’au final une
confluence entre la fabula et la réalité complique sensiblement les
choses. Anton n’imite donc apparemment personne. Il n’imite
pas, c’est sûr, les modèles connus des thèses universitaires. Il s’en
démarque probablement parce qu’il serait à l’étroit dans les règles
d’un travail universitaire classique. Il s’émancipe de ces
contraintes et de ces limites dans cette forme qui est la plus ouverte de toutes qui est celle de la fiction.
En dehors des chapitres consacrés à l’« Histoire de
Mimmo », Imitation est composé de carnets dont la somme
des sous-titres renvoie au cycle des saisons. Serait-ce un clin
d’œil formel au thème central de votre roman ?
Tout ça n’est pas prémédité. Je suis incapable de projeter dans
une espèce d’irréalité d’avant l’écriture le plan d’un livre. C’est le
travail de l’écriture qui m’amène les personnages, me fait découvrir les situations, la temporalité. Il y a probablement en moi une
structure mentale récurrente qui fait que même si je ne l’ai pas
prévu, c’est comme ça que ça se structure. Je suis sans doute obsédé par certains aspects formels. J’ai été l’élève de Barthes, de
Greimas et de Lévi-Strauss. J’ai fait partie de ces générations
d’étudiants fascinés par le structuralisme, par les sciences humaines et la linguistique. J’ai même pensé faire une carrière universitaire, mais s’est imposé à moi un impératif plus important
qui était celui d’être un écrivain, un cinéaste. Je pense pourtant
que je n’ai jamais abandonné cette formation. En littérature, je
m’aventure donc sans aucune idée préconçue de la forme. Parfois, j’ai l’impression que ça va être succinct et je me retrouve
avec un texte de 500 pages.
Vous voyez, quand j’ai écrit L’Amant en culottes courtes, je me
suis dit que ce serait une petite anecdote, un petit souvenir
d’adolescence, qu’il n’y avait pas là matière à en faire un gros
livre. Or, en écrivant, j’ai redécouvert une quantité de choses que
je ne savais pas avoir été conservée par ma mémoire. C’est incroyable, j’étais en mesure de résumer cette histoire d’adolescence en quelques mots, tout en ignorant à quel point, si je m’y penchais vraiment, je pouvais y retrouver un luxe de détails, de
personnages et de lieux.
Le début de l’intrigue d’Imitation est situé entre les « limites orientales de la puszta et les montagnes de Bihor, en
Europe centrale, un espace géographique qui hante l’essentiel de vos textes…
Il m’arrive de souhaiter situer un roman à Paris, ou ailleurs. Et
bien, chaque fois ça ne prend pas, me rebute. Je n’y crois pas.
Or, dès que je décide de le déplacer en Europe centrale, ça
marche instantanément ! L’Europe centrale est le lieu de mes origines. Je suis né en France en 1944, mais ce lieu a toujours été
présent, comme une profondeur de champ. Soit à travers les
nombreuses évocations de mon père quand il me parlait de sa
jeunesse, soit dans son accent et celui de sa sœur, les deux seuls
survivants de la famille. J’ai mis du temps à découvrir la Hongrie. Mes parents ne m’y ont emmené qu’en 1957 ; j’avais 13
ans. Là, dans ce pays où j’aurais dû avoir de la famille, j’ai commencé à chercher des fantômes, des spectres, et n’ai jamais vraiment cessé d’en chercher. Je me rends compte que je dois beaucoup à cette partie du monde qui me fascine et qui suscite chez
moi une grande mélancolie. Quand je vais en Hongrie, ou en
Bohème, je retrouve bien sur des lieux, la plaine du Danube, les
forêts, la puszta, mais non le monde juif d’Europe centrale que le
peuple allemand a exterminé.
Justement, un chapitre établit une liste vertigineuse de
chiffres et de toponymes inhérents à l’histoire de la Shoah,
à peu près sept pages…
À dire vrai, j’ai dû réduire un peu ce passage. J’avais davantage de
chiffres. Tout d’un coup, je me suis dit que ça devenait une chose
un peu bizarre d’entrer dans un tel décompte réaliste. Ce qui m’a
permis d’en venir à ce dénombrement, c’est la bibliothèque. La
bibliothèque du comte Spiegel est l’espace où l’on trouve les
écrits les plus fantaisistes, les fictions les plus échevelées, et, en
même temps, la mémoire précise, souvent terrible, de ce qui a été
consigné. Il y a là un effet volontaire de réel qui m’a semblé nécessaire au vu de la partie lyrique d’Imitation, celle qui convoque
des spectres, des personnages dont on ignore qui ils sont, mais
qui hantent des lieux qui sont bien ceux d’une tragédie réelle.
Lyrique et étrangement inquiétant : un chemin censé
conduire Anton à la maison du comte Spiegel ne « se matérialise point par une voie qu’il tracerait sur le sol ». N’y a-til pas là une dimension proprement kafkaïenne ?
Kafka est certainement l’auteur qui m’a le plus influencé. J’ai
pour lui une affection étrange. J’ai l’impression de l’avoir réellement connu. Mon père et mes oncles, quand je revois des photos,
avaient quelque chose de lui physiquement : noirauds, de gros
sourcils, les yeux clairs… Je suis très sensible à sa littérature, comme à l’essentiel de la littérature tchèque et hongroise. Et j’estime
aussi tout particulièrement un de ses contemporains : l’auteur juif
praguois Hermann Ungar dont Ombres Blanches a republié certaines œuvres. Je suis tombé sur l’édition originale d’Enfants et
meurtriers dans un marché aux puces, par hasard. Le titre m’a
plu. Je l’ai lu et me souviens l’avoir immédiatement conseillé à
Hervé Guibert et Mathieu Lindon. C’est Guibert qui, ensuite, en
a parlé à Christian Thorel qui a lui-même fait des recherches en
vue d’une réédition.
Le comte Spiegel (le miroir en allemand) n’est-il pas lui
aussi secrète mystification, pure surface réfléchissante ?
Spiegel est en effet un personnage-surface dans lequel l’autre se
regarde. Son existence est douteuse, de même qu’est douteuse celle de la sœur jumelle de Lucia, Nell. J’ai veillé à ce que deux lectures du texte soient préservées : soit il y a effectivement deux
LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010
35
ENTRETIEN ALAIN FLEISCHER
jeunes femmes, soit l’une n’est que le dédoublement fantasmatique, ostensiblement altéré, de l’autre.
En effet, avec l’une Anton connaît l’amour, avec l’autre la
jouissance sexuelle. Quels sens donnez-vous à l’érotisme furibond qui travaille Imitation et, plus généralement, votre
prose ?
Mon personnage masculin se révèle systématiquement dans une
relation érotique avec une ou – parce que le couple est une chose
essentielle, mais qu’il constitue une sorte d’enfermement dont
seul un élément tiers, et plus précisément un troisième personnage, autorise l’ouverture ou
l’éclatement ou la reconfigura« Je suis assez vite en
tion –, plusieurs femmes. Je suis
assez vite en manque de scènes
manque de scènes
érotiques quand j’écris, simplement parce que l’économie libiérotiques quand j’écris,
dinale est au centre de tout et
parce que l’économie
inscrit chacun des protagonistes
dans la temporalité. Voilà pourlibidinale inscrit chacun
quoi Prolongations se referme
sur une sorte de coït permanent
des protagonistes dans
qui maintient le personnage en
vie. Hors de cette conjonction
la temporalité. »
avec un autre corps, il meurt.
Toutefois, je suis réfractaire à ce
qu’est trop souvent l’érotisme
en littérature contemporaine. Érotisme qui consiste à recourir à
un vocabulaire volontairement outrancier, soumis à une désignation triviale des organes ou des actions qui ne fait bander personne. Je trouve beaucoup plus forte, saisissante, troublante, l’exploration de l’érotisme à travers l’exploration de la langue. L’année
dernière, à la demande d’Atlas, une association des traducteurs
littéraires, j’ai fait une conférence inaugurale sur le thème « Traduire Éros ». J’avais intitulé mon propos « Pour un Éros grammairien ». Peu sensible à l’hypocrite distinction entre pornographie et érotisme, j’ai cependant besoin que la chose sexuelle ne
soit pas de l’ordre du lexique, mais de l’ordre de la syntaxe.
Si la sexualité autorise l’écart, à la fin de votre roman, la
musique introduit, par l’entremise d’une répétition du
Quintette en do de Schubert, de l’inimitable. Pourquoi
avez-vous choisi ce morceau ?
Au moment où j’étais en train d’écrire la fin d’Imitation, où je
tournais autour du pot, j’ai ouvert la radio, et qu’entends-je ? Une
interprétation de ce Quintette en do de Schubert. Instantanément,
je m’interromps, me tiens debout face au poste sans plus bouger
jusqu’à la fin, bouleversé… Je cherchais quelque chose de cet acabit, né de rien, dont on ne comprend pas comment c’est apparu
dans le cerveau de quelqu’un : une invention qui réponde à l’imitation.
Spiegel, mais aussi Fleischman (la chair), Lucia (la lumière)
et Nell (Petronella, l’éclat du soleil), chez vous les noms
propres excèdent la simple désignation d’un personnage…
Les noms, c’est étrange que vous m’en parliez, personne ne les re36 L E
MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010
marque jamais. Voilà une chose très importante pour moi. J’ai du
mal à donner des noms qui seraient gratuits. Ce choix est décisif.
Et c’est vrai que j’y porte un certain soin. Je ne cherche pas à
maîtriser ça, je ne fais pas de recherches spécifiques. Seulement
j’aime tisser un système de relations à l’intérieur du texte. Dans
Imitation, certains noms signifient, comme Fleischman ou Spiegel qui, comme vous le suggériez tout à l’heure, en allemand, renvoie au miroir ; d’autres ont à mon oreille un réel pouvoir d’évocation qui ne fonctionne peut-être pas dans toutes les langues. Je
pense qu’un nom de famille, voire l’ensemble, nom et prénom,
est déjà un début de roman. Ce qui m’a longtemps frappé, et me
frappe aujourd’hui encore, c’est le génie de Marguerite Duras. Au
moyen de deux, trois mots, Anne-Marie Stretter, Lola Valérie
Stein ou l’ex-vice-consul de France à Lahore, Duras fait récit. À
travers La Nuit sans Stella, j’ai développé une petite théorie sur les
noms et les physionomies, tout ensemble variés et limités. Ce qui
est drôle et m’interpelle, me sidère, c’est que des gens portent des
noms dont la signification est intrinsèquement liée à ce qu’ils
sont, paraissent : le chorégraphe Marius Petipa (rires).
À la page 91 de L’Empreinte et le tremblement, vous dites que
vous écrivez tous vos livres en les dictant à votre compagne.
Avez-vous eu recours à cette méthode pour Imitation?
Oui, j’ai expérimenté cette technique il y a maintenant quinze ans
pour La Nuit sans Stella, un livre qui devait accompagner une exposition que je faisais en Arles pendant les Rencontres de la photographie. Je n’avais alors pas pris conscience que celui-ci devait
être livré avant l’exposition. Un jour, je reçois un coup de fil des
éditions Actes Sud m’invitant à rendre mon texte dans les 48
heures. Je n’avais pas écrit un mot. C’est à ce moment-là que Danielle, ma compagne, m’a proposé que je lui dicte pour aller plus
vite. J’ai tout de suite répondu que ça me semblait tout à fait impossible, que je ne pouvais pas imaginer d’écrire en présence de
quelqu’un, qui plus est la personne la plus intime pour moi. Et
puis je me suis quand même laissé aller. Ça a été immédiatement
fascinant d’écrire sans inscrire, de libérer totalement le corps du
travail de l’écriture. Car l’écriture est aussi physique : la main travaille, le bras, le dos, l’œil, tout le temps. Il y a une attention à
l’inscription, aux fautes de frappe. L’écriture peut être ralentie,
voire parasitée, empêchée. La dictée est une sorte de profération
dans un espace sans résistance. Il suffit de garder en mémoire la
trame, aussi longue soit-elle. Et je me suis rendu compte que même si je dicte des phrases qui courent sur deux pages, à chaque
moment, je sais où j’en suis de la syntaxe, de la ponctuation et du
rythme. C’est un idéal d’écriture qui rétablit cette priorité musicale de la langue. Puis arrive un moment où j’ai besoin de voir. Je
peux comparer ce processus à la photographie argentique. Le texte
se révèle de la même manière qu’une photo, à savoir après sa saisie. Chaque livre est une prise de vue, une prise de texte.
J’aime citer Sartre qui, quand un journaliste lui dit qu’il pourra
continuer à écrire en dictant au moment où il devient aveugle, lui
rétorque que le style se regarde. Pour moi, il s’entend, puis se regarde.
Propos recueillis par Jérôme Goude
IMITATION D’ALAIN FLEISCHER, Actes Sud, 343 pages, 22 e
CRITIQUE DOMAINE FRANÇAIS
Par-delà l’arc-en-ciel
Hommage à la littérature
et au cinéma nord-américains,
le premier roman, initiatique,
de Lionel Salaün pétille
de fraîcheur.
i les merveilleuses aventures de
Tom Sawyer et d’Huckleberry
Finn, cent trente ans plus tard,
suscitaient une suite, cet ouvrage pourrait y prétendre. Billy, le héros de 13 ans, issu d’une famille de paysans, vit à Standford, village de
rednecks, ploucs butés, cupides, repliés
sur eux-mêmes. « Non, par étrangers,
j’entends des types de l’autre rive du Mississippi, sans même aller jusqu’à l’Iowa ou
l’Illinois, des gars d’un autre comté, des
gens pas comme nous, des gens d’ailleurs,
des étrangers, quoi ! » Le fleuve fait palpiter le cœur du jeune garçon. Il y flâne
des journées entières, pêche, s’y
construit.
De même, si Cimino et Coppola envisageaient d’illustrer un nouvel épisode
de Voyage au bout de l’enfer et d’Apocalypse Now, ce roman pourrait suggérer
un scénario très cinématographique
dans son approche, ses descriptions.
D’emblée, la qualité de l’écriture surprend, à la fois par sa dimension didactique, sa volonté de rendre compte au
plus près d’événements, anecdotes, références culturelles, historiques ainsi que
par sa propension à la contemplation,
l’énonciation du flou, du fugace, du
merveilleux. La qualité des images
émeut, le grain des mots itou. Les chapitres semblent alterner les contrastes :
netteté maximale, solarisation, hyperréalisme, miroitements des eaux, panoramiques, irisations de la lumière, plans
américains, fondus presqu’enchaînés.
Du Vietnam, certains reviendront,
d’autres jamais. Jim Lamar, un jeune
du village, y est bien parti. Le conflit
terminé, les mois, les années s’égrènent,
Jim tarde à rentrer. Ses parents meurent, sa ferme pillée, peu à peu, par le
bon voisinage se retrouve à l’abandon.
Il ne reste que quelques arpents de
terres qui suscitent encore l’avidité. Patatras ! Treize ans après la fin du conflit,
un inconnu occupe la propriété. Un in-
S
dividu fantomatique que personne ne
voit jamais s’oppose sans le vouloir à
une communauté saturée de valeurs
corrompues. Nous sommes bien dans
un western. Le nouveau venu n’est
autre que le fils prodige. Après avoir
connu l’enfer, il s’est donné du temps
pour voir le monde, l’aimer, le comprendre. Le droit devrait être avec lui,
le soutenir. Mais qu’est-ce le droit face
à la haine, l’effrayante bêtise, une société monstrueusement humaine ?
Accidentellement, Jim secourt Billy. Les
deux êtres s’apprivoisent. Ils ont en
commun des souvenirs d’enfance, le
goût de la solitude et le Mississippi. Un
temps, Billy naviguera d’un univers à
l’autre. Sera même chargé d’espionner
l’ancien G.I. Mais les manières, les silences, les mots, la liberté de ce dernier
le séduisent. Commence une lente initiation au sensible, au sentimental, à
l’introspectif. Le garçon découvre l’existence d’autres musiques que la country,
d’abord le blues, puis toute l’explosion
sonore des années soixante-dix. Ensuite
la poésie, l’ouverture au monde, le respect des autres. En parallèle, Jim raconte
comment il a pu suivre le même chemin
dans l’horreur de la guerre. Grâce à
l’amitié d’êtres fort différents au niveau
de la couleur de la peau, des idées, des
rêves, il a pu tenir le coup. Tous ses
amis mourront au combat. À son retour,
une autre Amérique l’attend. Un pays
nouveau, embrasé par une révolution
culturelle. Il endossera le destin d’un
autre, entamera des études, découvrira
de vastes horizons. Ce changement, le
désir d’être soi-même, il l’insufflera à
Billy qui à son tour s’extraira de son milieu, pour devenir un homme libre.
« De la Californie de Chet déferlait sur
nous un vent de liberté. Nous l’écoutions
avec avidité. Et quand il évoquait des auteurs dont nous ignorions jusqu’à l’existence, ces Steinbeck, Kerouac, London, Fitzgerald qui ne représentait rien pour nous,
dont on se fichait comme d’une guigne,
alors on se prenait à rêver de les connaître
tant il y avait de la flamme dans sa voix et
des étincelles dans ses yeux. »
Dominique Aussenac
LE RETOUR DE JIM LAMAR
DE LIONEL SALAÜN
Liana Levi, 232 pages, 17 e
L’ITALIE SI J’Y SUIS
DE PHILIPPE FUSARO
La Fosse aux ours, 173 pages, 17
e
out commence par une pluie de vêtements jeT
tés d’un immeuble par une femme en colère.
Au pied du bâtiment, recevant l’averse sèche, Sandro s’offre au courroux multicolore. L’orage a toutefois fini par se calmer : « Elle m’a dit, tout bas, je
crois que je ne t’aime plus et moi, terrassé, je la console. » Dehors, le soleil brille, c’est l’été, et Sandro
qui a un fils, Marino, s’embarque pour un long
voyage plein d’imprévus qui lui fait traverser l’Italie. Le célibataire y retrouve ses racines et une Italie
mythifiée, peuplée de poètes (Sandro Penna), de
cinéastes (Rossellini) et de chanteurs aux accents
rétros (Vinicio Capossela, Domenico Modugno).
Ce sont d’ailleurs des vers de Sandro Penna qui lui
inspirent son errance : « Et moi je ne me souviens
plus qui je suis ». Réponse il faudra trouver, car
Marino attend de ce père qu’il assume sa place et
abandonne sa tristesse. L’enfant « boit les paroles de
son père, perdu, beau et mélancolique, qui fume cigarette sur cigarette dans le noir qu’il s’est créé derrière
ses lunettes ». L’adulte, lui, « devine l’homme qu’il
sera un jour. Son regard est d’eau. Ses préoccupations
ne sont pas celles d’un enfant ». Dolores, une autostoppeuse insouciante, vient introduire une douce
fantaisie dans ce duo de « francesini », de petits
Français en transit.
À la fois intimiste et exubérant, profond et drôle,
le roman de Philippe Fusaro poursuit une quête
commencée dès ses premiers livres, et qui passe
notamment par Le Colosse d’argile et Palermo Solo :
celle d’une Italie nostalgique, teintée d’une saudade méditerranéenne. Il y a les parfums, les accents,
les villes d’histoires, les plages de sable fin, les
chansons à la fin des repas, des personnages à part
entière. Des images de carte postale, sur lesquelles
s’appuient les personnages pour transcender leurs
incertitudes. Dans les rues de Rome « oubliées du
vent ». Le voyage de Sandro s’achève sur l’île de
Stromboli, dans un décor en sfumato où le héros
du quotidien a peut-être trouvé sa réponse : « Viscéralement, je suis cet homme d’ailleurs. »
Franck Mannoni
LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010
37
Franck,
en boucles
© Francesca Mantovani
CRITIQUE DOMAINE FRANÇAIS
Des trajets reconstitués, des attentes
revécues, des sentiments retrouvés.
Un roman de réconciliation, puissant
et poétique, d’Anne Savelli.
n connaît son prénom dès le titre, mais
Autre parcours, la vie de Franck elle-même. L’encelui-ci n’apparaît que tardivement, arfance (Pas-de-Calais, courses à marée basse sur la
ticulé avec difficulté par son père qui le
plage de Grand-Fort-Philippe avec ses frères, dont
déclare en mairie de Boulogne-sur-Mer
il apprendra plus tard qu’ils ne le sont pas en mêle 6 juin 1968. Car le récit débute à une autre
me temps qu’il saura son véritable nom), l’adolesépoque, à Paris métro Château-Landon, fin des
cence (Paris, premier travail en boulangerie). Puis
années quatre-vingt-dix, où Franck, allongé dans
le début des ennuis, le sentiment d’injustice défiun appartement, semble insensible au bruit des
nitivement installé, celui aussi de n’être désiré
trains de la Gare de l’Est juste au-dessous. Non.
nulle part, tout comme la bande de squatters à laLe récit commence quinze ans
quelle il s’attachera. Un inplus tôt, Gare du Nord, où « trois Le portrait
désirable, on le lui fera sentir
ou quatre corps jeunes, courbés, de
à sa sortie de prison, où seuls
biais (…) attendent le vent », ac- d’un indésirable. des stages et non un vrai tracompagnés de chiens, de rats peutvail lui seront proposés. Des
être, habillés de pointes et de clous, fantômes clijournées à traîner dans les halls de gare, puis la lisquetants faisant à peine la manche, oscillant du
te des maisons d’arrêt, les récidives, les bagarres,
squat à cette gare alors non rénovée, pleine de
les disparitions… Un être qui ne tient pas en pla« suie et de crasse »…
ce, sait-il faire autrement ? Elle, elle ne sait plus
Tout le livre procède ainsi, par alternance de lieux
trop quand sa trajectoire a réellement croisé la
et d’époques, en boucles. Des litanies de stations
sienne, mais un jour, c’est assez, elle ne reviendra
(Jourdain, Oberkampf, Pernety, Gare du Nord…)
pas vers lui. « Fini, perdu de vue. »
de villes (Fleury-Mérogis, Béthune, Gravelines,
Ce livre, certes, restitue la vie des squatters, le rapLoos-les-Lille…), parfois de rues. Autant de jalons
port à l’administration pénitentiaire, le désarroi
apparemment désordonnés qui reconstituent pludes proches, la cruauté des villes, la difficulté à
sieurs parcours. Ceux d’abord que la narratrice a
sortir de l’errance… Il est aussi une réflexion sur
effectués pour visiter Franck en prison : des heures
l’écriture et sur la lecture, qu’il serait trop long de
de transport pour des parloirs d’à peine une demidévelopper ici (signalons juste que tout le texte
heure où parfois rien ne se disait entre eux (ont-ils
porte la trace d’Un homme qui dort de Perec).
même jamais exprimé d’amour ?). Des étapes pour
Mais Franck est, avant tout, un roman de reconsse souvenir, car la narratrice reprend chaque lieu,
truction (de réhabilitation ?), à partir de souvenirs,
chaque heure, chaque parcours, chaque modeste
de photos, d’agendas, de listes, d’horaires… que
appartement où elle a vécu, toujours en hauteur,
l’auteure assemble en une prose poétique qui amfenêtres ouvertes sur la ville, le ciel et les bruits.
plifie le travail déjà à l’œuvre dans son premier
Une mémoire parfois confuse qu’elle essaye de délivre, Fenêtres, Open space (éd. Le mot et le reste).
mêler en retraversant les salles de pas perdus, en
Portée par une langue qui happe le lecteur dès
reprenant le train, en s’interrogeant sans cesse :
l’ouverture, Anne Savelli impose une voix, un
« Où installer Longueau, dont l’écho des syllabes rérythme. Sous sa plume, Franck, cet être fuyant,
sonne encore dans la gare, dans la mémoire encore
insaisissable, finit par imposer sa présence.
(…) ? » Le temps, celui des attentes, celui des
Pascal Jourdana
souvenirs, est impossible à évaluer, mais elle s’obsFRANCK D’ANNE SAVELLI
tine. « Impossible de savoir si ça vaut le coup (…) s’il
Stock, « La Forêt », 304 pages, 19 e
vaut quelque chose ou ne vaut rien, ce temps, et jusqu’où il peut s’étirer ».
O
38 L E
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HALTE À YALTA
D’EMMANUEL RUBEN
Jbz & Cie, 235 pages, 19
e
M
onter à bord du Transsibérien, pour
Sébastopol, et échouer en route à
Yalta, en compagnie d'un jeune Tatar.
Mais pas n'importe quel Tatar ! Celui-là,
tunique blanche et pantalon bouffant rouge sang, va réveiller les inclinaisons picturales du narrateur, un psychiatre en déroute, doté d'une jambe valide et d'une
attirance irrésistible pour les trains russes
et la mer Noire. « Non, ce qui me fascine
dans ce Levant d'Europe (…), c'est une impression de bric-à-brac permanent, (…), ce
que d'autres, qui la croient une et momifiable, appellent une âme… » Carnet de
voyage ou essai ? Ce premier roman d'Emmanuel Ruben fait l'effet d'une eau vive,
insaisissable, tant sa langue emprunte
toutes les trouées, et multiplie les perspectives. Sa richesse lexicale, sa structure vagabonde – où se mêlent indistinctement dialogues et récit – sonne comme une langue
oubliée, un lointain écho du verbe des Lumières mâtiné de collages surréalistes. Cette écriture d'entrelacs laisse pénétrer dans
le wagon du Transsibérien toutes les Russies, – le rabbin biélorusse Kaspoutine, le
colonel ukrainien Kabaniouk – et
construit à vue d'œil un personnage littéraire et romanesque en la personne du Tatar. « Ce qui m'avait aimanté dès le début à
ce gosse inconnu, c'était précisément ce qui
m'inquiétait chez lui, ce que d'autres que
moi sans doute avaient fui, et qui le rendait
lui-même fugitif, indessinable. » Le narrateur prend sa voix, tente de le biffer, de le
croquer dans son carnet, l'embarque à Yalta, où le portrait se fait et se défait, toujours en mouvement, toujours vivant, lui
échappe. « Quand je repense le soir à ce regard, il me galope, bride abattue, les rêves à
vif, et ma mémoire en est comme cinglée. » Il
incarnera jusqu'au bout le voyage, et une
Russie fantasmée. « J'avais beau revenir de
Vladivostok, avoir passé une nuit sur
l'Amour, une autre sur le Baïkal, dans mon
petit Transsibérien, sur mes banquettes
douillettes, je n'avais fait qu'explorer une
Russie in vitro. »
Virginie Mailles Viard
Cadavres exquis
la perversion, Robert Alexis
explose les canons de la
morale et la pensée unifiante
à travers six variations sur
le thème de l’identité.
es surréalistes ont, les premiers,
expérimenté ce jeu consistant à
composer une phrase à plusieurs
sans qu’aucun ne puisse tenir
compte de la contribution de l’autre.
L’architecture globale de Nora, le sixième roman de Robert Alexis, se conçoit
également dans le morcellement et la
multplicité. Si le fil conducteur du livre
reste la conversation conteuse entretenue entre Nora et son hôte, parmi les
ruines centenaires du château d’Orsanne, il s’agit d’un prétexte à un enchâssement des récits comme étrangers les
uns aux autres – et qui tous pourtant se
complètent.
Ce « JE, plaisanterie grammaticale » de
Klossowski, qu’Alexis a pris soin de placer en exergue au roman, renseigne le
lecteur sur la nature profonde de
l’œuvre. Il s’agit de sonder l’être dans
toute sa complexité. Dans ce contexte,
le narrateur prend soin de saper le
mythe de l’identité sexuelle et ses catégories figées. Tout dans Nora concorde
vers la déviance, précisément pour arriver à poser la question de la norme.
Quid, ainsi, de cette femme dont la
mère intrusive et fusionnelle « formait
un obstacle entre le monde » et elle ? Partant de cette situation banale, Alexis
donne à voir un être dont l’accès à la féminité ne pourra se faire que de façon
biaisée. Il montrera comment, peu à
peu, son personnage se laissera emporté
par ces « monstres lubriques » qui peuplent son imaginaire. L’ensemble des
différents textes évoque ainsi une métamorphose. Ici, c’est la découverte de la
sexualité maternelle qui est à l’origine
de la révélation pour la fille. Dès lors,
les carcans de la monogamie et de l’obscénité seront très vite rompus, au profit
d’une mise en scène voyeuriste. Après,
il est juste question d’une pente naturelle, nous dit le narrateur, qui mène à
L
un total abandon de soi. L’ancien professeur se mue progressivement en prostituée – un pur objet – fabuleux réceptacle des fantasmes humains. Si la
volonté abdique, c’est que l’interdit appelle une transgression inévitable.
L’érotisme s’y voit transfiguré : « Un tissu palpé par une main aux ongles faits disait plusieurs siècles de féminité, et je me
sentais, dans le doux frôlement des mollesses parfumées, soulagée de mes excès,
initiée par des transparences de nylon. »
Alexis donne à voir de nouveaux contes
cruels. Il enfreint, dans la veine décadentiste (on pense souvent à Barbey
d’Aurevilly ou à Léon Bloy), les codes
de la bienséance bourgeoise. Évoquant
l’androgynie et la pédophilie cléricale
au cours d’un nouveau récit, le narrateur se joue des dialectiques maître et
esclave. Il montre des victimes consentantes, des âmes perdues sans perspectives de rédemption. Seule la chute paraît certaine, comme un cours logique
des choses : « On peut préciser ce qu’est
un fleuve, sa longueur, sa profondeur, son
débit (…) en négligeant le principal : le
fait d’être emporté, l’union du courant et
de l’objet, du mouvement et de la
matière ».
Tous les personnages sont comme prisonniers d’une force qui les dépasse.
Certains resteront dans la soumission,
d’autres dans cette pulsion de domination qui les mènera pareillement vers
l’irréparable. Ainsi en va-t-il dans l’un
des derniers textes, où un ancien employé de bureau hérite d’un chalet retiré
du monde et se change peu à peu en
prédateur sexuel, libérant sa nature profonde. Ailleurs, il est question d’une
femme changée de son plein gré en putain, puis vouée au pires sévices zoophiles et masochistes, jusqu’à devenir
une oie gavée par une assemblée plus ravie que jamais. Le dénouement anthropophagique confirmera le sort réservé
aux femmes dociles, proies désignées
pour un festin libidinal où les appétits
les plus bas se dévoilent au grand jour
d’une Cène malade. Au final, Robert
Alexis décline dans Nora l’existence
charnelle sous toutes ses formes par le
truchement d’une mosaïque de contes
aux allures de pure dentelle.
Benoît Legemble
NORA DE ROBERT ALEXIS
José Corti, 285 pages, 17 e
LE FRONT RUSSE
DE JEAN-CLAUDE LALUMIERE
Le Dilettante, 253 pages, 17
e
u’est-ce qu’un fonctionnaire ? Au plus simple, le
mot désigne les serviteurs de l’État et de la chose
Q
publique. Pour (au hasard) les sarkozystes, c’est du
personnel qui coûte forcément trop cher. En revanche, pour Jean-Claude Lalumière, ce sont des personnages aux potentialités romanesques certaines, il
n’y a qu’à lire Le Front russe pour s’en convaincre. Ce
roman met en scène un jeune homme qui, après
avoir réussi ric-rac un concours de la fonction publique, se voit affecter dans un service
pour le moins spécial
du Quai d’Orsay. Le
Front russe dont il
est ici question n’est
pas celui de la Seconde Guerre, c’est la
« section Europe de
l’Est et Sibérie », autrement dit la pire
des affectations possibles pour qui ambitionne de faire carrière dans les Affaires
étrangères. Le protagoniste y débarque au milieu
d’une bande de gratte-papier tendance bras cassés.
Pas facile, dans ces conditions, de nourrir des rêves
d’ascension sociale et de voyages.
Bien sûr, Lalumière force le trait pour nous décrire un
monde diplomatique proche de l’absurde. Mais s’il
nous divertit avec cette bureaucratie riche en situations cocasses, il sait aussi, en passant, nous faire réfléchir. Et d’abord à cet héritage fait de petites phrases et
d’attitudes intériorisées par mimétisme que tout environnement familial transmet à travers l’éducation. À
ce legs qui mélange volonté d’épanouissement et désir
de réussite, et qui passe d’une génération à l’autre sans
jamais finalement se concrétiser. C’est aussi, en effet,
d’un certain déterminisme social que parle ce livre. Et
derrière la comédie qui distrait, le propos se fait, pourvu qu’on veuille bien y prêter attention, plus grave,
plus profond. « Enfant, j’avais rêvé d’exploration, d’errance, de sentiers sinueux dans des paysages vallonnés et
je me suis imposé, parvenu à l’âge adulte, un chemin
étroit et rectiligne ». On dit souvent que l’Histoire se
répète, qu’elle a le hoquet. Les histoires familiales aussi, qui reproduisent échecs et frustrations.
Anthony Dufraisse
LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010
39
DR
Dans son petit bréviaire de
CRITIQUE DOMAINE ÉTRANGER
Dépendances
En une prose limpide,
le romancier madrilène
Juan José Millás effeuille
avec doigté l’histoire secrète
d’un couple.
otre voisin, un bon ami, quoiqu’un peu irritant sur les
bords, vient d’avoir un accident. Votre femme finit par
vous expulser. Vous emménagez incognito dans l’appartement déserté dudit
voisin. Vous vous habillez avec ses vêtements. Vous avez 35 ans. Vous épiez
votre femme de l’autre côté du mur.
Vous racontez des histoires d’ombres à
une petite fille qui, sans être la vôtre, a
déjà la « nostalgie » de vous. Vous donnez le change.
Une vie qui n’était pas la sienne met en
scène cet homme, à qui échoit l’étrange
aventure de passer de l’autre côté du
miroir en changeant de palier. Lorsqu’il
habitait encore avec Laura, Julio trouvait dépaysant le seul fait d’échanger les
places dans le lit conjugal. Désormais, il
voit son ancienne vie derrière une sorte
de glace sans tain. À partir de ce jeu de
positions et d’inversions radicales, Juan
José Millás nous cisèle une fable sur
l’espace intime et la distance respectueuse
d’un couple qui tourne autour des
mêmes objets, petites planètes domestiques, mais sur deux axes différents et
irréconciliables. Variation sur le thème
de l’usure des sentiments et du triangle
amoureux, son roman dessine un
couple singulier qui se reconfigure dans
une étrange anamorphose, si bien
qu’on ne sait justement plus bien quel
est le véritable couple, celui des amants
séparés par l’accident ou celui, imprévu,
de l’amant et du mari, la femme se révélant le trait d’union invisible entre les
deux hommes. En une prose ramassée
et limpide, le romancier évite le récit
voyeuriste qui filmerait la petite mort
ultime de l’amour en décomposition,
pour livrer la chronique d’un double
amour impossible. S’il évoque bien sûr
la mesquinerie du quotidien, et toute la
crudité de la duperie, il s’achève par
une grâce finale inattendue. Pas de crise
V
40 L E
MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010
de ménage, ni d’explosion violente,
mais les fissures invisibles à l’œil nu des
frondaisons. Comme un réseau souterrain de racines dont on découvre en allant à la cave, qu’il soutenait tout un
édifice. Parasite nécessaire.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Julio
prépare des maquettes pour des tournages de cinéma. Ainsi, Juan José Millás tire avec bonheur parti du décor
qu’il pose – deux appartements contigus –, pour mieux repousser les cloisons
entre fiction et réalité. Les différentes
pièces font en effet office tour à tour de
foyer, de métaphore de la boîte noire de
l’inconscient, de prison, d’installation
de carton-pâte... Sans pour autant basculer dans le conte fantastique, l’auteur
décrit un endroit qui ressemble aux
limbes des morts-vivants ou des fantômes insatisfaits, antichambre des errants. Il fait coexister deux mondes possibles et parallèles. Celui, d’abord
linéaire, de la réalité, et celui, brisé, fait
de soubresauts temporels, des souvenirs
et du passé. Souvenirs de Julio en premier lieu, et passé de son voisin ensuite,
que Julio découvre par hasard, et qui se
met à remodeler le cours de sa propre
vie. En trouvant brutalement l’insoupçonnable voie qui conduit de sa routine
à celle de l’autre, comme s’il s’agissait
de deux galeries souterraines, le personnage principal se met à explorer un
monde virtuel où tout s’agencerait et
s’imbriquerait sans espace vide.
Il choisira finalement de refermer la
porte dérobée. Exactitude des mots, élégance du phrasé, ellipses : l’écriture de
Juan José Millás saisit avec pudeur ce
drame d’intérieur. Sa stratégie est celle
de l’effeuillage et de la tendresse, malgré l’implacable déroulement du récit.
Son univers, poreux, fragile, est constitué de frôlements, d’esquisses. Comme
en sourdine, son roman bref, et sans
complaisance, décrit à merveille le mécanisme délicat des dépendances masquées de la mémoire et des sentiments.
Raffinement de torture et de beauté.
Chloé Brendlé
UNE VIE QUI N’ÉTAIT PAS LA SIENNE
DE JUAN JOSÉ MILLAS
Traduit de l’espagnol par André Gabastou
Galaade, 192 pages, 15 e
LES SEPT FOUS
DE ROBERTO ARLT
Traduit de l’espagnol (Argentine)
par Isabelle et Antoine Berman, Belfond, 370 pages, 20,50 e
our qui aime le genre ardent, exubérant, excessif
P
et lyrique, ce livre pourrait être un régal. Achevé
en 1929, préfacé par Julio Cortázar (expressément
pour la première édition française en 1981) le roman
prenant pour cadre les bas-fonds de Buenos Aires
contribua largement à la réputation sulfureuse et équivoque de Roberto Arlt, enfant terrible d’une langue et
d’une culture dont Borges (ou Cortázar) fut le fleuron
à la sophistication opposée. En effet, nous sommes là
aux antipodes d’écritures retenues, d’histoires parcimonieuses et d’éclairages indirects. Erdosain, employé
d’une compagnie sucrière, homme rongé par des démons de la misère, du désir et de la cupidité, profondément en rupture avec lui-même et avec les autres, se
trouve confronté à une, deux… trahisons ; puis l’engrenage du mal s’enclenche, à la faveur de ce que chacun porte en lui de sauvage et de désespéré.
Les « sept fous », protagonistes du roman, ne le sont
pas plus que nous le sommes ; la galerie de personnages mesquins, possédés par des fantasmes et des
obsessions, enclins à des actes les plus abjects, frôlant
la folie et exhibant leurs indigence pour toucher jusqu’aux tréfonds de l’humiliation, se dresse en une tragi-comédie humaine. Et le lecteur se trouve sommé
de reconnaître plus qu’une parcelle de vérité dans ces
mouvements et gestes repoussants que la lecture lui
donne à voir tel un microscope posé sur des microbes. C’est l’humanité sale et souffrante, en proie à
des forces noires et inavouables, qui grouille sous les
lignes fiévreuses de Robert Arlt ; et son écriture lourde, baroque, abondant d’épithètes convenues, de métaphores alambiquées et de comparaisons surfaites,
semble obéir elle aussi au maître mot de cette œuvre
d’épouvante : l’angoisse. La texture est ici tellement
dense et apparente que, comme en poésie, on aimerait pouvoir accéder à l’original. Surtout quand à des
pages d’une intensité quasi racinienne (scène du départ d’Emma, épouse d’Erdosain) suivent des passages
sonnant creux comme des musiques de portable ; et
des tournures langagières stoppent la lecture rappelant
l’avis du grand préfacier pour qui, dans certaines entreprises de traduction tout « le reste (au-delà de l’analogie), qui est toujours le plus important, se perd ».
Tout, sauf la violence.
Marta Krol
DR
de vandalisme, essayent d’incendier leur
école, font exploser une voiture – Nimbe se
brûle un peu à ce jeu-là – enlèvent et assassinent un camarade d’école. Les pages du
martyr et de l’exécution à petit feu sont à
cet égard terrifiantes, écrites par une plume
ayant trempé dans un sang noir. Puis ils
projettent de réserver le même sort à Wimbow, une petite fille créole… dont Nimbe
tombera amoureux.
Le Temps matériel n’est pas seulement un
roman de l’initiation pour de jeunes héros
en quête, dans un pays politiquement bouleversé, d’une vie qu’ils veulent transfigurer,
quand bien même elle aurait puisé à la fontaine du mal. Giorgio Vasta s’interroge sur
la puissance libératrice de la langue qui doit
élever, absolument, dire le monde exactement. Au contraire, les discours politiques
de l’Italie de 1978 – et ceux d’aujourd’hui
ne valent pas mieux – ont conduit à l’impasse. Alors les trois jeunes révoltés défendent l’idée selon laquelle « chaque phrase est
une bombe (qui doit) ordonner le monde ».
La langue doit être cet atout, ce lien nécessaire, cette source cristalline au lieu des
bouillons terreux. Au fond, ces trois enfants
sont comme Alice qui se trouve soudain
dans le bois obscur où les choses n’ont pas
En 1978, à Palerme, trois enfants partent en guerre en mimant
de nom. Pour Alice comme pour Nimbe,
Rayon et Envol, il s’agit donc de définir.
les Brigades Rouges. Un premier roman puissant de Giorgio Vasta.
Pour cela, ils se proclament « mythopoïétiques », fabricants de
l y a trente-deux ans, mourait Aldo MoNimbe et de ses amis est Inventeurs
mots, inventeurs d’un
ro, responsable de la Démocratie chrépollué par les chats dévorés
mystérieux « alphamuet »,
tienne, assassiné par les Brigades Rouges
par la rhinotrachéite et la d’un mystérieux « un langage désespéré »,
après deux mois de détention. Au mogale, souillé par les pigeons
à la fin du ro« alphamuet ». expliqué
ment de son enlèvement, il se rendait à la
cancéreux, les chiens estroman, qui détourne les
Chambre des députés où ceux-ci devaient
piés, la rouille, abîmé par la
niaiseries ou les banalités
voter la confiance au nouveau gouvernepourriture, la ruine d’une société vide et
du quotidien pour en faire un code impénément Andreotti. Les Brigades Rouges s’opqui s’égare. Au fond, la pâtée de ces enfants
trable. Un langage neuf, intégral. Mais à
posaient à ce rapprochement historique
de 11 ans, toujours enfants, mais ayant
trop vouloir pulvériser l’échiquier ancien,
entre le Parti communiste et la Démocratie
déjà basculé de l’autre côté du miroir, est
Nimbe et ses amis s’enferment dans une lochrétienne et avaient peu à peu sombré
cette gangrène omniprésente, ce torrent de
gorrhée encore plus stérile que l’incapacité à
dans la lutte armée. Moro fut la victime de
défaites et d’horreurs que vomit chaque
dire le monde. C’est le lot de tous ceux qui
cette rencontre impossible entre les partis
jour la télé, comme la détention de Moro,
préfèrent la théorie dialectique à l’expérienet son assassinat résume à lui seul un terl’antienne qui annonce de funestes lendece sensible de la vie et des mots. Heureuserible échec politique.
mains, comme sa mort enfin, point
ment Nimbe rencontre-t-il Wimbow, la peDe ce temps perdu pour toujours, Giorgio
d’orgue d’une société politique, d’une sotite créole muette. Elle, entretient
Vasta, né en 1970, compose un roman
ciété tout court, qui ne s’en sont peut-être
forcément des rapports différents avec la
symphonique, riche, tumultueux, en forme
pas remises.
langue. Elle est là « où la phrase se défait et
de dédale où se perdent les âmes. La toile
Ces gamins qui ont choisi des noms aériens
cède ». Elle vit dans un silence blanc et saude fond, c’est bien sûr l’assassinat de Moro.
– des noms qui ont à voir avec une forme
ve Nimbe du trou où il plongeait avec ses
C’est aussi la ville de Palerme où vivent
de pureté, un semblant d’éther, tandis que
copains. Loin des brouillards sémantiques,
trois copains qui ont choisi des noms de
les membres de la famille de Nimbe pordu brouhaha de la pensée anarchique, du
guerre : Nimbe, le narrateur, Rayon, Entent des noms de choses, Ficelle, La Pierrre,
plagiat terroriste, elle tend un coussin de
vol. Avec eux, Vasta ne cherche nullement
Coton – ont désormais un modèle : les Brisoie à la vie de Nimbe, une quiétude. Elle
à donner à lire un roman historique, une
gades Rouges. Pour eux, ce sont les seules à
lui offre cette chance de le tenir à distance
sorte de guerre des boutons ultra-violente
s’exprimer, à travers leurs communiqués,
« du temps incarné » où « chaque enfant est
revisitée à la manière sicilienne. Il écrit en
dans un langage que les gosses affectionnuit et conflagration et égarement ». Cette
revanche un texte sauvage, où les rêves
nent parce qu’il est capable de violenter le
chance qui est un miracle.
noirs, ceux des démons qui habitent ces
monde et l’Italie, « ce pays où l’on se désensiSerge Airoldi
jeunes enfants, pèsent lourd dans la balanbilise des instincts civiques, où l’on désamorce
LE TEMPS MATÉRIEL DE GIORGIO VASTA
ce des drames. Aussitôt le livre ouvert, le
toute forme de responsabilité ». Alors ils sinTraduit de l’italien par Vincent Raynaud
Gallimard, 362 pages, 21,50 e
lecteur comprend combien l’univers de
gent les brigadistes, commettent des actes
Soldats de plombs
I
LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010
41
Belle emplumée
CRITIQUE DOMAINE ÉTRANGER
ribambelle d’improbables
cinéphiles, Sous un ciel qui
s’écaille de Goran Petrovic
lève son rideau sur l’Histoire
yougoslave. Loufoque
et revigorant.
n 1932, à Kraliévo, ville serbe
située dans le district de Raska,
l’hôtel Yougoslavie est inauguré
en grande pompe. Laza Iovanovitch, cordonnier débrouillard ou, selon
quelques détracteurs locaux, rustaud
dont un œil couperait du bois quand
l’autre le rangerait, l’a fait construire en
lieu et place d’une antiquité. Sept ans,
voilà le temps qu’il faudra, dérisoire lâcheront certains, pour que cette affaire
parte en eau de boudin. Parce que les
clients bâfrent, que les chambres bruissent de jouissances légères, maître Laza,
moral en berne, la cède à un groupe de
trois bailleurs. Revente, extrait de cadastre, inscription d’hypothèque ou garanties, monsieur Petit, alias État, jubile, quand Rudy Prohaska, projectionniste de profession, transforme la
salle de bal et de spectacle de l’hôtel en
salle de cinéma. C’est là, dans la semiobscurité cinématographique d’Uranie,
sous l’effritement d’un plafond en stuc
représentant l’univers, qu’une trentaine
de spectateurs assiste à une séance ô
combien mémorable.
Sous un ciel qui s’écaille – troisième roman traduit de Goran Petrovic, après
Soixante-neuf tiroirs (Le Rocher, 2003)
et Le Siège de l’église Saint-Sauveur
(Seuil, 2006) – est un théâtre miniature
dans le rideau empoussiéré duquel des
personnages déjantés se prennent
(concrètement et métaphoriquement)
les pieds. Sous l’œil désabusé de Simonovitch, vieil ouvreur maugréant contre
les vendeurs de chewing-gums, de
graines de tournesol et de pépins de
courge, chacun y va de son rang. Pêlemêle, un ivrogne dont les mignonnettes
sont disséminées çà et là dans Kraliévo,
deux galopins, un ex-prof de littérature
E
42 L E
MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010
et de langue serbo-croate, quelques
couples, un activiste du Parti communiste destitué levant mécaniquement la
main droite, des Roms, un type si léger
qu’il craint de prendre l’air, un « rocker
en perte de vitesse », des collégiens tyranniques, une « vraie hommasse », etc.
Sans oublier l’intrusion ponctuelle d’un
porteur fuyant les averses et, au hasard
de leurs pauses, des cuisinières fleurant
bon le cassoulet au jambonneau, le
chou farci ou la fricassée au lard. Soit
toute une clique qui, un certain dimanche de mai 1980, voit la projection
incongrue d’un film, contant de façon
naturaliste comment un indigène bien
pourvu ensemence la terre d’Afrique,
gâtée et par la panne d’un projecteur
déglingué et par l’annonce du décès du
président Tito.
Sous le masque de la cocasserie, Goran
Petrovic, sorte d’Emir Kusturica de la
littérature serbe, cache un sérieux mâtiné de ruse. Sous un ciel qui s’écaille,
entre les lignes d’une succession de portraits bigarrés, renferme en effet une vision kaléidoscopique cinglante de l’Histoire de la Yougoslavie. Occupation du
pays par l’Allemagne nazie, sa nationalisation, accointances et réticences staliniennes de Tito, bagne de Golip Otok
situé au nord de la Dalmatie, conflits
violents qui minèrent les territoires de
l’ancienne République fédérale socialiste entre 1991 et 2001 ou bombes à
fragmentation de l’OTAN lors de la
guerre du Kosovo, les références fusent.
Comme fuse l’ironie au rebours du récit des tribulations de Rudy Prohaska.
Copropriétaire minoritaire, directeur
et, entre autres, responsable du programme d’Uranie, Rudy aime sa femme
en dix langues : en « allemand
athlétique », en « turc fantasque », en
« hongrois croustillant », en « bulgare caressant », en « français gracieux », en
« serbe volubile ». Il l’aime, certes, mais
pas au point de se départir de Démocratie : une perruche menue, à l’aspect
peu engageant, qu’il s’obstine à ne pas
mettre en cage et à vouloir faire parler,
en vain peut-être…
Jérôme Goude
SOUS UN CIEL QUI S’ÉCAILLE
DE GORAN PETROVIC
Traduit du serbe par Gojko Lukic
Les Allusifs, 192 pages, 16 e
LE DÉCLIN DE L’OCCIDENT
DE HANIF KUREISHI
Traduit de l’anglais par Florence Cabaret
Christian Bourgois, « Titres », 124 pages, 7 e
anif Kureishi a ce talent particulier de saisir en
H
quelques destins individuels les tendances fondamentales d’évolution d’une société, ses peurs, ses
replis, ses espoirs, ses contraintes – non pas que ses
personnages se contentent d’être emblématiques,
mais qu’ils synthétisent une forme singulière d’être
gouverné par la marche du monde contemporain.
Qu’on le veuille ou non, l’interdépendance des
uns et des autres est plus que jamais un fait acquis.
C’est ce postulat sous-jacent à l’ensemble des huit
nouvelles sélectionnées pour ce recueil
(il fait partie d’un volume plus complet
paru en Angleterre)
que Kureishi travaille
au gré de ses multiples facettes avec un
sens aiguisé du décalage : de l’anecdote
mineure (« L’Agression » est cette logorrhée verbale à laquelle
une femme est soumise dans le huis clos d’une voiture qui la raccompagne après avoir déposé son fils
à l’école), au fait divers sanglant (« Les Chiens »
offre la vision cauchemardesque d’une meute s’attaquant en une fulgurance saisissante à une mère
et son enfant, « Unions et décapitations » traduit
les aveux d’un vidéaste au chômage filmant des
exécutions capitales à diffuser sur le Net pour le
compte de groupes terroristes).
Entre ces extrêmes, les vies de « Maggie »,
« Phillip » ou Jake (« Une histoire horrible »)
contiennent tout autant de fragments de violence,
d’impermanence et de joie – saisies dans les choses
minuscules, tel « l’inévitable glissement vers la nonchalance qui caractérise (…) la plupart des mariages
et qui implique acceptation, secret, rébellion » ou les
enjeux sociopolitiques : l’après-11 septembre et son
mythe sécuritaire – Blair reste la bête noire de Kureishi –, la perte d’un emploi et son effet domino
sur l’équilibre d’une famille.
Le Déclin de l’occident est aussi dans ces traces de
désespoir semé au creux des parcours de chacun,
où s’entremêlent – souvent avec la complicité de
notre ignorance – irréparable (« Il y a longtemps
hier ») et dérisoire des apparences, des préjugés.
Lucie Clair
DR
Roman lardé d’une
DR
TRADUCTION SUR QUEL TEXTE TRAVAILLEZ-VOUS?
ascinée par l’imagination foisonnante et l’univers si original d’Olga Tokarczuk, j’ai souhaité,
après la traduction des Récits ultimes, me mesurer à son nouvel ouvrage, Les Pérégrins.
Née en 1962, cette romancière et essayiste
est plébiscitée tant par le public que par la critique, comme en témoignent les nombreux prix littéraires,
dont celui du Meilleur Livre étranger pour son roman Dieu,
le temps, les hommes et les anges, publié en 1998 chez
Robert Laffont. Vera Michalski a bien voulu me confier la
traduction des Pérégrins pour sa maison d’édition Noir sur
blanc et, heureux hasard, nous avons appris le lendemain
de la signature de mon contrat qu’Olga Tokarczuk venait
de recevoir, pour cet ouvrage, le plus prestigieux prix polonais – le NIKÉ.
Ce livre est un texte hybride, mêlant fiction, essais, notes
personnelles, bribes d’observations prises sur le vif. Les
nombreux récits ne sont qu’en apparence indépendants
les uns des autres. Les fils de ces histoires s’entrecroisent, tissant habilement un motif commun qui est celui du
voyage. Selon Olga Tokarczuk, le voyage reflète la réalité
du monde contemporain, caractérisé par le mouvement,
l’instabilité, la précipitation. Il ne s’agit pas seulement du
voyage dans l’acception la plus courante du terme – un
banal déplacement géographique –, mais aussi des
voyages dans les tréfonds du corps humain et de ceux qui
permettent d’explorer la Terre, de percer les mystères du
cosmos. Cette savante construction polyphonique traduit
l’éclatement, la fragmentation de la perception du monde
par les nomades des temps modernes que nous sommes.
La trame de ces quelques dizaines d’histoires est rebrodée
de motifs récurrents, tels les pèlerinages, l’eau inondant le
monde, le sang inondant le corps, les diverses formes que
revêt la quête de l’immortalité, l’aspiration à conférer un
ordre à un monde chaotique, à donner un sens à la vie, face à l’inéluctabilité de la mort et de la désintégration de
toute chose.
La richesse des thèmes abordés dans Les Pérégrins implique l’emploi d’un lexique très varié, spécialisé, ainsi que
d’un vocabulaire et de tournures propres à diverses périodes historiques. Par ailleurs, ce livre abonde en citations d’ouvrages et en références mythologiques ou philosophiques. Le traduire m’a demandé, par exemple, de me
pencher sur la littérature de la Grèce antique, sur le cartésianisme ou sur la technique de la plastination des corps
humains. J’en profite ici pour remercier les amis qui m’ont
servi de consultants dans les domaines de la médecine et
de la philosophie. De son côté, Olga Tokarczuk n’a pas ménagé son temps précieux pour répondre à mes innombrables questions, m’aidant ainsi à clarifier le sens de certains passages. En effet, elle privilégie les ellipses,
l’ambiguïté et laisse volontairement bien des choses dans
le vague.
Chaque traducteur a sa méthode de travail. Loin de moi
l’idée de recommander la mienne aux autres, surtout à
ceux pour qui la traduction constituerait la seule activité
salariale ! Perfectionniste invétérée, je travaille avec une
extrême lenteur. Je commence toujours par une traduction
la plus littérale possible. À partir de cette trame, je m’applique à affiner le style, à rendre la langue plus fluide, plus
expressive, tout en luttant contre la tentation de marquer
F
Les Pérégrins
d’Olga
Tokarczuk
par Grazyna Erhard *
le texte de ma touche personnelle. Dans le cas des Pérégrins, j’étais amenée à tenir compte de ce qui, dans le texte original, était obscur ou semblait contradictoire. J’ai dû
ajouter les explications qui s’imposaient, soit par la traduction même, soit par des notes en bas de page. Ce n’est
qu’après un temps de pause, nécessaire pour laisser mûrir
ma réflexion, que j’aborde l’avant-dernière étape, la plus
délicate : l’oreille attentive à percevoir la voix de l’auteur,
je cherche à trouver le ton juste. C’est le moment d’éliminer les scories – les longueurs, les redites –, de gommer
les aspérités du style, en lisant chaque phrase à mi-voix, à
l’affût des fausses notes. Coller au plus près de l’écriture
d’Olga Tokarczuk – écriture spontanée, nerveuse, échevelée, avec des phrases courtes, émaillées de métaphores,
d’aphorismes – était une tâche d’autant plus ardue que les
systèmes linguistiques du polonais et du français ne coïncident guère. La langue polonaise est beaucoup moins exigeante en ce qui concerne la clarté, la logique du récit,
l’emploi des temps, alors que le français exige plus de rigueur et de précision. Puis, talonnée par les délais, je dois
passer au toilettage définitif du texte, traquant les dernières fautes, les coquilles.
Quand on examine un texte littéraire à la loupe, qu’on en
dissèque chaque phrase, le désir d’exprimer autrement les
mêmes idées émerge fatalement. Le traducteur se cantonnera-t-il dans son rôle d’humble tâcheron, censé rester
transparent, invisible ? Ne sera-t-il pas tenté de s’autoriser
plus de liberté, au risque de s’éloigner sensiblement de
l’écriture de l’auteur et de produire une œuvre tout à fait
différente ?
Faut-il avoir peur du traducteur ?
* A traduit entre autres Slawomir Mrozek, Olga Rozewicz, Andrzej Stasiuk. Les Pérégrins d’Olga Tokarczuk
paraît ce mois-ci aux éditions Noir sur blanc.
LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010
43
L’exil
est son métier
CRITIQUE DOMAINE ÉTRANGER
Avec la distance ironique
que confère le regard décalé
de qui n’est pas de chez nous,
Dubravka Ugresic dépeint
notre présent, burlesque
et pathétique à la fois.
n 1992, alors que la guerre déchirait les peuples hier encore
unis dans la Yougoslavie titiste,
alors que Milosevic et ses complices ouvraient de nouveaux camps de
concentration, le nationalisme faisait
rage en Croatie également. Le journal
Globus publia alors « l’une des harangues
les plus virulentes, les plus écœurantes,
contre cinq femmes coupables d’avoir dénoncé la folie nationaliste, à une époque
où personne n’en avait l’idée ». Elles furent « qualifiées de sorcières croates » –
et Dubravka Ugresic, qui était l’une
d’elles, dut s’exiler. Depuis lors, elle
parcourt l’Occident autrefois inaccessible : de Berlin à New York en passant
par Amsterdam, elle scrute, avec perspicacité et humour, notre quotidien – où
rodent les fantômes d’un passé qui ne
passe pas encore... Alors qu’elle fit alterner, jusqu’aujourd’hui, la forme romanesque (Le Ministère de la douleur en
2008) et celle des essais (Ceci n’est pas
un livre en 2005), elle nous offre ici un
ouvrage composite et assez inégal. Si la
première partie – la plus réussie, la plus
travaillée peut-être – rassemble de
courtes chroniques de quelques pages,
les deux suivantes sont composées de
textes plus longs et parfois un peu bavards, moins bien maîtrisés : le récit
d’un voyage d’écrivains à travers notre
continent, dans un train comiquement
nommé « Le Littérature-express Europa
2000 », précède ainsi une longue promenade dans Amsterdam et des essais
plus théoriques.
Le destin de l’exilé(e) est le porte-à-faux,
il lui faut « vénérer un seul Dieu : la Valise », le Nulle part est sa patrie – et la
situation malaisée qui est la sienne exige
E
44 L E
MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010
de lui une vigilance de tous les instants,
qui le tient en éveil. S’il doit, douloureusement, faire l’apprentissage d’« une
humilité servile dans le processus de
conquête de son nouveau pays », nul doute qu’en retour il y gagne une clairvoyance nécessaire à sa survie en milieu
hostile. Dubravka Ugresic peut ainsi
pratiquer une sorte d’ « ethnographie
postobjectiviste » (sic !) qui dépeint crûment nos mythes et rites, nos modes et
manies. Nous partageons ainsi son
étonnement face au « rituel collectif du
lunch » qu’elle se doit de pratiquer,
« chaque mercredi », avec ses collèges
universitaires, « autochtones américains », chacun muni de sa boîte en
plastique personnalisée d’où il tire la
nourriture qu’il picore sans en offrir
une miette à autrui. Elle observe également une nouvelle espèce humaine, assez effrayante, composée de « femmes
mûres », reconnaissables à leur uniforme
(« sac à dos et petite bouteille d’Evian »),
qui, « avec sur le visage une expression semi-pornographique et semi-philosophique, tirent quelques gorgées d’eau » de
leur bouteille, quel que soit le lieu où
elles se trouvent… Elle ne peut s’empêcher de relever des similitudes inquiétantes entre le monde qui fut le sien et
celui qui se dessine confusément aujourd’hui : hier comme demain, « l’histoire et la culture sont les banques les plus
sûres pour le blanchiment des
consciences ». L’intolérance et le racisme
d’hier se maquillent désormais avec
« l’alibi des différences culturelles ».
Si l’air communiste était peu respirable
(« la vie de tous les jours ne se vivait pas, elle s’exécutait »), il n’est pas certain que celui d’aujourd’hui soit plus sain: « il sent
l’argent frais et l’avenir du capitalisme ».
Thierry Cecille
IL N’Y A PERSONNE POUR VOUS RÉPONDRE
DE DUBRAVKA UGRESIC
Traduit du serbo-croate par Janine Matillon
Albin Michel, 308 pages, 24 e
BLACK ROCK
D’AMANDA SMYTH
Traduit de l’anglais par Bruno Boudard,
Phébus, 349 pages, 22 e
elia, la narratrice, est une ravissante orpheline
C
de Trinidad ; sa mère est morte peu après
l’avoir mise au monde, et elle est élevée avec ses
deux cousines par sa tante Tassi, une robuste
femme de bon cœur. Mais Tassi est peu clairvoyante en matière d’homme, et celui qu’elle a accepté de prendre pour second mari, Roman, est un
être vil et violent. Un jour, profitant de l’absence
de son épouse, il abuse de Celia. Celle-ci s’enfuit,
et désormais doit gagner sa vie : elle devient alors
domestique chez le docteur Emmanuel Rodriguez
et sa famille. Avec lui, elle connaît une brûlante
passion physique, mais aussi les affres et la déception déchirante d’un chagrin d’amour.
Black Rock a tout d’un roman de formation : la
naissance difficile, l’apprentissage de l’indépendance et ses vicissitudes, le premier amour et
même, à la fin du récit, des révélations sur l’origine
de l’héroïne. Celia n’est pas la fille de qui elle croyait… La plume d’Amanda Smyth est fluide et souvent sensuelle pour décrire les corps ou la nature,
comme ce jardin où, « sous la lumière de la lune, les
buissons avaient une teinte argentée et étaient aussi
touffus qu’une chevelure argentée ; l’herbe se colorait
elle aussi d’argent et avait l’air aussi moelleuse qu’on
avait envie de s’allonger dessus ». Clandestine, la relation entre Rodriguez et Celia est l’occasion de
belles pages, où affleure la fièvre des sens – mais le
lecteur comprend avant la narratrice tous les petits
égoïsmes du docteur, annonciateurs de sa future
indifférence. Le récit acquiert ainsi une dimension
féministe, en montrant le statut d’une femme
noire dans cette Trinidad du XXe siècle : Celia,
aussi séduisante, et forte, soit-elle, doit s’élever
dans une société où le pouvoir appartient aux
hommes – blancs. L’originalité de ce captivant
mais classique récit d’initiation tient finalement à
sa conclusion : Celia est une enfant prodigue, dont
le retour signe paradoxalement l’entrée pleine et
entière dans le monde adulte.
Delphine Descaves
De l’eau qui dort
C. Hélie
physique que l’on connaît peu, celui d’un
pays scandinave, où la nature peut être inattendue : « Il y avait des effluves âcres
d’algues sèches et de méduses en décomposition
sous la lumière aveuglante. Il y avait l’odeur
de la mer et le parfum lancinant des oyats
(…) » et dont les paysages urbains sont
rendus avec une efficience quasi plastique
qui n’est pas sans rappeler W.G. Sebald.
Dans ce décor évolue Arvid, incertain, passif et plutôt insatisfait, en vrai homme sans
qualités : « Mais mon cerveau semblait souffrir d’inattention, il n’était plus qu’une tache
de téflon où tout glissait (…). Dans ma vie,
je ne faisais attention à rien ; des choses se passaient et je ne les enregistrais pas. Des choses
importantes ». C’est le côté inconsistant,
fuyant et insignifiant du processus de vivre,
tissé qu’il est d’une continuité temporelle
sur laquelle il est impossible de toujours intervenir, que ce personnage incarne de manière aussi convaincue que troublante.
Dans son inertie il en arrive à souffrir
d’avoir une identité : « une partie de mes
problèmes seraient réglés si j’avais un père inconnu et sans nom qui se promenait dans les
rues obscures, vêtu de son vieux pardessus et
portant les chaussures que ma mère lui avait
données. Qui se promenait sans trêve à la reAvec Maudit soit le fleuve du temps, le Norvégien Per Petterson
cherche d’un endroit à lui, un endroit pas
bien grand (…) où je me serais terré, recrotaille une vue en coupe sur ce qu’est vivre.
quevillé dans un coin sombre (…) ». Tandis
que l’un de ses frères, bâtard, a
uelque chose de déchirant en
la chance d’être : « un enfant né
demande qu’elle d’aide et Arvid,
même temps que tranquille,
dans le secret et la honte au large
d’assistance, et elle n’y
comme une mince fracture invodu Danemark, entre oyats et
pourra répondre que de un homme
lontairement perpétuée, se dit à
sur une île appelée
peu (l’auteur de la 4 e de
sans qualités. moutons,
travers ces pages lentes et puissantes, ameLæesø. Elle y était partie en toute
couverture a-t-il lu l’ouvranant des masses de vécu arrachées à tel ou
hâte, alors que mon frère était enge ?) : « Et j’ai peut-être vu
tel bord d’une existence. Celle avant tout
core un poisson d’argent dans son ventre. Et
à son dos qu’elle faisait un effort, qu’elle déd’Arvid, celui qui dit je, et qui à 37 ans vit
cela créait entre eux une complicité dont
plaçait le centre de la gravité de son corps pour
le cataclysme d’un divorce. De n’être plus
j’étais exclu. Il portait le soleil et la souffrance
se détacher du lieu où elle était dans ses pensées
aimé de celle qui « avait été toute sa vie dedans son corps, il évoluait dans un monde
et se rapprocher mentalement de moi ».
puis quinze ans et qui bientôt ne le serait
d’écume et de mer bleue ».
Per Petterson, l’un des plus importants roplus » ouvre une large blessure dans le tissu
Englué dans l’aboulie qu’il produit lui-mêmanciers norvégiens dont le lecteur français
de son expérience, pour libérer tout ce qui
me, l’homme subit les pleins comme les
découvre là un quatrième titre (après Juss’y est produit et sédimenté de douloureux,
creux de sa trajectoire. Même le commuqu’en Sibérie ou Pas facile de voler les ched’impensé, et de refoulé. Et notamment,
nisme, la seule valeur qu’il ait choisie en
vaux…), excelle dans cet art de saisie
une histoire d’amour premier, et le plus dédevenant volontairement ouvrier, il n’en
d’états intérieurs à travers des configuraçu de tous : celle avec sa mère. Femme inn’avait pas vu l’échec, surpris par la nouveltions des corps, animés ou pas ; dans cette
trigante, courageuse et réservée, elle aple de la chute du mur de Berlin : « le temps
harmonie tracée entre émotions et sentiprend avoir un cancer et prend aussitôt le
avait agi dans mon dos et je ne m’étais pas rements d’une part, objets et environnements
chemin de son pays natal, le Danemark,
tourné ». Et pourtant, une sourde ténacité,
de l’autre : « j’avais toujours entendu les
pour y accomplir ce dont elle éprouvait un
une fidélité à soi, un espoir mince mais catrains de marchandises ; par la fenêtre ouverte
besoin intime et en quoi Arvid – ce fils
pable, sous-tendent les existences chaome parvenaient le bruit des roues d’acier sur
dont elle « ne sait pas que faire » – va,
tiques et imparfaites. Oui, quelques accords
les rails d’acier et la longue et curieuse plainte
contre son gré, l’accompagner.
vrais à propos de l’humain se lèvent de
des freins. Puis les wagons s’ajustaient les uns
La complexité des rapports entre mère et
l’écriture de Per Petterson, qui disent la
aux autres dans un entrechoquement de méfils est à la mesure de celle de leurs histoires
violence, l’inconsistance, la persévérance, et
tal. Main dans la main, me disais-je alors,
respectives, les deux se livrant sur un rythle besoin de l’autre.
épaule contre épaule ; des bruits consolateurs
me retenu, prudent, incomplet. Elle, a eu
Marta Krol
dans l’obscurité silencieuse ». Aussi, n’est-ce
quatre fils ; celui qui se fait présent au mopas la moindre qualité du roman que de
MAUDIT SOIT LE FLEUVE DU TEMPS
ment crucial de sa vie n’est pas son préféré,
faire accéder le lecteur, à la faveur d’une
DE PER PETTERSON - Traduit du norvégien par Terje
d’autant qu’une nouvelle fois il est plus en
écriture précise et sensible, à un univers
Sinding, Gallimard, 234 pages, 18,50 e
Q
LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010
45
Ni Béké,
ni rasta
DR
CRITIQUE DOMAINE ÉTRANGER
En neuf nouvelles, Olive Senior
chante les joies et les misères
du petit peuple jamaïcain. Blues ?
Non, mento ou calypso.
chiendent ». Il rêvait de mourir au bord de la mer.
ui restitue au mieux le vivant, le réel et
« Arnold, si tu crois que je mens. Tu vois la grande
l’imaginaire ? L’oralité ou la littérature ?
vague là-bas. Elle vient par-dessus la montagne. Elle
Pas de faux débat et surtout aucun jugevient pour nous emmener à la maison. »
ment de valeur. On peut prétendre que
Les narratrices sont souvent des servantes et les héla parole puisse être d’or sinon d’art et déplorer
roïnes des ti filles. Les unes et les autres passent plus
son extrême fragilité et sa fugacité.
aisément d’une classe sociale, d’un groupe culturel à
La Caraïbe, haut lieu de l’oralité et des mélanges
l’autre. Les premières en prelinguistiques, offre de drôles de
nant du recul et en analysant les
langues, créoles, pidgins, des musiques Victimes dans
événements. Les secondes par
aussi. La littérature y a la part belle.
innocence, rencontrant leurs
Une littérature qui réussit pleinement leurs corps
à marquer la parole et en exalter tour- et leurs cœurs. premières désillusions. En allant
chez les blancs ou les bourgeois,
nures et chatoiements. Art dans lequel
il vaut mieux ne pas avoir les cheveux grainés qui téexcelle Olive Senior, née sur l’île en 1941. On
moignent d’origines africaines, et rendent certaines
peut ainsi s’étonner qu’il ait fallu tant de temps
amitiés impossibles. « L’homme-anoli et sa dame »
pour traduire un de ses huit ouvrages.
n’apparaissent qu’en toile de fond derrière la nouCouvrant une période allant de la construction du
nou de Shelly-Ann buvant le thé chez Miss Ersie,
canal de Panama (1914) à aujourd’hui, les nouune collègue. Leurs papotages sont interrompus par
velles décrivent les tensions inter-culturelles, interles enfants qu’elles gardent. Shelly-Ann veut tout
générationnelles opposant descendants des moncasser. Son beau-père, gangsta, trafique la drogue.
tagnes et de l’esclavage et Békés, blancs issus de la
Chez elle, il y a des chiens morts partout.
colonisation, mais aussi ruraux contre urbanisés ou
« Le pied de Christophine », plante potagère qui
reruralisés comme les rastas. Elles mettent en scène
donne un légume de la famille de la courge, a toudes êtres accrochés à leur langue, leurs traditions,
jours fait la joie de Miss Evadney. De jeunes rastas
leurs imaginaires, en butte à la modernité, à l’acsquattent derrière chez elle, les christophines disculturation, au racisme. La plupart sont des
paraissent. Aussi pauvres les unes que les autres, les
femmes, au verbe haut, principales victimes dans
deux générations n’arrivent pas à tolérer leurs faleurs corps, dans leurs cœurs, de ces exactions.
çons de vivre. La nouvelle se clôt sur une femme
« Tu crois que je suis folle, miss ? » recueille les
qui en a trop vu et se tait, peut-être à jamais, et
monologues d’une pauvresse quémandant une pièl’autre qui ne cesse de répéter une phrase qui relace aux automobilistes. Elle cherche aussi un intertivise tout. On le sait, la langue est la meilleure et
locuteur à qui confier la misère qui l’a laissée séla pire des choses. Sa beauté, sa luxuriance, sa puduite, abandonnée, dépossédée de son enfant. Les
deur et sa liberté permettent ici d’embrasser l’huchauffeurs effrayés, agacés ou indifférents, remonmaine condition.
tent leurs vitres. « S’il y a toujours Mussieu Dieu làBravo à Christine Raguet, la traductrice, qui a
haut, qu’est-ce que j’ai fait pour qu’il peut faire que
merveilleusement rendu en créole français, le pattout le monde est contre moi ? »
wa jamaïcain, parler populaire dérivé de l’anglais.
La mort est souvent violente au pays du reggae.
Dominique Aussenac
Pour fuir la réalité, Miss Lyn se ment. Douze
pages de mensonges aussi pathétiques que lyriques.
ZIGZAG ET AUTRES NOUVELLES DE LA JAMAIQUE
Enlaçant le cadavre de son mari tué par un poliD’OLIVE SENIOR - Traduit du jamaïcain par Christine Raguet,
cier, elle l’exhorte à cesser de « Nager dans le
Zoé, 292 pages, 20 e
Q
46 L E
MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010
L’HEURE D’AVANT
DE COLIN HARRISON
Traduit de l’américain par Renaud Morin
Belfond Noir, 212 pages, 17 e
(en librairie le 15 septembre)
eorge Young, un avocat d’assuG
rances à l’existence on ne peut
plus tranquille, est engagé par la veuve
de son ancien directeur pour savoir ce
que faisait son fils Roger une heure
avant sa mort accidentelle causée par
un camion. Très rapidement, George
se rend compte que cette affaire est
bien trop grosse pour lui et que l’enquête va le mener là où il n’aurait jamais voulu aller.
Si de prime abord, l’histoire semble
plutôt classique, le lecteur se laisse très
rapidement happer par la tension narrative distillée par Colin Harrison tout
au long de ce roman plutôt bref, qui
est à la base une commande du New
York Times.
Adoptant un ton résolument humaniste plutôt étonnant dans un roman
noir, Colin Harrison nous fait visiter
New York, des caniveaux avinés aux
bureaux à Rolex, tout en parenthésant,
toujours avec justesse, sur l’amour, la
vie de couple et ses tensions, le mal de
la cinquantaine, le désir, la violence
inhérente à une grande ville comme
New York, etc.
Le New York Times a dit de Colin Harrison : « Harrison est à New York ce que
Chandler et Ellroy sont à Los Angeles ». Il
aurait fallu ajouter : « et Jacques Brel à
Knokke-le-Zoute », car sur le trognon
de la Grosse Pomme comme dans la
ville chantée par Brel, Y’a pas d’espoir/Et
pas de doute non/Ce soir il pleut.
Laurent Santi
Rififi aux colonies
Vue à la loupe
de Carlo Lucarelli,
la difficile et éphémère
conquête d’un empire
colonial cristallise
les passions humaines.
ort et étuve en bord d’Océan
Indien, Massaoua est un chaudron où mijotent les colons italiens en cette fin de XIXe siècle.
Toutes les grandes puissances ont leur
empire – la Péninsule s’est octroyé
l’Ethiopie, à conquérir en partant de sa
base arrière érythréenne entre mer, désert et montagnes. S’y projettent en cinémascope les fantasmes d’exotisme et
de gloire des coloniaux, microcosme
étouffant par le repli identitaire face aux
« indigènes » – dont on retrouve encore,
de nos jours, l’essence parmi certaines
sociétés d’expatriés – et propre à exacerber les traits de caractère de chacun, à
l’unisson avec les excès du climat.
Scénariste, dramaturge, et auteur de polars, Carlo Lucanelli (né en 1960 à Palerme) croque avec bonheur une galerie
de portraits fouillés de ces habitantsvoyageurs d’un espace décalé – les projets de la métropole sont trop souvent
sans commune mesure avec les réalités
du terrain – et où l’ambition coloniale
se décline sur le thème de la transgression, barrières à franchir, frontières à
repousser, interdits allégrement bannis,
dans une Afrique matrice, « terre de la
huitième vibration/de l’arc-en-ciel : le
Noir/c’est le côté obscur de la
lumière./Dernier coup de pinceau du tableau de Dieu ». L’Afrique, comme réceptacle des rêves les plus fous, mais
aussi « pour donner un désert aux plèbes
déshéritées du Midi » – ces régions méridionales (Sardaigne et Sicile incluses) à
la traîne face à un Nord (Piémont et
Toscane) en plein essor économique.
Il y a là Cristina, l’incontournable femme enfant, coquette aux caprices meurtriers, Aïcha, prostituée kounama un
peu sorcière, Branciamore capitaine
vertueux et amoureux, Flaminio, major
sadique et délirant, Serra, carabinier enrôlé incognito pour traquer un assassin
P
d’enfant acharné et lugubre, Cristoforo
et Vittorio, fonctionnaires larrons qui
savent « faire la Magie », soit « faire disparaître la marchandise inexistante au
moment de (son) débarquement à Massaoua », et une multitude de bidasses –
Pasolini l’anarchiste venu « porter la sédition (…) à la Colonie », Sciortino, le
pâtre égaré que tout le monde oublie –
tous plus pittoresques et attachants les
uns que les autres. C’est aussi qu’ils retranscrivent la force des particularismes
régionaux d’une Italie mosaïque, réunifiée depuis à peine une quarantaine
d’années. Chacun s’identifie à son accent et son dialecte – il faut saluer le remarquable travail du traducteur Serge
Quadruppani.
Tout ce beau monde (la préservation
des apparences est essentielle dans l’enfer caniculaire) se dirige au pas forcé de
la Grande Histoire vers la bataille
d’Adoua, minutieusement reconstituée.
Première défaite conséquente et inattendue – auparavant « aucune armée indigène n’a réussi à battre une armée européenne bien encadrée ». L’expansion se
brise sur la puissance de Ménélik, le
Grand Négus, la presse lui assurant la
reconnaissance internationale qui le hissera au rang d’icône des luttes anticoloniales et des droits civiques au XX e
siècle. « Nous avons cru nous imposer à
quatre bédouins achetés avec de la verroterie et en fait nous sommes allés casser les
couilles à l’unique grande puissance africaine, chrétienne, impérialiste et moderne. Même des timbres, il avait fait imprimer, le Négus. »
La Huitième Vibration, ce noir célébré
par le poète éthiopien Tsegaye GabreMedhin, persécuté par le Derg et mort
en 2006, auquel Lucarelli a emprunté
son titre en hommage, est bien celle de
l’effondrement des utopies, travaillé par
une écriture visuelle, puisée à la tradition des contes oraux, tout en reprises,
offrant la saveur de la langue italienne –
et de son humour, même s’il est parfois
grinçant. « Leur tâche, à la Colonie, sa
tâche, est de trouver des héros à montrer
aux gens. Les morts, on le sait, sont tous
des héros mais il en faut des vivants. »
Lucie Clair
LA HUITIEME VIBRATION DE CARLO LUCARELLI
Traduit de l’italien par Serge Quadruppani
Métailié, 415 pages, 22 e
EN ATTENDANT
BABYLONE
D’AMANDA BOYDEN
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Judith Roze et Olivier
Colette, Albin Michel, 448 pages, 22 e
eux fois martyre est la Louisiane. Après l’ouraD
gan Katrina, la marée noire. Cette région est
en outre sans cesse menacée par les inondations du
Mississippi qui est « un long trait de merde marron
qu’allait se jeter dans l’eau bleu-vert du golfe. Le trou
du cul de l’Amérique, voilà d’où elle vient la flotte de
La Nouvelle-Orléans ». C’est ainsi qu’Amanda
Boyden décrit sa ville aimée avec passion, malgré
ses turpitudes. Elle lui offre avec ce roman un éloge appuyé, lyrique et sans ennui. Par le biais d’une
poignée de familles d’ « Orchid Street », représentantes des couleurs, noirs, blancs et Indiens immigrés, le narrateur omniscient dresse un tableau de
mœurs généreux en détails et en émotions. L’entraide entre voisins, la cuisine fabuleuse, les
amours conjugales et les aventures sexuelles, la succession des générations, tous sont, malgré « les
épreuves de la vie », les accidents, les maladies, formidables… C’est le moment de l’ouragan David
qu’à choisi la romancière pour bouleverser son petit monde et montrer combien on aime cette ville
et cette vie menacées. À travers l’évacuation, le retour après la fausse alerte, l’exubérance de festivités
hautes en couleur, on voit poindre les excès et les
dysfonctionnements de nos sociétés : rappeurs friqués et vulgaires, couples en crise, alcool à gogo,
dealer adolescent et meurtrier sans avenir…
Chaque personnage communique avec le lecteur
grâce à un monologue intérieur et des dialogues
qui intègrent sa voix, sa langue. Même si d’abord
cette tranche de vie et de ville paraît avoir un peu
trop de bonhomie idéalisatrice, le péché la gangrène jusqu’au bain de sang. À travers l’allusion à cette Babel que fut Babylone, ainsi qu’à l’imminence
de la destruction apocalyptique, Boyden inscrit sa
cité d’accueil dans un second mythe. S’agit-il
d’une élégie à un monde en voie de disparition ?
Thierry Guinhut
LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010
47
CRITIQUE DOMAINE ÉTRANGER
Nostalgie du futur
L’écrivain argentin Rodrigo
Fresán poursuit l’exploration
des rapports du temps et de
l’esprit, en découvrant à son
lecteur Le Fond du ciel.
n savait les Argentins nostalgiques. On ne se doutait pas
cependant que leur nostalgie
était capable d’embrasser non
plus le passé mais l’avenir. Non plus le
retour mais le départ. Rodrigo Fresán,
lui, a déjà montré dans plusieurs textes
un penchant certain pour les renversements féconds, pour la relativité, spatiale ou temporelle (allant parfois jusqu’à
tenter de greffer sur la fiction le principe
dit « d’incertitude »). Le Fond du ciel
poursuit ce travail de déséquilibriste
qu’il impose au roman. Et en pointant
son doigt vers Urkh 24, sa planète tutélaire, l’écrivain nous ferait presque croire que « Ce qui est survenu est aussi fantastique que ce qui va survenir ».
Isaac Goldman est scénariste pour une
série télévisée. Avec son cousin Ezra Leventhal, ils ont fondé l’un des premiers
fanzines spécialisés de science-fiction.
Or chez Fresán, « l’enfance est une autre
dimension » à explorer, et la mémoire,
une machine a remonter le temps. Des
années plus tard, Isaac et Ezra se rapprochent à nouveau grâce au souvenir
d’une jeune fille à la beauté indescriptible et aux étranges récits, dont ils ont
été tous deux amoureux étant enfants,
avant de la perdre à jamais.
À de rares exemples près dont celui-ci,
l’amour est en effet un des grands absents de l’œuvre de Fresán, trop préoccupée par ces deux infinis que sont l’enfance et la mort. Dans Le Fond du ciel,
l’amour est une science-fiction ; « Je me
demande s’il existe quelque chose de plus
scientifique que l’irruption soudaine du
virus de l’amour dans l’hôpital de la jeunesse, cette présence extraordinaire qui,
tout à coup, sans prévenir, te possède et fait
de toi un astronaute en transe. » Dès cet
instant, la fiction fresanienne devient
une élégie puisque, comme les baleines
ou l’enfance, la science-fiction et son
imaginaire sont en voie de disparition,
O
48 L E
MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010
dépassée par un monde qui les réalise.
Les romans de Fresán sont prodiges de
ces personnages de gamins fascinants, à
mi-chemin entre le geek et le Weltgeist,
l’enfant perdu et le génie pur. Le chemin d’Ezra et d’Isaac traverse aussi l’histoire du XXe siècle Tandis qu’Isaac scénarise et finit par devenir l’ayant droit
d’un écrivain culte, Ezra est recruté par
l’armée américaine pour élaborer la première bombe nucléaire, assiste à l’assassinat de Kennedy, participe à plusieurs
conflits mondiaux, et se retrouve au
sommet de l’une des Twin towers, un
certain matin du 11 septembre 2001.
Avant que Le Fond du ciel n’ouvre le
chapitre d’une guerre américaine en
Irak. Rodrigo Fresán, en lecteur assidu
d’Asimov, Sturgeon, Bradbury et autre
Philip K. Dick semble ici prendre acte
de la fin d’un monde. Voire de la fin de
deux. Et cela plusieurs fois.
Cette manne romanesque qui tisse à
tout-va et convoque au besoin histoire,
lectures, films, séries télévisées, l’auteur
de Mantra la domine par un goût de la
métaphore omniprésent et souvent très
libre. On pourrait parfois reprocher à
ces pages, dont le volume a considérablement diminué depuis le projet
initial (de plusieurs milliers à moins de
300) l’attrait du métadiscours et parfois
d’une figure auctoriale quelque peu
théâtrale. Mais un roman de Fresán est
souvent une véritable expérience de lecture qui offre une voix narrative plutôt
qu’une narration traditionnelle et fait
du texte – à l’instar de la narration
cinématographique – une réalité vocale,
parfois musicale. Qui veut entrer chez
Fresán doit d’abord accepter sa compagnie, accepter celle de ses métaphores, parfois intempestives, souvent
d’une étrangeté aérienne. « J’écris ces
lignes exactement comme suit : hors du
temps et de l’espace, en apesanteur, coupé
de toute communication avec le centre de
contrôle ». Il faut une semblable vertu
de lecteur pour goûter pleinement à
cette romance science-fictionnelle qui
constate avec une ineffable tristesse la
mort d’un certain futur.
Etienne Leterrier
LE FOND DU CIEL DE RODRIGO FRESAN
Traduit de l’espagnol (Argentine)
par Isabelle Gugnon, Seuil, 302 pages, 21 e
LA MALÉDICTION
DES COLOMBES
DE LOUISE ERDRICH
Traduit de l’américain par Isabelle Reinharez
Albin Michel, 495 pages, 22,50 e
ien de ce qui arrive à Pluto, petite ville du Dakota,
où vivent indiens, métis et blancs ne semble sans
R
relation avec le massacre d’une famille de fermiers
blancs perpétré il y a deux générations mais dont le
coupable n’a toujours pas été identifié. La jeune Evelina Harp écoute son grand-père maternel Mooshum
lui relater les faits. Il est le « rescapé » de la pendaison
punitive qui a coûté la vie à trois indiens innocents.
Comme dans Love Medicine publié en France en
2008, nous retrouvons ici les thèmes chers à Louise
Erdrich : le rapport à la mémoire, la volonté des blancs
d’occulter le passé opposée à celle des indiens de le
maintenir vivant à travers leur tradition orale.
Le roman se déploie dès les premières lignes en une
vaste fresque foisonnant de personnages, d’images et
de sons. Les événements sont captés avec tous leurs
détails dans une saisissante instantanéité : des nuées
de colombes s’abattant impitoyablement pour détruire les récoltes, et ces femmes en robe blanche récitant
des prières à travers champs dans l’espoir vain de les
chasser, les godillots d’un jeune garçon imprimant le
sol de traces marquées d’une croix… et ces mêmes
godillots ballottant plus tard dans le vide.
Nous découvrons les familles Harp, Peace, Milk,
Coutts. Des liens de parenté se sont formés entre les
descendants des victimes et ceux des auteurs du lynchage. Leurs histoires ne cessent de se recouper créant
un climat confus et troublant. « Maintenant que certains d’entre nous ont mélangé dans la source de leur
existence culpabilité et victime, on ne peut démêler la
corde. » Les ondes d’un choc initial continuent de se
propager. Comme à travers un monde replié sur son
histoire, telle l’Amérique tout entière face à son passé.
Profusion d’anecdotes, alternant drôlerie et tragédie,
références a une symbolique parfois biblique, parfois
amérindienne, l’écriture de Louise Erdrich se joue de
tous les paradoxes en une ambivalente chorégraphie.
Jusqu’au moment où le ballet s’immobilise sur une
surprenante note de violon. Vibration mortelle vengeant enfin l’irréparable, mais surtout intuition d’une
possible vérité à la frontière du rêve et de la réalité,
témoignage fugace de ces imperceptibles passerelles
entre « le banal et l’immense ».
Yves Le Gall
Méridional de belle humeur,
Marc Michel s’adonna au
romantisme funèbre, exubérant
– et ironique – avant de
déployer ses trésors d’humour
Rire et
aux côtés d’Eugène Labiche.
châtiment
andis qu’un corbillard s’avançait
dans le brouillard, suivant l’air
connu, sait-on bien ce que faisait
Marc Michel ? Aussi pénible qu’il
soit de l’admettre, Marc Michel s’esclaffait.
Oui, il s’esclaffait, armé de sa plume, au-dessus du récit qu’il avait intitulé Pohol et que
publierait, les 7 et 8 novembre 1832, le
grand journal quotidien du Sud, Le Sémaphore de Marseille, celui-là même qui accueillera plusieurs centaines d’articles d’Émile Zola à la fin du siècle. Le récit de Marc
Michel, qui signait jusqu’alors ses jeunes essais du pseudonyme plein d’autodérision de
« Scribomane Job », connut un succès fou :
repris en 1835 dans la Revue française, fondée en 1835 par Emmanuel Gonzalès, le
fondateur du Juif errant (1834-1835) et de
la Revue des voyages (1852-1853), il paraîtra
encore en 1837 dans L’Anti-Camaraderie en
deux livraisons de printemps. Son Pohol
avait de quoi séduire.
À l’instar des écrits de Pétrus Borel, qui
n’apparaîtra sur la scène littérature qu’un
an plus tard, en 1833, avec ses Rhapsodies,
et des romantiques que l’on dit frénétiques,
ce Pohol avait tout pour convaincre les gens
d’esprit. Plein d’une noirceur toute funèbre
et vouant son personnage à la malédiction
d’un destin toujours plus sombre, il se présentait sous la forme de quelques pages aimablement tracées, ponctuées d’adresses
malicieuses au lecteur, vives et terriblement
amusantes. « Vous voyez ? »
On y reconnaissait, et l’on y reconnaît toujours, les exubérances terribles du roman
noir anglais issu du XVIII e siècle dont
Maurice Lévy a dressé le tableau formi-
T
Marc Michel par Lhéritier
HISTOIRE LITTÉRAIRE LES ÉGARÉS, LES OUBLIÉS
reau, producteur du Who’s Who de son
temps, en resta impressionné qui ne s’ôta
guère de l’idée que Marc Michel avait débuté par des « vers lugubres » dans la Revue
de France… « L’autre nuit dans mon lit
j’étais couché, malade,/La fièvre ardait mon
front,/alourdissait mes yeux ; –/J’étais mal. –
Des pensers mornes et soucieux/Passait dans
mon cerceau la noire cavalcade. » On put lire aussi une Élégie, des vers ambivalents
d’hommage à Alfred de Vigny – où il est
surtout question de sa postérité… –, des
amours mortes, et d’autres follement amusantes du même ordre.
Après des études à Aix-en-Provence et ses
premiers éclats de rire sur le Vieux Port,
Marc Michel « monta » à Paris en 1834, rit
encore avec son vieux Pohol et fit des
siennes dans la presse parisienne qui n’oublia pas son passage. S’il changea de style
dans l’exercice de la critique pour la Revue
du Théâtre, il trouva moyen de distraire
avec esprit les lecteurs de la rubrique des
dable dans son essai Le Roman « gothique »
comptes-rendus de la police correctionnelle
anglais (Albin Michel, 1995). Roman noir
du Journal général des tribunaux et même
ou roman gothique, c’est selon, Marc Midu Droit qui vibra entre 1838 et 1845
chel en avait lu son comptant et n’avait pas
d’une verve comique inusitée jusqu’alors en
manqué d’en saisir les ficelles. C’est ainsi
ces dignes pages. Qui doutera encore qu’il
qu’il imagina son séminariste hanté par
s’agit là d’un tempérament ?
l’idée de malédiction, rejeté par les prêtres,
Occupé parallèlement à des feuilletons pour
rejetant à son tour celle qui l’aimait, pour
la presse quotidienne, il consacra beaucoup
tomber amoureux à son tour au milieu des
de son temps à écrire et à faitombes du Père-Lachaise.
re jouer des pièces de théâtre
Tout cela finit mal, bien Tomber
plutôt… gaies. Collaborant
sûr, et une prochaine édiavec une « foule d’auteurs »,
tion prévue pour l’automne amoureux
il écrivit souvent à quatre
donnera les fins maux de au milieu des
mains avec Eugène Labiche,
cette histoire drôlement
usant dans ces occasions du
tragique. Xavier Forneret, tombes du
collectif de Paul
Pétrus Borel ou Charles
Père-Lachaise. pseudonyme
Dandré. On a pu dire ensuiLassailly n’étaient décidéte, comme le relevait Vapement pas loin…
reau, qu’il était « devenu un des fournisseurs
Lorsque Marc-Antoine-Amédée Michel est
ordinaires de nos scènes de vaudevilles ». On
entré en littérature, à l’âge de 24 ans, c’est
dénombre plus de cent pièces… Parmi les
par la satire qu’il entendit se faire remarplus applaudies, il y aurait lieu de citer M.
quer. Bonne nature, le jeune homme natif
de Cottey, ou l’Homme infiniment poli
de Marseille – il y est apparu le 22 juillet
(1838), Une femme qui perd ses jarretières
1812 – mettait ses pas dans les traces lais(1851), Maman Sabouleux (1852), Ôtez
sées par ses pays Joseph Méry (né en 1797)
votre fille, s’il vous plaît (1854), Mme de
et Auguste Barthélémy (né en 1796) qui
Montenfriche (1856), J’ai perdu mon Eurydis’étaient illustrés dans le registre coruscant
ce (1860)… La spécialité de Labiche est resen pastichant Voltaire pour brocarder le
tée dans les annales, c’est cette « excentricité
pouvoir en une Villéliade (1826) très apbouffonne de situations et de langage » qui
préciée On peut imaginer que leur cadet
l’ont fait blâmer par les snobs. Reste qu’il
suivit cet exemple prometteur et ne semble
est dommage que les proses de Marc Michel
avoir manqué de bonne humeur au mosoient restées si longtemps dans son ombre.
ment de produire ce Pohol si terrible, si luElles étaient à l’abri de la corrosion, certes,
gubre, en un mot : si maudit… Mais cet
mais elles risquaient d’y attraper une tenace
admirable détournement des topoï littéodeur de sépulcre…
raires d’une époque n’engloutit pas toute
Éric Dussert
l’imagination. Le biographe Gustave Vape-
LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010
49
© Lars Hansen
HISTOIRE LITTÉRAIRE LES INTEMPORELS
entre le réel et le fantastique, où hasards et
symboles se côtoient, et où il n’est pas rare
que l’on ait des hallucinations visuelles (à
moins que les émois du corps et de l’esprit
ne soient capables de miracles : « il avait vu
couler sous sa manche une source avec son
herbe verte, ses fleurs et sa terre de printemps,
fraîche, noire et odorante »). On ne sait
d’ailleurs jamais trop si les personnages rêvent ou s’ils vivent réellement leurs aventures érotiques, incertitude accentuée dans
le dernier tiers du roman par le fait que
chacun change régulièrement d’identité et
que les morts réapparaissent brusquement
sur une scène romanesque qu’ils n’avaient
pourtant pas quittée.
Le plus surprenant finalement, ce n’est pas
ce déchaînement de sensualité, qui pousse
l’être humain aux confins de la bestialité,
mais que Schade ne tombe jamais ni dans la
vulgarité, ni dans la pornographie – contrairement à Sade, tout est toujours très convenable chez le romancier danois. Il arrive même que sa phrase se fasse poétique et
abandonne des envolées qui ravissent : « De
la radio venait de la musique, une symphonie
de vagues, où mer et soleil se fondaient dans son
âme en impressions sonores et lumineuses ».
Dans ce roman publié en 1944, le Danois Schade explore les pulsions Des êtres se rencontrent… est un roman sans
intrigue (là où certains ne verront qu’une
sexuelles de l’être humain, là où la vie et la mort ne font qu’un.
chronique du temps qui passe, d’autres y liront peut-être, mais alors en
veur d’une énième expérience Quels motifs filigrane, l’éducation sentii l’on s’en tenait à la seule succession
sexuelle, qu’elle est « un tigre
mentale du jeune Hans, désides faits, on pourrait résumer ce rosauvage qui doit goûter du fouet derrière
reux d’étudier « la vie pour
man à gros traits en disant qu’Evanpour être sociable » ; telle autre
pouvoir comprendre l’amour »),
geline Hansen couche de temps en
demande à son amant du jour l’immoralité et fait, pour l’essentiel, de
temps avec son mari Sjalof, un peu plus
de lui marcher dessus, de et la folie ?
phrases d’une grande simplisouvent avec son amant, un certain Hans
l’écraser dans la fange, afin que
cité et pleines de fraîcheur.
Madsen, dont la fiancée Mithra couche
seule sa tête dépasse, et ensuite de la tuer ;
Malgré cela, il a tout pour désorienter. Ses
parfois avec Amandus Johansen, contraid’autres avouent avoir couché avec
dialogues aux allures surréalistes par
gnant ainsi Hans à se venger avec Sofia, laquelques centaines de messieurs « par une
exemple, dans lesquels doit pouvoir s’enquelle se console comme elle peut auprès
sorte de besoin rêveur et non pas pour gagner
tendre « la rosée des violettes », ses passages
de Sjalof... Ou pour faire encore plus
de l’argent »… Et si toutes les femmes ont à
qui dérangent (surtout parce qu’on ne se
simple : que tout le monde couche avec
peu près le même besoin – « un peu de rigoles explique pas), mêlés à des délicatesses
tout le monde, comme pour accéder à une
lade entre les cuisses » –, c’est sans doute
poétiques auxquelles on ne s’attend pas :
sorte d’amour universel, et que seul le déparce que les hommes adorent ça, et qu’ils
« Dans l’obscurité, ils trouvèrent pour la precor change, la scène se déroulant tantôt à
en redemandent.
mière fois de leur vie leurs bouches, et il leur
Copenhague, tantôt à New York ou Rio de
Alors que la planète vit une des plus grandes
semblait pénétrer dans un jardin de nuages
Janeiro. Il conviendrait quand même
tragédies de son histoire (le roman s’ouvre
qui ondoyaient autour d’eux ». On en ressort
d’ajouter que les hommes font exactement
en 1940 et se referme en 1941, le temps
en souhaitant y revenir, sans savoir « quels
ce qu’il faut pour révéler chez leurs partepour l’Allemagne d’occuper le Danemark et
sont les motifs qui peuvent être derrière l’imnaires la prostituée qui sommeille en elles,
de mettre l’U.R.S.S. à sang), Jens August
moralité et la folie apparente d’une jeune
et leur faire comprendre que l’amour, finaSchade (1903-1978) somme son lecteur de
femme », mais en sachant qu’elles existent
lement, n’est qu’un bluff à ne pas prendre
suivre chaque personnage dans une quête
et qu’elles peuvent, sous la plume de Schaexagérément au sérieux.
des plus intimes : celle de l’extase érotique,
de, devenir d’une beauté miraculeuse.
Mais pour peu qu’on se laisse aspirer par la
« où le fait d’être assassinée par son bien-aimé
Didier Garcia
puissance hypnotisante de ce roman, on acproduirait une simple sensation de béatitude ».
cède à un univers beaucoup moins superfiDES ETRES SE RENCONTRENT ET UNE DOUCE
Cette plongée dans l’intimité de l’être huciel. Tous les personnages rassemblés ici
MUSIQUE S’ELEVE DANS LEURS CŒURS
main et dans la mystérieuse dynamique de
semblent ne vivre que pour sentir en eux
DE JENS AUGUST SCHADE
ses
pulsions
sexuelles
passe
nécessairement
« le vrai démon heureux de la haute sauvageTraduit du danois par Christian Petersen-Merillac
Gérard Lebovici, 232 pages, 14 e
par le rêve, où l’on évolue à mi-chemin
rie ». Telle femme découvre ainsi, à la fa-
Vertige des sens
S
50 L E
MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010
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COURRIER EN DISANT EN ÉCRIVANT
À oublier
m’apaise. Et puis, au début du dossier
consacré à Martin Suter, voilà ce qui me
tombe dessus sans crier gare : l’écrivain
« produit un vin d’un rouge sombre, un
cabernet sauvignon qui en bouche laisse
éclater des saveurs de fruit (pêche
notamment) ». En bouche, saveur de
fruit, c’est reparti, et tout se mêle,
pourquoi ma sœur dans les bras de
Gérard Depardieu tous deux penchés
sur les vignes, et je vous tiens pour
responsables.
Cher MDA,
Ai lu avec attention votre dossier Suter.
N’ai pas réussi à terminer Le Cuisinier
bien que l’idée fût intéressante, je le
concède. Ma connaisssance de l’auteur
est minimale. Il s’agit du premier
ouvrage que j’aborde, mais comme
l’auteur est encensé et lu, en allemand,
dans les lycées suisses, je m’y suis
lancé. Quelle déception quant à la
traduction française ! Mon suisse
allemand est totalement insuffisant pour
le lire dans le texte. Le traducteur m’a
semblé « à côté » du sens helvétique de
certaines expressions. Bref, cela sonne
faux pour un lecteur frotté aux us
alémaniques. Je n’ai pas d’exemples à
donner car j’ai abandonné l’opus dans
un chalet de vacances… C’est dire.
D’ailleurs votre petite critique de la page
24 est un peu mitigée.
Pour rester dans la « suissitude »,
je remarque que l’article sur Nicolas
Bouvier fait mention d’une éducation
« huguenaute » sic !! et ne mentionne
pas que l’ouvrage sur les Boissonnas
est une réédition d’un ouvrage pas
encore tout à fait disparu.
Merci et bon été.
Doléances
Yann Fastier
Jacques Rey, Lausanne
Y a quelqu’un ?
Très têtu que je suis, je réitère auprès
de votre brillante équipe, à quelques
années de distance, mon souhait qu’un
dossier + couverture d’un prochain
numéro du Matricule soit enfin consacré
à « Dante », je veux parler du grand, de
l’immense, Armand Gatti…
Je crains qu’une fois mort et enterré ou
encendré, il soit trop tard pour le
rencontrer et l’interviewer…
Remerciement
François
Joie et peine
indépendante depuis aussi longtemps.
Parfois, petit nuage noir, vous encensez
un peu la posture de l’artiste qui souffre
pour sa création (…). Bien vu les
chroniques de Jacques Serena et autres
artisans écriveurs.
Paix des ménages
Pascal
Mon homme est un ange ! Pour mon
anniversaire il m’offre le seul cadeau qui
me faisait rêver : un abonnement au
Matricule. Merci la vie.
Christine
Par les temps qui courent, lire le
Matricule est un vrai bol d’air, un bon
vent de liberté. Continuez !
Annick
J’apprécie votre constance à suivre la
diversité éditoriale non tapageuse. J’ai
découvert Gallmeister grâce à vous et
aucun titre de cet éditeur ne m’a déçu
(mention spéciale à Indian Creek de
Peter Fromm). Je n’aurais pas cru
qu’il puisse exister une revue aussi
Max (75)
Œnologie et littérature
Retour de vacances. Règle n°1 : ne
jamais partir avec son beau-frère. Règle
n°2 : surtout si celui-ci se pique de vin.
Une semaine à visiter les chais du SudOuest, et à vivre l’enfer : tel produit très
bien fait, tel petit exploitant, etc. Assez
pour rêver de bière éventée et de
cocktail au Fanta. Heureusement, dans
mon chez moi parisien, m’attend
Matricule 115, laissé là pour apprivoiser
la rentrée. Je lis, premières pages, ça
À tous les anges qui peuplent votre revue
et même à ceux qui n’en sont pas,
je souhaiterais quelquefois que le
« dossier » ne dévore pas tant d’espace,
car le sujet n’est pas obligatoirement
alléchant aux yeux de certains lecteurs.
Peut-être le chapeau n’éveille-t-il pas la
curiosité. Les phrases mises en exergue
n’expliquent-elles pas les qualités,
l’originalité du texte. Le regard
apathique de l’écrivain ou du
photographe (Suter, Salvayre) n’inclinet-il pas à l’empathie ! Alors que,
notamment, l’entretien avec Michon
était absolument jubilatoire (…). D’autre
part, l’article consacré aux librairies
d’une ville (Strasbourg) que l’on n’habite
pas ne peut retenir l’attention (…).
Et bonne année. Ouvrez l’œil !
Marceline (Paris)
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DELPHINE DESCAVES, ANTHONY DUFRAISSE, ÉRIC DUSSERT, DIDIER
GARCIA, JÉRÔME GOUDE, THIERRY GUINHUT, PASCAL JOURDANA,
MARTA KROL, EMMANUEL LAUGIER, JEAN LAURENTI, YVES LE GALL,
BENOIT LEGEMBLE, ETIENNE LETERRIER, GILLES MAGNIONT, FRANCK
MANNONI, VIRGINIE MAILLES VIARD, LAURENT SANTI.
PHOTOGRAPHE OLIVIER ROLLER
ILLUSTRATEUR YANN FASTIER
IMPRESSION PRESSE PEOPLE - 5, RUE J.-B. CALVIGNAC 34680
BAILLARGUES
COMMISSION PARITAIRE 0211 G 87593
ISSN 1241-7696
LE MATRICULE DES ANGES, ASSOCIATION RÉGIE PAR LA LOI 1901,
EST PUBLIÉ AVEC LE CONCOURS DU CENTRE NATIONAL DU LIVRE
© LE MATRICULE DES ANGES 2010
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LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010
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Olivier Roller
ZOOM PHILIPPE FOREST
Le temps
suspendu
Derrière l’histoire croisée de l’aviation
et de la vie de son père, c’est à l’essence
romanesque de chaque vie, et à l’impensable
loterie dont elle dépend, que s’attache
Le Siècle des nuages de Philippe Forest.
l’image de ces fleurs périssables
que sont les nuages, les vies passent, dévalant vers le néant le vide
« avec lequel tout s’arrête ». N’en
subsiste rien, sinon l’empreinte immatérielle d’une expérience unique, et le sentiment
d’une fondamentale énigme, tant ce qui les
fonde relève d’événements aléatoires.
Que reste-t-il d’une vie, sinon peut-être ce
que l’on peut en dire ? Mais qu’en sait-on
au juste, qu’est-il possible de savoir d’un
homme dont la vie, par exemple, s’inscrit
en filigrane d’un des rêves du vieux XXe
siècle – celui de l’aviation ? D’un homme –
le père de l’auteur – dont la vocation est
peut-être née en voyant, enfant, les hydravions d’Imperial Airways, qui desservait les
principales destinations du Commonwealth, se poser sur les eaux de la Saône, du côté de Mâcon, où il habitait.
Quand il naît, en 1921, il y a déjà dix-huit
ans que les frères Wright ont expérimenté le
premier engin volant et douze que Blériot a
traversé la Manche. Âge héroïque qui vit le
monde entier s’enthousiasmer pour des casse-cou expérimentateurs et des pionniers
bricoleurs. L’histoire de l’aviation était née
et allait se confondre avec celle du XX e
siècle. Mais, dès 1914, avec la guerre, le ciel
devint l’espace d’un nouveau champ de bataille et l’avion fut aussitôt mis au service de
la barbarie, ce qui n’empêcha pas le siècle
de continuer à croire que la « conquête de
l’air » permettrait d’unifier l’univers et
d’œuvrer à l’avènement d’une humanité pacifique et prospère – un rêve « sur lequel la
guerre n’a rien pu, et qu’elle a même renforcé
en lui donnant la dimension tragique qui lui
manquait un peu, celle qui double l’optimisme d’un revers de nuit. » Utopie magnifique
dont Philippe Forest évoque les héros –
À
inconsistance du passé », l’événement le plus
Lindbergh, Mermoz, Guillaumet ou Saintimportant n’ayant jamais « que la valeur esExupéry – autant que la face noire, celle de
seulée d’une anecdote ne témoignant que pour
la barbarie dévastatrice.
elle-même, dépourvue de toute relation vraie
C’est sur cette toile de fond historique que
avec ce qui vint avant ou avec ce qui viendra
se détache donc l’histoire de ce père obteaprès ».
nant, à 17 ans, son brevet de pilote, à qui
Ce que montre bien Philippe Forest, c’est
l’exode apportera l’amour, et qui, parti
qu’une vie loin d’être un tout homogène et
poursuivre ses études à Alger, se retrouvera
lisse, relève de l’arbitraire, des résultats
aux États-Unis où il deviendra pilote de
d’une loterie journalière d’événements « archasse dans l’Army Air Force, avant d’être
bitrairement décidés par la renchoisi comme moniteur
contre hasardeuse de deux acciinstructeur, ce qui le frus- La nécessité
dents ». Qu’elle est soumise au
trera à jamais « de sa guermême mouvement « sans rime
re ». Un homme qui, de de perpétuer
ni raison » du temps qui
retour en France, entrera
construit et déconstruit sans
à Air France pour y deve- la mémoire
cesse le spectacle offert par les
nir commandant de bord des disparus.
nuages. Si bien qu’« il n’y a
et finir sa carrière, au dépas lieu de s’étonner de ce que
but des années 80, aux
toute vie ait l’air d’un roman puisque raconcommandes d’un Boeing 747. Un père qui
ter sa vie, ou bien celle d’un autre, revient
de l’aviation s’était fait une sorte de relitrès exactement à lui donner cette allure de
gion, et qui donnait toujours l’heure en
roman qui la fait seule exister ». Parce que
GMT + 1 « comme s’il avait vécu dans un
son mystère est impartageable et que chatemps parallèle, imperceptiblement décalé »
cun n’est que la somme inconsistante de
par rapport à celui de ses enfants, et semtous ses avatars.
blant flotter « dans le nulle part d’un espace
Le Siècle des nuages ne cache rien de la viosans limites ni frontières ».
lence de la vérité, de « la pathétique iniquité
Mais, outre la manière d’éclairer toute une
du destin », comme de ce pur passage parmi
époque, ce roman vaut aussi pour la façon
les apparences à quoi se résume une exisdont il interroge la notion de biographie, et
tence. Ainsi, ce père, constatant à la fin de
questionne les rapports de la vérité à l’obssa vie que « tout ce à quoi il avait cru cessait
cur. Une vérité biographique qui n’existe
insensiblement d’exister pour les autres ».
que si elle se trouve inventée, tant il s’agit,
D’où la grande ombre de saudade cernant
à partir de quelques bribes invérifiables de
ces pages où la méditation sur le temps et
souvenirs, de conjectures et d’investigations
la mort le dispute à la nécessité de perpéimaginaires, de construire une hypothèse
tuer la mémoire des disparus comme pour
vraisemblable « afin de rendre compte de ce
mieux prolonger et achever leur existence.
qui, malgré tout, restera toujours inintelliRichard Blin
gible ». En allant au devant de ce qui se dérobe, celui qui raconte arrange les anecLE SIECLE DES NUAGES DE PHILIPPE FOREST
dotes, « falsifiant ainsi la formidable
Gallimard, 560 pages, 21,50 e
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