Gazette 16 lynx ibérique

Transcription

Gazette 16 lynx ibérique
Le lynx pardelle
(Lynx pardinus)
par François Moutou et Vincent Vignon
Il est assez étonnant de constater la différence de répartition existant
entre les deux lynx européens. Si le lynx
d’Eurasie (Lynx lynx) est ou a été présent
de l’Atlantique au Pacifique à travers
toute l’Europe et une bonne partie de
l’Asie, alors plus boisées et moins peuplées par l’homme, le lynx pardelle
(L. pardinus) semble vraiment limité à la
péninsule ibérique ou à ses environs
immédiats, et cela depuis bien longtemps. On peut y voir une des consé-
d’années, il vivait en Europe et en Asie
boréale un pré-lynx, L. issiodorensis,
que l’on suppose être l’ancêtre des
4 espèces contemporaines de lynx, l’eurasien et le pardelle, ainsi que celui du
Canada et le roux d’Amérique du Nord.
Le groupe a certainement des racines
plus profondes mais l’Eurasie a manifestement joué un rôle important dans son
histoire récente.
Il est également significatif de réaliser
que l’identité même de l’espèce ibérique
« Aujourd’hui, ils pourraient
ne pas être 300. »
quences de l’époque glaciaire et de l’effet de la zone refuge ibérique sur un certain nombre d’espèces animales. Les lièvres et les musaraignes espagnoles à
dents rouges (genre Sorex), isolés des
autres populations européennes durant
une bonne partie de l’ère Quaternaire par
les glaciers, y ont évolué indépendamment et ne sont plus les mêmes que dans
le reste de l’Europe. C’est aussi vrai pour
le lynx.
Si l’on remonte même encore avant
l’époque glaciaire, il y a deux millions
a été débattue assez longtemps. Pour les
plus anciens d’entre nous, ceux qui ont
débuté avec le « van den Brink » (1967),
le lynx pardelle existait bien mais il se
trouvait en Espagne et au Portugal d’un
côté, ainsi que dans les Balkans et le sud
des Carpates de l’autre. Plus près de
nous, le « Schilling » (1986) présente
une seule espèce de lynx avec une sousespèce ibérique. Même l’édition française (1995) du « Macdonald » discute
de son statut . On sait aujourd’hui qu’il
s’agit bien de 2 espèces différentes qui
G r a n d s
P r é d
15
t e u r s
ont pu se côtoyer au niveau des Pyrénées
et dans les monts Cantabriques il y a
quelques millénaires mais qui sont séparées maintenant par un immense espace
sans lynx (Purroy et Varela, 2003). La
paléontologie nous apprend effectivement que les deux espèces ont cohabité
dans le sud-ouest de l’Europe et la génétique confirme bien l’existence de deux
espèces. Aujourd’hui, les lynx eurasiens
les plus proches géographiquement sont
ceux présents dans les Alpes. La présence contemporaine de l’une ou de l’autre
espèce dans les Pyrénées, régulièrement
évoquée, n’a jamais été confirmée.
Une espèce à part entière
Pratiquement, il aura donc fallu attendre
la fin du XXe siècle pour voir tout le
monde accepter cette espèce, dans sa
répartition exclusive ibérique (Sunquist
et Sunquist, 2002). Tant mieux, car pendant tout ce temps, elle a considérablement régressé. C’est un autre constat,
significatif de notre curieuse époque,
que d’admettre que nous n’avons pas
encore réussi à enrayer ce déclin, identifié depuis des décennies, quelle qu’ait
été l’identité de l’animal.
Le lynx ibérique est surtout adapté à un
paysage de type méditerranéen, relativement ouvert, ou plutôt un paysage en
mosaïque, associant des massifs fermés
à des espaces dégagés, et à une proie
particulière, le lapin de garenne, qui
peut représenter plus de 90 % de son
régime alimentaire. Le souci majeur de
l’espèce est lié à cette spécialisation.
L’arrivée de la myxomatose, dans la
deuxième moitié du XXe siècle, a
considérablement réduit les populations de lapins, ce qui a modifié les
paysages associés et les a rendus moins
favorables aux lapins et donc aux lynx.
Il faut y ajouter la découverte récente
de cas mortels de tuberculose sur
quelques lynx pour noircir encore ce
sombre tableau.
➠
UN PETIT GABARIT
Le lynx pardelle est plus petit que le
lynx eurasien, pesant de 10 à 12 kg.
Les mâles sont un peu plus grands
que les femelles. Il a la même taille
que les deux lynx nord-américains.
Sa silhouette de lynx ne laisse pas de
doute : favoris, pinceaux au bout des
oreilles, queue courte, plutôt haut sur
pattes et, pour les spécialistes, souvent 28 dents au lieu de 30 comme
chez les autres félidés, mais ce n’est
pas toujours facile à observer ! Il se
distingue du lynx européen surtout
par sa chaude couleur tirant sur le
roux et par ses taches sombres bien
marquées. Par comparaison, le lynx
eurasien peut peser plus de 20 kg,
avec un pelage plus pâle et des taches
pas toujours très nettes. Cela dit, les
variations de robe sont nombreuses
entre l’Europe du Nord, du Sud-Est et
l’Asie.
Sierra Morena
Doñana
Aire de répartition du lynx pardelle
Indices isolés de présence
Aire de présence estimée
© John Cancalosi/Auscape International
Les autres proies du lynx sont plus
variées. Dans le parc et la réserve de
Doñana, là où l’espèce a été le mieux
étudiée, à certaines saisons, le lynx capture des canards et en hiver il consomme
de jeunes daims de l’année au moment
où ils se séparent de leur mère. Une partie des faons capturés était dans un tel
état de maigreur qu’ils n’auraient sans
doute pas survécu à la mauvaise saison
et le lynx a plutôt fait preuve d’opportunisme dans ces occasions-là. Dans les
zones de l’intérieur moins riches, le lynx
peut se contenter de rongeurs si les
lapins sont trop peu nombreux. Un lynx
adulte consomme environ 1 kg de nourriture carnée par jour.
Les derniers bastions de l’espèce se trouvent maintenant dans la moitié sud de la
péninsule, voire dans son quart sud-ouest
et les populations portugaises ont pratiquement déjà disparu ou presque.
On peut – ou l’on pouvait – citer dans le
nord de la péninsule Ibérique, la Sierra
de los Encares Leoneses située en
Galice sur le versant sud des monts
Cantabriques (observation de T.
Clevenger vers 1990), les maquis entre
Zamora et Benavente (observation d’A.
Hartasanchez et V. Vignon en 1993 et
1994), les citations présentées dans le
fascicule du Conseil de l’Europe
(Delibes et al. 2000) : monts de Tolède et
de Guadalupe, la Sierra Morena, les
Sierras de Gata et Peña de Francia et le
delta du Guadalquivir avec la réserve de
Doñana. On peut ajouter la Serra de
Malcata, Contenda-Barrancos et les
chaînes de l’Algarve, la Serra do
Caldeiro, la Serra de Monchique et la
G r a n d s
P r é d
16
t e u r s
À gauche, le lynx pardelle,
à droite le lynx eurasien.
Serra de Espinhaco de Cao, au Portugal
(Jackson et al. 1996). Malheureusement,
il a dû déjà disparaître d’une partie de
ces régions.
Les densités d’animaux sont très variables, allant de 10 à 18 lynx aux 100 km2
à Doñana à seulement 2 ou 4 pour la
même surface dans d’autres espaces.
Une femelle suivie par radio-pistage a
parcouru une surface d’environ 1,7 km2
quand elle élevait ses jeunes. Des animaux adultes peuvent se déplacer sur
des distances de plusieurs kilomètres,
jusqu’à 12 ou 13 km, mais cela ne permet d’espérer ni des reconquêtes d’espaces perdus ni des échanges entre populations aujourd’hui isolées.
À la fin des années 1980, une enquête
avait estimé la population à un effectif
compris entre 880 et 1 150 lynx.
Aujourd’hui, ils pourraient ne pas être
300. Les 2 territoires les plus importants
sont la réserve de Doñana avec environ
40 individus et la Sierra Morena, notamment dans sa partie est, avec environ 80
© Vinçent Vignon
individus. La Sierra Morena abrite également les derniers loups d’Andalousie.
C’est un territoire de chasse commerciale aux ongulés dont certains domaines
privés sont dangereux pour les grands
prédateurs à cause du piégeage qui y est
pratiqué. Il resterait environ 5 meutes de
loups. Nous avons observé l’une d’entre
elles, comprenant 4 loups dont 2 jeunes
de l’année précédente (observation de
V. Vignon en mai 2002).
© Vincent Vignon
L’effondrement du lynx a été spectaculaire et rapide. Tous ces points ont été
évoqués lors d’un colloque tenu à
Cordoue du 15 au 17 décembre 2004,
colloque entièrement dédié au lynx ibérique. Si l’on veut sauver l’espèce,
il faut vite trouver des solutions et surtout, les appliquer et faire en sorte
qu’elles réussissent.
Sauver le
lynx ibérique
L e l y n x i b é r i q u e s’est réellement spécialisé sur le lapin de garenne (Oryctolagus cuniculus) au niveau
de son alimentation. Il faut dire qu’il
habite la patrie historique de sa proie,
l’un expliquant peut-être l’autre. Le
lapin de garenne est effectivement
originaire d’Espagne et peut-être du
sud de la France, le long de la côte
méditerranéenne. Les Romains ont
commencé à l’exporter, comme ils
l’ont fait avec pas mal d’autres espèces, lors de la conquête de la Gaule.
L’espèce s’est surtout répandue en
France après les défrichements de
forêts au Moyen-Âge. Le malheur
c’est que le lapin de garenne a vu ses
effectifs s’effondrer avec l’arrivée
successive de la myxomatose après
1950, introduite volontairement en
France d’Amérique du Sud, et de la
G r a n d s
P r é d
17
t e u r s
maladie hémorragique virale des
léporidés (VHD) dans les années
1980 et dont l’origine est moins bien
cernée. L’impact indirect sur la végétation naturelle s’est fait sentir par
une fermeture du milieu, plutôt défavorable au lynx. En effet, lorsque les
lapins ne sont plus assez nombreux
pour contenir la croissance de la
végétation, celle-ci se développe à des
hauteurs qui ne peuvent plus être maîtrisées par les lapins, même si la densité de leur population s’accroît à
nouveau. Dans les équilibres naturels
entre la végétation et les herbivores,
les bovins davantage que les cervidés
sont capables de rabaisser le niveau
de la végétation, notamment des espèces végétales possédant une grande
capacité à recouvrir le terrain.
Lorsque les grands herbivores sauva-
➠
© John Cancalosi/Auscape International
© Vinçent Vignon
Avant de figurer sur les portières des véhicules du personnel chargé de le protéger, le lynx
fut impitoyablement traqué, comme l’illustre la photo ci-dessous, légendée ainsi : « Le duc
de Tarifa montre, orgueilleux, un lynx chassé en 1920 à Doñana. »
d’individus, le plus souvent éparpillés
en petites populations isolées et donc
très fragiles. Les quelques cas de
tuberculose bovine mis en évidence
sur des lynx autopsiés en Espagne ne
sont pas faits pour rassurer les biologistes. Du coup, l’espèce a récemment acquis le triste privilège de
devenir le « mammifère le plus menacé d’Europe », à peu près à égalité
avec le phoque moine (Monachus
monachus) et le vison d’Europe
(Mustela lutreola) !
Le lynx meurt de faim
ges ou le cheptel domestique manquent,
le maquis évolue défavorablement
pour le lapin et pour son prédateur.
Même si le lynx se cache volontiers
dans le maquis, il a besoin d’espaces
dégagés pour chasser. À cela s’est
bien sûr ajouté la dégradation plus
globale des habitats naturels pour
cause de mise en valeur agricole ou
économique. La régression des cheptels dans les maquis participe également de cette dégradation. Cela fait
des années que le lynx est suivi mais
au début du XXIe siècle la situation
s’est, apparemment, soudainement
dégradée. L’effectif d’adultes ne
dépasse plus que quelques centaines
L’analyse faite par les biologistes
espagnols est que le lynx meurt de
faim, ou qu’en tout cas, les populations de lapins ne suffisent plus pour
capture dans des paysages fermés,
jusqu’à une concurrence avec le
renard qui profiterait mieux de ces
changements que le félin. Ce qui est
sûr, c’est qu’il s’agit d’une question
de survie immédiate pour l’espèce et
donc des mesures d’urgence sont à
prendre. Aussi, au sein de la station
biologique de Doñana, située au cœur
du parc national du même nom, en
Andalousie, ces mêmes biologistes
ont imaginé des « restaurants » pour
lynx, avec au menu, du lapin. Il
s’agit, fin 2004, d’une douzaine
d’enclos installés et fonctionnels, le
chiffre de trente est annoncé pour les
mois à venir, dans lesquels des lapins
domestiques sont placés tous les
jours afin de subvenir aux besoins
des félins. L’idée est de nourrir les
« À Doñana, des biologistes ont
imaginé des “restaurants” pour lynx. »
lui permettre une reproduction capable de contre-balancer les dispartions, qu’elles soient naturelles ou
non. Les explications sont variées,
depuis la baisse certaine des populations de lapins, éventuellement associée à une difficulté trop grande de
G r a n d s
P r é d
18
t e u r s
lynx, tout en empêchant d’autres prédateurs de venir, mais en forçant
quand même les lynx à chasser pour
capturer cette proie. Un petit talus
permet au lynx de repérer le lapin en
observant au-dessus de l’enceinte de
l’enclos, mais il doit sauter environ
Le 28 mars 2005, trois jeunes lynx ibériques sont
nés en captivité, au centre d’élevage d'El
Acebuche, dans le parc national de Doñana, en
Espagne. C’est la première fois que des naissances de cette espèce sont enregistrées en captivité.
La mère, Saliega, a été capturée en avril 2002
dans la nature, dans la région de la Sierra
Morena, alors qu’elle n’était âgée que d’un mois.
Étant la troisième de la portée, ses chances de
survie en milieu naturel étaient faibles. Après être
passée par le zoo de Xérès, elle a rejoint le
centre d’élevage en janvier 2003. Le père, Garfio,
était âgé de trois ans lorsqu’il a été capturé pour
rejoindre le programme de reproduction en captivité en février 2004 ; il est
également originaire de la Sierra Morena. Les petits lynx ont été conçus aux
alentours de janvier 2005 alors que, et c’est à souligner, la femelle n’avait pas
encore trois ans, ce qui semble aussi être une première. Ils resteront maintenus en captivité pour contribuer au programme de reproduction. Si celui-ci
fonctionne, des réintroductions en milieu naturel pourraient commencer
vers l’année 2010.
un mètre et demi pour atteindre l’enclos afin d’y pénétrer. Le lapin peut
se cacher sous des abris et le lynx,
s’il est chanceux, doit, de toutes les
façons, ressauter la clôture avec sa
proie dans la gueule car il préfère
aller la manger ailleurs. Des appareils photo et des caméras surveillent
les enclos et le comportement des
animaux peut ainsi être observé et
analysé sur la durée. Les premiers
enclos datent de 2003 et il a fallu un
an aux lynx de la zone pour les
accepter ou les comprendre. Depuis,
chaque animal connu s’y nourrit
régulièrement. Parallèlement, un
enclos de plusieurs hectares où sont
hébergés des lapins de garenne logés
dans des garennes artificielles permet aux lynx de venir chasser « pour
de vrai ». Ils disposent pour cela
d’une échelle en bois qui enjambe la
clôture et qu’ils sont manifestement
les seuls à savoir utiliser, avec les
biologistes qui les étudient. Le bilan
2004 est assez satisfaisant car toutes
les femelles de la zone concernée ont
eu des jeunes et leur élevage semble
s’être bien passé. Il est cependant
bien trop tôt pour en conclure que
l’espèce est sauvée, bien sûr. Mais
l’initiative est à suivre.
EFFECTIFS DU LYNX
IBÉRIQUE
© Vincent Vignon
3 LYNX NAISSENT EN CAPTIVITÉ :
UN ESPOIR
BIBLIOGRAPHIE
- M. Delibes, A. Rodriguez, P. Ferreras (2000)
Action Plan for the Conservation of the Iberian
Lynx in Europe (Lynx pardinus). Nature and
Environment n°111, Conseil de l’Europe,
Strasbourg, 44 p.
- P. Jackson, A. F. Jackson, R. Dallet, J. de
Crem (1996) Les Félins. Delachaux et Niestlé,
Lausanne, Paris, 272 p.
- D. W. Macdonald, P. Barrett (1995) Guide
complet des mammifères de France et d’Europe.
Delachaux et Niestlé, Lausanne, Paris, 304 p.
- F. J. Puroy, J. M. Varela (2003) Guia de los
Mamiferos de Espana. Lynx edicions, Barcelona,
165 p.
- D. Schilling, D. Singer, H Diller (1986)
Guide des mammifères d’Europe. Delachaux et
Niestlé, Neuchâtel, Paris, 280 p.
- M. Sunquist, F. Sunquist (2002) Wild Cats of
the World. The University of Chicago Press,
Chicago and London, 452 p.
- F.H. van den Brink (1967) A Field Guide to
the Mammals of Britain and Europe. Collins,
London, 221 p.
On peut trouver de nombreux rapports et
documents scientifiques récents sur le lynx
pardelle sur : www.carnivoreconservation.org
LES AUTEURS
François Moutou, SFEPM, c/o Muséum
d’histoire naturelle, Parc Saint Paul,
18000 Bourges
Vincent Vignon, OGE, 5 boulevard de
Créteil 94100 Saint-Maur-des-Fossés
G r a n d s
P r é d
19
t e u r s