NEUF ANNIVERSAIRES (9 x 9/11) - François

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NEUF ANNIVERSAIRES (9 x 9/11) - François
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NEUF ANNIVERSAIRES
(9 x 9/11)
Nous rassemblons ici neuf textes publiés chacun pour (ou atour) d'un anniversaire du onze
septembre, donc neuf textes de 2002 à 2010)
La plupart sont en ligne sur notre site http://huyghe.fr, certains ont été publiés dans des revues ou
des livres. Peu importe...
Au lecteur de juger, sur ces textes, de ce qui reflète l'évolution des événements, celle idées dans l'air
du temps ou celle de l'auteur...
À titre de simple curiosité et sans aucun narcissime
François-Bernard HUYGHE
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2010
Qu'un pasteur crétin (voir son site, interrompu, mai ici visible sur un cache : http://web.archive.org/
web/20080604142032/http://www.doveworld.org/ que son homonyme, Terry Jones du Monty
Python Show n'aurait pas osé imaginer un soir de beuverie et qui rassemblait rente partisans jusqu'à
la semaine dernière soit en mesure de bouleverser le monde avec une allumette est plus que
pathétique.
Qu'il y ait des Terry Jones (le pasteur pyromane, mégalomane et atrabilaire, pas l'acteur) en Floride,
comme il y a eu et y aura peut-être demain des fous au Pakistan ou en Inonésie pour brûler des
églises en représailles d'une offense emblématique est dans la nature humaine.
Qu'aux USA le pasteur ait le droit de carboniser des Corans comme d'autres le drapeau américain,
est dans la Constitution de ce pays.
Que toute ceci donne lieu à négociations avec un vrai imam, à palinodies, à déclarations sublimes
de belles âmes sur le mantra "ne donnons pas prétexte aux extrémistes", à conférences de presse et à
heures de télévision est dans les lois du spectacle.
Qu'Obama déclare sans rire qu'il s'agit d'une aubaine pour al Qaïda et Petraeus que ceci va mettre en
péril les soldats américains en Irak et en Afghanistan est dans la lignée de la politique
hollywoodienne.
Mais que la plus grande atteinte symbolique de tous les temps - la destruction emblématique des
"tours de Babel", incarnant pour les jihadistes l'orgueil américain, le culte de l'argent et l'idolâtrie trouve ainsi son écho parodique neuf ans plus tard reste quand même un sujet d'étonnement.
Des centaines de médias vont consacrer des milliers d'heures et de pages (y compris celle-ci) à un
non-événement sans doute concrétisé par une non-exécution comme si, neuf ans plus tard, le seul
écho des trois mille corps carbonisés en 2001 étaient les palinodies du petit pasteur.
Dans cette affaire se heurtent deux logiques.
D'une part celle du symbolique et du communautaire. Les images qui offensent - qu'il s'agisse de
celles des Twin Towers, des sévices d'Abou Graibh, des caricatures danoises, des enfants de Gaza,
du Ground Zero ou d'un bout de saucisson- deviennent des enjeux majeurs dans ce qui n'est
certainement pas la guerre des civilisations, mais probablement celle des imaginaires.
L'accumulation du ressentiment, la capacité de foules (à New York ou à Kaboul) à réagir
passionnément à la profanation d'un lieu sacré, à l'humiliation d'une personne, à l'utilisation d'une
représentation stimule ce que le philosophe Sloterdijk appelle le fonctionnement des "banques de la
colère". Une souffrance, une insulte, une victime prend sens pour des millions de gens qui se
sentent personnellement agressée dans ce qu'elles ont de plus sacré. Et la géopolitique est
déterminée par la lutte des images, pour et contre des images.
La seconde logique est celle de la technique et des médias. Terry Jones qui a commencé à se faire
connaître par Twitter a joué des réseaux sociaux et des médias classique, de leur fabuleuse faculté
d'emballement, de la faculté qu'ils accordent à n'importe quel inconnu de devenir une star, pourvu
qu'il trouve le thème hyperconsensuel ou hyperpolémique, la surprise qui donnera lieu à reprise,
commentaire et mobilisation.
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L'addition de l'archaïque symbolique et des réseaux de communication se traduit en une lourde
addition d'irrationnel. Le fanatique est étymologiquement celui qui défend son temple (fanum), son
lieu sacré, fût par la plus grande violence. Le problème commence quand les lieux et objets sacrés
peuvent être vus et atteints de toute la planète par les images numériques
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2009
11 septembre 2009 - Huitième onze septembre, ground zero
Commémorations et routine de la terreur
Obama célèbre le huitième anniversaire du 11 septembre et, pour la huitième fois, l'Amérique
communiera dans le souvenir des victimes.
Mais cette même Amérique ne partage plus le grand mythe d'un lutte planétaire contre le jihadisme
(avec chef et organisation unique), ni ne vit plus vraiment dans la crainte d'un second 11 septembre.
On commence déjà à employer un mot terrible : routine.
Routine des cérémonies et commémorations, mais aussi routine du terrorisme jihadiste, qui, bon an
mal an, réalise quelques attentats spectaculaires à travers le monde, plutôt à la périphérie, guère en
Europe, plus du tout aux USA. En fait, il semblerait que les citoyens des USA se préoccupent
davantage des retards dans la reconstruction des Twin Towers et de leur coût que de l'improbable
possibilité d'une seconde frappe de cette ampleur. La peur s'atténue, on commence à parler d'oubli
des jeunes générations, le trauma s'efface.
Bref, le 11 septembre est en train de devenir un événement historique comme les autres, certes
grave et porteur de conséquences tragiques et complexes, mais un événement quand même, pas une
étape dans l'histoire de l'humanité.
Du coup, nous avons envie de céder, nous aussi à la routine et de reprendre les analyses que nous
faisions pour le septième anniversaire, histoire de démontrer combien l'élection d'Obama a peu
changé la réalité de la lutte contre le terrorisme, en dépit du bruit médiatique que font les affaire de
Guantanamo ou de la torture, ou le renforcement de la présence occidentale en Afghanistan (avec le
succès que l'on sait)
Voici donc ce que nous écrivions :
Imaginons qu'il y a sept ans, quelqu'un ait écrit : "En 2008, ben Laden et Zawahiri seront toujours
libres et vivants. Leur organisation, en dépit d'une guerre qui se dit mondiale, de milliers
d'arrestations continuera à fonctionner et à recruter. Ils pourront toujours s'exprimer et trouveront
encore un territoire où se réfugier, à la frontière afghano-pakistanaise. Chaque année, plusieurs
attentats importants à travers le monde leur seront imputés. La coalition de dizaines de pays, des
centaines de milliers de soldats dotés de l'armement le plus puissant et des milliards de dollars, sans
compter l'invasion de deux pays n'auront permis de mettre fin à leur activité.". Si l'on s'en tient au
vieil adage qui dit que, pour un groupe clandestin ou une guérilla, durer c'est déjà gagner, la
performance est surprenante.
Inversement, aurait-on cru quelqu'un qui aurait écrit au lendemain du 11 septembre : " En 2008, en
dépit d'une guerre globale au terrorisme qui aura mobilisé la plus grande puissance de l'Histoire
contre un péril qu'elle annonçait sans rival, les habitants de principales capitales européennes
continueront à vivre à peu près comme avant, sans craindre à chaque instant un attentat ou
l'explosion de la guerre des civilisations. Les principaux soucis géostratégiques se situeront en
Chine et dans le Caucase." ?
Le problème d'une guerre symbolique, comme la guerre du terrorisme et au terrorisme, est qu'il n'y
a pas de mesure de la victoire. Sauf à imaginer que le dernier jihadiste soit arrêté dans la dernière
grotte devant les caméras de CNN tandis que les musulmans du monde remercient l'Amérique, ou
que l'émir ben Laden installe la capitale de son califat restauré à Washington D.C, ...
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Pour mesurer une "victoire" ou d'une "défaite", ou au moins de progrès ou reculs des jihadistes,
encore faut-il savoir à quel critère on se réfère.
S'il s'agit d'un critère "militaire", la capacité organisationnelle d'al Quaïda à produire tant de morts
sous telle ou telle latitude, aucune unanimité chez les experts. Certes, il continue à y avoir à travers
le monde un nombre non négligeable d'attentats attribués à des islamistes. Pour ne prendre que des
exemples récents - et ce dans une relative indifférence de la presse internationale bien plus fascinée
par l'affaire tibétaine -, deux attentats mortels en une semaine dans la zone musulmane de Xinjiang
viennent de démontrer que même la Chine n'est pas à l'abri. Étant entendu que personne ne pense
que ben Laden a passé un coup de téléphone depuis sa cachette pour commanditer la chose. Mais au
même moment on apprend l'arrestation en Italie de jihadistes qui s'apprêtaient à aller combattre en
Irak et en Afghanistan (certains ayant déjà combattu en Bosnie). mais quel rapport avec al Quaïda
ou une supposée structure centrale de commandement ?
Nous savons que nous pouvons aussi bien lire dans le journal de demain "Ben Laden arrêté dans les
zones tribales" ou "Cinq kamikazes se font exploser dans le métro parisien". Un coup et un seul
dans un sens ou dans l'autre (succès anti-terroriste, attentat à la façon de ceux de Londres ou de
Madrid) changerait notre perception.
Le critère du succès est peut-être à mesurer dans l'ordre symbolique. Or, de ce point de vue, l'impact
des dirigeants d'al Qaïda n'augmente guère : le temps n'est pas forcément son ami. Après avoir
constaté combien le 11 Septembre était un acte "inaugural" ("épochal" ont dit certains) et répété que
le monde ne serait plus jamais le même, nous aurions peut-être du nous demander : et après ? Et
après un acte aussi incroyable, que peut-on faire qui ne soit pas moins fort et moins significatif ?
Qui n'ait pas une charge émotive et une valeur de défi symbolique inférieure ? Peut-on envisager
que le message des dirigeants suscite une certaine lassitude ? Que son pire ennemi soit - aussi
cynique que cela puisse paraître - la routine de l'horreur ?
Nous avons souligné plusieurs fois que les chefs jihadistes n'avaient pas perdu leur capacité de
s'exprimer et même qu'ils s'étaient dotés avec as- Sahab d'un vrai média pour mener la guerre de
l'information.
Mais quelle force a le message sept ans après ?
Au cours des derniers mois, ni sur la forme ni sur le fond, les chefs d'al Qaïda n'ont démontré leur
maîtrise de la situation, ni leur rôle dominant dans le mouvement jihadiste.
Cela ne signifie certainement pas que la violence islamiste s'essouffle, ni que le terrorisme est en
voie de disparition. Mais cela signifie peut-être que nous devrions nous concentrer sur autre chose
que sur les icônes médiatiques.
En sept ans, nous avons connu sept surprises :
1) La première est évidente et souvent évoquée ici : la contre-productivité de la "Guerre globale au
terrorisme". Ni pour l'élimination des organisations terroristes, promues au rang d'ennemi principal
et presque métaphysique, ni dans son ambition d'éliminer les Armes de Destruction Massives en
dissuadant ou renversant les régimes censés en posséder, ni dans son projet de démocratiser le
Proche-Orient, cette guerre n'a rempli ses objectifs. Elle a, au contraire, provoqué une dissémination
du terrorisme quantitative sinon qualitative, un renouvellement et un rajeunissement de son
recrutement, une montée globale de l'anti-américanisme. Plus un paradoxe remarquable : elle a
suscité trois guerres insurrectionnelles, différentes et également dangereuses. Celle de l'insurrection
irakienne : même si le taux de pertes a baissé et même si les jihadistes étrangers peinent à s'y
implanter, les groupes armés sunnites et chiites représentent un danger croissant. Celle des talibans
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afghans, visiblement en voie de reconquête de régions entières. Celle des talibans pakistanais à qui
la faiblesse de l'actuel pouvoir ne devrait pas a priori porter ombrage...
2) Une guerre engendre un phénomène de psychologie collective : le sentiment d'être en guerre,
expérience collective séculaire qui consiste à admettre que les règles normales sont bouleversées
(c'est l'époque où "les pères enterrent les fils", celle où il est licite de tuer, où tout peut arriver). Il
est évident que les Européens, les Français en particulier n'ont guère ce sentiment (voir la surprise
de l'opinion découvrant avec horreur que des soldats français peuvent mourir en Afghanistan). En
est-il autrement aux USA ? nous le parierions de moins en moins.
3) Le fait qu'al Qaïda ait survécu à l'invasion de deux pays, à des milliers d'arrestations, à sept ans
d'efforts, à une chasse menée par une coalition planétaire dotée moyens plusieurs fois supérieurs à
ceux qui ont gagné la seconde guerre mondiale et qu'elle reste largement invisible en dépit des
technologie de surveillance électronique ultra-sophistiquées : voilà qui pose pour le moins
problème. La réponse peut se formuler ainsi : nul ne doute que cette capacité de survie tient à la
structure en réseaux d'al Qaïda. Il est souvent comparé à un système de franchise : de l'expertise
professionnelle et un label apportés à des groupes locaux très autonomes. Cette structure réticulaire
ou en rhizome ultra-résistante a été analysée de façon très minutieuse. Reste une question : à partir
de quel moment une structure cesse-t-elle d'être une structure pour devenir un mot ? Plus
trivialement : quel forme de contrôle (instructions, conseils, coordination, fourniture de moyens,
commandement..) exerce l'entité censée s'appeler al Qaïda sur les multiples groupes que l'on dit
émaner d'elle ? Quelle hypothèse choisir ? Ben Laden envoyant ses messages codés à des milliers
de séides à travers le monde et dirigeant tout le mal du monde comme le N°1 de Spectre dans James
Bond ? Un type malade, crapahutant dans les zones tribales et dirigeant autant les jeunes
musulmans qui se réclament de lui que Che Guevara les jeunes gens qui portent son T-Shirt ?
4) La "rusticité" du terrorisme reste une constante. Même s'il y a eu des évolutions dans l'usage de
l'attentat suicide et de la voiture piégée, aucun des scénarios catastrophe annoncés ne s'est réalisé :
pas de cyberattaque, pas de d'utilisation d'armes biologiques ou chimiques, pas de bombe du
pauvre. Le jihadisme fonctionne avec une piétaille "consommable" : des milliers de gens prêts à se
faire sauter, à faire le coup de feu dans une passe de montagne ou à enlever des gens généralement
non armés. Même l'usage du téléphone portable pour faire sauter une bombe à distance (et
économiser une vie humaine) reste l'exception.
5) La guerre "pour les cœurs et les esprits" n'est pas remportée par le pays qui a inventé Holywood.
« On pourrait s’attendre à ce qu’une «bataille des idées» soit gagnée par une superpuissance qui
possède plus de conseillers en communication, de cadres de la pub, de spécialistes des médias et de
la presse, de conseillers politiques, de professionnels des relations publiques et de psychologues que
le nombre total (des ennemis)… » disait déjà Daniel Barnett au moment de la guerre du Vietnam.
Quarante ans plus tard, c'est pire : le soft power, la diplomatie publique, les bureaux d'influence, les
agences de com, les spin doctors, les beaux sites Internet, les télévisions arabophones (pour contrer
al Jazira), les manifestes d'intellectuels et les feuilletons télévisés, rien n'y fait. En revanche (et sans
même parler des remarquables du Hamas en termes de propagande et sur ses propres médias, et sur
les médias "adverses"), les jihadistes peuvent toujours s'exprimer. Les prêches de Zawahiri et ben
Laden, les images d'entraînement de mouhadjidines ou d'exécution des ennemis, souvent produits
par as-Sahab la "boîte à images" d'al Qaïda , les forums sur Internet ou les réseaux humains dans les
mosquées.., tout cela fonctionne à plein. La synergie entre les technologies numériques (pour
diffuser) et les structures mentales archaïques (pour expliquer) est tout à fait redoutable.
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6) Il se pourrait que le pire ennemi d'al Qaïda - les Zawahiri accusant l'Iran d'être complice des
Américains ne sont pas de nature à clarifier les choses !
Il se pourrait aussi (là encore en supposant que la "direction" ait la moindre prise sur ce qui se fait
en son nom). Mais surtout, après l'incroyable impact de l'humiliation symbolique le 11 septembre
2001, tous les "succès" même s'ils sont aussi spectaculaires que les attentats de Londres et de
Madrid, ne se traduisent finalement que par une capacité de nuisance publicitaire. Mais quel
objectif politique a été accompli ?
7) Au lendemain du 11 septembre, on nous avait dit que plus rien ne serait comme avant. Les
illusions d'après la chute du Mur se déchiraient : ni fin des guerres, ni triomphe de la démocratie
libérale comme système historiquement indépassable, ni unification de la planète par la culture ou
la technologie (pas d'unification des cerveaux, en tout cas). Nous entrions dans une nouvelle phase
tragique polarisée par la guerre unique, l'ennemi absolu (la guerre de la civilisation contre la
barbarie nihiliste) et par la division du monde en deux camps, faisant passer au second plan les
vieilles catégories. Sept ans après que reste-t-il de cette phraséologie ? Bien sûr, personne ne pense
que le 11 septembre ait été un événement secondaire. Mais ce n'est pas l'événement inaugural d'une
post-histoire : les réalités de puissance et d'intérêts ne se laissent pas oublier, ni les fondamentaux
géopolitiques, ni l'importance du facteur territorial. Et le monde est tout sauf divisé en deux camps
ou deux idéologies !
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2008
11 Septembre 2008
Chercheur associé à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) où il enseigne
la stratégie de l'information.
Auteur, entre autres, de “Quatrième guerre mondiale” (Rocher), “Comprendre le pouvoir
stratégique des médias” (Eyrolles) et “Machines à faire croire. De la propagande à
l’influence” (Vuibert sortie Oct 08). Site : www.huyghe.fr
1. Depuis le 11 Septembre 2001, vous parlez de “quatrième Guerre mondiale”. Une guerre
principalement médiatique?
En fait l'expression a été la lancée par des idéologues néo-conservateurs américains. Pour eux, après
la troisième guerre - guerre froide-, les USA devraient mener la guerre à l'islamisme, conflit que
d'autres nomment plutôt "Guerre globale au terrorisme" (Global War On Terror). Si je cite souvent
ces expressions, c'est de façon critique : on ne fait pas la guerre au terrorisme qui est un moyen, pas
une entité politique. C’est une affaire de renseignement, de police, de propagation idéologique et
d'influence médiatique ou autre, mais certainement pas une guerre. Du reste l'histoire se charge en
ce moment de nous rappeler qu'al Qaïda n'est pas l'ennemi unique du genre humain nous obligeant à
nous ranger en deux camps et que d'autres réalités géopolitiques engendrent d'autres conflits.
2. Quelle est la stratégie médiatique d'Al Qaïda?
D'une part, c'est celle de tout mouvement terroriste :
- faire connaître ses proclamations soit par les médias de "l'ennemi", soit par les siens propres
- recruter, permettre à la mouvance des sympathisants de s'exprimer et d'être informée, fonction que
remplissent très largement les forums islamistes
S' ajoute une fonction particulièrement développée avec al Qaïda : humilier l'adversaire par des
images symboliques. Le plus grand défi symbolique de tous les temps fut l'attentat contre les Twin
Towers (qui représentaient l'orgueil, l'Amérique, l'idolâtrie, l'argent, la mondialisation...).
Mais la capacité d’al Qaïda reste étonnante notamment à travers son "agence de communication par
l'image", as-Sahab, de produire des images numériques (assassinats d'otages, testaments filmés de
kamikazes, mouhadjidines en pleine action, prêches enflammés...).
3. Tout semble calculé dans la propagande d'Al Qaïda, de l'exploitation des symboles de l'Islam à la
longueur et à la couleur de la barbe. De véritables pros de la communication?
D’une part, cette communicaiton est très moderne et maîtirsie le montage numérique et la diffusion
sur Internet .Tout est mis en scène pour un maximum d'impact et de visibilité.
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D'autre part, l’archaïque : Ben Laden parle un arabe littéraire truffé de citations de poèmes et
renvoie sans cesse à la situation d'avant 1258 (la chute du califat de Bagdad pris par les Mongols)
comme si l'Histoire n'avait pus été qu'une catastrophe depuis.
4. Al Qaïda est aujourd'hui quasiment aussi connu que Coca-Cola, et Oussama ben Laden que Che
Guevara. Comment expliquez-vous pareille visibilité?
Ses ennemis ont beaucoup fait pour sa publicité, à commencer par le fait de la désigner sous le
"logo" d'al Qaïda "la base". Ce terme a été choisi par les Américains - certains disent d'après un
fichier informatique (la base de données), d'autres d'après une brochure sur la base (au sens des
fondements) du jihad. La stratégie du "branding" (créer une marque qui parle plus à l'imaginaire
que le produit lui-même)s'applique : al Qaïda est comme une franchise que reprennent des
"boutiques locales". La seule différence est que certains attentats lui sont attribués soit par leurs
auteurs qui trouvent l'étiquette prestigieuse, soit par les médias. Sans aller jusqu'à dire qu'al Qaïda
n'existe pas, je dirais que c'est plutôt un mélange de mythe que chacun s'approprie et de relations
très distendues entre unités très autonomes.
5. Les médias occidentaux peuvent-ils être tenus responsables de la propagation de la terreur d'Al
Qaïda, en relayant son “terrorisme-spectacle”? (peut-être rappeler les “lois scélérates”)
Tout terrorisme est destiné selon Raymond Aron à provoquer un impact psychologique supérieur à
son impact militaire. Et pour cela, il faut être relayés par les médias "du système" : ils véhiculeront
à la fois la réputation et le message des terroristes plus une peur contagieuse. Il faut fournir aux
médias ce qu'ils attendent : une histoire avec "suspense", des images fortes et du drame humain.
Bref du spectacle
L'histoire du terrorisme est parallèle de l'histoire des médias : terrorisme anarchiste et presse à
imprimer, nationaliste ou anticolonialiste et radio, international anti-impérialiste et télévision
mondiale (depuis la prise d'otage des jeux olympiques de Munich). Et maintenant jihadisme avec la
télévision par satellite et la Toile.
6. Les terroristes exploitent efficacement Internet pour propager leurs idées et recruter des
membres. Existe-t-il des parades à pareille croisade médiatique?
Pas la censure, difficile techniquement et politiquement contre-productive. Le discours "occidental"
sur les valeurs passe mal. Voir l'échec des chaînes de radio ou de télévision en arabe contre les idées
islamistes. La contre-offensive devrait venir des autorités religieuses musulmanes. Certaines ont
condamné les pires délires théologiques. Mais le niveau de formation religieuse de jeunes
musulmans qui se rallient au jihad est souvent déplorable. Leur dire que le Coran ne recommande
pas l'attentat à la voiture piégée, c'est souvent se heurter à un mur.
7. Al Qaïda pratique aussi le culte du martyre. Avec internet, doit-on s'attendre à l'émergence d'un
terrorisme spontané?
C'est déjà fait. Certains des attentats attribués à al Qaïda, comme à Londres en 2005 sont le fait de
"jeunes" , sans lien avec les vrais jihadistes (pour ne pas parler des chefs d'al Qaïda), et qui n'ont
pas été s'aguerrir en Tchétchénie ou en Irak avant de prendre des initiatives . Les forums servent à
beaucoup à s'exalter en retrouvant des "frères. Une toute petite minorité passera à l'acte en
"rejoignant la caravane" des combattants.
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8 Aujourd'hui, les craintes d'attentats se sont au peu dissipées aux Etats-Unis et dans les capitales
européennes. La nébuleuse Al Qaïda serait-elle sur le déclin?
Pas en nombre d'attentats : davantage depuis 2001 qu'avant de l'aveu même de la Rand (think tank
de l'establishment militaire). On a envahi deux pays, arrêté des milliers de combattants, et mobilisé
plus de moyens militaires que ceux qui ont vaincu Hitler sans les empêcher de survivre,
communiquer et de lancer des offensives… Vu la situation de leurs alliés, les talibans afghans et
pakistanais, la question du "déclin d'al Qaïda" est loin d'être tranchée. Même si elle n'exerce plus
guère de contrôle sur les actes qui lui sont attribués, elle progresse "virtuellement" comme mythe et
fantasme.
9. Doit-on s'attendre à de nouveaux types de terrorismes, en particulier par le biais d'internet?
Depuis les années 90, on annonce qu’ils utiliserontle nucléaire "sale", des armes biologiques et
chimiques ou des cyberattaques, et ils se "contentent" - sauf avancées technologiques secondairesde bombes humaines (il n'ont aucun problème à recruter). On parle de façon récurrente d'une
"cyberguerre", en Géorgie et, il y a quelques mois, en Estonie.
Alors pourquoi pas un cyberterrorisme ? À cela il faut objecter deux choses :
a) les cyberattaques connues jusqu'à présent ont surtout consisté en "dénis de service partagés", qui
bloquent le fonctionnement d'un site gouvernemental. Elles ont duré quelques heures et n'ont jamais
tué personne.
b) Un supervirus informatique ou une attaque contre des infrastructures de communications dites
"vitales" ne satisferait peut-être pas les jihadistes (à supposer qu'ils en soient techniquement
capables, ce qui n'est pas si simple). Ils semblent aimer le spectacle des explosions, des membres
déchirés et du sang, ce qui correspond davantage à leur imaginaire de la vengeance divine. Le
cyberattentat souffre peut-être à leurs yeux d'un déficit symbolique : peut-être efficace, mais pas
assez éloquent.
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2007
11 septembre 2007
La commémoration du 11 Septembre
De l’autre côté de l’Atlantique on dit « 9/11 » comme si seuls les chiffres et non les mots pouvaient
rendre le caractère de l’événement.
Et quand médias le commémorent (y compris par la fiction qui s’empare du thème après un délai de
« décence »), ils ne peuvent échapper à deux genre. Pour les uns, c’est le caractère stupéfiant,
indicible du 9/11, qu’il faut évoquer par le passage en boucle des mêmes images et des mêmes
témoignages. D’autres reviennent sur la question : comment pouvait-on ignorer ? Comment les
immenses moyens de détection et d’anticipation américains ont-ils pu être surpris ? Mais dans tous
les cas, un point sur lequel tous convergent : plus rien ne sera comme avant.
La stratégie américaine a théorisé cela et fait du caractère inaugural de l’attentat la clef de voûte de
leur nouvelle analyse. Ils sont passés très vite de l’idée d’un nouvel ordre mondial voire d’une fin
de l’Histoire à celui d’une lutte finale. Certains néo-conservateurs la résumaient ainsi : après avoir
gagné une guerre contre le nationalisme européen (14-18), puis contre le fascisme (39-45), puis
contre le communisme (Guerre Froide) les États Unis doivent mener et gagner une longue guerre
contre le terrorisme pour le bien de tous les hommes.
Nous avons nous-même ici (et après beaucoup d’autres) trop souvent critiqué cette rhétorique de la
« guerre perpétuelle », quatrième guerre mondiale ou guerre globale au terrorisme, pour qu’il faille
s’étendre sur ses contradictions. Elle suppose un ennemi unique et principal (le terrorisme ou
l’islamisme) et une bipolarisation remplaçant celle de la guerre froide : l’affrontement entre deux
systèmes de valeur radicalement opposés. On a tout dit des erreurs de cette stratégie (traque
mondiale des terroristes + renversement des régimes qui les soutiennent + chasse aux Armes de
destruction massive). La réalité a montré le caractère contre-productif de cette méthode :
- Dispersion des terroristes, multiplication de leurs attentats, augmentation de leurs facultés de
recrutement, conjonction de guérillas enracinées en Irak ou en Afghanistan, avec des mouvements
armés dans les pays musulmans et avec le passage au jihad de groupes de citoyens qui semblaient
bien intégrés à la société européenne.
- Augmentation de l’antiaméricanisme après une courte phase de pitié et de sympathie. Tandis que
le front des alliés est pour le moins plus hésitant et la politique de « conquête des cœurs et des
esprits » pour le moins mal en point.
- Mauvaises surprises avec le processus démocratique tant prôné : il profite au Hamas, au Hezbollah
ou aux conservateurs iraniens là où on le laisse se développer, il pourrait profiter aux islamistes là
où on l’encadre de façon autoritaire
- Deux pays au moins, Corée et Iran, ont tiré une leçon contraire de ce que l’on espérait : ils font
tous leurs efforts pour se doter au plus vite de l’arme atomique et se livrent à de multiples
provocations (au lieu de renoncer vraiment à leurs programmes avant de se faire écraser comme
Saddam).
Avec le recul, et une fois épuisées les joies faciles de la critique un peu de la politique US, pouvonsnous découvrir les fautes d’interprétation que nous avons tous commises ? Beaucoup tiennent sans
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doute à la surestimation du nouveau, à la frénésie de révision qui ont suivi le grand traumatisme.
Plusieurs idées sont sans doute à révexminer :
- « L’hyperterrosime est le reflet de la mondialisation, il n’y a plus de front et d’arrière, il peut
frapper partout… ». Certes, il continue à y avoir plusieurs fois par ans des tentatives d’attentats au
cœur de l’Europe. Beaucoup sont déjouées comme nous venons de le voir en Grande-Bretagne et en
Allemagne. Des attentats (Madrid, Londres…) se produisent néanmoins. Certes, rien ne permet
d’exclure une tuerie demain à Paris ou Rome. Mais de là à conclure que le territoire n’a plus
d’importance, il y a une marge énorme. Le phénomène terroriste est international, ce n’est pas une
multinationale. Sans même parler de l’Irak ou de l’Afghanistan, les motivations, le recrutement, la
forme, l’efficacité, la fréquence des actes terroristes dépend de facteurs locaux. La notion qu’il y a «
un » terrorisme (ou le fait de substantifier « le » terrorisme qui ferait ceci ou cela) n’a pas le même
sens au Cachemire, en Égypte ou en Europe.
- « Le terrorisme est la forme moderne et prédominante du conflit ». Saut à décider que tout ce qui
n’est pas une guerre interétatique avec armées régulières, drapeaux, batailles en plaine,
proclamations et traité est un conflit impliquant le terrorisme, cette proposition est absurde. Quels
que soient les jugements politiques et moraux que l’on porte sur les tigres tamouls ou le Hezbollah,
ce qui vient de se produire au Sri Lanka ou au Liban ressemble peu à des attentats dans un avion.
Quand des gens nombreux et organisés tiennent une province ou un quartier, se rassemblent pour
chanter et défiler Kalachnikov sur l’épaule, tirent des roquettes, ont des cantines et des hôpitaux ou
signent des trêves, ils mènent une forme de lutte que l’on peut condamner, et dont on peut discuter
s’il faut la baptiser guérilla, guerre de partisans ou autres. Leur activité est liée à des objectifs
politiques précis, à la souveraineté sur des territoires précis et l’usage des armes a un début et une
fin biens datées. Cette pratique n’est guère comparable à celle d’une poignée d’hommes qui se
lèvent un matin pour aller faire sauter des bombes dans une ville qui croit vivre une journée comme
les autres.
- « Toute la politique internationale tournera autour de la question terroriste ». Les grandes
questions restent celles de l’énergie, de l’émergence de la Chine, de la Palestine, des rapports entre
l’Inde et le Pakistan ou de tout ce que vous voulez avant d’être celle de la traque d’al Qaïda. On ne
peut pas dire que la géopolitique « revient » puisqu’elle n’est jamais « partie » en dépit de l’illusion
d’un état d’exceptions planétaire. Et elle continue de tourner autour de questions qui ont souvent
plusieurs décennies.
- « Nous ne vivrons plus jamais de la même façon. C’est le fonctionnement même de nos sociétés
qui est compromis. ». Personne ne songe à dire que le Patriot Act, les contrôles biométriques,
quelques jours de chaos dans les transports aériens britanniques, des perturbations dans le tourisme
ou dans l’assurance ne soient rien. Mais nos sociétés, surtout en Europe, continuent à fonctionner à
peu près comme avant et que la routine est plus forte que traumatisme. Le taux de perturbation
apporté par le nouveau terrorisme reste faible au quotidien.
Tous les caractères que l’on lui prête et que le onze septembre a exacerbés – menacer chacun
indistinctement et constamment, être clandestin, surprenant, sporadique, créer un soupçon
perpétuel, une attente sans fin de la catastrophe, produire un choc psychologique sans rapport avec
le risque statistiquement mesuré, obliger les démocraties à remettre en cause leurs propres règles tout cela est vrai.
Mais que peut tout cela contre l’effet du temps ? Après une inégalable atteinte symbolique, un
traumatisme, un défi sans pareil, le jihadisme peut il égaler son propre exploit ? L’expérience
montre qu’il possède une capacité de nuisance moyenne de x attentats spectaculaires par an, dont
très peu en Europe (et pour le moment zéro aux USA). Mais pas plus pour le moment ? Peut-il y
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avoir un équivalent terroriste de la guerre de position ou de la guerre d’usure ? Un terrorisme sans
escalade ou montée aux extrêmes ? Une intégration du terrorisme aux nombreux risques qui
caractérisent nos sociétés du même nom et contre lesquels elle déploie tant de dispositifs de
précaution ? Une redondance du message terroriste ? Une routine de l’abominable ?
De telles questions semblaient impensables il y a cinq ans. Il est peut-être temps de se les poser.
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2006
Le 11 septembre d'al Zawahiri
La France menacée ?
À leur façon, les jihadistes ont commémoré le 11 Septembre : pas d’attentat spectaculaire, mais une
intense activité médiatique . Pour Zawahiri et les siens, les textes sont lourds de sens et les services
contre-terroristes ne les prennent pas à la légère, surtout en France.
Une des meilleures sources sur les publications vidéos la mouvance dite d’al Quaïda, le « Site
Institute » a lancé l’affaire en publiant le texte d’une interview d’Ayman al-Zawahiri sur As-Shahab,
souvent considéré comme le « département média d’al Quaïda ». Elle a très vite été répercutée par
al Jazeera, CNN, mais aussi le Figaro qui fait sa première page sur les dangers que court notre pays.
Les déclarations de l’idéologue jihadiste, vieux compagnon de ben Laden. (depuis 1980), sont
d’abord remarquables par leur longueur et par leur contexte. Les publications de cassettes
s’intensifient dans trois genres que nous avions déjà notés : déclarations des dirigeants destinées à
défier et terroriser les ennemis, vidéos « techniques » de recrutement et d’entraînement, et cassettes
de martyrs (dont on vient de publier une remarquable anthologie dans le registre de l’exaltation
mystique et de la poésie emphatique).
Dans cette abondante production, on notera une cassette historique sur la préparation du 11
Septembre 2001. Elle remonte à 1948 et rappelle les conditions de la création d’Israël avant de
retracer des décennies de luttes et de rappeler les principaux griefs contre les Etats-Unis qui volent
le pétrole des musulmans et ont souillé le sol sacré de l’Arabie saoudite en 1990.
Premier élément : Zawahiri (qui, soit dit au passage, en est à sa neuvième vidéo de l’année)
accueille avec joie le ralliement du GSPC algérien (Groupe Salafiste de Prédication et de Combat),
l’élément le plus dur de l’islamisme dans ce pays. Le GSPC aurait fait allégeance au « lion de
l’Islam », le cheikh ben Laden. La première nouvelle, c’est que ce soit une nouvelle. Que faut-il
alors penser des multiples experts ès terrorisme qui considéraient depuis des années comme «
faisant part d’al Quaïda » ce groupuscule né d’une scission « dure » du GIA et spécialisé dans le
massacre de leurs compatriotes « apostats » (grosso modo tous ceux qui ne les ont pas rejoints et ne
participent pas à la guerre sainte) ? Ou des déclarations de Nicolas Sarkozy annonçant que ses
services savaient de puis le 11 Septembre 2003 ? Si c’est le cas, pourquoi Zawahiri a-t-il attendu
trois ans pour ce « scoop » ?
L’élément qui a le plus frappé les commentateurs, ce sont les appels à frapper notre pays, rangé sur
le même plan que les Américains. Le thème de la France qui opprime les musulmans en interdisant
le port du voile n’est pas nouveau dans le discours jihadiste. Mais cette fois l’appel à la
multiplication des attentats est sans ambiguïté, Au point que le premier ministre et celui de
l’Intérieur ont mis en garde nos compatriotes.
De fait, les sympathisants de la guérilla islamiste algérienne sont nombreux dans notre pays.
Nombre d’entre eux, sont probablement repérés par la police qui a prouvé une chose : depuis 1985
elle sait lutter contre le terrorisme algérien et a été capable de faire échouer une série d’attentats.
Avant de céder à la panique, et d’attendre un 11 septembre à la française, il faut se demander si les
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cibles ne seraient pas des Algériens « traîtres » installés dans notre pays. La cassette laisse pour le
moins des doutes à ce sujet.
Zawahiri continue à tracer le programme: l’Afghanistan est destiné à devenir ou redevenir un émirat
islamique, la victoire est proche en Irak, la « suprématie actuelle des juifs et des croisés » ne durera
guère en Palestine et enfin le Liban sera un prochain champ de bataille. Blair et Bush regretteront,
ajoute-t-il, regretteront bientôt de ne pas avoir accepté la trêve proposées par ben Laden.
En conclusion Zawahiri s’adresse aux peuples occidentaux à qui leur leaders dissimuleraient
l’étendue du désastre qu’ils subissent . Très significativement, il rappelle que les jihadistes ont «
toutes les raisons légale et rationnelles » de mener la guerre sainte. C’est la confirmation que, dans
la vision théologique très particulière des jihadistes, ils sont à la fois en état de légitime défense
contre un adversaire qui les a envahis le premier (la loi naturelle leur ferait donc obligation de se
défendre) et soumis à un devoir religieux de combattre sans relâche, quel que soit le rapport de
forces.
Et de désigner les deux prochains objectifs d’extension de leur action : le Golfe et Israël.
Confirmation s’il en était besoin que ce que nous considérons comme « le groupe terroriste
terroriste al Quaïda » se voit, lui comme l’avant-garde seule légitime de l’Oumma tout entière,
comparable aux compagnons du prophètes.
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2005
Twin Towers et Big Brother
Big Brother n’existe pas seulement dans la tête des intellectuels, infatigables dénonciateurs du
Système manipulateur et omniscient. Il vit aussi dans les fantasmes des stratèges, et en particulier
dans ceux du Pentagone. Ces gens qui n’ont certainement lu ni Bentham ni Foucault parlent du
“ panoptisme ” au profit des U.S.A., de “ l’infodominance ” absolue que conférera la technologie.
Ils parlent même de “ l’œil de Dieu ” : lorsque l’hyperpuissance pourra tout voir, elle pourra tout
dissuader : terrorisme, activités d’un État-voyou, crime organisé, etc. La finalité ultime est ce qu’il
est convenu d’appeler le“ monitoring global ” de la planète. Mais, toute question morale mise à
part, est-ce efficace ? Car, bien sûr, écrire des rapports sur le “ soft power ” est une chose, ne pas
confondre un char serbe avec un leurre en bois ou arrêter vingt kamikazes en est une autre.
Pourquoi avoir les 120 satellites d’Echelon autour de nos têtes, pourquoi faut-ils que les U.S.A.
dépensent à tout espionner l’équivalent de 150 milliards de nos francs par an (budget de ce que les
américains nomment la “ communauté de l’intelligence ”), si c’est pour ne rien anticiper ? À quoi
bon être la première société de l’information du monde, si c’est pour ne rien pouvoir rien contre des
cutters, de l’organisation et un pulsion de mort qui dépasse notre entendement ? Alors, échec des
technologies à la Big Brother ?
Si l’on entend par là qu’il est absurde que le citoyen lambda voie ses e-mail interceptés, et soit
“ traçable ” et profilable dans des bases de données, tandis que les groupes terroristes passent entre
les mailles du filet, la réponse est évidemment oui. Encore faut-il replacer le supposé échec de la
technologie ou du renseignement dans son contexte. Cela débouche sur des questions beaucoup plus
graves que de savoir si flics et espions font bien leur travail :
- Loin d’être “ archaïques ”, les groupes comme celui de Bin Laden recourent aux techniques de
pointe. Ainsi ils pratiqueraient la stéganographie, qui consiste à dissimuler l’information que l’on
veut transmettre, non pas sous forme de texte chiffré qui attire l’attention, mais dans une microimage implantée dans une photographie d’un site Internet. Ou encore dans une zone minuscule mais
non utilisée d’un fichier musical de type MP3. C’est la version électronique du microfilm cher aux
romans d’espionnage. De façon plus générale, le fait d’avoir un turban et une grande barbe
n’empêche absolument pas de comprendre les mécanismes de la société de l’information. C’est vrai
de ses mécanismes symboliques (l’image des deux tours s’effondrant en live planétaire réactive à la
fois notre imaginaire des films-catastrophes hollywoodiens, et des mythologies plus profondes (la
tour de Babel, le feu divin...) et une signification emblématique évidente (le World Trade Center est
à la fois l’Amérique, l ‘hégémonie politique, la globalisation financière, la mondialisation...). C’est
vrai aussi si l’on se réfère aux mécanismes des réseaux : si ce que l’on dit est exact, Bin Laden
aurait été à la fois capable de vivre sous la tente et de diriger un empire financier à distance, voire
de spéculer par transactions électroniques interposées sur la catastrophe qu’il s’apprêtait à
provoquer ! Autre façon de dire que le technologique n’est pas l’inverse de l’idéologique ou que les
avancées de McWorld ne sont pas des reculs du djihad, pour parodier le titre du livre de Barber.
- Le problème n’est pas seulement d’avoir des moyens de surveillance, il est de ne réagir qu’aux
bons signaux. Or l’attaque du 11 Septembre a été précédée de fausses alertes. Ainsi, le 22 Juin
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dernier les médias américains avaient annoncé l’imminence d’une action terroriste sur la base de
l’interception supposée de communications du groupe Bin Laden. Dans la guerre électronique, la
crainte des stratèges est d’être abusés par des leurres ou de frapper par erreur des neutres ou des
amis. Dans la lutte contre le terrorisme, elle est aussi d’être intoxiqué, auto intoxiqué ou surexcité.
Cela veut dire, bien sûr que l’excès d’information tue l’information, - c’est un truisme. Cela signifie
surtout qu’un système de détection/prévention planétaire de périls de tous ordres (terrorisme,
attaques des États-voyous, activités criminelles, etc.) se heurtera toujours aux problèmes de la
discrimination et de la réaction instantanée puisque la question du temps est ici fondamentale.
- Les responsables de la sécurité qui réfléchissent sur les conflits que l’on dit “ asymétriques ”, tel
groupe terroriste contre un État-Nation, sont confrontés à une multitude de scénarios. Mais quel
était le bon synopsis ? Celui de 1999 étudié devant James Schlesinger ressemblait au livre de
Lapierre et Collins “ le cinquième cavalier ”: des terroristes tchétchènes vendent des armes
nucléaires tactiques russes au Hezbollah ; il les fait pénétrer à New York en bateau et exploser.
Était-ce le scénario dont le Sénateur Sam Nun avait parlé à Bill Clinton : deux terroristes en horsbord sur le Potomac dirigent un mini-avion télécommandé et chargé d’Antrax, un gaz mortel, le soir
du discours sur l’état de l’Union, quand l’exécutif et le législatif sont réunis au Capitole ? Fallait-il
craindre l’introduction d’une arme biologique sur le territoire américain comme on l’étudiait cette
année à Andrew’s Airforce base ? Et certains d’imaginer ce que pourrait donner la conjonction
d’armes de destruction massive (biologiques et chimiques) plus des armes de “ perturbation
massive ” : une attaque cyberterroriste paralysant les réseaux informatiques et créant une panique
contagieuse.
Dans certains des exercices de simulation ainsi étudiés par les think tanks américaines, les
militaires, les responsables de la sécurité, etc., il arrive souvent que les “ bons ” perdent et en tout
état de cause, le poids du “ zéro risque ”, sorte d’application du principe de précaution totale, est
probablement insupportable en terme de coût et d’efficacité. Nous découvrons une société de
contagion. Nos systèmes s’efforcent , par des moyens de surveillance et de contrôle high tech
d’enrayer toutes sortes d’épidémies : qu’il s’agisse de la vache folle ou de la panique boursière,
d’épidémie de violence ou de rumeurs. Demain, peut-être, il s’agira d’éviter les catastrophes liées à
la diffusion de codes génétiques ou de codes informatiques. Et, d’autre part, le bouclier
technologique ne vaut plus rien si une personne dans le monde en découvre une faiblesse. Si un
hacker découvre un moyen de pirater les sécurités de Microsoft ou si un laboratoire militaire
découvre un leurre capable de tromper le bouclier antimissile, il faut tout recommencer à zéro. La
technique offensive (ou de déception) sera forcément diffusée un jour ou l’autre
- D’un côté nombre des libertés fondamentales (et plus seulement le droit au secret du vote et de la
correspondance) sont des droits de retenir et de défendre de l’information : droit de contrôler
l’usage de ses images et ses données, droit d’être anonyme et d’utiliser un code sur Internet, droit de
ne pas être fiché par l’État et les sociétés commerciales, droit à la propriété intellectuelle (ne pas
être piraté ou recopié). De l’autre, l’exigence réelle ou supposée de sécurité ou de moralité amène
les autorités, étatiques ou déontologiques, à réguler les zones de traçabilité, de rétention et de nondiffusion. Qui a le droit de savoir ou de publier quoi à propos des fonds secrets, du passé des
hommes politiques, de l’origine ethnique, du casier judiciaire ou de la sexualité des citoyens, de
leurs dossiers médicaux, de la feuille d’impôt du voisin ? Or la question n’est pas seulement de
décider entre liberté et sécurité, droits de l’individu ou exigences de la société, morale des fins ou
morale des moyens. Ce ne sont pas seulement des choix politico-éthiques. Ce sont des décisions
d’où découle un des sources principales du pouvoir dans nos sociétés (y compris du pouvoir
économique) : celui de décréter ce qui est visible et ce qui est caché, ce qui est reproductible et ce
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qui est limité. La maîtrise des moyens technologiques de savoir et de dissimuler est devenue au
moins aussi importante que le monopole de la violence légitime qui est censé caractériser l’État.
Nos sociétés dites de l’information ou de l’immatériel reposaient paisiblement sur la gestion
d’images séduisantes, la circulation fluide de données et le traitement performant de l’information.
Du moins, c’est ce qui se disait. Des fanatiques armés de couteaux, des scènes filmées en direct,
puis la propagation du désordre économico-informationnel ont révélé d’étonnantes vulnérabilités. Il
a fallu constater la force des images symboliques, la fragilité des systèmes de données, l’inutilité de
technologies sophistiquées dont ne résulte aucune connaissance opérante. Le tout s’accompagne de
l’effondrement de mythes dont se nourrissait la pensée militaire, géopolitique, économique.
Il n’est donc plus temps de se demander si ladite société de l’information tiendra ses promesses
pour tous. Ni de dénoncer l’idéologie de la communication, paravent supposé de la mondialisation.
Nous sommes condamnés à vivre entre le péril d’une hégémonie informationnelle, d’ailleurs
inefficace, et celui du chaos. Les prochains mois nous apprendront ce qu’il en sera des rapports de
force et comment se résoudront les conflits ouverts. Mais, quel qu’en soit le résultat, restera à faire
les choix d’une stratégie de l’information.
Ce sera une stratégie des desseins : il faudra choisir selon quelles règles individus, États et
puissances transnationales géreront transparence, connaissance, secret, capacités de surveillance.
Ce sera une stratégie des moyens : outils et réseaux de traitement de l’information sont
intrinsèquement vulnérables ; les choix de procédures ou protocoles de traitement impliquent par
nature des relations de pouvoirs. Il y a donc une politique de la technique à inventer.
Ce sera aussi une stratégie des intérêts, notamment parce que l’économie dite de l’immatériel a
engendré des modes de contrôle, de déstabilisation, d’influence, etc. face auxquels l’intervention du
politique devient une nécessité.
Cette stratégie-là, il est crucial que la France et l’Europe puissent s’en assurer la maîtrise.
F.B. Huyghe
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19
2004
- Le New York Times commence par annoncer que D. Rumsfled et ses conseillers envisagent de
remplacer la terminologie de la « Guerre globale au terrorisme », par « Combat contre l’extrémisme
violent », à la fois pour éviter le mot guerre et pour insister sur la dimension morale et idéologique
de la lutte engagée après le 11 Septembre. En réponse, dans plusieurs discours, G.W. Bush – qui ne
se considère peut-être pas a contrario comme un pacifiste modéré non-violent – insiste lourdement
sur le fait que les USA sont bien en guerre. Voir l'article sur ce site.
- Un analyste influent de Stratfor, George Friedman, publie le 2 Août une note très remarquée où il
affirme qu’une guerre contre al Quaïda est bien possible (et peut donc être gagnée) dans la mesure
où il s’agit effectivement d’une entité politique, ayant des buts concrets et poursuivant une stratégie
militaire. Même si ce n’est ni un État ni un groupe infra-national de type guérilla, al Quaïda
chercherait en réalité, non à punir les infidèles ou à prêcher, mais à renverser des régimes dans des
pays musulmans pour les remplacer par des systèmes islamistes. Elle serait donc en train d’échouer.
- Le 1° Août, GWB nomme John R. Bolton ambassadeur U.S. auprès de l’ONU, en profitant des
vacances du Sénat qui refusait de confirmer ce candidat proche des néo-conservateurs à ce poste.
Cette procédure exceptionnelle (recess appointment) est interprétée comme un signe de
durcissement.
- Avec force circonvolutions verbales, le général Casey, commandant des forces américaines en
Irak, suggère un retrait significatif des troupes engagées dans le pays après la prise de fonction d’un
gouvernement constitutionnel, fin 2005. Quelques jours plus tard, le Los Angeles Times, annonce
au contraire la construction de bases permanentes pouvant accueillir jusqu’à 50.000 hommes. Dans
la perspective d’une offensive contre l’Iran ? Et GWB indique qu’un calendrier de retrait « n’aurait
aucun sens ».
- Henry Kissinger qui n’est pas exactement un altermondialiste ou un « libéral du Massachusetts »
brise un tabou. Pour commencer, dans un article traduit dans le Figaro, il compare la situation de
G.W. Bush à celle L.B. Johnson tentant de désengager les troupes américaines du Vietnam et de les
remplacer par des forces locales. Puis l’ancien ministre de Nixon suggère que Bagdad pourrait être
pire que Saigon : comment confier à une armée majoritairement chiite et d’une efficacité douteuse
la tâche de mettre fin à une insurrection à la fois sunnite et nationaliste ? Comment éviter « un
gouvernement du type de celui des talibans ou un État fondamentaliste » à Bagdad ? Comment
éviter qu’un retrait U.S, maintenant inévitable, n’engendre un effet de contagion dans le monde
islamique ?
- Dans le New York Times du 14 Août, Frank Rich réclame « Que quelqu’un dise au président que
la guerre est finie » et il compare le président des Etats-Unis à ces soldats japonais perdus dans des
îlots du Pacifique qui ignoraient que la paix avait été signée en 1945. L’éditorialiste dresse un
tableau affligeant. La « cote de popularité « de la guerre (entendez la proportion d’Américains qui
l’approuve encore dans les sondages) est tombée à 34%, quasiment le score de Johnson au Vietnam
en 1968. Plus grave peut-être, le mouvement anti-guerre s’est trouvé son icône. Ce n’est pas une
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nouvelle Jane Fonda, mais Cindy Sheehan, mère d’un soldat tué en Irak. Sous l’œil des caméras,
elle assiège littéralement GWB en vacances dans son ranch texan. Conclusion de : il faut partir,
Monsieur le Président.
- Peu après l’annonce par l’Iran de la reprise de ses activités d’enrichissement de l’uranium, le
président Bush déclare qu’il n’exclut pas une option militaire en dernier recours – le minimum qu’il
pouvait faire après une telle provocation de l’Axe du Mal – mais il le fait à la télévision israélienne,
ce qui donne une tout autre dimension à une prise de position plutôt vague. Soit dit en passant, toute
demande de sanctions devant l’ONU, et à plus long terme toute tentative de justification d’une
action militaire, se heurtera, outre le veto probable de la Russie et de la Chine à deux difficultés. La
première est que la triple conjonction de la crise énergétique (qui a envie de faire la guerre à l’Iran
au taux actuel du baril), de l’exemple irakien, et de la perspective cauchemardesque de rajouter un
jihad chiite au jihad salafiste a de quoi refroidir les plus ardents. La seconde est qu’il n’y aurait
guère de base juridique à une action contre l’Iran à ce stade (le fait d’être revenu sur la suspension
de ses activités d’enrichissement n’est pas un acte de guerre) et que la preuve de l’existence d’un
programme nucléaire militaire susceptible d’aboutir avant plusieurs années n’a toujours pas été
apportée. Le dossier serait donc infiniment plus difficile à plaider que celui de l’Irak en 2003.
Selon une formule célèbre, une guérilla gagne tant qu’elle n’a pas perdu, le seul fait d’exister et de
constituer un facteur de perturbation suffisant à la justifier de son point de vue. Mais inversement,
les U.S.A semblent avoir inventé un type de guerre où ils perdent tant qu’ils n’ont pas gagné. On
peut emporter une guerre contre un État, parfois contre une guérilla, qui reste après tout une entité
politique, éventuellement même contre un mouvement d’idées. Mais certainement pas contre les
trois, surtout si on les confond.
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21
2003
La quatrième guerre mondiale a-t-elle commencé le onze septembre ?
« Le droit naturel qui est propre au genre humain ne peut guère se concevoir que là où les
hommes ont des droits communs, possèdent ensemble des terres qu’ils peuvent revendiquer
afin de les habiter et de les cultiver, sont enfin capables de se défendre, de se fortifier, de
repousser toute violence et de vivre comme ils l’entendent d’un consentement commun »
Spinoza, Traité Politique Chapitre II-2
Einstein prophétisait que la quatrième guerre mondiale s’achéverait à coups de silex et de
bâtons, tant la troisième, qu’il prévoyait atomique, aurait été apocalyptique. Mais la guerre
dont il va être question ici ne relève pas de l’hypothèse philosophique, de la science-fiction ni
des jeux de rôle. Certains parmi les plus puissants ou les plus influents la croient déjà en
marche et la planifient dans une perspective de quarante ou soixante ans. Même en admettant
le postulat que la guerre froide ait la troisième guerre mondiale, cette étonnante terminologie
mérite que l’on retrace un peu son histoire.
Le sous-commandant Marcos lance l’expression en 1997 : « La fin de la troisième guerre
mondiale, ou guerre froide, ne signifie nullement que le monde ait surmonté la bipolarité et
retrouvé la stabilité sous l'hégémonie du vainqueur. Car, s'il y a eu un vaincu (le camp
socialiste), il est difficile de nommer le vainqueur. Les États-Unis ? L'union Européenne ? Le
Japon ? Tous trois ? La défaite de l'« Empire du mal » ouvre de nouveaux marchés, dont la
conquête provoque une nouvelle guerre mondiale, la quatrième….»1 De la guerre sans
vainqueur à la guerre sans bataille et de l’Empire du Mal à celui du Chaos : l’idée peut
séduire, mais le terme reste encore très métaphorique.
Ben Laden, dans sa « déclaration aux juifs et aux croisés »2 de 1998, affirmait que les crimes
des Américains constituaient « une claire déclaration de guerre à Dieu, à son Messager et aux
musulmans ». La loi naturelle – la défense de sa vie et de sa terre – tout comme le Coran
imposent de répondre à l’offensive planétaire anti-islamique.
Dans son optique, le 11 Septembre est un acte plus pédagogique que stratégique : il révèle aux
opprimés que paix était l’autre nom de cette guerre mystique. Pour l’émir, la « guerre
mondiale » a sans doute commencé en 1258, quand les Mongols ont pris Bagdad, siège du
Califat. L’occupation de la terre sacrée d’Arabie saoudite par les GI en 1991 n’est plus qu’une
1
La quatrième guerre mondiale a commencé, Le Monde Diplomatique, Août 1997.
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22
suite de la première catastrophe même si c’est cela qui a provoqué avec son propre
engagement 3.
« 9/11», crime inaugural
Pour les Occidentaux, en revanche, tout commence le 11 Septembre 2001. Dès les premières
heures, les médias parlent de guerre globale ou guerre à la Terreur. La formule se répand :
« War on Terror ». Elle fleurit au bas des écrans de CNN et agrémente les discours de G.W.
Bush.
Une vague d’unanimisme compassionnel submerge la planète. Sous le coup de l’émotion, nul
ne prend vraiment garde au poids des mots. Or ce changement sémantique annonce au moins
trois changements politiques, trois postulats :
- Postulat 1 : la guerre se fait à deux
S’il est temps de faire la guerre, c’est qu’on ne la faisait pas. Ou plutôt, nous étions en guerre
sans le savoir. Les faucons reprennent leur leitmotiv : «Ne répétons pas les erreurs du passé.
La conjoncture historique est exceptionnelle et notre puissance inégalée : il est urgent de
l’employer avant que le danger ne s’aggrave. »
Et d’énumérer les erreurs commises avant G.W. Bush :
traiter le terrorisme comme un crime ordinaire,
poursuivre les exécutants sans viser les commanditaires,
s’imaginer qu’une réaction excessive serait pire que l’inaction,
se contenter de riposte limitées voire symboliques,
laisser douter de la volonté U.S. de répliquer
Il était donc temps de devenir « damn’ serious », sacrément sérieux. Pas plus qu’à l’idéalisme
impuissant incarné par Clinton, les néo-conservateurs purs et durs ne ménagent leurs
reproches à Bush père. La guerre de 1991 leur a laissé le souvenir d’un coïtus interruptus,
frustrant. Reagan lui-même ne trouve pas toujours grâce à leurs yeux : le bombardement de
Tripoli en 1986 ne peut leur faire oublier l’abandon de Beyrouth après l’attentat contre les
Marines en 1983. Suivant les critères en vigueur chez les faucons, une réplique d’une intensité
inférieure à Nagasaki semble manquer de virilité. Ils avaient déjà dans leurs cartons de non
moins sérieux projets : depuis plus de dix ans, ils préparaient un programme de
reconfiguration du Monde, et d’abord du monde arabo-musulman.
L’expression « guerre au Terrorisme » implique déjà :
- l’assomption d’un acteur non étatique et non territorial, donc un acteur à la fois « faible » et
« flou », au rang d’ennemi principal
- une victoire par définition impossible : un État peut se rendre ou être détruit, un territoire
peut s’envahir, tandis que la fin du terrorisme impliquerait quasiment celle de la violence
politique
- le recours systématique à l’ultima ratio, la puissance des armes. Elle devient même prima
ratio (qui se traduira bientôt en anglais par preemptive war).
3
Rappelons que ben Laden « devient » terroriste en 1991 parce que les autorités saoudiennes ne l’autorisent pas à combattre son ennemi, Saddam, à
la tête d’une légion islamique et préfèrent faire appel aux Américains. D’où sa réaction au sacrilège que constitue à ses yeux la présence de soldats
juifs ou chrétiens sur la terre du Prophète.
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23
Emmanuel Todd constate : « L’élévation du terrorisme au statut de force universelle
institutionnalise un état de guerre permanent à l’échelle de la planète: une quatrième guerre
mondiale…»4. Cette assomption est assumée très clairement par Charles Krauthammer
5: « Vous déférez des criminels à la justice, mais vous faites pleuvoir un feu destructeur sur
des combattants. Nous n’avons plus besoin de chercher le nom de l’ère de l’après-guerre
froide. Elle sera désormais connue sous le nom d’âge du terrorisme… » tandis qu’en écho, le
général Myers baptise le terrorisme « première guerre mondiale de l’âge de l’information ».
Postulat 2 : à ennemi universel, danger unique
Il y a quelques millénaires que l’ennemi représente le Péché, l’Hérésie, le refus de Dieu, le
Fanatisme, la Barbarie, la Tyrannie. Le fait d’être doté d’un cerveau de plus de 1500 cm3
(sapiens sapiens) et du langage articulé confère à notre espèce la particularité tuer des mots en
tuant des gens. Mais, dans la guerre au Terrorisme, le principal n’est pas Terreur, c’est
« isme ». Cette effroyable désinence est celle des idées contagieuses (comme communisme,
fascisme…).
Le nouveau discours de guerre U.S. ne se contente pas d’affirmer qu’il faut combattre
l’ennemi par ce qu’il est le Mal. Il désigne un principe comme ennemi (au lieu de désigner un
ennemi comme incarnant un principe). En « zappant » ainsi le signifiant, il confirme le
caractère métaphysique du combat. Le mauvais tour qu’avaient joué les Soviétiques à
l’Amérique en la privant d’ennemi, et en provoquant le spleen capitaliste-informatique des
années 90, s’en trouve annulé : le nouvel ennemi est d’autant plus redoutable qu’abstrait.
En vertu de l’aspiration à la sécurité absolue, les Etats-Unis doivent combattre celui qui est
dangereux au lieu que soit dangereux celui qui est leur ennemi. Pareil système ne demande
qu’à se nourrir de lui-même. Mais il ramène à la même question. On peut défaire les MoldoValaques, massacrer les Hutus ou écraser le Parti Bleu dans une guerre civile, mais comment
l’emporter contre le terrorisme qui est une méthode et non une entité ?
David Rumsfeld, interrogé par un journaliste sur le critère de la « victoire » disait qu’elle
serait acquise le jour où le monde entier accepterait de ne plus s’en prendre au mode de vie
américain. De façon à la fois emberlificotée et explicite, un responsable de think tank 6
conservatrice explique le lien entre terrorisme, prééminence U.S., et sécurité : «.. le danger
que représente le terrorisme pour le mode de vie américain ne laisse aux États-Unis d’autre
choix que celui de la prédominance. Mais, contrairement aux conflits du passé, celui-ci n’aura
pas de ligne d’arrivée clairement tracée ; la victoire ne peut se définir comme l’éradication du
terrorisme de la face de la Terre, mais comme la réduction de la probabilité de futures attaques
à un tels point que les Américains puissent éprouver une sens renouvelé de sécurité nationale
et puissent vivre leur vie dans une liberté relative. »7
4
E.Todd, Après l’Empire, N.R.F. 2002
5
International Herald Tribune 15 Septembre 2001
6
Think tank, litérallement « boîte à penser », est une expression si typiquement américaine que les équivalents français comme « centre de
recherche » le rendent très mal. Nous utiliserons donc délibérément cet anglicisme.
7
Kurt Campbell présentant au Center for Strategy and Internationla Studies (http://www.csis.org) à propos de son livre avec Michèle Flournoy « To
Prevail : an American Strategy for the Campaign Against Terrorism » CSISI 2001
http://huyghe.fr
24
Les esprits pointilleux objecteront qu’il ne faut pas confondre guerre au terrorisme et guerre à
l’islamisme. Dans la pratique, la différence est fort ténue dans l’esprit des faucons, même si
leur Axe du Mal englobe aussi la Corée pour montrer que tous les méchants ne sont pas
musulmans et que tous les musulmans ne sont pas méchants.
De surcroît, qu’est-ce que l’islamisme (expression lancée par Gilles Kepel, il y a une
quinzaine d’années, et qui lui a largement échappé depuis)8 ? Un islam « intolérant » ? celui
qui par exemple applique la charia et voile les femmes comme dans certains de pays amis des
U.S.A. ? Un Islam en armes ? Donc terroriste ? Nous voilà renvoyés à la case départ.
Postulat 3 : plus rien ne sera comme avant
À guerre nouvelle, stratégie inédite. L’offensive contre « l’Axe du Mal », puis la « guerre
préemptive »9 sont déjà en germe dans la « War on Terror ». Énoncer la finalité du conflit puis
ses objectifs et sa méthode : telle est la logique. Une guerre inaugurale s’ouvre en 2001 : le
crime sans précédent du « nineleven » inaugure l’ère de la violence sans limites. Sur le plan
symbolique, comme en écho à la Shoah, il justifie un grief sans comparaison et un « plus
jamais ça » sans réplique.
Avant le 11 Septembre, les stratèges U.S. regardaient un peu le monde comme un hamburger.
Au centre il y a la tranche de viande juteuse : c’est la Terre en voie de globalisation paisible
(Marché, bonne gouvernance..) sous l’égide de la société la plus avancée, les U.S.A. Il faut
une tranche de pain supérieur : c’est la stratosphère, lieu de déploiement de la National
Missile Defense et des satellites de communication et d’observation. La seconde tranche
inférieure est le cyberespace, espace de circulation des richesses et de messages numérisés.
Celui qui tient bien les trois espaces ne craint rien. Sauf s’il s’aperçoit que ses satellites, ses
porte-avions et ses ordinateurs ne peuvent pas grand-chose contre le jihad. On attendait des
missiles ou les virus d’un « Pearl Harbour informatique »10, pas des avions détournés ou des
voitures piégées. Il faut concilier principes et réalités nouvelles.
Penser la guerre sans fin
Pour la continuité (et sans remonter jusqu’à Monroe, Wilson, ou F.D. Roosvelt 11), la nouvelle
doctrine reprend des idées déjà bien ancrées outre-Atlantique :
8
Le mot islamisme a subi un glissement de sens qui le rend presque inutilisable. Au départ, il se réfère aux mouvements qui veulent traduire les
principes de la loi islamique dans le droit et gouverner en suivant le Coran. Puis le mot devient synonyme d’islam extrémiste ou armé ou terroriste.
9
Nous avons choisi de traduire systématiquement « preemptive war » par « guerre préemptive » et non « préventive » La première tente de s’inscrire
dans le cadre d’une défense exercée juste avant que l’attaque adverse ne se développe et suppose l'existence de preuves matérielles démontrant
l'imminence du danger et la nécessité d'agir. La seconde vise simplement à la suppression d’un danger éventuel.
10
La notion de « Peal Harbour informatique » ou ses équivalents (Waterloo digital, etc.) désignent l’hypothèse d’une gigantesque attaque par
ordinateurs interposés contre les infrastructures vitales américaines (transports, téléphone, énergie, etc..), destinée à paralyser le pays. Cette
apocalypse cyberterroriste est un mythe récurrent depuis 1997 : elle a encore moins de base qu’une éventuelle attaque terroriste contre les U.S.A. par
A.D.M., pour l’excellente raison que personne n’a jamais vu une attaque cyberterroriste, en dehors de quelques avalanches de e-mail émanant
d’internautes militants ou tentatives de provoquer un « déni d’accès » à des sites adverses.
11
Voir America is Back, de G. Challiand et A. Blin, Bayard 2003, pour un rappel historique.
http://huyghe.fr
25
- La guerre du futur contribuera au contrôle, au formatage de la mondialisation (shapping the
globalization)12 engagé avant G.W. Bush. Elle garantira donc la supériorité tous azimuts des
États-Unis à la fois contre d’éventuels compétiteurs (Russie, Chine, Europe ?) et contre les
perturbateurs de l’ordre mondial (terroristes, États voyous ou États en faillite laissant se
développer une violence « privée » insupportable). L’infodominance U.S. – la supériorité
cognitive et la maîtrise des nouvelles technologies – doit jouer un rôle crucial dans ce contrôle
planétaire.
- Le recours à la force sera moral, technologique, unilatéral, « capacitaire » (de nature à
surpasser les moyens de tous les autres États de la planète). Faute de dissuader des adversaires
qui n’ont souvent rien à perdre, cette force devra empêcher la prolifération du chaos.
Ces notions étaient déjà influentes du temps de Clinton, et avant. Ainsi, dès 1993 le
Secrétariat à la Défense envisageait des mesures de contre-prolifération envers tout État
voyou (concept forgé à l’époque) susceptible de dissimuler un programme nucléaire, ce qui
ressemble déjà à des frappes préventives13. Les néo-conservateurs présentent souvent la
version « hard » d’un scénario « soft » plus ancien.
-
Pour ce qui est de la nouveauté : la future guerre implique tout à la fois une
mission universelle historico-religieuse de lutte contre le Mal et une réponse à
un danger sans précédent. Pour emprunter une distinction très éclairante à
Alexandre J.L. Delamare14 , toute stratégie se fonde traditionnellement sur la
distinction entre menace latente et menace critique (celle qui justifie l’action
armée immédiate). Or les stratèges U.S. confondent délibérément menace,
menace critique, ressentiment à l’égard des États-Unis et Mal en soi. C’est l’état
d’urgence permanent : à puissance absolue, hostilité absolue et menace sans
limite.
Au-delà de la Terreur
D’autres raisons militent pour aller au-delà de la « simple » guerre au terrorisme. Définir
l’ennemi par les moyens qu’il emploie (il est « lâche, il s’en prend à des innocents, il est
« invisible ») mène à des contradictions. Combattre « le » terrorisme amènerait logiquement à
combattre tous les terrorismes. Est-ce une attitude que peut assumer une grande puissance ?
De la même façon que la politique des droits de l’homme ne constitue pas une politique15, le
contre-terrorisme est une stratégie qui a autant de sens que la « guerre à la guerre ».
Pour s’en tenir à des exemples récents, il serait difficile d’expliquer en termes de « guerre
totale au terrorisme » pourquoi les mouhadjidines du peuple iraniens bénéficient d’une
relative indulgence, alors que les troupes U.S. pourraient les anéantir sur le sol irakien, et
pourquoi les U.S A. sont prêts à lever les sanctions contre la Libye, si elle indemnise les
victimes de ses attentats. C’est une régression au principe du wergeld, la composition
12
S. Bédar, "La dominance informationnelle comme paradigme central de la stratégie américaine", Séminaire de l'ADEST, Ecole des Mines de Paris,
14 novembre 2000
13
Pascal Boniface, La France contre l’Empire, Robert Laffont 2003
14
Géopolitique, N°82, Avril-Juin 2003
15
Marcel Gauchet La démocratie contre elle-même Gallimard Tel Quel 2002
http://huyghe.fr
26
financière du droit des Francs : l’assassin peut payer sa faute et limiter l’extension de la
vengeance grâce à une compensation pécuniaire à la famille de la victime.
Par ailleurs, soutenir tous les ennemis de tous les terrorismes, équivaut souvent à cautionner
certains des régimes les moins démocratiques de la planète. Enfin, la formulation maladroite
de la « croisade » antiterroriste destinée à un public intérieur n’est pas très exportable.
Zbigniew Brzezinski la définit avec justesse comme « excessivement théologique (les
Méchants qui haïssent la liberté) et sortie de tout contexte politique » 16. Il n’est donc pas
étonnant que cette fiction – la guerre des invincibles contre les invisibles - n’ait pas duré.
Il ne faut pas mener la « mauvaise guerre » complète Greenville Byford : « la « clarté
morale » dans la rhétorique de la « guerre au terrorisme » est plus apparente que réelle. Elle
procède d’une vue unidimensionnelle d’un problème beaucoup plus compliqué, et plus vite on
se débarrassera de cette rhétorique, mieux cela vaudra. Les intérêts d’abord, les objectifs
ensuite, les moyens en troisième position, voilà comment l’Amérique pense. Que ne parle-telle ainsi également ? »17 Il ne tardera pas à être satisfait.
L’objet du conflit devient le monopole de la possibilité du conflit. D’où le syllogisme :
puisque les terroristes luttent pour qu’aucune paix ne soit possible, les U.S.A s’assureront
qu’aucune guerre ne soit permise. Plus le terrorisme développe son programme de
perturbation, plus l’intégration, c’est-à-dire d’occidentalisation, des années 90 se révèle
obsolète, plus celle de l’interdiction (désarmer les ennemis potentiels) est tentante
L’expression « quatrième guerre mondiale » passe dans le vocabulaire néo-conservateur18,
dans un article de Commentary d’Octobre 2001. Eliot Cohen propose d’abandonner « guerre
au terrorisme « : « Une désignation plus précise serait la Quatrième Guerre mondiale. (...)
Dans cette guerre, l'ennemi n'est pas le "terrorisme" (...) mais l'Islam militant. ».
Le slogan est repris par Norman Podhoretz 19 : pour lui, l’ouragan démocratique destiné à
balayer le monde devait commencer par les pays islamiques. Juste après l’expédition
afghane20, il prophétisait qu’après les talibans il y aurait Saddam. Il y ajoutait ensuite Libye,
Soudan, Syrie et quelques autres (Liban, autorité palestinienne, Égypte, Arabie Saoudite).
Mais sa cible favorite était et reste l’Iran car " Le renversement du premier État musulman
révolutionnaire théocratique et son remplacement par un gouvernement modéré ou séculier
serait une victoire aussi importante dans cette guerre que l'annihilation de ben Laden ".
Pour Podhoretz, ce programme - que seuls des gens de mauvaise foi pourraient donc
confondre avec une guerre au monde musulman ou une guerre des civilisations - constitue un
minimum. Cela laisse rêveur sur ce que proposent les maximalistes dont la liste inclut peutêtre Trinidad et Tobago.
16
Iraq and US Global Leadership New Perspectives Quaterly, Printemps 2003
17
The wrong war, Greenville Byford, Foreign Affairs, Juillet-Août 2002
18
Les principaux textes américains sur la « WWIV » sont disponibles sur le site http://www.globalsecurity.org/military/ops/world_war_4.htm On y
trouve même une documentation pays par pays sur les prochains « candidats » : Iran, Syrie, Corée du Nord, Colombie, Géorgie, Philippines, ...
19
Directeur éditorial de Commentary et professeur associé de l'Institut Hudson
20
Commentary de Février 2002).
http://huyghe.fr
27
Le thème de la « World War Four » (W.W. IV) est surtout popularisé par James Woolsey,
ancien directeur de la CIA et plutôt classé démocrate. Dans un discours de Novembre 2002
puis des articles, il propose de « gagner la quatrième guerre mondiale ». Contre qui ? Les
« fascistes » du Baath irakien, les mollahs d’Iran et les islamistes sunnites, surtout les
wahhabites, tous trois en guerre depuis longtemps avec cette « civilisation libérale » que
l’Amérique a sauvée lors des trois précédentes guerres mondiales. Donc, « ouvrant les yeux »
pour la quatrième fois en un siècle, elle doit s’engager dans un affrontement décisif.
Le thème de la quatrième guerre mondiale a suscité peu d’échos en France. Un des rares
exceptions est un article enthousiaste de Jean-Philippe Mounicq21:qui déplore aussitôt que la
stratéfie n’ait pas été correctement « vendue » : « Des intellectuels, universitaires ou
responsables de think tanks auraient pu être chargés de populariser cette thèse compréhensible
au plus grand nombre. Le travail de marketing, de propagande, de l'administration américaine
a été sur ce point défaillant…. ». A. Gluksmann se plaint pareillement du mauvais packaging
de la juste guerre : G.W. Bush a choisi le plus mauvais emballage, les Armes de Destruction
Massive22. S’il en était resté à l’arguemnt des droits de l’homme, cela aurait suffi.
Il est tentant de classer de tels propos dans des catégories comme manichéisme, messianisme
ou unilatéralisme. Mais la théorie « W.W. IV » est plus sophistiquée. Ses implications se
révéleront avec la doctrine dite de « guerre préemptive », sa formulation en termes officiels.
Annoncée dans le discours de G.W. Bush à West Point de Juin 2002, elle est détaillée dans le
document sur la « National Security Strategy », pour le premier anniversaire du 11
Septembre.
Elle se présente à la fois comme une extension du principe de légitime défense, comme une
réplique anticipée à une catastrophe – un attentat aux Armes de Destruction Massive, qui, par
définition, ne laisse guère de temps pour réagir - et comme un obstacle à la conjonction de
trois risques : terrorisme en réseau + États voyous + A.D.M.
La doctrine de guerre préemptive est résumée par l’éditorialiste conservateur Charles
Krauthammer dès le 12 Septembre 2002 : « La préemption est une sorte de prédissuasion qui
jugule la menace à un stade plus précoce et plus sûr. Renverser Saddam parce qu’il refuse de
renoncer à ses armes montrerait aux autres tyrans qu’ils n’ont rien à gagner en tentant
d’acquérir des A.D.M. la préemption peut être la mesure la plus efficace contre la
prolifération. ». Ce serait donc à la fois une version musclée du principe de précaution, plus
un avertissement aux despotes, plus une défense des droits de l’homme.
.
Cette doctrine a soulevé une vague de protestation dont on connaît les arguments :
- la « préemption » n’a rien à voir avec le droit de se défendre contre une attaque en train de
se former, principe qu’admet le droit international, sous réserve de conditions de
proportionnalité, d’urgence, d’absence d’autre choix, etc.
- cela peut inciter les États voyous à se doter encore plus vite d’armes de dissuasion, à mieux
les dissimuler ou à lancer une attaque dès qu’ils le pourront.
21
La Revue des deux mondes, Juin 2003, Comprendre la quatrième guerre mondiale
22
Ouest contre Ouest, Plon 2003
http://huyghe.fr
28
- d’autres gouvernements pourraient suivre l’exemple (imaginons les effets de la doctrine
préemptive appliquée aux rapports Inde-Pakistan !.).
- les risques d’erreur et celui des dommages collatéraux sont importants
- l’image des U.S.A. en souffrira notamment auprès de ses alliés peu enclins à approuver des
actions dont il ignoreront les motifs réels et les conséquences effectives
- la nouvelle doctrine permettra à quelques hommes, hors de tout contrôle international ou
démocratique, de décider où et quand il y a motif à guerre ou à changement de régime
- une frappe contre un danger a priori caché se présente comme une décision plus technique et
morale que politique. Elle repose sur l’efficacité de moyens de surveillance pour démontrer
le danger et le crime qui la justifient. D’où le risque de manipulation, d’intoxication ou de
manipulation.
Mais pour ses promoteurs, la guerre préventive a une tout autre dimension.
Une guerre sans pareille
a)
Elle repose sur une théorie des « deux guerres » ou si l’on préfère de la guerre
pacifiste « anti-guerre ». Elle suppose une distinction essentielle entre le présent
conflit et tous les autres.
Cette guerre est unique, dans l’esprit de ses promoteurs, à la fois par son caractère crucial et
par ses motivations spirituelles. C’est une nouvelle « guerre pour mettre fin à toutes les
guerres », pour reprendre l’expression de W. Wilson, à propos de 1914-1918. G.W. Bush
évoque, lui, la lutte finale de la Terreur et de la Liberté, de la Civilisation et du Chaos.
L’Amérique vient de rencontrer « le moment et la mission »23 .
La WW IV est morale à un double titre. Elle l’est par ses conséquences éthiques en aval :
démocratiser et moraliser le monde pour en faire « un endroit plus sûr ». Morale, elle l’est par
le réarmement moral qu’elle suppose en amont : l’Amérique redevenant fière de son identité
et de ses valeurs. Ainsi, non seulement elle défend le vrai, le bien, le juste, mais elle préserve
la possibilité même du vrai, du bien et du juste, la sécurité des USA. Cette redéfinition élargie
de la sécurité est concentrée dans quelques formules du manifeste de doctrine stratégique
émis en Septembre 2002 « Nous devons bâtir et maintenir nos capacités défensives jusqu’à
faire passer à quiconque la tentation de nous défier… » et « Notre outil militaire doit…
dissuader toute compétition militaire future »24
Au regard de cette guerre essentielle, dont l’enjeu est l’avènement d’un monde nouveau, les
autres, les petites, les archaïques, les lointaines témoignent de l’incompréhensible désordre
tribal qui règne chez des gens qui n’ont pas encore atteint le stade de la civilisation libérale.
À l’époque clintonienne, c’était plutôt la paix qui était considérée comme l’ordre normal : les
divers conflits de basse intensité, asymétriques, non conventionnels, ou autres traduisaient des
résistances provisoires et culturelles à l’élargissement de la modernité. Désormais c’est la
guerre de tous contre tous et de tous contre l’Amérique-Léviathan qui semble plutôt la règle.
23
Discours du 20 septembre 2001
24
The National security strategy of the U.S.A., Septembre 2002, téléchargeable sur le cite de la Maison Blanche.
http://huyghe.fr
29
b) La guerre préemptive est une guerre judiciaire où procédure inquisitoire tient une
grande place. En Irak, le procès portait sur l’arme du crime (les A.D.M.) ou sur la
complicité présumée (liens avec al Quaïda ou sa mouvance25) donc sur des faits
matériels qui devaient être prouvés. Mais que la suite a infirmés. Le même argument
( armes et liens) ressert pour justifier une opération contre l’Iran ou la Syrie. Ou
encore « La guerre d’après »26 contre l’Arabie Saoudite. De ce fait, pendant l’été
2003, le monde a suivi une série inspirée des reality-show inspirés de Star Academy
ou de Loft Story : des « nominations » pour la prochaine guerre.
La nouvelle doctrine confond le militaire et le policier. Le procès semble déjà instruit, puisque
l’intention criminelle est bien établie. La guerre préemptive doit désarmer les méchants : la
possession (même virtuelle) de l’arme du crime, suffit à les condamner. Du reste, ce sera à
eux de prouver leur innocence. Comme ils sont pervers, on ne les croira pas.
Rappelons la proposition de Tony Blair quelques jours avant le déclenchement de la seconde
guerre d’Irak : il exigeait sept « tests » de l’Irak et notamment que Saddam déclare à la
télévision qu’il possédait encore des armes de destruction massive et qu’il allait s’en
débarrasser. En psychologie, cela s’appelle une double contrainte (double bind) : une
demande à laquelle il ne peut y avoir de réponse que contradictoire. Le refus de Saddam était
un motif de guerre. Son accord, un aveu. Donc l’offensive était justifiée dans les deux cas.
Ce syllogisme vaut celui d’Ari Fleisher, porte-parole de la Maison-Blanche en Juillet 2003 :
« C’est à ceux qui croient que Saddam Hussein n’avait pas d’armes de destruction massive
que revient la lourde responsabilité de dire au monde où elles se trouvent. » 27
Dans tous les cas, l’affaire était jugée puisqu’il est aussi grave de pouvoir commettre le crime
que le commettre : au moment où le raïs irakien capturé nie que ces armes aient existé, G.W.
Bush conclut « il n’y avait pas de différence entre le fait que Saddam puisse acquérir des
A.D.M. et leur présence effective sur le sol irakien. »28
Si ce n’est lui (Saddam, Rafsanjani ou autre), c’est donc son frère (Oussama) à qui il
transmettra l’arme du crime. Et cela même s’ils sont séparés par des querelles mineures, être
laïque, wahabite ou chiite, choses ne comptent guère dans le monde musulman, comme
chacun sait.
La guerre préemptive se veut surtout défensive. À en croire le document présenté en
septembre 2002 : « Les graves dangers auxquels fait face notre Nation sont dans la rencontre
du radicalisme et de la technologie. »29 . Mais là encore, la rupture avec la politique de
l’administration précédente n’est pas si brutale. Bill Clinton avait affiché le même souci de
traiter énergiquement les « menaces non traditionnelles » dans un discours à l’Académie
Navale des États-Unis en 1998.
25
C’est uniquement par facilité que nous parlerons d’al Quaïda au cours de cet ouvrage ou que nous dirons qu’al Quaïda a fait ou déclaré ceci ou cela.
Il s’agit là d’une désignation commode et largement destinée aux médias pour une nébuleuse bien plus complexe. « Mouvance d’al Quaïda » serait
sans doute plus exact
26
Laurent Murawiec, La guerre d’après, Albin Michel 2003
27
Cette perle a été relevée par Jean Guisnel Délires à Washington, La Découverte 2003
28
Le Monde du 18 12 2003, « Tony Blair fait état de « preuves massives » de l’existence d’armess de destruction massive.
29
The obolescence of Deterrence, Weekly Standard du 12 Septembre 2002
http://huyghe.fr
30
La tradition juridique européenne considère comme souverain celui qui peut suspendre le
cours régulier de la loi, proclamer l’état d’exception30, et recourir à la force pour sauver ou
refonder ledit droit. Une théorie de l’état d’exception perpétuelle est née : l’AmériqueLéviathan peut juger sans être jugée, exercer le monopole de la violence pour le contrôle de la
violence, se charger du rétablissement du droit universel qu’elle détermien Le sentiment de la
menace vaut sentence.
Le slogan de Condoleeza Rice « c’est la mission qui fait la coalition, pas la coalition qui fait
la mission » implique l’inutilité de requérir une légitimité internationale déjà surabondante.
Les U.S.A. n’éprouvent plus ni le besoin matériel, ni l’impératif moral de se plier aux
décisions du concert des Nations. Contre la légitimité formelle de l’Onu, ils se réclament du
futur ordre planétaire. Contre la volonté apparente des peuples, des impératifs de leur liberté
authentique (s’affranchir des tyrans ). En ce sens, il est aussi justifié de décrire la guerre US
comme d’inspiration souverainiste (seuls comptent les intérêts nationaux.) que comme antisouverainiste (le mal vient du principe des nationalités).
De la même, la querelle des «uni » et des « multi » (unilatéralisme ou multilatéralisme, monde
unipolaire ou monde multipolaire, variante de « force ou droit », n’a pas de sens pour les
faucons. Pour eux il y a l’Amérique et « ROW » (rest of the world). La réponse ce que
William Kristol31 appelle « un internationalisme typiquement américain « , heureuse synthèse
entre l’idéalisme de Woodrow Wilson et le goût de Teddy Roosevelt pour le « gros bâton »,
idéalisme des fins et réalisme des moyens.
.Les clintoniens voulaient élargir le modèle américain à la planète pour désarmer leurs
ennemis : des gens qui votent et qui surfent sur le Net ne peuvent pas être mauvais. Les
bushites veulent désarmer tous leurs ennemis même virtuels pour protéger le modèle
américain. Ils se sont bien juré d’éviter deux erreurs symétriques. Erreur de droite : croire
qu’on peut s’entendre avec l’Ennemi pour équilibrer les puissances. Erreur de gauche : refuser
d’employer sa propre puissance. Désormais on nomme l’ennemi, on ne l’endigue plus, on le
change. Et on change le monde avec.
d) C’est une guerre paranoïaque. Les néo-conservateurs sont persuadés que le monde ne sera
sûr pour l’Amérique que le jour où il ressemblera à l’Amérique. Quant à leurs alliés
fondamentalistes chrétiens, il ne faut guère les pousser pour qu’ils délirent sur Amageddon, le
Millenium, les prophéties et l’affrontement final contre le Malin. Or, il est très difficile de
discuter avec un parti dont le Secrétaire Général s’appelle Dieu.
Il se pourrait donc, au final, que les U.S.A. ne soient pas la « puissance bienveillante » qu’ils
imaginent, mais une puissance pathétique, obsédée par le grand Malheur. Elle se rêve entre
chute et châtiment, entourée d’un monde hostile puisque radicalement autre.
e) Cette guerre est urgente, comme si le 11 Septembre avait révélé une vérité cachée :
L’Ennemi est partout, invisible par nature. Il hait les principes de Bien et de démocratie, il
complote contre le mode de vie américain. Son hostilité est de l’ordre des fins et non des
moyens : il reproche à l’Amérique ce qu’elle a de meilleur, non ses fautes. Rien ne pourra
donc l’apaiser, surtout pas la négociation. L’existence de cet adversaire mauvais par essence
30
Voir Giorgio Agamben, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil 1997
31
William Kristol commentateur vedette du Weekly Standard est le fils d’Irving Kristol
http://huyghe.fr
31
constitue l’état d’urgence. Il justifie à son tour la promptitude de l’attaque, donc la guerre
préemptive
Cette argumentation a été critiquée aux États-Unis, et sur le plan du droit – notamment
comme détournant le fameux article 51 de la Charte des Nations Unies sur le droit de défense
– et pour l’enchaînement sans fin qu’il implique. Beaucoup pensaient comme A. Schlesinger
que cela équivaudrait à multiplier les « Pearl Harbour à l’envers »32 : attaquer par surprise des
adversaires avant qu’ils aient déclaré la guerre.
Tout découle des mêmes postulats : la décision américaine de combattre le terrorisme, acteur
« privé », transnational comme menace déterminante et comme ennemi du genre humain. De
là tout le pathos le «plus rien ne sera comme avant » et toute la rhétorique de l’effroi et de
l’urgence. Elle repose sur trois éléments : imminence du péril, unicité de la Terreur et principe
du moindre mal (faire la guerre au terrorisme maintenant épargne un dommage plus grand
plus tard). Or pour prendre l’exemple de l’Irak avec le recul, ni l’urgence du danger qui nous
menaçait, ni l’unicité du terrorisme, ni le recul objectif du chaos après l’intervention
américaine évidents à ce jour.
f) La guerre est menée au nom des peuples qui la subissent. Mao croyait que la Révolution
était au bout du fusil, les faucons attachent la démocratie à la queue du missile.
« L’Amérique n’a pas d’Empire à étendre, ni d’utopie à établir. » déclarait G.W. Bush dans
son discours de West Point 33. Elle veut « créer les conditions » de l’épanouissement mondial
de la démocratie par sa guerre altruiste. Robert Kagan34, précise même : « Les États-Unis sont
à tous égards une société libérale progressiste et, dans la mesure où ils croient à la puissance,
les Américains pensent que celle-ci doit servir à promouvoir les principes d’une civilisation
libérale et d’un ordre mondial libéral. ». Du coup, ils recourent à ce que le même Kagan
nomme « double standard » : si pointilleux, et si soucieux des droits de l’homme chez eux, les
porteurs du fardeau de l’homme démocratique, sur le front extérieur, sont contraints
d’affronter les périls avec toute la brutalité nécessaire. Ils ne se font loups que pour défendre
les agneaux.
L’Empire américain, terme que personne n’hésite plus à employer35, ses partisans moins que
les autres, se perçoit comme bienveillant, empire malgré lui, empire anti-impérialiste, mais
aussi sans périphérie ni Barbares. L’élargissement du modèle- démocratie, marché,
gouvernance, droits de l’homme, mondialisation, modernisation - se réclame de la volonté des
peuples. Ou plutôt de la volonté présumée des gouvernés s’ils pouvaient l’exprimer. En vertu
de ce raisonnement, une bonne partie de l’opinion s’attendait à voir les Irakiens sauter au cou
des GI’s , les pays voisins s’enflammer et le « tsunami démocratique » balayer la planète.
32
The Immorality of Preemptive War, Arthur Schlesinger, New Perspectives Quaterly, hiver 2002 Cette expression a une histoire, puisque c’est celle
qu’a employé Kennedy pour refuser un bombardement préventif de Cuba lorsqu’on y a découvert des missiles soviétiques.
33
34
35
Robert Kagan est éditorialiste du Washington Post et analyste au Carnegie Endowment for International Peace
Voir à ce sujet les nombreux exemples cités par P. Hassner et J. Viasse dans Washington et le monde. Ou lire, tout simplement, n’importe quel
numéro de Commentary : il est à peu près impossible d’échapper à un article comparant les U.SA. qui à Rome, qui à l’empire d’Alexandre, qui à
l’empire ottoman.
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32
Idées plus missiles
Rien des projets de « quatrième guerre mondiale » n’est secret. Les néo-conservateurs aiment
annoncer ce qu’ils feront et rappeler qu’ils avaient bien annoncé ce qu’ils feraient. Leur
propos n’est ni ésotérique, ni hypocrite. Elle amène logiquement à un problème
d’anticipation : à quand la prochaine ? D’où deux hypothès, la première plus vraisemblable
que la seconde, mais l’autre d’autant moins à exclure qu’irrationnelle.
Hypothèse 1 La doctrine à un coup.
Dans cette éventualité, les faucons n’auraient travaillé si longtemps que pour produire une
seule « magnifique petite guerre » en Irak. Avec une élection présidentielle en Novembre
2004, bien des facteurs pourraient se liguer pour ramener le candidat Bush à des affaires
internes plus pressantes et à des ambitions moins martiales.
D’abord l’argument : « It’s the economy, stupid ». C’est l’économie (qui fait l’élection),
crétin, avait appris à ses dépens Bush père après la guerre du Golfe. Le fils semble retenir la
leçon. Sa volonté de tirer les profits électoraux d’une apparent reprise américaine l’amènera-telle à se replier sur ce terrain. Le sort du monde dépendra-t-il de quelques indices de
consommation ou de la stratégie de gourous du marketing politique que l’image du bon
gestionnaire doit l’emporter sur celle du chef de guerre ?
Dans une Amérique inquiète de la situation en Irak et soucieuse de niveau de vie ou de protection
médicale, annoncer que votre premier souci est d’en découdre avec l’Iran ou la Corée n’est pas un
argument auquel les indécis soient très sensibles.
L’arrestation de Saddam Hussein, puis son procès, peuvent focaliser l’attention des médias sur
le dictateur et sur ses crimes. Sa traque spectaculaire renforce une version personnalisée de
l’histoire : comme dans les scénarios hollywoodiens, les événements s’expliquent par la
méchanceté de personnages. La tension dramatique ne se dissout que quand ils sont arrêtés ou
abattus. Une opération de communication sur le thème que « la mission est accomplie » donc
que l’Amérique peut partir la tête haute peut-elle ouvrir un crédit d’une guerre supplémentaire
? Il semble plus vraisemblable que Bush candidat à la Maison-Blanche engrange les
dividences sans tenter une nouvelle aventure avant Novembre 2004. Mais l’hypothèse inverse
– la situation continue à se dégrader, sans que, cette fois, on puisse en attribuer la
responsabilité à Saddam, et à son armée secrète de tortionnaires au chômage – ne favorise pas
plus la poursuite des grandes ambitions militaires ni de la reconfiguration du moyen-Orient.
Donc, si les body bags, les sacs à viande, continuent à revenir au rythme de plusieurs par
semaine et la situation à se dégrader en Irak et en Afghanistan… Si les autorités d’occupation,
parviennent pas à refiler le mistigri du pouvoir à un gouvernement « indigène » et celui des
opérations militaires à des forces internationales sous étiquette ONU ou OTAN.... Si les coûts
de l’occupation se révèlent toujours astronomiques et les espoirs de se rembourser rapidement
en pétrole aussi fallacieux. Si les médias U.S. se montrent plus critiques, si l’opposition se
réveille, tel le candidat démocrate Howard Dean, adversaire résolu de la guerre… Si le thème
des « mensonges de Bush » continue à se populariser 36…. Si tout cela se combine, l’humeur
36
Voir la floraison de livres sur ce thème aux U.S.A. The Lies of George W. Bush: Mastering the Politics of Deception par David Corn, Big Lies: The
Right-Wing Propaganda Machine and How It Distorts the Truth de Joe Conason, Bushwhacked de Molly Ivins et Lou Dubose., Lies and the Lying
Liars Who Tell Them: A Fair and Balanced Look at the Right par Al Franken.
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33
générale ne sera pas non plus au bellicisme effréné avant les élections présidentielles. Tel
semble le pronostic de bon sens.
Hypothèse 2. Le triomphe du sixième sens.
Le sixième sens – une expression d’Hannah Arendt – c’est le sens d’une réalité cachée que
l’idéologie découvre en lieu et place du monde familier que perçoivent la plupart des mortels.
L’idéologie substitue sa réalité virtuelle à la vraie. Non seulement, elle est à l’épreuve des
faits, mais le délire d’interprétation se nourrit très bien des démentis du réel. Le vieux
principe du « plus du même » incitait certains, face aux échecs des expériences communistes,
à proclamer qu’elles n’avaient échoué que faute d’avoir été assez socialistes. C’est une
pareille spirale de l’autiste qui entraîne les partisans de la W.W. à prôner d’autant plus
l’application de leurs principes qu’ils échouent et, puisque les événements leur échappent, à
feindre de les organiser,
Le programme de reconfiguration de la planète par missiles démocratiques interposés pourrait
alors s’accélérer. Chaque règlement de comptes entre seigneurs de la guerre afghans, chaque
désordre en Irak, chaque attentat suicide en Palestine deviendrait un argument encore plus
« damn’ serious » en faveur de la force. Toujours dans cette hypothèse, la secte qui contrôle le
pouvoir américain se durcirait et renforcerait la machine à se faire des ennemis. Elle justifie la
rhétorique de l’adversaire (projets de domination mondiale des « croisés », guerre des
civilisations). Elle décourage ses alliés par son mépris et multiplie les lignes arrière, donc du
même coup les cibles. L’hyperpuissance nourrit l’hyperfaiblesse.
Une large partie de l’opinion américaine (dont peut-être G.W. Bush) reste persuadée que les
guerres d’Afghanistan ou d’Irak visaient à prévenir un péril imminent visant le territoire U.S..
Conviction qui semble imperméable à la réalité. Il se développe même dans une partie du
public U.S. une sorte de croyance surabondante que nous appellerons « surcroyance ». Elle
attribue à l’ennemi unique des crimes que même les milieux officiels ne leur reprochent pas.
La surcroyance conduirait à « en rajouter » en tenant pour avérés des faits douteux ou
démentis, mais qui correspondent mieux aux attentes et préconceptions de ce public, en
particulier celle d’un ennemi unique et diabolique : Saddam avait la bombe, on a découvert
des A.D.M., des liens de l’Irak avec al Quaïda,.... 37 L’ennemi unique est une variante de la
Cause Unique, qui rend le monde si intelligible.
La tentation de la fuite en avant s’aggrave. Ainsi le général Ricardo Sanchez, chef du théâtre
d’opérations en Irak déclare « Si nous ne gagnons pas ici, le prochain champ de bataille sera
dans les rues d’Amérique »38 Bref, nous nous sommes coincés nous-mêmes, fonçons en avant,
sinon ce sera pire. Parallèlement, nombre de faucons U.S. reconvertissent leurs analyses
optimistes (« vous voyez bien : l’Irak s’est effondré en quelques jours… il suffisait d’oser »)
en variations autour du thème « Nous n’avons pas le choix. Il faut payer le prix de la guerre
contre le terrorisme. Reculer maintenant serait suicidaire. ».Bref, que les résultats soient ceux
qui étaient promis ou le contraire, il faut poursuivre la même stratégie.
D’autant que la force d’inertie joue dans le même sens. Pour qui considère, comme le fait
Bremer, l’administrateur du pays 39, que « l’Irak est un champ de bataille dans la guerre totale
37
Sur ces points voir les chapitres V et VI
38
Los Angeles Times, 14 Septembre 2003
39
Conférence de presse du 23 Août 2003 après l’attentat contre le siège de l’ONU.
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34
au terrorisme », il est difficile de quitter le terrain comme le Vietnam. Quelle serait la
« stratégie de sortie » ? Et d’ailleurs, avec qui signer des accords de Paris ?
Déjà, les grandes think tanks comme American Entreprise Institute40 fourbissent leur discours
pour la prochaine. L’Iran est un bon candidat. Les motifs : le « projet Manhattan des
mollahs »41, les installations atomiques de Natanz et Bushehr, l’influence iranienne sur la
communauté shiite d’Irak, les liens avec le Hezbollah, les membres d’al Quaïda qui auraient
trouvé refuge en Iran, les réformateurs eux-mêmes tentés par la nucléarisation, l’échec des
tentatives précédentes de déstabiliser le régime. Conclusion du chercheur néo-conservateur,
Marc Gerecht dans Weekly Standard : « Nous pouvons donner sa chance à la diplomatie.
Mais, à la fin, si nous nous détournons de l’action préemptive, la doctrine de l’axe du mal est
morte ». Mais, bien sûr, si les Iraniens avaient l’obligeance de se soulever contre la
mollahcratie, ou si une condamnation de l’Agence Internationale pour l’Énergie Atomique
donnait la base juridique à quelque frappe préemptive, personne ne bouderait son plaisir.
D’autres projets sont toujours sur le feu, notamment pour l’Arabie saoudite. Laurent
Murawiec42 a concocté un programme : il suffit a) de créer un État autonome du Hajar (la
province la plus pétrolifère de l’Arabie saoudite b) de redistribuer 75% des profits du pétrole
aux bons pays arabes choisis par les U.SA., c) de pratiquer une « occupation préventive ou
préemptive » des champs de pétrole, d) de geler les avoirs saoudiens, e) de réaliser la partition
du pays, f) de confier la gestion des Lieux Saints à un collège international musulman ami des
U.S.A. et g) de s’occuper ensuite de la Syrie et du Liban.
En effet, la Syrie qui reste un très bon candidat à la prochaine libération. Sans oublier l’effet
d’entraînement de quelque initiative d’Ariel Sharon, toujours fidèle à sa méthode, tester
jusqu’où ses protecteurs le laissent aller. Sans oublier la Corée43 . Sans oublier que les faucons
trouveront toujours des justifications. Des gens si intelligents et qui préparent leur plan depuis
si longtemps ne vont pas se laisser arrêter par quelque chose d’aussi bête et éphémère que la
réalité
Aux scénarios rassurants (élection d’un gentil démocrate en 2004, retour du balancier vers un
isolationnisme traditionnel), il est facile d’opposer autant de scénarios sombres (offensive
contre la Syrie sur la base du Syria Accountability Act44, raid israélien contre une centrale
nucléaire iranienne…)
La réponse dépend en bonne partie du poids réel des bulchéviques acharnés. Donc d’une
course de vitesse entre trois facteurs :
-
La vitesse de propagation et de révélation du chaos
La lassitude de l’opinion, opinion publique ou opinion financière
La capacité de résistance au réel du système idéologique.
40
C’est une think tank de droite à la fois ancienne (elle fut fondée en 1943), riche (son budget tournerait autour des 36 millions de dollars) et
prestigieuse (ce fut celle de Dick Cheyney). Le président Bush ne refuse pas d’aller y faire des discours.
41
Par allusion au projet qui a abouti à la bombe atomique US pendant la seconde guerre mondiale.
42
La guerre d’après, Albin Michel 2003 p. 275 et sq.
43
William Perry, ancien secrétaire d’État de Bill Cliton pronostiquait une guerre avec Pyongyang dans l’année. Cf. le Figaro, 16 Juillet 2003
44
Ce texte élaboré en 2002, mis au frigidaire pour cause de guerre contre l’Irak, et en cours d’adoption au moment où nous écrivons est une mise en
garde à ce « rogue State » C’est un long réquisitoire contre la Syrie (liens avec le terrorisme, A.D.M., dictature, occupation du Liban…) suivi d’une
liste de sanctions, pour le moment diplomatiques et économiques, si . Ce pourrait être un excellente base pour développer des actions plus muslcées.
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35
1
11 septembre 2002
François-Bernard Huyghe
« War against Terror », titrait CNN après les attentats du 11 Septembre 2001.Guerre
totale au terrrorisme proclame Sharon. Mais la guerre se fait à des gens, pas à la
Terreur, ni au Mal. Le terrorisme n’est ni une chose, ni une représentation, ni
quelqu’un. C’est une interaction que tout conspire à nous rendre obscure. D’abord sa
personnalisation médiatique, dont celle de Ben Laden, successeur de Khadafi, Sadam
Hussein et Milosevic, dans le rôle du diabolicus hitlericus, Docteur No menaçant le
monde de sa base secrète. Mais aussi l’abstraction idéologique : « nous faisons la
guerre au principe de la violence et du fanatisme, pas à l’Islam, évitons une guerre
des civilisations, ...». Ou encore le moralisme vague qui se contente de répéter que le
terrorisme est lâche et sa victime innocente.
Il faut donc s’habituer à cette idée que nous (nous les occidentaux, les démocrates,
les puissants…) ne faisons plus la guerre qu’à la Terreur et ne tuons plus de gens que
pour éviter des massacres pires encore. Que faisions nous d’autre au Kosovo, en
Bosnie, en Somalie que d’éviter « l’intolérable » purification ethnique, horreurs,
déportations et crimes perpétrés par des États ou des groupes terroristes ? Que feront
d’autre demain les Etats-Unis face à l’Irak ou autre pivot de l’axe du mal ?
Ici, on voit cligner de l’œil les malins et les lucides qui ne croient guère au discours
du « plus jamais ça » : illusion, manipulation, idéologie ! Tout cela recouvre la
politique de puissance de l’hyperpuissance. Les diatribes criminalisant les États
voyous et les réseaux fonctionnent à sens unique : les indignés ont encouragé là ou
alors, voire pudiquement oublié, ce qui les scandalise ici et maintenant. Bref, la
politique humanistico-pénale dissimulerait une réelle politique des intérêts et non des
bons sentiments. Certes !
L’argument n’est pas sans fondement : personne n’est assez naïf pour croire que la
guerre angélique d’ingérence et de contrôle marque le triomphe définitif de la
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36
Morale. Belle occasion de jouer aux jeux préférés des intellectuels : découvrir des
gisements de pouvoir caché, se jeter des victimes au visage et se reprocher
mutuellement de n’avoir pas autrefois dénoncé suffisamment fort et avec assez
d’équanimité quelques injustices flagrantes.
Mais la question n’est pas vraiment là. Elle est dans la rencontre du mot guerre (dont
tout le monde a compris qu’elle n’a plus rien à voir avec les modèle
« clausewitzien » d’États souverains luttant jusqu’à ce que l’un cède et que l’on signe
un paix) et du mot terrorisme qui prend là une singulière pesanteur. Or ce mot est
lourd de sens parce des millions de gens sont persuadés qu’il existe un phénomène
terroriste qui se manifeste par des attentats, des bombes, des prises d’otage, … Sans
compter que renoncer au mot, sous prétexte qu’il se prête à des usages idéologiques,
terrifiants, répressifs ou autres, nous amènerait à chercher des substituts du genre
« violence politique » ou « formes de lutte armée non conventionnelles » ; Or nul ne
peut pas prétendre qu’ils apporteraient beaucoup plus de précision intellectuelle ou
de critères objectifs.
L’HÉTÉTOGÉNÉITÉ TERRORISTE
Qu’est-ce que le terrorisme ?
-Faut-il le définir par ses effets moraux recherchés, plus que proportionnels à sa
destructivité physique: répandre le sentiment de terreur, impressionner, provoquer,
créer un « climat » ? Troubler « gravement » l’ordre public comme le suggère notre
code pénal ?
-Comme emploi illégitime de la violence politique, qui s’opposerait à des usages
légitimes, tels que guerre ou maintien de l’ordre public ?
-Par ses victimes non-combattantes (c’est souvent le critère des définitions
américaines qui tendent à assimiler le terrorisme à une variante du crime de
guerre) ? Par son choix de victimes non-concernées, souvent prises au hasard ? D’où
le débat sur ce qu’est un innocent, à l’heure où toute guerre tue plus de civils que de
militaires.
-Par les intentions de ses auteurs ? Elles ne seraient pas que criminelles – intérêt ou
le plaisir de la destruction - mais idéologiques voire métaphysiques. Ainsi, le
nihilisme proteste contre l’ordre du monde en général.
-Le terrorisme n’est-il que la guerre, la guérilla ou la révolte du minoritaire, du faible
ou du pauvre ? Un conflit qui se distinguerait de la guerre - visant à la domination
du territoire- ou de la révolution - visant à la conquête de l’État - simplement par sa
faible intensité, son caractère accessoire ou provisoire ?
-Ou encore une pratique « élitiste » ou minoritaire de la force destructrice : un
maximum d’effet pour un minimum d’agents ?
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37
-« Terrorisme » est-il un jugement de valeur dénonçant la violence de l’Autre,
comme « idéologie » disqualifie son idéal ?
Chercheurs et juristes (dont ceux de la SDN et de l’Onu) se sont acharnés à concilier
les éléments capables de caractériser le terrorisme :
•organisationnels : fait d’un groupe de spécialistes poursuivant des desseins
historiques, il s’apparente à la subversion voire à la répression, pour qui admet la
notion d’un terrorisme d’État,
•psychologiques : la panique ou la paralysie qu’il cherche à provoquer en fait la
version négative de la propagande qui unit et rassure,
•éthiques : ses victimes, son caractère clandestin (guerrier sans uniforme, le terroriste
se dissimule jusqu’au moment d’agir) et sa brutalité le rapprochent du crime,
•polémologiques : tel la guerre, le terrorisme vise à faire plier par la violence la
volonté d’un autre camp qui s’y oppose,
•politiques : par ses revendications, il suppose un différend relatif à l’ordre de la
cité : forme du régime, occupation d’un territoire, adoption ou retrait d’une loi,
alliance ou rupture avec une autre entité politique...
Les débats, pendant des années à l’O.N.U., plus récemment à la commission
européenne après le 11 Septembre montrent que toute tentative de définition attire
des objections. On cherche une limitation à un concept qui finirait par englober toute
violence politique. Par en haut : pour certains la noblesse des intentions (résistance,
lutte anticolonialiste, lute contre des systèmes non démocratiques qui ne laissent
aucune autre possibilité d’expression) doit exclure certaines violences politiques du
domaine honteux du terrorisme. Par en bas : pour d’autres c’est la faiblesse des
moyens employés qui distinguerait un « simple » activisme (manifestation entraînant
des heurts, occupation de locaux, dégradation de marchandises..) d’un vrai
terrorisme.
Le terrorisme est rebelle à la définition parce qu’il se situe sur le terrain de
l’exception. Robespierre, voulait faire de la terreur un moyen inouï pour une
situation paroxystique car « Si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est
la vertu, le ressort du gouvernement populaire dans la révolution est à la fois la vertu
et la terreur... ». De la même façon, le discours du terrorisme se réfère à une situation
d’exception (tyrannie extrême, imminence de la Révolution, décret de la
Providence). Elle suppose des fins exceptionnelles, libération, révolution, sauvegarde
de valeurs essentielles qui ne peuvent être atteintes dans le cas de l’ordre existant.
Cela justifie l’emploi de moyens tout aussi exceptionnels et qui échappent aux lois
de la paix et de la guerre. Ou plutôt, ils abolissent la distinction entre paix et guerre,
combattant et non combattant, front et arrière, acte noble et lâche.
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L’EXCEPTION
Ces difficultés ont une première origine, historiquement située. Le mot « terrorisme »
attesté depuis 1794 désigne d’abord la terreur d’État, un ordre politique qui repose
sur l’extermination physique des opposants réels ou virtuels, plus l’exhibition d’une
férocité destinée à paralyser les ennemis de la Révolution. La Terreur (comme
régime qui gouverne la France de Mai 1793, la chute des Girondins, à Juillet 19794,
celle de Robespierre) engendre donc les « terroristes ». Ces agents la propagent dans
toutes les provinces. Le « terrorisme » est leur méthode et leur but.
Depuis, le sens du mot s’est retourné. Le terrorisme se retrouve maintenant du côté
de la subversion ou du renversement de l’ordre. Dans l’usage contemporain, la
pratique de méthodes « terribles » par les maîtres du Pouvoir se nommerait plutôt
« répression féroce » ou « totalitarisme policier ». Et les « États terroristes » sont
précisément ceux qui dissimulent leur vrai visage et les attributs de leur pouvoir
(armée, police, ...). Ils emploient en sous-main des groupes qui commettent des
attentats hors de leurs frontières ou des milices qui réduisent les opposants. Ces
actions ne peuvent officiellement être attribuées à l’appareil d’État.
Un vrai terroriste n’a pas d’uniforme ni ne va au bureau. Un tonton Macoute ou un
tchékiste terrorisent sans être terroristes. D’où l’erreur de parler de terrorisme du
Système ou de poser une équivalence entre oppression violente et terrorisme. C’est
aussi éclairant que d’embrouiller la définition de la violence, avec les notions floues
de violence passive, symbolique ou structurelle, jusqu’à ce que le terme devienne
synonyme de mal, haine ou inégalité. L’éthique n’est pas la sémantique. Certes, la
déportation, l’épuration, le massacre des opposants, les camps peuvent être
moralement bien pires que certains terrorismes. Tout ce qui produit la terreur n’est
pas pour autant du terrorisme.
Seconde difficulté : la désignation du terrorisme est généralement le fait du terrorisé
ou du contre-terroriste. Le terroriste présumé, lui, parle résistance, régicide, riposte
des opprimés, guerre sainte, juste revendication. Il fait remarquer que s’il pose des
bombes, c’est faute de bombardiers comme en possèdent les États qu’il combat. Sa
violence, toujours seconde, ne ferait que répondre à une terreur initiale qui justifie
légitime défense ou juste vengeance. Il a souvent beau jeu de nous rappeler que nos
écoles célèbrent ceux qui figuraient hier sur l’affiche rouge. Que nos occupants
nommaient terroristes nos libérateurs. Que De Gaulle et Mandela étaient chefs
terroristes. Que des pouvoirs avec qui l’on traite maintenant ne sont que des
terrorismes récompensés par l’Histoire, comme certaines religions sont des sectes qui
ont réussi.
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Le terroriste qui reconnaît tel est relativement rare : les exemples en sont ou
romantiques (nihilistes à la Netchaïev) ou cyniques (Trotski théorisant l’emploi du
terrorisme, exigence de la Révolution). L’organisation présumée terroriste aime
plutôt se présenter comme colonne, guérilla, armée secrète ou de libération, ..., bref
se référer au modèle militaire du partisan, combattant sans uniforme. Ou à celui du
parti en armes, fraction ou branche combattante d’un mouvement politique.
Terroriste des champs, guérillero sans territoire, terroriste des villes, émeutier un peu
énergiques, sont d’accord sur un point : ils refusent ce qualificatif infamant. D’où un
discours répétitif du type « le vrai terrorisme, c’est celui que nous subissons,
l’oppression du peuple » ou sur le modèle « si se défendre contre cela et lutter pour
la liberté est du terrorisme, alors nous sommes terroristes ».
Une des caractéristiques des terroristes est d’accomplir des actes qui violent le droit
positif, voire le droit des gens, mais au nom d’un droit, supérieur. Juges, témoins, et
bourreaux à la fois, ils appliquent des arrêts, convaincus que leur légitimité est la
seule vraie..
Un terroriste, c’est un juriste contrarié qui n’écoute guère les avocats. Voir les
brigades rouges jugeant Aldo Moro avant de l’exécuter. Voir Bastien-Thierry
cherchant dans le jus gentium les raisons de sa tentative de « tyrannicide » contre De
Gaulle. Voir les terroristes islamiques appliquant scrupuleusement fatwas, tafkirs
(anathèmes), diyya (prix du sang), djihad (guerre sainte proclamée) et fiqh (droit
canon régissant l’acceptation et l’application de la mort en cas de « nécessité »). Ils
ne font en cela que poursuivre une longue tradition : on sait que les arrêts de mort du
« Vieux de la Montagne », chef des « assassins » d’Alamut, qui perdurèrent du XI°
au XII° siècle, devaient être exécutés publiquement pour être valables. Comprenez
pour valoir le Salut à leur exécutant.
En arrière-plan, il y a un droit éminent : droit naturel : état de nécessité, ou légitimité
de la révolte en cas de rupture du contrat social, justice distributive, responsabilité
pénale individuelle des séides de la tyrannie, édit divin, droit révolutionnaire d’un
ordre encore en genèse, commandement d’une autorité supérieure au-dessus du
pouvoir établi illégitime,... Le terroriste châtie qui veut le réprimer et voit une
sanction où nous voyons un crime. Même l’anarchiste, qui, au début du XX° siècle,
jetait une bombe au hasard sur les clients du café Terminus, affirmait le principe que
« Nul n’est innocent ». Et on sait qu’il se trouve des théologiens fondamentalistes
pour démontrer que les femmes et les enfants que l’on tue ne sont pas si innocents
que cela : les femmes en payant des impôts ou en supportant simplement l’existence
d’un État sont complices de ses crimes. Les enfants ont une fâcheuses tendance à
devenir un jour des adultes, ... Au nom de cette même logique de la pureté et de la
culpabilité, on a vu les terroriste italiens passer des attentats contre des « fascistes »,
présentés comme des actes de résistance et d’autodéfense, au massacre des mous,
puis des traîtres et des repentis potentiels dans leurs rangs.
Troisième difficulté : nature, intentionnalité et gravité sociale des menées terroristes
sont éprouvées de manières variables suivant les époques et les cultures. Leur degré
de violence et de dangerosité est jugé très différemment.
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Brûler des pneus au cours d’une manifestation, séquestrer un directeur une journée
dans son bureau ou saboter une ligne de production, est-ce du terrorisme ? Pour nous,
européens modernes, certainement pas : ce sont, au pire, des dérives violentes de
l’action revendicative, en soi légitime. Mais en d’autres temps et d’autres lieux, cela
pouvait valoir le poteau.
Distribuer de la drogue ou des images pornographiques, même au nom d’une
prétendue haine de l’ordre établi, est-ce du terrorisme ? Là encore nous répondons
que non. Les Actes de la Conférence d’Unification de Droit Pénal publiés à Paris en
1929 étaient de l’avis contraire.
Y a-t-il des actes « par nature » terroristes ? Des crimes de simple banditisme, tel un
hold-up ou une prise d’otage, qui deviennent terroristes s’ils sont accomplis par des
groupes organisés, visant à subvertir l’ordre social ?
Peut-on être terroriste seul ? Érostrate ou Ravaillac qui n’avaient pas de complices,
étaient-ils terroristes ? Ou le citoyen suisse qui a récemment abattu quatorze
personnes au Parlement cantonal ? Là encore aucune réponse n’entraînera
l’unanimité. Pas moyen de sortir de la trilogie : fins-moyens-acteurs.
Peut-on au moins se mettre d’accord sur une date d’apparition du terrorisme ?
Généralement les ouvrages sur la question datent le début du « vrai » terrorisme ou
du terrorisme « moderne » des attentats des narodnystes ou populistes russes
(souvent également dits avec un peu de laxisme verbal nihilistes ou anarchistes). Ils
commencent en 1878 avec l’assassinat du gouverneur de Saint Pétersbourg par une
révolutionnaire imprégnée des idées de Netchaïev. Donc le terrorisme qui frappa
l’opinion européenne, et, littérature, inspira Dostoïevski et Camus. Mais aussi le
terrorisme qui inspira des imitateurs russes et, pensa-t-on alors, français : la presse
attribue souvent à l’influence des « nihiliste russes » ou du prince Kropotkine (dont
le nom sonne particulièrement bien) la paternité des actions des Ravachol, Vaillant,
Henry et autres poseurs de bombe de la fin du XIX° siècle. Certes, les bons auteurs,
nuancent aussitôt. Ils rappellent qu’on peut trouver dans les sicaires bibliques, chez
les assassins ismaéliens obéissant au vieux de la montagne d’Alamut, ou dans les
attentats contre les Napoléon bien des antécédents. De fait, il y a eu des régicides,
des tyrannicides (déjà théorisés par les jésuites du XVII° siècle) et des complots
révolutionnaires avant 1878.
Pourtant avec le terrorisme « à la russe », on a le sentiment de trouver réunis tous les
éléments qui deviendront vite familiers : l’organisation, sa doctrine, son secret, ses
outils de travail (la bombe et le pistolet), le rôle de la presse et de l’opinion, la
contagion de l’exemple, … Le terrorisme apparaît comme la production unilatérale et
planifiée par des groupes de volontaires voués à réaliser une idée unique
d’événements d’un type particulier. Ce sont des actes de violence et de sens, Le
terrorisme se distingue ainsi des autres formes de violence politique connues de la
guerre à l’émeute.
Ce sentiment de vivre une phase inaugurale est renforcé quand, après les attentats des
populistes russes, se développent en Europe des attentats anarchistes, un terrorisme à
la fois très ciblé, puisqu’il coûtera la vie à plusieurs chefs d’État et aveugle puisqu’il
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41
frappe parfois des victimes choisies au hasard, au Liceo de Barcelone, au café
Terminus, un bourgeois dans la rue… Puis ce sera le terrorisme balkanique
(macédonien et serbe) irlandais….
En d’autres termes se consituent il y a plus d’un siècle les modèles à l’aide desquels
nous appréhendons le terrorisme : identitaire lorsqu’il cherche à chasser l’adversaire
d’un territoire et qu’il tue les gens pour là où ils sont. Révolutionnaire lorsqu’il veut
l’effondrement d’un système et tue les gens pour ce qu’ils sont. Terrosime indigène,
terrorisme international, à ramifications ou à cibles internationales, plus, bien sûr,
toutes les modèles intermédiaires. Terrorisme de radicalisation par passage de la
protestation ou de l’activisme à l’action violente mais aussi terrorisme d’organisation
qui imite un modèle hiérarchique militaire (en attendant, comme en Irlande, de
pouvoir memer une « vraie » guerre de libération). On voit du même coup se
dessiner les grands modèles de stratégie du terrorisme. Stratégie des coûts lorsqu’il
s’agit d’infliger à l’adversaire (l’occupant) un dommage physique et moral si
insupportable qu’il préfère renoncer et libérer le terriroire. Stratégie d’effondrement,
lorsque c’est la chute du système qui est visée. Dans le premier cas il s’agit d’infliger
un coût critique à l’adversaire pour le contraindre, dans le second, il s’agit
d’atteindre un seul critique (celui de la révolte des masses par exemple) où il
disparaîtra. Mais dans tous les cas le terrorisme s’affirme comme une action
symbolique. On serait tenté d’ajouter une troisième stratégie d’expression, tant
certains attentats, en particuliers des attentats de la décennie 1890 ne semblent
témoigner que de la rage de désespérés et de leur besoin de la proclamer à la face de
tous.
Pour le dire autrement, le terrorisme moderne semble tout à la fois
-
Épidémique, puisque chaque attentat s’inscrit dans une série et suscite des
imitateurs, en Russie et ailleurs en Europe
-
Idéologique, voire pesamment théorisé. Jamais plus qu’en leurs débuts, les
terroristes ne méritèrent le nom d’intellectuels sanglants, eux qui prennent si
visiblement au sérieux théories et symboles. Des groupes fondées sur l’idée veulent
tuer des idées en tuant des gens. Ils veulent aussi et surtout réaliser des idées (et non
plus seulement tuer un tyran ou prendre le pouvoir). Ou plutôt une seule idée. Le
groupe terroriste qui se confond avec un dessein unique est toujours en ce sens
provisoire (contrairement à une armée ou un parti qui peuvent toujours se voir
assigner des tâches nouvelles) : une fois son rôle joué (l’occupant parti, la
Révolution déclenchée…) le groupe terroriste est sensé s’auto-dissoudre ou se
fondre dans une autre forme d’organisation
-
Ambivalent, entre action et signification. Chaque élément est chargé de sens et
représente plus que lui-même. Les acteurs sont là pour exprimer la vérité ignorée, la
réalité du peuple encore inconscient. L’organisation révolutionnaire en est la fraction
éclairée. Elle frappe une cible éclairante : la victime est l’emblème de l’autocratie
comme on disait alors. L’attentat, lui, représente un manifeste, une révolte tangible,
un coup de tocsin, une étincelle destinée à se propager…
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-
Instrumental : l’acte terroriste est censé ne pas se suffire en soi mais ne valoir qu’en
tant qu’il impulse ou accélère un processus. Il s’agit d’aggraver la décomposition du
régime et la prise de conscience des opprimés. Le terrorisme est un raccourci
historique et sa phraséologie fait toujours allusion à l’éveil, à l’éteincelle, au
déclenchement, à l’accélération d’un processus qui le dépasse.
-
« Altruiste » le terrorisme vise des fins qui sont supérieures aux intérêts de ses
membres. Souvent les terroristes, tels les Justes de Camus acceptent d’être criminels
pour que la terre se couvre enfin d’innocents ».
-
D’exception suprême. Par là nous entendons que le terrorisme pose la question
suprême, celle de la souveraineté. Il la conteste soit « verticalement » (il s’en prend
à l’autocratie, voire au principe de tout pouvoir politique), soit
« territorialement » (il veut libérer tel pays ou telle province). La souveraineté, on le
sait, se caractérise par la capacité de proclamer l’état d’exception, celui ou les règles
ordianires de la loi sont susprendues. Elle repose donc sur un singulier rapport entre
droit et violence, que reproduit négativement le terrorisme, exception par
excellence.
Le terrorisme apparaît ainsi dès sa première phase d’expansion comme une violence
politique, armée, asymétrique et non institutionnelle, clandestine,visant les forces
morales de l’adversaire à travers ses forces matérielles et des proclamations
symboliques. Et on entrevoit déjà combien la forme :terrorisme dépend autant que
des croyances d’une époque, disons l’idéologie, du répertoire technique disponible :
instruments de destruction et de propagation. Mais aussi d’une configuration
stratégique.
L’INTERACTION TERRORISTE
De fait, il faut envisager le terrorisme comme une interaction. Comme la relation
guerrière, elle suppose la distinction de l’ami et de l’ennemi et divise le monde en
camps. On peut songer à la phrase de Cocteau « Il n’y a pas d’amour, il n’y a que des
preuves d’amour ». De même, il n’y a pas de Terrorisme, il y a des manifestations de
terrorisme. Elles consistent à faire et à dire pour faire dire et faire faire. Les
manifestations du terrorismes, en actes et en paroles (donc, le plus souvent des
attentats) sont sensées initier une longue série de réactions et contre-réactions,
positives (le ralliement des masses) ou négatives (la réaction
Elles présentent des caractères communs :
- Des offensives visant à produire une perte dans au moins un camp. Cette perte peut
se mesurer en vies humaines (de chefs, de responsables ou d’innocents), en richesses
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(volées, consumées ou versées en rançon), en concessions (amnistie, abandon d’un
territoire), en perte d’organisation, de temps et d’information (attaque contre des
infrastructures, des archives, cyberterrorisme, sabotage...), en perte d’alliés
découragés par les risques. C’est aussi une perte de prestige ou de face : la cible du
terrorisme, surtout s’il s’agit d’un État dit légitime qui est supposé maîtriser la
violence sur son territoire, change de ce fait plus ou moins de statut. Et se trouve
confrontée à un choix. Ou bien faire cesser les pertes moralement insupportables par
un abandon, donc par une autre perte (en négociant, en se retirant d’un territoire…).
Ou bien s’engager dans une montée aux extrêmes : une lutte qui risque de légitimer a
posteriori le terrorisme (au moins auprès de sa « clientèle » de partisans éventuels).
La perte peut être présente, différée ou sous condition, comme en cas de prise
d’otage. Elle peut être indirecte, puisqu’elle peut frapper un tiers. Plus subtilement, la
perte peut être celle des apparences et des prudences. Par son acte, le terroriste veut
contraindre le camp adverse à révéler sa « vraie nature », voire à réprimer
férocement et si possible maladroitement. Le Système honni avouera ainsi qu’il est
fondé sur des rapports de force même s’ils se cachaient jusque là sous les apparences
d’un ordre accepté. Ceci peut mener à des raisonnements d’une absurde
complication. Ainsi a-t-on accusé l’extrême droite italienne d’avoir provoqué des
attentats pour révéler la nature faible et laxiste de l’État. Le but aurait été de l’obliger
à se durcir en réprimant des « subversifs » potentiels. Mais le raisonnement inverse a
à peu près autant de sens.
La perte adverse peut parfois exiger celle du terroriste. Ainsi le martyr qui est son
propre medium. Il est vrai que c’est un investissement en vue d’un gain supérieur : le
Paradis pour le terroriste s’il est croyant, un gain de réputation et de partisans pour la
cause. Le Témoignage en acte d’un des siens lui vaudra un gain de visibilité et poids
de « l’argumentation » terroriste en sera renforcé.
-Ces actes n’ont pas leur finalité en eux-mêmes. Ils s’inscrivent une continuité des
desseins. « Un » acte terroriste sans suite, ne serait pas plus terroriste qu’une bataille
ne ferait une guerre. Il y faut la promesse d’un renouvellement (jusqu’à la victoire),
une menace, un avertissement, une projection vers l’avenir. En ce sens, les « séries »
terroristes sont à la fois économiques et stratégiques. Il s’agit de gérer des
ressources pour produire une plus-value (publicitaire par exemple), mais aussi de
diriger l’emploi de forces, dans une dialectique contre des forces et intelligences
adverses et en vue de la victoire (ce qui est peu ou prou la définition de la stratégie)..
De même qu’il y a des guerres à objectifs limités et des guerres totales, la
revendication terroriste peut être restreinte (voire négociable) ou absolue. Le
terrorisme peut tenter d’infliger un dommage, essentiellement moral à l’adversaire
jusqu’à ce qu’il estime moins « coûteux » de quitter un territoire ou de céder à une
demande. Mais ce n’est pas la même chose que de vouloir le faire disparaître de la
surface de la Terre (ce serait, semble-t-il le cas des attentats contre les twin towers).
La demande absolue suppose un affrontement absolu. Ou plutôt, le terrorisme sans
limite suppose une lutte sans fin et sans victoire, un concept dont les stratèges
américains commencent à réaliser les implications. Il importe donc à l’adversaire du
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terroriste de savoir s’il joue à un jeu « à somme non nulle ». Dans ce cas, les
« gains » des adversaires ne sont pas équivalents aux pertes de l’autre : ils peuvent
avoir des intérêts communs (par exemple éviter un chaos où tout le monde perdrait,
donc limiter l’affrontement ; il peut y avoir des risques tels qu’ils soient supérieurs à
la finalité du terroriste). S’il s’agit d’un jeu à « somme nulle », reste à vaincre ou
mourir.
- La manifestation terroriste doit pourtant rester rare et surprenante. Un attentat, c’est
une information. Trop d’information tue l’information. Mille attentats, cela devient
une guerre ou une routine. L’attentat est apparenté à la catastrophe : effondrement
brusque du cours ordinaire des choses, suivi d’une période de réparation ou de retour
à la normale. Mais une catastrophe régulière, c’est une contradiction dans les termes.
- Corollairement, ces actions sont théorisées. Il existe des violences, des résistances
ou des révoltes spontanées. Mais le terrorisme suppose un plan (même s’il a le statut
de pis-aller ou de mal nécessaire au yeux de ses auteurs). Donc méthode, donc
groupes structurés. Certains sont proches de la secte ou de la société secrète, comme
le montrent leurs serments et méthodes de dissimulation, leurs lois internes ou leurs
rites d’initiation.
D’où le paradoxe des organisations terroristes : elles sont à la fois secrète et
publicitaires. Secret dans sa préparation pour garantir la surprise ou l’impunité,
secret parfois dans sa revendication ou dissimulation des objectifs réels (pour créer
plus de confusion chez l’ennemi). Mais, l’acte terroriste vise aussi à la propagation :
propagation exemplaire d’initiatives similaires, propagation du désordre chez
l’adversaire, mais surtout propagation et proclamation d’une « nouvelle ». Car le
terrorisme n’est pas seulement un « cri », exprimant révolte ou désespoir, il attend un
écho. Tel l’inconscient selon Lacan, il est articulé comme un langage. Il dit et il fait
dire. Il revendique son acte porteur d’une riche signification et revendique
une réponse de l’adversaire, de l’opinion, des neutres ou du genre humain en général.
ASYMETRIE
Les manifestations terroristes constituent une relation d’asymétrie.
Asymétrie des forces : c’est un rapport du faible au fort. Même si le faible en
apparence peut avoir derrière lui tout un État, une internationale ou des réseaux
mondiaux.
Asymétrie de l’information : le terroriste est clandestin. Son adversaire est visible et
cherche à interpréter l’action terroriste sur la base de connaissances imparfaites. Le
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terrorisme est un facteur d’entropie, pour autant que ses finalités sont de créer un
« climat » ou un désordre.
Dans le contexte de l’après 11 septembre, cette asymétrie informationnelle prend un
relief particulier. L’hyperpuissance se préparait pour une " guerre de l’information
" (infowar en Pentagonien) propre et politiquement correcte, gérée par ordinateurs et
satellites. Les stratèges développaient l’utopie de la dominance informationnelle
totale. La guerre deviendrait cool et séduisante. Les spin doctors qui présentent les
opérations militaro-humanitaires comme des promotions publicitaires étaient là pour
cela. Pas de cadavres visibles, de bons réfugiés, de belles images, résultat : zéro
dommage cathodique collatéral.
Or, à l’évidence, c’est une tout autre « guerre de l’information » qu’a menée al
Qaïda : sidération du village global par la force des images symboliques en live
planétaire, contagion de la panique boursière via les réseaux informatiques
(terrorisme en réseaux contre société en réseaux), utilisation des moyens techniques
adverses pour obtenir un répercussion maximale. Que l’on prenne le mot information
en chacun de ses sens (des données, des messages ou nouvelles, des connaissances
intellectuelles, voire des programmes au sens informatique), qu’il s’agisse de
croyance ou de savoirs, il y a visiblement deux stratégies opposées. Dont une de
retournement.
Asymétrie des statuts : un des acteurs est illégal, l’autre officiel. L’un parle au nom
de l’État, l’autre au nom du peuple, l’un se réclame de la Démocratie, l’autre de
Dieu. Il ne peut y avoir de terrorisme entre égaux ou semblables.
Asymétrie des territoires : l’un cherche à être partout ou nulle part pour frapper « où
il veut, quand il veut », l’autre prétend contrôler une zone où s’exerce son autorité.
Le second cherche à identifier politiquement, à repérer topologiquement et à faire
taire pratiquement son adversaire. L’autre cherche à se manifester à son gré, parfois
sans souci de frontières ou de proximité géographique. Soit dit en passant, c’est peutêtre ce rapport au territoire qui distingue le terrorisme de la guérilla. La guérilla
emploie des armes et cherche à désorienter et paniquer des forces militaires
supérieures, tout en ralliant des partisans. Mais souvent terrienne et enracinée, elle a
pour but de conquérir ou de libérer des zones ou provinces.
Asymétrie du temps : l’un se projette dans le futur, l’autre cherche le maintien de
l’état présent. Le terroriste est l’homme de l’urgence ; il profite souvent de la vitesse
du transport ou de l’immédiateté de l’information pour amplifier les effets de l’acte.
Le contre-terroriste est lent, pataud, condamné à l’après-coup, à la reconstitution
après la catastrophe.
Asymétrie des objectifs : le terroriste attend quelque chose de son adversaire, mais
celui-ci espère que le terroriste cessera de l’être, éliminé ou satisfait. L’un escompte
des gains et veut changer l’ordre du monde, l’autre lutte pour le maintenir ou
simplement pour perdurer. D’où la question des objectifs réels de certaines formes de
terrorisme. En quoi consisterait leur « victoire » politique et la recherchent-ils
vraiment ? Ou se pourrait-il qu’un terrorisme ne prétende être qu’un témoignage ?
Asymétrie des moyens. Ce dernier point semble évident : l’un a l’armée, la police,
l’autre se cache, ... Cette dernière asymétrie implique pourtant ceci : le terroriste peut
s’approprier ou retourner les moyens techniques (souvent publics) de l’autre, sans
que l’inverse soit vrai. Un combattant de la foi peut apprendre à piloter un avion ou à
fabriquer une bombe atomique artisanale. Il peut saisir le défaut d’un logiciel ou d’un
système de contrôle : le réseau de surveillance adverse ne vaudra que ce que vaudra
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son maillon le plus faible. Un terroriste peut s’en prendre aux moyens de
communication. Il peut produire une image télévisée qui provoquera un effet de
sidération maximale et gérer son planning attentats comme un planning média. Il
peut profiter de l’effet de contagion des paniques numériques « en temps réel ». Il
peut s’en prendre aux nœuds d’échange (gares, aéroports, Bourses) parce qu’il a
compris la logique d’une société basée sur l’échange et les flux. Mais pour autant le
terrorisé n’acquiert ni connaissance, ni moyen de rétorsion sur le terroriste. Aucune
réversibilité dans ce sens-là.
De ces points de vue, on peut parler d’un déséquilibre terroriste (qui, ironiquement,
succède à l’équilibre de la Terreur). Ce déséquilibre ne peut s’expliquer que très mal
par des motifs de violence (frustrations, animosités, situations intolérables...) et plus
mal encore par une quelconque logique du sacrifice. Dans la mesure où le terrorisme
est un langage, il renvoie aux conditions d’une efficacité symbolique en une certaine
époque. Et il serait tout aussi justifié de le caractériser par ses armes (le poignard, le
pistolet, la bombe, le camion ou l’avion suicide) que par ses médias (le journal, la
télévision voire la mondovision, la cassette, le réseau cybernétique…)
LE STRATÉGIQUE ET LE SYMBOLIQUE
Le terrorisme, modèle stratégique, applique au mieux les principes de primauté de
l’offensive, d’économie et de concentration des forces, de dispersion de l’adversaire
et d’augmentation de son incertitude, d’action sur les points, produisant un effet
d’amplification, ... Nombre de notions stratégiques classiques s’appliquent, comme
celle de montée aux extrêmes : sauf « friction » du réel qui contraire ses desseins, le
terrorisme est condamné à l’escalade des moyens et des initiatives. Mais les effets
des initiatives stratégiques terroristes ne se mesurent ni en rééquilibrage de forces ni
en conquête de territoire (donc en ni en liberté d’action pour soi ni en capacité de
contrainte de l’autre, comme pour une armée «classique »). Contrairement à une
« vraie » guerre ou à un « vrai » crime, il est souvent difficile de mesurer les objectifs
réels (l’objet du différend) ou les gains réalisés par les acteurs du terrorisme. En
effet, gains et objectifs se mesurent en termes d’information autant que de
destruction.
Sauf exceptions comme celle des attentats du 11 Septembre, le nombre des victimes
du terrorisme est modeste, si on le mesure, une fois encore, à l’aune d’une « vraie »
guerre, d’une « vraie » répression ou d’une « vraie » révolution. Mais l’effet
psychologique, médiatique ou idéologique peut être immense. C’est que le terrorisme
joue toujours sur deux plans. Il y a les éléments visibles : le terroriste, l’otage, la
bombe, son cratère, les cadavres, la rançon, ... Mais chacun de ses éléments signifie
plus que lui-même et correspond à une économie supérieure du prestige, du salut, de
la reconnaissance, de l’humiliation. Par là le différend entre les deux camps prend
une autre dimension.
Le terrorisme est aussi bien un modèle symbolique que médiologique : un maximum
d’efficacité, compte tenu des moyens de transmission. Ceux-ci se perfectionnent
parallèlement : on passe du poignard au Boeing, du libelle au live planétaire. Le
terrorisme mobilise des moyens de dévastation et de perturbation pour attenter à…
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(ici chacun complétera : à la vie et à la propriété, au droit des gens, à la domination
du Système, à la tyrannie, ...). Il emploie aussi des moyens d’amplification et de
communication pour propager. Là aussi à chacun de compléter : propager la peur et
le désordre, un sentiment de solidarité, la radicalisation des rapports de force, ses
thèses et revendications, …
Le dommage se redouble d’un message, lui-même à plusieurs étages :
- C’est un témoignage. L’acte terroriste « révèle ». Il exprime l’existence, les
demandes ou revendications, la conviction d’une communauté en armes et qui se dit
représentative, l’injustice éprouvée par un peuple ou un groupe, leur combativité, ...
Comme la guerre, le terrorisme est un discours pour l’histoire. Souvent, il se veut
pédagogique : il doit, soit directement, soit indirectement via les jeux de répression et
de solidarité qu’il suscitera, provoquer une « prise de conscience ». Ce peut être celle
des exploités ou celle des relations nécessairement hostiles qui doivent exister entre
deux communautés. L’acte opère aussi une polarisation, une simplification qui oblige
à se déclarer ami ou ennemi, ou pour eux ou pour nous. Dans le même temps, le
terrorisme souvent délocalisé, capable de se manifester loin du territoire où se
déroule le conflit « principal », cherche à impliquer : il prend littéralement à témoin
l’opinion, les neutres, le concert des nations. Dans tous les cas, après l’acte terroriste,
plus personne ne pourra prétendre ignorer. Les acteurs n’éprouveront plus de la
même manière leur positions historique. Le terrorisme est une guerre du Paraître,
voire une guerre pour paraître. Combien de terroristes luttent pour « être
reconnus » ?
C’est un outrage. Ce langage contre transforme celui à qui il est
adressé : il en atteint le prestige symbolique, il en révèle les fragilités ou les
contradictions. Le terrorisme le défie et le met en demeure. Il lui pose une énigme
(comment interpréter l’acte terroriste, identifier les auteurs…). La transgression est
renforcée par la théâtralisation de l’action. Et par le caractère de la victime :
symbolique par sa puissance et sa responsabilité, symbolique par son anonymat
même, symbolique par son étalage de puissance.
C’est un marchandage. Entre abolition et négociation, un peu nihiliste, un peu
boutiquier, le terroriste cherche toujours un gain. Il parle au conditionnel : si vous me
donnez tel avantage, si vous libérez untel, si vous cédez sur tel point, j’adoucirai
votre peine. Si vous me reconnaissez, vous y gagnerez. Si ceci, alors cela.
Mais ce marchandage est plein de pièges puisqu’on ne peut être assuré ni de la
promesse ni du promettant. Ni que les termes de l’échange soient ceux que l’on
croit :ainsi le terroriste peut échanger son sacrifice contre le Paradis, sans que le
terrorisé y comprenne quoi que ce soit. À son ennemi, le « discours » terroriste est
une énigme : émane-t-il bien de celui qu’on dit ? Derrière le message apparent, y a-til un message caché (par exemple une revendication, comme la libération d’un
prisonnier ou un accord de non agression, qui n’apparaîtra pas dans un
communiqué) ? Ou encore telle revendication est-elle l’objectif réel ou principal ou
une demande tactique pour provoquer des dissensions ou activer des solidarités via
une stratégie indirecte (voir Ben Laden mettant, suivant les moments, plus ou moins
« haut » dans la liste de ses revendications la libération de la Palestine) ?
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Les actes terroristes peuvent ainsi se classer sur une double échelle.
Échelle de destruction. Elle va de la violence la plus précise (un tyrannicide qui
apparente le terrorisme aux complots et conspirations) à la plus générale (des
opérations terroristes, inscrites dans une longue lutte collective peuvent ne plus se
distinguer de la guérilla ou de la guerre de partisans).
Échelle de propagation. Le message terroriste peut ainsi avoir une valeur de
proclamation, de la plus vaste destinée à éveiller le genre humain (il se rapproche
alors de la propagande en acte chère aux anarchistes) jusqu’à une valeur de
négociation (plus cynique, il peut parfois toucher au chantage, au racket, à
l’opération de service secret). Il se pourrait aussi qu’il ait une valeur d’expiation,
sans doute intermédiaire entre l’action et la publication : la compensation du sang
versé, l’humiliation symbolique du puissant, la punition ostentatoire, tiennent ainsi
une grande part dans le discours de Ben Laden, pour reprendre le même exemple.
Résumons :
- Le terrorisme (si tant est, au final, qu'un tel animal existe) suppose une casuistique.
Le terroriste veut justifier en conscience, par un droit, une violence que son
adversaire tente de criminaliser et de rabaisser.
- Le terrorisme a une rhétorique, qui tente de convaincre et son adversaire (qu’il a
perdu, que sa cause est injuste...) et son propre camp (de son identité, que la victoire
est proche, qu’il faut être unis…).Elle a un contenu que l’autre doir réfuter comme
mensonger ;
- Le terrorisme s’apparente parfois à un ésotérisme, voire à un comportement de
secte, puisqu’il vit du secret. Ses ennemis, eux, prétendent toujours le démasquer.
- Le terrorisme a une topologie : celle des réseaux. Ils dépendent à la fois de leur
capacité de fonctionner malgré les tentatives d’interruption, et d’un environnement
favorable (un sanctuaire par exemple). Contre lui, le contre-terrorisme cherche le
contrôle du territoire.
- Le terrorisme a une économie : il gère des ressources rares et tente de produire des
plus-values considérables (plus-value publicitaire de l’action à moindres frais par
exemple, ou encore gain dans la négociation). C’est cet enchaînement que tentent de
freiner ses adversaires.
- Le terrorisme ressort, on l’a assez dit, au symbolique. Il procède à une «escalade »
puisqu’il prétend élargir la signification de ses cibles ou de ses demandes jusqu’à en
faire des principes historiques, religieux, métaphysiques : la Tyrannie, le Mal, la
Révolution... Dans le camp d’en face, on tente, au contraire, de rabaisser le
terrorisme, notamment de le ramener à sa composante criminelle.
- Le terrorisme est stratégique. Il suppose au total une stratégie de perturbation (qui
vise à paralyser la volonté ou la capacité adverse) plus que de destruction ou de
conquête. Cette stratégie impliquerait dans certains cas le concept paradoxal de « non
victoire » (à supposer que son but soit uniquement d’affirmation identitaire ou de
vengeance symbolique) Face à cela, il ne reste plus à son ennemi qu’à élaborer une
stratégie d’annulation.