Ile Vierge 9-6-44
Transcription
Ile Vierge 9-6-44
LA BATAILLE DE L'ILE VIERGE Nuit du 8 au 9 juin 1944. 8 juin 1944, après-midi. Rade de Brest. Enfermé dans sa cabine, le Korvetten Kapitän Heinz Birnbacher, Commandant du contre-torpilleur Z 24 consulte une dernière fois ses ordres de route. "Rallier Cherbourg au plus vite en s'attaquant au besoin aux forces d'interception ennemies..." Songeur, il pose sur son bureau les documents qu'il tenait à la main. Rallier Cherbourg ! Avec un bateau dans cet état ! Et les autres qui ne valent guère mieux... Appareillés du Verdon le 6 juin au matin, les unités de la 8 Zerstörer Flottille avaient mis le cap sur la Manche où la guerre venait de prendre un tournant décisif. Placée sous le commandement du Capitaine de Frégate von Berger, Chef de Flottille et commandant du Z 32, le Z 24 et le ZH1, Capitaine de Corvette Barckow, avaient pris la mer dès qu'avait été connue la nouvelle du débarquement allié en Normandie. Vite repérée par le Coastal Command, la 8-ZF avait dans la nuit du 6 au 7 subi de violentes attaques, celles-là même dont avaient été témoins les sous-marins de la 1ère Flottille ainsi que nous venons de le voir. En arrivant à Brest le 7 à 7 heures 30, les trois contretorpilleurs avaient triste allure. Ponts, passerelles ou mâtures portaient les traces du combat qui une heure durant les avait opposé à l'aviation alliée. En outre, on déplorait plusieurs morts et de nombreux blessés. Mais leHaut Commandement avait un cruel besoin de navires sur le nouveau front de Normandie et ne leur avait accordé que jusqu'au soir du 8 pour se remettre en état de reprendre la mer. A bord du Z 24 comme à bord des autres navires, une partie seulement des avaries reçues au combat avait pu être réparée. Manque de temps, manque de matériel approprié, manque de personnels qualifiés... L'heure était grave pour les Allemands qui livraient une bataille décisive sur les plages normandes. Quoi qu'il en soit, le Commandant Birnbacher tout comme ses camarades, se prépare à appareiller. Il sait que les Alliés l'attendent au large de Brest. Il sait que cette mission pourrait bien être la dernière. Il sait que la lutte sera âpre et sans merci tant l'enjeu est d'importance. Il sait tout cela, mais il est avant tout un officier qui a la charge d'un navire et de 250 hommes et il obéira aux ordres reçus. Bien sûr, la situation n'est pas encore sans issue, mais Heinz Birnbacher sait trop bien à quoi il va devoir exposer hommes et navires : appareiller ce soir même est presque un suicide. Le BDienst les a clairement informés des risques : le comité d'accueil allié sera sur la route ! Si par chance, il peut encore espérer échapper aux destroyers, il ne se fait guère d'illusions quant aux avions : eux ne le manqueront pas. Si au moins la Luftwaffe pouvait les protéger ! Mais rien à attendre de ce côté là. Toutes ses forces disponibles et elles étaient déjà bien maigres dans la région, se sont portées vers les plages de Normandie. L'arrivée d'un planton interrompt ses pensées. - Message du Chef de Flottille, Herr Kapitän ! Appareillage dans quinze minutes ! Birnbacher se lève, enfonce machinalement sa casquette et sort. Désormais, jusqu'à l'arrivée à Cherbourg, si toutefois il y parvient, sa place sera sur la passerelle. A bord des autres unités, l'activité des équipages se précise, tout comme à bord du T 24 qui va se joindre à la 8-ZF pour la traversée. Signal du Z 32 : il appareille. Z 24 le suit. - Vorwärts halbe ! En avant demi ! A son tour, le ZH1 prend position dans la formation, suivi peu après par le T 24. Cinq dragueurs de la 2-MSF se joignent à eux. Cap sur le Goulet de Brest. Alea jacta est ! Le sort en est jeté ! HMS Tartar, 21 heures. Les derniers feux du couchant baignent encore les navires de la 10e Flottille de Destroyers (10 DF) en patrouille au large de Land's End quand un matelot radio apporte au Capitaine de Vaisseau Jones, commandant le Tartar et la flottille, un message qu'il déplie posément. Impassible, il parcourt les quelques lignes qui s'étalent devant ses yeux. "C.in C. Plymouth à 10 DF "Force ennemie composée de 4 destroyers et 5 dragueurs "aperçue par Coastal Command au large de Brest, en route au "nord-est. Destination probable Cherbourg. Interceptez et "empêchez passage de cette force." - Merci ! Accusez réception ! Puis s'adressant à l'officier de quart, Jones ordonne : - A tous, route au 170 à 27 noeuds ! Le projecteur Aldis clignote, transmettant l'ordre au reste de la Flottille. La 10 DF est composée de sept destroyers : HMS Ashanti, Lieutenant de Vaisseau Barnes, HMS Javelin, Lieutenant de Vaisseau Sinclair, HMCS Haida et Huron deux canadiens commandés par le Capitaine de Frégate de Wolf et le Lieutenant de Vaisseau Rayner et enfin, les polonais Piorun et Blyskawica. A l'exception du Javelin et des deux polonais, tous ces destroyers sont des Tribals 1 semblables à ceux que nous avons rencontré précédemment et qui constituent le fer de lance des unités légères de la Royal Navy. A leur bord, le moral est élevé, en particulier ce soir alors que tous ont le sentiment d'être à leur échelle, en train d'écrire une page de l'Histoire du monde. Z 32, 22 heures. Penché sur la carte de la Manche ouest, von Berger étudie les possibilités qu'il a de s'échapper en cas d'attaque par des forces ennemies supérieures. En dehors de Saint Malo, elles sont bien maigres car les champs de mines tant alliés qu'allemands limitent sérieusement ses possibilités d'action. D'un côté, la côte et ses dangers, de l'autre les Alliés et entre les deux sa flottille qui navigue entre les champs de mines. La traversée a d'ailleurs bien mal débuté : M9 et M14, deux avisos dragueurs affectés à son escorte ont pris chacun une mine qui les a endommagés, obligeant la 2-MSF à retourner sur Brest. 23 heures, cap au nord-est. Les dangers d'Ouessant sont maintenant parés. Tous les équipages sont aux postes de combat. Voici un peu moins de deux heures, ils ont été survolés par un avion anglais qui, s'il n'a pas attaqué, a certainement donné l'alerte et sans aucun doute, quelque part devant eux, une 1 Déplacement 2380 tonnes. Vitesse 36 nds 5. 6 x 120mm en 3 tourelles, 2 x 102mm, 4 x 40mm, 7 mitrailleuses de 12,7 et 4 tubes lance-torpilles de 533mm chaude réception doit se mettre en place. Une dernière fois, on a tout vérifié : les tourelles, les mises à feu, les torpilles, les appareils de visée, les moyens de communication... Enfin tout. Rien n'a été laissé au hasard et maintenant c'est l'attente. Les minutes puis les heures passent; A bord de tous les navires, le silence n'est à peine troublé que par le ronronnement des machines. Parfois, deux veilleurs qui échangent quelques mots donnent un peu de vie à cette passerelle sur laquelle on ne peut distinguer qui que ce soit à plus d'un mètre tant l'obscurité est dense. D'autre fois encore, von Berger fait modifier légèrement le cap alors, pendant un instant, l'abri de navigation s'anime puis le silence retombe, pesant. A quelques encâblures dans le sillage, on devine le Z 24 plus qu'on ne le voit. A plusieurs reprises, le radar de l'île de Batz a signalé des échos présumés ennemis. L'étau se resserre... Minuit passe sans apporter de nouveau. La 8-ZF se trouve à présent au nord de l'île Vierge. Les échos détectés par le radar côtier sont confirmés : il s'agit bien d'une force ennemie. Il n'y aura pas de surprise, ni d'un côté, ni de l'autre, mais bien malin qui pourrait dire lequel prendra l'avantage en apercevant l'autre le premier. Selon la position portée sur la carte de navigation du Z 32, l'île de Batz se situe maintenant à environ 40 milles dans le sudouest de la flottille. Von Berger étudie intensément les possibilités qui s'offrent à lui pour conduire à Cherbourg les unités placées sous son commandement. Monter plus au nord serait se jeter dans la gueule du lion anglais qui le cherche. Descendre plus au sud, le long de la côte, sous le couvert des batteries côtières à longue portée signifierait donner tête la première dans des champs de mines souvent mal délimités. Tactiquement, le mieux est encore de poursuivre à ce cap sa progression vers l'est. Oh certes, il ne se fait guère d'illusions ; il est de notoriété publique désormais que les Anglais sont mieux équipés qu'eux en matière de radio détection. Il ne pourra donc pas espérer passer entre les mailles du filet et l'affrontement est hautement probable. L'issue dépendra en partie de l'adresse de ses canonniers et torpilleurs, mais également de la force de son adversaire et bien sûr car il faut aussi compter avec lui, du facteur chance. Mais, revenons à bord des navires alliés qui, menés à bonne allure, effectuent un balayage d'est en ouest afin d'intercepter la 8-ZF. Les radars n'ont encore rien détecté mais les conditions de propagation ne sont guère propices. Cependant, le Captain Jones, rompu à ce genre de situation flaire que les Allemands ne doivent plus être bien loin désormais. A la montre d'habitacle, il est 1 heure 15 en ce matin du 9 juin. Trois jours après le débarquement, même si une tête de pont parait bien établie en Normandie, la victoire n'est pas encore acquise, de beaucoup s'en faut et ainsi que le pense Jones, il suffit que ces quatre navires allemands parviennent à gagner Cherbourg pour qu'un risque supplémentaire vienne peser sur l'avenir. Au même moment, von Berger infléchit légèrement la route de la 8-ZF vers le sud, afin de passer malgré tout aussi près que possible de la côte. Soudain, alors que la flottille vient de prendre ce nouveau cap, la voix de l'opérateur du S-Gerät le fait sursauter. - Echo de mines droit devant ! Rien à faire de ce côté. Les Alliés ont mouillé de nouvelles mines. Il faut absolument passer plus au large. Von Berger a le désagréable sentiment que le piège est en train de se refermer... - A toute la flottille ! Par la gauche, venir au cap 85 ! Sur le journal de bord du Z 32, l'officier de quart porte ce nouveau changement de cap en regard de l'heure à laquelle il a été effectué : 1 heure 20. En quelques minutes, la 8-ZF est revenue sur sa route initiale tandis que l'attente se poursuit, angoissante dans l'opacité environnante. Sur l'aileron bâbord, la veille a été renforcée car c'est sans doute de ce côté là que surgiront les navires ennemis. D'ailleurs, depuis quelques instants, un matelot scrute fixement un point précis de l'horizon. Il est alors 1 heure 23. - Navires ennemis sur bâbord avant ! En effet, dans les jumelles de nuit, on peut maintenant distinguer la flottille ennemie. A première vue, on peut compter cinq ou six navires. Croiseurs ? Destroyers ? Difficile à dire mais cela ne fait plus aucun doute, les Allemands sont au contact de la force d'interception. - A toute la flottille : vitesse maximum ! Navires ennemis au gisement 340 ! Tir de quatre torpilles en gerbe ! ordonne von Berger par UK. Venir en route au Nord ! L'ordre est promptement exécuté à bord des navires de la 8ZF et se traduit sur le Z 32 par quatre sifflements d'air chassé sous haute pression, accompagnés de quatre "ploufs" sonores. Dans ces instants de tension extrême, tous les bruits prennent une résonance particulière. Du côté allié, on ne reste pas inactif non plus car, depuis 1 heure 18, le contact radar a été obtenu par Haida qui en a aussi- tôt avisé Tartar son leader. Froidement calculateur, Jones attend l'ultime seconde pour se découvrir en ouvrant le feu, persuadé qu'il est que la détection allemande est bien inférieure à la sienne. Mais à présent cet instant est très proche ; il est même imminent. - Sillages de torpilles sur bâbord avant ! - Exécution Tartar et Ashanti ! A gauche toute ! Tir d'éclairants ! Feu à vue ! Good Jesus ! il s'en est fallu de peu ! En moins de temps qu'il n'en a fallu pour le dire, le bosco du Tartar pressentant l'urgence de la manoeuvre a mis sa barre toute à gauche. Dans ces quelques instants que dure l'évolution et au cours de laquelle les Anglais offrent leur flanc aux torpilles, chaque seconde semble durer une éternité. Mais, une chance insolente sert les Britanniques qui, encadrés par les torpilles, n'en encaissent aucune. Le combat a maintenant pris un nouvel aspect et ne laisse plus aux exécutants, de quelque bord qu'ils soient, un seul instant pour réfléchir. Il faut agir vite, mécaniquement, par réflexe. Dans un fracas de tonnerre, les premiers coups de 120 viennent de partir et de longues flammes orangées sortent des tubes des tourelles A et B. Malheureusement, le plafond est bas et les obus éclairants dépotant bien au-dessus de la base des nuages ne sont vraiment efficaces que durant les dernières secondes de leur chute. C'est peu, mais suffisant néanmoins pour les canonniers de part et d'autre, d'autant que la lueur de départ des salves illumine celui qui tire. Un véritable duel d'artillerie s'engage entre la 8-ZF et les destroyers Tartar et Ashanti bientôt rejoints par les autres. Les coups sont imprécis, mais certaines gerbes inondent les passerelles, d'un côté comme de l'autre. Ce sont huit monstres de feu et d'acier qui se ruent les uns vers les autres, crachant la mort par toutes leurs pièces battantes. Dans un instant, les adversaires lancés à plus de trente noeuds vont défiler à contre bord et là, les coups pourraient bien porter. Pourtant, ni de part ni d'autre, les équipages grisés par le vacarme, l'odeur âcre de la cordite et les coups manqués de peu ne songent un instant au coup fatal tant ils sont absorbés par leurs tâches respectives. Surtout dans les tourelles où la cadence de tir est infernale, les servant ruissellent sans savoir si c'est l'effet de la chaleur ou de l'excitation qui masque la peur car en pareils instants, alors que la seconde que vous vivez est peut-être la dernière, personne n'a le temps d'analyser ses sentiments. Sur la passerelle du Tartar, le Captain Jones ruisselle des embruns qui l'ont douché lors de plusieurs coups qualifiés de "near miss" et qui l'ont manqué de peu. Conservant le sangfroid qui le caractérise, il possède une vue assez nette de l'ensemble de la situation. Sans dommages, il vient de croiser le navire de tête de la formation allemande qui n'est autre que son homologue, le Z 32 et aussitôt il décide de revenir bord à bord avec lui afin poursuivre le combat. - A gauche toute ! Venez au cap inverse ! Obéissant à sa barre, mais emporté par la force centrifuge, le Tartar prend une forte gite sur tribord au cours de ce virement de bord dans lequel l'Ashanti s'engage à son tour. Voici le Z 32 et le ZH1 bord à bord avec les Anglais. Le tir un instant interrompu par l'évolution brutale, reprend de plus belle et cette fois à courte distance. Soudain, un éclair fulgurant jaillit sur le ZH1. But ! C'est l'Ashanti qui vient d'ouvrir le score en plaçant une salve dans les machines du contre-torpilleurs. Mais l'avantage ne reste pas longtemps dans le camp anglais car c'est maintenant le Z 32 qui d'une torpille, vient de toucher le Tartar. Semblable à un boxeur sonné, le destroyer fait une brutale embardée sur tribord et perd de la vitesse. Aussitôt, l'Ashanti tout en continuant à tirer sporadiquement sur les deux Allemands, évolue pour se porter au secours de son Chef de Flottille, ce qui laisse quelque répit au Z 32 et lui permet de mettre le plus grand nombre de tours d'hélice entre son poursuivant et lui. Pendant ce temps, courant encore à faible vitesse sur son erre, le ZH1 que l'explosion de cet obus dans sa chaufferie a privé de propulsion, s'offre aux prochains coups de l'ennemi. Un répit lui est pourtant accordé, car la torpille qui vient de frapper le Tartar a mis ce dernier K.O. pour quelque temps et Ashanti a fort à faire pour protéger son leader d'une nouvelle attaque. A vrai dire, de part et d'autre, on a besoin après ces folles minutes de reprendre son souffle. L'avarie est sérieuse sans aucun doute, mais le Tartar n'est pas en danger de mort tant la vitalité de ce type de destroyers est étonnante. Un paillet d'obstruction bien placé et sous peu, il pourra reprendre le combat. Aussi, laissons pour l'instant l'infortuné ZH1 stoppé et ravagé par l'incendie, le Z 32 qui continue à s'éloigner, persuadé d'avoir le ZH1 dans son sillage, pour rejoindre maintenant les canadiens Haida et Huron aux prises avec les Z 24 et T 24. De leur côté, les Canadiens ont fait du bon travail. Après quelques coups de réglage, les canonniers ont dès le début de l'engagement trouvé la bonne hausse et le tir est à présent d'une précision diabolique. Coup sur coup, deux obus frappent de plein fouet le Z 24, mettant hors de combat la tourelle avant de 150 mm, tandis que le second explose dans l'abri de navigation. Puis quelques instants plus tard, de nouveaux projectiles font explosion endommageant la cheminée ainsi qu'une soute à mazout et détruisant plusieurs affûts de DCA. Deux minutes se sont écoulées depuis le début de l'affrontement. Désemparé, gouvernant à peine, privé de radio et de ses transmissions intérieures, voici que le Z 24 est déjà pratiquement réduit à l'état d'épave. Fortement commotionné, Heinz Birnbacher qui se trouvait sur la passerelle reste quand même lucide. Des incendies font rage sur la plage avant qui avec la passerelle, est la partie ayant encaissé les coups les plus sévères. Dans la lueur infernale du brasier que ses hommes tentent de combattre, il aperçoit des corps inertes que l'on soustrait à grand peine aux flammes. Son navire est définitivement hors de combat et tout sera bientôt perdu s'il ne parvient pas à le soustraire au feu des Canadiens. - Emission de fumigènes ! Signalez les avaries ! Fort heureusement, malgré les avaries, la machine intacte peut encore propulser le navire à bonne vitesse. Atout capital dans son état et dont on ne se prive pas pour accélérer. Soudain, sur bâbord avant, se profile une ombre. Un navire de guerre ! - A droite toute ! De justesse la collision est évitée et l'ombre identifiée. Ce n'est autre que le ZH1 en avarie de gouvernail et incapable de se diriger. Quelques secondes plus tard, happé par la nuit, le contre-torpilleur a disparu. Derrière le Z 24, le T 24 jusqu'à présent indemne s'est engagé mais ne parvient pas à se rapprocher tant le premier force l'allure. Ce que voyant, Birnbacher fait réduire et donne l'ordre aux tourelles arrière de cesser le feu car dans la confusion de cette empoignade aussi soudaine que brutale, on ne sait plus très bien qui est ami, qui est ennemi. Les deux canadiens ont le même problème et la confusion ne va faire que s'accentuer par la suite. En route au 250 qui est le dernier cap reçu du Z 32 avant que le contact ne soit perdu, Heinz Birnbacher va sans le vouloir, forcer les canadiens à se retirer. En effet, voici que sans le savoir et toujours suivi du T 24, il s'engage en plein dans un champ de mines anglais. Derrière les Allemands, Haida et Huron virent rapidement de bord, saluant le départ de leurs adversaires d'une dernière salve qui tombe à côté. Par chance, le Z 24 et le T 24 vont traverser le champ de mines sans en toucher une seule. En l'état dans lequel se trouve son navire, Birnbacher n'a pas d'autre solution que de retourner sur Brest, ce qui lui sera accordé un peu plus tard après que sa radio ait été réparée. Sans autres dommages, il mouillera à l'aube en rade abri, ayant à son bord douze tués, dix sept blessés graves, la plupart brûlés et de nombreux blessés légers. Cap à l'est, Haida et Huron font maintenant route vers Ashanti et Tartar, bien dépités de n'avoir pu conclure à leur avantage l'échauffourée avec les deux Allemands. De la passerelle des deux canadiens, on distingue nettement l'ombre d'Ashanti qui se projette sur la silhouette en feu du ZH1. Prenant du recul, le destroyer pointe ses tubes lance-torpilles sur le malheureux bateau allemand qui à présent, brûle de la proue à la poupe et que les survivants évacuent rapidement. Une seule torpille suffira à envoyer par le fond ce qui n'était plus qu'une épave montée par un équipage de morts. A bord de Huron, William Mc Nutt qui observe la scène n'en croit pas ses yeux. Pendant une fraction de seconde, la mer est illuminée jusqu'à l'horizon par l'explosion qui projette vers le ciel une immense colonne de feu dans un silence irréel. Puis, quelques instants plus tard, c'est un immense grondement qui se répercute de vague en vague tandis que le ZH1 disparaît rapidement sous les flots sombres, emportant avec lui ceux qui sont morts pour le défendre et ils sont plus de cent ! Quelques flammèches dansent brièvement sur la surface puis, l'obscurité retombe, plus noire que jamais. C'est à cet instant que le radar de Haida accroche un écho. - Navire droit devant en rapprochement ! Ami ou ennemi ? C'est également la question que se pose le Commander de Wolf et à laquelle, les veilleurs scrutant intensément la nuit s'efforcent eux aussi de répondre. - Ce pourrait être le Tartar en panne de signalisation, se risque à avancer l'officier canonnier. - Possible ! répond de Wolf, mais attendons de le voir un peu mieux. Il va passer à contre bord et à faible distance de nous. Timonier, faites le signal de reconnaissance ! La lampe Aldis que le quartier-maître tient bien calée contre son épaule clignote, envoyant en direction de l'inconnu les éclats de sa question muette. Pas de réponse ! Nouvelle interrogation... Toujours pas de réponse ! Mais le navire inconnu devient visible et l'on peut remarquer à sa phosphorescence, que le sillage qu'il laisse derrière lui grossit. Il accélère... Ah ! voici qu'enfin, l'inconnu répond au signal de Haida. Mais que dit-il ? Ce n'est pas le signal de reconnaissance ! Canons braqués sur cette silhouette plus sombre que la nuit, de Wolf attend d'être fixé sur l'identité de l'inconnu avant de faire usage de ses armes. - Que dit-il, Timonier ? - Je ne comprends pas, Commandant. On dirait qu'il transmet "six-six". Mais alors que le navire inconnu croise à contre bord le Haida, un écran de fumigènes apparaît sur son arrière. Trop tard, les veilleurs canadiens l'identifient sans aucun doute possible. - Destroyer classe Narvik ! By Jove ! C'est un Allemand et un gros ! - A droite toute ! Venez au cap inverse ! 30 noeuds ! En grondant, les deux canadiens virent très court. L'Allemand a disparu derrière ses fumigènes. Cette rencontre aussi soudaine laisse pantois les équipages de part et d'autre. Les uns comme les autres pensaient bien avoir affaire à l'un des leurs ! Dès que ses pièces sont à nouveau battantes, Haida ouvre un feu nourri en direction du navire allemand. Privé d'une conclusion décisive un peu plus tôt, de Wolf espère bien cette foisci accrocher un résultat. - Transmettez au Tartar: "Suis au contact de l'ennemi. Vous rejoindrai plus tard." Mais le Z 32 car c'est de lui qu'il s'agit, a su mettre à profit le temps perdu en virement de bord par les canadiens et en route au sud-ouest, il donne toute sa puissance. Sans perdre un instant, von Berger fait ouvrir le feu sur ses poursuivants et pen- dant une dizaine de minutes, les deux adversaires se canonnent en limite extrême de portée de leurs pièces. Tir bien évidemment très imprécis, d'autant que le Z 32 évolue fréquemment pour dérouter le tir canadien. Du temps et beaucoup de munitions perdues ! Le premier, Haida cesse le feu. Il est alors 3 heures 17. On ne peut avoir cet insaisissable allemand que par la ruse. Sur sa passerelle, de Wolf explique le plan par lequel il compte bien prendre son adversaire au piège. - Si j'étais à sa place, affirme de Wolf, ayant laissé supposer que je regagnais Brest, je ferais alors demi-tour pour me rendre à ma destination prévue à l'origine. Si tel est le cas et je crois que c'est bien là ce qu'il va faire, nous n'avons plus qu'à nous placer sur cette route pour l'intercepter. Gouvernez au 70 ! Une nouvelle fois, le silence retombe sur les passerelles des deux Tribals canadiens qui jouent là leur dernier atout. Penché sur la carte, le Commandant calcule soigneusement la route d'interception en tenant compte de tous les facteurs qu'il connaît. L'éclairage blafard de la table à cartes accentue davantage les profondes rides que de longues nuits sans sommeil ont creusé sur un visage osseux. A l'extérieur, officiers et marins ont repris la veille et tentent de percer le mur opaque de la nuit tandis que des torrents d'écume courent le long de la coque de Haida lancé à 25 noeuds. Mais voici que tout-à-coup, un matelot, puis un autre, puis à son tour un officier, hument l'air. - Ca pue le mazout, lieutenant ! - Des naufragés dans le gisement 20 ! En effet, à quelques dizaines de mètres, apparaît un groupe pitoyable de survivants qui se débattent dans une eau visqueuse de mazout. Les petites lampes fixées à leurs gilets de sauvetage dansent sur les vagues. A demi nus, les malheureux tentent d'attirer l'attention des canadiens. "Hilfe ! Hilfe ! A l'aide !" Le son strident d'un sifflet déchire la nuit. Un instant, Jack de Wolf hésite à s'arrêter pour les repêcher mais la destruction du Z 32 lui parait prioritaire et, la mort dans l'âme, il abandonne ces pauvres diables qui font partie des rescapés du ZH1 à leur triste sort. La dure loi de la guerre prend le pas sur la traditionnelle chevalerie maritime. Rendu particulièrement excité par le fracas de la canonnade et la tension du combat, le matelot canonnier Bunker qui lui aussi a aperçu les naufragés sort de la tourelle Y et se précipite le long des filières en proférant des menaces, à leur encontre semble-t-il. Un second maître tente de le calmer, mais Bunker emporté par son accès de folie saute par dessus bord. Dans quel but ? Nul ne le saura jamais car tout comme les naufragés du ZH1, il ne survivra pas. L'homme lorsqu'il est soumis à de rudes épreuves psychologiques, a parfois de bien singulières réactions ! Le silence troublé quelques instants par l'évènement est retombé, plus pesant que jamais sur la passerelle de Haida où de Wolf continue de s'interroger. Et s'il s'était trompé sur les intentions de l'adversaire ? Quel dommage ce serait de laisser échapper pareille proie, surtout que ce choix il l'a fait au détriment de vies humaines. De toutes façons le sort en est jeté et il n'y a plus à espérer que son raisonnement s'avère juste. Quatre heures du matin. Le radar enregistre des échos dans le nord. Ce sont les destroyers de la 2e division. Si les calculs de Jack de Wolf sont exacts, le Z 32 ne devrait plus être loin à présent. Mais il faut avant tout le surprendre et si possible tirer le premier car le bougre a de bons canons et il sait s'en servir. 4 heures 22... - Echo sur tribord avant ! - Bon Dieu, c'est lui ! exulte de Wolf. "Alerte ! Artillerie au gisement d'attente 90 !" Illuminant violemment le ciel, un éclairant dépote juste audessus des canadiens. Le Z 32 a lui aussi repéré son adversaire. Il se trouve entre les alliés et la côte et vient de révéler sa position avec ce tir d'éclairants. Faisant feu de toutes ses pièces, l'Allemand vire cap au sud et monte rapidement en allure. Son but est clair : il va se placer sous la protection de l'artillerie côtière à longue portée. Un écran épais de fumigènes se répand dans son sillage. Pour les canadiens, c'est maintenant ou jamais. - Ouvrez le feu ! Vitesse 30 noeuds ! Labourant la mer de leurs étraves, les deux Tribals parviennent à concentrer leur feu sur le Z 32 qui réplique sporadiquement et soudainement changeant de cap, vient encore plus a portée des canons adverses. Pour quelle raison ce changement de cap ? On n'en sait trop rien. Peut-être von Berger a-t-il trouvé des mines devant son étrave. Une fois encore, le vacarme de l'artillerie roule jusqu'à l'horizon tandis que le ciel s'embrase d'obus éclairants. Le spectacle de ces trois navires se canonnant à grande vitesse est véritablement dantesque. Peu après, le Z 32 revient en route au sud. Tout autour de lui, les obus continuent à s'abattre mais, malheureusement pour von Berger, la côte de Bretagne est bientôt terriblement proche et il ne lui reste plus beaucoup d'espace pour manoeuvrer. 4 heures 59. Une nouvelle fois, le Z 32 change de cap et vient se réfugier dans son nuage de fumigènes alors que les canadiens n'ont plus d'obus éclairants. De Wolf en jure de dépit. Cet insaisissable allemand va-t-il lui échapper encore une fois tant sont grands sa maîtrise et son art de l'esquive. Le silence s'est fait sur la mer, le contre-torpilleurs allemand a disparu... Dans l'est, l'horizon commence à pâlir. D'ici peu, à portée des batteries côtières allemandes, la situation des Canadiens risque de devenir délicate. A son tour, le phare de l'île de Batz émerge de la nuit. Dans une demi-heure, il fera jour. Pourtant de Wolf refuse de s'avouer vaincu. - Cherchez bien à droite du phare ! C'est par là qu'il a disparu. Pourtant, c'est à gauche du phare que l'officier de quart effectue sa recherche. Il y a un instant, il a cru discerner une masse plus sombre que la nuit qui se retire. Mais oui ! C'est bien lui ! Le voila ! et il ponctue sa découverte d'un tel rugissement que plusieurs sur la passerelle sursautent. En effet, c'est bien le Z 32 qui, espérant ainsi échapper à ses poursuivants, fait route lentement vers l'est à l'abri de son écran de fumée. Aussitôt, de nouvelles salves quittent les tubes des canons canadiens. Un souffle brûlant balaye la passerelle. La première bordée de Haida est courte, mais la seconde fait but déclenchant un incendie sur le pont du Z 32. Plus besoin désormais d'obus éclairants : l'Allemand signale tout seul sa position et il n'y a plus qu'à régler le tir sur le brasier. Désespérément, von Berger tente une nouvelle manoeuvre pour échapper aux obus adverses mais chaque seconde ou presque qui passe voit un nouveau projectile s'abattre sur son navire qui n'est bientôt plus qu'une épave sur laquelle le ronflement des flammes étouffe les hurlements de douleur des blessés. La côte est maintenant très proche. Avec un bateau en pareil état, le Commandant allemand n'a plus le choix : pour sauver un maximum de vies dans son équipage, il ne peut plus que s'échouer. Réduisant sa vitesse alors que les obus continuent à le marteler, il vient faire tête sur la pointe nord-ouest de Batz tandis que l'un après l'autre, se taisent ses canons. C'est la fin. Après une dernière salve qui fait encore but, Haida et Huron cessent le feu à leur tour, certains que désormais celui-là ne pourra plus nuire. Alors que dans le lointain, le rougeoiement de l'incendie marque la tombe du Z 32, la 10 DF se regroupe et met le cap sur Plymouth. Pour les Alliés, l'opération est un succès : deux navires ennemis détruits, un troisième gravement avarié et des pertes humaines incroyablement faibles eu égard à la violence de l'empoignade. Seul, le Tartar, a eu quatre tués. Côté allemand, le bilan humain est très lourd comme on pouvait s'y attendre : 140 morts ou disparus, des dizaines de blessés et sur le plan stratégique, la mise hors de combat des seuls navires qui auraient pu avec quelque chance s'opposer efficacement au débarquement. Sur les eaux vertes de la Manche ou le silence est enfin revenu, épaves et cadavres continuent à dériver...