« Les pochettes d`album étaient payées en shit » À l`issue d`un

Transcription

« Les pochettes d`album étaient payées en shit » À l`issue d`un
«
Les
pochettes
d’album
étaient
payées
en
shit
»
À
l’issue
d’un
parcours
scolaire
chaotique,
Phil.
obtient
un
bac
pro
artisanat
et
métiers
d'arts
option
communication
graphique.
Ce
titre
constitue
déjà
une
ascension
sociale
dans
la
mesure
où
il
se
présente
comme
le
seul
bachelier
de
la
famille
(«
une
vraie
famille
de
prolos
»,
son
père
est
tourneur‐fraiseur).
Ses
parents,
divorcés,
vivent
en
province.
Le
choix
de
la
formation
est
soutenue
(prise
en
charge
du
financement
d’une
chambre
sur
Paris)
mais
le
métier
de
graphiste
reste
étranger
aux
codes
familiaux
(«
ils
ne
comprennent
rien
du
tout…
à
chaque
fois
que
je
les
vois,
ils
me
demandent
ce
que
je
fais…
mon
père,
il
n’a
toujours
pas
compris
ce
que
je
faisais
dans
la
vie
»
;
l’ordinateur
ne
fait
pas
non
plus
partie
de
l’environnement
familial).
Après
le
bac,
il
décroche
un
premier
contrat
en
freelance
chez
N.,
une
agence
dans
laquelle
il
avait
fait
des
stages
durant
sa
formation.
Il
s’inscrit
à
la
maison
des
artistes,
établit
ses
premières
factures.
Mais
les
débuts
sont
«
galères
»
:
«
Au
début
j’ai
galéré
mais
comme
je
n’avais
pas
besoin
de
beaucoup
d’argent,
à
part
payer
mon
loyer
...
donc
voilà
je
faisais
des
flyers…
je
bossais
beaucoup
dans
le
rap…
Les
soirées…
les
pochettes
d’album
payées
en
shit…
plein
de
trucs
de
fous
comme
ça…
marrant...
des
fois,
ils
n’avaient
pas
beaucoup
d’argent
donc
ils
m’invitaient
aux
soirées
et
je
pouvais
boire
toute
la
nuit...
mais
moi
ce
que
je
voulais
c’était
quand
même
un
peu
de
blé...
donc
voilà
mais
à
côté
j’avais
toujours
un
truc
qui
arrivait...
pas
toujours,
mais
en
général,
j’essayais
d’avoir
un
plan
un
peu
plus
sérieux,
on
va
dire
qui
me
fasse
gagner
de
l’argent…
mais
sinon,
non,
j’ai
toujours...
y’a
des
mois
où
tu
gagnes
beaucoup
et
y’a
des
mois
ou
tu
ne
gagnes
que
dalle...
mais
bon
quand
t’as
20
ans,
ça
va,
c’est
marrant
(…)
»
La
«
galère
»
est
une
topique
courante
pour
décrire
les
débuts
de
la
vie
de
graphiste
freelance
:
il
est
question
d’une
série
d’arrangements
(rémunération
au
noir
ou
en
nature),
de
rythmes
de
travail
chaotiques
(travail
la
nuit
ou
la
journée
en
pyjama
–
«
au
début
je
passais
des
semaines
en
pyjama…
et
je
fumais
des
pétards
à
ce
moment
là
...
je
ne
sortais
pas
de
chez
moi,
je
devenais
dingue
»
[Phil.]).
Certains
travaux
sont
réalisés
quasi‐gratuitement
(création
d’un
site
internet,
de
cartes
de
visite)
en
échange
d’une
visibilité
qui
fonde
la
légitimité
professionnelle.
En
effet,
dans
un
monde
professionnel
où
le
diplôme
semble
jouer
un
rôle
très
limité,
la
compétence
est
établie
par
l’expérience
:
ce
sont
les
travaux
antérieurs
qui
fondent
la
qualité
professionnelle
du
graphiste.
Les
espaces
de
valorisation
du
travail
sont
multiples,
ils
peuvent
être
matériels
(le
book
‐
«
dispositif
de
visibilité
des
compétences
»
(Bessy,
1997,
p.
259),
le
site,
les
cartes
de
visite)
ou
immatériels
(production
d’un
discours
sur
soi).
Le
parcours
est
décrit
comme
une
suite
de
divers
apprentissages
:
apprendre
à
négocier
avec
un
client,
à
estimer
son
temps
de
travail,
à
établir
un
devis,
à
imposer
son
point
de
vue,
à
se
constituer
un
réseau.
Année
après
année,
c’est
le
métier
qui
entre.
Dans
cette
ascension
–
qui
permet
de
sortir
des
temps
de
la
«
galère
»
et
à
gagner
un
peu
plus
d’argent
‐,
l’étape
de
la
location
d’un
local
professionnel
(souvent
à
plusieurs
graphistes
ou
avec
d’autres
«
professions
créatives
»
comme
des
architectes)
apparaît
comme
une
nouvelle
naissance
:
comme
un
médecin
qui
pose
sa
plaque,
le
graphiste
investit
un
espace
de
visibilité.
Avec
une
différence
de
taille
tout
de
même
:
à
34
ans,
Phil.
est
toujours
en
doudoune,
jean
Carhartt
et
caquette.
C.
Bessy,
«
Les
marchés
du
travail
des
photographes
»
(p
235‐282),
in
C.
Bessy
et
F.Eymard‐Duvernay
(Sous
la
dir.),
Les
intermédiaires
du
marché
du
travail,
PUF,
1997