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N° 1227 - Septembre-octobre 2000 - 34
VIOLENCES, MYTHES ET RÉALITÉS
À PROPOS DE JOURS TRANQUILLES
À BELLEVILLE…
Belleville a changé. On y vend du crack, incivilités
et racket y sont fréquents dans les écoles ; les populations d’origine
asiatique y ont même manifesté récemment pour protester contre
l’insécurité. Le tableau est-il vraiment si sombre ? Thierry Jonquet
explique pourquoi, en tant qu’écrivain “de gauche”, il a choisi de dénoncer la violence de son quartier, sans pessimisme mais avec réalisme.
par
Thierry Jonquet,
écrivain*
En écrivant Jours tranquilles à Belleville, j’avais parfaitement
conscience de m’en prendre à un certain nombre de tabous. Depuis
la montée en puissance de l’extrême droite, il est en effet devenu quasi
impossible d’aborder les thèmes de la violence, de la délinquance et
de leur corollaire, l’insécurité, sans déclencher des réactions hostiles
de la part de gens “de gauche”. Qui parle de sécurité, ou de sentiment d’insécurité, se voit aussitôt accusé de développer un discours
“sécuritaire”. Comme si ces problèmes, que l’extrême droite a largement utilisés avec la haine et la démagogie qui lui sont propres,
n’existaient tout simplement pas. Comme si accepter de débattre de
ces questions équivalait, de façon automatique, à capituler face à un
“air du temps” de plus en plus nauséabond. Je pense que nous
sommes débarrassés du Front national. Mais pas de l’extrême droite.
Tous les éléments qui ont pu favoriser sa montée en puissance – chômage de masse, misère, délinquance – sont toujours à l’œuvre. Je crois
que nous avons beaucoup de chance que Le Pen ait soixante-douze ans,
Pasqua idem, et que ni Mégret ni de Villiers n’aient le charisme d’un
Jörg Haider. Nous pouvons être sûrs que le terreau est fertile et que
la relève se prépare.
UN PORTRAIT SUBJECTIF DE BELLEVILLE
Ce qui m’a poussé à écrire ce livre, c’est la lente dégradation des
conditions de vie dans le quartier de Belleville, que j’ai pu constater
depuis une quinzaine d’années que j’y vis. En dépit du caractère extrêmement désagréable des “actes d’incivilité” ou de délinquance qui
s’y déroulent, ils restent sans commune mesure avec ce que subissent les gens relégués dans les cités de banlieue. Et c’est justement
la constatation du fait que ce qui m’insupporte ne représente sans
doute pas le dixième de ce qu’endurent les habitants de ces cités qui
m’a amené à “mettre les pieds dans le plat”.
* Auteur de Jours
tranquilles à Belleville,
Éditions Méréal, 1999.
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VIOLENCES, MYTHES ET RÉALITÉS
Les réactions au livre ont été diverses. Quelques militants d’associations locales qui accomplissent un travail admirable d’animation, de lutte contre l’échec scolaire, m’ont reproché d’avoir
dressé un tableau très noir de la situation, et de ne pas avoir souligné le caractère opiniâtre de leur action. Ils auraient voulu, en
fait, que je fasse un travail de sociologue, ce qui n’était absolument
pas mon propos. Jours tranquilles… est un portrait totalement subjectif du quartier, un état des lieux vu en grande partie au travers
des yeux de mon fils de sept ans. La presse (cf. le Journal du
dimanche) a été tentée de réduire toutes les questions posées par
le livre, un peu à la façon d’un sondage, qui séparerait les “optimistes” et les “pessimistes”, me rangeant évidemment dans le
camp des pessimistes. Je ne suis ni pessimiste, ni optimiste in abstracto. La réalité d’un tel quartier est très malléable. Si les responsables politiques et les équipes municipales ont le courage politique et surtout humain de prendre les
problèmes à bras le corps, on peut être
résolument optimiste. Si, au contraire,
la situation actuelle perdure, alors, il y
a vraiment de quoi s’inquiéter. Si les
comités de quartier mis en place par
les nouveaux élus PS continuent par
exemple à débattre de l’implantation de bacs à fleurs, et dédaignent
le commerce du crack, alors oui, le
match “optimistes contre pessimistes” risque fort de voir les
seconds l’emporter.
Dans leur majorité, les réactions que j’ai pu recueillir soit
par conversation directe, soit par
le bouche à oreille ont été plutôt favorables, et elles m’ont
même un peu glacé. En gros, il
m’a souvent été dit : “Enfin
quelqu’un de gauche qui
accepte de parler crûment et
de dire tout haut ce que tout le
monde pense tout bas !” Preuve s’il en est que les tabous
sont puissants et qu’il est plus que temps de les bousculer. À ce sujet,
je raconterai une petite anecdote parfaitement révélatrice de cet
état d’esprit. Voici quelques années, l’équipe de la FCPE de la rue
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VIOLENCES, MYTHES ET RÉALITÉS
Rampal a entrepris une action auprès des services de la voirie pour
faire installer des “ralentisseurs” dans ladite rue. Les voitures débouchaient du carrefour à une vitesse déraisonnable, juste devant
l’école. Un premier tract d’appel à une manifestation avait été
rédigé, mettant l’accent sur la “sécurité”. Ce qui provoqua tout un
débat : ce tract n’allait-il pas, justement, jeter la confusion et
paraître “sécuritaire” ? Voilà à quel point on nous a infantilisés, voilà
jusqu’où l’extrême droite nous a acculés : ne plus oser prononcer
certains mots, de crainte de faire sortir le loup du bois ! Sur la même
longueur d’onde, j’ai entendu des phrases du genre : “Je suis tout
à fait d’accord avec toi, mais je ne sais pas si je le dirais en public !”
LA FLAMBÉE MÉDIATIQUE
S’EST VITE ÉTEINTE
Ce genre de réaction m’amène au troisième type de remarques
qui m’ont été faites : celles provenant de “gens de gauche” vertueux,
qui se sont résignés depuis longtemps à raisonner à coup de slogans et non pas en acceptant de décrypter la réalité telle qu’elle
est et non pas telle que l’on voudrait qu’elle soit. Une réalité qui
leur déplaît profondément, qui ne correspond pas à leur catéchisme,
eux qui sont prêts à tous les dénis pourvu qu’on continue de parler
politiquement correct ! Évoquer la
délinquance des gamins “blacks” et
“beurs” ? C’est faire acte de racisme !
Dire noir sur blanc que Belleville
n’est pas un quartier où les différentes communautés vivent en harmonie, mais qu’au contraire des tensions ethniques extrêmement
préoccupantes commencent à voir le
jour, c’est saccager la légende bien
rassurante de ce quartier mythique.
J’ai notamment reçu un courrier très
violent d’une lectrice habitant rue de
Jouy, donc très loin de Belleville,
qui nous comparait, moi et les gens
qui vivent dans mon groupe d’immeubles, à des kapos condamnés à
se mêler aux immigrés et donc à les
régenter. Des kapos ! L’imaginaire de
cette dame, aux convictions “ultra
gauche” affirmées, rejoint curieuse-
Dossier Belleville, n° 1168, septembre 1993
A PUBLIÉ
Chronique Livres, n° 1224, mars-avril 2000
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VIOLENCES, MYTHES ET RÉALITÉS
ment celui de l’extrême droite. Quand on fait appel à de telles
images, c’est que l’on n’a pas les idées très claires.
Quoi qu’en disent ces “bien-pensants”, lentement mais sûrement,
la réflexion avance. Durant les derniers mois, pour ne prendre que
l’exemple parisien, trois manifestations concernant le thème sulfureux de la sécurité se sont tenues dans Paris intra-muros. À Belleville, Château-Rouge et Marx-Dormoy. Dans ces deux derniers quartiers, les rassemblements étaient motivés par l’exaspération des
riverains concernant le commerce du crack. À Belleville, les Asiatiques étaient majoritaires et tenaient à dénoncer les agressions
ciblées – racialement ciblées – dont ils
sont victimes. L’extrême droite n’a pas
Écrire que Belleville
manipulé ces manifestations. Elles
n’est pas un quartier où les différentes
étaient le fait de gens directement
communautés vivent en harmonie,
concernés par les problèmes, et qui
mais qu’au contraire des tensions
tentaient d’interpeller les autorités. Au
ethniques extrêmement préoccupantes
début de l’année 2000, souvenons-nous,
une rafale de faits divers tous plus sorcommencent à voir le jour,
c’est saccager la légende bien rassurante dides les uns que les autres ont, comme
on dit, “défrayé la chronique”, mettant
de ce quartier mythique.
en lumière la violence en milieu scolaire. Collégiens rackettés, tabassés, voire torturés. Une réalité bestiale qui nous éclate en pleine figure. Ce n’était qu’une flambée
médiatique bien vite éteinte. Depuis, pourtant, des faits similaires
continuent de se produire, sans bénéficier de la même couverture
à la une des journaux. Des dizaines de milliers de gens subissent la
violence et la peur au quotidien : chauffeurs de bus constamment
agressés, médecins qui n’osent plus visiter dans les cités, usagers
des trains de nuit de la SNCF, profs encaissant insultes, crachats et
coups, etc. Il s’agit là d’une souffrance de grande amplitude, qu’il
faut savoir prendre en compte, écouter, soulager, et surtout ne pas
✪
nier ni même minimiser.