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Le centre d'appel_modif BAT 9/12/05 8:51 Page 3 José Frèches Le Centre d’appel Le centre d'appel_modif BAT 9/12/05 8:51 Page 7 1 Ali Depuis que j’ai rencontré cette fille, il y a environ une semaine, je ne me sens pas tout à fait le même. Et même, pas du tout le même… Au nom du Dieu Tout-Puissant et Miséricordieux, je me présente à vous : mon nom est Robert Ali et je plains de toutes mes forces ceux auxquels Dieu a placé un sceau sur le cœur et les oreilles «car un terrible châtiment les attend» (Coran, sourate 2, verset 7). Je vis sous le soleil de Dieu et j’ai la chance de le savoir. Car bien des hommes, hélas pour eux, l’ignorent encore. Tous les matins, dès l’aube, je le sais comme si j’étais auprès de Lui, Dieu nous observe, du haut de sa tour immense, d’où rien ne lui échappe. Car Dieu est Grand et Il a le don de percer les âmes humaines, celles des puissants comme celles des humbles. 7 Le Centre d’appel Ali Le centre d'appel_modif BAT 8 9/12/05 8:51 Page 8 J’ai beaucoup de chance : Dieu ne s’est pas moqué de moi, Il m’a accordé la foi en Lui. Malheur aux mécréants, malheur à ceux qui ne croient pas en Lui, malheur à ceux qui, sachant que Dieu est là, persistent à vivre dans le péché! «Il n’y a de Dieu que Lui, c’est Lui qui fait vivre et qui fait mourir ! » (Coran, sourate 7, verset 158). Moi, je m’efforce de Le respecter. De L’adorer et de Le craindre. Quand j’étais jeune, j’avais peur de Lui. Aujourd’hui, je m’efforce de Le servir. Ma seule peur, c’est de manquer à mes obligations envers Lui, le Très Puissant et Miséricordieux. Comme chaque jour qu’Il fait, mon vieux réveil a sonné. Je lis mon verset de Al-Fâtihah, la sourate mère de toutes les autres, et prie Allah le Très Puissant au pied de mon lit, les deux genoux au sol. Autour de moi, tout le monde dort encore. Mon père et mes frères. Par les persiennes de la fenêtre monte le bruit de la rue. Bientôt, le hautparleur du muezzin diffusera le premier appel à la prière de la journée. Je m’astreins toujours à adorer Dieu avant que la foule des croyants n’y soit invitée par le grand mufti. C’est ma façon à moi, d’honorer le Tout-Puissant et Miséricordieux. Il me plaît de savoir que je suis parmi les premiers à Lui rendre hommage, assis sur mon tapis de prière, paumes écartées, face au mur peint à la chaux de la petite chambre où j’ai passé Le centre d'appel_modif BAT 9/12/05 8:51 Page 9 mon enfance, mon adolescence et que je continue à occuper. La mosquée diffuse à présent l’appel à la prière, les croyants vont se réveiller et la rue, peu à peu, se remplira. Les magasins ouvriront leurs devantures multicolores et tout le petit peuple des hommes commencera à s’activer et à bouger. Je serai déjà dehors, mes obligations rituelles accomplies, sur le chemin de la bibliothèque universitaire où je tâche toujours d’arriver parmi les premiers afin de disposer des meilleures places, celles qui permettent l’accès aux étagères où les livres seront encore disponibles ; parce qu’une heure à peine après l’ouverture des portes, les étudiants qui viendront s’asseoir dans la salle de lecture n’en trouveront plus un : les bons élèves arrivent tôt pour mieux se ruer sur les livres comme les nuées d’oiseaux s’abattent sur la nourriture. Réussir mes études, obtenir un diplôme qui me permettra, le jour venu, d’enseigner à mon tour à la fac, telle est mon ambition. Dans le domaine qui est le mien, l’économie internationale, il y a beaucoup à expliquer et à apprendre à tous mes compatriotes. L’économie de notre pays est en ruine. Bientôt, il ne nous restera que notre force de travail. L’effondrement des cours des matières premières a fait de nous un champ à moitié en friche que viennent récolter les entreprises des pays riches, ceux du Nord, hier puissances coloniales, aujourd’hui gardiens tutélaires de leurs misérables privilèges. 9 Le Centre d’appel Ali Le centre d'appel_modif BAT 10 9/12/05 8:51 Page 10 Oui ! J’aimerais expliquer à nos jeunes en quoi la mondialisation est une mécanique infernale qui n’aboutit qu’à accroître les inégalités entre Nord et Sud. Heureusement, et avec l’aide de Dieu, l’islam nous aide à résister. D’ailleurs, la seule bonne nouvelle, si l’on observe l’évolution de l’Afrique depuis deux décennies, c’est la progression de la religion du Dieu unique. Inch Allah ! L’islam est l’aboutissement ultime des religions monothéistes ; elle est la plus pure et la plus vraie de toutes ; celle que Dieu Lui-même a fini par révéler aux hommes, par l’intermédiaire du Prophète et du Saint Livre, « même s’il ne montre jamais à personne le secret de son mystère, qu’il connaît parfaitement » ! (Coran, sourate 72, verset 26). Voilà pourquoi, inéluctablement, et parce que Dieu le veut ainsi, l’islam triomphera, pour le bien du monde et celui des hommes. Dieu a dicté au Prophète les versets suivants : « Aujourd’hui, j’ai rendu votre religion parfaite ; j’ai parachevé ma grâce sur vous. J’agrée l’Islam comme étant votre Religion. » Quand je pense à toutes ces sornettes auxquelles croient dur comme fer, ici, au Sénégal, tant de pauvres gens qui, une fois leur gri-gri dans la poche, sont persuadés qu’il ne leur arrivera que du bien ! Pourtant, je me garderai bien de faire part à quiconque de cette conviction intime, sur l’inanité de l’animisme, et en particulier à ma famille. Ils Le centre d'appel_modif BAT 9/12/05 8:51 Page 11 seraient choqués. Ici, on mélange volontiers les religions : islam et animisme semblent faire bon ménage. Sans doute les autorités religieuses musulmanes pensent-elles ainsi mieux faire progresser leurs idées dans la société sénégalaise, dont les premiers contacts avec l’islam remontent toutefois au XIe siècle, au moment où les moines guerriers berbères almoravides descendirent du Sahara vers le fleuve Sénégal. Si ça ne tenait qu’à moi, je clarifierai les choses : un bon musulman a-t-il besoin d’aller consulter un marabout, mi-imam mi-sorcier, pour guérir un mal aux genoux ou une prétendue stérilité ? Je n’ai jamais été partisan du mélange de la religion avec les gadgets. Dieu Tout-Puissant et Miséricordieux Se suffit à Lui Seul. Mes compatriotes et coreligionnaires, les musulmans sénégalais, ont, à cet égard, l’esprit un peu trop dispersé à mon goût. Mon père me chasserait probablement de chez lui si je lui faisais part de cette réflexion. Je le comprendrais : en tant que grand marabout, il ne saurait admettre que son fils remette en cause ses pratiques, lui qui fait tout de même vivre une famille de huit personnes, moi compris, sans compter ceux qui sont restés au village… Il me traiterait d’ingrat et il aurait raison. Si j’ai pu mener à bien mes études supérieures, c’est grâce à l’argent gagné par mon père, avec ses consultations et les quêtes dans la rue effectuées par ses talibés. Dans un an, j’aurai mon doctorat 11 Le Centre d’appel Ali Le centre d'appel_modif BAT 12 9/12/05 8:51 Page 12 d’économie internationale. Il ne me reste plus que le mémoire à rédiger. Inch Allah… Dieu m’a fait, je crois, plutôt intelligent et travailleur. À la maison, ils disent que je suis doué pour les études. Auprès de mon père et de mes six frères, je passe pour un « intellectuel ». Dans leur bouche, c’est un inestimable compliment. Mon père n’a jamais pensé une seule seconde que je pourrais devenir un de ses talibés, ce qui est le cas de tous mes frères. Ils sont allés à l’école secondaire jusqu’à la troisième et puis mon père les en a retirés afin qu’ils puissent l’aider dans son activité de maraboutage. — Tu sauveras l’honneur de la famille ! Tu seras docteur universitaire! C’est autre chose que «le doctorat en maraboutage », me dit souvent, pour plaisanter, papa, qui a un sens aigu de l’humour. Il m’appartient de leur prouver à tous que mon diplôme universitaire fera de moi un homme respectable. J’aurai à cœur de mettre mes connaissances au service de mon pays, si telle est la volonté d’Allah. Le jour où j’aurai des enfants, j’espère que le Sénégal ira mieux qu’aujourd’hui et que j’aurai fait partie de ceux qui y auront contribué. Pour avoir une descendance, il faut commencer par se marier. À ce sujet, je crois que j’ai de la chance. Depuis huit petits jours, je connais déjà celle qui pourrait fort bien, un jour, devenir ma femme, si tout se passe comme Il veut. Inch Allah ! Le centre d'appel_modif BAT 9/12/05 8:51 Page 13 C’est une fille droite et sérieuse, comparée à la majeure partie des étudiantes de la fac, dont l’unique but consiste à draguer les garçons. Dès le lendemain de notre rencontre, nous nous sommes pris la main. Hier, avant que nous nous quittions, elle m’a demandé : — Tu m’aimes ? Alors, je lui ai répondu que je souhaiterais me marier avec elle, dès que j’aurai obtenu mon doctorat, ce qui me permettra d’obtenir une vacation à l’université. — Tu vas vite…, qu’elle a murmuré en riant, avant de prendre ma main et de la placer sur son cœur, comme si elle voulait me faire comprendre qu’elle me trouvait trop réservé et trop pudique, qu’elle attendait de moi des mots et des gestes plus explicites, tout en m’expliquant, avec infiniment de tact, que le mariage n’était pas tout, qu’avant le mariage, il y avait « l’amour ». « L’amour »… En fait, n’ayant encore jamais, avant Constantine, fréquenté de jeune fille ni, a fortiori, fait l’amour avec une quelconque femme, j’admets ne pas savoir de quoi il retourne, à propos de ce qu’on appelle communément « l’amour ». À la quatrième sourate du Divin Livre, consacrée aux femmes, il est écrit que « hormis les interdictions mentionnées (coucher avec sa mère, sa sœur, ses tantes, ses nièces et ses belles-filles, épouser des femmes mariées de bonne condition, à moins qu’elles ne soient des 13 Le Centre d’appel Ali Le centre d'appel_modif BAT 14 9/12/05 8:51 Page 14 captives de guerre), il est permis à l’homme de satisfaire ses désirs à condition de le faire honnêtement et sans se livrer à la débauche ». Le mot «amour» ne me fait pas peur. Soyons honnête : c’est seulement que je peinerais à en donner la définition exacte, de « l’amour ». C’est une notion inventée par les hommes et pour eux. Les chrétiens n’ont que ce mot à la bouche et n’hésitent pas à l’utiliser pour qualifier le prophète Jésus, qu’ils prétendent à tort faire partie de Dieu, alors qu’il n’était, comme moi, comme nous tous, qu’une créature dépositaire de Sa Divine Parole, soumis à Sa Puissance et à Sa Miséricorde. Famille, enfants, descendance sont, en revanche, des réalités tangibles. Dieu a prévu la procréation entre les hommes et les femmes, grâce à l’accouplement de leurs corps. C’est lui qui dépose « dans nos matrices » ce qu’il veut « jusqu’à un terme fixé », puis nous en fait sortir « petits enfants » pour que nous atteignions, « plus tard, notre maturité » (Coran, sourate 5, verset 3). Dès l’âge de dix ans, papa m’a affranchi à ce sujet. Il a fait de même avec mes autres frères. Cette jeune femme, Constantine, qui trouble quelque peu mon cœur, n’a qu’un seul défaut : elle n’est pas musulmane. Dans sa famille, à l’instar de ce qui arrive dans de nombreuses familles venues du sud du pays, on pratique l’animisme. En fait, elle m’a déjà fait comprendre qu’elle se considérait Le centre d'appel_modif BAT 9/12/05 8:51 Page 15 plutôt comme agnostique. Visiblement, les problèmes religieux, ce n’est pas son truc. À ma question, elle a répondu qu’elle se contentait de chercher le bonheur sur terre, avant de conclure avec ce merveilleux sourire qui lui fait découvrir ses jolies dents blanches parfaitement alignées comme un collier de perles : — Pour ce qui est de l’au-delà, on verra plus tard… C’est pourquoi, je ne désespère pas la convertir, peu à peu, à l’islam. Rien ne semble chez elle faire obstacle à la connaissance du Dieu unique, le ToutPuissant et Très Miséricordieux. Ainsi, je n’aurai pas à me poser le délicat problème de l’application du verset 221 de la deuxième sourate qui interdit aux croyants d’épouser une femme polythéiste. Même si, hélas ! la lettre de ce verset est de plus en plus bafouée dans la société sénégalaise. Car pour le croyant sincère que je suis, le Coran, cette dictée surnaturelle enregistrée par le Prophète, restera toujours l’alpha et l’oméga de la conduite, le pilier de la Foi en Lui et l’unique voie vers les Jardins du Paradis, dont les arbres remplis de fruits sont irrigués par mille sources. Inch Allah. 15 Le centre d'appel_modif BAT 9/12/05 8:51 Page 17 2 Luc Ti-da-di ! Ti-da-di ! « Décroche mon vieux Luc, le téléphone a sonné pour de vrai ! » me hurle une voix. Grave ! C’est vrai qu’il sonne… C’est toujours comme ça, quand je me réveille : une voix m’invite à m’arrêter de dormir, la même voix qui me déclare que je n’ai pas vocation à être un sac de sable : « Tu dois bouger, Luc ! » En fait, c’est ma voix à moi qui me demande de me bouger… Ti-da-di ! Ti-da-di ! J’ouvre un œil puis l’autre ; et je m’aperçois que je m’étais tout bonnement assoupi… comme d’habitude après le déjeuner, quand je reste tout seul, ce qui est le cas la plupart du temps… Je pique un petit somme d’environ une heure. Ti-da-di ! Ti-da-di ! C’est pas croyable ! On m’appelle ! 17 Le Centre d’appel Luc Le centre d'appel_modif BAT 18 9/12/05 8:51 Page 18 J’suis trop content ! C’est super-jouissif d’entendre la sonnerie de ce foutu téléphone de merde posé juste devant moi, sur la table. Parce que chez nous, parole de Luc, ce téléphone, il sonne jamais de chez jamais… même que parfois j’ai l’impression de vivre dans un tombeau. V’là que ça sonne à nouveau ! Ti-da-di ! Wouah… ouh ! Et même que je me dis : Luc, il y a belle lurette que tu ne l’as pas entendue, la vieille sonnerie criarde et stridente du téléphone fixe de chez ta mère. Pas plus, d’ailleurs, qu’une sonnerie de portable ; tu sais, une de ces mélodies super-classe, mi-Mozart façon Ringo Star – mi-techno façon Jean-Sébastien Bach, de celles qu’on entend désormais partout, sauf chez toi, p’tit Luc, parce que toi, en fait, tu vis comme une bête sauvage en pleine forêt, entouré par le mur de la solitude. Tu sais, pauv’p’tit Luc, une de ces grappes de gouttelettes de sons qui te tombent sur les épaules comme la pluie et qui s’arrêtent dès que tu appuies sur la touche « accepter » de ton portable ; une de ces douces rafales musicales que tu interromps en murmurant « céqui ? », lorsque le nom ou le numéro du correspondant ne s’affiche pas, suivi de « téou », une fois que tu l’as carrément identifié… Quand t’es dans la rue, et qu’y a du monde, on entend plus que ça… parce que les autres, à l’inverse de toi, p’tit Luc, y sont reliés au monde par le portable, alors que toi, p’tit Luc, personne t’appelle jamais… Le centre d'appel_modif BAT 9/12/05 8:51 Page 19 Je m’empresse donc de décrocher le vieux combiné en plastique orange, modèle années soixantedix ; depuis qu’on nous a branché le téléphone ici, maman elle a jamais voulu en changer. — Je suis bien chez Mme Verchère ? dit d’emblée la voix suave, avec un très léger accent traînant, avant même que j’aie eu le temps de dire « allô ! ». C’est une super-chouette voix de femme ; une voix chantante ; presque une voix d’ange. Une voix comme elle l’a, Mylène Farmer… — Ben oui, c’est chez elle quoi ! — Pourriez-vous me la passer, s’il vous plaît, je n’en ai pas pour longtemps. Merci beaucoup. — Ma mère est sortie. Ici, c’est Luc Verchère, son fils. Tout de suite, j’imagine que cette voix suave ne peut être que celle d’une belle jeune fille. Une très belle meuf qui s’intéresse à toi, p’tit Luc, c’est clair que c’est pas arrivé depuis l’accident. — Re-bonjour, donc, monsieur Verchère ! — Bonjour… Heu ! Je ne connais pas votre nom, mademoiselle. J’essaie de prendre un accent correct, histoire de donner envie, vu que, si j’en juge par sa voix, la fille doit être super-classe. — C’est Lucile, de chez Aurore Assurances ! Voilà monsieur Verchère, avez-vous déjà entendu parler de l’assurance-vie ? En fait, je n’ai que très vaguement entendu parler de l’assurance de vie, parce qu’à la télévision, il 19 Le Centre d’appel Luc Le centre d'appel_modif BAT 20 9/12/05 8:51 Page 20 me semble avoir vu des publicités sur ça, avec des gens qui défilent en musique, de la naissance jusqu’à leur vieillesse. Assurance de vie… Oui, c’est ça : on les voit se marier dans de beaux costumes et de belles robes et ils sont toujours très heureux, avec leur assurance de vie. — Oui, je connais un tout petit peu ce problème. Vous tombez pile, mademoiselle Lucile de chez Aurore, vous allez m’expliquer l’assurance de vie ! Justement, je cherchais des renseignements à ce sujet. Il y a quelques mois, j’ai eu un grave accident. — Désolée, monsieur Verchère. J’espère que ce n’était pas très grave. — C’est rien. C’est du passé ! Un vieux souvenir…, je m’entends bredouiller, ce qui est un très gros mensonge. À cet instant, je me mords les lèvres. D’abord, j’ai employé le mot « problème ». Parce que, c’est vrai quoi, avec ce mot je risque de l’écœurer grave, Lucile. Problème est un mot qui fait problème. T’as un problème, mec ? C’est toujours comme ça qu’elles commencent, les bagarres, dans les cités, entre les gars à survêt-casquettevissée-à-l’envers-chaussures-de-ouf, quand les clans ont décidé de se battre, en prenant pour prétexte, même pas une fille ou une BM, mais un simple regard de travers. Et pire encore, si en plus je me mets à lui raconter cet accident qui a failli me transformer en vrai Le centre d'appel_modif BAT 9/12/05 8:51 Page 21 légume, je risque de lui faire peur, à cette meuf de chez Aurore qui a une voix d’ange. Lucile, si elle me claque pas le téléphone au nez, c’est qu’elle est vraiment cool. Et ce serait trop triste que cette voix du ciel arrête de me parler. — Monsieur Verchère, avez-vous une assurance-vie? Ouf ! Elle ne m’a pas tenu rigueur de mon « problème » et elle a cru à mon gros mensonge… La voix de Lucile est imperturbable ; douce et suave comme une caresse. — Non mademoiselle Lucile, je n’en ai pas… encore, mais il se pourrait bien que ça change ! J’ai dit « encore » pour essayer de lui faire croire que je pourrais être un client possible. J’veux à tout prix lui donner de l’espoir, à Lucile, pour continuer à lui parler le plus longtemps possible, ici et maintenant. J’ai aucune envie qu’elle raccroche, cette meuf à la voix sublime de Mylène Farmer. Lucile de chez Aurore, moi j’ai envie de l’imaginer rousse à la peau blanche comme du lait, aux yeux verts et au nez fin, avec des oreilles percées quatre fois de chaque côté par des petits diams. C’est vrai quoi : jamais personne ne m’a parlé comme ça. J’ai pas l’habitude qu’on s’adresse à moi avec autant d’égards. — Avant de vous demander quelques précisions, monsieur Verchère, quel est d’abord votre niveau de revenus ? J’en ai besoin pour le commercial qui vous contactera au cas où vous souhaiteriez établir votre contrat. 21 Le Centre d’appel Luc Le centre d'appel_modif BAT 22 9/12/05 8:51 Page 22 Niveau de revenus ! Ils en parlent de temps en temps, au journal télé, quand il y a des syndicats qui protestent. — Vous voulez savoir combien je gagne ou quoi ? — C’est bien ça, monsieur Verchère. Là, je panique un peu. J’ai pas envie de lui dire, à cette Lucile-là – si chouette et si respectueuse de moi –, que j’ai pour unique revenu le RMI, des fois qu’elle me raccrocherait au nez après un tel aveu. Pour garder Lucile en ligne le plus longtemps possible, il faut absolument que je lui réponde quelque chose de correct, à cette gentille fille qui me parle si bien et si poliment. Accroche-toi p’tit Luc ! — Heu ! C’est que… j’sais pas trop… Là, tout de suite… Vous me prenez de court…, m’amselle Lucile de chez Aurore ! — Monsieur Verchère, nous demandons à tous nos clients intéressés d’accepter de nous communiquer le montant de leur salaire annuel. Bien entendu, cela reste strictement confidentiel. — Bof ! J’me souviens pas trop où elles sont rangées mes fiches de paye… — Vous payez des impôts. Maman elle paie pas d’impôts, même si elle établit chaque année une déclaration de revenus, histoire de montrer aux impôts qu’elle est pas imposable. — Oui bien sûr. — Dans ce cas, monsieur Verchère, ce n’est pas grave restons-en là et notre commercial aura Le centre d'appel_modif BAT 9/12/05 8:51 Page 23 simplement besoin de votre dernier avis d’imposition pour établir votre contrat. Malheur, elle va pas tarder à me raccrocher au nez, Lucile. Il me faut absolument la séduire un peu, la forcer à continuer à me parler, j’ai pas envie de lâcher l’hameçon aussi facilement. Cette meuf, j’veux pas la laisser partir dans le néant du bip-bip, une fois qu’elle aura cessé sa conversation avec moi, parce que, après que je l’aurais perdue, j’pourrai jamais la retrouver et mettre la main dessus… et cette voix à la Mylène Farmer, ça sera plus qu’un souvenir qui me tordra le cœur. Je décide donc de me lancer et d’improviser. — Vous avez une jolie voix… — Merci, monsieur Verchère. C’est gentil à vous. V’là qu’au lieu de se raidir, elle roucoule comme une colombe. Comme une meuf en entendant les compliments de son mec. Quand maman rentrera et que je lui raconterai ça, elle n’en reviendra pas. — Monsieur Verchère, Aurore Assurances propose à ses clients des contrats d’assurance-vie indexés sur l’inflation, avec possibilité de panachage entre des actions et des obligations. Actions et obligations ? Tu agis et on t’oblige, ou encore tu obliges quelqu’un à agir ? Je comprends pas trop. Mais là, ma Lucile elle a l’air de lire un papier. Sinon, elle ne parlerait pas aussi vite. C’est comme 23 Le Centre d’appel Luc Le centre d'appel_modif BAT 24 9/12/05 8:51 Page 24 si elle voulait placer une formule préparée à l’avance, en même temps, sa voix s’est faite légèrement frémissante, comme celle des gens qui sont très heureux ou très tristes. C’est grave ce qu’elle a l’air heureuse, ma petite Lucile à la voix de Mylène Farmer ! Je me racle la gorge, histoire de gagner du temps, histoire d’éviter que la jolie voix ne raccroche et me plante là, à nouveau tout seul, face à ce téléphone couleur Halloween qui ne sonne jamais. — J’ai une bonne paye. Et puis, comme je vis chez ma mère, je dépense rien. Le contrat dont il est question, je pourrais le signer les doigts dans l’nez ! — Je n’en doute pas, monsieur Verchère. Cette voix d’ange venue du ciel, c’est fou ce qu’elle me fait chaud au cœur, et puis elle est trop polie ! Elle doit être belle, pour de vrai, cette Lucile. Depuis tout môme j’ai remarqué qu’avec les meufs, la voix et la beauté, ça va plutôt ensemble. Quand ta mère te cogne dessus, même si elle est belle comme un mannequin, elle te paraît très moche, elle prend un ton qui te ferait presque dégueuler grave, parce que, insulter son gamin à longueur de journée, le traiter de tout, y compris de « ça vaut rien », c’est moche, pas vrai ? — Monsieur Verchère ? — Ouiii ! — Vous êtes toujours là ? Et comment que je suis là ! Le centre d'appel_modif BAT 9/12/05 8:51 Page 25 — Bien sûr… — Monsieur Verchère, souhaiteriez-vous recevoir la visite d’un conseiller spécialisé d’Aurore ? Il vous suffit de prendre rendez-vous. Il s’agit de M. Amart. J’ai son carnet de rendez-vous sous les yeux. Lundi 9 à 11 heures, au lieu de votre choix, monsieur Verchère, cela vous conviendrait-il ? C’est zarbi, mais la voix de ma Lucile, elle s’est faite tout d’un coup suppliante, douloureuse même, plus proche de celle d’une chanteuse de blues que de Mylène. — Bien entendu, si ça n’était pas possible à cette date, M. Amart a d’autres créneaux possibles, monsieur Verchère, qu’elle ajoute, toujours de sa voix d’ange. Cette fois-ci, c’est presque un gémissement. On dirait qu’elle va éclater en sanglots. Pourquoi, ma petite Lucile, es-tu aussi triste ? Je sens ton souffle court, dans le combiné et, si je le pouvais, je te serrerais dans mes bras pour te rendre ta gaîté. La pauvre Lucile, elle doit attendre ma réponse. Il me faut continuer à lui parler. Ne pas rompre un aussi joli fil. Nous nous connaissons à peine ! Je sais pas trop quoi dire d’autre, la vérité de ce que je ressens dans mon cœur qui est en train de fondre comme une glace à la vanille, au soleil, en plein été. — Heu ! Lucile ! Voilà ! Heu ! Je n’ai pas mon carnet de rendez-vous sous les yeux. Voilà. Y faudrait me rappeler demain à la même heure, si possible ! 25 Le Centre d’appel Luc Le centre d'appel_modif BAT 26 9/12/05 8:51 Page 26 Sans blague ! Ouais quoi ! Et alors je vous donnerai une date, avec ce M. Amart. D’accord ? C’est gros mais je n’ai rien trouvé d’autre. D’ici demain, je pourrai me préparer pour la prochaine conversation avec Lucile et, qui sait ? lui proposer qu’on se rencontre. Je ne suis pas trop mécontent de ma trouvaille. En plus, je ne lui mens presque pas. En fait, c’est pas sous mes yeux que j’ai pas de carnet de rendez-vous, puisque j’en ai tout simplement pas… Lucile ne parle plus. J’ai un horrible doute. Est-ce qu’elle aurait pas raccroché, vu la manœuvre ? — Lucile ? — Je suis toujours là monsieur Verchère ! Ouf ! Elle est là ! Si je l’avais sous la main, cette Lucile à la voix de Mylène Farmer, je l’embrasserais sur les deux joues et peut-être même ailleurs… — Avez-vous entendu ce que j’ai dit ? Au sujet de demain ? — Oui monsieur Verchère ! Vous serez rappelé demain. Si ce n’est pas par moi, ce sera par une de mes collègues. Bonne journée, monsieur Verchère. — Raccrochez pas ! — Mais j’ai d’autres clients à appeler. — On a pas fini de parler… — Une autre fois… Le fil va se rompre, à tous les coups. C’est trop terrible. Il faut que je trouve un truc, même si je sais pas encore quoi. Le centre d'appel_modif BAT 9/12/05 8:51 Page 27 — Dans ce cas, vous pourriez au moins me passer Aurore… Puisque vous m’appelez de chez elle ! J’en bafouille. — Aurore, c’est la compagnie d’assurances pour laquelle je travaille ! lâche Lucile en pouffant de rire. J’avais complètement oublié ce détail. T’es nul à chier, Luc Verchère, fils de ton père et aussi nul que lui. T’es un vrai gros con. « Lucile de chez Aurore », c’est comme « André de chez Darty » ou « Françoise de France Télécom » ! Elle va pas me prendre pour un cador, Lucile. Bip, bip, bip… Je reste le combiné scotché à l’oreille. Plus de Lucile. Évanouie, la belle Lucile. Envolée dans les airs ! Pour sûr qu’elle a dû me prendre pour un vrai jobard. J’enrage à en exploser. À regret et d’un geste lent, je repose le combiné et serre les poings. Comme les karatékas avec les briques, je commence à taper violemment sur le téléphone avec la tranche de ma paume. — Mais qu’est-ce qui te prend, mon grand ? Y a quelque chose qui va pas ? C’est maman, qui revient de chez Butto, avec son sac de courses, ces sacs payants pour ne pas polluer la planète soi-disant. Je suis si énervé que, maman, je ne l’ai même pas entendue rentrer ! Elle s’avance dans le couloir et je retombe aussitôt dans ma vie foutue. 27 Le centre d'appel_modif BAT 9/12/05 8:51 Page 28 Accroche-toi p’tit Luc ! Tous les jours c’est pareil… c’est pas pire aujourd’hui qu’hier. Facile à dire ! Tu vas le faire… Ça le fera ! On verra bien. Le centre d'appel_modif BAT 9/12/05 8:51 Page 29 3 Constantine — C’est bon, opérateur 37 ! Trente-cinq secondes ! Opérateur 37, c’est moi, Constantine, nom de code opératrice : Lucile. Ouf ! Je ne serai pas virée ce soir. Les propos valent compliment, même s’ils proviennent de la voix synthétique – ici on appelle ça le « coach » – qui permet à chaque opérateur de déterminer la durée pendant laquelle un correspondant l’a laissé parler. Je suis contente et soulagée car il était plus que temps. Depuis ce matin, en effet, j’en suis à mon quinzième « échec téléphonique », le « coach » ayant indiqué des temps tous inférieurs à trente secondes. C’est ainsi que nous appelons, au Centre, le coup de téléphone infructueux, celui où tu tombes soit sur un répondeur soit sur la personne qui ne te laisse pas le temps d’exposer le motif de ton appel et te raccroche au nez avant les trente secondes fatidiques 29 Le Centre d’appel Constantine Le centre d'appel_modif BAT 30 9/12/05 8:51 Page 30 au-delà desquelles ce qui aura été ton « échec téléphonique » se transformera en « coup de fil abouti ». Déformation professionnelle, malgré mon peu d’ancienneté, puisque je ne suis au Centre d’appel que depuis trois semaines, je ressens la même joie profonde, inouïe – enfantine ! –, lorsque je m’aperçois que mon prospect est en passe de me permettre d’aller jusqu’au bout de l’argumentaire. Cela aurait fait bientôt deux heures et cinquante minutes que j’avais la tête dans mon box à enchaîner les « échecs téléphoniques » les uns aux autres. Et bientôt – malheur ! – s’annonçait la pause. Dix minutes toutes les trois heures, pour une journée de travail de neuf heures vingt minutes. Or, si tu ne produis pas au moins un « coup de fil abouti » toutes les trois heures de présence au Centre, ta «part variable» chute. La «part variable» c’est le bonus salarial qu’on te donne en plus de ton salaire de base, lequel, ici, n’est pas très élevé. Au Centre, comme dans toutes les entreprises qui mettent l’accent sur les capacités des employés, tout est fonction de la «part variable», c’est-à-dire de leurs performances. Celles-ci apparaissent en vert, sur ton diagramme individuel, ton insuffisance se traduisant, au contraire, par du rouge. Le diagramme individuel est mis à jour en temps réel sur l’écran de contrôle du chef de groupe qui est le seul, avec l’intéressé, à y avoir accès. Personne n’est tout vert ou tout rouge. Il y a ceux qui ont plus de vert, pour lesquels ça va, et ceux qui ont plus de Le centre d'appel_modif BAT 9/12/05 8:51 Page 31 rouge, pour lesquels ça craint. Chaque opérateur est donc symbolisé par un écran bicolore qui permet de déterminer son efficacité professionnelle. Du vert apparaît quand tu as produit « un coup de fil abouti ». En cas d’« échec téléphonique », celui ou celle que tu as appelé reste un simple « correspondant » et ton écran se colore d’un peu plus de rouge. Ceux dont l’écran est plus rouge que vert savent que leur part variable sera très faible ; ceux dont l’écran n’affiche pas de vert ont toutes les chances de se faire virer à la fin du mois, parce que le Centre d’appel ne s’embarrasse pas d’opérateurs infructueux. Ils sont si nombreux, à Dakar, à vouloir y entrer, au Centre d’appel, les bac + 5 qui sortent de l’université avec un niveau de DEA. Après un « coup de fil abouti », ton « correspondant » devient un « prospect ». Comme je suis toujours à l’essai, c’est-à-dire révocable le jour même, sans le moindre préavis, n’ayant pas encore effectué les trois mois d’ancienneté probatoires que le Centre impose à toutes ses nouvelles recrues, j’ai plus qu’intérêt à m’accrocher. La peur au ventre et les doigts crispés, j’ai composé le numéro chanceux qui me vaut de continuer à parler à mon correspondant depuis bientôt deux minutes. Encore heureux qu’il suffit de taper le chiffre du numéro d’ordre de l’appel et que l’ordinateur compose le numéro du correspondant automatiquement. Avec les nerfs que j’avais, et ma main qui tremblait, mes doigts auraient été incapables de 31 Le Centre d’appel Constantine Le centre d'appel_modif BAT 32 9/12/05 8:51 Page 32 taper correctement le numéro à dix chiffres qui, à présent, me réchauffe le cœur. Je dois à présent essayer de continuer à parler le plus longtemps possible au fils de Mme Verchère, qui, de correspondant, deviendra un prospect. C’est automatique : dès que ça sonne, le nom de la personne appelée apparaît sur l’écran et tu n’as plus qu’à te lancer. Il faut absolument que le sympathique fils de Mme Verchère me laisse aller jusqu’au bout de mon argumentaire ! J’ai eu chaud. Lorsque j’ai dit que je souhaitais parler à Mme Verchère, il y a eu un blanc. Un instant plus tard, tandis que je haletais, la voix synthétique du coach m’annonçait que j’avais passé les trente secondes fatidiques. — Ma mère est sortie. Ici, c’est Luc Verchère, son fils, laisse alors tomber mon interlocuteur. Patatras. Zut et re-zut. C’était trop beau pour être vrai : comme dans la vie, tu crois avoir gagné et tu as crié trop tôt victoire. Le prospect n’est pas là et c’est son fils qui répond. Il y a fort à parier qu’il me raccrochera au nez dès que je commencerai à lui parler d’assurance-vie. « Le marketing téléphonique est un sport dangereux. » Au Centre, cette maxime, on te la rabâche tous les jours. À juste titre, j’en conviens. Je frémis déjà à l’idée que je vais perdre ce coup de fil et avec lui tous mes espoirs de voir un peu plus de vert sur le Le centre d'appel_modif BAT 9/12/05 8:51 Page 33 diagramme de mes performances personnelles. Il est en effet pratiquement impossible de conserver en ligne un correspondant quand il commence par te répondre d’entrée de jeu que la personne à qui tu souhaites parler n’est pas là ; le plus souvent, il te raccroche au nez sans autre formalité. D’après les statistiques fournies par le Centre lors du stage d’intégration, l’absence de l’interlocuteur appelé, au bout du fil, est la deuxième cause « d’échec téléphonique», après la présence d’un répondeur. Ainsi, tu n’y peux rien : si ce n’est pas la bonne personne qui décroche – ici ils disent « le prospect » – alors, tu n’as pas « une chance sur vingt » – « statistiquement prouvé » –, de t’en sortir ! Je risque donc de voir se clore l’épisode glorieux de cet appel qui aura toutefois tenu presque deux minutes. Aussi, il ne me reste plus qu’à me raccrocher aux branches, en espérant de toutes mes forces que la voix d’homme qui vient de me répondre ne va pas me planter là, sous prétexte que sa maman n’est pas à la maison. Juste à côté du nom de Mme Verchère, vu le temps déjà écoulé de la communication, deux minutes et trente-cinq secondes, le logiciel de l’ordinateur affiche à présent l’argumentaire qu’il me faut dérouler le plus loin possible, dès lors que le correspondant n’a pas raccroché. Le Centre d’appel travaille pour de nombreux secteurs d’activité, qu’il s’agisse de biens de consommation, de biens durables et de services. Il y a donc 33 Le Centre d’appel Constantine Le centre d'appel_modif BAT 34 9/12/05 8:51 Page 34 à disposition de l’opérateur autant d’argumentaires que de produits ou de services à vendre. Comme je suis nouvelle, je ne les connais pas tous. On m’a affectée au groupe de l’assurance-vie. Ce n’est pas le plus facile. J’ai dû potasser à fond le sujet de l’assurance-vie. Malgré ce joli nom, c’est très technique. Heureusement, en dernière année de licence d’économie, j’avais pris l’option finances et marketing, si bien que le prof a eu l’occasion de nous parler à plusieurs reprises du secteur des assurances. C’était un prof de gauche, un Malien formé à Londres, en fait assez peu favorable aux compagnies d’assurances. Selon lui, sur le marché de l’assurance, tu achètes moins la tranquillité, qui n’a pas de prix, que le remède qui te permet, en cas de coup dur, de ne pas tout perdre ; cette « potion magique » t’est rendue accessible grâce à des franchises et à des astuces qui limitent considérablement tes droits d’assuré… mais que tu ne découvres réellement que lorsque tu es sinistré et que tu fais jouer ton contrat. «En outre, en ces temps difficiles traversés par notre planète, menacée par toutes sortes de calamités diverses, depuis le réchauffement jusqu’aux risques OGM, en passant par le terrorisme et les armes de destruction massive, qu’elles soient intentionnelles ou fortuites, à l’instar des centrales nucléaires poubelles de l’ex-URSS, il n’est pas sûr que cette loi statistique ne soit pas bousculée un jour proche», nous a même annoncé notre professeur, n’hésitant pas à prévoir le lent effritement de ce secteur ! Le centre d'appel_modif BAT 9/12/05 8:51 Page 35 Voilà ce qu’il en est de l’assurance dommages, où les cotisations, pour les raisons invoquées précédemment, n’en finissent jamais de grimper… Dans l’assurance-vie, le mécanisme – ou « business model » comme disent nos profs dans les amphis d’éco – est différent. Il s’agit, pour l’assureur, de placer de l’argent versé par ses clients afin d’assurer leurs vieux jours. Ce jour-là, le même prof malien nous expliqua que l’assurance-vie, en fait, n’avait d’assurance que le nom, puisqu’il n’existait aucune solidarité entre les assurés, contrairement à l’assurance-décès ou à l’assurance sinistres. Les placements des compagnies s’effectuant essentiellement sur les marchés financiers et immobiliers, ils étaient obligatoirement indexés sur la bonne ou la mauvaise santé de l’économie. — Le système de l’assurance n’est qu’un rouage subordonné du système financier global, complètement au service de celui-ci et non de l’assuré, avait conclu le Malien formé à la London School of Economics. J’étais plutôt d’accord avec cette analyse. Mais une fois sortie de la fac diplôme en poche, j’ai vite troqué mes certitudes intellectuelles. Mon problème était de gagner ma vie sur le marché tel qu’il était plutôt que de me complaire dans sa critique ou dans son explication. Au Sénégal, la plupart des diplômés de l’enseignement supérieur ont le choix entre le chômage ou l’exil. Aussi, lorsque 35 Le Centre d’appel Constantine Le centre d'appel_modif BAT 36 9/12/05 8:51 Page 36 j’ai eu la chance d’être embauchée au Centre d’appel, deux mois après l’obtention de mon diplôme, j’étais heureuse comme une petite fille. De sorte qu’aujourd’hui, pour moi, la question n’est pas d’être pour ou contre le système de l’assurance-vie, mais bien d’essayer de vendre des contrats d’assurance-vie à des clients. Point final. Dès que j’ai eu connaissance du secteur auquel on m’avait affectée, j’ai très vite compris qu’il valait mieux faire taire mon esprit critique et enfouir au plus profond de moi-même la conviction que je m’étais forgée, grâce à ce prof malien, selon laquelle ce système n’est qu’une immense arnaque partant du principe statistique que le malheur des uns pèse obligatoirement moins lourd que l’absence de malheur des autres, dans le cas contraire, les compagnies d’assurances seraient toutes en faillite. Je me ressaisis. Ce n’est pas le moment de t’égarer dans le souvenir de théories pessimistes véhiculées par un intellectuel dont le point de vue critique sur le système capitaliste remplissait d’aise les trois quarts de l’amphi, Constantine. Ici tu es payée – et plutôt bien ! – pour passer des coups de fil et transformer des correspondants en prospects et ces derniers en clients parce que « là, c’est top », comme dit le chef de groupe. Ici, Constantine, tu es dans la réalité et pas dans l’étude ou l’analyse de ce qui va et de ce qui ne va pas. Au Centre d’appel, mes collègues vendent également des voitures, des promotions immobilières, Le centre d'appel_modif BAT 9/12/05 8:51 Page 37 des purificateurs d’eau, des fenêtres à double vitrage, du crédit à la consommation, ou encore des abonnements de téléphone portable. Il y en a même qui appellent les particuliers pour les inciter à donner de l’argent à des organisations caritatives, style Secours catholique, Aide à toute détresse ou Restos du cœur. Ici, ils appellent ça la « vente de dons » ! Le premier jour de mon arrivée au Centre, quand un collègue m’a expliqué, l’air très sérieux, qu’il vendait des dons, j’ai failli pouffer de rire mais je me suis ravisée. Au Centre, tu es en milieu professionnel ; et là, tu n’as pas intérêt à débiner ton travail, pas plus que celui de tes collègues. Miracle, la voix d’homme n’en a pas profité pour raccrocher. Il s’appelle Luc et c’est le fils de Mme Verchère. Il a l’air sympathique et j’ai de la chance : on dirait qu’il cherche à entretenir la conversation avec moi, comme si c’était lui qui avait peur que je raccroche. Un comble ! Rien à voir avec les correspondants habituels qu’on dérange et qui cherchent par tous les moyens à abréger la conversation. Je peux donc me lancer dans la première phase de l’argumentaire : il me suffit d’avaler ma salive et de prendre mon courage à deux mains. Il y a très peu de chances qu’il me raccroche au nez. Il a l’air gentil, ce Luc Verchère ! Ce doit être un garçon cultivé, peut-être même un intellectuel. Un prof ? 37 Le Centre d’appel Constantine Le centre d'appel_modif BAT 38 9/12/05 8:51 Page 38 La voix du coach me murmure que j’ai dépassé les trois minutes de conversation avec le prospect. J’exulte : c’est la première fois que ça m’arrive, depuis que j’ai été recrutée à l’essai au Centre d’appel. La conversation se déroule parfaitement entre nous deux, comme si nous étions de vieux amis. Questions-réponses. Je lui parle de ses revenus. Il me répond gentiment, il dispose d’une certaine somme d’argent et ce n’est pas un problème. Naturel. Presque du tac au tac. Fluide. Cool. Sympa, même. Luc est réellement intéressé par l’assurancevie, il a même l’air passionné. Tout roule. La première manche est gagnée ! Quand on arrive au moment de la prise de rendezvous, après avoir déroulé l’argumentaire le plus loin possible, un nouveau filet vert apparaît sur le diagramme de l’écran de contrôle du chef. C’est le moment où le prospect peut basculer dans la case « client ». Luc va-t-il me laisser aller jusqu’à la prise de rendez-vous ? Mon cœur bat de plus en plus vite. Depuis que je suis arrivée au Centre d’appel, je n’ai jamais pu décrocher un seul rendez-vous en bonne et due forme, avec un « prospect ». À huit reprises, j’ai réussi à citer le nom d’Aurore en précisant que c’était une compagnie d’assurance-vie. Déjà un exploit ! Mais j’ai toujours essuyé un refus catégorique pour ma proposition de rendez-vous avec un commercial de chez Aurore. Soit les gens n’ont pas besoin d’assurance-vie, soit ils n’ont pas les moyens de s’en payer une, soit, tout simplement, ils Le centre d'appel_modif BAT 9/12/05 8:51 Page 39 n’y comprennent rien. Dans ce cas, je dois demander au client s’il souhaite recevoir une documentation relative aux contrats d’assurance-vie d’Aurore. Onze refus et à peine trois envois de doc. Mais pas la moindre de prise de rendez-vous avant ce Luc Verchère ! Je me lance. — Monsieur Verchère, souhaiteriez-vous recevoir la visite d’un conseiller spécialisé d’Aurore ? Il vous suffit de prendre rendez-vous. Il s’agit de M. Amart. J’ai son carnet de rendez-vous sous les yeux. Lundi 9 à 11 heures, au lieu de votre choix monsieur Verchère, cela vous conviendrait-il ? Il ne me dit pas non : c’est une première et je suis folle de joie. Quand mon client ajoute qu’il n’a pas son carnet sous les yeux, ma déception est à la hauteur de mes espoirs, abyssale. Je n’ai pas le temps de soupirer. — Bien entendu, si ça n’était pas possible à cette date, M. Amart a d’autres créneaux possibles, monsieur Verchère. Tout n’est pas perdu, voilà que le client me propose de le rappeler demain afin de prendre rendez-vous avec M. Amart de chez Aurore. Le logiciel donne automatiquement le nom du commercial disponible pour les rendez-vous à prendre. Le nom « Amart », prénom « Aimé », s’est affiché à la fin de l’argumentaire, au moment où j’ai composé le numéro d’ordre de l’appel à Mme Verchère. Hier, c’était Thiercellin. 39 Le Centre d’appel Constantine Le centre d'appel_modif BAT 40 9/12/05 8:51 Page 40 Et avant-hier, Duruy et à nouveau Thiercellin. Amart, pour moi, c’est un nouveau, même si je n’aurai jamais l’occasion de voir son visage, pas plus d’ailleurs que celui des autres commerciaux d’Aurore, Duruy et Thiercellin. — Oui monsieur Verchère, vous serez rappelé demain. Si ce n’est pas par moi ce sera par une collègue. Bonne journée, monsieur Verchère. Je raccroche épuisée comme après un marathon mais profondément satisfaite. Je n’ai pas perdu ce client qui, visiblement, a très envie de prendre un rendez-vous avec Amart. Luc Verchère cherche sûrement depuis longtemps à bénéficier d’une assurancevie et je suis tombée à pic. Comme me le rétorque parfois ma plus petite sœur, lorsqu’elle a un mauvais livret scolaire et que je lui fais la leçon en lui rabâchant qu’on « n’a rien sans rien», «la chance, ça ne se mérite pas ; ça vous tombe dessus… par chance!». Aujourd’hui, j’ai la preuve du bien-fondé des espoirs que ma petite sœur a placés dans la chance et je suis plutôt fière de mon exploit : si demain le prospect Luc Verchère n’a pas changé d’avis, je décrocherai peut-être mon premier rendezvous commercial pour Aurore Assurances. À condition que je puisse l’appeler moi-même… Du coup, le box insonorisé – ce bocal à stresser – dans lequel sont logés mon ordinateur et mon combiné téléphonique me semble tout d’un coup un nid douillet ! Et dire que, jusque-là, il me paraissait minuscule et hostile ! Le centre d'appel_modif BAT 9/12/05 8:51 Page 41 À présent sur l’écran ultraplat de la machine, une minuscule chaise longue verte s’est mise à clignoter en bas à droite. La pause. Je me suis pas rendu compte que trois heures se sont déjà écoulées depuis mon arrivée ce matin. Le premier jour, j’ai cru que la pause était facultative. Je n’ai pas prêté attention à la chaise longue clignotante et j’ai voulu continuer à téléphoner. Mais le clavier avait été déconnecté. Au Centre d’appel, la pause est obligatoire et c’est bien mieux ainsi. Au bout de trois heures de phoning, tu as la tête farcie comme une tomate. Mais avant de gagner la salle de pause, je passe une tête dans la cage de verre de Bastien, mon chef de groupe. Il ne faudrait pas que ce rendez-vous avec Verchère m’échappe et pour cela, je dois en parler à mon chef. — Demain, j’aimerais pouvoir appeler Mme Verchère, ou plutôt son fils ! Je suis sûre qu’il me donnera une date de rendez-vous avec le commercial d’Aurore. Le client n’avait pas son agenda sous les yeux. Il m’a demandé de le rappeler à la même heure. S’il ne reconnaît pas ma voix, ça risque de capoter, lui dis-je, après avoir pris mon courage à deux mains. Bastien, l’air plutôt interloqué par mon outrecuidance, me regarde froidement. — C’est impossible, Constantine. Je n’ai pas le pouvoir de changer le logiciel de la machine ! Si on 41 Le Centre d’appel Constantine Le centre d'appel_modif BAT 42 9/12/05 8:51 Page 42 devait se plier aux exigences des uns et des autres, la boîte ne pourrait pas faire face ! lâche-t-il sèchement d’un ton grandiloquent. Il ôte ses lunettes signées Gucci et les remet, d’un geste théâtral. Bastien voudrait me faire comprendre qu’il se considère au service du Centre d’appel, et pas à celui de la compagnie Aurore – soit l’inverse de ce qu’il nous explique à longueur de journée – qu’il ne s’y prendrait pas autrement. À moins qu’il ne soit toujours de mauvaise humeur, parce que les résultats de son groupe « ne sont pas en ligne avec le plan », comme il nous l’a précisé la veille, au cours du briefing hebdomadaire. Le chef de groupe a cessé de me regarder. Souris dans la paume agitée nerveusement, il visionne des diagrammes sur ses écrans : les statistiques cumulées en haut, l’activité en temps réel en bas. Il a sous les yeux ce que nous avons fait et ce que nous faisons. Rien ne peut échapper à son impitoyable vigilance. Je commence à regretter mon audace et affiche une mine contrite. Au moment où, penaude, je m’apprête à sortir pour me rendre à la salle de pause, il me lance : — C’est bon. Je modifierai ton planning de liste d’appels. Tu pourras rappeler ce client demain à la même heure ! Seulement, sois exacte. J’ai presque envie de lui sauter au cou, à ce Bastien, qui vient de remettre son jugement dans le droit chemin : nous sommes bien au service d’Aurore, Le centre d'appel_modif BAT 9/12/05 8:51 Page 43 comme si nous étions l’unique standard téléphonique de la compagnie d’assurances et le Centre d’appel se doit d’être « transparent ». Sans oublier que si je décroche un rendez-vous, Bastien touchera également un bonus et grappillera des points dans le classement de la vingtaine de chefs de groupe que la direction commerciale du Centre gère en temps réel. Mais je me dis que ce serait incongru et probablement risqué d’embrasser un chef de groupe, surtout quand on est une femme et qu’on a à peine trois semaines d’ancienneté au Centre d’appel. — La prochaine fois, dis plutôt au client « vous serez rappelé par quelqu’un» et non «vous serez rappelé par une collègue ». N’oublie pas qu’il y a ici autant d’opérateurs que d’opératrices! ajoute-t-il, au moment où, toute guillerette, je franchis la porte de sa cage de verre pour me rendre en salle de pause. Bastien, mon chef de groupe, fait partie de ceux qui, lorsqu’ils te donnent, te demandent aussitôt de commencer par rendre un peu. 43