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Depuis que j’ai rencontré cette fille, il y a environ
une semaine, je ne me sens pas tout à fait le même.
Et même, pas du tout le même…
Au nom du Dieu Tout-Puissant et Miséricordieux,
je me présente à vous : mon nom est Robert Ali et je
plains de toutes mes forces ceux auxquels Dieu a placé
un sceau sur le cœur et les oreilles «car un terrible châtiment les attend» (Coran, sourate 2, verset 7).
Je vis sous le soleil de Dieu et j’ai la chance de le
savoir.
Car bien des hommes, hélas pour eux, l’ignorent
encore.
Tous les matins, dès l’aube, je le sais comme si
j’étais auprès de Lui, Dieu nous observe, du haut
de sa tour immense, d’où rien ne lui échappe.
Car Dieu est Grand et Il a le don de percer les
âmes humaines, celles des puissants comme celles
des humbles.
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J’ai beaucoup de chance : Dieu ne s’est pas moqué
de moi, Il m’a accordé la foi en Lui. Malheur aux
mécréants, malheur à ceux qui ne croient pas en
Lui, malheur à ceux qui, sachant que Dieu est là,
persistent à vivre dans le péché! «Il n’y a de Dieu que
Lui, c’est Lui qui fait vivre et qui fait mourir ! »
(Coran, sourate 7, verset 158).
Moi, je m’efforce de Le respecter.
De L’adorer et de Le craindre.
Quand j’étais jeune, j’avais peur de Lui. Aujourd’hui, je m’efforce de Le servir. Ma seule peur, c’est
de manquer à mes obligations envers Lui, le Très
Puissant et Miséricordieux.
Comme chaque jour qu’Il fait, mon vieux réveil
a sonné.
Je lis mon verset de Al-Fâtihah, la sourate mère
de toutes les autres, et prie Allah le Très Puissant au
pied de mon lit, les deux genoux au sol.
Autour de moi, tout le monde dort encore.
Mon père et mes frères. Par les persiennes de la
fenêtre monte le bruit de la rue. Bientôt, le hautparleur du muezzin diffusera le premier appel à
la prière de la journée. Je m’astreins toujours
à adorer Dieu avant que la foule des croyants n’y
soit invitée par le grand mufti. C’est ma façon à
moi, d’honorer le Tout-Puissant et Miséricordieux. Il me plaît de savoir que je suis parmi les
premiers à Lui rendre hommage, assis sur mon
tapis de prière, paumes écartées, face au mur
peint à la chaux de la petite chambre où j’ai passé
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mon enfance, mon adolescence et que je continue à occuper.
La mosquée diffuse à présent l’appel à la prière, les
croyants vont se réveiller et la rue, peu à peu, se remplira. Les magasins ouvriront leurs devantures
multicolores et tout le petit peuple des hommes
commencera à s’activer et à bouger. Je serai déjà
dehors, mes obligations rituelles accomplies, sur le
chemin de la bibliothèque universitaire où je tâche
toujours d’arriver parmi les premiers afin de disposer des meilleures places, celles qui permettent
l’accès aux étagères où les livres seront encore disponibles ; parce qu’une heure à peine après l’ouverture des portes, les étudiants qui viendront s’asseoir
dans la salle de lecture n’en trouveront plus un : les
bons élèves arrivent tôt pour mieux se ruer sur
les livres comme les nuées d’oiseaux s’abattent sur
la nourriture.
Réussir mes études, obtenir un diplôme qui me
permettra, le jour venu, d’enseigner à mon tour à
la fac, telle est mon ambition.
Dans le domaine qui est le mien, l’économie internationale, il y a beaucoup à expliquer et à apprendre
à tous mes compatriotes. L’économie de notre pays
est en ruine. Bientôt, il ne nous restera que notre
force de travail. L’effondrement des cours des matières
premières a fait de nous un champ à moitié en friche
que viennent récolter les entreprises des pays riches,
ceux du Nord, hier puissances coloniales, aujourd’hui
gardiens tutélaires de leurs misérables privilèges.
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Oui ! J’aimerais expliquer à nos jeunes en quoi la
mondialisation est une mécanique infernale qui
n’aboutit qu’à accroître les inégalités entre Nord et
Sud. Heureusement, et avec l’aide de Dieu, l’islam
nous aide à résister. D’ailleurs, la seule bonne nouvelle, si l’on observe l’évolution de l’Afrique depuis
deux décennies, c’est la progression de la religion
du Dieu unique.
Inch Allah !
L’islam est l’aboutissement ultime des religions
monothéistes ; elle est la plus pure et la plus vraie de
toutes ; celle que Dieu Lui-même a fini par révéler
aux hommes, par l’intermédiaire du Prophète et du
Saint Livre, « même s’il ne montre jamais à personne
le secret de son mystère, qu’il connaît parfaitement » !
(Coran, sourate 72, verset 26).
Voilà pourquoi, inéluctablement, et parce que
Dieu le veut ainsi, l’islam triomphera, pour le bien
du monde et celui des hommes.
Dieu a dicté au Prophète les versets suivants :
« Aujourd’hui, j’ai rendu votre religion parfaite ; j’ai
parachevé ma grâce sur vous. J’agrée l’Islam comme
étant votre Religion. »
Quand je pense à toutes ces sornettes auxquelles
croient dur comme fer, ici, au Sénégal, tant de
pauvres gens qui, une fois leur gri-gri dans la poche,
sont persuadés qu’il ne leur arrivera que du bien !
Pourtant, je me garderai bien de faire part à quiconque de cette conviction intime, sur l’inanité
de l’animisme, et en particulier à ma famille. Ils
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seraient choqués. Ici, on mélange volontiers les religions : islam et animisme semblent faire bon
ménage. Sans doute les autorités religieuses musulmanes pensent-elles ainsi mieux faire progresser
leurs idées dans la société sénégalaise, dont les premiers contacts avec l’islam remontent toutefois au
XIe siècle, au moment où les moines guerriers berbères almoravides descendirent du Sahara vers le
fleuve Sénégal.
Si ça ne tenait qu’à moi, je clarifierai les choses :
un bon musulman a-t-il besoin d’aller consulter un
marabout, mi-imam mi-sorcier, pour guérir un mal
aux genoux ou une prétendue stérilité ?
Je n’ai jamais été partisan du mélange de la religion avec les gadgets. Dieu Tout-Puissant et Miséricordieux Se suffit à Lui Seul. Mes compatriotes et
coreligionnaires, les musulmans sénégalais, ont, à
cet égard, l’esprit un peu trop dispersé à mon goût.
Mon père me chasserait probablement de chez lui
si je lui faisais part de cette réflexion. Je le comprendrais : en tant que grand marabout, il ne saurait admettre que son fils remette en cause ses
pratiques, lui qui fait tout de même vivre une
famille de huit personnes, moi compris, sans compter ceux qui sont restés au village… Il me traiterait
d’ingrat et il aurait raison.
Si j’ai pu mener à bien mes études supérieures,
c’est grâce à l’argent gagné par mon père, avec ses
consultations et les quêtes dans la rue effectuées
par ses talibés. Dans un an, j’aurai mon doctorat
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d’économie internationale. Il ne me reste plus que
le mémoire à rédiger. Inch Allah… Dieu m’a fait, je
crois, plutôt intelligent et travailleur. À la maison,
ils disent que je suis doué pour les études. Auprès
de mon père et de mes six frères, je passe pour un
« intellectuel ». Dans leur bouche, c’est un inestimable compliment. Mon père n’a jamais pensé une
seule seconde que je pourrais devenir un de ses talibés, ce qui est le cas de tous mes frères. Ils sont allés
à l’école secondaire jusqu’à la troisième et puis mon
père les en a retirés afin qu’ils puissent l’aider dans
son activité de maraboutage.
— Tu sauveras l’honneur de la famille ! Tu seras
docteur universitaire! C’est autre chose que «le doctorat en maraboutage », me dit souvent, pour plaisanter, papa, qui a un sens aigu de l’humour.
Il m’appartient de leur prouver à tous que mon
diplôme universitaire fera de moi un homme respectable. J’aurai à cœur de mettre mes connaissances au service de mon pays, si telle est la
volonté d’Allah. Le jour où j’aurai des enfants,
j’espère que le Sénégal ira mieux qu’aujourd’hui
et que j’aurai fait partie de ceux qui y auront
contribué.
Pour avoir une descendance, il faut commencer par
se marier. À ce sujet, je crois que j’ai de la chance.
Depuis huit petits jours, je connais déjà celle qui
pourrait fort bien, un jour, devenir ma femme, si tout
se passe comme Il veut.
Inch Allah !
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C’est une fille droite et sérieuse, comparée à la
majeure partie des étudiantes de la fac, dont l’unique
but consiste à draguer les garçons. Dès le lendemain
de notre rencontre, nous nous sommes pris la main.
Hier, avant que nous nous quittions, elle m’a
demandé :
— Tu m’aimes ?
Alors, je lui ai répondu que je souhaiterais me
marier avec elle, dès que j’aurai obtenu mon doctorat, ce qui me permettra d’obtenir une vacation
à l’université.
— Tu vas vite…, qu’elle a murmuré en riant,
avant de prendre ma main et de la placer sur son
cœur, comme si elle voulait me faire comprendre
qu’elle me trouvait trop réservé et trop pudique,
qu’elle attendait de moi des mots et des gestes plus
explicites, tout en m’expliquant, avec infiniment de
tact, que le mariage n’était pas tout, qu’avant le
mariage, il y avait « l’amour ».
« L’amour »…
En fait, n’ayant encore jamais, avant Constantine,
fréquenté de jeune fille ni, a fortiori, fait l’amour
avec une quelconque femme, j’admets ne pas savoir
de quoi il retourne, à propos de ce qu’on appelle
communément « l’amour ».
À la quatrième sourate du Divin Livre, consacrée
aux femmes, il est écrit que « hormis les interdictions
mentionnées (coucher avec sa mère, sa sœur, ses tantes,
ses nièces et ses belles-filles, épouser des femmes mariées
de bonne condition, à moins qu’elles ne soient des
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captives de guerre), il est permis à l’homme de satisfaire ses désirs à condition de le faire honnêtement et
sans se livrer à la débauche ».
Le mot «amour» ne me fait pas peur. Soyons honnête : c’est seulement que je peinerais à en donner
la définition exacte, de « l’amour ».
C’est une notion inventée par les hommes et pour
eux.
Les chrétiens n’ont que ce mot à la bouche et
n’hésitent pas à l’utiliser pour qualifier le prophète
Jésus, qu’ils prétendent à tort faire partie de Dieu,
alors qu’il n’était, comme moi, comme nous tous,
qu’une créature dépositaire de Sa Divine Parole,
soumis à Sa Puissance et à Sa Miséricorde.
Famille, enfants, descendance sont, en revanche,
des réalités tangibles. Dieu a prévu la procréation
entre les hommes et les femmes, grâce à l’accouplement de leurs corps. C’est lui qui dépose « dans nos
matrices » ce qu’il veut « jusqu’à un terme fixé », puis
nous en fait sortir « petits enfants » pour que nous
atteignions, « plus tard, notre maturité » (Coran, sourate 5, verset 3). Dès l’âge de dix ans, papa m’a
affranchi à ce sujet. Il a fait de même avec mes autres
frères.
Cette jeune femme, Constantine, qui trouble
quelque peu mon cœur, n’a qu’un seul défaut : elle
n’est pas musulmane. Dans sa famille, à l’instar de
ce qui arrive dans de nombreuses familles venues du
sud du pays, on pratique l’animisme. En fait, elle
m’a déjà fait comprendre qu’elle se considérait
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plutôt comme agnostique. Visiblement, les problèmes
religieux, ce n’est pas son truc. À ma question, elle a
répondu qu’elle se contentait de chercher le bonheur
sur terre, avant de conclure avec ce merveilleux sourire qui lui fait découvrir ses jolies dents blanches parfaitement alignées comme un collier de perles :
— Pour ce qui est de l’au-delà, on verra plus tard…
C’est pourquoi, je ne désespère pas la convertir,
peu à peu, à l’islam. Rien ne semble chez elle faire
obstacle à la connaissance du Dieu unique, le ToutPuissant et Très Miséricordieux. Ainsi, je n’aurai pas
à me poser le délicat problème de l’application du
verset 221 de la deuxième sourate qui interdit aux
croyants d’épouser une femme polythéiste. Même
si, hélas ! la lettre de ce verset est de plus en plus
bafouée dans la société sénégalaise. Car pour le
croyant sincère que je suis, le Coran, cette dictée surnaturelle enregistrée par le Prophète, restera toujours
l’alpha et l’oméga de la conduite, le pilier de la Foi
en Lui et l’unique voie vers les Jardins du Paradis,
dont les arbres remplis de fruits sont irrigués par
mille sources.
Inch Allah.
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Ti-da-di ! Ti-da-di !
« Décroche mon vieux Luc, le téléphone a sonné
pour de vrai ! » me hurle une voix.
Grave ! C’est vrai qu’il sonne…
C’est toujours comme ça, quand je me réveille :
une voix m’invite à m’arrêter de dormir, la même
voix qui me déclare que je n’ai pas vocation à être
un sac de sable : « Tu dois bouger, Luc ! »
En fait, c’est ma voix à moi qui me demande de
me bouger…
Ti-da-di ! Ti-da-di !
J’ouvre un œil puis l’autre ; et je m’aperçois que
je m’étais tout bonnement assoupi… comme d’habitude après le déjeuner, quand je reste tout seul,
ce qui est le cas la plupart du temps…
Je pique un petit somme d’environ une heure.
Ti-da-di ! Ti-da-di !
C’est pas croyable ! On m’appelle !
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J’suis trop content !
C’est super-jouissif d’entendre la sonnerie de ce
foutu téléphone de merde posé juste devant moi, sur
la table. Parce que chez nous, parole de Luc, ce téléphone, il sonne jamais de chez jamais… même que
parfois j’ai l’impression de vivre dans un tombeau.
V’là que ça sonne à nouveau !
Ti-da-di !
Wouah… ouh !
Et même que je me dis : Luc, il y a belle lurette que
tu ne l’as pas entendue, la vieille sonnerie criarde et
stridente du téléphone fixe de chez ta mère.
Pas plus, d’ailleurs, qu’une sonnerie de portable ; tu
sais, une de ces mélodies super-classe, mi-Mozart façon
Ringo Star – mi-techno façon Jean-Sébastien Bach, de
celles qu’on entend désormais partout, sauf chez toi,
p’tit Luc, parce que toi, en fait, tu vis comme une bête
sauvage en pleine forêt, entouré par le mur de la solitude. Tu sais, pauv’p’tit Luc, une de ces grappes de gouttelettes de sons qui te tombent sur les épaules comme la
pluie et qui s’arrêtent dès que tu appuies sur la touche
« accepter » de ton portable ; une de ces douces rafales
musicales que tu interromps en murmurant « céqui ? »,
lorsque le nom ou le numéro du correspondant ne s’affiche pas, suivi de « téou », une fois que tu l’as carrément identifié…
Quand t’es dans la rue, et qu’y a du monde, on
entend plus que ça… parce que les autres, à l’inverse
de toi, p’tit Luc, y sont reliés au monde par le portable,
alors que toi, p’tit Luc, personne t’appelle jamais…
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Je m’empresse donc de décrocher le vieux combiné en plastique orange, modèle années soixantedix ; depuis qu’on nous a branché le téléphone ici,
maman elle a jamais voulu en changer.
— Je suis bien chez Mme Verchère ? dit d’emblée
la voix suave, avec un très léger accent traînant,
avant même que j’aie eu le temps de dire « allô ! ».
C’est une super-chouette voix de femme ; une
voix chantante ; presque une voix d’ange. Une voix
comme elle l’a, Mylène Farmer…
— Ben oui, c’est chez elle quoi !
— Pourriez-vous me la passer, s’il vous plaît, je
n’en ai pas pour longtemps. Merci beaucoup.
— Ma mère est sortie. Ici, c’est Luc Verchère, son
fils.
Tout de suite, j’imagine que cette voix suave ne
peut être que celle d’une belle jeune fille.
Une très belle meuf qui s’intéresse à toi, p’tit Luc, c’est
clair que c’est pas arrivé depuis l’accident.
— Re-bonjour, donc, monsieur Verchère !
— Bonjour… Heu ! Je ne connais pas votre nom,
mademoiselle.
J’essaie de prendre un accent correct, histoire de
donner envie, vu que, si j’en juge par sa voix, la fille
doit être super-classe.
— C’est Lucile, de chez Aurore Assurances ! Voilà
monsieur Verchère, avez-vous déjà entendu parler
de l’assurance-vie ?
En fait, je n’ai que très vaguement entendu parler de l’assurance de vie, parce qu’à la télévision, il
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me semble avoir vu des publicités sur ça, avec des
gens qui défilent en musique, de la naissance jusqu’à leur vieillesse.
Assurance de vie…
Oui, c’est ça : on les voit se marier dans de beaux
costumes et de belles robes et ils sont toujours très
heureux, avec leur assurance de vie.
— Oui, je connais un tout petit peu ce problème.
Vous tombez pile, mademoiselle Lucile de chez
Aurore, vous allez m’expliquer l’assurance de vie !
Justement, je cherchais des renseignements à ce
sujet. Il y a quelques mois, j’ai eu un grave accident.
— Désolée, monsieur Verchère. J’espère que ce
n’était pas très grave.
— C’est rien. C’est du passé ! Un vieux souvenir…, je m’entends bredouiller, ce qui est un très
gros mensonge.
À cet instant, je me mords les lèvres.
D’abord, j’ai employé le mot « problème ».
Parce que, c’est vrai quoi, avec ce mot je risque de
l’écœurer grave, Lucile. Problème est un mot qui
fait problème. T’as un problème, mec ? C’est toujours comme ça qu’elles commencent, les bagarres,
dans les cités, entre les gars à survêt-casquettevissée-à-l’envers-chaussures-de-ouf, quand les clans
ont décidé de se battre, en prenant pour prétexte,
même pas une fille ou une BM, mais un simple
regard de travers.
Et pire encore, si en plus je me mets à lui raconter cet accident qui a failli me transformer en vrai
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légume, je risque de lui faire peur, à cette meuf de
chez Aurore qui a une voix d’ange.
Lucile, si elle me claque pas le téléphone au nez,
c’est qu’elle est vraiment cool. Et ce serait trop triste
que cette voix du ciel arrête de me parler.
— Monsieur Verchère, avez-vous une assurance-vie?
Ouf ! Elle ne m’a pas tenu rigueur de mon « problème » et elle a cru à mon gros mensonge…
La voix de Lucile est imperturbable ; douce et
suave comme une caresse.
— Non mademoiselle Lucile, je n’en ai pas…
encore, mais il se pourrait bien que ça change !
J’ai dit « encore » pour essayer de lui faire croire
que je pourrais être un client possible. J’veux à tout
prix lui donner de l’espoir, à Lucile, pour continuer
à lui parler le plus longtemps possible, ici et maintenant. J’ai aucune envie qu’elle raccroche, cette
meuf à la voix sublime de Mylène Farmer.
Lucile de chez Aurore, moi j’ai envie de l’imaginer rousse à la peau blanche comme du lait, aux
yeux verts et au nez fin, avec des oreilles percées
quatre fois de chaque côté par des petits diams.
C’est vrai quoi : jamais personne ne m’a parlé
comme ça. J’ai pas l’habitude qu’on s’adresse à moi
avec autant d’égards.
— Avant de vous demander quelques précisions,
monsieur Verchère, quel est d’abord votre niveau
de revenus ? J’en ai besoin pour le commercial qui
vous contactera au cas où vous souhaiteriez établir
votre contrat.
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Niveau de revenus ! Ils en parlent de temps en
temps, au journal télé, quand il y a des syndicats
qui protestent.
— Vous voulez savoir combien je gagne ou quoi ?
— C’est bien ça, monsieur Verchère.
Là, je panique un peu. J’ai pas envie de lui dire,
à cette Lucile-là – si chouette et si respectueuse de
moi –, que j’ai pour unique revenu le RMI, des fois
qu’elle me raccrocherait au nez après un tel aveu.
Pour garder Lucile en ligne le plus longtemps possible, il faut absolument que je lui réponde quelque
chose de correct, à cette gentille fille qui me parle
si bien et si poliment.
Accroche-toi p’tit Luc !
— Heu ! C’est que… j’sais pas trop… Là, tout de
suite… Vous me prenez de court…, m’amselle
Lucile de chez Aurore !
— Monsieur Verchère, nous demandons à tous
nos clients intéressés d’accepter de nous communiquer le montant de leur salaire annuel. Bien
entendu, cela reste strictement confidentiel.
— Bof ! J’me souviens pas trop où elles sont rangées mes fiches de paye…
— Vous payez des impôts.
Maman elle paie pas d’impôts, même si elle établit
chaque année une déclaration de revenus, histoire de
montrer aux impôts qu’elle est pas imposable.
— Oui bien sûr.
— Dans ce cas, monsieur Verchère, ce n’est
pas grave restons-en là et notre commercial aura
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simplement besoin de votre dernier avis d’imposition pour établir votre contrat.
Malheur, elle va pas tarder à me raccrocher au
nez, Lucile.
Il me faut absolument la séduire un peu, la forcer à continuer à me parler, j’ai pas envie de lâcher
l’hameçon aussi facilement. Cette meuf, j’veux pas
la laisser partir dans le néant du bip-bip, une fois
qu’elle aura cessé sa conversation avec moi, parce
que, après que je l’aurais perdue, j’pourrai jamais la
retrouver et mettre la main dessus… et cette voix à
la Mylène Farmer, ça sera plus qu’un souvenir qui
me tordra le cœur.
Je décide donc de me lancer et d’improviser.
— Vous avez une jolie voix…
— Merci, monsieur Verchère. C’est gentil à vous.
V’là qu’au lieu de se raidir, elle roucoule comme
une colombe. Comme une meuf en entendant les
compliments de son mec.
Quand maman rentrera et que je lui raconterai
ça, elle n’en reviendra pas.
— Monsieur Verchère, Aurore Assurances propose
à ses clients des contrats d’assurance-vie indexés sur
l’inflation, avec possibilité de panachage entre des
actions et des obligations.
Actions et obligations ? Tu agis et on t’oblige, ou
encore tu obliges quelqu’un à agir ? Je comprends
pas trop.
Mais là, ma Lucile elle a l’air de lire un papier.
Sinon, elle ne parlerait pas aussi vite. C’est comme
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si elle voulait placer une formule préparée à l’avance,
en même temps, sa voix s’est faite légèrement frémissante, comme celle des gens qui sont très heureux
ou très tristes.
C’est grave ce qu’elle a l’air heureuse, ma petite
Lucile à la voix de Mylène Farmer !
Je me racle la gorge, histoire de gagner du temps,
histoire d’éviter que la jolie voix ne raccroche et me
plante là, à nouveau tout seul, face à ce téléphone
couleur Halloween qui ne sonne jamais.
— J’ai une bonne paye. Et puis, comme je vis
chez ma mère, je dépense rien. Le contrat dont il
est question, je pourrais le signer les doigts dans
l’nez !
— Je n’en doute pas, monsieur Verchère.
Cette voix d’ange venue du ciel, c’est fou ce
qu’elle me fait chaud au cœur, et puis elle est trop
polie ! Elle doit être belle, pour de vrai, cette Lucile.
Depuis tout môme j’ai remarqué qu’avec les meufs,
la voix et la beauté, ça va plutôt ensemble. Quand ta
mère te cogne dessus, même si elle est belle comme
un mannequin, elle te paraît très moche, elle prend
un ton qui te ferait presque dégueuler grave, parce
que, insulter son gamin à longueur de journée, le
traiter de tout, y compris de « ça vaut rien », c’est
moche, pas vrai ?
— Monsieur Verchère ?
— Ouiii !
— Vous êtes toujours là ?
Et comment que je suis là !
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— Bien sûr…
— Monsieur Verchère, souhaiteriez-vous recevoir
la visite d’un conseiller spécialisé d’Aurore ? Il vous
suffit de prendre rendez-vous. Il s’agit de M. Amart.
J’ai son carnet de rendez-vous sous les yeux. Lundi
9 à 11 heures, au lieu de votre choix, monsieur Verchère, cela vous conviendrait-il ?
C’est zarbi, mais la voix de ma Lucile, elle s’est
faite tout d’un coup suppliante, douloureuse même,
plus proche de celle d’une chanteuse de blues que
de Mylène.
— Bien entendu, si ça n’était pas possible à cette
date, M. Amart a d’autres créneaux possibles, monsieur Verchère, qu’elle ajoute, toujours de sa voix
d’ange.
Cette fois-ci, c’est presque un gémissement. On
dirait qu’elle va éclater en sanglots. Pourquoi, ma
petite Lucile, es-tu aussi triste ?
Je sens ton souffle court, dans le combiné et, si je
le pouvais, je te serrerais dans mes bras pour te
rendre ta gaîté.
La pauvre Lucile, elle doit attendre ma réponse.
Il me faut continuer à lui parler. Ne pas rompre un
aussi joli fil. Nous nous connaissons à peine ! Je sais
pas trop quoi dire d’autre, la vérité de ce que je ressens dans mon cœur qui est en train de fondre
comme une glace à la vanille, au soleil, en plein été.
— Heu ! Lucile ! Voilà ! Heu ! Je n’ai pas mon carnet de rendez-vous sous les yeux. Voilà. Y faudrait
me rappeler demain à la même heure, si possible !
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Sans blague ! Ouais quoi ! Et alors je vous donnerai
une date, avec ce M. Amart. D’accord ?
C’est gros mais je n’ai rien trouvé d’autre. D’ici
demain, je pourrai me préparer pour la prochaine
conversation avec Lucile et, qui sait ? lui proposer
qu’on se rencontre. Je ne suis pas trop mécontent
de ma trouvaille. En plus, je ne lui mens presque
pas. En fait, c’est pas sous mes yeux que j’ai pas de
carnet de rendez-vous, puisque j’en ai tout simplement pas…
Lucile ne parle plus. J’ai un horrible doute. Est-ce
qu’elle aurait pas raccroché, vu la manœuvre ?
— Lucile ?
— Je suis toujours là monsieur Verchère !
Ouf ! Elle est là !
Si je l’avais sous la main, cette Lucile à la voix de
Mylène Farmer, je l’embrasserais sur les deux joues
et peut-être même ailleurs…
— Avez-vous entendu ce que j’ai dit ? Au sujet de
demain ?
— Oui monsieur Verchère ! Vous serez rappelé
demain. Si ce n’est pas par moi, ce sera par une de
mes collègues. Bonne journée, monsieur Verchère.
— Raccrochez pas !
— Mais j’ai d’autres clients à appeler.
— On a pas fini de parler…
— Une autre fois…
Le fil va se rompre, à tous les coups. C’est trop
terrible. Il faut que je trouve un truc, même si je
sais pas encore quoi.
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— Dans ce cas, vous pourriez au moins me passer Aurore… Puisque vous m’appelez de chez elle !
J’en bafouille.
— Aurore, c’est la compagnie d’assurances
pour laquelle je travaille ! lâche Lucile en pouffant
de rire.
J’avais complètement oublié ce détail. T’es nul à
chier, Luc Verchère, fils de ton père et aussi nul que
lui. T’es un vrai gros con. « Lucile de chez Aurore »,
c’est comme « André de chez Darty » ou « Françoise
de France Télécom » ! Elle va pas me prendre pour
un cador, Lucile.
Bip, bip, bip…
Je reste le combiné scotché à l’oreille.
Plus de Lucile.
Évanouie, la belle Lucile. Envolée dans les airs !
Pour sûr qu’elle a dû me prendre pour un vrai
jobard. J’enrage à en exploser. À regret et d’un geste
lent, je repose le combiné et serre les poings. Comme
les karatékas avec les briques, je commence à taper
violemment sur le téléphone avec la tranche de ma
paume.
— Mais qu’est-ce qui te prend, mon grand ? Y a
quelque chose qui va pas ?
C’est maman, qui revient de chez Butto, avec son
sac de courses, ces sacs payants pour ne pas polluer
la planète soi-disant. Je suis si énervé que, maman,
je ne l’ai même pas entendue rentrer ! Elle s’avance
dans le couloir et je retombe aussitôt dans ma vie
foutue.
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Accroche-toi p’tit Luc ! Tous les jours c’est pareil…
c’est pas pire aujourd’hui qu’hier.
Facile à dire !
Tu vas le faire… Ça le fera !
On verra bien.
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— C’est bon, opérateur 37 ! Trente-cinq secondes !
Opérateur 37, c’est moi, Constantine, nom de code
opératrice : Lucile.
Ouf ! Je ne serai pas virée ce soir.
Les propos valent compliment, même s’ils proviennent de la voix synthétique – ici on appelle ça
le « coach » – qui permet à chaque opérateur de
déterminer la durée pendant laquelle un correspondant l’a laissé parler.
Je suis contente et soulagée car il était plus que
temps. Depuis ce matin, en effet, j’en suis à mon
quinzième « échec téléphonique », le « coach » ayant
indiqué des temps tous inférieurs à trente secondes.
C’est ainsi que nous appelons, au Centre, le coup
de téléphone infructueux, celui où tu tombes soit
sur un répondeur soit sur la personne qui ne te laisse
pas le temps d’exposer le motif de ton appel et te
raccroche au nez avant les trente secondes fatidiques
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au-delà desquelles ce qui aura été ton « échec téléphonique » se transformera en « coup de fil abouti ».
Déformation professionnelle, malgré mon peu d’ancienneté, puisque je ne suis au Centre d’appel que
depuis trois semaines, je ressens la même joie profonde, inouïe – enfantine ! –, lorsque je m’aperçois
que mon prospect est en passe de me permettre d’aller jusqu’au bout de l’argumentaire.
Cela aurait fait bientôt deux heures et cinquante minutes que j’avais la tête dans mon box à
enchaîner les « échecs téléphoniques » les uns aux
autres.
Et bientôt – malheur ! – s’annonçait la pause. Dix
minutes toutes les trois heures, pour une journée de
travail de neuf heures vingt minutes. Or, si tu ne produis pas au moins un « coup de fil abouti » toutes les
trois heures de présence au Centre, ta «part variable»
chute. La «part variable» c’est le bonus salarial qu’on
te donne en plus de ton salaire de base, lequel, ici,
n’est pas très élevé. Au Centre, comme dans toutes
les entreprises qui mettent l’accent sur les capacités
des employés, tout est fonction de la «part variable»,
c’est-à-dire de leurs performances. Celles-ci apparaissent en vert, sur ton diagramme individuel, ton
insuffisance se traduisant, au contraire, par du rouge.
Le diagramme individuel est mis à jour en temps réel
sur l’écran de contrôle du chef de groupe qui est le
seul, avec l’intéressé, à y avoir accès. Personne n’est
tout vert ou tout rouge. Il y a ceux qui ont plus de
vert, pour lesquels ça va, et ceux qui ont plus de
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rouge, pour lesquels ça craint. Chaque opérateur est
donc symbolisé par un écran bicolore qui permet
de déterminer son efficacité professionnelle. Du
vert apparaît quand tu as produit « un coup de fil
abouti ». En cas d’« échec téléphonique », celui ou
celle que tu as appelé reste un simple « correspondant » et ton écran se colore d’un peu plus de rouge.
Ceux dont l’écran est plus rouge que vert savent que
leur part variable sera très faible ; ceux dont l’écran
n’affiche pas de vert ont toutes les chances de se faire
virer à la fin du mois, parce que le Centre d’appel ne
s’embarrasse pas d’opérateurs infructueux.
Ils sont si nombreux, à Dakar, à vouloir y entrer,
au Centre d’appel, les bac + 5 qui sortent de l’université avec un niveau de DEA.
Après un « coup de fil abouti », ton « correspondant » devient un « prospect ». Comme je suis toujours à l’essai, c’est-à-dire révocable le jour même,
sans le moindre préavis, n’ayant pas encore effectué
les trois mois d’ancienneté probatoires que le
Centre impose à toutes ses nouvelles recrues, j’ai
plus qu’intérêt à m’accrocher.
La peur au ventre et les doigts crispés, j’ai composé le numéro chanceux qui me vaut de continuer
à parler à mon correspondant depuis bientôt deux
minutes. Encore heureux qu’il suffit de taper le
chiffre du numéro d’ordre de l’appel et que l’ordinateur compose le numéro du correspondant automatiquement. Avec les nerfs que j’avais, et ma main
qui tremblait, mes doigts auraient été incapables de
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taper correctement le numéro à dix chiffres qui, à
présent, me réchauffe le cœur.
Je dois à présent essayer de continuer à parler le
plus longtemps possible au fils de Mme Verchère,
qui, de correspondant, deviendra un prospect. C’est
automatique : dès que ça sonne, le nom de la personne appelée apparaît sur l’écran et tu n’as plus
qu’à te lancer. Il faut absolument que le sympathique fils de Mme Verchère me laisse aller jusqu’au
bout de mon argumentaire !
J’ai eu chaud.
Lorsque j’ai dit que je souhaitais parler à Mme Verchère, il y a eu un blanc. Un instant plus tard, tandis que je haletais, la voix synthétique du coach
m’annonçait que j’avais passé les trente secondes
fatidiques.
— Ma mère est sortie. Ici, c’est Luc Verchère, son
fils, laisse alors tomber mon interlocuteur.
Patatras. Zut et re-zut. C’était trop beau pour être
vrai : comme dans la vie, tu crois avoir gagné et tu
as crié trop tôt victoire. Le prospect n’est pas là et
c’est son fils qui répond. Il y a fort à parier qu’il me
raccrochera au nez dès que je commencerai à lui
parler d’assurance-vie.
« Le marketing téléphonique est un sport dangereux. »
Au Centre, cette maxime, on te la rabâche tous
les jours. À juste titre, j’en conviens. Je frémis déjà
à l’idée que je vais perdre ce coup de fil et avec lui
tous mes espoirs de voir un peu plus de vert sur le
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diagramme de mes performances personnelles. Il
est en effet pratiquement impossible de conserver
en ligne un correspondant quand il commence par
te répondre d’entrée de jeu que la personne à qui
tu souhaites parler n’est pas là ; le plus souvent, il
te raccroche au nez sans autre formalité. D’après les
statistiques fournies par le Centre lors du stage d’intégration, l’absence de l’interlocuteur appelé, au
bout du fil, est la deuxième cause « d’échec téléphonique», après la présence d’un répondeur. Ainsi,
tu n’y peux rien : si ce n’est pas la bonne personne
qui décroche – ici ils disent « le prospect » – alors,
tu n’as pas « une chance sur vingt » – « statistiquement prouvé » –, de t’en sortir !
Je risque donc de voir se clore l’épisode glorieux
de cet appel qui aura toutefois tenu presque deux
minutes. Aussi, il ne me reste plus qu’à me raccrocher aux branches, en espérant de toutes mes forces
que la voix d’homme qui vient de me répondre ne
va pas me planter là, sous prétexte que sa maman
n’est pas à la maison.
Juste à côté du nom de Mme Verchère, vu le
temps déjà écoulé de la communication, deux
minutes et trente-cinq secondes, le logiciel de l’ordinateur affiche à présent l’argumentaire qu’il me
faut dérouler le plus loin possible, dès lors que le
correspondant n’a pas raccroché.
Le Centre d’appel travaille pour de nombreux secteurs d’activité, qu’il s’agisse de biens de consommation, de biens durables et de services. Il y a donc
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à disposition de l’opérateur autant d’argumentaires
que de produits ou de services à vendre. Comme je
suis nouvelle, je ne les connais pas tous. On m’a
affectée au groupe de l’assurance-vie. Ce n’est pas
le plus facile. J’ai dû potasser à fond le sujet de
l’assurance-vie. Malgré ce joli nom, c’est très technique. Heureusement, en dernière année de licence
d’économie, j’avais pris l’option finances et marketing, si bien que le prof a eu l’occasion de nous parler à plusieurs reprises du secteur des assurances.
C’était un prof de gauche, un Malien formé à
Londres, en fait assez peu favorable aux compagnies
d’assurances. Selon lui, sur le marché de l’assurance,
tu achètes moins la tranquillité, qui n’a pas de prix,
que le remède qui te permet, en cas de coup dur,
de ne pas tout perdre ; cette « potion magique » t’est
rendue accessible grâce à des franchises et à des
astuces qui limitent considérablement tes droits
d’assuré… mais que tu ne découvres réellement que
lorsque tu es sinistré et que tu fais jouer ton contrat.
«En outre, en ces temps difficiles traversés par notre
planète, menacée par toutes sortes de calamités
diverses, depuis le réchauffement jusqu’aux risques
OGM, en passant par le terrorisme et les armes de destruction massive, qu’elles soient intentionnelles ou
fortuites, à l’instar des centrales nucléaires poubelles
de l’ex-URSS, il n’est pas sûr que cette loi statistique
ne soit pas bousculée un jour proche», nous a même
annoncé notre professeur, n’hésitant pas à prévoir le
lent effritement de ce secteur !
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Voilà ce qu’il en est de l’assurance dommages, où
les cotisations, pour les raisons invoquées précédemment, n’en finissent jamais de grimper… Dans
l’assurance-vie, le mécanisme – ou « business
model » comme disent nos profs dans les amphis
d’éco – est différent. Il s’agit, pour l’assureur, de placer de l’argent versé par ses clients afin d’assurer
leurs vieux jours.
Ce jour-là, le même prof malien nous expliqua
que l’assurance-vie, en fait, n’avait d’assurance que
le nom, puisqu’il n’existait aucune solidarité entre
les assurés, contrairement à l’assurance-décès ou à
l’assurance sinistres. Les placements des compagnies
s’effectuant essentiellement sur les marchés financiers et immobiliers, ils étaient obligatoirement
indexés sur la bonne ou la mauvaise santé de l’économie.
— Le système de l’assurance n’est qu’un rouage
subordonné du système financier global, complètement au service de celui-ci et non de l’assuré,
avait conclu le Malien formé à la London School
of Economics.
J’étais plutôt d’accord avec cette analyse.
Mais une fois sortie de la fac diplôme en poche,
j’ai vite troqué mes certitudes intellectuelles. Mon
problème était de gagner ma vie sur le marché tel
qu’il était plutôt que de me complaire dans sa critique ou dans son explication. Au Sénégal, la plupart des diplômés de l’enseignement supérieur ont
le choix entre le chômage ou l’exil. Aussi, lorsque
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j’ai eu la chance d’être embauchée au Centre d’appel, deux mois après l’obtention de mon diplôme,
j’étais heureuse comme une petite fille. De sorte
qu’aujourd’hui, pour moi, la question n’est pas
d’être pour ou contre le système de l’assurance-vie,
mais bien d’essayer de vendre des contrats d’assurance-vie à des clients. Point final.
Dès que j’ai eu connaissance du secteur auquel on
m’avait affectée, j’ai très vite compris qu’il valait
mieux faire taire mon esprit critique et enfouir au
plus profond de moi-même la conviction que je
m’étais forgée, grâce à ce prof malien, selon laquelle
ce système n’est qu’une immense arnaque partant
du principe statistique que le malheur des uns pèse
obligatoirement moins lourd que l’absence de malheur des autres, dans le cas contraire, les compagnies d’assurances seraient toutes en faillite.
Je me ressaisis. Ce n’est pas le moment de t’égarer dans le souvenir de théories pessimistes véhiculées par un intellectuel dont le point de vue critique
sur le système capitaliste remplissait d’aise les trois
quarts de l’amphi, Constantine. Ici tu es payée – et
plutôt bien ! – pour passer des coups de fil et transformer des correspondants en prospects et ces derniers en clients parce que « là, c’est top », comme
dit le chef de groupe. Ici, Constantine, tu es dans
la réalité et pas dans l’étude ou l’analyse de ce qui
va et de ce qui ne va pas.
Au Centre d’appel, mes collègues vendent également des voitures, des promotions immobilières,
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des purificateurs d’eau, des fenêtres à double vitrage,
du crédit à la consommation, ou encore des abonnements de téléphone portable. Il y en a même qui
appellent les particuliers pour les inciter à donner
de l’argent à des organisations caritatives, style
Secours catholique, Aide à toute détresse ou Restos
du cœur. Ici, ils appellent ça la « vente de dons » ! Le
premier jour de mon arrivée au Centre, quand un
collègue m’a expliqué, l’air très sérieux, qu’il vendait
des dons, j’ai failli pouffer de rire mais je me suis
ravisée.
Au Centre, tu es en milieu professionnel ; et là,
tu n’as pas intérêt à débiner ton travail, pas plus que
celui de tes collègues.
Miracle, la voix d’homme n’en a pas profité pour
raccrocher.
Il s’appelle Luc et c’est le fils de Mme Verchère. Il
a l’air sympathique et j’ai de la chance : on dirait
qu’il cherche à entretenir la conversation avec moi,
comme si c’était lui qui avait peur que je raccroche.
Un comble ! Rien à voir avec les correspondants
habituels qu’on dérange et qui cherchent par tous
les moyens à abréger la conversation.
Je peux donc me lancer dans la première phase de
l’argumentaire : il me suffit d’avaler ma salive et de
prendre mon courage à deux mains. Il y a très peu
de chances qu’il me raccroche au nez.
Il a l’air gentil, ce Luc Verchère ! Ce doit être un
garçon cultivé, peut-être même un intellectuel. Un
prof ?
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La voix du coach me murmure que j’ai dépassé
les trois minutes de conversation avec le prospect.
J’exulte : c’est la première fois que ça m’arrive,
depuis que j’ai été recrutée à l’essai au Centre d’appel. La conversation se déroule parfaitement entre
nous deux, comme si nous étions de vieux amis.
Questions-réponses. Je lui parle de ses revenus. Il
me répond gentiment, il dispose d’une certaine
somme d’argent et ce n’est pas un problème. Naturel. Presque du tac au tac. Fluide. Cool. Sympa,
même. Luc est réellement intéressé par l’assurancevie, il a même l’air passionné. Tout roule.
La première manche est gagnée !
Quand on arrive au moment de la prise de rendezvous, après avoir déroulé l’argumentaire le plus loin
possible, un nouveau filet vert apparaît sur le diagramme de l’écran de contrôle du chef. C’est le
moment où le prospect peut basculer dans la case
« client ». Luc va-t-il me laisser aller jusqu’à la prise
de rendez-vous ? Mon cœur bat de plus en plus vite.
Depuis que je suis arrivée au Centre d’appel, je
n’ai jamais pu décrocher un seul rendez-vous en
bonne et due forme, avec un « prospect ». À huit
reprises, j’ai réussi à citer le nom d’Aurore en précisant que c’était une compagnie d’assurance-vie. Déjà
un exploit ! Mais j’ai toujours essuyé un refus catégorique pour ma proposition de rendez-vous avec
un commercial de chez Aurore. Soit les gens n’ont
pas besoin d’assurance-vie, soit ils n’ont pas les
moyens de s’en payer une, soit, tout simplement, ils
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n’y comprennent rien. Dans ce cas, je dois demander au client s’il souhaite recevoir une documentation relative aux contrats d’assurance-vie d’Aurore.
Onze refus et à peine trois envois de doc. Mais pas la
moindre de prise de rendez-vous avant ce Luc Verchère !
Je me lance.
— Monsieur Verchère, souhaiteriez-vous recevoir
la visite d’un conseiller spécialisé d’Aurore ? Il vous
suffit de prendre rendez-vous. Il s’agit de M. Amart.
J’ai son carnet de rendez-vous sous les yeux. Lundi
9 à 11 heures, au lieu de votre choix monsieur Verchère, cela vous conviendrait-il ?
Il ne me dit pas non : c’est une première et je suis
folle de joie.
Quand mon client ajoute qu’il n’a pas son carnet
sous les yeux, ma déception est à la hauteur de mes
espoirs, abyssale.
Je n’ai pas le temps de soupirer.
— Bien entendu, si ça n’était pas possible à cette
date, M. Amart a d’autres créneaux possibles, monsieur Verchère.
Tout n’est pas perdu, voilà que le client me propose
de le rappeler demain afin de prendre rendez-vous
avec M. Amart de chez Aurore. Le logiciel donne
automatiquement le nom du commercial disponible
pour les rendez-vous à prendre. Le nom « Amart »,
prénom « Aimé », s’est affiché à la fin de l’argumentaire, au moment où j’ai composé le numéro d’ordre
de l’appel à Mme Verchère. Hier, c’était Thiercellin.
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Et avant-hier, Duruy et à nouveau Thiercellin.
Amart, pour moi, c’est un nouveau, même si je n’aurai jamais l’occasion de voir son visage, pas plus
d’ailleurs que celui des autres commerciaux d’Aurore,
Duruy et Thiercellin.
— Oui monsieur Verchère, vous serez rappelé
demain. Si ce n’est pas par moi ce sera par une
collègue. Bonne journée, monsieur Verchère.
Je raccroche épuisée comme après un marathon
mais profondément satisfaite. Je n’ai pas perdu ce
client qui, visiblement, a très envie de prendre un
rendez-vous avec Amart. Luc Verchère cherche sûrement depuis longtemps à bénéficier d’une assurancevie et je suis tombée à pic.
Comme me le rétorque parfois ma plus petite sœur,
lorsqu’elle a un mauvais livret scolaire et que je lui
fais la leçon en lui rabâchant qu’on « n’a rien sans
rien», «la chance, ça ne se mérite pas ; ça vous tombe
dessus… par chance!». Aujourd’hui, j’ai la preuve du
bien-fondé des espoirs que ma petite sœur a placés
dans la chance et je suis plutôt fière de mon exploit :
si demain le prospect Luc Verchère n’a pas changé
d’avis, je décrocherai peut-être mon premier rendezvous commercial pour Aurore Assurances. À condition que je puisse l’appeler moi-même…
Du coup, le box insonorisé – ce bocal à stresser –
dans lequel sont logés mon ordinateur et mon
combiné téléphonique me semble tout d’un coup
un nid douillet ! Et dire que, jusque-là, il me paraissait minuscule et hostile !
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À présent sur l’écran ultraplat de la machine, une
minuscule chaise longue verte s’est mise à clignoter
en bas à droite.
La pause.
Je me suis pas rendu compte que trois heures se
sont déjà écoulées depuis mon arrivée ce matin.
Le premier jour, j’ai cru que la pause était facultative. Je n’ai pas prêté attention à la chaise longue
clignotante et j’ai voulu continuer à téléphoner.
Mais le clavier avait été déconnecté. Au Centre
d’appel, la pause est obligatoire et c’est bien mieux
ainsi. Au bout de trois heures de phoning, tu as la
tête farcie comme une tomate.
Mais avant de gagner la salle de pause, je passe
une tête dans la cage de verre de Bastien, mon chef
de groupe. Il ne faudrait pas que ce rendez-vous
avec Verchère m’échappe et pour cela, je dois en
parler à mon chef.
— Demain, j’aimerais pouvoir appeler Mme Verchère, ou plutôt son fils ! Je suis sûre qu’il me donnera une date de rendez-vous avec le commercial
d’Aurore. Le client n’avait pas son agenda sous les
yeux. Il m’a demandé de le rappeler à la même
heure. S’il ne reconnaît pas ma voix, ça risque de
capoter, lui dis-je, après avoir pris mon courage à
deux mains.
Bastien, l’air plutôt interloqué par mon outrecuidance, me regarde froidement.
— C’est impossible, Constantine. Je n’ai pas le
pouvoir de changer le logiciel de la machine ! Si on
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devait se plier aux exigences des uns et des autres,
la boîte ne pourrait pas faire face ! lâche-t-il sèchement d’un ton grandiloquent.
Il ôte ses lunettes signées Gucci et les remet, d’un
geste théâtral.
Bastien voudrait me faire comprendre qu’il se
considère au service du Centre d’appel, et pas à celui
de la compagnie Aurore – soit l’inverse de ce qu’il
nous explique à longueur de journée – qu’il ne s’y
prendrait pas autrement. À moins qu’il ne soit toujours de mauvaise humeur, parce que les résultats de
son groupe « ne sont pas en ligne avec le plan »,
comme il nous l’a précisé la veille, au cours du briefing hebdomadaire.
Le chef de groupe a cessé de me regarder. Souris
dans la paume agitée nerveusement, il visionne des
diagrammes sur ses écrans : les statistiques cumulées
en haut, l’activité en temps réel en bas. Il a sous les
yeux ce que nous avons fait et ce que nous faisons.
Rien ne peut échapper à son impitoyable vigilance.
Je commence à regretter mon audace et affiche une
mine contrite. Au moment où, penaude, je m’apprête à sortir pour me rendre à la salle de pause, il
me lance :
— C’est bon. Je modifierai ton planning de liste
d’appels. Tu pourras rappeler ce client demain à la
même heure ! Seulement, sois exacte.
J’ai presque envie de lui sauter au cou, à ce
Bastien, qui vient de remettre son jugement dans le
droit chemin : nous sommes bien au service d’Aurore,
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comme si nous étions l’unique standard téléphonique
de la compagnie d’assurances et le Centre d’appel
se doit d’être « transparent ». Sans oublier que si je
décroche un rendez-vous, Bastien touchera également un bonus et grappillera des points dans le classement de la vingtaine de chefs de groupe que la
direction commerciale du Centre gère en temps réel.
Mais je me dis que ce serait incongru et probablement risqué d’embrasser un chef de groupe, surtout
quand on est une femme et qu’on a à peine trois
semaines d’ancienneté au Centre d’appel.
— La prochaine fois, dis plutôt au client « vous
serez rappelé par quelqu’un» et non «vous serez rappelé par une collègue ». N’oublie pas qu’il y a ici
autant d’opérateurs que d’opératrices! ajoute-t-il, au
moment où, toute guillerette, je franchis la porte de
sa cage de verre pour me rendre en salle de pause.
Bastien, mon chef de groupe, fait partie de ceux
qui, lorsqu’ils te donnent, te demandent aussitôt de
commencer par rendre un peu.
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