Histoire "naturelle" du tarpan

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Histoire "naturelle" du tarpan
Histoire « naturelle » du tarpan
Le cheval, "la plus noble conquête de l’homme", est largement perçu comme l’animal
domestique par excellence. C’est oublier un peu vite qu’il est aussi, et peut-être avant
tout, un grand mammifère herbivore qui avait toute sa place dans les écosystèmes
avant que l’homme n’investisse ses territoires.
Officiellement disparu, le cheval primitif européen perdure génétiquement à travers
les tarpans domestiqués sauvés en Pologne au début du 20ème siècle et connu par
ailleurs sous l’appellation peu explicite de Konik Polski1.
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Depuis l’apparition d’Eohippus il y a 50 millions d’années jusqu’aux équidés actuels, la
paléontologie du cheval a été largement étudiée. Le sujet reste complexe et sujet à controverse.
Aussi nous contenterons-nous d’évoquer la situation de cette espèce en Europe depuis le début de
l’Holocène, c’est-à-dire depuis la fin de la dernière glaciation, il y a environ 12 000 ans.
Même si, comparé au Pléistocène, le cheval a laissé peu de traces dans les gisements
paléontologiques de cette période compte tenu de sa raréfaction provoquée autant par l’apparition
d’un milieu moins favorable (forêt) découlant du réchauffement post glaciaire que par une chasse de
plus en plus performante, il est indéniable qu’Equus ferus ferus 2 était présent en Europe durant
l’Holocène. Il côtoyait le bison, l’aurochs et l’élan, derniers rescapés d’une grande faune3 éliminée
en grande partie par une autre espèce en pleine expansion, Homo sapiens.
Encore gibier et déjà concurrent des nouvelles activités humaines, ce cheval sauvage voit son
domaine se réduire comme peau de chagrin dès le Néolithique. Au début de notre ère il ne subsiste
plus que dans quelques poches isolées d’Europe occidentale alors que son cousin Equus
hydruntinus, plus méridional et plus proche de l’âne sauvage, a déjà disparu. Il est probable que ces
populations relictuelles aient subies très tôt l’influence génétique des chevaux domestiques apparus
en Europe occidentale probablement trois mille ans avant notre ère.
Cette régression, commune à tous les grands mammifères, s’accélèrera durant la période historique.
Vers l’an mille, hormis le cerf, tous les grands herbivores auront disparu du territoire correspondant
à la France actuelle si l’on excepte quelques zones relictuelles sur la frange Est (Ardennes, Vosges,
Jura et Alpes) et peut-être dans les Pyrénées (pour l’aurochs et peut être le cheval). Cette retraite
forcée se terminera quelques siècles plus tard en Europe nord orientale et particulièrement en
Pologne qui peut revendiquer le privilège d’avoir abrité les derniers « grands seigneurs » de nos
forêts européennes.
Si le bison a pu être sauvé in extremis comme l’on sait, l’aurochs, lui a disparu au XVIIe siècle4.
Quant à l’élan, il ne s’est maintenu qu’en Scandinavie et en Europe nord orientale. Le cheval a,
quant à lui, connu un sort plus original.
1
Littéralement « « petit cheval polonais ». Voir à ce sujet l’article Tarpan ou konik, analyse d’une « dénaturation
sémantique ».
2
Appellation taxonomique qui reste sujette à controverse dans le monde scientifique.
3
Mammouth, rhinocéros laineux ou cerf mégacéros, par exemple.
4
Le dernier aurochs sauvage connu a été tué en 1627 dans la forêt de Jaktorow près de Varsovie.
Les derniers chevaux sauvages
Si les fresques et gravures pariétales du sud-ouest de la France et du nord de l’Espagne nous ont
laissé d’inestimables témoignages artistiques, elles nous ont aussi permis de savoir, entre autres, à
quoi ressemblaient les chevaux présents en Europe à la fin du Pléistocène.
Quant au cheval présent durant l’Holocène, il faudra attendre la période historique pour avoir
quelques indications sur son aspect ! Autant dire que ces témoignages sont rares et peu diserts,
comme si ces chevaux sauvages n’intéressaient pas nos ancêtres. Le rôle fondamental du cheval
domestiqué dans ces sociétés peut expliquer ce mépris.
Ainsi, Strabon, géographe grec contemporain de Jésus-Christ, signale des chevaux sauvages "qui
errent dans les Alpes". Bien plus tard, au XIIIe siècle, Albert le Grand évoquera leur pelage gris
cendré et la présence d’une raie dorsale, alors que vers l’an mille, une chronique de l’abbaye de
Saint-Gall fait référence à la viande de chevaux sauvages qui est servie au repas. Le poète galloromain Fortunatus, relatant au VIe siècle l’abondance et la diversité du gibier peuplant les
montagnes vosgiennes, parle d’onagre5, terme encore employé par Gaston Phébus au XIVe siècle et
qui pourrait concerner les Pyrénées. Plus tard, un médecin alsacien, Elisée Roesslin, évoquera lui
aussi les chevaux sauvages que l’on pouvait encore rencontrer dans les Vosges à la fin du XVIe
siècle sans malheureusement les décrire.
Il faudra finalement attendre 1769 pour que Gmelin, naturaliste allemand en mission pour Catherine
II de Russie, décrive officiellement les petits chevaux sauvages au pelage gris rencontrés dans les
steppes encore inexploitées situées à guère plus de 500 km au sud de Moscou. Le nom de Tarpan,
utilisé par les peuples turcophones de la région, leur sera attribué. Plus tard, ce terme sera repris,
sans doute abusivement, pour désigner le « cheval sauvage d’Europe », en général.
En tout état de cause, ces témoignages s’inscrivant au fil des siècles, pour incomplets qu’ils soient,
présentent une certain cohérence et ne correspondent guère aux évocations graphiques et picturales
des Magdaléniens. Le cheval de l’époque glaciaire et celui apparu à l’Holocène n’étaient sans doute
pas faits du même cuir…
On ne pourra pas en dire autant d’un autre cheval sauvage découvert officiellement un siècle plus
tard bien plus à l’Est sur le continent eurasien, en Dzoungarie, par un officier russe en mission
d’exploration, Nikolaï Przewalski. Bien des observateurs reconnaîtront ce cheval sur les célèbres
fresques de Niaux ou de Lascaux en particulier, sans que cette ressemblance puisse être retenue
comme preuve scientifique. Ce cheval inféodé à la steppe se serait-il replié en Asie après les
modifications du milieu en Europe ? La question reste ouverte.
Quoi qu’il en soit, le cheval de Przewalski, seul vrai « cheval sauvage » encore vivant aujourd’hui,
sera d’abord reconnu comme une espèce à part entière, présentant notamment un nombre de
chromosomes inférieur à celui des chevaux domestiques actuels, avant d’être rétrogradé au rang de
sous espèce : Equus ferus przewalskii. 6
5
Le terme d’onagre évoque le caractère "asin" de ces chevaux gris, à la crinière courte et aux oreilles relativement longues. Les
véritables onagres sont originaires du Moyen Orient et d’Asie centrale.
6
La encore, le statut taxonomique de ce cheval reste discuté.
Cheval sauvage ou cheval féral 7
Si le tarpan, au sens large du terme, est généralement considéré comme l’ancêtre de l’ensemble des
races domestiques modernes8, les questions liées au processus de domestication sont nombreuses
quant à son origine, tant historique que géographique. Les confins sud-orientaux de l’Europe
jusqu’aux steppes kazakhs ont longtemps été désignés comme le principal berceau de la
domestication du cheval, il y a cinq ou six mille ans.
Cependant, des études récentes évoquent un processus beaucoup plus diffus dans le temps et dans
l’espace. Il semble bien qu’en de nombreux endroits, l’homme ait domestiqué ponctuellement les
chevaux sauvages « locaux » qui pouvaient ensuite retourner à l’état sauvage. Contrairement aux
autres espèces domestiques bien différenciées de leurs ancêtres sauvages, les restes d’équidés
retrouvés sur les sites archéologiques ne permettent pas de définir avec certitude le statut de ces
animaux.
Férales ou pas, il est fort probable que les dernières hardes de tarpans peuplant l’Europe occidentale
et centrale aient été de plus en plus confrontées à la concurrence ou à la simple présence des
chevaux domestiques, importés ou autochtones, et que l’isolement entre les "sauvages" et les
"domestiques" n’ait cessé de s’estomper au fil des années.
Ces interférences ont-elles affecté significativement le patrimoine génétique de ces tarpans ? Quelle
que soit la réponse à cette question, domestication partielle ou temporaire puis "féralisation" ont dû
jalonner l’existence de ces populations petit à petit éliminées en raison des dégâts et de la
concurrence qu’elles exerçaient à l’encontre des activités humaines agricoles et pastorales.
Ainsi le terme tarpan ne devrait t-il finalement évoquer que les chevaux sauvages plus ou moins
métissés qui ont trouvé leurs derniers refuges dans les grandes forêts de Prusse, de Pologne et de
Lituanie au XVIIIe siècle ou dans les steppes d’Ukraine et de Russie au XIXe siècle, et non le
cheval primitif authentique peuplant l’Europe il y a quelques milliers d’années.
Du tarpan au « Konik »
C’est vers 1780 qu’auraient été capturés dans la mythique forêt de Bialowieza les derniers tarpans
sauvages afin d’être introduits dans un vaste parc à gibier quelque 350 km plus au sud. Ce parc,
appartenant au comte Zamoysky, aristocrate en vue, fut débarrassé de ses occupants en 1806. Ce
sont les petits paysans de la région (autour de la localité de Bilgoraj) qui héritèrent des tarpans
finalement domestiqués. Dans cette contrée pauvre, les conditions d’élevage étaient suffisamment
archaïques pour que ces animaux conservent une grande partie de leur potentiel génétique jusqu’au
début du XXème siècle où ils furent remarqués par quelques hippologues intrigués par le caractère
primitif de ces « koniks ».
Dans le même temps, un scientifique de l’Université de Poznan, le professeur Tadeusz Vetulani,
s’intéressait au problème du tarpan. Sur la base d’études ostéologiques, il décrivit le tarpan des
forêts (Equus caballus gmelini forma silvatica) comme une variété distincte du tarpan des steppes,
qui lui s’était éteint vers 1880 au nord de la Mer Noire.
Considérant que les koniks retrouvés chez les paysans de la région Bilgoraj étaient les descendants
directs du tarpan des forêts, il entreprit de « régénérer » ce dernier en sélectionnant les individus les
plus typés. C’est ainsi qu’en 1936 les premiers tarpans de Vetulani retrouvaient la terre ultime de
leurs ancêtres, la forêt de Bialowieza, dans une petite réserve de 36 ha.
7
8
Féral : terme d'origine anglaise s'appliquant aux animaux domestiques retournées à l'état sauvage (synonyme : marron).
Certains auteurs préfèrent distinguer plusieurs souches de chevaux qui seraient à l’origine des principaux types actuels : poney,
trait, pur sang…
L’expérience polonaise sera vite interrompue avec l’invasion du pays par les armées allemandes.
Nombre de chevaux seront perdus, dispersés ou récupérés par les Allemands, et les Polonais auront
toutes les peines du monde à reconstituer un petit cheptel à la fin de la guerre.
Après bien des péripéties, c’est finalement en Mazurie, au nord-est du pays, qu’un petit troupeau
sera installé sur le domaine de Popielno afin de perpétuer cette souche. Mais le travail de « sélection
régressive » visant à conserver le type primitif ne sera pas repris après la mort prématurée de
Vetulani en 1952.
C’est désormais au Konik Polski que s’intéresseront les Polonais, préférant ainsi développer une
race "nationale" dans un cadre hippologique traditionnel plutôt que de conserver le tarpan,
descendant du cheval primitif européen. Et si un groupe d’une trentaine de ces Koniks est toujours
maintenu dans des conditions naturelles dans la vaste réserve de Popielno, la plupart des
représentants de la « race » sont aujourd’hui élevés et font l’objet d’une sélection « moderne » dans
différents haras du pays !.
Retour au naturel
Paradoxalement, c’est aux Pays-Bas (et plus récemment en Allemagne orientale et dans les Pays
Baltes) où l’espace naturel est rare, que les tarpans en provenance de Popielno ont retrouvé les
grands espaces et leurs instincts sauvages à partir des années 80.
Dans le cadre de vastes réserves de plusieurs centaines, et même plusieurs milliers d’hectares, ils
sont utilisés comme principal « gestionnaire » du milieu naturel, en compagnie d’autres grands
herbivores domestiques (aurochs « reconstitué » ou Highlands cattle) et sauvages (cerf élaphe,
daim). Livrés à eux-mêmes, les chevaux peuvent à nouveau développer les comportements sociaux
propres à l’espèce. C’est ainsi que l’on peut observer dans la réserve d’Oostvaardersplassen, un
polder jamais mis en culture non loin d’Amsterdam, une harde de plusieurs centaines de chevaux au
sein de laquelle évoluent les harems9, tandis que les groupes de mâles célibataires se tiennent à
distance.
La vision de ces grands troupeaux totalement ensauvagés parcourant de vastes prairies entrecoupées
çà et là de bosquets de saules ou de sureaux et investies par une avifaune abondante et variée10
surprend plus d’un observateur européen peu habitué à la découverte d’un écosystème prairial
subnaturel évoquant quelque peu une savane africaine ! Mais aux Pays-Bas, les grands prédateurs
sont absents et l’autorégulation recherchée par le gestionnaire11 ne va pas sans poser de problèmes
éthiques pour certains observateurs qui n’admettent pas la disette comme mode de contrôle
démographique de ces troupeaux ! 12
En France, le Projet Tarpan, initié en 2004 dans le Bugey, propose de reprendre les travaux de T.
Vetulani afin de préparer le retour de cet équidé primitif dans l’écosystème sur quelques sites
appropriés, en compagnie d’autres grands herbivores ancestraux. Néanmoins, les différents
contextes administratifs, culturels et surtout socio-économiques qui prévalent dans ce pays,
nécessiteront une longue préparation avant de pouvoir réaliser cet objectif.
Marc Michelot
Cet article, réactualisé, est paru initialement dans le N° 207 daté de juillet 2003 du « Courrier de la Nature », revue de la
Société Nationale de Protection de la Nature, sous le titre « Du Tarpan au Konik, la saga du cheval ancestral ».
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Le harem, ou groupe familial, constitue la cellule sociale de base chez le cheval sauvage. Il est constitué d’un étalon dominant,
d’une demi-douzaine de juments en moyenne et de leurs jeunes.
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A Oostvaardersplassen c’est l’oie cendrée qui profite le mieux de ce type de milieu.
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Il s’agit du Staatsbosbeheer, administration des forêts des Pays-Bas, équivalent de l’Office National des Forêts en France.
Une intervention humaine est désormais requise afin de limiter la souffrance de certains animaux en fin d’hiver.