M I-1 temps et aspect

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M I-1 temps et aspect
Première partie
Temps, aspect, modalité
1. Le temps et l'aspect
« Je voulais dessiner la conscience d’exister et
l’écoulement du temps. »
H. Michaux, Passages.
1.1 Des points aux intervalles
L’étude linguistique de la temporalité exprimée par les langues d’Europe est
traditionnellement centrée sur l'analyse des temps verbaux. Elle cherche à résoudre un
paradoxe : si le verbe conjugué exprime le temps et si le temps se décline selon les trois
dimensions du présent du passé et du futur, comment expliquer qu'il puisse exister plus de
trois temps morphologiques ? Pour y répondre et essayer de décrire la spécificité de chacun
des temps morphologiques, grammairiens et linguistes ont progressivement distingué le
temps (externe au procès) et l'aspect (structure temporelle interne au procès) , le temps
absolu (le procès est situé par rapport au moment de l’énonciation) et le temps relatif (le
procès est situé relativement à un autre procès). C'est encore pour résoudre ce paradoxe, dans
une perspective formelle, que H. G. Reichenbach1 a proposé un modèle des temps verbaux
(désormais classique) qui au moment de l'énonciation (noté S) et à celui de l'événement (E)
adjoint un « moment de référence » (R), susceptible d’entretenir des relations de coïncidence,
d’antériorité ou de postériorité avec les deux autres points. Exemples :
(1) I had seen John (j'avais vu Jean)
fig.1
E
R
S
(2) I saw John (je vis Jean)
fig.2
R,E
S
(3) I have seen John (j'ai vu Jean)
fig.3
E
1
S,R
Cf. H. G. Reichenbach (1980), § 51 (première édition 1947).
Ainsi, en énonçant :
(4) J'avais aperçu Jean
le locuteur ne se contente pas de situer le procès [apercevoir Jean] dans le passé, c'est-à-dire
comme antérieur au moment de l'énonciation (S), mais il parle d'un « moment de référence »
(R) qu’il localise dans le passé et par rapport auquel il situe le procès lui-même (E) comme
antérieur. Cette localisation du moment de référence peut d'ailleurs être précisée au moyen
d'un circonstanciel de temps :
(5) A ce moment-là (huit heures trente), j'avais déjà aperçu Jean depuis dix
minutes
fig.4
dix minutes
E
8h30
R
S
L'innovation apportée par ce modèle tient à ce qu'il utilise trois points au lieu de deux pour
représenter le temps linguistique; ce qui permet de distinguer clairement, en français, le passé
simple du passé composé et du plus-que-parfait. Le principal reproche qu'on puisse cependant
lui faire, c'est qu'il ne permet pas d’exprimer de façon satisfaisante la différence entre
l'imparfait et le passé simple. C'est, entre autres, pour répondre à cette exigence que nous
avons proposé de remplacer les points de Reichenbach par des intervalles, représentés par des
couples de bornes disposés sur l'axe du temps (pour un modèle comparable, cf. W. Klein
1994).
Nous rappelons ici les principes essentiels du modèle présenté et argumenté dans Gosselin
(1996a). Les structures aspectuo-temporelles utilisées dans ce modèle mettent en oeuvre
quatre types d'intervalles disposés sur l'axe temporel : l'intervalle d'énonciation [01,02],
l'intervalle du procès [B1,B2], l'intervalle de référence (ou de monstration) [I,II], et l'intervalle
circonstanciel [ct1,ct2]. L'intervalle d'énonciation indique les limites temporelles de l'acte
physique d'énonciation, l'intervalle du procès correspond à une opération de catégorisation
(i.e. la subsomption d'une série de changements et/ou de situations sous la détermination d'un
procès). L'intervalle de référence [I,II] est lié à une opération de monstration (il correspond à
ce qui est perçu/montré du procès, par exemple ce qui est asserté lorsque l'énoncé est
assertif2). L'intervalle circonstanciel est marqué par les compléments de localisation
temporelle (ex. mardi dernier) et les compléments de durée (ex. pendant trois heures). À
chaque énoncé est associé un et un seul intervalle d'énonciation [01,02]; à chaque proposition
(principale, subordonnée ou indépendante) sont associés au moins un intervalle de procès
[B1,B2] et au moins un intervalle de référence [I,II]; à chaque circonstanciel temporel
correspond au moins un intervalle circonstanciel [ct1,ct2]. Exemple :
(6) Luc avait terminé son travail depuis deux heures
ct1
fig.5
2 heures
B1 B2
ct2
I II
01 02
Luc terminer son travail
En énonçant (6), le locuteur parle d'un certain moment (le moment de référence, noté [I,II]) et
situe le procès « Luc terminer son travail » deux heures avant ce moment de référence, qui est
lui même situé dans le passé (il est antérieur au moment de l'énonciation).
Le fait de remplacer les points de Reichenbach par des intervalles permet de rendre
compte de la différence aspectuelle qui oppose le passé simple, dit « aoristique », « perfectif »
ou « global » (qui offre une « vue globale » du procès) à l'imparfait dit « inaccompli »,
« imperfectif » ou « sécant » (qui en présente une « vue partielle »), dans des exemples du
type :
(7) Luc écrivit un roman
(8) (A ce moment-là) Luc écrivait un roman
représentés respectivement par les figures suivantes :
fig.6
I
B1
II
B2
Luc écrire un roman
2
Il constitue l'équivalent du Topic Time de W. Klein (1994).
01
02
fig.7
B1
I
II
B2
01
02
Luc écrire un roman
Enfin, les compléments circonstanciels de temps délimitent eux aussi des portions sur l'axe du
temps; ces intervalles (notés [ct1,ct2]) servent à localiser l'intervalle du procès et/ou
l'intervalle de référence3. Exemples :
(9) Samedi dernier, Luc est allé à la pêche
fig.8
ct1
I
B1
II
B2 ct2
01 02
Luc aller à la pêche
Samedi dernier
Pour représenter les phrases complexes, on duplique l'axe temporel pour chaque
proposition subordonnée. Ainsi aux énoncés :
(10) Hier, Pierre m'a raconté qu'il était allé à la pêche samedi dernier
(11) Ce jour-là, Pierre annonça qu'il était malade
seront associées les structures respectives4 :
3
Un circonstanciel temporel détaché porte sur l’intervalle de référence, tandis que s’il est intégré au SV, il
localise l’intervalle du procès ; cf. Gosselin (1996a), p. 239 sq.
4
Précisons que les représentations iconiques constituent, au mieux, des approximations des structures aspectuotemporelles, qui ne peuvent être exactement appréhendées que par les représentations symboliques.
II
I
ct1 B1 B2 ct2
fig.9
01 02
Sub.
II
I
ct1 B1 B2 ct2
samedi
Princ.
hier
ê tre m a la d e
fig .1 0
Sub.
P r in c .
I
B1
II
I II
B1 B2
c t1
B2
01 02
c t2
a nno ncer
c e jo u r- là
1.2 Définitions
Nous adoptons les définitions suivantes :
a) Relations entre bornes
Soit i, j, k, des bornes quelconques d'intervalles quelconques (éventuellement du même
intervalle),
i = j [coïncidence]
i ∝ j [i précède j, mais en est infiniment proche; la précédence est immédiate]
i  j [i précède j, mais ne se trouve pas dans son voisinage immédiat]
i < j =df (i ∝ j) v (i  j) [i précède j de façon immédiate ou non]
i ≤ j =df (i < j) v (i = j) [i précède (de façon immédiate ou non) ou coïncide avec j].
((i ∝ j) & (j ∝ k)) ⇒ (i  k) [dire que i précède immédiatement j, c'est dire qu'il n'y a pas
de place pour une borne quelconque entre i et j; dès lors qu'une telle borne
apparaît, on considère que la relation de précédence n'est plus immédiate. Cet
axiome indique que la distinction entre ∝ et  est de nature linguistique et non
référentielle ou phénoménologique, car, au plan phénoménologique, ce n'est là
qu'une affaire d'échelle, de granularité].
b) aspect lexical
L’aspect lexical correspond au « type de procès » marqué par le verbe et son environnement
actanciel. Il s’agit du procès tel qu’il est « conçu », alors que l’aspect grammatical définit la
façon dont il est « montré/perçu ». Nous ne pouvons développer ce point ici. Rappelons
simplement que nous utilisons trois critères :
a) le type de bornes : soit intrinsèques ([Bi1,Bi2]) pour les procès téliques (ou perfectifs), soit
extrinsèques ([Be1,Be2]) pour les procès atéliques (ou imperfectifs)
b) les relations entre bornes : soit B1 ∝ B2 (procès ponctuel), soit B1  B2 (non ponctuel)
c) le fait que l'intervalle du procès subsume une série de changement, une absence de
changements ou un changement atomique.
D'où la redéfinition des classes de Vendler (1967) :
état : [Be1  Be2] [absence de changements], ex. : être malade, aimer la confiture
activité : [Be1  Be2] [série de changements], ex. : marcher, manger des fruits
accomplissement : [Bi1  Bi2] [série de changements], ex. : manger une pomme
achèvement : [Bi1 ∝ Bi2] [changement atomique], ex. : atteindre un sommet.
c) aspect grammatical (ou « point de vue aspectuel5 »)
C'est la relation entre l’intervalle de référence (de monstration) et celui du procès qui définit
l'aspect grammatical. On distingue quatre aspects de base en français6 :
Avec l'aspect aoristique (perfectif), justement qualifié dans la perspective
guillaumienne d'“aspect global”7, le procès est montré dans son intégralité (les
deux intervalles coïncident) : I = B1, II = B2; ex. : Il traversa le carrefour8.
fig.11
I
B1
II
B2
L'aspect inaccompli (imperfectif) ne présente qu'une partie du procès (« aspect
sécant ») : l'intervalle de référence est inclus dans celui du procès, les bornes
5
Cf. C. Smith (1991).
6
Sur les différentes formes d'aspect itératif (résultant de la combinaison de deux aspects de base), cf. deuxième
partie, § 1.3.2 et troisième partie, § 3.3.1.
7
Cf. M. Wilmet (1980) et (1991).
8
On ne représente pas ici le moment de l'énonciation, car on veut ne représenter que l'aspect grammatical.
initiale et finale ne sont pas prises en compte : B1 < I, II < B2 ; ex. : Il traversait
le carrefour (l'imparfait doit être interprété ici au sens de était en train de
traverser).
fig.12
B1
I
II
B2
L'aspect accompli montre l'état résultant du procès : B2 < I; ex. : Il a terminé son
travail depuis dix minutes.
fig.13
B1
B2
I
II
L'aspect prospectif9 en présente la phase préparatoire : II < B1; ex. : Il allait
traverser le carrefour.
fig .14
I
II
B1
B2
d) temps absolu
Le temps lui-même reçoit une nouvelle définition : il s'agit de la relation entre l'intervalle de
référence et le moment de l'énonciation (considéré lui-même comme un intervalle : [01,02]).
Temps présent : les deux intervalles coïncident ou se chevauchent : I ≤ 02, 01 ≤ II
Temps passé : II < 01
Temps futur : 02 < I.
Cette définition du temps, qui s'oppose à la conception traditionnelle selon laquelle c'est la
position du procès par rapport au moment de l'énonciation qui constitue le temps absolu,
permet d'éviter l'indécidabilité qui devrait logiquement affecter un grand nombre de relations
temporelles dès lors que l'on substitue des intervalles aux points. Par exemple, en énonçant : Il
y a dix minutes (quand je suis sorti), il pleuvait, le locuteur n'indique en rien si le procès (la
9
Cf. E. Benveniste (1966), p. 239.
pluie) a cessé ou non au moment de l'énonciation. Le procès a certes une partie passée, mais il
se peut très bien qu'il se poursuive dans le présent et même dans le futur. La seule information
sûre, c'est qu'au moment de référence, situé dans le passé, et localisé grâce au circonstanciel,
le procès était en cours (aspect inaccompli). D'où la représentation iconique :
fig.15
ct1
I
B1
ct2
II
B2
01 02
De même avec l'énoncé « Quand j'ai regardé par la fenêtre, il allait pleuvoir », on sait que
l'intervalle de référence est antérieur à celui de l'énonciation (temps passé) et à celui du procès
(aspect prospectif), mais aucune contrainte linguistique ne porte sur les relations
chronologiques entre le procès et le moment de l'énonciation.
e) temps relatif
Le temps relatif se trouve désormais défini non plus comme la relation entre deux procès,
mais comme la relation entre deux intervalles de référence (notés respectivement [I,II] et
[I’,II’]) :
Simultanéité : I ≤ II’, I’ ≤ II
Antériorité : II < I’
Postériorité : II’ < I.
Exemple :
(12) Il a dit qu’il était venu la veille
venir
fig.16
ct1
Sub.
I’
B’1
II’
B’2
la veille
Princ.
01 02
ct2
I
B1
dire
II
B2
Les relations entre le procès et le moment de l’énonciation, ainsi qu’entre procès différents,
sont obtenues indirectement, en tenant compte de l'aspect. Exemples :
(13) Il sortit son portefeuille
[I,II] coïncide avec [B1,B2] (aspect aoristique)
[I,II] est antérieur à [01,02] (temps passé)
donc [B1,B2] est antérieur à [01,02].
(14) (Quand j'ai été le voir) le petit dormait
[I,II] est inclus dans [B1,B2] (aspect inaccompli)
[I,II] est antérieur à [01,02] (temps passé)
donc B1 est antérieure à 01, mais la relation entre B2 et [01,02] n'est pas
linguistiquement contrainte (le procès peut très bien se poursuivre dans le présent
et même dans le futur)10.
(15) Marie croyait que Paul viendrait
[I,II] est inclus dans [B1,B2] (aspect inaccompli dans la principale)
[I,II] est antérieur à [01,02] (tps passé)
[I',II'] coïncide avec [B'1,B'2] (aspect aoristique dans la complétive)
[I',II'] est postérieur à [I,II] (temps relatif : ultérieur)
donc la position de B2 par rapport à [01,02] reste linguistiquement indéterminée
(le croit-elle encore ?); la position de [I',II'] et par conséquent celle de [B'1,B'2]
par rapport à [01,02] le sont aussi11.
(16) Il disait qu'à huit heures, Luc aurait terminé son travail depuis longtemps.
On sait que le moment de référence de la principale (I,II) est antérieur à celui de la complétive
(I',II') :
10
11
Cf. la représentation iconique ci-dessus (fig.15).
C'est sur la base de tels exemples qu'il nous a paru nécessaire d'abandonner la définition du temps absolu
comme relation directe entre le procès et le moment de l'énonciation, ainsi que la définition du temps relatif
comme relation directe entre les deux procès.
ct1
I'
fig.17
ct2
II'
sub.
I
II
princ.
On sait aussi que le moment de référence de la principale est antérieur au moment de
l'énonciation (temps passé) :
fig.18
I
II
01
02
princ.
Par ailleurs, l'aspect de la principale est inaccompli :
fig.19
I
B1
II
B2
princ.
L'aspect de la complétive est accompli :
longtemps
fig.20
B'1
B'2
I'
II'
sub.
Mais certaines relations restent indéterminées : la relation entre le moment de référence de la
subordonnée (localisé par le circonstanciel [à huit heures]) et le moment de l'énonciation (il
peut s'agir de la veille, du jour même, du lendemain, etc.); la relation entre le procès de la
subordonnée et le moment de l'énonciation; la relation entre les deux procès (le fait de dire et
le fait de terminer son travail).
Au plan du texte, on cherche à calculer les relations entre bornes appartenant à des
propositions et à des phrases différentes. Soit pour exemple :
Pierre enfila sa veste et sortit. Il pleuvait abondam m ent.
fig.21
1
2
I II
B1 B2
1
3
01 02
I II
B1 B2
2
B1 I
II B2
3
Les flèches associées au procès « il pleuvait » indiquent que la localisation de ses bornes
relativement aux autres éléments de la structure reste partiellement indéterminée. On ne sait
pas, par exemple, si la pluie avait déjà commencé quand Pierre a enfilé sa veste12.
Remarquons qu'il est très important, lorsqu'on analyse les phénomènes temporels dans les
textes, de préciser quelles relations sont contraintes et quelles relations restent indéterminées,
l'indétermination relative étant une propriété essentielle de la sémantique des textes.
Ces structures sont obtenues à partir des instructions codées par les marqueurs de temps et
d'aspect (morphèmes lexicaux et grammaticaux, structures syntaxiques) ainsi que par des
contraintes pragmatico-référentielles. La procédure d'assignation de valeurs instructionnelles
aux marqueurs est présentée ci-dessous au § 1 de la deuxième partie, tandis que les principes
de calcul qui régissent la mise en commun des différents types d'instructions et de contraintes
associés aux énoncés dans le texte sont développés et illustrés au § 2 de cette même deuxième
partie.
12
Nous n’avons, pour simplifier, assigné qu’un seul intervalle d’énonciation pour l’ensemble de la séquence. En
toute rigueur, il faudrait distinguer trois intervalles contigus.