Cap sur le Nord extrême - Sport Passion Communication

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Cap sur le Nord extrême - Sport Passion Communication
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Cap sur le Nord extrême
Par Sylvain Tesson Mis à jour le 27/01/2013 à 19:04 | publié le 25/01/2013 à
http://www.lefigaro.fr/voyages/2013/01/25/03007-20130125ARTFIG00426-cap-surle-nord-extreme.php
L'été arctique rayonne lorsque la goélette de Thierry Dubois, La Louise, fend la charpie d'icebergs de la baie de Disko, vers la Terre de Baffin. Crédits photo :
Priscilla Telmon
À bord de la goélette La Louise, en mer de Baffin, une équipe de marins et d'alpinistes est partie à l'aventure dans ces confins glacés
pour célébrer la fragile grandeur de l'Arctique.
Frôler un iceberg à bord d'une goélette donne à peu de frais l'impression de faire du bateau dans les nuages. Ils surgissent du brouillard, digne et
triste comme les glaçons du soir dans un double brandy: les icebergs sont des fantômes. L'un d'eux contribua à la critique de la modernité, en
percutant le Titanic - c'étaient les dernières années de l'histoire où les hommes se pensaient invincibles. Au XXIe siècle, les icebergs, détachés des
glaciers continentaux ou pelant de la banquise salée, préoccupent toujours les marins.
Avant-guerre, de brillants esprits suggérèrent de les peinturlurer et, dans les années 1950, on voulut les bombarder. Mais leurs immenses masses
daignaient à peine vêler de ridicules éclats sous l'impact des projectiles. Les icebergs sont des seigneurs en draperie, transhumant lentement sur
des mers anthracite. Le mieux pour les éviter est de scruter l'horizon. L'œil humain, en notre époque de radars et d'écrans, demeure le meilleur
outil de détection. Fixer le lointain, c'est ce que fait Thierry Dubois, à la barre de La Louise. Ce skipper contemple le large depuis vingt ans. En ce
soir d'août, au large des côtes groenlandaises, peut-être se souvient-il de son naufrage en 1997, dans les 50es rugissants, en plein Vendée Globe,
ou bien ne pense-t-il à rien parce que le spectacle du soleil estival rôdant dans le jour lactique, entre l'île de Disko et la terre de Baffin, impose le
repos à l'esprit.
La Louise, goélette de bois de 19 mètres qu'il a construite, glisse, poussée par une brise du nord. L'équipage a appareillé il y a quelques heures
d'Ilulissat, petit port de pêche situé sur la côte occidentale du Groenland. Là-bas, des maisons de couleurs vives jetées sur un escarpement
rocheux font face à la mer lumineuse, dans l'apparent désordre des installations villageoises du Grand Nord. Cinq mille personnes y vivent de la
pêche, attendant calmement que le Groenland s'ébroue de son sommeil.
La Louise, skippée par Thierry Dubois, ancien coureur du Vendée Globe.Crédits photo : Priscilla Telmon
À l'orée du XXIe siècle, la grande île, découverte au Xe siècle par les Vikings est en passe de devenir un dragon. La recomposition de l'équilibre
géopolitique de l'Arctique est l'une des conséquences du changement climatique global. La température des océans monte, les cartes se
redistribuent. En fondant, les glaces autoriseront l'accès à des réserves insoupçonnées d'hydrocarbures. L'Arctique recèlerait 20 % des ressources
mondiales de gaz et de pétrole à découvrir sur la planète. Déjà, des conflits empoisonnent les relations des cinq pays bordant les eaux arctiques
(Danemark, Norvège, Russie, Canada, États-Unis).
Pendant que les gouvernements statuent sur les droits d'exploitation, les majors, elles, dépêchent leurs prospecteurs pour disséquer la structure
des couches géologiques groenlandaises. La jeune nation inuit, autonome depuis 1979, s'active à tisser son réseau aérien pour faire face, demain,
à l'essor escompté. Les autorités de Nuuk, la capitale, surveillent attentivement les eaux du passage du nord-ouest, qui se libèrent un peu plus
chaque année de l'emprise des glaces estivales. En août, un brise-glace chinois a été le dernier bateau de l'année 2012 à forcer le passage. Le
capitaine n'ignorait pas que la route boréale, inaugurée il y a plus de cent ans par Roald Amundsen, divise par deux la distance pour rallier l'Asie à
l'Europe. Demain, ils seront des centaines de bâtiments à faire cap vers le nord-ouest.
Le Groenland sera là, prêt à accueillir la noria des navires et à profiter de la manne financière, selon ce principe cher à Ambrose Bierce qu'un port
est «un endroit où les bateaux sont à l'abri des tempêtes et exposés à la furie des douanes».Sur La Louise, l'équipage tente de lutter contre les
effets ravageurs d'une houle croisée à la crête de laquelle seuls s'amusent les fulmars et les marsouins. Le géographe Cédric Gras, spécialiste des
confins, et le champion d'escalade Daniel du Lac sont impatients d'apercevoir la côte canadienne, plein ouest.
Le spectacle des remparts granitiques qui défendent ce rivage perdu au-delà du cercle polaire arctique sonnera la fin du mal de mer et le début des
aventures: du Lac compte bien explorer les fjords de Baffin pour y ouvrir de nouvelles lignes de grimpe. Au fond de sa cabine, Cédric Gras tente
d'oublier le roulis, plongé dans Ultima Thulé, de Jean Malaurie. Le prince des études arctiques y déroule le martyrologue de l'exploration polaire. En
ces mêmes eaux, des centaines d'équipages, poussés par l'avidité, la soif de connaissance, la recherche de gloire se relayèrent ici depuis que
William Baffin, au début du XVIIe siècle, releva sur les cartes l'existence de la mer qui porte son nom.
Un paysage wagnérien dans un silence de sépulcre
De l'autre côté, les rives de l'île de Baffin se déchiquettent en dédale. Le minotaure de ce labyrinthe, c'est la calotte glaciaire, tapie, immaculée,
recouvrant de son couvercle le cœur de l'île. Les fjords, sur plus de 100 kilomètres de long, indentent la côte, et enfoncent leurs effilements dans la
terre jusqu'à buter contre des glaciers monstrueux. Les séracs dégueulent dans les eaux où vaquent phoques et baleines à bosse. La Louise
s'engage dans les allées austères. Elle ne semble qu'un jouet. Les murailles enracinent leurs faces dans des reflets parfaits. Ces jeux de miroirs
diffractant la lumière nocturne symbolisent la croyance inuite selon laquelle le temps est éternel.
Le champion d'escalade Daniel du Lac s'élève sur la paroi d'un iceberg.Crédits photo : Priscilla Telmon
Une déflagration accouche d'un nuage de poussière: un pan de montagne s'est écroulé soudain, levant un mascaret, brisant le calme de sépulcre.
L'été arctique, comme la vie fitzgeraldienne, est «une entreprise de démolition».Pendant vingt heures entières, profitant du jour perpétuel, du Lac
s'escrime sur un pilier du fjord Gibbs. Le bateau a accosté contre une paroi lisse faisant office de quai portuaire et l'a déposé avec ses coéquipiers.
Le Français a estimé la hauteur de la falaise à 300 mètres. Elle en mesure trois fois plus. La cordée rampe à la verticale, sans fin. Dans l'ozone,
irradié de lueurs polaires, le sommet semble reculer à chaque piton posé. L'œil, abusé par l'immensité, perd toute notion des proportions. «Il y
aurait de quoi remplir dix vies d'alpiniste dans un seul de ces fjords», soupire le grimpeur avant de descendre sur sa corde de rappel, à 600 mètres
au-dessus de l'eau.
C'est une des raisons de la navigation de La Louise sur les bords de cette île grande comme l'Espagne: repérer falaises et fjords pour y convoyer de
futurs touristes. L'Arctique, qui fut l'un des derniers confins inexplorés du monde, est en passe de devenir une «destination phare», comme on dit
dans la novlangue du tourisme global. Plus au sud, la vallée de Stewart entaille la base d'une péninsule sur 45 kilomètres de long. Du Lac et Cédric
Gras s'enfoncent dans la balafre géologique tapissée de saxifrages, mouchetée de linaigrettes. Des faces de granit blond encadrent les flancs de
l'ancienne auge glaciaire dont le fond est occupé par le miroir d'un double lac de fonte. Les deux ombres progressent au pied de ces autels, fusil au
poing.
Dans le village groenlandais de Sisimiut vit une population danoise et inuit.Crédits photo : Priscilla Telmon
Des traces fraîches sur le limon confirment que les ours blancs se servent de ce couloir naturel pour vaquer entre les littoraux. La Louise contourne
l'isthme, toutes voiles déployées, pour récupérer les marcheurs vingt-cinq heures plus tard dans un fjord parallèle. Les deux hommes ont repéré
des débris de patins de traîneaux à chiens. Les Inuits du village de Clyde River, à 500 kilomètres au sud, viennent chasser en hiver dans la vallée
de Stewart. À bord, se succèdent des jours sans forme et des heures sans contours. Au cours des nuits laiteuses, s'étirent les quarts de trois
heures, hantés par le souvenir des passagers du Polaris qui, en 1871, dérivèrent pendant six mois jusqu'aux côtes de Terre-Neuve, juchés sur le
plateau d'un iceberg.
La Louise atteint le fond d'une baie où quelques baraques colorées constituent le village de Clyde River. Mille Inuits coulent ici une lente existence.
Ils appartiennent aux 31 000 membres du Nunavut, la terre des Inuits, séparée des Territoires du Nord-Ouest canadien et territoire distinct depuis
1999. Par les pistes de terre du village, des quads fumant déversent les jeunes gens sur la place carrée. On fume sec sur les marches du
supermarché. Dans l'église vide, un portrait de la reine Elizabeth (Commonwealth oblige) s'ennuie près de la chaire. Le chef de la station de police,
dopé à l'enthousiasme nord-américain, fend l'armure et ravale son sourire ultra-bright: «Nous faisons face à des problèmes de drogue, la plupart
des habitants de Clyde River vivent de subventions, l'assistanat crée un triste climat.»
Un glaçon échoué sur les hauts fonds de la baie achève de se disloquer, s'accordant au désespoir des lieux. Le centre culture l rutilant construit à la
sortie de la station rendra-t-il leur fierté aux Inuits? La directrice canadienne, Sharon - yeux bleus et bottes fourrées - n'en doute pas. Remarque-telle l'absurdité de la mission initiée par le gouvernement canadien: réapprendre aux Inuits une culture que la civilisation a laminée.
Les puissants du monde lorgnent sur sa virginité
La goélette reprend sa course, cap au sud après 1000 milles nautiques. Sous le 69e parallèle de latitude nord, le relief de Baffin s'émousse. Les
granits, épuisés par le harassement quaternaire, s'affaissent. Renaît le balancement du jour et de la nuit. Le bateau, de mille en mille, laisse dans
son sillage des archipels d'îles et des côtes mangées de toundra. Les jours passent, égayés seulement par le souffle d'un cétacé, l'apparition d'une
station d'écoute, ou le surgissement d'un relief dont l'œil reconnaît le nom sur la carte: cap Come Again, baie Isabella...
Les maisons colorées de style danois dans le village groenlandais de Sisimiut.Crédits photo : Priscilla Telmon
Un jour, La Louise jette l'ancre dans la baie d'un îlot. Un renflement de terre intrigue Cédric Gras. L'équipage s'approche, découvre quatre tombes
de pierre. Les inscriptions gravées dans des plaques de métal révèlent les noms de harponniers hollandais disparus en 1878. Les Français de 2012
ôtent leur bonnet d'alpinistes devant les sépultures. Il y a un siècle et demi, dans un village de Zélande ou de Frise, une vieille Batave à robe noire
a sans doute guetté longtemps le retour du bateau par-delà les polders.
Les tombes s'apprêtent à endurer leur 144e hiver. Une chasse de nuages reçoit les lueurs du soleil mourant. Aujourd'hui, les harponniers
continuent à vider les mers mais ne meurent plus sur les rivages. L'Arctique vit ses dernières heures silencieuses. Les yeux des puissants du
monde lorgnent sa virginité. La grandeur souveraine, la brutalité fragile du nord continueront longtemps à imprégner l'esprit des voyageurs
sensibles aux mondes en sursis. Sur La Louise, la grand-voile est hissée. C'est le temps du retour.