Disons le tout de suite, le livre de Christophe Dejours
Transcription
Disons le tout de suite, le livre de Christophe Dejours
Recension de « Suicide et travail : Que faire ? » de Christophe Dejours et de Florence Bègue, PUF, Coll. Souffrance et théorie, 2009, 130 p. Jean-Louis Pan Ké Shon Commentaires bien venus avant publication Disons le tout de suite, le livre de Christophe Dejours et de Florence Bègue ne présente aucune évaluation chiffrée du suicide lié au travail en France. Les auteurs déplorent eux-mêmes le manque d’évaluation et le peu d’intérêt des pouvoirs publics vis-à-vis d’un phénomène qui semble avoir émergé, en dehors du monde agricole, depuis les années 1990. L’intérêt de leur ouvrage réside dans les réflexions émises par les auteurs qui amènent à questionner un certain nombre de certitudes qui ont court même dans les milieux professionnels de la santé mentale (statisticiens, épidémiologistes, démographes, etc.). Dejours et Bègue constatent le déni du suicide dû au travail ou la difficulté à en parler de la part d’acteurs variés : responsables d’entreprise, collègues, syndicalistes, médecins du travail. Ils émettent l’hypothèse d’un effet de sidération à cause de la signification contre nature du lien morbide entre travail et acte suicidaire. Car si le travail doit permettre de vivre et de s’épanouir, le travail rendu mortel devient une aberration qui interroge l’évolution prise par la société. On rappellera que le déni des entreprises, dans le cas avéré du suicide de leurs salariés, s’explique plus aisément à cause des implications pécuniaires que le suicide entraîne pour l’entreprise reconnue fautive, particulièrement au niveau des cotisations patronales des accidents de travail et des indemnités versées à la famille. Cet ouvrage s’inscrit dans une logique de recherche-action et il s’adresse à tous les publics. Il est organisé en trois sections : analyse, description d’une intervention en entreprise et commentaires méthodologiques. Les apports de la première partie du livre reposent sur une série de réflexions et de constats permettant de réduire, au moins en partie, les arguments jetant le doute sur l’attribution de l’acte fatal ou sa minimisation. L’attribution de la cause du suicide au travail n’est pas évidente. Les lettres ou les journaux intimes des suicidés ne sont pas systématiques et à l’inverse les suicides survenant hors du lieu de travail peuvent aussi être liés à l’emploi occupé. Notons à cet égard que la comptabilité des suicides des salariés d’une grande entreprise comme France Télécom ou Renault, EDF, Peugeot, etc. n’a rien de rigoureux et que les chiffres avancés par les DRH et les médias sont probablement sous estimés. Effectivement rien n’assure que les suicides survenus dans la sphère privée soient déclarés comme tels par la famille à l’employeur. Les auteurs soulignent avec justesse que la dégradation des rapports entre membres d’un couple peut tout aussi bien avoir pour origine les conditions de travail pathogènes perturbant l’humeur du salarié… Pour les auteurs, le suicide sur le lieu de travail, parfois intervenant même devant les collègues, est de l’ordre d’une conduite adressée, d’un message qui vise le travail. Dejours et Bègue tordent le cou à une autre forme de déni par laquelle de nombreux suicides au travail seraient l’effet d’un phénomène d’imitation que certains dénomment « effet Werther ». Outre qu’on ne comprend pas pourquoi, d’imitation en imitation, la planète ne s’est pas conséquemment dépeuplée, ces auteurs ont le mérite d’entrouvrir le couvercle de la boîte noire de la propagation du suicide au sein d’un collectif professionnel. Ils indiquent qu’un seul suicide manifestement lié au travail est avant tout la traduction d’une déstructuration en profondeur de l’entraide entre salariés et qu’en 1 retour il détériore brutalement un tissu social déjà usé en générant parfois d’autres suicides, surtout si l’élucidation du geste fatal n’a pas été menée collectivement. Les auteurs soulignent trois éléments ayant conduit dès la fin des années 1980 à dégrader profondément les rapports des salariés à leur travail. Le premier concerne la primauté des critères de gestion sur les critères de travail au sein de l’entreprise. « La production de valeurs ne serait plus à rechercher dans le travail mais dans les nouvelles méthodes de gestion. » Dès lors que le travail passe au second plan, l’identité du travailleur est remise en cause. L’absence de reconnaissance minerait l’identité du salarié et serait à même de le déstabiliser car l’acquisition ou la consolidation de l’estime de soi ne peut plus se réaliser et on connait l’importance sur la santé mentale des individus. La reconnaissance s’obtiendrait à partir de deux jugements : utilité et beauté. L’utilité économique, technique ou sociale serait un jugement porté par la hiérarchie de l’entreprise sur le salarié alors que le jugement de beauté ou de conformité aux règles de l’art du métier serait davantage un jugement énoncé par les pairs. Ainsi, Dejours et Bègue rappellent que le travail ne se limite pas à la production mais participe à la construction de l’individualité au travers de la reconnaissance des autres de son activité, donc de l’acquisition et de la consolidation de l’estime de soi. Le deuxième élément concerne l’évaluation individualisée des performances. Les auteurs montrent avec brièveté et conviction l’impossibilité d’établir des critères rigoureux d’évaluation des performances. Ainsi, il est plus facile de faire un gros chiffre d’affaire dans une agence bancaire d’un quartier aisé que périphérique ou de parvenir à de meilleurs résultats en soignant de jeunes patients qu’en gérontologie ! Ce nouvel outil de management a donc parfois pour conséquence d’engendrer des sentiments d’injustice, sentiments qui possèdent des effets délétères sur la santé mentale des travailleurs. Mais le plus pernicieux vient de l’éclatement des solidarités à cause de la mise en concurrence des services, des individus et de gratifications personnalisées. De fait, « face au harcèlement, face à l’injustice, et même plus trivialement face aux difficultés du travail ordinaire et aux échecs que comporte toute vie professionnelle, il n’est pas du tout identique d’y faire face avec l’aide et la solidarité des autres ou de se retrouver seul, isolé, et dans un environnement humain potentiellement hostile. » Enfin, le dernier élément vient de la qualité totale qui selon Dejours et Bègue intervient comme substitut idéologique à l’abandon de la référence au travail bien fait. La qualité totale intervient au travers de la déclaration « doctrinale » de l’autonomie du salarié, du contrôle administratif du travail et de sa traçabilité. L’obligation de certification de la « qualité totale » aux fins de mise sur le marché des produits, la charge supplémentaire de travail créée par le contrôle administratif conduisent dans les faits à la dissimulation de la réalité du travail accompli. Cette contribution à la fraude est répertoriée comme une cause majeure « de la dégradation de l’estime de soi et de l’accroissement des sentiments de malaise et de dépression dans le monde du travail ». Aux constats de ces deux auteurs, il est nécessaire d’ajouter que les collectifs protecteurs des salariés se sont évaporés et que les salariés sont bien plus démunis que jadis pour faire face aux tensions mentales. L’absence de reconnaissance, le manque de solidarité entre collègues (on dit aussi de soutien social), la fraude aux critères de certification de la qualité totale se traduisent plus souvent par le stress, la dépression et le suicide. Ici, on pense irrésistiblement à la résonance rencontrée dans des ouvrages aussi divers que, par exemple, La fatigue d’être soi d’Ehrenberg (1998) ou Le nouvel esprit du capitalisme de Boltanski et Chiappelo (1999) ou encore Violences urbaines, violence sociale de Beaud et Pialoux (2003). Beaud et Pialoux relataient les changements du management dans une usine de Sochaux-Montbéliard réalisés au cours 2 des années 1980, changements qui ont isolés les salariés les uns des autres et les mettant en concurrence. Ces modifications se sont doublées par l’affaiblissement de la représentation syndicale ouvrière et il s’en est suivi une déstabilisation des ouvriers, la dégradation de leur vie au travail et des tensions mentales fortes. Alors bien sûr, on pourrait regretter quelques manques et faiblesses de cet ouvrage. D’abord le plus évident, vient de l’absence de prise en compte d’autres maladies dus à l’organisation du travail. Ainsi, les dépressions, le stress et les troubles musculosquelettiques (TMS), moins « spectaculaires » que les suicides, touchent beaucoup plus de salariés. Dans son ouvrage « Les désordres du travail », Philippe Askenasy (2004) affirme même que les pathologies physiques progressent plus vite que les pathologies psychiques. Un cadrage statistique eût été bienvenu afin de mieux appréhender l’étendue du phénomène des tensions mentales. La deuxième remarque, que l’on pourrait aussi bien adresser plus généralement aux chercheurs du champ : les modes de management ne se sont pas diffusés de façon homogène en France. Rappelons que le modèle de Karasek et Theorell tente de cerner le stress au travail en faisant intervenir trois dimensions (1990) : forte demande psychologique, faible autonomie du salarié, support social tiré des collègues. Or, à l’observation des divers types de management, les entreprises ont des potentiels pathogènes très variables. Ainsi, quatre types d’organisation du travail sont en concurrence en Europe. Les organisations « apprenantes » qui conjuguent autonomie des salariés en charge de résoudre des problèmes variés et une faible contrainte de rythme ; les organisations « au plus juste » (lean production) combinent travail en groupe, polyvalence, flux tendus et faible autonomie ; les organisations tayloriennes dont les salariés sont soumis à des contraintes de rythme, effectuent des tâches répétitives avec une faible autonomie ; enfin les organisations de « structure simple » où le travail est moins contraint, moins répétitif, mais monotone (Lorentz et Valeyre, 2004). Il manque ainsi une évaluation du degré pathogène des différentes organisations et leur répartition dans le monde du travail. Un regard complémentaire porté sur la façon dont les autres pays font face à ces problèmes aurait apporté des éléments d’intelligibilité. Si ce livre ouvre des portes de réflexion heuristiques, l’apport de la preuve n’est pas établi. Enfin, il demeure une inconnue, qui à ma connaissance n’a pas encore été étudiée, et mériterait une investigation approfondie, c’est l’adaptabilité des individus aux nouvelles contraintes qui leurs sont faites. A quelles conditions cette adaptabilité est-elle effective, dépend elle du sens réellement appropriable par les salariés, le temps d’adaptation en fonction d’un système de valeurs qui par nature possède une lourde inertie temporelle. Quelles en sont ses limites ? La réponse à ces interrogations permettrait d’avancer dans la compréhension des tensions mentales des salariés générées par un fonctionnement particulier de l’histoire de la société française. 3