Sport et Religion, Sylvie Guillou, septembre 2005

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Sport et Religion, Sylvie Guillou, septembre 2005
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Sport et Religion, Sylvie Guillou, septembre 2005
Des sanctuaires d'Olympie au foulard islamique
QUAND LE SPORT ENTRE EN RELIGION
Dans l'histoire, la pratique sportive a entretenu des relations plus ou moins étroites avec la religion. Un
temps instrumentalisé par l'église catholique, le sport s'est vite affranchi de cette tutelle. Aujourd'hui,
c'est avec l'Islam qu'il se confronte. Un éternel recommencement ?
«Les Grecs anciens avaient douze dieux... aujourd'hui les Grecs modernes en ont onze.» Dans son
emphase, cette formule d'un quotidien hellène peut prêter à sourire : il ne s'agit somme toute «que» de
footballeurs. Mais ceux-là ont vaincu le Portugal en finale de l'Euro 2004 : de quoi se hisser aux yeux de
leur peuple au sommet de l'Olympe !
Sans doute l'image n'est-elle pas nouvelle : comparer le sport à une religion et ses champions à des
dieux n'a rien d'original. Mais appliquée au berceau des Jeux olympiques, elle résume en un raccourci
saisissant le complet basculement opéré par le sport depuis ses origines : de rite organisé en l'honneur
des dieux, le voici promu lui-même objet de culte. Singulier effet circulaire, qui illustre bien les liens
étroits unissant dès l'origine la pratique sportive et la religion.
EN OFFRANDE AUX DIEUX
Cette histoire-là commence en fait bien avant les Grecs : un peu partout dans le monde, des sociétés
tribales se sont servi de jeux sportifs comme de rites religieux, en général pour symboliser la lutte du
Bien et du Mal (lire encadré). Dans la Grèce archaïque décrite dans l'Iliade, une coutume prescrit d'en
organiser à l'occasion de funérailles. Leur fonction religieuse semble dans ce cas assez proche du
chamanisme : il s'agit de faire revivre le potentiel énergétique du mort pour utiliser sa puissance
posthume dans l'intérêt des vivants. Leur principale fonction consiste toutefois à rendre hommage aux
différents dieux du Panthéon grec. Ces dieux-là sont en effet de bons vivants qui aiment qu'on les régale
de libations, mais aussi de beaux spectacles.
LES MAYAS JOUAIENT LEUR VIE AU BALLUN
Beaucoup de civilisations anciennes ont inventé des jeux sportifs pour figurer la naissance du monde et les
inévitables affrontements qui y président. Ainsi, chez les Mayas, entre 1500 et 400 avant J.-C, un curieux jeu de
balle symbolisait le combat à mort qui dans leur mythologie opposait les humains au monde terrestre inférieur. Le
Pok-a-tok se jouait avec une petite balle que deux équipes adverses se renvoyaient avec interdiction de la laisser
tomber au sol. Le terrain de jeu représentait le ciel, la balle le soleil... Quant aux perdants, ils avaient l'insigne
honneur d'être sacrifiés.
C'est tout le sens des différents Jeux sportifs qui vont fleurir dans les cités grecques pendant près de
mille ans. À tout seigneur tout honneur, c'est Zeus le grand patron, et ses Jeux olympiques sont passés
à la postérité. Mais à la même époque se tenaient aussi des manifestations de moindre importance
comme les Jeux isthmiques consacrés à Poséidon ou les Jeux pythiques voués à Apollon. Dans tous les
cas, il s'agit avant tout de rassemblements religieux, qui se tiennent dans des lieux sacrés. Très
logiquement, les cérémonies constituent donc une partie non négligeable du programme: sacrifices,
offrandes et prières se succèdent tout au long des rencontres. Quant aux épreuves sportives, elles sont
elles-mêmes considérées comme un acte religieux. Car pour les Grecs, donner le meilleur de soi dans
une course ou un lancer de javelot contribue à flatter les Immortels. «Le beau geste apparaît comme
une offrande aux dieux, car il traduit ce qu'on peut faire de mieux», souligne Isabelle Queval, maître de
conférences en sciences de l'éducation.
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On se tromperait pourtant en n'attribuant aux Jeux antiques qu'une motivation d'ordre spirituel: même
s'ils sont étroitement associés à la religion, ils cachent aussi une justification plus prosaïque: celle
d'entraîner les jeunes gens au combat en prévision des futures guerres que ne manqueront pas de se
faire les cités concurrentes. C’est pourtant bien leur caractère religieux qui va entraîner leur disparition.
En 394, l'empereur Théodose, qui a fait du christianisme la religion officielle de l'empire romain, les
abolit parce qu'il les considère comme une source importante du paganisme à combattre.
Les exercices physiques vont alors disparaître durablement du champ religieux. Car s'ils s'inscrivaient
naturellement dans les pratiques sacrées de l'Antiquité qui ne dissociaient pas l'âme et le corps et les
considéraient comme les deux composantes d'un tout, il en est tout autrement dans les grandes
religions monothéistes et au tout premier chef, la religion catholique. Pendant de longs siècles, celle-ci
observe en effet vis-à-vis des pratiques corporelles une distance empreinte de méfiance : source de
jouissance donc de péché, le corps est méprisé et laissé en friche.
LES « PATROS » : UN OUTIL VISIONNAIRE
C'est seulement à la fin du 19eme siècle que s'opère une véritable rupture. Le sport moderne est alors en
gestation et en France les sociétés de gymnastique se multiplient à des fins essentiellement martiales : il
s'agit de fortifier la race pour défendre la nation et récupérer l'Alsace et la Lorraine. Les patronages
catholiques, qui s'étaient créés au début du 19eme siècle pour procurer aux jeunes «des loisirs sains et
honnêtes», s'emparent de ces activités afin d'attirer de nouvelles âmes. La Fédération gymnique et
sportive des patronages de France, ancêtre de la FSCF, fédération affinitaire d'inspiration catholique,
naît ainsi en 1898.
Le phénomène va connaître une accélération significative au début du vingtième siècle. «Avec
l'avènement des lois scolaires, toute une partie de la jeunesse n'est plus accessible à l'Eglise que par le
biais des loisirs, souligne Yvon Tranvouez, professeur d'histoire à l'université de Brest. Les patronages
développent alors le sport pour toucher davantage de monde.» Idée visionnaire, à une époque où la
pratique sportive est encore réservée à une élite mais suscite beaucoup d'envie dans les milieux
populaires. Gymnastique, mais aussi athlétisme, basket et football sont proposés au sein des «patros»
et rencontrent un vif succès. Pour contrer cette offensive, des amicales laïques se créent à leur tour. Le
sport devient une arme privilégiée dans la sourde bataille que se livrent l'Église et la République.
Une lutte d'influence qui se lit dans les effectifs que chacun des camps se vante d'aligner, et qui
s'incarne dans l'imaginaire collectif à travers la petite guerre que se livrent quotidiennement le curé et
l'instituteur via les équipes qu'ils parrainent. «En fait, l'opposition s'organise plutôt de façon triangulaire,
nuance Yvon Tranvouez. Trois courants vont se disputer les jeunes au travers du sport: les Bleus, avec
le sport catholique, les Blancs avec le sport laïc, les Rouges avec le sport communiste. »
LA MESSE OU LE MATCH
Cette rivalité va diviser le sport, avec parfois comme enjeu l'influence exercée sur les différentes
disciplines. Si la gymnastique et le football rencontrent un succès à peu près égal dans les trois camps,
le basket apparaît vite comme un « sport catholique » (1) et le rugby comme un «sport laïc». «Certains
ont avancé que le corps à corps qui caractérise le rugby répugnait à la morale catholique. Il me semble
plutôt que son caractère laïc est la conséquence de la région dans laquelle il est implanté», estime Yvon
Tranvouez.
Avec le développement du sport, l'Église doit en tout cas interroger certaines de ses valeurs, ce qui n'est
pas sans lui poser quelques problèmes. Certes, le sport représente pour elle un bon moyen de
dépoussiérer son image et de s'inscrire dans la modernité. Qu'un vicaire retrousse sa soutane pour
taquiner le ballon avec de jeunes âmes, et c'est le triomphe assuré ! Qu'un évêque offre sa bénédiction
dans les stades, et c'est encore un point de gagné contre tous ceux qui taxent l'Église de réactionnaire.
Mais au passage, il faut réussir à désarmer les préventions d'une partie du clergé qui continue de
marquer son hostilité aux choses du corps. «L'enjeu sera de démontrer que l'exercice physique, parce
qu'il implique le dépassement de soi, constitue une ascèse, exige une discipline rigoureuse et rend plus
fortes les âmes» écrit Laurence Munoz dans Une histoire du sport catholique (L'Harmattan).
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De manière plus prosaïque, il lui faut aussi composer avec un nouveau calendrier qui n'est pas toujours
compatible avec le sien (2). «Le sport impose son temps qui n'est pas celui des offices, et cela provoque
des conflits au sein même du clergé, raconte Yvon Tranvouez. Un véritable débat s'instaure sur la fin et
les moyens... » Ce débat-là va perdurer, car au fil des années, le décalage s'accroît entre un sport
triomphant et une Église en perte de vitesse.
Utilisée initialement comme vecteur de la religion, la pratique sportive devient peu à peu centrale et finit
par phagocyter tout le reste. En 1947, au patronage l'Hermine de Nantes, l'abbé entre ainsi en conflit
avec le bureau de la section sportive. Ulcéré de ne plus voir ses joueurs à la messe, il décide de prendre
des sanctions. Le bureau dans son entier finit par démissionner pour exprimer son désaccord. Geste fort
qui marque une nette volonté d'autonomie et qui illustre le grand mouvement alors en marche. L'église
ne fait plus recette, ses « patros » autrefois symboles de modernité sont devenus désuets et le sport se
pratique de plus en plus en dehors de tout cadre idéologique. «Il s'agit moins d'une crise proprement
religieuse que d'une modification plus complète de la société, avance Yvon Tranvouez. On assiste à de
nouvelles façons d'entrer dans la vie adulte. Pour la génération «Salut les copains», le patronage
apparaît comme complètement décalé. »
L’ISLAM RELANCE LE DEBAT
Aujourd'hui, l'évocation de cette période et de son folklore fait sourire. La photo a jauni et la rivalité entre
fédérations catholique et laïques a vécu. Ensemble, elles font même aujourd'hui front commun contre
les dérives du sport business, ce sport qui chaque jour perd un peu plus son âme... (3) Mais alors que
l'on croyait le sport émancipé de toute tutelle religieuse, voilà que la question ressurgit là où ne
l'attendait plus. Depuis plusieurs années apparaissent en effet de nouvelles associations sportives de
type confessionnel, musulmanes cette fois. Et le débat s'enflamme comme aux plus beaux temps de la
guerre scolaire. On s'inquiète pêle-mêle d'une menace communautariste, d'une pratique sportive freinée
par les interdits religieux, d'une instrumentalisation du sport à des fins extrémistes, d'une laïcité en
péril...
L'AJ AUXERRE, AU TEMPS CHAHUTE DE L'ABBE DESCHAMPS
Le stade de l'abbé Deschamps est là pour le rappeler aux jeunes générations oublieuses : l'histoire flamboyante de
l'Association de la Jeunesse Auxerroise (AJA) a débuté au sein d'un patronage catholique. Ironie du sort, le
fameux abbé n'était pas à l'origine un fervent partisan du ballon rond. «Il fut difficile à convaincre, car s'il
applaudissait la gymnastique, il ne voyait pas le football du même œil», raconte un ancien sur le site du club. Il finit
pourtant par organiser une quête pour acheter le premier ballon, mais exigea toujours des joueurs une pratique
religieuse sans faille: petite et grande messe, vêpres, communion une fois par mois...
Dans l'entre-deux-guerres, les équipes qui évoluent sous la houlette d'Ernest Deschamps connaîtront aussi
comme beaucoup d'autres les vicissitudes liées à leur nature confessionnelle. Qualifiée de «bande à Nénesse» par
les «Rouges», l'équipe de foot doit parfois faire le coup de poing contre les impies. Ces affrontements «cocos
contre cathos» touchent également l'équipe de gymnastique de l'AJA. Lors d'un déplacement à Oyonnax, celle-ci
doit même être escortée par des gardes mobiles pour se protéger des partisans communistes. Les deux jours de
compétition seront ponctués par des jets de tomates et des bagarres incessantes: la grande époque, quoi... S.G.
Le ministre Jean-François Lamour en personne s'est alarmé l'an dernier d'une baisse sensible de la
pratique sportive des femmes dans certains quartiers pour des raisons de pudeur et d'incompatibilité
avec leurs pratiques religieuses. De fait, beaucoup d'éducateurs sportifs sont confrontés à des jeunes
filles qui refusent de se mettre en short ou d'enlever leur foulard pour pratiquer des activités physiques.
D'autres regrettent de voir certains jeunes rester entre eux pour jouer au foot (les fameux «clubs de bas
de tours») et éviter la confrontation avec d'autres équipes.
Sans doute convient-il de nuancer un peu une vision trop monolithique des choses. Car la pratique
sportive chez les musulmans recouvre aujourd'hui des réalités très différentes. Beaucoup d'entre eux
fréquentent des clubs sans étiquette confessionnelle. Et même les associations sportives qui se
revendiquent musulmanes suivent des logiques radicalement différentes, notamment à l'égard de la
mixité.
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«Une minorité, issue des groupes salafistes, tient un discours extrême qui exige de garder les filles
enfermées chez elles ou de les voir pratiquer des activités séparément des garçons, relève
l'anthropologue Dounia Bouzar. Mais beaucoup d'autres ont franchi le pas d'accueillir ensemble filles et
garçons et réussissent même à organiser des matches de foot mixtes, ce que n'arrivent pas à faire
certains centres sociaux.» Pour y parvenir, les unes avancent des arguments qui n'ont plus rien à voir
avec la religion, comme la santé : pourquoi les filles n'auraient-elles pas le droit elles aussi de se
décrasser les poumons?
UNE AUTRE LECTURE DU CORAN
D'autres s'appuient sur le Coran pour en proposer une nouvelle lecture : puisque Aïcha, la femme du
prophète, disputait des courses de chameau avec son mari, c'est donc que Dieu lui-même souhaitait voir
pratiquer ensemble les femmes et les hommes. «Le côté positif, c'est que ce discours donne une
légitimité à des jeunes filles pour contourner les interdits et échapper à la tradition, note Dounia Bouzar.
Mais le problème, c'est qu'elles passent d'un enfermement à un autre, en continuant de considérer le
texte sacré comme la seule vérité. »
Nouvel enfermement ? Pas si sûr... Car l'histoire l'a prouvé, le sport ne se laisse pas si facilement
circonvenir. Et il n'est pas impossible que les associations musulmanes connaissent un jour le même
destin que les patronages catholiques. Même si la situation n'est pas exactement comparable, il existe
entre eux plus d'un point commun, à commencer par leurs motivations. «En pratiquant des activités
sportives, ces associations veulent démontrer que l'Islam n'est pas incompatible avec la modernité»,
souligne Dounia Bouzar. À l'aube du vingtième siècle, le sport catholique avait été développé dans cette
optique, avant de se faire rattraper par cette même modernité. La place des femmes invite elle aussi aux
analogies : «L'église a montré longtemps une réticence à développer des patronages féminins autour du
sport, rappelle Yvon Tranvouez. Derrière cela courait l'idée que le corps féminin n'avait pas à s'exhiber.»
Quant au repli communautaire, il n'est peut-être pas inutile de rappeler que pendant des années, les
clubs catholiques ne se sont rencontrés qu'entre eux. La suite a montré que le mélange et l'ouverture
l'ont emporté.
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(1) Certains clubs parmi les plus prestigieux ont gardé la marque de leurs origines, comme le Cercle Saint-Pierre
Limoges. Le basket fut inventé en 1891 par James Naismith dans une école chrétienne, la Young Men
Christian Association de Springfield (Massachusetts).
(2) On se souvient aussi que le catholique anglican Jonathan Edwards, champion olympique du triple saut à
Sydney 2000 et recordman du monde de la spécialité, se refusait à participer à tout concours organisé un
dimanche, jour du seigneur.
(3) Enjeu 375, janvier 2004.
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