VERY BAD TRIP - Saint Pierre du Mont

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VERY BAD TRIP - Saint Pierre du Mont
VERY BAD TRIP
Marie-Hélène TISSIER
Finalement, la mère l'avait appelé very bad trip et elle ne croyait pas si bien le nommer.
Ceux qui ont vu le film comprendront. Les autres devineront. Mais là, ni enterrement de
vie de garçon, ni cocaïne, alcool, ou autre substance illicite et hautement rigolote, ni tigre
dans la salle de bain, et encore moins de bébé dans le placard. Non, c'est juste le cadavre
d'une bouteille de Champomy, les gobelets en plastique et les papiers de carambar
abandonnés sur le sol qui avaient évoqué le film. Toutes proportions gardées. Et leurs
têtes. Mal réveillées après une nuit trop courte, les yeux clignotants dans la lumière trop
vive qu'ils cachaient en râlant sous la couette. Les interjections aussi. Colorées, pimentées.
Créatives même.
Le chalet en bois, en réalité un abri de jardin assez grand pour prendre des airs de
résidence secondaire – quinze mètres carrés parce qu'à partir de vingt il faut un permis de
construire – avait été bâti l'année précédente, et peint en blanc avec les encadrements et le
bandeau bleu, assorti à la maison. On y stockait une table et des chaises de jardin, et tout
un bric-à-brac dont on n'arrivait pas à se défaire. Le fils, qui au début ne voulait pas y
dormir avait fini par le tester avec la venue de ses cousins. Et en fin de compte, c'était
plutôt sympa de pouvoir faire les cons jusqu’à pas d'heure sans avoir les parents sur le dos.
Et vive les parties de poker et les canulars téléphoniques ! Le confort y était un peu
spartiate mais à quinze ans, on s'en fout un peu !
Les cousins était restés huit jours, puis c'est la cousine qui était arrivée. Chasse aux
araignées de rigueur, pas question d'en laisser une faire le yo-yo depuis le plafond. On ne
lui avait pas parlé non plus de la couleuvre en villégiature dans le jardin, surprise plusieurs
fois en train de se glisser sous les lames de la terrasse. C'était un coup à provoquer des
hurlements à réveiller tout le quartier. Et garder de bonnes relations avec le voisinage, c'est
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important, surtout quand on n'aime pas se faire remarquer et le potager attirait déjà bien
assez l'attention. Puis elle était repartie.
L'année suivante, le potager était encore plus beau, magnifique même, il fallait bien le
reconnaître, et tous ceux qui passaient devant s'extasiaient sur les agencements originaux,
le mélange des légumes et des fleurs, et les résultats. C'était la fierté du maître de maison.
Il y consacrait tout son temps libre, y mettait tout son amour, et sa petite touche
personnelle dont il gardait jalousement le secret. En tout cas, quelle qu'elle soit, c'était du
cent pour cent bio. Pas une once de pesticide, même les limaces étaient éliminées à la
bière, et c'était les merles qui se chargeaient de biner le terrain, à son grand désespoir,
d'ailleurs, car ils faisaient des trous partout et étalaient le paillage qu'il s'acharnait à mettre
pour économiser l'eau, mais en même temps, faute de grives... avec des petits pois, c'est
pas mauvais !
Depuis la disparition de sa femme au printemps, il avait redoublé d'efforts et ajouté
plusieurs plates-bandes. Les voisins chuchotaient que c'était sa façon à lui de se consoler,
de s'occuper l'esprit pour ne pas y penser, et que le sourire qu'il affichait tout le temps
n'était qu'une façade. Et le fils faisait avec. Ou sans, tout dépend comment on se place. En
tout cas les cousins et cousines ne s'étaient plus repointés, sans doute gênés par cette
nouvelle situation.
Le père et le fils étaient restés en tête à tête. L'été avait roulé en pente douce jusqu'à
l'automne et le chalet, qui n'hébergeait plus guère que quelques insectes, abandonné à son
rôle de débarras, attendait des jours meilleurs. Le jardin produisait encore, en particulier
sur les derniers parterres où se mêlaient rosiers, cosmos, tomates, courgettes et
potimarrons, dans une beau mélange de couleurs et de formes.
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– Tu as encore agrandi le potager, dit un soir l'adolescent entre deux cuillères de soupe.
Tu aurais pu me demander, je t'aurais aidé.
– Je sais mais tu étais en classe, et je n'avais pas vraiment prévu, ça s'est fait comme ça,
un peu par hasard.
– Jusqu'où tu comptes aller comme ça ?
– Je ne sais pas, répondit évasivement le père, peut-être jusqu'à ce qu'on soit en
autonomie totale.
Le silence s'installa entre eux, bientôt rompu par le ronron des informations à la télé.
Énième reportage sur la rentrée, hausse des prix, politique, people et faits divers.
Le fils hocha la tête pensivement puis ajouta :
– Il va falloir encore augmenter la surface alors.
Ils se regardèrent un long moment sans rien dire en souriant.
– On dirait que tu y prends goût, dit finalement le père. Si ça continue...
Une page de publicité interrompit sa phrase. C'était une pub pour du parfum, celui que
portait la mère, et puis, elle ressemblait un peu à l'actrice qui jouait dedans. Le visage du
fils se rembrunit.
– Elle te manque, à toi aussi ? demanda le père.
Le fils fit oui de la tête. La boule qui se formait dans sa gorge chaque fois qu'il pensait à
elle l'empêchait de parler.
– Si seulement elle n'était pas rentrée plus tôt ce jour-là... murmura le père, la voix
chargée de regrets.
– Au mauvais endroit, au mauvais moment... croassa le fils, c'est ce qu'on dit.
Le silence retomba entre eux une nouvelle fois et aucun des deux ne chercha à le
chasser. Ils restèrent enfermés dans leurs pensées, leurs souvenirs, et leurs remords.
Des coups tapés au carreau firent sursauter le père, à moitié endormi sur le canapé dans
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une sieste digestive. Il se leva et ouvrit au gendarme qui se tenait derrière la porte.
– Bonjour, adjudant Cléry, vous avez du nouveau ?
– Malheureusement rien en ce qui concerne votre femme, dit-il d'un air navré, mais on
continue les recherches.
– Alors si ça ne concerne pas ma femme ?...
– On nous a signalé une nouvelle disparition.
– Encore !
– Oui, un touriste. La dernière fois qu'il a été vu, il partait faire un jogging dans la forêt,
comme les autres. C'était hier après-midi. Depuis plus de nouvelles.
L'adjudant lui montra la photo d'un homme d'une trentaine d'année.
– Vous ne l'auriez pas vu passer des fois ?
Le père étudia attentivement le visage qui portait les dernières traces de l'enfance
cachées sous une barbe de trois jours.
– Non, désolé. Pas plus celui-là que les autres. Pourtant, j'étais dehors presque tout le
temps avec ce beau soleil, mais je ne me rappelle pas l'avoir vu. Et puis vous savez, avec la
haie, on ne voit pas le parking.
– Le chien a remonté sa trace jusqu'ici, enfin devant chez vous, encore une fois, et il l'a
perdue sur le parking.
– Il y avait peut-être garé sa voiture. Je n'ai pas fait attention aux allées et venues.
– Non, il était garé à l'autre bout de la forêt, à six kilomètres d'ici. Il s'est sans doute
perdu.
– Il ne serait pas le premier. Avec tous ces sentiers qui se croisent !
– Enfin, dit l'adjudant en soupirant, on va continuer à chercher.
– J'espère que vous aurez des nouvelles pour moi la prochaine fois, et des bonnes de
préférence.
– Moi aussi, c'est tout ce que j'espère ! Au revoir !
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Le père raccompagna l'adjudant jusqu'au bout de l'allée où l'attendait le reste de son
équipe. Le chien de la brigade cynophile tournait en rond en jappant plaintivement.
– A croire que son flair a été complètement lessivé, dit le maître-chien au père en
réponse à sa question muette, ça devient presque une habitude, mais j'aimerais bien savoir
avec quoi ! Maintenant, il a presque peur de venir jusqu'ici !
Le père les regarda disparaître dans le virage, soupira, et se dirigea vers le potager. Il
vérifia le degré de maturation du purin d'orties, ouvrit le composteur et remua un peu les
dernières épluchures qu'il y avait ajouté. Puis il ajouta dans le gros bidon métallique les
déchets qu'il ne pouvait pas mettre au compost et y mit le feu.
Il regarda un moment les flammes danser et monter vers le ciel dans l'air frais de
septembre et pensa à sa femme. Il soupira à nouveau puis partit faire de nouvelles
plantations dans la dernière parcelle ; il n'y avait vraiment que ça pour le calmer.
Les informations du soir firent leurs choux gras de cette nouvelle histoire qui occupa un
tiers du journal, et fit dès le lendemain la une des quotidiens locaux. Des journalistes
occupaient le petit parking qui clôturait cette rue finissant en impasse. Difficile de passer
totalement inaperçu ici : huit chiens dans la maison d'en face qui signalaient le passage de
chaque piéton ou voiture à proximité, encore deux autres dans les maisons un peu plus
loin, et surtout, la gendarmerie, juste au bout de la rue à moins de cinq cents mètres.
Impossible de faire quartier plus paisible, et pourtant ! Déjà huit disparitions depuis l'été
précédent, et à part la mère, la cinquième, que des touristes. Ceux-ci se faisaient plus rares
dans la forêt, et à présent, même les gens du coin commençaient à avoir peur. La psychose
galopait tous azimuts.
Le père et le fils regardèrent les infos en finissant de manger, sans un mot. L'image de la
mère s'alignait régulièrement sur l'écran avec celle des autres victimes, remuant le couteau
dans la plaie. Sans doute avait-elle été témoin du quatrième enlèvement, un coup de pas de
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bol.
– Tu crois qu'ils vont rester longtemps ? demanda le fils en parlant des reporters. On ne
peut pas sortir sans être assailli et les copains ne veulent même plus venir !
– Je ne sais pas, sans doute comme la dernière fois. Il vont faire monter la sauce
pendant quelques jours, jusqu'à ce qu'il se passe quelque chose de plus croustillant ailleurs.
Sois juste un peu patient, ça finit toujours par retomber.
Moins d'une semaine plus tard, le massacre sanglant de toute une famille par un père
désespéré et en cavale rameuta les chacals à l'autre bout du pays, laissant la gendarmerie
locale patauger avec cette série de disparitions et le quartier retrouver un calme apparent.
Le père continua à s'occuper de son jardin dès qu'il quittait son travail et le fils à suivre ses
cours. Octobre pointa le nez sans que rien de nouveau ne vienne troubler la routine
grisâtre de ce début d'automne, à part peut-être les fréquents cauchemars du fils. Jusqu'à
ce jour de Toussaint, quand ils revinrent tous deux après trois jours d'absence.
– Nom de Dieu ! s'exclama le père en découvrant les taupinières qui défigurait ses
dernières plantations. Il ne manquait plus que ça !
Les taupes n'avaient hélas pas été les seules à faire la fête. Les empreintes de plusieurs
chiens se détachaient sur le sol labouré, et il était évident qu'ils avaient participé
activement à l'agrandissement des trous, retournant la terre et mettant à nu les racines.
Le fils regarda, effaré, le désastre.
– Ils ont tout défoncé, dit-il en remettant la terre en place après avoir retiré les plantes
déchiquetées, il ne reste rien. Le portail était bien fermé. Il va falloir vérifier toute la
clôture, ils ont dû passer par dessous, tu ne crois pas ?
Le bruit d'un moteur, puis le claquement de portières, et les pas sur le gravier qu'ils
reconnurent tout de suite, relégua sa réponse à plus tard.
– Adjudant Cléry ?
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L'homme avançait vers lui, la mine grave du porteur de mauvaise nouvelle, un sachet de
plastique à la main.
– Reconnaissez-vous ceci ? demanda-t-il sans préambule en tendant le sac.
Le père examina la bague et blêmit. Il opina silencieusement de la tête.
– Je crois qu'on a retrouvé votre femme, dit l'adjudant, mais... il hésita à dire la suite et
chercha ses mots, mais pas en vie...
– Où est-elle ? demanda le fils qui avait aussi changé de couleur.
– Entre les mains du légiste, enfin ce qu'il en reste...
Le père lui lança un regard interrogateur et Cléry se décida à entrer dans les détails.
– Les chiens de votre voisin, dit-il gêné. Ils ont ramené des os, et sur l'un d'eux, il y avait
cette bague. Le légiste n'a que quelques ossements avec encore un peu de chair dessus.
L'ADN pourra confirmer s'il s'agit bien de votre femme mais en ce qui concerne la cause de
la mort, et le responsable, je crains qu'il n'ait pas assez d'éléments. Mais au moins... vous
n'attendrez plus... Toutes mes condoléances.
Le père se contenta de secouer la tête, le regard perdu, et l'adjudant n'insista pas.
– Je vous tiens au courant, dit-il seulement en se retirant.
Le fils encaissa la nouvelle comme une confirmation sans surprise.
– Au moins maintenant, on ne la cherchera plus, dit-il la voix un peu tremblante.
– C'est la première fois qu'ils retrouvent un corps, nota le père, même si ce n'est que des
morceaux.
– Allez papa, essaie de ne pas y penser, tu vas te faire du mal pour rien. On ferait mieux
de s'occuper de cette clôture avant que les chiens ne viennent dévaster le reste du jardin.
– Tu as raison ! Qu'est-ce que je ferais sans toi ? Allez, au boulot !
Ils inspectèrent chaque centimètre de clôture et trouvèrent l'endroit où les chiens
avaient creusé le passage. En fin d'après-midi, le jardin était de nouveau étanche. Le père
et le fils refirent une beauté à la plate-bande amochée avant la tombée du soir et
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ramassèrent ce qui était mûr pour le repas du soir. La maison se recroquevilla derrière ses
volets clos dans la froidure de novembre. Trois jours plus tard, l'adjudant Cléry vint
officialiser la nouvelle. C'était bien les os de la mère, mais impossible de savoir où était le
reste du corps. Il espérait simplement que les chiens le ramèneraient sur le lieu et pour ça,
il laissait un homme en surveillance, prêt à les pister où qu'ils aillent.
Les jours glissèrent jusqu'en décembre sans que rien ne bouge. La filature des chiens ne
donna rien et fut abandonnée. Le père et le fils avaient repris leur routine et l'adjudant
Cléry n'avait toujours pas de piste.
Quelques jours avant Noël, un jogger égaré interpella le père occupé dans son jardin.
– Je crois que je me suis perdu, dit-il, je cherche la maison de la forêt.
– C'est carrément de l'autre côté, répondit le père.
Tandis qu'il lui indiquait la direction et la distance, il vit la tête de l'homme se
décomposer.
– Ça fait deux heures que je cours, je n'en peux plus et il fait déjà presque nuit !
– Entrez un moment vous reposer un peu. Je vous ramènerai en voiture quand j'aurai
fini mon carré. Vous avez soif ?
L'homme fit oui de la tête, et le père appela son fils.
– A boire pour notre invité !
Le fils disparut dans la maison et en ressortit presque aussitôt avec un verre d'eau.
– Merci, dit l'homme après avoir avalé quelques gorgées, c'est vraiment gentil à vous !
C'est un sacrément beau jardin que vous avez là ! Moi aussi j'en ai un chez moi.
Aujourd'hui, c'est bien la seule façon d'être sûr de se nourrir correctement !
– Vous aussi vous êtes à fond pour le bio ? demanda le père, tout heureux de trouver
quelqu'un qui partage ses convictions. Vous voulez visiter ?
– Avec plaisir, et oui, je fais très attention à ce que je mange ! Vous savez ce qu'on dit :
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un esprit sain dans un corps sain !
L'homme écouta les explications du père, glanant quelques informations utiles, s'extasia
devant les parterres et le chalet, si joli.
– Very bad trip, dit-il en entrant, quel drôle de nom pour un abri de jardin !
– C'est une longue histoire que vous n'aurez pas le temps de connaître, dit le fils, caché
derrière la porte, en l'assommant avec la bêche.
L'homme s'effondra comme une masse sur le plancher recouvert de bâches plastiques.
– Bien joué, fils, dit le père. Que du bio, c'est parfait ! Il faut toujours faire attention à ce
qu'on met dans le compost. Je vais chercher la tronçonneuse et les protections. Achève-le,
et après, va étaler le purin d'orties vers l'entrée, ça fera plaisir aux chiens !
Un peu plus tard, tout en brûlant dans le bidon les vêtements du coureur, le fils dit en
souriant un peu tristement à son père :
– On va pouvoir faire une nouvelle parcelle. Quel dommage que maman n'ait pas été
d'accord !
– Je le regrette aussi chaque jour, mais regarde, même maintenant elle continue à nous
gâter, c'est sur sa parcelle que ça donne le mieux !
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