Pas de vie chrétienne sans engagement

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Pas de vie chrétienne sans engagement
Rencontre
DOM EUGENIO RIXEN
« Pas de vie
chrétienne
sans engagement »
Eugène Rixen, évêque de Goiás au Brésil, est originaire de La Calamine, une des communes
de langue allemande de Belgique. Depuis des années, il soutient les paysans
« sans terres » qui s’organisent pour obtenir un lopin à cultiver et ainsi nourrir leurs
familles et la population locale.
© Entraide et Fraternité
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hommes et ces femmes ne possèdent
aucun terrain ou ont été victimes d’expropriation. Ils cherchent une nouvelle
terre pour pouvoir travailler et nourrir
leur famille. Cela ne peut pas se faire sans
lutte. Et, comme là-bas la population croit
beaucoup en l’aide de l’Église dans ses
combats, je me suis engagé avec eux,
jusqu’à aujourd’hui. C’est d’ailleurs une
des raisons de mon retour en Belgique. Je
veux partager cette lutte pour la dignité
humaine avec les chrétiens de Belgique.
Je peux compter sur le soutien de l’ONG
belge Entraide et Fraternité dont c’est le
thème de la campagne cette année.
leurs fait mon travail de licence sur sa
méthode, voir-juger-agir. En Amérique
latine, on utilise sa méthode pour réaliser les plans pastoraux. On y a ajouté le
verbe « célébrer » pour montrer que cette
démarche s’inscrit aussi dans la manière
de prier et de dire Dieu comme quelqu’un
qui marche avec nous. Une autre personnalité est évidemment Mgr Helder
Camara. Dès que je suis arrivé au Brésil en
1980, j’ai été lui rendre visite. Sa manière
d’accueillir était extraordinaire. Il ne fallait
pas attendre trois mois avant d’avoir une
audience !
– Pourquoi ce choix de la prêtrise ? Une évidence pour vous ?
– À l’époque, je travaillais beaucoup avec
le Patro, qui a été pour moi une expérience
d’ouverture aux autres. En m’impliquant
dans ce service avec et pour les jeunes,
dans quelque chose d’utile à la société,
– Un échange riche de sens, qui vous a
je trouvais ma propre joie, mon propre – Comment êtes-vous finalement devenu marqué ?
bonheur. C’est à la fin de mon apprentis- évêque de Goias ?
– Oui. Je lui ai demandé : « Que voulezsage philosophique que quelqu’un du – En 2006, j’ai été ordonné évêque auxi- vous que je fasse ici au Brésil ? » Il m’a dit
Séminaire de l’Amérique latine est venu liaire et trois ans plus tard évêque titulaire alors une phrase que je n’oublierai jamais.
me demander s’il n’y aurait pas des sémi- de Goias, un diocèse qui était très engagé « Reste près des pauvres, et eux te diront
naristes intéressés pour le rejoindre. J’ai dans cette pastorale des « sans-terres », ce que tu dois faire. » Dans la chapelle du
entendu cet appel et j’y ai répondu. En celui où il y a le plus de problèmes terriens. centre diocésain de Goias, on peut lire
1966, je suis donc parti à Louvain
une phrase qui rappelle que l’Église
pour y faire mes études de théologie. « Si l’Église n’est pas au cœur des est le peuple de Dieu. C’est cette
J’ai été ordonné à Saint-Vith en 1970.
affirmation qui me guide et qui m’a
J’ai ensuite eu la joie de faire deux combats sociaux, comment pour- toujours guidé. Si l’Église n’est pas
ans de spécialisation en catéchèse, rait-elle témoigner de celui qui a pris au cœur des combats sociaux, comtoujours en lien avec mon départ corps d’homme pour que nous ayons ment pourrait-elle témoigner de
pour l’Amérique latine. Mais avant de
celui qui a pris corps d’homme pour
partir, je suis resté sept ans comme la vie et l’ayons en plénitude ? »
que nous ayons la vie et l’ayons en
vicaire à Welkenraedt. J’ai travaillé
plénitude ?
sur tout le plateau de Herve, surtout au Mon prédécesseur, Dom Thomas Balduino
niveau de la catéchèse et des jeunes. Je a été le fondateur de cette pastorale et – Comment expliquez-vous, au Brésil, une
me suis également engagé dans un travail était lui-même fortement impliqué dans certaine désaffection de l’Église catholique
social, à La Berge. Il s’agissait d’accueillir cette lutte. Le nonce, sachant que j’avais vers les mouvements essentiellement pendes jeunes et des adultes qui ne savaient une grande sensibilité pour ce travail, a tecôtistes ?
pas où aller. Cette maison leur offrait un probablement proposé ma nomination.
– La raison est historique. Au Brésil, être
accueil, un lieu où reprendre ses marques,
catholique et portugais allait de pair.
pour mieux redémarrer ensuite.
– Le fait de n’être pas Brésilien d’origine a-t- C’est à la fin du XIXe siècle qu’est appail posé problème ? Et devenir évêque a-t-il rue la séparation progressive de l’Église
– Certains auraient pu penser que ce travail changé votre regard ?
et de l’État. Une bonne partie des gens
social n’a pas un grand lien avec la vie sacer- – Pas du tout. Au Brésil, on ne se sent n’a jamais vraiment été évangélisée en
dotale… Mais pour vous c’est essentiel ?
jamais étranger. C’est un pays très métissé profondeur. Actuellement, on voit donc
– J’ai toujours vécu ainsi : une forte spi- composé d’Indiens, d’Africains, de Portu- beaucoup d’églises évangéliques et néoritualité centrée sur une lecture de la gais, d’Italiens et bien d’autres encore. pentecôtistes. Elles basent leur foi sur
Bible et surtout des évangiles et en même En devenant évêque, j’ai toujours voulu trois éléments. La religion est d’abord
temps un engagement social. La foi qui ne rester fidèle à moi-même. Ceux qui m’ont proposée comme un moyen de devenir
s’engage pas n’est pas une véritable foi.
choisi connaissaient mes options de vie. prospère. Si tu as la foi, tu deviendras
Je n’ai jamais rien caché de ce qui m’ha- riche. Vient ensuite la promesse de gué– Et après sept ans de vicariat, une demande bitait profondément, de ma manière de rison. Comme les soins de santé de quavous parvient…
voir les choses et de m’engager. S’ils m’ont lité ne sont pas accessibles à tous, les
– Oui, j’ai reçu une lettre me demandant pris, c’est pour continuer dans cette voie. gens sont tentés d’y recourir. Enfin, on
de partir au Brésil pour travailler avec les
y apprend la pratique d’exorcisme pour
jeunes et la catéchèse. C’était l’objectif – Quels sont les personnages qui vous ins- chasser les démons qui sont présentés
premier. Je suis parti au début de l’année pirent ?
comme la cause de tous les maux. Ces
1980 dans le diocèse de Lins. J’ai pris en – De grandes figures m’ont marqué. courants font appel à une religiosité, un
charge la catéchèse, les jeunes et me Dans ma jeunesse, c’était la Père Damien Dieu pour moi, alors que la foi catholique
suis occupé de la formation des prêtres. Deveuster qui avait choisi d’aller vivre propose plutôt des chemins pour vivre
Mais rapidement, j’ai aussi commencé à Molokai avec les lépreux. Un autre l’Évangile et la recherche de justice que le
à travailler avec les « sans-terres ». Ces personnage-clé, c’est Cardijn. J’ai d’ail- Christ propose.
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-J
e suis né en 1944 à La Calamine, en Communauté germanophone, où j’ai fait mes écoles
primaires. Ensuite, j’ai suivi
une formation pour devenir instituteur
en 1964 à Theux. Et puis je suis entré au
Séminaire à Saint-Trond pour y étudier la
philosophie et me préparer à la prêtrise.
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– Pour vous, quels sont les enjeux princi- été abattue par un propriétaire terrien jours négatif. Personne n’a une vue absopaux actuels du Brésil ?
alors qu’elle se battait pour la défense lue des choses. Mais aujourd’hui, nous
– Le problème principal est celui de la des petits paysans amazoniens. L’agro- nous sentons confortés par le message du
terre. Nous organisons bientôt une ren- business avance de plus en plus dans pape François. On sent un souffle nouveau.
contre sur cette question cruciale, avec la forêt amazonienne pour des cultures
tous les évêques. Nous sommes envi- intensives de soja. Les habitants locaux – Vu votre expérience, quelles proposiron trois cents et allons réfléchir sur la ont été dépouillés de leur terre, leur tions pouvez-vous formuler aux chrétiens
réforme agraire. Le Brésil est vraiment acte de propriété ayant été déclaré non- du vieux continent ? Ils semblent parfois
une terre de contraste. Des gens pos- valide. Dans mon diocèse, un prêtre ita- mal à l’aise avec la sécularisation perçue
sèdent dix, vingt mille hectares de terre, lien a aussi été victime d’un attentat et il comme un danger plutôt qu’un enjeu à
et même plus. Mais ces terres servent est resté aveugle. Un syndicaliste qui vou- relever. Comment dire Dieu et vivre Dieu
essentiellement pour la monoculture et lait protéger les sans-terres a également aujourd’hui ?
pour produire des biens commercialisés été tué. Mais la lutte continue. La Com- – J’ai accueilli 106 jeunes pendant les
dans les pays du Nord : production de mission Pastorale de la Terre essaye de JMJ au Brésil. Ils ont été marqués par
soja, de céréales pour nourrir nos bovins, faire en sorte que des titres de propriétés le fait qu’ici, la foi est naturelle et que
d’agro-carburants dont la conséquence soient octroyés aux paysans, ce que n’ac- l’engagement social en fait partie intéest la déforestation. Et sur place, les gens ceptent pas facilement les gros proprié- grante. L’un ne va pas sans l’autre. J’ai
n’ont pas à manger. Ces propriétaires pos- taires terriens. Ce n’est évidemment pas l’impression que quelque chose va revesèdent les trois-quarts des terres. Seul le suffisant. Il faut aussi aider les paysans à nir. L’être humain a besoin du transcendernier quart est consacré à l’agriculture produire et à vendre. C’est la condition dant. Au niveau de la foi chrétienne, on
familiale, pour produire ce qui est néces- pour avoir un revenu digne.
a un message formidable à transmettre.
saire pour vivre. C’est pourquoi
En Europe, l’Église devient moins
avec l’ONG Entraide et Fraternité,
dans des institutions qui
« Je fais partie de celles et ceux qui puissante
nous défendons l’agriculture
dominent la société. C’est certaifamiliale. Elle préserve beaucoup puisent à la source de Charles de Fou- nement une condition pour que
mieux la nature que l’agro-busi- cauld qui va, un peu comme le Père l’Évangile devienne plus transpaness dont le seul objectif est de
Il me semble que beaucoup
Damien, là où personne ne veut aller. » rent.
faire de l’argent.
vont s’intéresser de nouveau aux
questions de la transcendance. On
– L’agro-business continue-t-il de s’étendre – Qu’est-ce qui continue à vous animer ? À sent un fond inspiré par les valeurs chréau Brésil ?
quelle source allez-vous puiser ?
tiennes de solidarité et de justice.
– Ces dix dernières années, le gou- – Probablement une profonde foi dans
vernement a fort soutenu ce secteur. l’Évangile de Jésus. Dans l’Évangile de – Comment inviter les hommes à découvrir
Aujourd’hui, la construction des nouveaux Luc, pour annoncer la Bonne Nouvelle, la personne de Jésus-Christ ?
stades de football pour le Mondial, qui va Jésus proclame : « L’Esprit du Seigneur – Le christianisme n’est pas une morale,
coûter des fortunes, est très mal ressen- est sur moi parce qu’il m’a confirmé par un dogme. C’est d’abord la rencontre
tie par les pauvres qui se sentent exclus. l’onction pour annoncer la Bonne Nou- d’une personne, le Christ, que l’on veut
Tout cela est en grosse partie financé par velle aux pauvres. Il m’a envoyé proclamer imiter et mettre en pratique dans sa vie
l’argent de l’agro-business. Des manifesta- aux captifs la libération et aux aveugles le quotidienne, personnelle et collective. Au
tions éclatent, surtout chez les jeunes. Ils retour à la vue, renvoyer les opprimés en Brésil, j’ai appris à lire la Bible autrement,
se plaignent qu’il n’y a pas d’argent pour liberté, proclamer une année d’accueil par notamment grâce à Carlos Mesters. Non
la santé, l’éducation, le transport. Même le Seigneur. » (Luc 4, 18.) Je voudrais que pas dans une vision uniquement intimiste
si la misère-crasse a reculé dans le pays, ma vie puisse être une Bonne Nouvelle mais comme un chemin de libération. J’ai
il reste de profondes inégalités. La répar- surtout pour les pauvres qui souffrent. vu la misère de mon peuple, je suis avec
tition des richesses est injuste et l’actuel Avec le peu de moyens que l’on a, il faut lui. Je suis venu la libérer de l’esclavage. Je
gouvernement n’a pas un véritable projet tenir bon et semer l’espérance. Je fais ne suis pas un Dieu absent, loin de mon
de réforme agraire. La lutte reste indis- partie de celles et ceux qui puisent à la peuple. Je chemine avec lui dans ses joies
pensable même si elle est difficile.
source de Charles de Foucauld qui va, un et ses souffrances, dans ses luttes et ses
peu comme le Père Damien, là où per- espérances. Il n’y a pas de vie chrétienne
– Le prix à payer pour lutter est parfois très sonne ne veut aller.
sans engagement. Ce qui me frappe aussi
lourd. Qu’en est-il aujourd’hui ?
en Belgique, c’est la place que les étran– Le Brésil compte énormément de mar- – L’option préférentielle pour les pauvres gers prennent dans les communautés
tyrs. Et ça continue. Un de mes confrères, est-elle portée par l’ensemble des évêques chrétiennes. Que ce soit à Bruxelles ou
Mgr Calsadiglia, a fait bâtir une chapelle brésiliens ?
ailleurs. C’est vraisemblablement un défi.
en l’honneur de tous ceux qui ont perdu – Non. Nous avons un bon groupe Comment les communautés chrétiennes
la vie pendant la dictature militaire et à d’évêques qui se soutiennent mutuel- du vieux continent sont-elles prêtes à
cause de la lutte pour la terre. Une des lement. Mais tous les évêques ne vont redécouvrir l’Évangile autrement grâce
dernières victimes, la plus connue, est pas dans ce sens. C’est aussi ce qui fait la au partage avec ces hommes et ces
une religieuse américaine, sœur Dorothy, richesse de l’Église. On arrive à vivre dans femmes qui viennent d’ailleurs ?
qui faisait partie de la congrégation des des contradictions qui peuvent apparaître
Sœurs de Notre-Dame de Namur. Elle a comme insurmontables. Ce n’est pas touPropos recueillis par Paul FRANCK