Pas de vie chrétienne sans engagement
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Pas de vie chrétienne sans engagement
Rencontre DOM EUGENIO RIXEN « Pas de vie chrétienne sans engagement » Eugène Rixen, évêque de Goiás au Brésil, est originaire de La Calamine, une des communes de langue allemande de Belgique. Depuis des années, il soutient les paysans « sans terres » qui s’organisent pour obtenir un lopin à cultiver et ainsi nourrir leurs familles et la population locale. © Entraide et Fraternité L’appel 367 - Mai 2014 24 hommes et ces femmes ne possèdent aucun terrain ou ont été victimes d’expropriation. Ils cherchent une nouvelle terre pour pouvoir travailler et nourrir leur famille. Cela ne peut pas se faire sans lutte. Et, comme là-bas la population croit beaucoup en l’aide de l’Église dans ses combats, je me suis engagé avec eux, jusqu’à aujourd’hui. C’est d’ailleurs une des raisons de mon retour en Belgique. Je veux partager cette lutte pour la dignité humaine avec les chrétiens de Belgique. Je peux compter sur le soutien de l’ONG belge Entraide et Fraternité dont c’est le thème de la campagne cette année. leurs fait mon travail de licence sur sa méthode, voir-juger-agir. En Amérique latine, on utilise sa méthode pour réaliser les plans pastoraux. On y a ajouté le verbe « célébrer » pour montrer que cette démarche s’inscrit aussi dans la manière de prier et de dire Dieu comme quelqu’un qui marche avec nous. Une autre personnalité est évidemment Mgr Helder Camara. Dès que je suis arrivé au Brésil en 1980, j’ai été lui rendre visite. Sa manière d’accueillir était extraordinaire. Il ne fallait pas attendre trois mois avant d’avoir une audience ! – Pourquoi ce choix de la prêtrise ? Une évidence pour vous ? – À l’époque, je travaillais beaucoup avec le Patro, qui a été pour moi une expérience d’ouverture aux autres. En m’impliquant dans ce service avec et pour les jeunes, dans quelque chose d’utile à la société, – Un échange riche de sens, qui vous a je trouvais ma propre joie, mon propre – Comment êtes-vous finalement devenu marqué ? bonheur. C’est à la fin de mon apprentis- évêque de Goias ? – Oui. Je lui ai demandé : « Que voulezsage philosophique que quelqu’un du – En 2006, j’ai été ordonné évêque auxi- vous que je fasse ici au Brésil ? » Il m’a dit Séminaire de l’Amérique latine est venu liaire et trois ans plus tard évêque titulaire alors une phrase que je n’oublierai jamais. me demander s’il n’y aurait pas des sémi- de Goias, un diocèse qui était très engagé « Reste près des pauvres, et eux te diront naristes intéressés pour le rejoindre. J’ai dans cette pastorale des « sans-terres », ce que tu dois faire. » Dans la chapelle du entendu cet appel et j’y ai répondu. En celui où il y a le plus de problèmes terriens. centre diocésain de Goias, on peut lire 1966, je suis donc parti à Louvain une phrase qui rappelle que l’Église pour y faire mes études de théologie. « Si l’Église n’est pas au cœur des est le peuple de Dieu. C’est cette J’ai été ordonné à Saint-Vith en 1970. affirmation qui me guide et qui m’a J’ai ensuite eu la joie de faire deux combats sociaux, comment pour- toujours guidé. Si l’Église n’est pas ans de spécialisation en catéchèse, rait-elle témoigner de celui qui a pris au cœur des combats sociaux, comtoujours en lien avec mon départ corps d’homme pour que nous ayons ment pourrait-elle témoigner de pour l’Amérique latine. Mais avant de celui qui a pris corps d’homme pour partir, je suis resté sept ans comme la vie et l’ayons en plénitude ? » que nous ayons la vie et l’ayons en vicaire à Welkenraedt. J’ai travaillé plénitude ? sur tout le plateau de Herve, surtout au Mon prédécesseur, Dom Thomas Balduino niveau de la catéchèse et des jeunes. Je a été le fondateur de cette pastorale et – Comment expliquez-vous, au Brésil, une me suis également engagé dans un travail était lui-même fortement impliqué dans certaine désaffection de l’Église catholique social, à La Berge. Il s’agissait d’accueillir cette lutte. Le nonce, sachant que j’avais vers les mouvements essentiellement pendes jeunes et des adultes qui ne savaient une grande sensibilité pour ce travail, a tecôtistes ? pas où aller. Cette maison leur offrait un probablement proposé ma nomination. – La raison est historique. Au Brésil, être accueil, un lieu où reprendre ses marques, catholique et portugais allait de pair. pour mieux redémarrer ensuite. – Le fait de n’être pas Brésilien d’origine a-t- C’est à la fin du XIXe siècle qu’est appail posé problème ? Et devenir évêque a-t-il rue la séparation progressive de l’Église – Certains auraient pu penser que ce travail changé votre regard ? et de l’État. Une bonne partie des gens social n’a pas un grand lien avec la vie sacer- – Pas du tout. Au Brésil, on ne se sent n’a jamais vraiment été évangélisée en dotale… Mais pour vous c’est essentiel ? jamais étranger. C’est un pays très métissé profondeur. Actuellement, on voit donc – J’ai toujours vécu ainsi : une forte spi- composé d’Indiens, d’Africains, de Portu- beaucoup d’églises évangéliques et néoritualité centrée sur une lecture de la gais, d’Italiens et bien d’autres encore. pentecôtistes. Elles basent leur foi sur Bible et surtout des évangiles et en même En devenant évêque, j’ai toujours voulu trois éléments. La religion est d’abord temps un engagement social. La foi qui ne rester fidèle à moi-même. Ceux qui m’ont proposée comme un moyen de devenir s’engage pas n’est pas une véritable foi. choisi connaissaient mes options de vie. prospère. Si tu as la foi, tu deviendras Je n’ai jamais rien caché de ce qui m’ha- riche. Vient ensuite la promesse de gué– Et après sept ans de vicariat, une demande bitait profondément, de ma manière de rison. Comme les soins de santé de quavous parvient… voir les choses et de m’engager. S’ils m’ont lité ne sont pas accessibles à tous, les – Oui, j’ai reçu une lettre me demandant pris, c’est pour continuer dans cette voie. gens sont tentés d’y recourir. Enfin, on de partir au Brésil pour travailler avec les y apprend la pratique d’exorcisme pour jeunes et la catéchèse. C’était l’objectif – Quels sont les personnages qui vous ins- chasser les démons qui sont présentés premier. Je suis parti au début de l’année pirent ? comme la cause de tous les maux. Ces 1980 dans le diocèse de Lins. J’ai pris en – De grandes figures m’ont marqué. courants font appel à une religiosité, un charge la catéchèse, les jeunes et me Dans ma jeunesse, c’était la Père Damien Dieu pour moi, alors que la foi catholique suis occupé de la formation des prêtres. Deveuster qui avait choisi d’aller vivre propose plutôt des chemins pour vivre Mais rapidement, j’ai aussi commencé à Molokai avec les lépreux. Un autre l’Évangile et la recherche de justice que le à travailler avec les « sans-terres ». Ces personnage-clé, c’est Cardijn. J’ai d’ail- Christ propose. 25 L’appel 367 - Mai 2014 -J e suis né en 1944 à La Calamine, en Communauté germanophone, où j’ai fait mes écoles primaires. Ensuite, j’ai suivi une formation pour devenir instituteur en 1964 à Theux. Et puis je suis entré au Séminaire à Saint-Trond pour y étudier la philosophie et me préparer à la prêtrise. Rencontre L’appel 367 - Mai 2014 26 Rencontre – Pour vous, quels sont les enjeux princi- été abattue par un propriétaire terrien jours négatif. Personne n’a une vue absopaux actuels du Brésil ? alors qu’elle se battait pour la défense lue des choses. Mais aujourd’hui, nous – Le problème principal est celui de la des petits paysans amazoniens. L’agro- nous sentons confortés par le message du terre. Nous organisons bientôt une ren- business avance de plus en plus dans pape François. On sent un souffle nouveau. contre sur cette question cruciale, avec la forêt amazonienne pour des cultures tous les évêques. Nous sommes envi- intensives de soja. Les habitants locaux – Vu votre expérience, quelles proposiron trois cents et allons réfléchir sur la ont été dépouillés de leur terre, leur tions pouvez-vous formuler aux chrétiens réforme agraire. Le Brésil est vraiment acte de propriété ayant été déclaré non- du vieux continent ? Ils semblent parfois une terre de contraste. Des gens pos- valide. Dans mon diocèse, un prêtre ita- mal à l’aise avec la sécularisation perçue sèdent dix, vingt mille hectares de terre, lien a aussi été victime d’un attentat et il comme un danger plutôt qu’un enjeu à et même plus. Mais ces terres servent est resté aveugle. Un syndicaliste qui vou- relever. Comment dire Dieu et vivre Dieu essentiellement pour la monoculture et lait protéger les sans-terres a également aujourd’hui ? pour produire des biens commercialisés été tué. Mais la lutte continue. La Com- – J’ai accueilli 106 jeunes pendant les dans les pays du Nord : production de mission Pastorale de la Terre essaye de JMJ au Brésil. Ils ont été marqués par soja, de céréales pour nourrir nos bovins, faire en sorte que des titres de propriétés le fait qu’ici, la foi est naturelle et que d’agro-carburants dont la conséquence soient octroyés aux paysans, ce que n’ac- l’engagement social en fait partie intéest la déforestation. Et sur place, les gens ceptent pas facilement les gros proprié- grante. L’un ne va pas sans l’autre. J’ai n’ont pas à manger. Ces propriétaires pos- taires terriens. Ce n’est évidemment pas l’impression que quelque chose va revesèdent les trois-quarts des terres. Seul le suffisant. Il faut aussi aider les paysans à nir. L’être humain a besoin du transcendernier quart est consacré à l’agriculture produire et à vendre. C’est la condition dant. Au niveau de la foi chrétienne, on familiale, pour produire ce qui est néces- pour avoir un revenu digne. a un message formidable à transmettre. saire pour vivre. C’est pourquoi En Europe, l’Église devient moins avec l’ONG Entraide et Fraternité, dans des institutions qui « Je fais partie de celles et ceux qui puissante nous défendons l’agriculture dominent la société. C’est certaifamiliale. Elle préserve beaucoup puisent à la source de Charles de Fou- nement une condition pour que mieux la nature que l’agro-busi- cauld qui va, un peu comme le Père l’Évangile devienne plus transpaness dont le seul objectif est de Il me semble que beaucoup Damien, là où personne ne veut aller. » rent. faire de l’argent. vont s’intéresser de nouveau aux questions de la transcendance. On – L’agro-business continue-t-il de s’étendre – Qu’est-ce qui continue à vous animer ? À sent un fond inspiré par les valeurs chréau Brésil ? quelle source allez-vous puiser ? tiennes de solidarité et de justice. – Ces dix dernières années, le gou- – Probablement une profonde foi dans vernement a fort soutenu ce secteur. l’Évangile de Jésus. Dans l’Évangile de – Comment inviter les hommes à découvrir Aujourd’hui, la construction des nouveaux Luc, pour annoncer la Bonne Nouvelle, la personne de Jésus-Christ ? stades de football pour le Mondial, qui va Jésus proclame : « L’Esprit du Seigneur – Le christianisme n’est pas une morale, coûter des fortunes, est très mal ressen- est sur moi parce qu’il m’a confirmé par un dogme. C’est d’abord la rencontre tie par les pauvres qui se sentent exclus. l’onction pour annoncer la Bonne Nou- d’une personne, le Christ, que l’on veut Tout cela est en grosse partie financé par velle aux pauvres. Il m’a envoyé proclamer imiter et mettre en pratique dans sa vie l’argent de l’agro-business. Des manifesta- aux captifs la libération et aux aveugles le quotidienne, personnelle et collective. Au tions éclatent, surtout chez les jeunes. Ils retour à la vue, renvoyer les opprimés en Brésil, j’ai appris à lire la Bible autrement, se plaignent qu’il n’y a pas d’argent pour liberté, proclamer une année d’accueil par notamment grâce à Carlos Mesters. Non la santé, l’éducation, le transport. Même le Seigneur. » (Luc 4, 18.) Je voudrais que pas dans une vision uniquement intimiste si la misère-crasse a reculé dans le pays, ma vie puisse être une Bonne Nouvelle mais comme un chemin de libération. J’ai il reste de profondes inégalités. La répar- surtout pour les pauvres qui souffrent. vu la misère de mon peuple, je suis avec tition des richesses est injuste et l’actuel Avec le peu de moyens que l’on a, il faut lui. Je suis venu la libérer de l’esclavage. Je gouvernement n’a pas un véritable projet tenir bon et semer l’espérance. Je fais ne suis pas un Dieu absent, loin de mon de réforme agraire. La lutte reste indis- partie de celles et ceux qui puisent à la peuple. Je chemine avec lui dans ses joies pensable même si elle est difficile. source de Charles de Foucauld qui va, un et ses souffrances, dans ses luttes et ses peu comme le Père Damien, là où per- espérances. Il n’y a pas de vie chrétienne – Le prix à payer pour lutter est parfois très sonne ne veut aller. sans engagement. Ce qui me frappe aussi lourd. Qu’en est-il aujourd’hui ? en Belgique, c’est la place que les étran– Le Brésil compte énormément de mar- – L’option préférentielle pour les pauvres gers prennent dans les communautés tyrs. Et ça continue. Un de mes confrères, est-elle portée par l’ensemble des évêques chrétiennes. Que ce soit à Bruxelles ou Mgr Calsadiglia, a fait bâtir une chapelle brésiliens ? ailleurs. C’est vraisemblablement un défi. en l’honneur de tous ceux qui ont perdu – Non. Nous avons un bon groupe Comment les communautés chrétiennes la vie pendant la dictature militaire et à d’évêques qui se soutiennent mutuel- du vieux continent sont-elles prêtes à cause de la lutte pour la terre. Une des lement. Mais tous les évêques ne vont redécouvrir l’Évangile autrement grâce dernières victimes, la plus connue, est pas dans ce sens. C’est aussi ce qui fait la au partage avec ces hommes et ces une religieuse américaine, sœur Dorothy, richesse de l’Église. On arrive à vivre dans femmes qui viennent d’ailleurs ? qui faisait partie de la congrégation des des contradictions qui peuvent apparaître Sœurs de Notre-Dame de Namur. Elle a comme insurmontables. Ce n’est pas touPropos recueillis par Paul FRANCK