synth è se - ndls conseil

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S Y N T H È S E
Patriarches
Le management tiré de l’Ancien Testament
Patriarches
Débats animés par Guillaume Goubert Rédacteur en chef L A C R O I X
& Dominique Greiner Rédacteur en chef Religieux L A C R O I X
Ouverture
Patrice Cros P R E M I E R
CERCLE
Abraham, Isaac et Jacob ont tous trois porté la destinée de leur communauté. Ces personnages de la Genèse sont
« surhumains », comme le confie le moine bénédictin Dom Jean de Monléon, auteur de La vie des Patriarches de l’Ancien
Testament, mais non pas au sens de « super héros » ou de patrons de droit divin. Ces personnages extraordinaires avancent
de manière très humaine. Ils doutent. Ils ont peur. Ils espèrent. Ils sont amenés à négocier. Les négociations peuvent être
âpres, mais ils agissent finalement avec humilité, obéissance, patience et charité. Ces trois figures n’avaient pas
nécessairement toutes les qualités pour diriger des hommes, mais n’en ont pas moins assumé jusqu’au bout la mission qui
leur a été confiée. De ce point de vue, les dirigeants d’aujourd’hui ont peut-être quelque chose à aller chercher dans
l’histoire des patriarches, malgré leurs limites ou leurs échecs. En effet, ils ont su mener des hommes, conduire des projets
ambitieux en suscitant la confiance autour d’eux.
Le dirigeant d’entreprise, lui aussi, est porteur d’une promesse. Elle est industrielle, commerciale, technologique et sociale.
Elle s’adresse au marché, à la société et au monde. C’est pourquoi nous avons demandé à des dirigeants de très grands
groupes de relire la partie de l’Ancien Testament où il est question des patriarches, dans le but d’en dégager les valeurs
universelles, des règles de leadership et de management utiles au quotidien.
Que soient remerciés François Cazalas, président du conseil de surveillance de C L A R A N O R , Charles Bienaimé de la
société de gestion M E E S C H A E R T , ainsi que Jacques Attali qui nous fait l’amitié d’introduire nos échanges animés par les
rédacteurs en chef de La Croix Guillaume Goubert et Dominique Greiner.
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Prendre la tête d’une communauté de destin se mérite
En quoi trois figures fondatrices nous invitent-elles à la réflexion ? Les principes auxquels elles renvoient s’enchaînent de
façon quasi-dialectique. Abraham incarne la bienveillance. Il est celui qui accueille et admet tout le monde. Sa vie est
fondée toute entière sur l’acceptation d’autrui. Chacun a sa raison d’être auprès d’Abraham, qui n’exclut personne, pas
même le méchant. Il y a des limites à cette manière d’être. Dieu dit d’ailleurs à Abraham que tous les hommes ne sont pas
bons et qu’il faut savoir être dur. Abraham est amené à faire quelque chose qu’il n’aurait jamais envisagé spontanément, à
savoir le sacrifice de son fils.
Le second principe est celui de la rigueur. Isaac marque ici un moment charnière : celui de la fin des sacrifices humains
afin de basculer vers un état où l’humanité adore la vie. Ainsi, l’homme se singularise comme une espèce bien particulière :
l’espèce représentant Dieu. Elle incarne ce que Dieu demande afin de réparer le monde.
On voit qu’Abraham et Isaac renvoient à une dialectique entre générosité et rigueur. Abraham devient homme de rigueur
lorsqu’il s’apprête à sacrifier son fils. Nous sommes là en présence de conflits aussi anciens que l’humanité. Dans la gestion
de l’Etat, ne débat-on pas en permanence entre relance et austérité ? Dans un autre ordre d’idées, Abraham est une figure
démocrate tandis qu’Isaac est une figure autocrate. Aucun des deux n’est habilité à incarner un peuple à proprement
parler. En effet, il faut attendre Jacob pour être en présence d’un dirigeant complet. Jacob est la synthèse des deux
principes précédents. Son principe est un principe d’harmonie. Toutefois, un compromis est toujours une bataille. Jacob
lui-même n’est que bataille. Il est aux prises avec son environnement, sa famille. Une bataille suprême s’engage avec
l’ange. Dans la succession de conflits qui tisse son existence, Jacob prend provisoirement le nom d’Israël. Il devient le chef
d’une famille. Ce n’est qu’en tant que synthèse des deux principes précédents qu’il est reconnu à Jacob la capacité de
diriger une famille. Au cours de la bataille décisive lors de laquelle Jacob affronte l’ange, il reçoit quatre coups. Ce n’est
qu’au terme du combat avec l’ange que Jacob a le droit de prendre le nom d’Israël ; ce combat lui a révélé de quels
ennemis il devait se garder.
Patriarches
Jacques Attali
Du père au principe
Tout en exprimant ma gratitude d’être invité à prendre la parole, j’aurais quelques remontrances à formuler quant au
vocabulaire employé. Il n’existe pas « d’Ancien Testament » au sens où il serait dépassé par quelque chose d’autre. La
Torah est vivante. Elle n’est ni quelque chose d’ancien, ni quelque chose de nouveau. N’utilisons, s’il vous plaît, pas des
mots induisant en erreur. Un texte peut être pris au pied de la lettre et considéré à ce titre comme fondamental. Quel
usage, d’ailleurs, doit-on faire du terme de « patriarche » ? C’est là un mot étrange, presque un oxymore à bien considérer
les choses. En langue grecque, patriarche veut dire « le père » et « le maître ». En effet, dans une société patriarcale, il y a
confusion des deux figures. Ici, les mots sont le siège d’un intéressant dialogue entre la pensée juive et la pensée grecque.
Dans la tradition juive, on parlera des « pères ». Le terme de « patriarche » se retrouve à la fois en grec et en latin. Il n’est
toutefois pas immédiatement traduisible en tant que tel dans la tradition juive. On doit donc faire référence à autre chose,
si l’on souhaite lui être fidèle.
Plaçons-nous dans le contexte de la famille, d’une famille qui s’enracine dans l’histoire d’au moins trois personnages qui
ont été des chefs familiaux. Abraham, Isaac et Jacob ont dirigé le peuple juif, à une époque où il n’était pas encore
dénommé comme tel. Il est question d’Israël à la fin de cette dernière. Jacob est le seul à être nommé Israël, ce de
manière transitoire, dans le texte du Livre. Ce dernier décrit l’histoire d’une entreprise – le peuple juif – tournée vers un
seul client : Dieu. C’est très largement une histoire de successions. Certaines d’entre elles sont d’ailleurs compliquées en
raison de disputes d’héritage. Les fils ne s’accordent pas toujours. Leurs routes peuvent se séparer. Cependant, tous se
retrouvent ensemble lorsqu’il le faut, à la Buddenbruck. On peut en effet dresser un parallèle entre l’histoire des pères et
celle des Buddenbruck sur trois générations.
En hébreu, on parle de pères. Le Pirké Avote ou « Principes des pères » est un recueil qui rassemble les textes de penseurs
fondamentaux à tous égards. Lorsque l’on mentionne les pères, il n’est pas toujours évident de bien déterminer de qui l’on
parle. Certains jugent que Joseph et Moïse sont aussi à inclure parmi ceux que l’on dénomme de façon un peu erronée
« les patriarches ». A vrai dire, les textes parlent des pères non pas comme des personnages mais comme des principes.
C’est là quelque chose fondamental dans l’optique juive. Ne prenons pas les textes au pied de leur lettre. A ce propos,
dans l’histoire juive, on distingue au moins quatre degrés d’analyse des textes. Discuter de ces derniers, c’est multiplier les
niveaux d’interprétation. Pirké Avote peut se traduire non pas seulement comme « Principes des pères » ou « Maximes des
pères » mais encore comme « Principes fondateurs ». A bien examiner le texte biblique, on s’aperçoit qu’Abraham, Isaac
et Jacob sont d’abord trois principes.
Patriarches
Ajoutons que dans la tradition juive, les pères sont inséparables des mères. On compte trois pères et quatre mères. En
tout état de cause, le principe mâle est inséparable du principe femelle. Ce sont les femmes qui aident les hommes à se
révéler. Ils n’adviendraient pas en tant qu’hommes s’ils n’étaient confrontés à cette révélation.
Le plus révélateur des principes et l’incarnation la plus fascinante résident sans doute dans la figure qui vient juste après
les trois pères. Joseph est bienveillant, rigoureux. Sa relation aux femmes est compliquée. Il est amené à intégrer la
nécessité de l’épargne et de la spéculation. Toutefois, il se trouve immergé dans une condition très particulière. A vrai
dire, il est doublement aliéné. Tout d’abord, il est hors de chez lui. Il n’est pas auprès de son peuple. De ce fait, il n’est pas
en situation de diriger, de régner. Il occupe une fonction de conseiller. S’il est associé au pouvoir, il l’est dans l’ombre. S’il
est gestionnaire, il l’est dans la non-appropriation. C’est la fortune d’autrui qu’il est en charge de faire croître. Le fait
d’être hors de chez soi conduit à la malédiction. Lorsque l’on n’est pas soi-même, lorsque l’on ne porte pas ses propres
principes et lorsque l’on ne suit pas ses propres valeurs, le malheur ne peut que s’ensuivre.
Dominique Greiner
Les grands principes universels sont-ils concevables en dehors d’un lien confessionnel à Dieu ?
Jacques Attali
La force des grands textes leur confère une forme d’universalité. Il est question de bienveillance et de rigueur dans toutes
les aires culturelles. Abraham ne cesse de vouloir se mettre à la place de l’autre. Il s’efforce de penser comme l’autre. Or
l’empathie peut dériver vers la sympathie. Il arrive que l’on soit amené à comprendre que l’autre est un ennemi à
combattre. A l’inverse, suivre une rigueur, des règles abstraites intérieures n’amène pas à découvrir ce qu’est autrui. On
peut parler d’invariants dans la mesure où toutes les civilisations ont été confrontées à la rigueur et à l’abondance. Mars
était plutôt du côté de la rigueur alors que Vénus était de celui de l’abondance. La trilogie de principes incarnés dans les
pères fondateurs de la tradition juive existe, sous d’autres formes et dans d’autres figures appartenant à d’autres
civilisations. Il est toujours fascinant de contempler les équilibres auxquels les civilisations parviennent lorsqu’elles
conçoivent l’affrontement de deux forces contradictoires.
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Introduction : Vision, Stratégie, Tonalité
Antoine Bernheim Président d’honneur G E N E R A L I
Gérard Lignac Président-directeur général F R A N C E E S T
MEDIAS
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Les personnes les plus spirituellement inspirées ne sont malheureusement pas celles qui conduisent les affaires humaines
Antoine Bernheim
Lorsque j’ai rempli les rôles qui étaient les miens, dans différents groupes, je ne pensais naturellement pas aux patriarches
tous les jours. J’ai été président exécutif de G E N E R A L I durant 18 années. J’ai rejoint une société qui allait mal pour la
quitter alors qu’elle allait bien. En un sens, je puis dire que mes bonnes actions ont été punies puisque j’ai constamment
été perçu comme un empêcheur de danser en rond par certains milieux d’affaires italiens. Être le chef d’un groupe
comptant 90 000 personnes apporte beaucoup de soucis. A ce titre ou en tant que banquier d’affaires, je n’ai guère songé
aux patriarches. En revanche, j’ai eu le privilège de rencontrer au cours de mon existence des êtres inspirés.
On peut concevoir que les patriarches étaient des êtres inspirés, peut-être même des messagers de la parole divine. Une
entreprise comme la traversée de la mer rouge par Moïse met en jeu des moyens qui ne sont pas humains. Il arrive que
l’on croise des êtres très différents des autres. J’évoquerai, entre autres, le cardinal Roncalli rencontré à la Légation
apostolique de Paris, devenu Jean XXIII… Ce dernier était très inspiré, puisqu’il a marqué son époque avec Vatican II. Il
a certainement joué un grand rôle de pacification des esprits dans le monde. Je citerai encore le cardinal Villot, qui a été
Primat des Gaules. Je l’ai rencontré à l’occasion du remariage de l’une de mes filles. Cet homme extraordinaire m’a fait
l’amitié d’une correspondance mensuelle.
Comment pouvons-nous appréhender la réalité qui était celle des patriarches bibliques ? L’organisation de nos vies a été
bouleversée depuis l’aube des temps. La technologie a changé d’innombrables dimensions de nos existences. Peut-on
penser que si les patriarches étaient là, aujourd’hui, le monde serait en paix avec lui-même et heureux ?
L’occasion m’est donnée de faire part de mon amitié avec celui qui était le Cardinal Lustiger. Je lui avais demandé au
cours d’un repas pourquoi il avait résolu de quitter l’archevêché de Paris d’une façon qui me semblait précipitée. Il m’a
répondu que 4 ou 5 personnes convoitaient la fonction et qu’il souhaitait peser de tout son poids dans la désignation de
son successeur. Finalement, le cardinal André Vingt-Trois lui a succédé. J’avais dit au cardinal Lustiger : « vous êtes au
service de Dieu. Vous avez une mission de grande importance à conduire sur cette Terre ». Il m’a répondu : « j’attends les
instructions ». Le connaissant, sa réponse m’avait sidéré.
Il n’est pas aisé d’imaginer les patriarches et leur art de conduire les hommes. Cependant, on peut se faire une image de
leur manière d’être à travers des êtres inspirés. Bien malin serait celui qui prétendrait savoir comment les patriarches
agiraient ici et maintenant. De fait, notre vie est matérialiste. Nous sommes plongés dans le règne de la technique et
chaque dirigeant sait bien qu’il doit composer avec des influences extérieures que nul n’est en situation de dominer. Nous
sommes tous confrontés, à un moment où à un autre, à l’influence malheureuse de personnes sur le cours des choses, alors
qu’elles ne sont pas très recommandables pour influer sur nos destins collectifs. A l’inverse, il existe des personnes
inspirées, qui ont des potentialités peut-être en rapport avec ce qu’accomplissent les patriarches pour leur communauté
dans la Bible. Comment ces communautés vivaient-elles ? Faisaient-elles usage de monnaie ? Nous n’en savons rien car
rien n’est démontré. Aujourd’hui, on en vient à vouloir expliquer des mystères bibliques a posteriori, en invoquant des
explications scientifiques. Ayons le courage d’avouer notre ignorance. Nous ne savons pas vraiment comment la
répartition des hommes entre les grands monothéismes que nous connaissons aujourd’hui s’est opérée. Les esprits se sont
orientés vers des pensées différentes, parfois antagonistes. Il y a lieu de redouter un schéma de lutte des civilisations entre
le monde judéo-chrétien et le monde islamique. Nous avons pourtant des origines spirituelles communes, tout compte
fait.
Il n’est pas évident d’avoir la foi et d’agir d’après elle. J’ai confié un jour à un grand homme d’Eglise être au bout du
chemin et me poser des questions. Il m’a répondu être lui-même rempli de doutes lorsqu’il songeait à la mort. En Italie,
Etat catholique devrait-on dire, il est des professeurs de la foi. Comment fait-on au juste pour l’enseigner ? Chacun vit sur
Patriarches
Dominique Greiner
Il n’y a rien d’évident dans le rapprochement des patriarches de l’Ancien Testament avec ceux dont la tâche est,
aujourd’hui, de manager les hommes. Convoquons ici un passage de l’Evangile de Saint-Luc dans lequel un légiste vient
trouver Jésus pour lui demander : « que dois-je faire pour avoir la vie éternelle ? » Jésus lui répond : « qu’y a-t-il d’écrit ? » et « toi,
comment lis-tu ? ». Comment ceux qui exercent d’importantes responsabilités dans l’entreprise lisent-ils les textes où il est
question des patriarches ? Dans quelle mesure nourrissent-ils la réflexion religieuse dans sa propre tradition de pensée ou
hors de celle-ci ?
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Dominique Greiner
L’utilisation des Ecritures par chacun, au-delà de l’attention particulière prêtée à telle figure ou à telle autre, est l’occasion
d’un déploiement de la révélation en évoquant – comme Gérard Lignac l’a fait – par exemple Jérémie ou le Livre de la
Sagesse. Les patriarches ont usé de leur liberté, en laissant le dernier mot à Dieu. En quoi cela nous éclaire-t-il à l’horizon
de nos propres existences ?
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Agir sans avoir à s’en trouver amer
Gérard Lignac
Mes intérêts se sont largement partagés entre l’économie politique et la théologie. Peut-être ai-je questionné le rapport
de l’homme à la terre tout autant que le rapport de l’homme au ciel… Lorsque l’on se penche sur l’Ancien Testament ou,
plutôt, l’Ancienne Alliance, on est pénétré de sa dimension cosmique. Après tout, peu de textes traitent de la création de
l’univers. Le Créateur, maître de toutes choses, a créé l’homme d’une certaine façon. A partir de cette grande vue
génétique, le comportement de l’homme se trouve impliqué. En effet, la Création introduit la liberté. La désobéissance
d’Adam est un acte libre. Dès le départ, la voie de la désobéissance engage la liberté de la créature. Evidemment, il y a
sanction. La perte du paradis terrestre est ici sans doute une image emblématique. La liberté, aspiration de tout être
humain, pose problème. L’homme est libre de faire le bien comme de faire le mal. Il est amené à considérer la ligne de
démarcation entre les deux.
Lorsque l’on entend l’expression de « Dieu tout-puissant », on peut être induit en erreur. Si l’on se réfère à la traduction
grecque dite des septante rabbins d’Alexandrie, on est invité à considérer la notion de Theos pantocrator. La nuance est
capitale car en grec ancien, la racine de αντοκράτωρ renvoie non pas au fait d’être tout puissant, mais à celui d’avoir le
dernier mot. Pantocrator désigne celui qui, en toutes choses, a le dernier mot. Avant de le prononcer, il laisse toutefois la
créature libre.
L’idée d’une intervention permanente de Dieu dans le cours des choses mondaines est répandue. Comment cette
dernière s’articule-t-elle avec les décisions humaines ? Lorsque l’on sort de la voie pour laquelle le Créateur nous a fait, il y
a sanction. Elle se traduit le plus souvent en mal être psychologique, en amertume. Lorsque l’homme n’est plus tourné vers
le ciel, il le paie.
Y a-t-il des leçons de comportement à exposer aux managers, à la lecture non pas seulement de l’histoire des patriarches,
mais plus généralement de l’Ancienne Alliance ? Le proverbe de Salomon « l’arrogance annonce la chute » tombe à propos
dans bien des circonstances. En effet, l’arrogant s’attire la réprobation ou la vengeance. Surtout, il n’est plus objectif. Son
jugement dévie. Finalement, la perte du sens de la réalité précipite la chute.
La question de l’amertume est autre. Ici on peut convoquer Jérémie (chap. 2, verset 21) : « Je t’avais plantée comme une vigne
excellente. Comment as-tu tourné en amertume, toi la vigne devenue étrangère, la vigne tout entière véridique et porteuse de fruit? ». Nous sommes
ici amenés à percevoir l’amertume dans sa signification exacte. Lorsque l’on s’éloigne de sa vérité intime, on tourne à
l’amertume. Elle sanctionne le fait de vouloir habiter des rôles, des identités, qui ne sont pas les siens. La réalité a toujours
le dernier mot. C’est ainsi que la vigne devient « étrangère ».
Entre les trois patriarches, la figure de Jacob intrigue, car il est celui qui réalise l’harmonie supérieure. Elle peut inspirer le
chef d’entreprise car Jacob est d’abord un travailleur. Il est productif. Captif pendant 7 ans, il met son cœur et son
intelligence à l’ouvrage. C’est encore un homme patient, qui sait attendre son heure. Toutefois, lorsque le moment est
venu d’agir, il le fait avec détermination. Sans détermination, on n’est pas un vrai chef. Consulter n’est pas superflu, on
doit le faire car nul ne saurait subir son travail huit heures par jour sans s’exprimer, mais lorsque la décision est prise, alors
on doit avancer avec résolution.
Patriarches
le plan spirituel d’une manière qui lui est proche. De mon expérience en Italie, j’ai inféré que la reconnaissance est une
maladie non-transmissible à l’homme… La réussite ne m’a paru que susciter la jalousie. Les trahisons ne laissent pas
toujours spirituellement indemne. Il m’est même arrivé de faire des cauchemars à cause d’expériences pour le moins
décevantes ! Si la vie des patriarches pouvait influencer le monde en bien et apaiser les hostilités des uns envers les autres,
il n’y aurait là rien à redire. Je ne crois pas que les peuples qui suivaient les patriarches étaient divisés au point de risquer la
guerre civile à tout moment.
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Des récits de vies extraordinaires conduites en relation avec Dieu
Bertrand Collomb
Les personnes de ma génération n’ont pas passé beaucoup de temps à considérer le texte de l’Ancien Testament. Mes
prétentions en théologie sont très limitées en tant qu’ancien chef d’entreprise. La figure du chef, dans l’Ancien
Testament, est somme toute représentée comme leader charismatique, conduisant le peuple de Dieu à travers une longue
série de tribulations. Ces patriarches sont tout de même des personnes extraordinaires. Ils ont la durée. Noé a vécu 950
ans… Seth engendra Enoch à l’âge de 105 ans. Il vécut ensuite après la naissance d’Enoch encore plus de 800 ans et
engendra des fils et des filles. On comprend qu’Antoine Bernheim, hostile au principe même de la retraite, contemple de
tels exemples avec beaucoup d’envie.
Les patriarches ont pleine autorité sur leur peuple. Elle n’est pas contestée jusqu’à la mort, même lorsque la vieillesse
devient synonyme d’affaiblissement. On peut parler de leadership car ces hommes exceptionnels mènent leurs tribus à
travers tous les dangers, même si parfois ils ne savent pas vraiment où ils les mènent. Ils ont absolument confiance dans le
destin que leur réserve Yahvé. Dans le doute, dans la difficulté, Yahvé intervient. Il leur parle ou envoie un ange pour
dévoiler la solution à un problème. Quel dirigeant d’entreprise oserait-il tabler sur une telle confiance aveugle chez ceux
qui le suivent ?
Observons que les patriarches sont entourés d’ennemis et ne sont entourés que d’une grosse poignée de fidèles. En plus
de conviction, ils ont besoin de ruse. Ils n’en manquent d’ailleurs pas. Abraham prétendra que sa femme, Sarah, est en fait
sa sœur, pour que sa vie ne soit pas menacée par sa beauté. Le pharaon la lui a d’ailleurs enlevée.
La force, l’art militaire sont mobilisés quand il le faut. Abraham triomphe des rois orientaux et libère Loth. Surtout, les
patriarches rencontrent de très nombreuses difficultés d’ordre familial. Le plaisir d’avoir plusieurs femmes ne va pas, on
s’en doute, sans quelques ennuis. Abraham doit renvoyer dans le désert Agar et Ismaël pour faire plaisir à Sarah. Lisons un
peu la Genèse : « Abraham donna tous ses biens à Isaac. Il fit des dons aux fils de ses concubines; et, tandis qu'il vivait encore, il les envoya loin de
son fils Isaac du côté de l'Orient, dans le pays d'Orient ». Si l’on veut assurer une succession paisible, mieux vaut éloigner ou
disperser les prétendants rivaux…
Quand Isaac devient vieux et aveugle, Rebecca lui fait prendre Jacob pour Esaü, afin que le premier lui succédât en lieu et
place du fils aîné. On pourrait noter qu’il s’agit là d’un bel exemple de traîtrise. Finalement, cette substitution est
entérinée comme volonté divine.
Jacob a également des problèmes avec ses épouses. Pire, son fils Joseph est vendu par ses frères. Le personnage de Joseph
est, à vrai dire, très intéressant. Très jeune, il se voit dans plusieurs songes en maître de la famille, ses 11 demi-frères
s’inclinant devant lui, tout comme son père et sa mère. On pourrait le comparer à un major de l’ENA ou de l’école
Polytechnique. Après avoir été vendu par ses frères, il se trouve serviteur puis intendant de Potiphar. Joseph apparaît
comme un bon manager, un homme vertueux faisant prospérer les affaires de Potiphar. Il résiste surtout au harcèlement
sexuel de l’épouse de ce dernier, ce qui le conduit en prison. Intelligent, il sait interpréter les rêves des deux anciens
serviteurs du pharaon qui partagent sa prison. Une fois libéré, Joseph sait interpréter le rêve du pharaon. Au service de
celui-ci, il démontre ses talents d’organisateur. Il a compris les cycles, comme on dirait aujourd’hui. En effet, il a su faire
des réserves opportunément, dans la prévision des temps difficiles. Les cycles existent bel et bien, ce que les financiers ont
peut être récemment oublié. Joseph ne s’est pas comporté en spéculateur. En effet, il ne s’est pas enrichi excessivement en
vendant des réserves constituées en période d’abondance, une fois celles-ci devenues rares et précieuses.
Tous viennent s’approvisionner en Egypte au cours d’une grande famine, y compris les frères de Joseph qui viennent de
Canaan quand ils se trouvent totalement démunis. Alors, Joseph manigance une intrigue très sophistiquée pour leur
donner une leçon. Il les contraint à faire venir le 11ème et plus jeune d’entre eux, Benjamin. Il contraint alors Juda, celui qui
avait œuvré pour le vendre au dilemme suivant : soit d’abandonner Benjamin, soit de se sacrifier pour le sauver. Lorsque
Juda fait le choix de la solidarité fraternelle, alors Joseph se dévoile et pardonne. Les descendants des patriarches restent
en Egypte jusqu’à ce que Moïse décide de retourner vers la Palestine.
A lire l’histoire des patriarches, on est conduit à percevoir une foi inébranlable, un sens de l’hospitalité inouï. Lorsque les
anges rendent visite à Loth et que leur beauté attise les désirs des habitants de Sodome, Loth n’hésite pas à leur proposer
Patriarches
Les grandes valeurs : immuables ou fondamentales ?
. Principe d’incertitude
. Simplicité, Humilité, Accueil
. Moïse, Isaac, Jacob : qualités respectives et limites
Bertrand Collomb Président d'honneur L A F A R G E
Gérard Worms Vice-président R O T H S C H I L D E U R O P E
ses filles, également très belles afin de protéger ses hôtes. Il est difficile d’aller plus loin dans l’hospitalité. D’une manière
générale, les patriarches sont prêts à tout pour obéir à la volonté divine. Abraham accepte le principe du sacrifice d’Isaac.
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Le pionnier, le juriste, l’entrepreneur
Gérard Worms
Il n’est pas évident de transposer dans le cadre de pensée managérial des « profils » tels que ceux d’Abraham, d’Isaac et de
Jacob. On peut néanmoins proposer de les différencier en fonction de leur rapport à l’argent. Pour un Juif lecteur de la
Torah, le manager par excellence, c’est bien évidemment Moïse, qui conduit les siens dans une entreprise collective plus
qu’ambitieuse. Les trois « patriarches » dont il est question ne sont pas appelés à considérer de vastes problèmes
managériaux, autant qu’on puisse en juger. Du point de vue du peuple juif, Moïse demeure certainement celui qui a le
plus accompli. Claude Riveline, dans la Croix affirme : « dans les champs de bataille de la concurrence mondiale, les bons managers sont
apparemment insensibles aux évolutions de l’instant, mais fanatiquement préoccupés de l’horizon de leur mission, tout en état attentifs à tous les détails
qui peuvent y faire obstacle. Ainsi fût Moïse ».
Abraham possède sans doute les qualités d’un fondateur de firme. Isaac incarne quant à lui la relation suivante. Enfin,
ainsi que Jacques Attali l’a souligné précédemment, Jacob est l’entrepreneur complet, demi-somme de son père et de son
grand-père.
Abraham fonde quelque chose de nouveau. Il est un leader de rupture lorsqu’il quitte son pays, les siens, pour aller vers un
destin nouveau. Fonder une nouvelle entreprise est toujours un acte de rupture. Ensuite, Abraham est un commerçant. Il
est surtout obsédé par le souci de convaincre et de rassembler. Il désire convertir l’autre, au point de croire qu’il est
possible de convertir la terre entière. En un sens, Dieu rappelle à Abraham les limites de son pouvoir propre au Mont
Moriah. Ajoutons qu’un leader fait confiance. Justement, Abraham fait confiance à Melchizedek, à Abimélech qui
Patriarches
Les limites du modèle du personnage épique dans le management moderne
L’Ancien Testament semble constituer une très bonne référence pour le manager héroïque. Ce dernier a comme été
choisi par une puissance supérieure dans le but de conduire les affaires de son entreprise. Il se réfère aux injonctions de
cette puissance pour arrêter les décisions essentielles, sans toujours pouvoir en expliciter les raisons. Il a pour lui la
puissance, la durée. S’il est contesté il n’hésitera pas à recourir à la ruse ou à la violence. En effet, un dessein supérieur ne
peut être contraint. Un manager héroïque s’accoutume des défauts de ses équipes et des disputes internes. Son essence
supérieure l’en protège. En cas de tourmente, la puissance supérieure pourra ordonner le sacrifice de proches
collaborateurs. Le manager de type héroïque se plie à de tels ordres, sans état d’âme. Après tout, ils proviennent d’un être
supra-humain. Au besoin, le manager se comportera comme Abraham racontant des balivernes à ceux s’inquiétant de le
voir n’emmener aucun bélier au Mont Moriah pour un sacrifice. Aujourd’hui, la puissance supérieure qui légitime le
manager héroïque, en dernière instance, ne peut correspondre qu’aux marchés financiers. Il est d’ailleurs permis de penser
que ces derniers n’auraient pas envoyé d’ange, au dernier moment, pour arrêter la main d’Abraham.
On ne peut qu’admirer le talent des patriarches à sauver le peuple élu. De même, on ne peut que saluer les qualités
d’entrepreneur de Joseph. Ils ne sont toutefois pas des exemples de managers accomplis. Un patron à la tête d’une
entreprise n’expliquant pas où il va, exigeant une loyauté aveugle de ses collaborateurs et n’hésitant pas à recourir à la
violence n’est pas un modèle. Peut-être parviendra-t-il transitoirement à aller là où il le veut et à bénéficier d’un
dévouement inconditionnel de la part de son personnel. N’hésitons pas à affirmer que le patron héroïque existe, qu’il plaît
aux médias. Il n’est pas rare d’en voir entraîner des disciples à leur suite sans qu’ils se posent trop de questions. Au
demeurant, ce n’est pas le manager héroïque qui pourra motiver des équipes nombreuses, dispersées, organisées au niveau
mondial. Dans nos économies, si l’on souhaite appréhender des problèmes complexes, alors on doit s’appuyer sur
l’initiative libre des équipes.
A titre personnel, je préfère puiser dans le Nouveau Testament. Il y est question d’un pasteur qui ne sera pas en repos
tant que sa brebis égarée ne sera pas retrouvée. Il y est encore question d’amour et de respect des autres plutôt que de la
crainte de Dieu. Le sacrifice n’y est envisagé que librement consenti, ou alors il s’agit du grain qui meurt pour porter des
fruits. J’ai une faiblesse coupable pour celui qui se fait des amis avec des biens d’iniquité, tout en m’inquiétant de la
possibilité de faire passer un chameau à travers le chas d’une aiguille… L’Evangile, pas plus que la Genèse, n’est un guide de
management. Le patron que je préfère est celui qui parviendra péniblement, mais avec sincérité, de ne pas oublier les
préceptes de l’Evangile, plutôt que celui qui s’attachera à s’inspirer des patriarches. L’année dernière, il était question de la
Règle de Saint Benoît, de respect de l’autre, d’humilité. Le modèle de l’abbaye décentralisée était intéressant, même s’il ne
recouvre en rien la réalité de nos économies globalisées. Il fallait sans doute que quelqu’un doutât et ne témoignât pas une
admiration sans réserve aux patriarches. Peut-être qu’un exégète plus subtil que je ne le suis sera d’un autre avis que le
mien.
pourtant a enlevé Sarah… Enfin, Abraham est un négociateur. Il négocie par exemple le nombre de justes qui pourraient
sauver Sodome. Comme tout négociateur, il sait mettre un prix judicieux aux choses. On le voit avec l’acquisition de la
grotte de Makpéla. Abraham est le pionnier par excellence.
Patriarches
Pour évoquer Isaac, il a été précédemment question de rigueur. Isaac n’est pas un nomade. Il vit en sédentaire et possède
le talent pour utiliser au mieux l’espace, organiser un domaine. Anachroniquement, on pourrait affirmer qu’Isaac a le sens
de l’Etat. Il est un juriste, épris de respect des contrats. Dans toute entreprise, on a besoin de ce type de « profil » pour
asseoir le développement sur le droit, sur un terrain solide.
Jacob est la synthèse de son père et de son grand-père. C’est un homme incarnant la vision stratégique. Des trois figures
qui sont présentement évoquées – même si l’épreuve du Mont Moriah est l’épreuve suprême – Jacob est certainement
celle qui a affronté le plus d’épreuves et de batailles. L’aide de l’ange lui permet de surmonter un handicap initial de taille :
la préférence de son père pour Esaü. En maintes occasions, Jacob sut faire preuve d’astuce : auprès du pharaon ou bien à
l’occasion de l’épisode des brebis1. On peut parler à bon droit d’un entrepreneur complet.
Abraham, Isaac et Jacob partagent de notre point de vue le même sens de l’hospitalité. Chacun d’eux fut ou devint très
riche. Quel était leur rapport à l’argent ? Non seulement ils n’ont pas d’états d’âme au sujet de leur fortune, mais ils s’en
font gloire. L’argent n’est en rien maudit dans la religion juive. Il n’est ni plus ni moins qu’un outil dans les mains de ceux
auquel il a été confié. Bien en user implique de respecter deux conditions : d’en distribuer au moins 10 % tous les ans à des
personnes moins favorisées (obligation de charité) et, deuxièmement, de ne pas en distribuer plus de 20 %. En effet,
quelqu’un qui se mettrait à redistribuer aveuglément se soustrairait à la mission que l’Eternel lui a confiée de faire
fructifier son argent. En d’autres termes, l’argent n’est nullement condamné dans la Torah, pour peu que l’on ne verse pas
dans l’avidité, la cupidité ou encore la spéculation (dont on connaît désormais bien les ravages). Ici, on peut mentionner
un très intéressant colloque des intellectuels juifs consacré à l’argent et, notamment, le propos de Roger Fauroux. Une
leçon talmudique y dresse une analogie féconde entre l’argent et le sang.
Un participant
Que peut-on dire plus spécifiquement de Moïse ? La réflexion qui nous rassemble peut-elle nous éclairer quant aux
valeurs à identifier et à mettre en œuvre dans l’entreprise ?
Bertrand Collomb
Le management n’est pas la conduite d’un peuple. De plus, le management n’est pas une somme philosophique ou
spirituelle. Le salut individuel ne dépend pas de l’art de manager. Lorsque Moïse descend de la montagne, il est
dépositaire de la parole de l’Eternel, pas d’un traité de management.
Naturellement, des valeurs sont présentes dans l’Ancien comme dans le Nouveau Testament. Les religions sont
intimement porteuses de valeurs. Sur le plan de la vie de l’entreprise, il m’est possible de parler de celles de L A F A R G E .
Depuis 1933, ce groupe magnifie le respect des hommes. Respecter ne signifie pas protéger ou encore tout accepter de
chacun. Il est bien évident qu’un collaborateur doit remplir une mission économique. Il lui faut créer de la valeur. Au
demeurant, il importe de traiter les individus comme des sujets et non pas comme des objets.
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Genèse 30.
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Gérard Worms
Lorsque je me suis adressé pour la première fois aux cadres de S U E Z , mon discours n’a magnifié ni l’intelligence, ni le
dévouement ou encore la compétence brute. J’ai parlé de l’aptitude au bonheur. Les oppositions sont naturelles dans
l’entreprise. Elle rassemble des territoires pouvant se chevaucher. Bien souvent, elle recèle des pactes de stabilité tacites. Il
est extrêmement dangereux que des conflits minent l’organisation et le bien être des personnes. Il m’est arrivé d’entendre
S | N T H È S E
Gérard Worms
Le propos est centré sur les trois figures que sont Abraham, Isaac et Jacob. Il est parfois fait référence à Moïse, comme
incarnation du peuple hébreu. Claude Riveline traite avec à propos de ce dirigeant très particulier, qui a su s’entourer de
sages, de juges tout en ayant une dimension héroïque indubitable. Moïse a la foi, agit d’après la foi, mais sait aussi
s’entourer.
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Patriarches
un collaborateur dire « j’ai beaucoup d’aptitude au bonheur, mais là c’est trop » ! En tout état de cause, l’harmonie dans
les relations entre les personnes a été ma première préoccupation à S U E Z .
Je suis passé de l’administration à l’entreprise privée en 1971. Dans le premier univers – celui du secteur public – les
conflits font figure de jeux de rôle. Les acteurs savent qu’au gré des mutations, ils n’ont à s’opposer que peu de temps.
Lorsqu’en revanche j’ai rejoint H A C H E T T E , le contrôleur de gestion de la direction générale m’a dit : « vous savez, si le chef
comptable s’était rangé de mon côté, nous aurions eu depuis longtemps la peau du directeur financier ». J’ai évidemment inféré de ses propos
que des conflits sérieux étaient à l’œuvre dans le groupe. C’est pourquoi l’on ne saurait trop insister sur l’importance de
l’aptitude au bonheur, en vue de ne pas laisser trop d’énergie dans des conflits inévitables. Une organisation humaine se
mène avec soin et avec doigté.
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Les applications au quotidien
. Unité et Cohésion
. Refonder l’unité tous les jours
. Innovation et Comportement
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Abraham ou le souci de l’unité
Michel Bon
Les patriarches n’ont pas eu vocation à nous montrer la voie dans les affaires. Ils ont donné à croire dans un Dieu unique,
afin que celui-ci oriente nos vies. Toutefois, un manager n’accroche pas sa foi et ses convictions profondes au portemanteau de son bureau, lorsqu’il s’y rend. La vie d’Abraham est une leçon de confiance dans son Dieu, unique. De fait, la
confiance est axe majeur sur le repère du manager. On doit aussi parler de durée, d’exemplarité, d’humilité ou encore
d’unité. A ce propos, Abraham est celui qui maintient la foi en un Dieu unique dans un monde polythéiste. Sa foi
gouverne sa vie. S’il vit en nomade, il agence sa vie autour de ce Dieu unique. La quête de l’unité est mise à l’épreuve à
l’occasion du conflit entre Agar et Sarah, ou encore à la suite du départ de Loth. Etymologiquement, le diable est celui qui
rompt l’unité, ou plutôt celui qui se met en travers.
Dans l’entreprise, nous sommes également invités à nous interroger sur notre capacité à agir comme corps. Il est bien
évident que des choses ne s’accomplissent qu’ensemble. Abraham est une figure tutélaire car il fonde une unité. C’est un
personnage qui sait ce que qu’il fait et qui aspire à porter le flambeau du Dieu unique. Il désire une innombrable
descendance pour témoigner de ce Dieu. Aujourd’hui, nous dirions d’Abraham qu’il a une vision et une stratégie. S’il est
nomade alors qu’il est riche, c’est pour mieux préserver l’unité de sa famille et la détourner des faux dieux adorés dans les
villes.
Dans notre quotidien, la culture d’entreprise est censée cimenter une communauté d’individus. Ne parle-t-on pas des
« Procteriens », des « Essiloriens » ? De plus, des restructurations, des cessions sont inévitables. Confronté à l’errance
morale de Sodome, Abraham va voir sur place. Il cherche à y dénombrer les justes en vue de se faire une opinion. En
d’autres termes, il ne conçoit pas la justice comme aveugle.
L’évocation de l’unité ne saurait être dispensée de celle de la durée. Abraham s’éteint à l’âge de 175 ans. Peut-être les
années, en son temps, étaient-elles moins lourdes que les nôtres ! Toujours est-il qu’aucune stratégie n’est concevable sans
durée. Seul le temps permet d’être efficace et de tirer parti de ses erreurs. Ainsi, la dictature contemporaine du court
terme nous éloigne de la sagesse d’Abraham.
La vie du premier des patriarches est un exemple. A l’heure actuelle, l’exemplarité de la colonne vertébrale d’un grand
groupe ne saurait-être prise en défaut. L’ensemble de la hiérarchie ne tient que grâce à l’exemplarité des dirigeants du
groupe. Qu’elle vienne à faillir et le doute s’instaure. Plus on est regardé, plus il est impératif d’être exemplaire. Là encore,
notre époque a de quoi rendre perplexe, quand on note que les personnes les plus regardées aujourd’hui sont celles que
l’on dénomme les people.
Abraham est encore un exemple de réflexivité. Si son accès au savoir nous semble dérisoire, étant considéré « ce que nous
savons », sa sagesse est pourtant grande. C’est par la réflexion qu’il compense ce que nous percevons comme un manque
de connaissance. Aujourd’hui, réfléchissons-nous, méditons-nous dans la course folle de nos vies ? Lorsque l’on a recours
aux benchmarks, aux moteurs de recherche, on ne se demande même pas au préalable si l’on a réfléchi honnêtement. Le bon
sens évite des erreurs, aux patrons du CAC 40 comme aux autres.
L’histoire d’Abraham montre à quel point l’humilité et la grandeur vont ensemble. Abraham est riche. La beauté de sa
femme fait tourner la tête à des rois. Dieu lui parle. Toutefois, il voit sa vie comme un chapitre d’histoire sainte à écrire. Il
y a là à penser pour le patron d’un grand groupe. Son entreprise existait avant lui. Elle existera après lui. Ce qu’il accomplit
n’est pas à dissocier de l’action de ses prédécesseurs, ni même de celle qu’entreprendra son successeur (même si là c’est
plus difficile à accepter). Le récit du temps d’Abraham comporte des exemples de déchéance. Les filles de Loth enivrent
leur père pour le forcer à l’inceste. Ces filles s’appellent gloire et cupidité. Sachons aussi reconnaître nos filles de Loth et
leur résister.
Enfin, insistons sur le fait qu’Abraham reste humain, dans sa relation à sa femme, au pharaon. Le conflit opposant les
bergers d’Abraham aux bergers de Loth est emblématique des conflits que nous vivons au quotidien. Abraham se
singularise par une bienveillance qui le conduit à vouloir sauver l’indéfendable (Sodome). Jamais il n’humilie Sarah à
cause de sa stérilité. Ici, insistons sur le fait que la mission première de celui qui détient l’autorité consiste à faire grandir
Patriarches
Xavier Fontanet Président du Directoire E S S I L O R
Michel Bon Président du Conseil de surveillance D E V O T E A M
ses subordonnés. Abraham cherche toujours à faire grandir l’autre. Il est soucieux d’aimer et de se faire aimer. Fonder
quelque chose de grand est aussi une histoire d’amour et de confiance.
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La confiance : le Deus ex machina du succès
Le problème de la confiance m’a toujours fasciné. L’histoire de l’humanité a tantôt fait intervenir des dispositifs de
défiance, tantôt des dispositifs de confiance. Ce sont les seconds qui l’ont emporté sur les premiers. Si E S S I L O R a su
étendre ses parts de marché par rapport à celles de la concurrence, j’ai la faiblesse de penser que nous le devons à une
organisation basée sur la confiance. D’une manière générale, la démocratie tend à s’étendre car il est contreproductif de
mettre des agents de surveillance partout, dans le seul but d’assurer la pérennité d’une société de défiance. Le devenir de
l’ancien « bloc de l’Est » en atteste.
La confiance s’articule en vérité autour du tryptique suivant :
- la confiance en soi ;
- la confiance dans l’autre ;
- la confiance dans le système.
Des acteurs intelligents, immergés dans un système aberrant, n’agiront pas de manière rationnelle. Ceux qui exécutent
une stratégie se rendent compte de son inadaptation avant même ceux qui l’ont conçue. Toutes les entreprises sont
tributaires de l’exécution d’une bonne stratégie. Il n’existe pas de recette qui, déclinée automatiquement, générerait de la
confiance. On touche sans aucun doute à quelque mystère. Au sein d’E S S I L O R , nous apprécions les organigrammes assez
plats. Un manager encadre 12 collaborateurs. Dans un groupe de 40 000 personnes, ceci veut dire qu’il existe 6 étages
entre l’ouvrier et le président-directeur général. Chacun est responsable d’une petite partie de l’organisation. Nous
mettons un point d’honneur à ce que chaque collaborateur porte en quelque sorte une petite partie de la croix du groupe.
En aucune façon nous ne souhaitons qu’un individu puisse se reposer totalement sur un autre.
Qui souhaite instaurer des règles de justice dans un groupe doit distribuer intelligemment des bonus. La sanction de
l’échec n’est pas une fin en soi. Au contraire, il est capital qu’un collaborateur sache ce qui ne va pas, afin de pouvoir le
corriger à l’avenir. De notre point de vue, un individu qui à travers ses échecs trouve la voie de la réussite est plus
intéressant qu’un autre, qui n’a jamais connu l’échec. Nous sommes encore convaincus que c’est lorsque la stratégie
d’ensemble est bien comprise que son exécution est bonne.
Diriger implique de poser une stratégie et de veiller à la bonne marche de l’organisation. Diriger, c’est surtout être
responsable. Les patriarches sont des archétypes de bienveillance, de rigueur et d’harmonie, nous dit-on. Ils veillent à la
permanence du respect de valeurs dans l’action humaine. Dans nos entreprises, alors que le temps s’accélère, il faut des
PDG qui durent. A mon sens, environ 5 années passées ensemble sont requises avant de se faire authentiquement
confiance sur les grands sujets, mais aussi sur les petites affaires quotidiennes. Agir de manière offensante à l’égard d’un de
ses collaborateurs ne se dissimule pas. C’est pourquoi un groupe se doit d’accueillir ceux qui travaillent en son sein comme
une famille accueillerait ses membres. Une entreprise est aussi une maison, une famille. En Occident, on tend à
promouvoir une vision financiarisée des groupes. Au Japon, en Chine ou en Corée, on n’hésite pourtant pas à les
présenter comme des structures familiales. De ce point de vue, les salariés occidentaux sont quelque peu orphelins. Pour
ma part, je n’hésite pas à parler d’E S S I L O R comme d’une famille, ou même comme d’un kibbutz. Des considérations très
rationnelles entrent en ligne de compte. Si l’on veut relever les défis de la concurrence mondiale, on doit être serein. Ce
n’est qu’en confiance que l’on peut aller vers ses clients, en tentant de faire mieux que la concurrence.
A l’heure actuelle, nous avons besoin à la fois de flexibilité et de sécurité. Notre monde est imprévisible et nous avons à
nous y adapter continuellement. C’est indubitable mais l’exemple des patriarches nous aide à demeurer sereins. L’être
Patriarches
Xavier Fontanet
Nous pouvons imaginer sans peine que l’époque des patriarches ne fonctionnait pas vraiment comme la nôtre. Les
patriarches avaient une fonction composite de chef de famille, de chef de guerre, de guide à travers les dangers (rivalités,
famines, guerres, etc.). Du moins, on peut le penser. Notre ignorance quant au mode de fonctionnement de leurs sociétés
ne doit pas occulter le cataclysme de la révélation. La foi dépasse les systèmes.
L’économie de marché présuppose que les individus peuvent juger librement des choses et qu’ils sont capables de prendre
des initiatives. Le péché, la désobéissance sont, après tout, affaire d’initiative individuelle. En d’autres termes, l’économie
de marché s’appuie sur les prises de responsabilité symétriques de deux personnes : l’une achète et l’autre vend. L’échange
est inconcevable si les parties ne se font pas confiance. De plus, les systèmes despotiques tendent à être remplacés par la
démocratie. Certes, il est prohibé d’en parler officiellement en Chine, par exemple. Au demeurant, chacun connaît les
changements considérables traversés par ce pays en quelques décennies. En termes de progrès, l’Occident n’a pas que des
leçons à donner. Il en a aussi à prendre.
humain n’est mobile que lorsqu’il est en confiance. La crainte rend statique, figé et c’est cela qu’il convient d’éviter à tout
prix.
Xavier Fontanet
Je ne crois pas à l’homme providentiel. Les groupes mondiaux ont une histoire. Il vient par exemple d’être rappelé que
L A F A R G E existe depuis 150 ans… C’est bien une culture qu’il s’agit de pérenniser. Chaque management s’appuie sur des
hommes ordinaires, appelés à transmettre le témoin à leurs successeurs. La culture est plus ancienne que les individus.
Evoquons ici le remarquable livre d’Alain Peyrefitte Du miracle en économie. Il y est question d’alchimies complexes et
fragiles. De fait, il est plus aisé de casser un système basé sur la confiance que de le construire. Il n’existe pas de recette
pour générer la confiance. On doit attendre qu’une alchimie opère.
Patriarches
Dominique Greiner
La confiance ne se décrète pas. Il ne sert à rien de mettre en place une « direction de la confiance » dans un groupe…
Michel Bon
L’humilité, l’exemplarité jouent, de même que la reconnaissance de l’autre.
Xavier Fontanet
Trois personnes taillent des pierres au pied d’une cathédrale. La première dit « je taille des cailloux ». La seconde affirme
« je sculpte ». La troisième revendique un dessein : « je construis Chartres ». On perçoit à quel point un changement de
perspective bouleverse tout, sur le plan du sens. Un éboueur peut se voir en exécutant de tâches inférieures ou estimer
embellir Paris… Dans le même ordre d’idées, un commissaire aux comptes ne semble qu’aligner des colonnes de chiffres.
En réalité, il produit des chiffres vrais. Or, toute l’économie de marché est basée sur la confiance que l’on peut avoir dans
les chiffres publiés. Le dialogue avec d’autres civilisations est ici fécond. Dans le monde confucéen, un individu fait
toujours partie d’un ensemble. Certes, les Chinois peuvent très vite saisir la notion de désobéissance individuelle… Au
demeurant, nous ne devons pas renoncer à faire comprendre que, dans les entreprises, nos collaborateurs contribuent à la
construction des cathédrales du 21ème siècle.
Un participant
Je souhaite faire mention d’un passage relatif à la vie de Jacob. Il vient un moment où il doit se confronter à son frère
alors qu’il est blessé, fragilisé. Alors, il regarde le visage de son frère comme il regarderait le visage de Dieu au jour du
jugement. Jacob se sent fragile. Il est vulnérable et cela affecte nécessairement la relation à l’autre.
Xavier Fontanet
La question de la personne blessée dans l’entreprise mérite attention. Rejeter cette personne, rejeter l’échec revient à tuer
l’initiative dans l’œuf. Dans cette perspective, il est crucial de remettre en selle au plus vite ceux qui semblent ne pas y
arriver. Leur retour à la performance, dans un second temps, constitue le meilleur message que l’on puisse diffuser.
Récemment, l’un de nos managers a échoué dans un pays. Il a compris pourquoi. Plus tard, dans un autre, il a conduit le
groupe au succès. Ne pas l’avoir ostracisé et, a fortiori, renvoyé à la suite des difficultés rencontrées dans un premier temps
constitue un geste managérial de la plus haute importance.
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Michel Bon
Nul n’est inoxydable. Un chef d’entreprise ne l’est pas plus qu’un autre. Observons que l’optimisme n’interdit pas
l’humilité. Renier la vulnérabilité de l’homme et de ses entreprises est évidemment très dangereux.
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Conclusion
Quels comportements et quelles leçons en entreprise aujourd’hui ?
Gilles Bernheim Grand Rabbin de France
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Esaü et Jacob
On doit impérativement parler des femmes, même si les textes semblent les faire peu parler. La place des matriarches est
pourtant tout aussi centrale que celle des patriarches. Rebecca, par exemple, a la fonction essentielle de faire parler.
Remarquons ici qu’Isaac parle peu. On peut le comprendre de la part de celui qui est revenu du Mont Moriah dans les
conditions que l’on sait. Il semble avoir quelques difficultés à communiquer, confronté à l’ineffable qu’il a été. Rebecca
fait advenir une communication entre Isaac, Esaü et Jacob. D’ailleurs Esaü veut éliminer Jacob. Celui-ci s’en sort en
s’éloignant. Les deux frères sont nés jumeaux, se tenant le talon. C’était le signe que l’un ne pouvait pas réussir sans l’autre.
La mission d’Esaü est de rassembler. Il préfigure Rome, non pas en tant que puissance militaire, mais en tant que porteuse
de l’Universel. L’humanité devait advenir avec la fusion des identités et des particularismes. De ce fait, Rome portait un
projet allant au-delà des antagonismes locaux. D’ailleurs le récit biblique n’est pas hostile à Rome, tant que le Temple
n’est pas détruit. La vocation d’Esaü était précisément d’apaiser les conflits, de pacifier, de donner corps au vivre
ensemble. Celle de Jacob était de lui donner du sens. Il fallait qu’Esaü et Jacob soient ensemble pour que les choses
fonctionnement. Le rassemblement n’est pas une fin en soi. Aujourd’hui, on dirait que gagner les élections ne suffit pas. Il
faut du sens. Il arrive qu’un homme politique ne sache pas quoi faire d’une élection gagnée. Esaü s’est pris au piège à son
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Ne pas rendre l’avenir infirme au nom du présent
A vrai dire, jamais les patriarches et les matriarches ne répondent à des problèmes de « management ». Si tel était le cas,
cela se saurait et on enseignerait leurs vies dans les bonnes écoles de commerce.
Le sacrifice du fils d’Abraham sur le Mont Moriah est un texte énigmatique et révélateur. Abraham a franchit beaucoup
d’épreuves pour avoir un enfant. Sa femme ne devait pas en avoir. Son couple était peut-être stérile. En ce sens, Isaac
matérialise la réussite d’Abraham et de Sarah. Des parents peuvent se servir de leur enfant comme achèvement de leur
propre vie, de leur propre mission. N’y a-t-il pas des chefs d’entreprise qui refusent que leur nom disparaisse et qui
souhaitent attacher indéfectiblement leur groupe à leur trajectoire personnelle ? Sur le Mont Moriah, le désir d’enfant
d’Abraham est mis à l’épreuve quant à son sens. La leçon est : « ton enfant n’est pas toute ta personne. Tu n’existes pas
parce que tu as un enfant car, si tel était le cas, ce dernier n’a plus d’autonomie ». On ne doit pas s’approprier l’avenir et le
voir comme un prolongement du présent, sous peine d’instaurer un déterminisme du présent. Dans le même ordre
d’idées, il s’agit de reconnaître à l’autre un projet et une liberté autres que ce que l’on pouvait lui assigner au départ. Si l’on
s’appuie sur les réussites du présent sans laisser à l’avenir toutes ses potentialités, on ne progresse pas. L’enchaînement des
mêmes réussites conduit à l’enfermement dans un schéma identique et, finalement, à l’erreur.
Patriarches
Agir et analyser ce que l’on fait
Gilles Bernheim
J’ai souhaité entendre l’ensemble des échanges qui se sont tenus avant d’intervenir moi-même. J’ai écouté. J’ai appris. J’ai
parfois été inquiet. L’occasion est en tout cas donnée de méditer sur la devise des Bénédictins « orare, laborare ». Prier et
travailler : c’est exactement ce que nous faisons lorsque nous nous intéressons au sens de la vie des patriarches. Ils étaient
des hommes inspirés qui ont prié et travaillé. A l’image des patriarches mais aussi des matriarches, prenons le temps de la
réflexion avant d’agir, dans un deuxième temps.
La Bible, la Torah nous mettent en présence d’hommes et de femmes immenses, mais jamais le texte sacré n’omet de faire
mention de leurs erreurs, de leurs insuffisances. C’est de l’erreur que l’on apprend, en effet. Dans les Maximes des pères, on
peut lire que seul celui qui a conscience de ses manques peut être appelé parfait et complet. Celui qui n’en a pas
conscience véhicule ses insuffisances toute sa vie.
Insistons sur le fait que Joseph est un patriarche, même s’il n’est pas évoqué comme tel. Les patriarches et les matriarches
ont mis en œuvre non pas un système d’action mais un mode de pensée, selon lequel il importe de faire le maximum de
choses malgré des insuffisances et des erreurs que l’on reconnaît. Agir n’est rien, si l’on n’analyse pas ce que l’on fait. Etre
philosophe, être talmudiste, c’est tirer les leçons de la vie. L’acte remonte à la pensée sans se dupliquer de manière aveugle.
Abraham négocie le prix d’une grotte. A vrai dire, on pourrait y voir une bien étrange méditation. Il veut payer un terrain
qu’on lui propose gratuitement. On lui avance des compliments qu’il refuse. Si l’on offre en effet gratuitement une chose,
alors il y a quelque obligation en retour. Abraham souhaite un terrain pour que sa famille en fasse usage. Il ne veut pas que
son nom soit compromis par un don reçu. C’est pourquoi il paie la grotte de Macpéla plus cher que ce qu’elle vaut. Il ne
veut pas compromettre son nom à un ordre qui n’est pas le sien.
propre jeu du rassemblement. Jacob s’est lui enfermé dans une solitude inutile, pareil à un homme d’esprit ne sachant pas
rassembler. Le rachat du droit d’aînesse est à rapprocher de la mise en scène opérée par Rebecca, dans le but qu’Isaac
reconnaisse Jacob. Les mains sont d’Esaü, mais la voix est de Jacob. On voit ici l’importance du rôle de Rebecca qui
permet à chacun des deux fils de recevoir la bénédiction d’Isaac.
Patriarches
Des personnages à ne pas sous-estimer : les matriarches, Joseph
Rachel est un personnage un peu énigmatique. Elle semble fragile. Elle a du mal à avoir des enfants. Elle éprouve des
difficultés face à Léa, plus prolifique. Le moment où Rachel cache les idoles en emportant les pénates est particulièrement
riche de sens. Rachel n’est pas devenue idolâtre. Elle sait bien que Jacob est un homme – serait-ce l’homme de sa vie –
qui a fait le choix de laisser l’idolâtrie derrière lui. Rachel décide d’emmener les pénates car on ne se débarrasse pas si
aisément de l’idolâtrie : elle change d’un temps et d’un lieu à l’autre. Le risque idolâtre est multiforme et c’est le sens du
geste de Rachel : garder le témoin physique de ce risque auprès d’elle. En effet, les idoles du passé ne s’évanouissent pas.
Elles donnent naissance à d’autres idoles. A chaque époque, l’idolâtrie revêt les formes et les appâts de son temps. La
source de danger pour la pensée, l’action et le vivre ensemble ne s’interrompt pas.
Joseph a été comparé précédemment à un « premier de la classe ». Comme on peut le penser, ceux qui ne connaissent pas
l’échec ressentent une blessure narcissique redoutable la première fois où ils le rencontrent. Le père de Joseph lui a
demandé une chose surprenante : de prendre des nouvelles de frères qui, pourtant, le haïssaient. Il ne les a d’ailleurs pas
trouvés, leurs troupeaux ayant dû aller très loin dans des temps très difficiles. La requête du père de Joseph avait le sens
suivant : « Tu es un génie, certes. Mais peux-tu traverser l’épreuve de la famine ? Peux-tu donner à manger à tes frères ?
Rien n’est moins sûr ? ». Joseph n’a pas compris grand-chose à ce moment. Il est un peu comme le jeune diplômé d’une
grande école gardant avec lui ses manuels.
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Lorsqu’Abraham arrive en terre de Canaan, il y trouve la famine (Genèse, 12). Ce n’est guère une réussite. Il n’est pas
venu en Israël pour prospérer mais pour y recevoir une bénédiction pour sa famille. L’une des tâches centrales d’Abraham
est de donner la bénédiction à ceux auxquels elle manque. Il fuit l’épreuve et s’enfuit en Egypte où sa femme est prise par
le pharaon. Mais il ne se sauve pas seul. Le salut est collectif et c’est le sens de la bénédiction qu’il fallait aller chercher en
Israël. Il n’y avait pas de salut individuel pour Abraham en Egypte.
L’histoire d’Abraham ou celle de Joseph invite à méditer sur la notion de réussite. Claude Riveline analyse très justement
la manière dont les Bénédictins et les Cisterciens opéraient en réseau. Joseph travaille justement en réseau. Il travaille
d’ailleurs beaucoup, consomme peu et épargne pour les temps difficiles. Les réseaux de solidarité responsabilisent les
hommes. Joseph, en Egypte, tisse un réseau afin que tout ne repose pas sur lui. Cette méthode contribue à la pérennité
d’Israël tout en mettant à profit les capacités de l’étranger. Le fait de contribuer à résoudre les difficultés économiques de
l’Egypte contribue au bien être de la famille de Joseph, au peuple d’Israël. C’est pourquoi on peut affirmer à bon droit que
Joseph agit en vrai manager. Après tout, il ne cherche pas à convertir l’Egypte à son monothéisme. Il se comporte
simplement de sorte que l’Egypte qui brimait Israël finisse par la prendre en amitié. Il rend le monde meilleur pour
qu’ensuite Israël soit mieux accueilli et qu’il soit le mieux à même de remplir la mission qui est sienne. Réussir sa propre
histoire, c’est aussi agir pour que l’autre réussisse aussi la sienne. Joseph a su servir de pont entre le bien-être d’Israël et
celui d’un autre peuple qui n’était pas le sien. Il n’a pas failli à sa mission envers sa famille et envers autrui.
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Patriarches
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