Fraude fiscale: la justice met à nu le système Wendel

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Fraude fiscale: la justice met à nu le système Wendel
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Directeur de la publication : Edwy Plenel
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exceptionnels que colossaux, symptomatiques de la
fièvre de l’argent qui a saisi Wendel à l’époque (lire
les enquêtes de Mediapart ici ou là).
Fraude fiscale: la justice met à nu le
système Wendel
PAR YANN PHILIPPIN
ARTICLE PUBLIÉ LE MARDI 28 JUILLET 2015
Jean-Bernard Lafonta, ancien président du directoire du groupe Wendel © Reuters
Le fisc estime que les bénéficiaires ont éludé 110
millions d’euros d’impôts dus au titre de ce pactole,
grâce à un montage aussi complexe que « frauduleux ».
D’où les énormes redressements (212 millions avec
les pénalités) infligés fin 2010, et les plaintes déposées
par Bercy pour « fraude fiscale ». « Tous les éléments
recueillis tendent à démontrer que les managers […],
pourtant alertés dès le départ sur le risque […], ont
sciemment cherché à se soustraire au paiement de
l'impôt », confirme le rapport d’enquête de la Brigade
financière. Les intéressés se disent innocents et ont
contesté leur redressement fiscal en justice.
Ernest-Antoine Seillière, ancien chef de la famille Wendel et
ex-président du conseil de surveillance du groupe. © Reuters
L’enquête sur la gigantesque fraude fiscale reprochée
à la société d’investissement Wendel, qui met
notamment en cause l'ancien président du Medef
Ernest-Antoine Seillière, vient d’être bouclée par les
juges. Révélations sur les dessous d'un montage hors
norme qui a permis aux cadres de Wendel, selon la
justice, d’éluder 110 millions d'euros d’impôts.
Pour déminer ses soucis judiciaires en société, ErnestAntoine Seillière, 77 ans, se dit atteint d’une « hernie
fiscale » (1). Malgré ce trait d’humour, le mal
s’aggrave pour le très sarkozyste ancien président
du Medef, qui fut pendant vingt ans le tout-puissant
chef de la famille Wendel et le patron de la
société d’investissement du même nom. Selon nos
informations, les juges financiers Serge Tournaire
et Guillaume Daïeff ont clôturé le 9 juillet leur
enquête pour « fraude fiscale » sur l’intéressement
des managers de Wendel. Ce qui ouvre la voie à un
renvoi devant le tribunal correctionnel de tout ou partie
des seize mis en examen, dont Seillière (président non
exécutif à l’époque des faits) et l’ancien patron du
groupe, Jean-Bernard Lafonta.
Si cette affaire est hors norme, c’est aussi parce qu’elle
vise les architectes de l’ombre de l’optimisation
fiscale, ces virtuoses de la « structuration » grassement
rémunérés par les entreprises pour réduire leurs
impôts. Les juges ont mis en examen la banque
JPMorgan, qui a financé l’opération ; et l’un des
meilleurs fiscalistes de la place, l’avocat Pierre-Pascal
Bruneau, associé chez Debevoise & Plimpton. Ce
cabinet a conçu le montage moyennant 662 000 euros
d’honoraires. Debevoise a aussi été payé par Wendel
pour « coordonner » la défense des cadres face au
fisc, histoire de s’assurer qu’il n’y aurait pas de voix
discordantes. Mais l’enquête pénale a fait exploser
cette solidarité de façade.
L’enquête judiciaire, à laquelle Mediapart à eu accès,
offre une plongée saisissante dans le monde opaque
de l’optimisation fiscale. En mai 2007, quatorze
managers se sont partagé, selon les calculs du fisc, 317
millions d’euros en actions Wendel, dont l’essentiel
pour les dirigeants (80 millions pour Seillière et
117 millions pour Lafonta). Des montants aussi
Déjà renvoyé en correctionnelle pour « délit
d’initié » dans une autre affaire d’enrichissement
personnel, Jean-Bernard Lafonta, surnommé « le
Mozart de la finance » du temps de sa splendeur, est
le plus sévèrement mis en cause. L’ancien patron de
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Wendel, écarté en 2009 à la suite de son raid ruineux
et illégal sur Saint-Gobain (2), est le seul à avoir
écopé d’une double mise en examen, pour « fraude
fiscale » et « complicité ». Les juges considèrent qu’il
était le commanditaire du montage et qu’il a « par
ordre, abus d’autorité ou de pouvoir », poussé ses
troupes à y adhérer.
L’imagination est au pouvoir. Les montages sont si
complexes et changeants que même les banquiers
ont du mal à suivre. « Le délire continue, fais une
impression papier sinon tu vas rien comprendre »,
écrit Jean-Baptiste Douin, de JPMorgan, à son
directeur juridique. Réponse de l’intéressé : « Il
faut que les élucubrations restent simples et
économiquement explicables. S’ils veulent faire peur
à nos amis de Londres [le siège européen, qui
doit approuver l’opération – ndlr], qu’ils continuent
comme ça. »
Lafonta a été lâché par plusieurs de ses excollaborateurs, qui l’accusent d’avoir défendu ses
seuls intérêts. Ils estiment s’être fait imposer ce
dispositif fiscal aussi complexe que contraignant,
qui s’est révélé au bout du compte financièrement
désastreux pour eux. Tandis que les trois dirigeants
(Seillière, Lafonta et son adjoint Bernard Gautier) se
sont débrouillés pour limiter la casse. Lafonta dément
et charge ses accusateurs. Cela promet de l’ambiance
lors du futur procès…
Un premier montage est élaboré en décembre 2006
par Pierre-Pascal Bruneau, l’associé du cabinet
Debevoise. Mais le banquier Jean-Baptiste Douin
prend peur. « C’est clairement une opération
permettant de transformer une distribution de
dividende en plus-value et d'alléger l'imposition pour
les managers, écrit-il aux hommes de Wendel. Il faut
clairement que les conseils se penchent sur le risque
que cela représente en terme de "montage fiscal". »
Tout commence en 2006. Grâce à un montage
baptisé Solfur (3), conçu deux ans plus tôt par
Seillière et Lafonta, les cadres vont recevoir pour 324
millions d'euros d’actions Wendel dans une structure
ad hoc, la Compagnie de l’Audon (CDA). Il faut
trouver le moyen de répartir le magot en payant
le moins d’impôts possible. « Dans la culture de
leur métier (l’investissement), ils sont visiblement très
attentifs aux aspects fiscaux. Il n'était pas étonnant
qu'ils essayent la même agilité fiscale pour leur
problématique personnelle », a glissé aux policiers le
banquier Jean-Baptiste Douin, de JPMorgan.
Le principal danger identifié dès le départ par tous les
acteurs est l’« abus de droit ». Cette technique consiste
à combiner artificiellement des dispositions qui sont
légales séparément, dans le seul but d’échapper à
l’impôt. C’est un délit. Et c’est justement ce qui est
reproché aujourd’hui à Wendel par la justice.
(1) Anecdote rapportée par les journalistes Romain Gubert et Sophie Coignard
dans leur excellent livre sur l’histoire et les turpitudes des Wendel : Ces chers
cousins, Les Wendel, pouvoirs et secrets, Plon, 300 pages, 19,90 €.
[[lire_aussi]]
(2) Wendel a acheté les actions Saint-Gobain en cachette, via des produits
Lafonta est à la manœuvre. Il monte un « groupe
projet » composé des directeurs financier, juridique
et fiscal, assistés par les fines lames du cabinet
Debevoise & Plimpton. La solution naturelle
consisterait à dissoudre CDA et à distribuer ses actifs.
Mais il en coûterait 32,8 % d’impôts, voire 40 % si
le fisc requalifie le gain en salaires (ce qu’il fera en
partie). Et il faudrait vendre beaucoup d’actions pour
régler la note. Les dirigeants refusent : cela serait
interprété par la famille Wendel et les médias comme
un manque de confiance envers le groupe, d’autant
plus malvenu que le raid sur Saint-Gobain se prépare.
dérivés, ce qui lui a valu une lourde condamnation de l’Autorité des marchés
financiers. Ce raid hostile, réalisé juste avant que le cours de Saint-Gobain ne
s’effondre, a mis Wendel à genoux et plombé durablement ses finances.
(3) À la suite d'une plainte de Sophie Boegner, l’une des héritières Wendel, ce
montage a fait l’objet d’une information judiciaire pour « abus de biens sociaux ».
Wendel a été blanchi dans ce volet de l'affaire Solfur en obtenant un non-lieu,
confirmé en appel et en cassation.
« Nous sommes en France et lorsque je fais
une plus-value, je paye l'impôt »
Debevoise est donc prié de revoir sa copie. En janvier
2007, un second montage est envoyé à Wendel. La
trouvaille ? Les managers ne recevront pas leurs gains
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en direct, mais via des sociétés civiles, pour bénéficier
du « sursis d’imposition ». Il n’y a rien à payer ni
à déclarer tout de suite. L’impôt sera du plus tard,
lorsque les sociétés ou leurs actifs seront revendus.
Avec une taxation à seulement 27 %, au lieu de 32,8 %
ou 40 %.
Fin janvier 2007, le schéma quasi final est présenté aux
quatorze bénéficiaires lors d’un séminaire organisé
dans la très chic station de ski de Méribel. C’est une
usine à gaz. Gérard Lamy, l’un des cadres salariés, a
expliqué aux juges qu’il s’est publiquement indigné.
Il veut recevoir directement ses actions. « Ce n'est
pas possible, […] tu devras payer un impôt sur cette
plus-value », lui aurait répondu le directeur fiscal de
Wendel, Jean-Yves Hemery. « Remets-moi ces actions
[…]. Nous sommes en France, et lorsque je fais une
plus-value, je paye l'impôt sur les plus-values », lui
rétorque Lamy.
Malgré cette belle performance, le client fait la moue.
Vu l’imposition à 27 %, « où est l’intérêt de faire
un schéma aussi compliqué ? » demande Lafonta à
l'époque. Il a assuré aux juges que cette phrase ne
signifiait en rien qu’il voulait alléger la facture. C’est
pourtant ce qu’a compris Me Bruneau : « Certains
associés, et paradoxalement Jean-Bernard Lafonta,
ont mis un certain temps à intégrer le fait qu'il ne
s'agissait "que" d'un différé d'imposition », a-t-il dit
aux policiers.
Selon lui, Lafonta aurait clôturé la discussion ainsi :
« Ce schéma est le meilleur possible, il a été validé
par les plus grands cabinets de la place et il n'y
en a pas d'autre. » « Je n'ai aucun souvenir que
Gérard Lamy ait dit cela, a démenti Lafonta devant
les juges. Si M. Lamy avait souhaité payer l'impôt, il
pouvait parfaitement le faire à partir de 2008. C'est
une décision individuelle. »
Surtout, le second schéma semble toujours aussi
risqué : « Si un jour la note de structure doit être
produite à l'administration, il me paraît préférable
de dissocier ces questions afin que les différentes
options proposées et leurs motivations n’apparaissent
pas dans le même document », écrit Me Bruneau à
Wendel.
C’est le premier clash entre les dirigeants et certains
cadres salariés. Même s’ils n’en avaient pas forcément
conscience, ces derniers avaient intérêt à percevoir
leurs gains en cash et à régler le fisc immédiatement
(quitte à payer un peu plus), afin de pouvoir disposer
du solde à leur guise. Pour les trois dirigeants, c'est
l'inverse : comme Wendel est leur « outil de travail »,
ils peuvent échapper totalement à l’impôt, à condition
d’être payés en actions et de les conserver deux ans.
C'est plus de 80 millions d’euros d’économie ! Bref,
les dirigeants ont tout intérêt à ce que les titres restent
en portefeuille.
Comme l’explique crûment par email un autre avocat
du cabinet Debevoise, Gérard Dufrêne, le montage
semble ne « pas avoir d'autre objet que de parvenir
à ce résultat fiscal ». Du coup, « on ne peut écarter
le risque d’abus de droit, même si la probabilité de
voir un inspecteur se pencher et comprendre le détail
et la portée exacte de ces transactions est plutôt faible
». Parole d’expert, puisque Me Dufrêne est un ancien
inspecteur des impôts !
Jean-Bernard Lafonta est parfaitement conscient de
l’enjeu. Le 14 février 2007, il a droit à une consultation
personnelle de Debevoise sur les « risques » de
l’opération pour lui-même. Me Bruneau lui écrit que
des redressements fiscaux restent possibles, et que
les cadres concernés pourraient se retourner contre
lui pour lui faire payer la note ! Conclusion : la
seule façon d’éliminer totalement le risque, c’est
d’empêcher les cadres de dissoudre leurs sociétés
avant le 31 décembre 2010, date de la prescription
fiscale.
Mais les avocats préfèrent ne pas miser sur
l’incompétence du fisc. Ils se remettent au travail. Il
faut ajouter de la « substance » au montage pour tenter
de le ramener du bon côté de la légalité. En effet, le
sursis d’imposition n’a pas été conçu par le législateur
pour distribuer un intéressement, mais pour permettre
aux entrepreneurs de changer d’activité. Pour que ça
ait une chance d'être validé par le fisc, il faut donc que
le magot soit bloqué un certain temps, et que les cadres
en réinvestissent une bonne partie.
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En clair, il faut que l’opération reste sous le radar
des inspecteurs. Lafonta a reçu le message cinq sur
cinq. Dans une note manuscrite saisie en perquisition
à son domicile, il écrit qu’il faut bloquer les sociétés
des cadres pendant trois ans, «afin d'éviter que des
décisions individuelles ne créent un risque fiscal pour
les autres ».
été menacés de licenciement par Lafonta. À la suite
d'un entretien « froid et solennel » avec le boss, un
cadre affirme avoir compris que s’il n’acceptait pas,
son « avenir dans la société était terminé ». Dans un
mail, le directeur fiscal de Wendel a écrit que Lafonta
« menaçait de tout arrêter » s’il n’obtenait pas une
« solution waterproof pour bloquer » les sociétés des
cadres.
Coïncidence : en mars, peu après cette consultation
à Lafonta, les contraintes prévues dans la note sont,
mot pour mot, imposées aux cadres. La complexe
méthode de débouclage cesse d’être présentée comme
optionnelle. Et la liquidation du magot, jusquelà possible dès le 1er janvier 2008, est repoussée
jusqu’à la date de prescription fiscale. Pour verrouiller
l'opération, chaque cadre doit vendre une « golden
share », une action donnant droit de veto, à une
structure luxembourgeoise contrôlée par JPMorgan.
Pour faire passer la pilule, Wendel prétend qu’il s’agit
d’une exigence de la banque, ce qui est faux.
L’intéressé assure au contraire que chacun était libre
d’accepter ou non le montage. « Je n’ai licencié
personne », a-t-il affirmé. Il ajoute, tout comme
l’avocat Pierre-Pascal Bruneau, que la golden share
visait uniquement à garantir la légalité du montage.
Il se trouve que deux cadres, dont l’un est qualifié
de « chien fou » par les banquiers, voulaient un
montage encore plus agressif à « fiscalité zéro ». Il
fallait s’assurer qu’ils « ne procéderaient pas à un
dévoiement du schéma initial », a indiqué Me Bruneau.
Il n’empêche, plusieurs cadres prudents exigent une
« legal opinion » de Debevoise. C’est-à-dire un
document certifiant que tout est légal, et qui engage
la responsabilité du cabinet. « S'il ne peut pas la
donner, c'est qu'il y a un big big problème », écrit le
13 avril Arnaud Desclèves, le directeur juridique de
Wendel.
Mais cette fois, les contraintes sont si fortes que la
révolte gronde chez plusieurs cadres salariés. Lorsque
le nouveau schéma leur est présenté en mars lors d’un
séminaire au Luxembourg, « ça a beaucoup râlé »,
explique un participant aux juges.
L’un des cadres, Yves Moutran, réclame de payer ses
impôts immédiatement et au prix fort, c'est à dire à
35 %. Il a même fait appel à un fiscaliste, qui lui
a conseillé de n’adopter le montage préconisé par
Wendel qu’en dernier recours. Moutran a affirmé aux
juges que Lafonta lui a lancé : « C’est irréprochable,
donc c’est obligatoire. » Selon lui, le patron de
Wendel aurait ajouté que s’il payait ses impôts tout
de suite, « chacun des managers sera[it] également
contrôlé », ce qui ne poserait « aucun problème » fiscal
mais provoquerait « des fuites dans les médias et un
lynchage public du groupe Wendel ».
Debevoise ne donnera pas cette « legal opinion »,
officiellement parce que Wendel ne le lui a « pas
demandé ». Le cabinet fournit tout de même
aux cadres, le 10 mai 2007, une « lettre de
couverture » dans laquelle il écrit que le montage
est sa « recommandation ». La note indique qu’il y
a toujours un risque de remise en cause par le fisc,
mais que le schéma ne « devrait » pas être contesté, à
condition que l’intéressement soit conservé jusqu’à la
date de prescription et qu’il soit en partie réinvesti. On
a vu garanties plus fermes.
La plupart des cadres ont expliqué avoir été rassurés
par la « lettre de couverture » du prestigieux cabinet
d’avocats. Tous ont fini par signer, y compris les
quelques rebelles. Ils vont s’en mordre les doigts.
Les cadres rebelles dénoncent des
pressions
La plupart des cadres ont affirmé aux juges que le
montage leur avait été imposé. « C’était un schéma
sur lequel on n’avait rien à dire », a par exemple
expliqué le secrétaire général du groupe, Jean-Michel
Mangeot. Certains « rebelles » disent même qu’ils ont
Pour donner de la « substance » au montage, le
paiement s’est fait de manière complexe : en mai 2007,
les cadres ont reçu leur intéressement en liquidités,
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mais ils devaient aussi acheter des actions Wendel
pour le même montant en s’endettant auprès de
JPMorgan (4). Mais à cause du raid de Wendel sur
Saint-Gobain et de la crise financière de 2008, le cours
de l'action Wendel a perdu les trois quarts de sa valeur,
passant de 127 euros en 2007 à 30 euros en janvier
2009.
aussi payer des frais financiers et une partie de leurs
redressements fiscaux. Résultat : certains se retrouvent
ou risquent de se retrouver dans le rouge.
Ils auraient pu s’en sortir en vendant leurs titres.
Mais la majorité des bénéficiaires ont expliqué que les
dirigeants de Wendel, Lafonta en tête, leur ont interdit
de le faire jusqu’à la fin 2008. Était-ce par peur que
ces ventes de titres n’attirent l’attention du fisc ? En
tout cas, cette interdiction (« lock up ») a été rappelée
par écrit dans un mail du secrétaire général, au prétexte
que les cadres seraient des « initiés permanents ».
Ernest-Antoine Seillière, ancien chef de la famille Wendel et
ex-président du conseil de surveillance du groupe. © Reuters
À tel point que Wendel a envisagé, fin 2008,
d’indemniser sept cadres en détresse, dont le préjudice
a été chiffré à l’époque à 18 millions d’euros
par un cabinet mandaté par le groupe. Wendel
proposait même de prendre en charge leurs éventuels
redressements fiscaux ! Mais les négociations ont
capoté. Deux cadres salariés, Arnaud Desclèves et
Christine Dutreil (épouse de l’ancien ministre Renaud
Dutreil), ont attaqué Wendel au civil pour tenter
d’obtenir réparation du préjudice qu’ils disent avoir
subi (5). Ils accusent les dirigeants, Lafonta en tête,
d’avoir conçu le montage en privilégiant leurs seuls
intérêts. D’autres cadres se sont retournés contre la
banque JPMorgan.
En revanche, Lafonta, Seillière et Gautier se
sont apparemment affranchis de cette règle. Selon
les calculs de l’ancien directeur juridique Arnaud
Desclèves, les trois dirigeants auraient vendu, pendant
le lock up, pour 90 millions d’euros d’actions Wendel
(dont 59 pour le seul Lafonta), sauvant ainsi une
part de leurs gains avant que le titre ne s'effondre.
Seillière, qui a conservé l'essentiel de ses titres, a pu
attendre tranquillement que l'action remonte – elle cote
118 euros, quasiment son cours de 2007. L'heureux
président de Wendel, désormais retraité, a donc perçu
au bout du compte une somme proche des 80 millions
prévus au départ.
Pour leurs détracteurs, la mauvaise fortune de certains
rebelles vient du fait qu’ils ont trop flambé. JeanBernard Lafonta et Pierre Pascal Bruneau estiment
en tout cas que les cadres sont responsables. « Je
considère que le plus grand nombre n’a pas suivi nos
conseils », a taclé l’associé de Debevoise. « Ils ont fait
de grandes études. Ils étaient ravis de pouvoir réaliser
de fortes plus-values. Mais dès qu'ils ont perdu de
l'argent, ils ont cherché un responsable », a ajouté
l’avocat de Lafonta, Antonin Lévy, dans les colonnes
du Parisien. Le fisc, partie civile dans la procédure,
estime lui aussi que les bénéficiaires ont signé en
connaissance de cause.
De leur côté, les cadres salariés ont dû céder leurs
titres au rabais, lorsque l’interdiction a été levée. Cet
argent et une bonne partie de leurs liquidités ont servi
à rembourser leur dette auprès de JPMorgan. Ils ont dû
Lafonta et Bruneau, tout comme l’ensemble des cadres
de Wendel, assurent qu’ils n’ont jamais eu la volonté
de frauder, et que le montage est parfaitement légal.
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« Je considère que nos conseils étaient non seulement
suffisants, mais d’une extrême prudence », insiste Me
Bruneau.
millions d’euros au total. S’ils gagnent en justice,
cet argent leur sera restitué. S’ils perdent, ils devront
acquitter les intérêts de retard et les pénalités, soit
101 millions supplémentaires. Sans compter la menace
de sanctions pénales, la fraude fiscale étant passible
d’un maximum de cinq ans de prison. Reste à savoir
lesquels des seize mis en examen seront renvoyés
devant un tribunal.
Idem pour JPMorgan, qui a validé l’opération à la suite
du feu vert donné par son cabinet d’avocats, Bureau
Francis Lefebvre. Le banquier Jean-Baptiste Douin
estime que Debevoise a œuvré pour ramener Wendel
dans le droit chemin : « Dans sa première mouture,
l'opération apparaît comme exclusivement fiscale.
[…] En suivant les recommandations de Debevoise, ils
s'éloignent de ce but exclusivement fiscal. »
(4) Une minorité des bénéficiaires, dont Ernest-Antoine Seillière, a réussi à
négocier une remise en direct de leurs actions Wendel ou un règlement combiné
en liquidités et en actions, sans passer par l’endettement auprès de JPMorgan. Les
Quant à Ernest-Antoine Seillière, à l’époque président
non exécutif de Wendel et grand manitou de la
famille (6), il a assuré aux juges n’avoir suivi l’affaire
que de loin. La Brigade financière a confirmé qu’il
« n'apparaissait pas comme actif », et qu’il « était
rarement destinataire des courriels ».
autres devaient réinvestir au minimum 30 % de leurs avoirs en actions Wendel.
Vu la technicité du droit fiscal, il est impossible de dire
si l’opération sera considérée ou non comme illégale
par la justice. Les recours des cadres, qui contestent
leurs redressements devant le tribunal administratif,
auraient dû être jugés en juillet 2014. Mais l’audience a
été reportée à une date indéterminée. La justice semble
donc donner la priorité à la procédure pénale.
La société s'est transformée en fonds d'investissement sous la houlette d'Ernest-
Mais la majorité des cadres l’ont fait à 100 %, affirmant qu’il s’agissait des
consignes données par l’entreprise.
(5) Ils ont perdu en première instance et ont fait appel.
(6) Fondé en 1704 par Jean-Martin Wendel, le groupe est contrôlé à 36 % par les
quelque 1 000 héritiers des Wendel, les célèbres maîtres des forges de Lorraine.
Antoine Seillière, à la suite de la nationalisation de sa branche sidérurgique en
1978.
Boite noire
Sollicités lundi 27 juillet par téléphone et par SMS, les
avocats de Jean-Bernard Lafonta et de Pierre-Pascal
Bruneau n'ont pas donné suite à nos sollicitations.
Pour les hommes de Wendel, l’enjeu financier est
énorme. Ils ont jusqu’à présent été obligés de payer
l’impôt que le fisc considère comme éludé, soit 110
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