Luxe éthique: quand les fournisseurs doivent se mettre

Transcription

Luxe éthique: quand les fournisseurs doivent se mettre
BUSINESS & TENDANCES
6 | EUROPA STAR PREMIÈRE
Luxe éthique: quand les fournisseurs doivent
se mettre au diapason
PAR
SERGE MAILLARD
C’était il y a une décennie. Une série
de scandales médiatisait les conditions terribles dans lesquelles étaient
extraites et exportées des matières
premières utilisées par l’industrie
du luxe, comme les diamants ou l’or.
Au centre de ce scandale: les fameux
«diamants du sang», qui servaient à
financer des conflits en Afrique. Un
sujet largement médiatisé par le film
«Blood Diamond», sorti en 2006
avec Leonardo di Caprio. Et quand
Hollywood s’empare de ce thème,
l’affaire devient sérieuse…*
Pour l’industrie du luxe, il fallait
réagir – sur tous les maillons de
la longue chaîne qui la reliait aux
mines africaines. Au tournant du
millénaire, l’industrie diamantaire
et les pays producteurs avaient déjà
initié le «Processus de Kimberley»,
visant à certifier l’origine des diamants. Entre-temps, plus de 50 pays
(dont la Suisse) ont adhéré à cette
initiative (aujourd’hui très contestée). Depuis lors, les initiatives et
labels éthiques volontaires se sont
multipliés, comme l’«Alliance for
Responsible Mining» (ARM) en
2004 et le «Responsible Jewellery
Council» (RJC) en 2005. Par ailleurs, des conférences ont commencé à empoigner le thème de la
durabilité dans le luxe, comme le
«Sustainable Luxury Forum», lancé à Genève en 2010 par Christoph
H. Cordey.
«Auparavant, il n’y avait pas de plateforme d'échanges et de réflexions
destinée exclusivement à cette industrie, dont je suis issu, précise l’organisateur. On assistait pourtant
à des changements sociétaux majeurs et rapides: l'émergence d'un
autre luxe, plus éthique, respectueux et inclusif.»
«Plus le choix pour
les fournisseurs»
Dans l’industrie du luxe, une certification comme le Responsible
Jewellery Council est en train
de devenir la norme – et ce à tous
les maillons de la chaîne joaillière,
de l’extraction des matières précieuses aux produits finis. Dans le
Effet boule de neige
Directeur du groupe Sercab –
Val’Heure – Proserto, Ramon Iso
vient de faire certifier «RJC» ses
trois sociétés. Avec 180 employés, le
groupe est un poids lourd du sertissage en Suisse et un fournisseur très
important de l’industrie horlogère et
bijoutière. «Le RJC est aujourd’hui
devenu un passage obligé. Mais il
exige une restructuration importante pour les sous-traitants.»
Pionnier de cette certification parmi
les fournisseurs suisses, le groupe
y trouve un avantage comparatif.
«Aujourd’hui, les nouveaux clients
potentiels me demandent tout de
suite si je suis certifié ou non. A
terme, je pense que tout le monde
devra être labellisé RJC. Cela devient incontournable. C’est un effet
boule de neige: il ne peut y avoir de
maillon faible sur la chaîne.»
Concrètement, qu’est-ce que cette
certification a changé pour le
groupe? «Elle introduit de nouvelles
normes et standards. D’abord, plus
de sécurité par rapport au travail en
général, et notamment au travail des
matières précieuses. Il y a l’aspect purement sécuritaire, face aux risques
de cambriolage ou de braquage: nous
avons investi dans des alarmes et des
vigiles. Un autre aspect important est
la santé des collaborateurs, lorsqu’ils
sont exposés à des produits potentiellement toxiques. Ceux-ci sont
stockés et traités dans des locaux spéciaux, pour se prémunir de risques
sanitaires mais aussi d’incendie.»
La palette de mesures est large, allant du contrôle de la non-discrimination salariale des employés
à l’ergonomie du mobilier utilisé.
«J’ai engagé une personne qui supervise en permanence les nouvelles procédures.» Et quid de l’origine des matières précieuses? «Nous
n’achetons pas nous-mêmes les diamants: nos clients nous les fournissent pour que nous les traitions.
En ce qui concerne l’or, nous ne travaillons qu’avec des sociétés certifiées RJC.»
Can Stock Photo
Scepticisme sur
les initiatives
«volontaires»
*A noter encore, plus récemment, la sortie du film «Dirty Gold War» de Daniel Schweizer
Le Responsible Jewellery Council
publie chaque année un «Impacts
Report» qui liste les progrès enregistrés sur le terrain. Notamment
l’augmentation des membres: ceuxci ont doublé en quatre ans – aujourd’hui, près de 300'000 personnes travaillent sous certification
à travers le monde. Sur les 477 sociétés ou institutions membres actuellement, quelque 202 sont actives dans la découpe, le polissage
et le négoce de diamants, mais seulement 9 sont des producteurs. La
certification couvre des thématiques très larges, de la lutte anti-corruption et anti-blanchiment
aux conditions de travail des mineurs en passant par la protection de la biodiversité. Le rapport
cite des cas concrets qui font l’objet d’évaluations, de la traçabilité de
l’extraction aurifère au Pérou et au
«La pression publique
sur les entreprises
devrait croître ces
prochaines années,
notamment grâce
à l’engagement des
consommateurs.»
Honduras aux horaires de travail
des polisseurs de diamants en Inde.
Les défis restent cependant énormes,
souligne Géraldine Viret, porte-parole de la Déclaration de Berne, une
ONG active dans l’aide au développement entre la Suisse et le pays
émergents. «Ces initiatives volontaires ont peut-être permis d’améliorer ponctuellement les conditions de travail dans les filières
produisant des matières précieuses.
Mais les quantités produites selon
de tels standards restent insignifiantes par rapport à l’ensemble de
la production. Et certaines sociétés
proposent des produits certifiés sur
un segment de leur gamme à fins
de communication, tout en continuant à vendre essentiellement des
produits non certifiés.»
De manière générale, l’organisation se montre sceptique sur la
performance des initiatives volontaires d’entreprises, dont ces dernières définissent elles-mêmes la teneur. Elle milite pour des standards
étatiques contraignants: «Les autorités suisses devraient prendre
des dispositions législatives, notamment en instaurant une autorité de surveillance du secteur des
matières premières. Au moins, les
problèmes sont désormais mieux
connus et un débat politique a pu
être lancé.»
Une chose semble acquise, estime
Géraldine Viret: «La pression publique sur les entreprises devrait
croître ces prochaines années, notamment grâce à l’engagement des
consommateurs.» En matière de labels, l’effet «boule de neige» devrait
se poursuivre: plus les marques horlogères et joaillères y souscriront,
plus grande sera la pression sur les
épaules de leurs fournisseurs.
MONTRES SUISSES & HIP-HOP
Iggy Azalea,
«Rolex»
DR
Les certifications éthiques volontaires, quoique
controversées, se sont multipliées dans l’industrie
du luxe. Plusieurs marques de Richemont, LVMH
ou Kering y ont adhéré. Leurs fournisseurs sont sous
pression pour les suivre.
secteur horloger-joaillier, le géant
Richemont y a déjà souscrit, tout
comme Ralph Lauren (avec lequel il
est en joint-venture), ainsi que plusieurs marques des groupes LVMH
(Chaumet, Hublot ou encore Zenith)
et Kering (Gucci, Girard-Perregaux,
JeanRichard). Au sein du Swatch
Group, Harry Winston remplit aussi les critères du RJC.
Mais un tel label n’a de sens que si
tous les acteurs de la chaîne y participent. Aussi, les groupes et maisons
horlogères mettent aujourd’hui une
forte pression pour que leurs fournisseurs y souscrivent aussi. «De
nombreux fournisseurs n’ont plus le
choix de ne pas se faire certifier, souligne Christoph H. Cordey. Qui plus
est, le RJC encourage maintenant les
détaillants à les rejoindre, donc il n’y
a probablement plus d’échappatoire.
A mon niveau de conseil stratégique,
je remarque une demande accrue de
marques et de fournisseurs qui ne
veulent pas se faire rattraper par la
vague. La difficulté pour eux est de
faire cet investissement en période
incertaine, instable et volatile.»
Rolex's don't tick-tock
But damn it baby, my time costs
And damn it baby, my time is money
So I need payback for all the time lost