Histoire et légendes des rois de France Les Grandes
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Histoire et légendes des rois de France Les Grandes
Une idée de l’art de l’enluminure Le scriptorium de Moissac Tropaire-prosier de Moissac, fin du xie siècle. nal. 1871, fol. 24v. Lettrine «P» de style aquitain. © bnf Durant les xie et xiie siècles l’abbaye SaintPierre de Moissac connut son apogée. Sa communauté bénédictine s’était en effet engagée vers 1050 dans le grand mouvement de réforme de l’Église mené au xie siècle par la papauté et le monastère de Cluny. L’abbaye participa et contribua aux mutations importantes de l’époque romane : développement économique et transformations politiques, renouveau spirituel et théologique, activités culturelles et artistiques étroitement liées à ce renouveau. Un des lieux stratégiques du rayonnement moissagais fut sans doute son atelier de scribes et sa bibliothèque, centre de production de manuscrits souvent enluminés, un des conservatoires culturels du haut Moyen Âge. Moissac a par exemple Midi-Pyrénées Patrimoine | dossier 48 recopié et possédé un des dix manuscrits connus grâce auxquels a été établi le texte de la Guerre des Gaules de César. Ce scriptorium et les moines érudits qui y travaillaient constituèrent, surtout autour de 1100, un milieu d’exégètes de l’Écriture sainte où s’élabora sans doute la riche iconographie des chefs d’œuvre de l’art roman moissagais : le cloître historié et le portail de l’église abbatiale de Saint-Pierre. Après son rachat par Colbert en 1678 et son passage dans la Bibliothèque royale, cette collection de plus de 150 ouvrages est aujourd’hui conservée pour l’essentiel à la Bibliothèque nationale de France. Jean Dufour, dans ses travaux décisifs, a déjà souligné l’importance du scriptorium moissagais, de même que François Avril, conservateur général honoraire du département des manuscrits de la Bibliothèque nationale, qui écrit : « C’est principalement grâce aux manuscrits issus du scriptorium de Moissac que l’on a une idée aujourd’hui de l’art de l’enluminure en Languedoc ». Les plus anciennes lettres ornées qui ouvrent livres et chapitres des manuscrits de Moissac, souvent monochromes, sont assez frustes. Elles s’enrichissent, vers 1050, de vives couleurs et d’entrelacs foliés d’une grande virtuosité qui définissent le style des « lettres aquitaines », à la structure héritée des lettres carolingiennes dites « francosaxonnes » (comme dans certains ouvrages quasi-contemporains de Saint-Martial de Limoges ou d’Albi par exemple). Vers 1100 et au début du xiie siècle des motifs d’animaux fantastiques et des personnages viennent habiter les rinceaux devenus plus naturalistes ; quelques illustrations plus ambitieuses occupent une demi-page ou une pleine page, comme la célèbre scène de donation de son ouvrage faite aux empereurs Titus et Vespasien par l’auteur antique Flavius Josèphe. Chantal Fraïsse Ce sont parfois les vicissitudes de l’Histoire qui font voyager les manuscrits. Tel est le cas des splendides Grandes Chroniques de France, copiées et enluminées par un atelier parisien au xive siècle et conservées depuis le xviiie siècle à Castres. Histoire et légendes des rois de France Les Grandes Chroniques de Castres Par Sophie CassagnesBrouquet. Professeur d’histoire médiévale à l’université de Toulouse et membre de framespa /umr 5136, elle a publié de nombreux ouvrages sur l’enluminure médiévale. La bibliothèque municipale de Castres conserve le manuscrit enluminé des Grandes Chroniques de France. Cet in-quarto (36 × 27 cm) de 405 feuillets a été copié et décoré à Paris, au xive siècle. Son texte est celui des Grandes Chroniques de France, une histoire officielle de la monarchie française, depuis son origine légendaire jusqu’au règne de Philippe VI de Valois. Le feuillet 353 v° comporte une mention qui nous renseigne sur sa commanditaire : « Ces chroniques appartiennent à Madame Jeanne d’Amboise, Dame de Revel et de Thyphauges. » Cette aristocrate est bien connue. Elle est la deuxième femme de Guillaume Flotte qui l’épouse entre 1339 et 1341. Guillaume Flotte, né vers 1295 et mort vers 1352, est le fils du chancelier de France, Pierre Flotte, un fidèle du roi Philippe IV le Bel, et lui-même chancelier de France de 1339 à 1347. À cette propriétaire correspond un premier état du manuscrit avec 367 feuillets ; les derniers ont été ajoutés après la mort du chancelier Flotte en 1347. À partir du feuillet 365, une main différente a copié les dernières pages et aucune des vignettes et des initiales prévues n’ont été réalisées. La dernière enluminure, au feuillet 361, figure le couronnement de Louis X le Hutin. On ignore tout de l’histoire du manuscrit dans la deuxième moitié du xive siècle. Au siècle suivant, il appartient à l’abbé du monastère de Mozac, en Auvergne, Raymond de Marcenac. À la fin du xviiie siècle, les Grandes Chroniques se trouvent dans les collections d’une institution religieuse de Castres et font partie des confiscations révolutionnaires confiées par la suite à la bibliothèque municipale. Volé au xixe siècle, le manuscrit échappe à l’attention des historiens du livre et de l’enluminure médiévale. Il passe entre les mains de particuliers, puis dans une institution catholique qui en fait don, en 1948, au musée Goya. Il ne réintègre les collections de la bibliothèque qu’en 1977. Cette histoire mouvementée est sans doute à l’origine de la relative obscurité dans laquelle ce superbe manuscrit a été trop longtemps maintenu. Une histoire officielle de la monarchie Guillaume Flotte, chancelier, et fils de chancelier royal, est un officier très proche de la couronne capétienne. Il n’est guère surprenant de le voir commander pour l’offrir à sa femme, Jeanne d’Amboise, un exemplaire des Grandes Chroniques de France. C’est saint Louis qui, le premier, a l’idée de faire établir une histoire en langue vulgaire de la monarchie française. Jusqu’à son règne, les chroniqueurs avaient écrit des histoires en latin, peu accessibles à un large public. Le roi confie cette tâche de longue haleine aux moines de Saint-Denis. La rédaction des Grandes Chroniques n’est pas une initiative isolée, elle correspond à une politique volontariste du roi capétien. Midi-Pyrénées Patrimoine | dossier 49 1 Les Grandes Chroniques de France, fol. 117, bibl. mun. de Castres. Charlemagne reçoit les appels aux secours de l’empereur de Constantinople et des Chrétiens d’Orient. Il se décide à partir en croisade. © bibli. mun. de castres 2 Les Grandes Chroniques de France, fol. 124, bibl. mun. de Castres. Une charge de chevalerie oppose l’empereur Charlemagne aux musulmans du roi Agolant. © bibli. mun. de castres 1 1 ms 782, bibliothèque Sainte-Geneviève (Paris). 2 ms fr. 10132. 3 16 G VI, British Library (Londres). Midi-Pyrénées Patrimoine | dossier 50 2 L’érection de la Sainte-Chapelle, afin d’accueillir la précieuse relique de la Couronne d’épines, suivie de la mise en ordre des tombes royales de l’abbatiale de Saint-Denis, depuis les Mérovingiens jusqu’à son règne, témoignent de sa volonté de promouvoir une nouvelle image de la royauté française, celle d’une royauté sacrée, transfigurée par la personnalité du Roi Très Chrétien. L’écriture des Grandes Chroniques doit permettre de répandre cette conception auprès d’un public plus vaste. Les Grandes Chroniques commencent à être rédigées vers 1270, par le moine Primat. L’œuvre est ambitieuse : elle entend retracer l’histoire des rois de France depuis la Chute de Troie jusqu’à Philippe Auguste. Après un prologue dans lequel Primat évoque ses sources et précise la finalité de son œuvre, le texte se présente sous la forme d’une série de biographies qui commencent avec le couronnement du roi et se terminent à sa mort. Chaque vie est accompagnée d’une enluminure. Primat veut fournir aux princes et rois de France des modèles. Son projet est avant tout didactique, et les images y jouent un rôle essentiel. Le programme des illustrations a sans doute été établi avec son accord ou celui de l’abbé de Saint-Denis, Matthieu de Vendôme. Le premier manuscrit copié à Saint-Denis, que l’on peut considérer comme un véritable prototype, est terminé peu après la mort de saint Louis, sous Philippe III, son fils1. Une deuxième version des Grandes Chroniques de France voit le jour dans les années 1315-1320. Elle est réalisée pour les derniers Capétiens directs, sous la direction de libraires parisiens. Un manuscrit de la Bibliothèque nationale de France2, terminé dans les années 1320, est commandé au libraire parisien Thomas de Maubeuge par Pierre Honoré de Neufchâtel, un seigneur normand. Il représente une tradition indépendante des manuscrits royaux. Décoré de miniatures plus modestes, il se concentre sur les figures légendaires des rois Dagobert, Pépin le Bref et de l’empereur Charlemagne, et annonce une veine à laquelle appartiennent les Grandes Chroniques de Castres. Avec le changement dynastique qui voit les Capétiens Valois accéder au trône en 1328, la rédaction des Grandes Chroniques devient encore plus nécessaire pour légitimer l’évolution de la monarchie. La guerre de Cent Ans et les revendications du roi d’Angleterre Édouard III à la couronne de France, encouragent les moines de Saint-Denis à prolonger le récit des Chroniques jusqu’au règne de saint Louis. Jean le Bon, qui n’est encore que duc de Normandie, reçoit dans les années 1334-1340 un superbe exemplaire des Grandes Chroniques3, orné de 400 illustrations réalisées par des enlumineurs liés à la cour. Saint Louis y apparaît comme un modèle de Roi Très Chrétien. Cette somptueuse commande royale ne doit pourtant pas dissimuler le fait que la plupart des manuscrits conservés des Grandes Chroniques, produits au milieu du xive siècle, ont été copiés et enluminés sous l’égide de libraires parisiens pour une clientèle d’aristocrates, attachés à la cour des Valois, comme Guillaume Flotte et Jeanne d’Amboise. Trois manuscrits ont été décorés dans les années 1330 par une équipe d’enlumineurs accoutumés à travailler de concert pour fournir à une clientèle de nobles et de membres du haut clergé, aussi bien des ouvrages profanes comme le Roman de la Rose que des bréviaires et des missels. Ils sont liés au libraire Thomas de Maubeuge4. Les Grandes Chroniques de Bruxelles, les plus soignées, sont copiées sur 3 colonnes et ornées de 129 miniatures. Les Grandes Chroniques de Castres sont plus tardives et moins décorées, mais correspondent au même état du texte, en se terminant en 1322. Ces manuscrits reflètent une perception moins royale, plus « nobiliaire » de l’Histoire de France. Charlemagne y offre l’image du roi chrétien qui lutte contre les Sarrasins, entouré de ses pairs. Le cycle de Charlemagne, entre histoire et légende Les Grandes Chroniques accordent une place essentielle à l’empereur carolingien, devenu au xive siècle une figure mythologique autant qu’historique. À l’histoire de Charlemagne est venue se greffer une veine épique représentée par la Chanson de Roland et la Chronique du Pseudo-Turpin. Turpin, moine bénédictin, trésorier de l’abbaye de Saint-Denis et archevêque de Reims, a été un personnage important de la cour carolingienne, mais rien ne permet de lui imputer l’écriture d’une biographie de Charlemagne. C’est la Chanson de Roland, au début du xie siècle, qui lui donne une place de premier plan dans la geste de Charlemagne. Dans la première moitié du xiie siècle, un clerc anonyme d’origine française compose en latin une Histoire de Charlemagne et de Roland, dont il accorde la parenté à Turpin. Cette chronique dite du Pseudo-Turpin rapporte que, tandis qu’il dort dans la chambre de son palais d’Aix-laChapelle, l’empereur a la vision d’un chemin d’étoiles qui mène vers l’Espagne. Il interroge les savants de sa cour pour comprendre ce mystère, mais aucun n’est capable de lui donner la clé de cette énigme. La nuit suivante, Charlemagne voit en songe saint Jacques qui le supplie de libérer son sépulcre du joug des Sarrasins. Il obtempère et lève une armée. Il s’empare de Compostelle et retourne à Aix-la-Chapelle, victorieux. Mais les Sarrasins d’Espagne font appel au redoutable roi Agolant, venu d’Afrique à la tête d’une immense armée pour les soutenir. Charlemagne doit mener une deuxième campagne beaucoup plus difficile. L’armée 4 ms. 407, bibliothèque des Francs est vaincue près de Sahagun et Agolant la poursuit jusqu’en France, à Saintes, où municipale de Grenoble ; ms. 5, Charlemagne rétablit la situation. Agolant doit battre en retraite de l’autre côté des Pyrénées. bibliothèque royale de Bruxelles ; Il s’enferme dans Pampelune où son adversaire vient l’assiéger. Les deux rois s’affrontent bibliothèque municipale de Castres. Midi-Pyrénées Patrimoine | dossier 51