la manipulation mentale au service du renseignement

Transcription

la manipulation mentale au service du renseignement
Alexandre Grigoriantz
LA MANIPULATION
MENTALE
AU SERVICE DU
RENSEIGNEMENT
LES PROJETS SECRETS DE LA CIA
DANS LE DOMAINE DU
MIND CONTROL
À l’époque de la guerre froide
Drogues, champignons sacrés, armes psycho-chimiques,
hypnotisme, effacement de la personnalité et autres méthodes
de manipulation du comportement
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Chapitre 1
Les premiers projets de la
CIA dans le domaine de la
manipulation mentale
Opérations Blue Bird (Oiseau bleu) et Artichoke
En 1947 le département d’État créa la Central Intelligence
Agency (l’Agence centrale du renseignement) dont l’organisation fut pratiquement copiée sur celle de l’OSS (Office of
­Strategic Services), qui avait été dissoute tout de suite après la
fin de la Deuxième Guerre mondiale.
Ignorant les objections du FBI, de l’armée de l’air et de la
Navy, qui se voyaient privés chacun de leur autorité dans leur
domaine très réservé du renseignement, le président Trumann
avait décidé de confier à la CIA, la tâche de coordonner et de
centraliser les actions de toutes les agences de renseignement.
À l’instar de l’OSS, dont la branche « Recherche et Développement » avait pour mission la mise au point et la production
d’armes spéciales, d’explosifs, de substances et de toutes sortes
de gadgets destinés à être utilisés par les agents de la branche SO
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(Special Operations) au cours de leurs missions de sabotage, la
CIA posséda, dès sa création, une branche appelée DST (Département science et technologie). Cette branche avait pour mission
la mise à disposition, pour les agents sur le terrain, de nouveaux
moyens techniques et de substances chimiques ainsi que l’étude
de nouvelles techniques d’interrogation et de contrôle du
comportement. Les Américains savaient que, depuis la fin de la
guerre, l’Union soviétique effectuait de son côté des recherches
dans le domaine de la manipulation mentale, de l’utilisation des
armes chimiques ou de l’usage de certaines fréquences électromagnétiques à des fins militaires.
Après la création, en décembre 1948, de l’OSI, Office of
Scientific Intelligence (Bureau du renseignement scientifique),
chargé de coordonner les différents départements opérationnels
de la CIA, un certain nombre de projets à caractère scientifique
avaient été lancés au sein de la CIA ayant pour noms : Paperclip
(trombone), Blue Bird , Artichoke, MK-Naomi et, le plus important d’entre eux, MKULTRA.
Le programme Paperclip
Déjà, avant la fin de la guerre, au cours de leur progression en
direction de Berlin, les Russes avaient entrepris de piller les territoires et les villes qu’ils occupaient et, sans perdre de temps, ils
avaient commencé de démonter complètement des usines pour
en expédier les machines par trains entiers en direction de l’Est.
Quelques jours avant la prise de Berlin et la fin de la guerre, une
course s’était engagée entre les Russes et les Alliés pour s’emparer non seulement des équipements, mais aussi de la documentation secrète relative à la mise au point, par les Allemands, de
technologies avancées dans les domaines de l’aéronautique, des
missiles, des armes chimiques et d’autres techniques de pointe.
À cette époque, les Américains, les Français et les Anglais, qui
avaient commencé de préparer l’après-guerre, s’étaient intéressés aux ingénieurs allemands de très haut niveau, comme Wernher von Braun, l’inventeur des fusées V2, Wernher ­Heisenberg,
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Les premiers projets de la CIA…
le physicien, qui travaillait sur le projet de l’arme atomique allemande, et d’autres scientifiques spécialisés dans le nucléaire, la
chimie, l’aviation, l’armement ou les ondes infrarouges.
En juillet 1945, le haut commandement américain, avec
l’aide de l’OSS, avait organisé une première opération appelée
« Oversact », destinée à capturer les ingénieurs ayant travaillé à
l’usine de fabrication de fusées de Penemünde sur les bords de la
Baltique. On regroupa ces ingénieurs dans un camp en Bavière,
où ils furent interrogés sur leur expérience et sur leur passé. La
plupart d’entre eux ayant appartenu au parti nazi, on considéra
qu’ils pouvaient constituer un véritable danger pour la paix si
on les laissait libres en Allemagne ou s’ils rejoignaient un pays
ayant sympathisé avec le Reich, comme l’Espagne, l’­Argentine
ou l’Égypte. Mais le risque serait encore plus grand s’ils venaient
à être engagés par les Russes.
De leur côté, les Soviétiques avaient entrepris, dès la fin de la
guerre, des opérations de séduction auprès des savants allemands
se trouvant dans les zones qu’ils occupaient. En échange de leur
collaboration, ils leur avaient tout d’abord offert des logements
et de l’argent. Puis, en 1946, le Kremlin avait ordonné que tous
les ingénieurs et les scientifiques de la zone occupée par les
Russes fussent transportés par train en Russie, où ils connurent
un destin bien différent de celui de leurs collègues recrutés par
les Alliés.
En septembre 1946, le président Harry Trumann, conscient de
l’apport que pouvaient représenter ces « cerveaux » allemands,
donna son accord pour que l’on sélectionnât et que l’on engageât ceux qui travailleraient aux États-Unis. Ce programme de
recrutement, appelé « Paperclip », permit à de nombreux spécialistes de très haut niveau d’atteindre par la suite des sommets
dans la hiérarchie des scientifiques américains. En 1954, une
cinquantaine d’entre eux avaient été naturalisés américains,
parmi lesquels le célèbre Wernher von Braun, qui devait devenir
directeur du centre spatial de la NASA à Huntsville, ou Kurt
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Debus, qui fut le premier directeur du Kennedy Space Center à
Cap Canaveral. L’année suivante, à leur tour, sept cent soixante
Allemands se virent accorder la nationalité américaine.
On estime qu’entre 1945 et 1960, dans le cadre de Paperclip,
au total plus de 1 600 ingénieurs allemands furent transférés aux
États-Unis.
Au départ, en 1945, tous les spécialistes n’avaient pas été retenus, car un décret interdisait aux ingénieurs ayant été membres
du parti nazi ou ayant appartenu à la Gestapo d’être recrutés. De
là, une première sélection. Malgré cette interdiction, il y eut de
nombreuses exceptions. En 1947 les dirigeants du JIOA (Joint
Intelligence Objective Agency), en charge de ce programme,
firent en sorte de falsifier un certain nombre de dossiers de
grands spécialistes qui auraient dû être jugés en tant que criminels de guerre.
Naturellement, dès la création de la CIA, sa branche scientifique s’était particulièrement intéressée aux savants allemands
qui avaient travaillé dans le domaine de la chimie, de la biochimie, de la médecine et de la psychiatrie.
Pendant la guerre, les nazis s’étaient aperçus que même en
utilisant la torture, ils ne parvenaient pas à faire parler les prisonniers. Sachant que les Russes étaient arrivés à de meilleurs résultats dans ce domaine grâce à l’utilisation de certaines drogues,
les Allemands avaient commencé à rechercher un sérum qui
permettrait de faire parler les prisonniers en levant leurs
barrières psychologiques. Grâce à la documentation récoltée dès
la fin de la guerre par les Alliés sur les techniques utilisées par
les nazis dans les domaines dans lesquels ils avaient démontré
une réelle supériorité, on découvrit que des médecins allemands
avaient effectué sur des prisonniers, et probablement aussi sur
des soldats de la Werhmacht, des expériences de manipulation
de la personnalité à l’aide de certaines drogues. Parmi eux, le
docteur Kurt Plotner et le docteur Bruno Weber avaient notamment étudié les effets de la mescaline et de la scopolamine sur
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Les premiers projets de la CIA…
des prisonniers à Dachau et à Auschwitz. Il s’agissait de drogues
hallucinogènes, la première extraite du peyotl, une variété de
cactus, utilisée depuis des temps immémoriaux par les chamans
mexicains, la seconde, la mescaline, provenant de la plante de
datura. Le but de ces expériences était d’arriver à éliminer la
volonté d’un prisonnier et de le faire parler. À Dachau, les Allemands avaient testé également les effets de l’hypnotisme sur
certains prisonniers. Ils pensaient que l’utilisation simultanée de
ces deux techniques sur un même sujet améliorerait la qualité
des résultats.
La découverte de documents relatifs à ces tests et à leurs résultats, les témoignages de ceux qui les avaient mis en œuvre et ceux
de certains prisonniers ayant servi de cobayes et, plus généralement, toutes les méthodes d’interrogation des nazis intéressèrent
au plus haut point les Américains. Pour cette raison, tout de suite
après la fin de la guerre, on avait facilité la venue aux États-Unis
de chimistes, biochimistes et de médecins nazis, dont certains
avaient travaillé dans des camps de concentration.
En 1947, un « Truth Drug Committee » (Comité pour la
recherche sur le sérum de vérité) avait été constitué au sein des
services techniques de l’OSS en coordination avec la Navy, l’armée de l’air et l’armée de terre. Dans le cadre de ce programme
de recherche pour la mise au point de ce fameux « sérum de
vérité », la Navy avait testé dans ses laboratoires, à l’hôpital Ste
Elizabeth à Bethesda, un certain nombre de cocktails à base de
mescaline, de scopolamine et de marijuana. Parmi les mélanges
les plus prometteurs, un concentré de cannabis appelé THC1,
associé au tabac, avait la faculté de délier les langues. L’idée
était de trouver une substance qui obligerait un individu à révéler ses secrets les plus profonds. L’état-major avait envisagé la
situation suivante : un espion que l’on aurait découvert aurait
caché une bombe A, prête à exploser, dans l’une des grandes
villes des États-Unis et le Gouvernement n’aurait, par exemple,
1.Le THC (Tetrahydrocannabinol) est la substance psycho-active contenue
dans le cannabis.
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que 24 heures pour retrouver cette bombe. Si l’on parvenait à
découvrir une telle substance, on pourrait faire parler rapidement le prisonnier.
Dans le cadre de ce projet, appelé « Shatter », la Navy avait
financé les travaux du docteur Charles Savage au Naval Research
Institute de Bethesda et ceux du docteur Richard Wendt, chef
du département de psychologie à l’université de Rochester. On
leur avait confié à tous les deux la tâche d’explorer les effets de
l’alcool, des amphétamines et de l’héroïne.
De leur côté, les services scientifiques de la CIA s’étaient
penchés sur les effets d’une nouvelle drogue censée modifier
le psychisme, et donc le comportement de n’importe quelle
personne. La Navy et la CIA avaient intérêt à collaborer en
confrontant les résultats de leurs propres recherches en matière
de psychopharmacologie, de chimie et de biologie à ceux des
médecins et des ingénieurs allemands. Ces deux entités avaient
donc décidé de mettre en commun certains de leurs moyens, car
la situation était urgente. En effet, au tout début de la guerre
froide, les Américains pensaient que les Russes avaient acquis
une certaine avance dans les méthodes d’interrogation des
prisonniers et de la manipulation mentale.
Afin de compléter les recherches dans le domaine de l’influence sur le psychisme d’un prisonnier, on fit appel à d’autres
techniques, en particulier à celles de l’hypnose. L’ensemble de
ces recherches et des procédés mis en œuvre pour contrôler la
volonté et le comportement d’un individu prit le nom, aux ÉtatsUnis, de « Mind Control », que l’on peut traduire en français par
« manipulation mentale » ou encore « contrôle du comportement ». À partir de 1950 et jusqu’à la fin de la guerre froide, ce
terme de Mind Control fut associé à de nombreux projets secrets
de la CIA.
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Les premiers projets de la CIA…
Le projet Blue Bird
Le premier de ces projets, qui fut approuvé en avril 1950 par
Allen Dulles, le directeur de la CIA, avait pour nom Blue Bird
(Oiseau bleu). Il s’agissait de lancer un programme de lavage de
cerveau analogue à ceux qui s’étaient développés apparemment
avec succès en Union soviétique et dans d’autres pays communistes comme la Chine ou la Corée.
À l’époque, les dirigeants de la CIA étaient obsédés par l’idée
d’une infiltration possible d’agents ennemis au sein de leurs
différents services. Cette année-là, le chef du service de sécurité, Sheffield Edwards, convoqua une réunion des directeurs
au cours de laquelle il leur proposa de créer, chacun dans son
département, une équipe chargée d’interroger les membres de
leur propre personnel. Chaque équipe serait composée d’un
psychiatre, d’un expert en hypnotisme et d’un technicien et serait
dotée d’un appareil « détecteur de mensonges ». Au commencement, il y eut une réelle coopération entre ces unités d’interrogation et les services scientifiques de la CIA, de sorte que le projet
Blue Bird servit également à l’étude de nouvelles techniques de
contrôle du comportement applicables non seulement à l’intérieur de la CIA, mais aussi à l’extérieur.
Le projet Artichoke (1951-1953)
Environ un an après son lancement, le projet Blue Bird fut
réorganisé et prit le nom d’Artichoke. Désormais, les recherches
de la CIA seraient effectuées en étroite collaboration avec les
services de renseignements de la Navy, de l’armée de l’air,
de l’armée de terre et du FBI. L’idée était de lancer un vaste
programme commun de Mind Control, ayant pour objectif, selon
cette définition que l’on retrouve dans une note de service datée
de janvier 1952 : « Est-il possible de contrôler un individu au
point de l’obliger à faire ce que nous voulons qu’il fasse, contre
sa volonté et même en désaccord avec les lois fondamentales de
la nature relatives à sa propre sécurité ? »
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Les recherches prévues par ce programme furent élargies à
de nouveaux secteurs comme l’analyse des différentes méthodes
d’interrogation utilisées dans le monde.
Une note déclassifiée de la CIA1 résume comme suit quelques
sujets de recherche qui furent abordés dans le projet Blue Bird :
– Est-il possible de contrôler les actes d’un individu que l’on a
hypnotisé et de lui faire commettre des actions contraires aux
principes de base de la morale ?
– Peut-on, en l’espace d’une heure, de deux heures ou d’un jour,
faire entrer un individu en état d’hypnose, contre sa volonté, au
point de pouvoir lui faire commettre un acte à notre profit ?
– Pouvons-nous nous emparer d’un homme et, en l’espace d’une
heure ou deux, l’hypnotiser afin de l’obliger à provoquer un
accident d’avion, à faire dérailler un train… ?
– Pouvons-nous, à l’aide des techniques de l’hypnose et celles du
sommeil induit, obliger un individu à effectuer un déplacement
de longue distance, à commettre des actions bien spécifiques et
à revenir à son point de départ en ramenant des documents ou
d’autres matériels ?
– Pouvons-nous garantir une complète amnésie de cet individu
après qu’il est revenu de sa mission ?
– Peut-on imaginer un procédé qui permettrait de transformer
des individus, contre leur volonté, en des agents coopératifs et
peut-on, ensuite, utiliser cette même technique afin d’entraîner
des agents débutants sur le terrain, à l’aide de codes et de signes
d’identification ?
– Quels sont les meilleurs moyens de dissimuler du sodiumamytal et du sodium-penthatol ou d’autres sérums de vérité dans
1.Référence CIA MORI ID 140401, p. 6, 7 ou http://www.wanttoknow.info/
mindcontrol110pg.
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Les premiers projets de la CIA…
des bonbons, des cigarettes, du café, du thé, de la bière ou toute
autre substance utilisée dans la vie de tous les jours ?
Pendant que ces recherches avaient lieu dans différents laboratoires, une équipe spéciale appartenant aux services de renseignements scientifiques de la CIA avait eu pour mission de se
rendre dans différents pays afin de tester de nouvelles méthodes
d’interrogation sur des prisonniers, la plupart du temps à leur
insu. Les résultats de ces recherches et de ces missions ne furent
pas à la hauteur des espérances des agences qui les avaient sponsorisées. Malgré cela, de nouveaux projets virent le jour au sein
de la CIA, qui, tous, avaient trait à la recherche d’un nouveau
sérum de vérité, aux techniques d’interrogation, au lavage de
cerveau et, d’une manière générale, au contrôle du comportement d’un individu, autrement dit, au Mind Control.
Le 13 avril 1953, une nouvelle organisation fut créée en vue
de développer un nouveau programme qui porterait le nom de
MK-ULTRA, et dont les activités devaient rester ultrasecrètes.
Ce programme qui, de 1953 à 1973, comporta 149 sous-projets,
allait être dirigé durant toutes ces années par Sidney Gottlieb, un
ingénieur chimiste qui, nous le verrons, marqua de son empreinte
l’ensemble de tous les projets liés au Mind Control au sein de la
CIA.
Les principaux domaines dans lesquels la CIA avait prévu
d’effectuer des recherches dans le cadre de MKULTRA étaient
les suivants : l’hypnose, les drogues, l’alcool, l’acoustique, les
ondes supersoniques, les flashs de lumière, la chaleur, le froid, la
fatigue, le sommeil et… la lobotomie.
Aussitôt, des équipes avaient été constituées dont une devait
se tenir prête à tout moment à voyager afin de participer à des
interrogatoires sur des prisonniers.
D’une manière générale, les cibles de ces expériences devaient
être des étrangers, choisis de préférence parmi les agents potentiels, les transfuges, les réfugiés ou encore les prisonniers de
guerre.
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Outre l’étude des effets de substances isolées comme le sodium
amytal, la scopolamine et, naturellement, le LSD, il s’agissait
aussi d’étudier les mélanges de plusieurs de ces drogues destinées à être utilisées lors des interrogatoires. Certains de ces
« cocktails » un peu spéciaux que l’on faisait boire aux prisonniers seraient utilisés en même temps que l’hypnotisme.
Chacun d’eux produisait ses effets propres. Ainsi, une drogue
mélangée à des barbituriques relâchait, chez le sujet, ses habitudes d’autocensure, mais ce procédé n’était pas très pratique,
car il entraînait un accès de sommeil.
Au contraire, mélangée à des amphétamines, cette même
drogue provoquait, chez le sujet interrogé, un fort besoin de
parler et déclenchait chez lui un torrent de paroles. Pour en
tempérer les effets, il fallait donc utiliser un sédatif.
Les experts de la CIA avaient réalisé d’abord des tests avec de
la scopolamine, car cette substance extraite de la fleur de datura,
une plante originaire de Colombie, avait été considérée pendant
quelques années par la police comme un « sérum de vérité » ou
Truth Drug.
Au début du xxe siècle, des médecins l’utilisaient en même
temps que le chloroforme ou la morphine, car elle produisait un
état de demi-sommeil chez la femme au moment de l’accouchement. Cette substance calmante provoquait à la fois une impression de somnolence, une confusion mentale, la désorientation,
un manque de coordination dans les mouvements et, surtout, une
amnésie relative aux évènements ayant eu lieu pendant la durée
de l’intoxication. Malgré tous ces aspects négatifs, les médecins
avaient remarqué que, sous l’effet de cette drogue, les femmes
que l’on interrogeait dans leur demi-sommeil répondaient volontiers à toutes sortes de questions avec beaucoup de précision et
sans aucune inhibition.
En 1922, le docteur Robert House, un obstétricien de Dallas,
eut l’idée d’utiliser de la scopolamine pour interroger deux
prisonniers soupçonnés d’avoir commis un crime. Sous l’effet
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Les premiers projets de la CIA…
de la drogue, ils nièrent avoir participé à ce crime et ils furent
acquittés.
Le succès de cette expérience attira l’attention des médias. Le
docteur House déclara alors que « sous l’influence de la scopolamine, un patient ne pouvait pas inventer un mensonge et, de
plus, il était incapable de penser ou de raisonner. »
C’est ainsi que cette idée de « sérum de vérité » se répandit
dans l’opinion publique. Dès lors, la police utilisa la scopolamine dans certains interrogatoires en la mélangeant à l’eau ou
au café que buvaient les suspects. Mais, bientôt, cette drogue
fut remplacée par d’autres, car on s’était aperçu qu’elle avait
des effets secondaires qui détournaient l’attention du sujet du
thème principal de son interrogatoire, provoquant chez lui une
certaine somnolence, des hallucinations, des maux de tête, une
vision floue et de la tachycardie.
Après avoir étudié d’autres substances et après avoir effectué plus d’une centaine d’expériences avec des drogues très
diverses, les experts de la CIA étaient arrivés à la conclusion
que la marijuana était la meilleure substance pour faire parler les
gens, suivie de près par un mélange d’alcool (de préférence de
la bière) et de café.
Puis vint l’ère du LSD.
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Chapitre 2
Sidney Gottlieb
« Le Magicien des ténèbres »
Il était né en 1918 dans un quartier du Bronx à New York
dans une famille juive d’immigrants hongrois. Son vrai nom
était Joseph Scheider. Après avoir obtenu un master à l’institut
de chimie de Californie, il s’était spécialisé dans la chimie des
poisons. Obligé de surmonter deux handicaps (il avait un pied
bot et, durant toute sa jeunesse, il bégayait), il avait développé
une telle capacité d’innovation et d’organisation dans sa profession qu’après s’être fait remarquer dans son domaine de prédilection, celui des poisons, il avait été recruté, à l’âge de 34 ans,
par la CIA pour diriger la division Chimie au sein des Services
techniques. Menant une vie discrète – il habitait une ferme
située près de Washington – il était effacé, s’habillait simplement et fuyait les mondanités, ne semblant se soucier que de son
travail. On ne lui connaissait que deux passions : ses chèvres,
qu’il trayait lui-même à cinq heures du matin, et ses recherches
sur de nouvelles substances destinées à être mises au service de
la lutte de son pays contre le communisme.
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Grâce à son intelligence exceptionnelle et à ses qualités de
contact, il réussit une incroyable performance, celle de diriger,
pendant plus de vingt ans, un programme de recherches sur le
Mind Control en se voyant attribuer, dès 1953, c’est-à-dire à
l’âge de 35 ans, 6 % du budget global de la CIA. Tout en exerçant
un contrôle rigoureux sur les dépenses, il eut ainsi la possibilité
de financer 149 sous-projets du programme global MK-ULTRA,
parmi lesquels de nombreuses études sur les effets du LSD, de la
marijuana et d’autres drogues hallucinogènes ou mortelles, des
recherches sur les champignons, sur l’hypnotisme, sur les effets
de l’alcool et du tabac, sur la possibilité d’utiliser des germes et
des virus en cas de guerre bactériologique, sur les modifications
possibles du cerveau des prisonniers ou encore sur le lavage de
cerveau par application de stimulations électriques et d’autres
procédés tout aussi ingénieux.
À ses débuts dans la CIA, Sidney Gottlieb effectua plusieurs
voyages en Amérique du Sud à la recherche de plantes et de
substances ayant des propriétés particulières. On raconte que
les étagères des vitrines de son bureau étaient encombrées de
bocaux contenant toutes sortes d’herbes, d’écorces, de racines,
de champignons, d’insectes et de batraciens baignant dans des
solutions inquiétantes. Rien d’étonnant, dès lors, qu’il ait été
surnommé « The Black Stricker », « Le Magicien des ténèbres ».
Dès ses débuts comme chef de la division Chimie de la CIA,
il avait mis au point avec, son équipe une variété de produits
allant des pilules de tranquillisants à mélanger dans la viande
hachée pour chiens, jusqu’au mouchoir imprégné de brucellose (dont les bactéries sont un agent incapacitant agissant sur
le système nerveux), en passant par du dentifrice empoisonné,
un stylo contenant une encre mortelle et d’autres variantes du
même acabit. Devenu, en quelque sorte, l’héritier du docteur
Stanley Lovell, l’ex-directeur du département de la recherche
et du développement de l’OSS, Sidney Gottlieb fut de 1953 à
1966 le « Mister Q » de la CIA (dans les films de James Bond,
« Q » est l’inventeur des fameux gadgets et de tous ces ingénieux
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Sidney Gottlieb « Le Magicien des ténèbres »
équipements utilisés par le fameux 007 au service de Sa Majesté
au cours de ses missions).
Étant donné l’étendue et la variété des projets auxquels il participa, le rôle de Sidney ne se limita pas à celui d’un quelconque
ingénieur chimiste chargé de mettre au point de nouvelles substances. Animé par le réel désir de servir son pays en luttant,
par tous les moyens possibles, contre le communisme, il était
prêt à passer outre certaines règles de l’éthique et de la morale.
Selon lui, donner la mort était condamnable, mais lorsqu’il en
allait de la sécurité des États-Unis, cela ne l’était plus. Durant
les treize années qu’il passa à la CIA, il fut responsable d’un
certain nombre de programmes dans le cadre du fameux projet
MK-ULTRA et de ses sous projets, dont les principaux objectifs
étaient la découverte et la mise au point de substances devant
permettre de contrer les efforts de l’ennemi, de parvenir à briser
la résistance de n’importe quel prisonnier au cours d’un interrogatoire et de démasquer les agents doubles. Plus généralement,
il fallait pouvoir agir sur le psychisme d’un individu en rendant
possible son retournement s’il s’agissait d’un agent ennemi, ou
en discréditant des chefs d’État ou des personnages de haut rang
en provoquant chez eux des comportements anormaux.
On trouve, dans un document daté de 19551, une liste des effets
recherchés dans l’utilisation de certains produits que l’on administrerait à des sujets volontaires ou à leur insu. Voici quelques
types de substances2 qui devaient faire l’objet de ces recherches :
– substances provoquant chez un sujet un mode de pensée aberrant et une impulsivité anormale au point de discréditer cette
personne en public ;
– substances augmentant les effets de l’alcool, et d’autres
permettant d’en diminuer les effets ;
1. Senate MKULTRA Hearing : Appendice C-Documents Referring subpro­
jects, August 3, 1977, Senate Select Committee on Intelligence and
Committee on Human Resources.
2. Nota. Cette liste n’est pas limitative.
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– substances permettant de faciliter l’hypnose ;
– substances permettant aux agents sur le terrain ou aux prisonniers de résister aux interrogatoires et au lavage de cerveau ;
– substance produisant un handicap physique, par exemple la
paralysie des jambes ou un état prononcé d’anémie ;
– substances permettant de modifier la structure de la personnalité d’un individu de façon à ce que sa dépendance à une autre
personne soit augmentée ;
– substance, qui, lorsqu’elle est administrée à faibles doses, non
détectables, fait baisser le rendement de quelqu’un à son poste
de travail et diminue considérablement son ambition ;
– substances qui provoquent une baisse de l’acuité visuelle ou
de l’audition, de préférence sans effets permanents ;
– une pilule qui, mise discrètement dans une boisson, dans de la
nourriture, dans une cigarette ou dans un aérosol, provoque une
forte amnésie et qui pourrait être utilisée dans certaines circonstances par les agents sur le terrain.
Au cours des treize années durant lesquelles Sidney Gottlieb
dirigea ce vaste programme MK-ULTRA, il eut la possibilité de
démontrer son extrême ingéniosité en étant lui-même à l’origine
de nombreux projets, comme ceux liés à la recherche sur les
applications du LSD, dans le cadre des opérations de la CIA, ou
ceux concernant la recherche dans le domaine du Mind Control,
de la manipulation du comportement. Il participa également à
la mise au point d’opérations de grande envergure, telles que
la préparation d’une guerre bactériologique que les États-Unis
déclencheraient en représailles à une attaque de même nature
venant d’un pays communiste et aussi à la préparation du fameux
« Projet cubain ». Ce projet et ses sous-projets constituent un
exemple particulièrement intéressant de la mise en œuvre d’opérations clandestines de la CIA ayant nécessité intelligence et
capacité d’innovation.
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Table des matières
Avant-propos9
1 – Les premiers projets de la CIA dans le domaine de la
manipulation mentale13
Opérations Blue Bird (Oiseau bleu) et Artichoke13
Le programme Paperclip14
Le projet Blue Bird18
Le projet Artichoke (1951-1953)
19
2 – Sidney Gottlieb « Le Magicien des ténèbres »25
3 – La CIA et l’aventure du LSD33
À la recherche du sérum de vérité
33
La découverte du LSD par Albert Hoffman
34
Des tests effectués par la CIA sur des détenus et
sur des malades mentaux
38
Un cocktail très spécial au café Le Select à Paris.
43
4 – L’agent fédéral George WHITE
et ses amies prostituées, au service de la CIA45
Curriculum vitæ de George White
45
5 – Le Projet cubain ou l’opération Mangouste55
Des présents pour Fidel Castro
57
Premier projet d’assassinat de Fidel Castro
58
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La manipulation mentale au service du renseignement
6 – La chair des dieux67
Clement Duncan
70
Les sociétés écrans de la CIA
76
Gordon Wasson, un banquier amateur de champignons
79
La deuxième vie en Amazonie du colonel J. C. King
82
7 – Les travaux de recherche de la CIA à Fort Detrick87
Le projet MKNAOMI et les travaux de la CIA
dans le domaine de la guerre bactériologique.
88
Le Comité Church et l’affaire des toxines de coquillages
92
De quelques moyens techniques utilisés pour l’injection
ou la dispersion dans l’air, de poisons ou de toxines
96
8 – John Gittinger psychologue de la CIA101
L’évaluation des personnes, études sur l’alcool
et sur les drogues
101
L’art du lavage de cerveau
108
Quelques méthodes de Mind Control étudiées par la CIA
118
9 – L’hypnose au service du renseignement
et de la manipulation mentale123
10 – Le « candidat mandchou »
Miss Colgate serait-elle devenue l’agent idéal ?135
L’énigmatique Luis Angel Castillo, qui fut programmé
Zombie 1, Zombie 2, Zombie 3 et Zombie 4
147
Le contrôle de Candy Jones par la CIA,
« Miss Colgate » serait-elle devenue un agent idéal ?
153
11 – Le docteur Cameron, voleur de mémoire
Le projet Knock Out et le projet Brain Concussion157
La chambre du sommeil et le psychic driving
(l’entraînement psychique), un concept du docteur Cameron 161
Le projet Knock Out168
Sous-projet n° 43, « Combinaison de drogues, d’hypnose
et de privation de perceptions sensorielles »
169
Le projet « K » ou Knock Out
Des tiques au service de la CIA
170
Projet « Commotion cérébrale »
171
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Table des matières
12 – « Acoustic Kitty », le chat espion de la CIA et « Tusko »,
l’éléphant mort d’une overdose177
Tusko, l’éléphant mort pour la science
180
« El Negro », le taureau du docteur Delgado
181
« Acoustic Kitty », le premier chat espion
184
13 – John Lilly, l’homme qui parlait le langage des dauphins
Puka et Kea, les deux dauphins qui étaient partis faire
du surf191
Puka et Kea, les deux dauphins qui étaient partis faire du surf195
Comment Godzilla fut métamorphosé en Brigitte Bardot
202
Zico, le dauphin de la Navy mort en mission dans le Golfe 203
Épilogue207
Annexes211
Bibliographie243
Index245
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