texte australie
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Les peuples autochtones dans le monde anglo-saxon Le cas des colonies de peuplements L’Australie Gérard Fritz En Australie, si l’on ose dire, la colonisation commença par une colonie pénitentiaire. Privé par l'indépendance des Etats-Unis d'un exutoire pour sa population de condamnés, le Royaume-Uni se tourna vers l'Australie pour y installer un bagne en 1788 à Botany Bay, immédiatement au sud de l'actuelle ville de Sydney. C'est autour de cette ville que se développa la Colonie de la Nouvelle Galles du Sud, dont devaient se détacher plus tard le Victoria en 1850 et le Queensland en 1859. D'autres colonies avaient été créées parallèlement, la Tasmanie en 1804, l'Australie occidentale en 1829 et l'Australie méridionale en 1834. Toutes devaient être dotées de l'autonomie (Self-Government) dans la deuxième moitié du XIXe siècle et elles se fédérèrent en 1901 pour former, avec le Territoire du Nord, le Commonwealth d'Australie. Pendant toute cette période, toute une population de colons avait rejoint le continent, l'avait pénétré et c'est en s'y installant qu'ils se heurtèrent aux aborigènes. «Aborigènes» est l'appellation donnée globalement aux populations autochtones australiennes. Il faudrait d'ailleurs utiliser la formule complète d'Aborigènes et Insulaires du Détroit de Torrès par laquelle ils se désignent eux-mêmes dans leurs actions collectives sur la scène sociale et politique. Ces populations, qui comprennent une pluralité de sociétés, ont pendant longtemps fait l'objet d'interrogations sur leur "nature" et leur histoire. Aujourd'hui, le débat est bien circonscrit et il y a plusieurs vérités historiques qui ne peuvent plus sérieusement être mises en doute. D'abord, il est établi qu'ils constituent un rameau de la seule espèce humaine survivante, l'Homo Sapiens, et qu'ils sont donc partie intégrante du genre humain comme tous les autres hommes. Leur présence est attestée sur le continent australien depuis au moins 40 000 ans et leur lieu d'origine le plus probable est l'Asie méridionales. Les estimations de la taille de la population ont varié, mais les travaux récents semblent confirmer qu'elles doivent être révisées à la hausse: on pense aujourd'hui que c'est probablement un million d'aborigènes qui vivaient en Australie avant l'arrivée des colons. Le mode d'occupation du sol déterminait des densités relativement faibles, néanmoins le fait qu'ils aient été principalement des chasseurs-cueilleurs n'impliquait pas que d'autres activités étaient inconnues: horticulture, agriculture, et élevage sont attestés dans les deux derniers millénaires. De même on sait aujourd'hui que, selon les zones climatiques et les pratiques sociales, les densités de peuplement étaient variables, et pas forcément en faveur des régions subtropicales mieux arrosées. Ces populations ont donc fait preuve d'une grande adaptabilité aux conditions géographiques locales, et l'on sait que leur organisation sociale - par exemple en matière de systèmes de parenté ou de liens avec la terre - est d'une grande complexité et révèle une très grande subtilité dans la conception des liens des hommes entre eux et de leur relation à la terre. Mais ce n'est que très récemment qu'on a pu rétablir la vérité. Leur vision du monde était si étrangère, voire opposée, à la vision européenne que pour les colons - qui ne firent pas grand effort pour la comprendre - elle ne faisait que révéler leur état de sauvagerie. Le choc entre les deux populations fut particulièrement violent, comme l'atteste la diminution de la population aborigène pendant la colonisation: de presque un million au départ, elle fut réduite selon les estimations à 80 000 en 1830, 66000 en 1901 et environ 30000 en 1930 (ce n'est qu'ensuite que leur nombre recommença de croître. Les causes de cette déperdition sont à chercher d'abord dans la férocité avec laquelle les colons agirent à l'égard des Aborigènes. Cette attitude assez générale prit en Australie des formes particulièrement accentuées et tous les moyens - y compris les plus inhumains furent employés pour réduire la population, par la destruction de leurs moyens de subsistance ou par l'élimination physique directe, et pour marginaliser les survivants. La soif de terres et l'envie d'exploiter les richesses du sous-sol furent assez fortes chez les colons pour les conduire à briser toute résistance. Les capacités d'adaptation des Aborigènes qui furent repoussés toujours plus loin dans les zones reculées du territoire ne purent compenser le caractère ingrat des nouvelles terres et ils virent bientôt leur mode de vie - ou de survie gravement compromis. De plus, la doctrine juridique qui fut imposée par le gouvernement colonial ne laissait pratiquement pas de possibilité de se défendre aux Aborigènes. La colonisation se fait au nom du droit de découverte ou de ce qu'il faut appeler - même si l'usage et l'adéquation de la formule peuvent être contestés par certains juristes car elle appartient au Droit international et non à la Common Law - la théorie de la Terra Nullius ou de la "terre sans maître". Cette doctrine voulait que la terre n'appartenant à personne, elle était susceptible d'être revendiquée par celui qui la découvrait. Donc le titre colonial était total; il n'y avait aucun titre aborigène à lui opposer pour le limiter. En fait, plus subtilement, mais aussi plus vicieusement, le point de vue des autorités coloniales n'allait pas jusqu'à nier l'évidence - qu'il y avait bien des populations sur place au moment de la prise de possession - mais affirmait qu'elles avaient trouvé en arrivant des sociétés dans un état d'organisation si primitif qu'on ne pouvait considérer qu'elles aient un véritable pouvoir et donc de réels droits consacrés. Partant d'un constat (un système autre que celui des Etats européens), on transformait une différence de nature en une différence de valeur comparative par l'érection implicite du modèle européen en étalon déterminant la "valeur" d'un système social. C'est ce que certains à l'époque ont appelé le "principe de barbarie". Ce qui ne ressemblait pas au modèle de référence ne pouvait qu'être d'un degré inférieur de civilisation et appartenait donc à la "barbarie". Ce principe se retrouva de manière très officielle dans la doctrine politique et la théorie juridique de l'Empire. Bien qu'elle ne concerne pas l'Australie et qu'elle date de plus tard - d'un moment où les idées sur le sujet s'étaient décantées et pouvaient trouver plus facilement une formulation cohérente - la meilleure définition de l'idée, et sans doute une de ses manifestations les plus nettes, peut être trouvée dans une décision rendue en 1919 (à propos de l'Afrique) par le Comité Judiciaire du Conseil Privé, Re Southem Rhodesia. Selon le Comité, on peut distinguer deux types de sociétés soumises à la colonisation: celles dont le système juridique, même situé à un degré inférieur, n'est guère moins précis que celui de la Grande-Bretagne et celles dont le degré d'évolution est "si bas" qu'on ne peut y trouver un fondement à quelque droit que ce soit. C'est évidemment dans la seconde catégorie que fut classée l'Australie, ce qui conduisit à refuser toute forme de reconnaissance de titre aborigène ou de droits quelconques à sa population. Et l'un des arguments centraux de cette classification reposait sur l'idée qu'ils ne connaissaient pas le droit de propriété - en fait qu'ils n'en connaissaient pas la forme en usage dans le droit anglais. On comprend qu'avec un tel point de départ, la lutte des Aborigènes pour recouvrer ne serait-ce qu'une partie de leurs droits ne pouvait qu'être longue et difficile, tant sur la scène sociale et politique que sur le terrain juridique. Ils durent faire face à une position de refus systématique de leurs droits sur les terres et à une politique d'assimilation, inspirée d'une attitude paternaliste, qui aboutit en fait à la destruction de leurs formes de société, mais aussi à de graves perturbations psychologiques dans la personnalité des individus qui eurent à subir son application. Cette politique, qui connut des variantes selon les Etats, caractérisa la période 1930 - 1970. Elle prit notamment la forme d'un déracinement forcé: des enfants furent arrachés à leur communauté de naissance et placés dans des familles européennes, dans l'attente d'une destruction de leur identité et de leur fusion dans la société australienne. Ils se retrouvèrent écartelés entre deux mondes, celui de leurs origines que le regard des autres les empêchait de dénier, et le nouveau qui, en les dévalorisant constamment, les poussait à les renier. Ce furent les «générations volées ». Les droits des Aborigènes sur le sol avaient été niés dès le départ et à tous les niveaux. Dès 1837, une Commission d'enquête de la Chambre des Communes à Londres conclut que les Aborigènes étaient dans « un tel état de barbarie» et« à tel point dépourvus de la forme la plus élémentaire de gestion administrative, que leurs prétentions, que ce soit en tant que souverains ou propriétaires du sol, ont été simplement écartées ». Les juridictions australiennes reprirent l'idée; ainsi, en 1847, une décision rendue en Nouvelle Galles du Sud affirmait que la Couronne avait la propriété éminente sur les terres, tout simplement parce qu'en 1788, il n'y avait« aucun autre propriétaire des terres », une position reprise par le Comité Judiciaire du Conseil Privé en 1889. On était à l'époque de "l'Australie Blanche", que la Constitution de 1900 devait clairement confirmer dans sa section 127, en excluant les Aborigènes des opérations de recensement et donc de la citoyenneté australienne et des droits politiques qui y sont attachés. Il fallut attendre le référendum de 1967 pour que cette clause soit abrogée, et que les Aborigènes aient accès à la citoyenneté; il eut aussi pour résultat de transférer la gestion des affaires aborigènes des Etats au Commonwealth qui se dota en 1972 d'un ministère spécialisé dans cette tâche et adopta en 1975 une loi pour lutter contre la discrimination (Racial Discrimination Act du 31 octobre 1975 - RDA). Ces textes marquèrent une étape importante dans l'évolution vers une reconnaissance des droits; ils apportaient de nouveaux arguments juridiques à utiliser et, de fait, ils rendaient la position officielle traditionnelle bien plus difficile à tenir. Après quelques tergiversations, elle devait finalement être abandonnée dans Mabo v. Queensland, que l'on a pu justement qualifier de "révolution juridique" en ce qu'elle reconnaissait l'existence d'un titre aborigène. Après deux siècles de dénégations, il était enfin admis qu'il y avait eu des "hommes" présents sur le continent au moment de sa prise de possession par la Couronne et qu'ils avaient conservé au moins certains droits sur leurs terres et que ces droits, après une longue période de glaciation, reprenaient vie et pouvaient être sanctionnés officiellement. C'était la fin de la Terra Nullius. La victoire ne faisait pas de doute sur le plan symbolique, mais il restait à définir l'extension exacte de ses conséquences pratiques. Et là, la décision ellemême fixait des limites et des conditions à cette renaissance. La portée de Mabo v. Queensland réside dans son principe, mais il reste encore à en obtenir, contre les manœuvres politiques, l'interprétation la plus favorable possible". Les points essentiels de la décision peuvent être ramenés à quelques idées fondamentales: - La Cour ne remet pas en cause la prise de possession par la Couronne et donc pas le titre "radical" du Commonwealth d'Australie qui en est l'héritier et dont la Cour est un des organes. Le titre de l'Etat australien non seulement demeure, mais il est d'une nature supérieure. La décision confirme son imperium et n'affecte qu'une partie du dominium. - Néanmoins il subsiste, à côté et limité par lui, un titre aborigène que cette prise de possession n'a pas fait disparaître, mais qu'une doctrine de deux siècles a mis en sommeil. L'effet de Mabo est de réveiller ces droits dormants. Ils sont de nouveaux invocables depuis 1992, et même, pour ceux qui ont été déniés par une action discriminatoire, depuis l'entrée en vigueur de la loi de 1975. - Ces droits ont pu valablement être éteints par l'intervention d'actes législatifs de la Couronne, puis du Commonwealth ou des Etats. - Ils sont établis par la continuité de l'occupation, mais il est admis que, dans l'appréciation de ce critère, il faut avoir une interprétation large et tenir compte des circonstances historiques particulières à chacun des groupes de population. Le contenu de ces droits devra être déterminé par les règles du droit coutumier (puisque son existence est reconnue au moment de l'arrivée des Européens et qu'il a simplement été "négligé" pendant deux siècles). Les droits sur le sol sont donc inaliénables, sauf au profit de la Couronne, et ils peuvent être de nature collective ou individuelle. La décision donnait des moyens de revendiquer ces droits, mais elle laissait les Aborigènes et le pouvoir face à face pour décider du résultat dans chaque cas particulier. Le Gouvernement Fédéral réagit très vite en faisant adopter une législation sur le titre aborigène, le Native Title Act du 24 décembre 1993, que l'on tenta d'amender à plusieurs reprises en 1995,96 et 97, mais ces amendements furent l'occasion d'une confrontation avec la Haute Cour (prévus pour contrer certaines décisions, ils en suscitèrent d'autres en réponse). Finalement, le Native Title Amendment Act entra en vigueur le 17 juillet 1998. Même après quelques années de débats, bien des points restent à préciser: les droits autochtones sont reconnus par Mabo sur la terre, mais qu'en est-il sur les eaux? De même la décision reconnaît qu'ils ne sont pas éteints par une concession minière, mais que des textes sur le sujet ont pu en revanche en éteindre une partie, mais jusqu'où? La même question se pose pour les concessions de pâture: une concession ne les éteint pas, mais des lois de l'Etat le peuvent en partie, mais dans quelle mesure? Au fond, si Mabo a bien ressuscité le titre aborigène, son effet pratique a été de rendre les droits négociables et dans cette mesure -la décennie qui l'a suivie l'a bien montré - la question de sa portée est affectée par les aléas des changements politiques et par l'attitude des juridictions. On peut toutefois noter que l'histoire du titre en Australie finit par des positions qui avaient été celles de départ en Amérique du Nord et l'argumentation de Maho v. Queensland retrouve bien souvent celle de John Marshall. L'histoire australienne commence par la négation des droits, c'est-à-dire ce qui caractérise la deuxième phase de celle des Etats-Unis où, après avoir été reconnus en théorie, ils furent ensuite reniés et bafoués; deux évolutions qui vont se retrouver, mais avec des combinaisons différentes dans celle de la Nouvelle-Zélande. Source : La Nouvelle Question Indigène Peuples autochtones et ordre mondial Sous la direction de Jean-Claude Fritz et de Frédéric Deroche, Gérard Fritz, Raphaël Porteilla ( CERPO ) L’Harmattan 2005