Faits d`hiver à Vesoul

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Faits d`hiver à Vesoul
Faits d’hiver à Vesoul
Christian Bernot
Faits d’hiver à Vesoul
Djamila, Laura, Laetitia, Vanessa,
Samantha, Julia, Jessica, Mélissa
Contes sociologiques
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Faits d’hiver à Vesoul
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Faits d’hiver à Vesoul
A Benoît
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Faits d’hiver à Vesoul
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Faits d’hiver à Vesoul
La vie d'un homme n'est qu'une lutte pour
l'existence avec la certitude d'être vaincu
Arthur Schopenhauer
Au-delà du silence, il y a la solitude, entre
l’abandon et la trahison. »
Henry de Montherlant
Chroniques vésuliennes
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Faits d’hiver à Vesoul
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Faits d’hiver à Vesoul
Djamila
octobre 2010
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Djamila remontait la grand-rue de
Plancher-les-Mines. Elle est très longue,
cette grand-rue : elle est longue de trois
kilomètres pour traverser un village de
moins de mille habitants ! Djamila fit le
calcul dans sa tête : trois mètres de
grand-rue par habitant : ce n’est pas mal,
ce doit être une sorte de record !
Elle est très sombre aussi, cette grandrue : bordée des deux côtés de maisons de masures, parfois - noires et
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décrépites, de murs lépreux d’usines
désaffectées ; et puis, encaissée dans une
vallée profonde, surmontée de noires
montagnes aux flancs couverts de sapins.
Elle est très triste, cette grand-rue, et
surtout par un froid soir de fin
septembre, sous une pluie battante.
Djamila changea de vitesse : la rue
montait de plus en plus fort. Ce sont les
premières pentes du col du Stalon, du
Ballon de Servance. La grand-rue
longeait
maintenant
la
grande
boulonnerie désaffectée au pied de
laquelle coule le Rahin, ce petit affluent
de l’Ognon qui descend les pentes du
Ballon.
Elle contourna le cimetière et atteignit
la sortie du village. Un panneau
annonçait : col du Stalon : 8 kilomètres.
Elle traversa le quartier St-Antoine et
quitta alors la RD 16, comme on le lui
avait indiqué, pour prendre la direction
de Belfahi. La route était de plus en plus
raide ; elle était gravillonneuse et
ravinée. L’antique 205 avait bien du mal
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maintenant à gravir la pente. Djamila
passa un moment en première pour
franchir un petit pont recouvert par une
coulée de boue.
Sous la pluie battante que les essuieglaces évacuaient à grand mal du parebrise, elle vit le petit panneau qui
indiquait, vers la gauche : « Les
Aurès » : 500 mètres.
Elle bifurqua, repassa la première et
gravit les dernières pentes sur un chemin
caillouteux. Enfin, elle vit devant elle
une sorte de chalet précédé d’un terreplein bétonné. Une vieille Jeep y était
stationnée, ouverte à tous les vents… et
à toute la pluie.
Elle quitta le chemin, monta sur le
terre-plein, arrêta la voiture au plus près
de la porte, descendit en se recouvrant en
hâte de son imperméable et sonna.
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Djamila avait dix-huit ans depuis le 15
mars ; et avait son diplôme d’aide
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Faits d’hiver à Vesoul
soignante-auxiliaire de vie depuis le 1er
septembre.
Elle avait suivi sa formation à Vesoul,
sa ville natale et elle venait prendre son
premier emploi : s’occuper d’un vieux
militaire en retraite qui demeurait dans
un chalet isolé, sur les flancs du Ballon
de Servance. L’emploi, qui demandait
des compétences d’aide-soignante en
raison de l’état de santé dégradé de cette
personne,
prévoyait
en
fait
essentiellement un rôle d’ « auxiliaire de
vie », c'est-à-dire de domestique
demeurant à domicile.
On lui avait dit que cet emploi était
donc sous-qualifié pour une aidesoignante mais, qu’en raison des
conditions
d’isolement,
il
était
honorablement rémunéré. Hélas, il était
précaire.
- Pourquoi ? avait-elle demandé. Ce
monsieur change souvent d’auxiliaire de
vie ?
- Non, mais c’est sa vie à lui qui ne
va pas durer très longtemps : il est atteint
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Faits d’hiver à Vesoul
d’une sévère cirrhose du foie. Il est
douteux qu’il passe l’hiver…
Bah ! S’était dit Djamila qui avait
absolument besoin d’un travail, il faut
bien commencer par quelque chose… et
puis, d’ici quelques mois, j’en aurai
peut-être assez de faire l’auxiliaire de
vie, et surtout à Plancher-les-Mines…
Djamila n’était venue que deux ou
trois fois à Plancher-les-Mines. C’était
l’hiver, quand elle avait été entrainée par
des amis pour venir faire une journée de
randonnée en raquettes à partir de la
Planche-des-Belles-Filles, la station de
vacances qui domine la vallée et qui fait
face au Ballon de Servance, au dessus de
Plancher. Le Planche ne portait pas cet
attribut des « Belles Filles » à cause de la
plastique des skieuses qui s’y rendaient
mais en référence à des fées qui auraient
jadis hanté les lieux selon la légende.
La dernière fois, c’était le 21 mars, le
premier dimanche qui suivait son
anniversaire. Jérémy, son copain, et
quelques amis l’avaient invitée à une
journée à la neige. Il avait fait très froid,
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cet hiver, et la neige avait tenu
longtemps sur les pentes du Ballon
d’Alsace auquel est adossée la station de
la Planche-des-Belles-Filles.
On était parti de bonne heure de
Vesoul, serrés à cinq dans la 405 de
Jérémy et on était arrivé à neuf heures à
Plancher-les-Mines.
Djamila
se
souvenait que la montée à La Planche
avait été périlleuse : on avait bien cru ne
pas pouvoir y arriver ! Jérémy n’avait
pas de chaînes, sa voiture était bien
vieille et la route était encore
passablement enneigée. Par bonheur, les
gendarmes n’avaient pas installé de
barrage et Jérémy conduisait bien.
Bref, à dix heures, ils étaient au
sommet. Le soleil s’était levé et faisait
briller la fine couche de neige qui était
tombée dans la nuit et qui recouvrait
celles restant des chutes de l’hiver. Ils
avaient loué des raquettes et ils étaient
partis pour une longue et joyeuse
randonnée. A midi, on s’était arrêté sur
un sommet et on avait pique-niqué à
base de Comté et de Riesling. Le Comté
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Faits d’hiver à Vesoul
avait donné de l’énergie pour la suite ; le
Riesling en avait consommé une bonne
partie !
Et puis, vers cinq heures, on était allé
rendre les raquettes et on avait pris la
route du retour.
Le lendemain, Djamila reprenait son
travail de caissière au Cora, et sa
formation d’aide-soignante.
Djamila gardait un merveilleux
souvenir de ce jour d’anniversaire.
Quand ils étaient rentrés, fourbus par
cette journée au soleil et au grand air,
Jérémy l’avait invitée à manger une
pizza à La Grotte, la pizzeria de la place
de l’Eglise ; et Djamila l’avait invité à
passer la nuit dans sa chambre, une nuit
tout aussi folle et fatigante que la
journée !
Et puis, en ce soir pluvieux d’octobre,
elle revenait à Plancher-les-Mines pour y
prendre son poste auprès d’un vieux
militaire alcoolique et cirrhosé qu’elle
n’avait jamais vu.
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Faits d’hiver à Vesoul
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Le colonel ouvrit la porte.
C’était un grand homme, très sec,
assez voûté et dont le visage, par sa
coloration et ses traits, montrait les
stigmates de sa maladie.
Djamila se présenta. Le colonel aussi :
- Bienvenue ! Je suis Michel Roye
mais ici, on m’appelle le colonel. Mais,
entrez donc, il fait un froid glacial
dehors.
Djamila entra dans une grande salle au
fond de laquelle brulait un feu de rondins
dans une vaste cheminée. La salle était
en plein désordre : des livres trainaient
en piles par terre ; des vêtements plus ou
moins propres étaient posés sur les
fauteuils ; la table était jonchée de restes,
de verres et d’assiettes sales ; et de
bouteilles vides, en quantité… « Si toute
la maison est comme ça, il y aura du
boulot à faire, pensa Djamila. »
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Faits d’hiver à Vesoul
Le colonel l’invita à s’asseoir - après
avoir débarrassé un fauteuil - et s’excusa
auprès d’elle de cet état de la maison :
- Voyez-vous, mademoiselle, je n’ai
plus personne dans la maison depuis plus
de quinze jours et je ne suis pas très
ordonné, il faut le reconnaître…
- Oui, monsieur, on m’a dit que la
personne qui était à votre service vous a
quitté brusquement…
- Oui. C’était une brave petite,
pourtant, mais la vie n’est pas très drôle,
ici… surtout l’hiver. L’été, on peut aller
facilement à Belfort ou à Lure, mais
l’hiver…
Djamila avait rencontré Emilie
Aubertans, l’aide soignante-auxiliaire de
vie qui l’avait précédée. Celle-ci lui avait
dit que le colonel était un brave homme
mais que, quand il avait un peu bu c’est-à-dire en fait tout le temps - il avait
une certaine propension à lui mettre la
main aux fesses, ce qui l’agaçait pas
mal, et à lui proposer davantage, ce à
quoi elle s’était toujours refusée. Alors,
lassée par cette atmosphère un peu
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Faits d’hiver à Vesoul
lourde, elle avait préféré chercher une
autre affectation.
Djamila avait remercié Emilie de sa
franchise et lui avait dit que ce type de
sollicitations ne la gênait pas : elle n’y
avait été que trop été habituée de la part
des petits chefs du Cora. Elle savait
maintenant remettre les importuns à leur
place, par une parole sèche, pour
commencer ; par une paire de claques,
après, si nécessaire.
Emilie lui avait dit qu’avec le colonel
elle n’aurait pas à en arriver à cette
extrémité : c’était sûrement un vieux
cochon mais il n’était pas agressif…
Après les présentations, le colonel
sortit avec Djamila pour prendre ses
bagages dans la voiture. Il voulut
s’emparer de la valise pour la monter à
l’étage, mais elle était trop lourde pour
lui. Il n’est vraiment pas en bon état,
pensa la jeune fille.
Le colonel montra à Djamila sa
chambre, à l’étage. C’était une grande
chambre claire qui donnait sur La
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Planche et le versant ouest du Ballon
d’Alsace. C’était, s’aperçut assez vite
Djamila, la seule pièce propre de la
maison : sans doute parce que le colonel
n’y était jamais entré depuis le départ
d’Emilie.
*
Il était dix heures. Djamila avait quitté
Vesoul un peu après huit heures, ce
matin.
Djamila avait cherché dans la cuisine
sale et en désordre de quoi faire un café.
Elle avait trouvé un paquet de biscotte et
un pot de marmelade qui n’avait pas
dépassé depuis trop longtemps la date de
péremption, et elle avait rapporté tout
cela dans le séjour - le salon, disait le
colonel -. Elle avait tiré une table basse
près de la fenêtre, devant le fauteuil où
était assis le colonel. Elle avait mis sur la
table un plateau avec le petit déjeuner et
s’était assise en face du vieil homme.
Il lui avait dit assez rapidement :
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Faits d’hiver à Vesoul
- Il va falloir aller faire les courses.
Je n’y suis guère allé depuis quinze
jours. Il y a un Arabe qui tient une
épicerie dans la grand-rue ; et puis, une
supérette à Plancher-Bas…
- Bien mon colonel.
Le vieil homme partit d’un grand éclat
de rire.
- Mon colonel ! Vous êtes un bon
petit soldat, mademoiselle ! Mais, je suis
en retraite, et depuis bien longtemps,
maintenant… appelez-moi Michel si
vous voulez faire simple, ou Monsieur,
sinon…
- Bien monsieur.
- Mais vous, ma petite, comment
vous appelez-vous déjà plus… ?
Djamila mit alors la main dans son sac
à main et en ressortit une enveloppe et la
tendit au colonel.
- C’est vrai, monsieur, j’ai oublié de
vous donner mon accréditation… voici
la copie de mon diplôme, la lettre de
l’organisme de placement, la photocopie
de ma carte d’identité… je m’appelle
Djamila Ben Ali.
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Faits d’hiver à Vesoul
- Ah oui… Djamila, c’est un
prénom arabe, ça ?
Mes parents sont d’origine
algérienne. Ils m’ont donné ce prénom.
Ils sont attachés à la tradition…
- Ah ! Très bien, mademoiselle…
- En
général,
on
m’appelle
Djamila…
« mademoiselle »,
ça
m’impressionne un peu...
- Eh bien, on fera ainsi, Djamila, lui
dit-il avec un grand sourire.
Ils parlèrent un moment en prenant le
petit-déjeuner. Le colonel interrogea la
jeune fille sur sa famille - six enfants -,
sur ses parents - ils travaillent tous les
deux chez Peugeot -, sur ses études - le
bac puis la formation d’aide soignanteetc.
Il lui dit qu’il faudrait sans doute faire
un peu de ménage - ça, elle s’en serait
douté : il y avait de quoi faire - et puis
faire les courses tous les deux ou trois
jours ; qu’il y avait peu de soins à lui
prodiguer ; que c’était seulement parce
que sa santé était fragile et qu’elle se
dégradait qu’il fallait que son auxiliaire
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Faits d’hiver à Vesoul
de vie fût également diplômée aidesoignante ; qu’il avait parfois certaines
crises et qu’il fallait alors pallier
rapidement la situation… et qu’ici, on
était si isolé…
Djamila ne lui demanda pas si
l’importance des crises n’était pas
inversement proportionnelle au niveau
des bouteilles que l’on voyait tout
autour : la réponse allait de soi.
Quand le petit-déjeuner fut terminé, le
colonel donna à Djamila un gros billet et
lui dit qu’elle pourrait maintenant aller,
après avoir fait un inventaire des
réserves, faire les courses à la supérette
de Plancher-Bas, à cinq kilomètres. Puis,
il ajouta :
- Moi, j’aime bien les charcuteries :
les Montbéliard au cumin, les Morteau,
les knacks aussi…mais, peut-être…
peut-être ne mangez-vous pas de
cochon ? En ce cas, n’hésitez-pas alors
à…
Elle le coupa tout de suite en riant.
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Faits d’hiver à Vesoul
-
Je m’appelle Djamila Ben Ali mais
je suis une vrai Franc-comtoise,
monsieur ! Alors, la Morteau, la
Montbéliard et le vin d’Arbois, c’est
comme le Comté et cancoillotte, c’est
dans mes gênes… ça doit être une
application de la théorie de l’Evolution !
Le colonel rit franchement :
- Eh bien on partagera une Morteau à
midi, avec des lentilles. Et puis,
n’oubliez pas l’Arbois pour la
cancoillotte !
La jeune fille alla faire un inventaire
des provisions non périmées, dressa sa
liste, prit un grand sac, remonta dans sa
voiture et prit la direction de PlancherBas, plus bas dans la vallée.
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Pendant deux mois, la vie se déroula
tranquillement. Djamila n’avait pas trop
de travail. Elle faisait une heure de
ménage par jour et préparait des repas
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Faits d’hiver à Vesoul
très simple : elle n’était pas une grande
cuisinière. La machine à laver lavait le
linge et le sèche-linge le séchait ;
Djamila repassait ce qui devait l’être.
Deux fois par semaine, elle allait faire
les courses : une fois à la supérette de
Plancher-Bas
et
une
autre
au
supermarché de Giromagny : pour
acheter le vin dans les quantités que
consommait le colonel, c’était plus
discret.
Durant la semaine, Djamila était très
libre. Le colonel n’était pas exigeant.
Dans la journée, elle utilisait son temps
libre à lire ou se promener quand il
faisait beau. Le soir, si les routes étaient
bonnes, il lui arrivait d’aller à Belfort.
Le samedi soir, elle partait pour
Vesoul retrouver Jérémy et elle rentrait
le dimanche soir au chalet.
Un soir de novembre, alors qu’elle
montait devant lui l’escalier vers les
chambres, le colonel lui avait porté la
main sur une fesse. Djamila s’était
retournée très calmement, avait pris la
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Faits d’hiver à Vesoul
main du colonel, l’avait détournée et tout
en la tenant, lui avait dit les yeux dans
les yeux :
- Pas ça, monsieur. Si vous
recommencez, je m’en vais. Et si vous
m’ennuyez davantage, je le dirai et on ne
vous enverra plus personne.
- Excusez-moi, mademoiselle, j’ai
compris.
Elle lui avait alors serré virilement la
main et elle était allée s’enfermer dans sa
chambre.
Le colonel, qui continuait de jeter sur
elle des regards concupiscents, n’avait
plus fait de geste déplacé.
*
Il avait neigé tôt, cette année et Jérémy
lui avait proposé, à la mi-novembre, de
passer un dimanche de randonnée à La
Planche-des -Belles-Filles.
Le dimanche matin, Djamila était donc
descendue en voiture jusqu’à la branche
d’où la route de la station s’écartait de la
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Faits d’hiver à Vesoul
RD 16. Elle avait alors garé sa voiture
sur un petit parking. Jamais sa 205
n’aurait pu accéder à la station, compte
tenu de la neige et de la déclivité de la
route.
Elle devait attendre Jérémy au
carrefour mais elle venait de recevoir un
SMS lui disant qu’il aurait du retard par
suite d’un ennui mécanique.
Ne voulant pas « poireauter » trop
longtemps dans ce fond de vallée sombre
et glacial, elle lui répondit qu’elle
l’attendrait en haut, au bar du Café des
Pistes de La Planche. Elle ferait du
« stop » pour monter.
Elle attendait depuis cinq minutes
quand un petit 4x4 Kia noir à vitres
teintées s’arrêta. Djamila était une jolie
brune, grande et athlétique. Même quand
elle était revêtue d’un épais blouson, ça
pouvait se remarquer et elle était sûre de
ne pas rester longtemps au bord de la
route.
Elle sauta dans le 4x4, sur le siège à
côté du conducteur qui était seul. C’était
un homme jeune. Julien lui expliqua
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Faits d’hiver à Vesoul
qu’il était Disc-jockey au Number One,
la discothèque de Giromagny qui
drainait une forte clientèle depuis
Belfort. Djamila lui expliqua ce qu’elle
faisait
dans
la
montagne
et
qu’elle attendrait son copain, qui venait
de Vesoul, au bar situé à La Planche.
Une fois qu’ils furent arrivés à la
station, Julien lui proposa de lui offrir un
café pour la faire patienter.
Alors qu’ils étaient attablés sur la
terrasse couverte du petit restaurant
d’altitude, le téléphone de Djamila
sonna : c’était Jérémy qui était en panne
près de Lure ; il devait faire réparer ; il
était désolé ; il ne pourrait pas venir.
Julien avait compris l’essentiel de
l’échange et il se proposa pour tenir
compagnie à Djamila durant la journée
de ski.
- Mais, je ne fais pas de ski.
D’habitude, nous faisons une balade en
raquettes.
Julien lui dit qu’il allait l’initier au ski
de randonnée, qu’il s’occuperait de tout
et que ça allait très bien se passer.
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Faits d’hiver à Vesoul
Ils partirent sur les sentiers de neige
fraîche sous un grand soleil. Le temps
était exceptionnel, il faut bien le dire,
dans cette fin d’automne humide et
glaciale. Djamila tomba souvent ; Julien
la releva à chaque fois ; ils rirent
beaucoup ; déjeunèrent de sandwiches de
Comté accompagnés de Pinot noir ;
repartirent. Djamila, le Pinot aidant,
tomba de plus en plus ; Julien la releva
avec de plus en plus de plaisir. Et, à
quatre heures, quand il fallut repartir,
Djamila était de moins en moins
malheureuse de l’absence de Jérémy…
Quand ils arrivèrent au carrefour de la
RD 16 et que la jeune fille descendit du
4x4, Julien lui dit :
- Suis-moi jusqu’à Evette ; c’est là
que j’habite, près des étangs de
Malsaucy. Je t’invite à partager une
pizza, ce soir. Je suis en congé cette
semaine.
Elle remonta dans sa 205 et suivit
Julien. Ils allèrent chez lui boire
l’apéritif, puis à Belfort dans une
pizzéria. Ensuite, ils burent une bière
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Faits d’hiver à Vesoul
dans un café musical au pied de la
citadelle et Julien lui proposa de
l’accompagner
chez
lui :
elle
l’accompagna.
*
Le lendemain matin, elle rentra de
bonne heure à Plancher-les-Mines pour
préparer le petit déjeuner du colonel.
Celui-ci l’accueillit sur un ton enjoué
et avec un petit sourire complice :
- Alors, mademoiselle, les routes
n’étaient pas sûres, hier soir…
Elle rit et il rit aussi.
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A la mi-décembre, elle n’avait pas
revu Jérémy ; elle avait revu deux fois
Julien.
Jérémy lui avait adressé souvent des
SMS auxquels elle avait répondu de
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Faits d’hiver à Vesoul
façon un peu évasive. Et puis, quand
avant le second dimanche de décembre,
il lui avait dit qu’il viendrait passer le
dimanche à La Planche, elle lui avait
répondu qu’elle était désolée mais que
c’était fini, etc.…
Il avait compris et n’était pas venu.
Ses dimanches, elle les passait avec
Julien, à La Planche ou à Belfort. Le
soir, elle allait parfois aussi au Number
One où il l’invitait. Elle quittait alors le
chalet après le dîner et revenait tard dans
la nuit. Ce n’était bien sûr possible que si
la route était praticable, qu’elle ne fût
pas enneigée.
Un soir, elle était attablée avec Julien
au Number One, dans un recoin un peu
tranquille, pendant qu’un des collègues
du disc-jockey sélectionnait des disques
de musique un peu plus langoureuse.
Julien lui avait posé des questions sur le
colonel. Elle lui avait dit que c’était un
vieux célibataire du genre un peu
cochon.
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Faits d’hiver à Vesoul
- Un peu cochon ? Mais, il ne te met
pas la main aux fesses, des fois…
- Il a essayé, mais je l’ai remis à sa
place… mais si tu voyais comme il
regarde mes seins, même à travers mes
pulls… il a les yeux qui lui sortent des
orbites !
- Il faut reconnaitre qu’ils sont très
beaux, tes seins, je les regarde aussi
parfois…
- Oui, mais toi, c’est pas pareil…
c’est pas pour ce vieux dégoutant…
Julien était demeuré pensif un moment.
- Mais, Djam, tu ne m’as pas dit
qu’il était très riche... et qu’il n’avait pas
d’héritier…
*
Ils avaient repris cette conversation,
quelques jours plus tard, sur l’oreiller.
- C’est quand même con, un vieux
comme ça, plein de thunes et qui meurt
sans héritiers…
- Il m’a dit que ses sous iraient à
l’armée, ou à l’état…
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Faits d’hiver à Vesoul
- Alors que nous, si on avait des
thunes, on pourrait se payer un petit
bistrot… ou non, tiens, un café musical.
On y ferait jouer du Jazz…
- A Belfort ?
- A Belfort, à Montbéliard, à
Vesoul, est-ce que j’sais ? Mais, on n’a
pas les sous…
- …
- Quand même, ça serait bien s’il te
les filait, à toi ses sous, quand il va
mourir… dans pas longtemps, si j’ai bien
compris…
- Et pourquoi qu’il me les filerait,
ses sous ?
- Ben, il a pas d’héritiers… et puis,
quand il sera mort, ça ne lui coûtera rien.
- Mais pourquoi qu’il me les filerait
à moi ?
- Ben, tu t’occupes bien de lui…
- J’suis payée pour ça !
- Oui, mais pas bien cher, je parie.
Et puis, si tu t’en occupais encore un
petit peu mieux…
- Qu’est-ce que tu veux dire ?
- Allons ! Va ! T’as bien compris !
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Faits d’hiver à Vesoul
Djamila avait bien compris. Elle
protesta, bien sûr, mais de moins en
moins vigoureusement.
Quelques jours plus tard, elle ne
protesta plus.
6
C’était juste après Noël.
Pour Noël, Djamila était rentrée à
Vesoul dans la cité des Rèpes, pour
passer les fêtes en famille. Elle était
restée deux jours. Elle avait croisé
Jérémy qui était au bras de Samantha,
une copine d’autrefois. Ils s’étaient dit
bonjour, ils s’étaient embrassés et
avaient poursuivi chacun son chemin.
Noël étant le samedi, Djamila était
revenue à Plancher-les-Mines le
dimanche soir. Le week-end suivant, elle
le passerait avec Julien à faire la fête au
Number One où il était de permanence,
dans ces grandes occasions.
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Faits d’hiver à Vesoul
Quand elle était arrivée au chalet, elle
avait vu que le colonel n’était pas en
forme. Il avait dû fêter Noël sévèrement,
tout seul avec ses bouteilles. Il y avait un
nombre impressionnant de bouteilles
vides dans le séjour et dans la cuisine.
Il faisait beau le lundi matin et elle lui
proposa :
- Monsieur, vous ne voulez pas
qu’on aille marcher un peu ? Le chemin
est sec. Ça vous fera du bien.
Il
accepta.
Ils
s’habillèrent
chaudement. Djamila lui prit le bras et
l’entraîna dans la direction du Rahin, sur
la route - fermée l’hiver - du col. Ils
montèrent
un
moment
sur
la
départementale puis tournèrent à gauche
et rejoignirent le chemin caillouteux qui
longeait le ruisseau. Le Rahin était
partiellement gelé et seul un filet d’eau
s’écoulait encore. Lorsqu’il traversait
une petite clairière, le filet d’eau
scintillait dans son écrin de cristal.
Ils marchèrent ainsi longtemps. Le
colonel en semblait content. Il serrait le
bras de la jeune fille et lui racontait des
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Faits d’hiver à Vesoul
souvenirs du temps où il était à Paris, à
l’Ecole Militaire, ou en garnison ici ou
là.
Djamila pensait à ce que lui avait dit
Julien : le colonel, l’héritage, le café
musical… Il était un peu tôt pour
avancer sur le sujet. Il fallait d’abord
qu’un climat s’installât.
Ils marchèrent ainsi plus d’une heure
puis rentrèrent au chalet. En passant
devant la Jeep, Djamila demanda :
- Vous ne vous en servez jamais ?
- Si, quelque fois, quand les chemins
sont convenablement praticables. C’est
une vieille personne, elle aussi…
- Mais, elle reste ainsi en plein air…
ça ne l’abîme pas ?
- Mais non ! Ces vieilles personnes
mécaniques, c’est plus robustes que
celles faites de chair et d’os comme moi.
Vous allez voir !
Il avait sorti une clé de sa poche, était
monté sur le siège de la Jeep et avait
lancé le moteur ; qui était parti au quart
de tour !
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Faits d’hiver à Vesoul
A midi, ils avaient mangé un plat de
Montbéliard aux lentilles - le plat préféré
du colonel - arrosé de Pinot noir de
Champlitte. « Ce n’est pas le meilleur,
disait le colonel, mais c’est le seul vin
convenable de Haute-Saône !» Djamila
buvait peu ; le colonel, beaucoup. Elle,
elle réservait le vin pour accompagner le
Comté ou la cancoillotte.
Ce soir-là, après le souper, elle s’était
assise à côté de lui, pour lire auprès de
l’âtre. Elle avait revêtu une petite robe
courte et noire dont le décolleté
rehaussait et mettait en valeur ses seins.
Elle avait bien remarqué, depuis
quelques minutes, que le colonel ne
pouvait en détacher les yeux. Elle releva
son regard de son livre et, faussement
fâchée, lui dit d’un ton de reproche pas
vraiment convaincant :
- Voyons, monsieur, que regardezvous là ? Vous allez vous abîmer les
yeux !
- Mais, mademoiselle, je ne regarde
que ce que vous me montrez.
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