Faits d`hiver à Vesoul
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Faits d`hiver à Vesoul
Faits d’hiver à Vesoul Christian Bernot Faits d’hiver à Vesoul Djamila, Laura, Laetitia, Vanessa, Samantha, Julia, Jessica, Mélissa Contes sociologiques © Christian Bernot - reitlag.fr 1 Faits d’hiver à Vesoul 2 © Christian Bernot - reitlag.fr Faits d’hiver à Vesoul A Benoît © Christian Bernot - reitlag.fr 3 Faits d’hiver à Vesoul 4 © Christian Bernot - reitlag.fr Faits d’hiver à Vesoul La vie d'un homme n'est qu'une lutte pour l'existence avec la certitude d'être vaincu Arthur Schopenhauer Au-delà du silence, il y a la solitude, entre l’abandon et la trahison. » Henry de Montherlant Chroniques vésuliennes © Christian Bernot - reitlag.fr 5 Faits d’hiver à Vesoul 6 © Christian Bernot - reitlag.fr Faits d’hiver à Vesoul Djamila octobre 2010 1 Djamila remontait la grand-rue de Plancher-les-Mines. Elle est très longue, cette grand-rue : elle est longue de trois kilomètres pour traverser un village de moins de mille habitants ! Djamila fit le calcul dans sa tête : trois mètres de grand-rue par habitant : ce n’est pas mal, ce doit être une sorte de record ! Elle est très sombre aussi, cette grandrue : bordée des deux côtés de maisons de masures, parfois - noires et © Christian Bernot - reitlag.fr 7 Faits d’hiver à Vesoul décrépites, de murs lépreux d’usines désaffectées ; et puis, encaissée dans une vallée profonde, surmontée de noires montagnes aux flancs couverts de sapins. Elle est très triste, cette grand-rue, et surtout par un froid soir de fin septembre, sous une pluie battante. Djamila changea de vitesse : la rue montait de plus en plus fort. Ce sont les premières pentes du col du Stalon, du Ballon de Servance. La grand-rue longeait maintenant la grande boulonnerie désaffectée au pied de laquelle coule le Rahin, ce petit affluent de l’Ognon qui descend les pentes du Ballon. Elle contourna le cimetière et atteignit la sortie du village. Un panneau annonçait : col du Stalon : 8 kilomètres. Elle traversa le quartier St-Antoine et quitta alors la RD 16, comme on le lui avait indiqué, pour prendre la direction de Belfahi. La route était de plus en plus raide ; elle était gravillonneuse et ravinée. L’antique 205 avait bien du mal 8 © Christian Bernot - reitlag.fr Faits d’hiver à Vesoul maintenant à gravir la pente. Djamila passa un moment en première pour franchir un petit pont recouvert par une coulée de boue. Sous la pluie battante que les essuieglaces évacuaient à grand mal du parebrise, elle vit le petit panneau qui indiquait, vers la gauche : « Les Aurès » : 500 mètres. Elle bifurqua, repassa la première et gravit les dernières pentes sur un chemin caillouteux. Enfin, elle vit devant elle une sorte de chalet précédé d’un terreplein bétonné. Une vieille Jeep y était stationnée, ouverte à tous les vents… et à toute la pluie. Elle quitta le chemin, monta sur le terre-plein, arrêta la voiture au plus près de la porte, descendit en se recouvrant en hâte de son imperméable et sonna. 2 Djamila avait dix-huit ans depuis le 15 mars ; et avait son diplôme d’aide © Christian Bernot - reitlag.fr 9 Faits d’hiver à Vesoul soignante-auxiliaire de vie depuis le 1er septembre. Elle avait suivi sa formation à Vesoul, sa ville natale et elle venait prendre son premier emploi : s’occuper d’un vieux militaire en retraite qui demeurait dans un chalet isolé, sur les flancs du Ballon de Servance. L’emploi, qui demandait des compétences d’aide-soignante en raison de l’état de santé dégradé de cette personne, prévoyait en fait essentiellement un rôle d’ « auxiliaire de vie », c'est-à-dire de domestique demeurant à domicile. On lui avait dit que cet emploi était donc sous-qualifié pour une aidesoignante mais, qu’en raison des conditions d’isolement, il était honorablement rémunéré. Hélas, il était précaire. - Pourquoi ? avait-elle demandé. Ce monsieur change souvent d’auxiliaire de vie ? - Non, mais c’est sa vie à lui qui ne va pas durer très longtemps : il est atteint 10 © Christian Bernot - reitlag.fr Faits d’hiver à Vesoul d’une sévère cirrhose du foie. Il est douteux qu’il passe l’hiver… Bah ! S’était dit Djamila qui avait absolument besoin d’un travail, il faut bien commencer par quelque chose… et puis, d’ici quelques mois, j’en aurai peut-être assez de faire l’auxiliaire de vie, et surtout à Plancher-les-Mines… Djamila n’était venue que deux ou trois fois à Plancher-les-Mines. C’était l’hiver, quand elle avait été entrainée par des amis pour venir faire une journée de randonnée en raquettes à partir de la Planche-des-Belles-Filles, la station de vacances qui domine la vallée et qui fait face au Ballon de Servance, au dessus de Plancher. Le Planche ne portait pas cet attribut des « Belles Filles » à cause de la plastique des skieuses qui s’y rendaient mais en référence à des fées qui auraient jadis hanté les lieux selon la légende. La dernière fois, c’était le 21 mars, le premier dimanche qui suivait son anniversaire. Jérémy, son copain, et quelques amis l’avaient invitée à une journée à la neige. Il avait fait très froid, © Christian Bernot - reitlag.fr 11 Faits d’hiver à Vesoul cet hiver, et la neige avait tenu longtemps sur les pentes du Ballon d’Alsace auquel est adossée la station de la Planche-des-Belles-Filles. On était parti de bonne heure de Vesoul, serrés à cinq dans la 405 de Jérémy et on était arrivé à neuf heures à Plancher-les-Mines. Djamila se souvenait que la montée à La Planche avait été périlleuse : on avait bien cru ne pas pouvoir y arriver ! Jérémy n’avait pas de chaînes, sa voiture était bien vieille et la route était encore passablement enneigée. Par bonheur, les gendarmes n’avaient pas installé de barrage et Jérémy conduisait bien. Bref, à dix heures, ils étaient au sommet. Le soleil s’était levé et faisait briller la fine couche de neige qui était tombée dans la nuit et qui recouvrait celles restant des chutes de l’hiver. Ils avaient loué des raquettes et ils étaient partis pour une longue et joyeuse randonnée. A midi, on s’était arrêté sur un sommet et on avait pique-niqué à base de Comté et de Riesling. Le Comté 12 © Christian Bernot - reitlag.fr Faits d’hiver à Vesoul avait donné de l’énergie pour la suite ; le Riesling en avait consommé une bonne partie ! Et puis, vers cinq heures, on était allé rendre les raquettes et on avait pris la route du retour. Le lendemain, Djamila reprenait son travail de caissière au Cora, et sa formation d’aide-soignante. Djamila gardait un merveilleux souvenir de ce jour d’anniversaire. Quand ils étaient rentrés, fourbus par cette journée au soleil et au grand air, Jérémy l’avait invitée à manger une pizza à La Grotte, la pizzeria de la place de l’Eglise ; et Djamila l’avait invité à passer la nuit dans sa chambre, une nuit tout aussi folle et fatigante que la journée ! Et puis, en ce soir pluvieux d’octobre, elle revenait à Plancher-les-Mines pour y prendre son poste auprès d’un vieux militaire alcoolique et cirrhosé qu’elle n’avait jamais vu. © Christian Bernot - reitlag.fr 13 Faits d’hiver à Vesoul 3 Le colonel ouvrit la porte. C’était un grand homme, très sec, assez voûté et dont le visage, par sa coloration et ses traits, montrait les stigmates de sa maladie. Djamila se présenta. Le colonel aussi : - Bienvenue ! Je suis Michel Roye mais ici, on m’appelle le colonel. Mais, entrez donc, il fait un froid glacial dehors. Djamila entra dans une grande salle au fond de laquelle brulait un feu de rondins dans une vaste cheminée. La salle était en plein désordre : des livres trainaient en piles par terre ; des vêtements plus ou moins propres étaient posés sur les fauteuils ; la table était jonchée de restes, de verres et d’assiettes sales ; et de bouteilles vides, en quantité… « Si toute la maison est comme ça, il y aura du boulot à faire, pensa Djamila. » 14 © Christian Bernot - reitlag.fr Faits d’hiver à Vesoul Le colonel l’invita à s’asseoir - après avoir débarrassé un fauteuil - et s’excusa auprès d’elle de cet état de la maison : - Voyez-vous, mademoiselle, je n’ai plus personne dans la maison depuis plus de quinze jours et je ne suis pas très ordonné, il faut le reconnaître… - Oui, monsieur, on m’a dit que la personne qui était à votre service vous a quitté brusquement… - Oui. C’était une brave petite, pourtant, mais la vie n’est pas très drôle, ici… surtout l’hiver. L’été, on peut aller facilement à Belfort ou à Lure, mais l’hiver… Djamila avait rencontré Emilie Aubertans, l’aide soignante-auxiliaire de vie qui l’avait précédée. Celle-ci lui avait dit que le colonel était un brave homme mais que, quand il avait un peu bu c’est-à-dire en fait tout le temps - il avait une certaine propension à lui mettre la main aux fesses, ce qui l’agaçait pas mal, et à lui proposer davantage, ce à quoi elle s’était toujours refusée. Alors, lassée par cette atmosphère un peu © Christian Bernot - reitlag.fr 15 Faits d’hiver à Vesoul lourde, elle avait préféré chercher une autre affectation. Djamila avait remercié Emilie de sa franchise et lui avait dit que ce type de sollicitations ne la gênait pas : elle n’y avait été que trop été habituée de la part des petits chefs du Cora. Elle savait maintenant remettre les importuns à leur place, par une parole sèche, pour commencer ; par une paire de claques, après, si nécessaire. Emilie lui avait dit qu’avec le colonel elle n’aurait pas à en arriver à cette extrémité : c’était sûrement un vieux cochon mais il n’était pas agressif… Après les présentations, le colonel sortit avec Djamila pour prendre ses bagages dans la voiture. Il voulut s’emparer de la valise pour la monter à l’étage, mais elle était trop lourde pour lui. Il n’est vraiment pas en bon état, pensa la jeune fille. Le colonel montra à Djamila sa chambre, à l’étage. C’était une grande chambre claire qui donnait sur La 16 © Christian Bernot - reitlag.fr Faits d’hiver à Vesoul Planche et le versant ouest du Ballon d’Alsace. C’était, s’aperçut assez vite Djamila, la seule pièce propre de la maison : sans doute parce que le colonel n’y était jamais entré depuis le départ d’Emilie. * Il était dix heures. Djamila avait quitté Vesoul un peu après huit heures, ce matin. Djamila avait cherché dans la cuisine sale et en désordre de quoi faire un café. Elle avait trouvé un paquet de biscotte et un pot de marmelade qui n’avait pas dépassé depuis trop longtemps la date de péremption, et elle avait rapporté tout cela dans le séjour - le salon, disait le colonel -. Elle avait tiré une table basse près de la fenêtre, devant le fauteuil où était assis le colonel. Elle avait mis sur la table un plateau avec le petit déjeuner et s’était assise en face du vieil homme. Il lui avait dit assez rapidement : © Christian Bernot - reitlag.fr 17 Faits d’hiver à Vesoul - Il va falloir aller faire les courses. Je n’y suis guère allé depuis quinze jours. Il y a un Arabe qui tient une épicerie dans la grand-rue ; et puis, une supérette à Plancher-Bas… - Bien mon colonel. Le vieil homme partit d’un grand éclat de rire. - Mon colonel ! Vous êtes un bon petit soldat, mademoiselle ! Mais, je suis en retraite, et depuis bien longtemps, maintenant… appelez-moi Michel si vous voulez faire simple, ou Monsieur, sinon… - Bien monsieur. - Mais vous, ma petite, comment vous appelez-vous déjà plus… ? Djamila mit alors la main dans son sac à main et en ressortit une enveloppe et la tendit au colonel. - C’est vrai, monsieur, j’ai oublié de vous donner mon accréditation… voici la copie de mon diplôme, la lettre de l’organisme de placement, la photocopie de ma carte d’identité… je m’appelle Djamila Ben Ali. 18 © Christian Bernot - reitlag.fr Faits d’hiver à Vesoul - Ah oui… Djamila, c’est un prénom arabe, ça ? Mes parents sont d’origine algérienne. Ils m’ont donné ce prénom. Ils sont attachés à la tradition… - Ah ! Très bien, mademoiselle… - En général, on m’appelle Djamila… « mademoiselle », ça m’impressionne un peu... - Eh bien, on fera ainsi, Djamila, lui dit-il avec un grand sourire. Ils parlèrent un moment en prenant le petit-déjeuner. Le colonel interrogea la jeune fille sur sa famille - six enfants -, sur ses parents - ils travaillent tous les deux chez Peugeot -, sur ses études - le bac puis la formation d’aide soignanteetc. Il lui dit qu’il faudrait sans doute faire un peu de ménage - ça, elle s’en serait douté : il y avait de quoi faire - et puis faire les courses tous les deux ou trois jours ; qu’il y avait peu de soins à lui prodiguer ; que c’était seulement parce que sa santé était fragile et qu’elle se dégradait qu’il fallait que son auxiliaire © Christian Bernot - reitlag.fr 19 Faits d’hiver à Vesoul de vie fût également diplômée aidesoignante ; qu’il avait parfois certaines crises et qu’il fallait alors pallier rapidement la situation… et qu’ici, on était si isolé… Djamila ne lui demanda pas si l’importance des crises n’était pas inversement proportionnelle au niveau des bouteilles que l’on voyait tout autour : la réponse allait de soi. Quand le petit-déjeuner fut terminé, le colonel donna à Djamila un gros billet et lui dit qu’elle pourrait maintenant aller, après avoir fait un inventaire des réserves, faire les courses à la supérette de Plancher-Bas, à cinq kilomètres. Puis, il ajouta : - Moi, j’aime bien les charcuteries : les Montbéliard au cumin, les Morteau, les knacks aussi…mais, peut-être… peut-être ne mangez-vous pas de cochon ? En ce cas, n’hésitez-pas alors à… Elle le coupa tout de suite en riant. 20 © Christian Bernot - reitlag.fr Faits d’hiver à Vesoul - Je m’appelle Djamila Ben Ali mais je suis une vrai Franc-comtoise, monsieur ! Alors, la Morteau, la Montbéliard et le vin d’Arbois, c’est comme le Comté et cancoillotte, c’est dans mes gênes… ça doit être une application de la théorie de l’Evolution ! Le colonel rit franchement : - Eh bien on partagera une Morteau à midi, avec des lentilles. Et puis, n’oubliez pas l’Arbois pour la cancoillotte ! La jeune fille alla faire un inventaire des provisions non périmées, dressa sa liste, prit un grand sac, remonta dans sa voiture et prit la direction de PlancherBas, plus bas dans la vallée. 4 Pendant deux mois, la vie se déroula tranquillement. Djamila n’avait pas trop de travail. Elle faisait une heure de ménage par jour et préparait des repas © Christian Bernot - reitlag.fr 21 Faits d’hiver à Vesoul très simple : elle n’était pas une grande cuisinière. La machine à laver lavait le linge et le sèche-linge le séchait ; Djamila repassait ce qui devait l’être. Deux fois par semaine, elle allait faire les courses : une fois à la supérette de Plancher-Bas et une autre au supermarché de Giromagny : pour acheter le vin dans les quantités que consommait le colonel, c’était plus discret. Durant la semaine, Djamila était très libre. Le colonel n’était pas exigeant. Dans la journée, elle utilisait son temps libre à lire ou se promener quand il faisait beau. Le soir, si les routes étaient bonnes, il lui arrivait d’aller à Belfort. Le samedi soir, elle partait pour Vesoul retrouver Jérémy et elle rentrait le dimanche soir au chalet. Un soir de novembre, alors qu’elle montait devant lui l’escalier vers les chambres, le colonel lui avait porté la main sur une fesse. Djamila s’était retournée très calmement, avait pris la 22 © Christian Bernot - reitlag.fr Faits d’hiver à Vesoul main du colonel, l’avait détournée et tout en la tenant, lui avait dit les yeux dans les yeux : - Pas ça, monsieur. Si vous recommencez, je m’en vais. Et si vous m’ennuyez davantage, je le dirai et on ne vous enverra plus personne. - Excusez-moi, mademoiselle, j’ai compris. Elle lui avait alors serré virilement la main et elle était allée s’enfermer dans sa chambre. Le colonel, qui continuait de jeter sur elle des regards concupiscents, n’avait plus fait de geste déplacé. * Il avait neigé tôt, cette année et Jérémy lui avait proposé, à la mi-novembre, de passer un dimanche de randonnée à La Planche-des -Belles-Filles. Le dimanche matin, Djamila était donc descendue en voiture jusqu’à la branche d’où la route de la station s’écartait de la © Christian Bernot - reitlag.fr 23 Faits d’hiver à Vesoul RD 16. Elle avait alors garé sa voiture sur un petit parking. Jamais sa 205 n’aurait pu accéder à la station, compte tenu de la neige et de la déclivité de la route. Elle devait attendre Jérémy au carrefour mais elle venait de recevoir un SMS lui disant qu’il aurait du retard par suite d’un ennui mécanique. Ne voulant pas « poireauter » trop longtemps dans ce fond de vallée sombre et glacial, elle lui répondit qu’elle l’attendrait en haut, au bar du Café des Pistes de La Planche. Elle ferait du « stop » pour monter. Elle attendait depuis cinq minutes quand un petit 4x4 Kia noir à vitres teintées s’arrêta. Djamila était une jolie brune, grande et athlétique. Même quand elle était revêtue d’un épais blouson, ça pouvait se remarquer et elle était sûre de ne pas rester longtemps au bord de la route. Elle sauta dans le 4x4, sur le siège à côté du conducteur qui était seul. C’était un homme jeune. Julien lui expliqua 24 © Christian Bernot - reitlag.fr Faits d’hiver à Vesoul qu’il était Disc-jockey au Number One, la discothèque de Giromagny qui drainait une forte clientèle depuis Belfort. Djamila lui expliqua ce qu’elle faisait dans la montagne et qu’elle attendrait son copain, qui venait de Vesoul, au bar situé à La Planche. Une fois qu’ils furent arrivés à la station, Julien lui proposa de lui offrir un café pour la faire patienter. Alors qu’ils étaient attablés sur la terrasse couverte du petit restaurant d’altitude, le téléphone de Djamila sonna : c’était Jérémy qui était en panne près de Lure ; il devait faire réparer ; il était désolé ; il ne pourrait pas venir. Julien avait compris l’essentiel de l’échange et il se proposa pour tenir compagnie à Djamila durant la journée de ski. - Mais, je ne fais pas de ski. D’habitude, nous faisons une balade en raquettes. Julien lui dit qu’il allait l’initier au ski de randonnée, qu’il s’occuperait de tout et que ça allait très bien se passer. © Christian Bernot - reitlag.fr 25 Faits d’hiver à Vesoul Ils partirent sur les sentiers de neige fraîche sous un grand soleil. Le temps était exceptionnel, il faut bien le dire, dans cette fin d’automne humide et glaciale. Djamila tomba souvent ; Julien la releva à chaque fois ; ils rirent beaucoup ; déjeunèrent de sandwiches de Comté accompagnés de Pinot noir ; repartirent. Djamila, le Pinot aidant, tomba de plus en plus ; Julien la releva avec de plus en plus de plaisir. Et, à quatre heures, quand il fallut repartir, Djamila était de moins en moins malheureuse de l’absence de Jérémy… Quand ils arrivèrent au carrefour de la RD 16 et que la jeune fille descendit du 4x4, Julien lui dit : - Suis-moi jusqu’à Evette ; c’est là que j’habite, près des étangs de Malsaucy. Je t’invite à partager une pizza, ce soir. Je suis en congé cette semaine. Elle remonta dans sa 205 et suivit Julien. Ils allèrent chez lui boire l’apéritif, puis à Belfort dans une pizzéria. Ensuite, ils burent une bière 26 © Christian Bernot - reitlag.fr Faits d’hiver à Vesoul dans un café musical au pied de la citadelle et Julien lui proposa de l’accompagner chez lui : elle l’accompagna. * Le lendemain matin, elle rentra de bonne heure à Plancher-les-Mines pour préparer le petit déjeuner du colonel. Celui-ci l’accueillit sur un ton enjoué et avec un petit sourire complice : - Alors, mademoiselle, les routes n’étaient pas sûres, hier soir… Elle rit et il rit aussi. 5 A la mi-décembre, elle n’avait pas revu Jérémy ; elle avait revu deux fois Julien. Jérémy lui avait adressé souvent des SMS auxquels elle avait répondu de © Christian Bernot - reitlag.fr 27 Faits d’hiver à Vesoul façon un peu évasive. Et puis, quand avant le second dimanche de décembre, il lui avait dit qu’il viendrait passer le dimanche à La Planche, elle lui avait répondu qu’elle était désolée mais que c’était fini, etc.… Il avait compris et n’était pas venu. Ses dimanches, elle les passait avec Julien, à La Planche ou à Belfort. Le soir, elle allait parfois aussi au Number One où il l’invitait. Elle quittait alors le chalet après le dîner et revenait tard dans la nuit. Ce n’était bien sûr possible que si la route était praticable, qu’elle ne fût pas enneigée. Un soir, elle était attablée avec Julien au Number One, dans un recoin un peu tranquille, pendant qu’un des collègues du disc-jockey sélectionnait des disques de musique un peu plus langoureuse. Julien lui avait posé des questions sur le colonel. Elle lui avait dit que c’était un vieux célibataire du genre un peu cochon. 28 © Christian Bernot - reitlag.fr Faits d’hiver à Vesoul - Un peu cochon ? Mais, il ne te met pas la main aux fesses, des fois… - Il a essayé, mais je l’ai remis à sa place… mais si tu voyais comme il regarde mes seins, même à travers mes pulls… il a les yeux qui lui sortent des orbites ! - Il faut reconnaitre qu’ils sont très beaux, tes seins, je les regarde aussi parfois… - Oui, mais toi, c’est pas pareil… c’est pas pour ce vieux dégoutant… Julien était demeuré pensif un moment. - Mais, Djam, tu ne m’as pas dit qu’il était très riche... et qu’il n’avait pas d’héritier… * Ils avaient repris cette conversation, quelques jours plus tard, sur l’oreiller. - C’est quand même con, un vieux comme ça, plein de thunes et qui meurt sans héritiers… - Il m’a dit que ses sous iraient à l’armée, ou à l’état… © Christian Bernot - reitlag.fr 29 Faits d’hiver à Vesoul - Alors que nous, si on avait des thunes, on pourrait se payer un petit bistrot… ou non, tiens, un café musical. On y ferait jouer du Jazz… - A Belfort ? - A Belfort, à Montbéliard, à Vesoul, est-ce que j’sais ? Mais, on n’a pas les sous… - … - Quand même, ça serait bien s’il te les filait, à toi ses sous, quand il va mourir… dans pas longtemps, si j’ai bien compris… - Et pourquoi qu’il me les filerait, ses sous ? - Ben, il a pas d’héritiers… et puis, quand il sera mort, ça ne lui coûtera rien. - Mais pourquoi qu’il me les filerait à moi ? - Ben, tu t’occupes bien de lui… - J’suis payée pour ça ! - Oui, mais pas bien cher, je parie. Et puis, si tu t’en occupais encore un petit peu mieux… - Qu’est-ce que tu veux dire ? - Allons ! Va ! T’as bien compris ! 30 © Christian Bernot - reitlag.fr Faits d’hiver à Vesoul Djamila avait bien compris. Elle protesta, bien sûr, mais de moins en moins vigoureusement. Quelques jours plus tard, elle ne protesta plus. 6 C’était juste après Noël. Pour Noël, Djamila était rentrée à Vesoul dans la cité des Rèpes, pour passer les fêtes en famille. Elle était restée deux jours. Elle avait croisé Jérémy qui était au bras de Samantha, une copine d’autrefois. Ils s’étaient dit bonjour, ils s’étaient embrassés et avaient poursuivi chacun son chemin. Noël étant le samedi, Djamila était revenue à Plancher-les-Mines le dimanche soir. Le week-end suivant, elle le passerait avec Julien à faire la fête au Number One où il était de permanence, dans ces grandes occasions. © Christian Bernot - reitlag.fr 31 Faits d’hiver à Vesoul Quand elle était arrivée au chalet, elle avait vu que le colonel n’était pas en forme. Il avait dû fêter Noël sévèrement, tout seul avec ses bouteilles. Il y avait un nombre impressionnant de bouteilles vides dans le séjour et dans la cuisine. Il faisait beau le lundi matin et elle lui proposa : - Monsieur, vous ne voulez pas qu’on aille marcher un peu ? Le chemin est sec. Ça vous fera du bien. Il accepta. Ils s’habillèrent chaudement. Djamila lui prit le bras et l’entraîna dans la direction du Rahin, sur la route - fermée l’hiver - du col. Ils montèrent un moment sur la départementale puis tournèrent à gauche et rejoignirent le chemin caillouteux qui longeait le ruisseau. Le Rahin était partiellement gelé et seul un filet d’eau s’écoulait encore. Lorsqu’il traversait une petite clairière, le filet d’eau scintillait dans son écrin de cristal. Ils marchèrent ainsi longtemps. Le colonel en semblait content. Il serrait le bras de la jeune fille et lui racontait des 32 © Christian Bernot - reitlag.fr Faits d’hiver à Vesoul souvenirs du temps où il était à Paris, à l’Ecole Militaire, ou en garnison ici ou là. Djamila pensait à ce que lui avait dit Julien : le colonel, l’héritage, le café musical… Il était un peu tôt pour avancer sur le sujet. Il fallait d’abord qu’un climat s’installât. Ils marchèrent ainsi plus d’une heure puis rentrèrent au chalet. En passant devant la Jeep, Djamila demanda : - Vous ne vous en servez jamais ? - Si, quelque fois, quand les chemins sont convenablement praticables. C’est une vieille personne, elle aussi… - Mais, elle reste ainsi en plein air… ça ne l’abîme pas ? - Mais non ! Ces vieilles personnes mécaniques, c’est plus robustes que celles faites de chair et d’os comme moi. Vous allez voir ! Il avait sorti une clé de sa poche, était monté sur le siège de la Jeep et avait lancé le moteur ; qui était parti au quart de tour ! © Christian Bernot - reitlag.fr 33 Faits d’hiver à Vesoul A midi, ils avaient mangé un plat de Montbéliard aux lentilles - le plat préféré du colonel - arrosé de Pinot noir de Champlitte. « Ce n’est pas le meilleur, disait le colonel, mais c’est le seul vin convenable de Haute-Saône !» Djamila buvait peu ; le colonel, beaucoup. Elle, elle réservait le vin pour accompagner le Comté ou la cancoillotte. Ce soir-là, après le souper, elle s’était assise à côté de lui, pour lire auprès de l’âtre. Elle avait revêtu une petite robe courte et noire dont le décolleté rehaussait et mettait en valeur ses seins. Elle avait bien remarqué, depuis quelques minutes, que le colonel ne pouvait en détacher les yeux. Elle releva son regard de son livre et, faussement fâchée, lui dit d’un ton de reproche pas vraiment convaincant : - Voyons, monsieur, que regardezvous là ? Vous allez vous abîmer les yeux ! - Mais, mademoiselle, je ne regarde que ce que vous me montrez. 34 © Christian Bernot - reitlag.fr