Eric Valli - Polka Galerie

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Eric Valli - Polka Galerie
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Eric Valli
« Soo, soo, La guialo », les dieux sont vainqueurs,
disent respectueusement les caravaniers qui franchissent les cols
de l’Himalaya. Eric Valli les a suivis sur les sentiers du Toit du monde, traversant
parfois avec eux la frontière qui les sépare du Tibet. Il a appris leur langue,
partagé leur vie dans les hautes vallées du Dolpo, le Pays caché du nord-ouest
du Népal, une terre impitoyable qu’il a été un des premiers
étrangers à arpenter. Au fil de ses reportages échelonnés sur plus de vingt ans,
le photographe témoigne de la rude existence d’un peuple qui a
puisé sa force dans le bouddhisme tibétain.
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compris qu’Eric
“ J’ai
était un homme bon, dit N
VILLAGE DE TING-KYU, DOLPO, 1991
«Norbu, 19 ans, et moi-même. Aujourd’hui devenu un artiste
reconnu, le jeune moine peintre retourne tous les étés dans son
monastère pour aider sa communauté à construire une école et
un dispensaire.» P h o t o D e b r a K e l l n e r
A
ppliqué, concentré, le jeune
homme trace d’un geste lent et
précis les premières lignes
d’une peinture religieuse sur la
toile tendue devant lui. Il porte
la robe rouge sombre des
lamas, son visage sérieux
s’éclaire encore de timides sourires d’enfance :
Tensing Norbu n’a pas 20 ans, il n’est jamais
sorti de Ting-Kyu, son hameau des hauts plateaux du Népal, il n’a jamais vu un étranger et
observe avec quelque perplexité celui-ci, qui
tourne autour de lui. Il en aurait presque peur,
tant l’homme est bizarre : grand, beaucoup plus
que les villageois, et puis les cheveux non pas
noirs, mais… jaunes. C’est une « tête jaune ». Et
pas moyen de comprendre un mot de ce qu’il dit.
Dans la pièce centrale de l’humble monastère glacial, Eric Valli, l’étranger, réfléchit encore. Sa rencontre avec le jeune moine peintre
vient de lui donner une idée. En ce jour de 1991,
il y a maintenant douze ans que le photographe a
découvert le Dolpo, ce désert de glace et de pierres que les légendes appellent le Pays caché, protégé par des cols à plus de 5000 mètres, qui ne figurait sur aucune carte occidentale jusqu’en
1956. Depuis, rares sont les voyageurs gagnant
les vallées d’altitude des Dolpo-pa – les habitants
du Dolpo –, qui perpétuent les traditions du
bouddhisme tibétain. Au fil des siècles, de petites communautés se sont installées dans les solitudes inhospitalières où, au fond de grottes perdues, méditaient des ermites vénérés. C’est une
terre de la foi, de la prière et du courage qu’Eric
Valli parcourt alors que la marche du temps, le
nivellement du progrès la fragilisent. « Notre
culture, lui a dit son ami dolpo-pa Tinlé, fond
comme neige au soleil. » Et comment retenir
l’eau qui coule ? Le visiteur qui moissonne ima-
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Alors, je suis parti avec
lui pour faire le portrait
de mon pays
”
ges et récits veut aussi recueillir une chronique
vécue de l’intérieur. « Il me fallait, explique-t-il,
donner la parole aux Dolpo-pa eux-mêmes.
Qu’ils racontent le Dolpo comme ils le vivent.
Norbu, je l’ai vu tout de suite, avait un joli coup
de crayon. Bien conseillé, il pourrait, par ses dessins et ses peintures, témoigner, montrer ce
qu’était son pays. Je lui ai proposé de voyager
avec moi et l’ai invité à Katmandou. » Lakpa,
l’assistant népalais du photographe, sert d’interprète : Eric parle népalais, mais pas Norbu, habitué au seul dialecte tibétain. Le jeune lama, qui
rêve pourtant d’un pèlerinage au Bodnath, le
grand sanctuaire de la ville, hésite. « Pas tout de
suite, dit-il. Plus tard peut-être. » La route, la longue route vers le Sud, il comptait la faire en mendiant ou plutôt comme moine errant. Un lama
trouve toujours sur son chemin un villageois qui
a besoin d’un exorcisme pour sauver son cheval
malade, un autre qui demande une divination. Ici,
il faut prier afin de chasser la grêle, là, invoquer
les dieux du sous-sol pour construire une maison.
Le gîte et le couvert sont offerts contre ces pratiques religieuses. En trente jours de marche,
Norbu atteindrait son but. Et voilà que l’étranger
veut bousculer l’ordre des choses. Après son premier refus, Norbu le voit revenir chargé de présents précieux : des crayons, des carnets, des pinceaux, de l’encre. « J’ai alors compris, précise
Norbu, que c’était un homme bon, et j’ai eu envie de partir avec lui. » Mais, en fils respectueux,
il fera ce que décide son père.
Jadis partie du Kham, cette région du Tibet
célèbre pour ses brigands grands seigneurs, la famille de Norbu a traversé l’Himalaya pour accomplir un pèlerinage : faire le tour de la montagne la plus sacrée du Tibet, le mont Kailash.
Aïeux, parents, enfants, frères, sœurs, neveux et
nièces, tous partaient confiants en compagnie
par J o ë l l e O d y
d’un oncle lama familier des textes sacrés. Leur
ferveur les a guidés de monastère en monastère,
de campement en campement, d’épreuve en
épreuve. Norbu raconte le remède radical appliqué par le lama sur un des enfants du clan, un
nouveau-né mourant. De toutes ses forces, le
moine a serré autour du petit cou une kata,
l’écharpe blanche des offrandes, en adjurant le
démon de prendre l’enfant tout de suite ou de
s’enfuir à jamais. A moitié étranglé, le bambin
s’est mis à tousser. Sauvé. Plus tard, il y a eu l’attaque des voleurs de grand chemin. Chevaux,
nourriture, argent, bijoux, il n’est rien resté. Mais
le périple a continué des années encore, ne prenant fin qu’à la mort du lama. L’homme a rendu
son dernier soupir au Dolpo et c’est là que la
famille s’est installée, qu’elle a pris racine. La
grand-mère de Norbu avait 8 ans quand elle a
quitté le Kham, 20 ans à son arrivée à Ting-Kyu.
Son fils Karma Tenzing est un personnage haut
en couleur. Commerçant, aventurier, joyeux picoleur, mais aussi lama. Abbé du petit monastère de
Ting-Kyu, il a éduqué sévèrement son fils, lui enseignant les textes sacrés ainsi que l’art de peindre les dieux et les démons, apprentissage assorti
de deux retraites spirituelles : deux fois trois ans,
trois mois et trois jours de méditation. « C’était
dur pour moi, je n’ai pas bien médité, avoue aujourd’hui Norbu. J’étais trop jeune et j’avais du
mal à comprendre. »
Le vieux brigand voit tout de suite dans la
proposition de l’étranger une aubaine pour
Norbu : un voyage et un séjour tous frais payés,
un peu d’argent en prime, et l’assurance que le
jeune homme sera guidé dans la pratique de son
art puisque, à Katmandou, il rencontrera les
vieux maîtres. Lui-même fils d’un artiste peintre,
le Français saura aussi l’épauler.
«N’hésite pas, mon fils. Pars ! »
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Norbu.
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ERIC VALLI
VILLAGE DE TÔT
«Son mari taillait et cousait
les meilleures pelisses de la
région. C’est lui qui a fourni
les peaux laineuses pour le
“lokpa” de Tinlé dans mon
film. La femme, elle, tissait
de très beaux lius, ces
magnifiques couvertures de
laine rayée comme celle
qu’elle porte sur les épaules.»
ERIC VALLI
VALLÉE DE L’ARUN, 1978
«C’était mon premier séjour
au Dolpo. J’habitais chez les
parents de cette petite fille de
10 ans, Pangdjé.»
De ce voyage, Norbu a gardé en tête tous les
détails : d’abord les gens, tous ces gens rencontrés dans les bourgs du Dolpo, premières étapes
du long chemin, et qui étourdissent un peu le
jeune homme habitué aux quelque 500 âmes de
sa vallée. Plus bas, les arbres, qu’il n’avait jamais
vus – il n’en pousse pas en grande altitude. Le
chocolat, délice que lui tend Lakpa lorsque, fatigué, effrayé, il a le mal du pays et veut faire
demi-tour. La première route, sur laquelle roulent
des monstres dont les yeux s’allument la nuit
comme ceux des dragons des légendes. Les innombrables maisons de la ville et les lumières
partout, gigantesque fête jamais imaginée dont
l’abondance, la diversité l’affolent un peu.
E
ric Valli a mis à sa disposition le rezde-chaussée de la maison qu’il loue à
Katmandou, et c’est là que Norbu va,
sous la conduite de son ami français,
élargir son répertoire, passer de
la représentation étroitement
codifiée du sacré à celle, descriptive et poétique à la fois parce que naïve et
nourrie de rêves, de la vie des Dolpo-pa, de leurs
villages, de leurs croyances, de leurs animaux familiers, de leurs travaux, de leurs plaisirs et de
leurs jours. Cet univers hors du temps que le photographe nous a révélé.
Seize ans plus tard, Norbu est à Paris, chez
Eric Valli. Il est venu présenter une exposition de
ses peintures, qui tourne en France. Chaque fois
qu’il rend visite à l’homme qui a inscrit le Dolpo
sur la carte du monde et fait de lui un artiste reconnu, Norbu, en passant le seuil de sa demeure
inventée dans une ancienne usine de banlieue,
salue comme une vieille amie la porte en bois
sculpté : Eric l’a récupérée au moment de la
restauration de son ancienne >>suite page 64
VALLI, COMME LA VIE
Pour parler de lui, le photographe, autant commencer par
ses mots. «Parfois, je suis tellement pris par ce que je vois
que j’en ai mal. L’espace d’un instant, je ne vis que par mes
yeux. Je ne suis qu’un regard, œil béant, ouvert sur le
monde, aimant et souffrant, lucide et captif à la fois. J’arrête
de respirer. Et comme j’ai mal, mal d’attendre le moment
merveilleux que je sens naître. Pangdjé lève vers son visage
le morceau de glace qu’elle vient de casser de la fontaine.
Elle l’oriente dans la lumière du soleil et, tout à coup, un
rayon éclaire son visage qui s’illumine à son tour. Le rideau
du Leica s’est ouvert, puis fermé. L’éclat de soleil s’est
éteint. Le morceau de glace, tombé sur le sol, s’est brisé.
Pangdjé a fait trois pas et ramassé son sac d’écolier.»
Ce beau passage, je l’ai extrait de son livre, «Le ciel sera mon
toit »*. Plus de 300 pages bien écrites où Eric Valli, en
racontant sa vie et ses rêves, qui se confondent l’une avec les
autres, relate ses rencontres dans les hautes et basses
vallées du Népal, avec les caravaniers qui transportent le sel
des grands lacs tibétains à dos de yack, avec Tinlé, son ami,
ou Mani Lal, le chasseur de miel, qu’il suit dans les forêts.
Eric Valli, au détour de son livre, fait un étrange aveu: il dit
qu’il est voyageur avant d’être photographe. Pourquoi pas,
puisqu’il l’écrit ? Mais moi, je ne le crois pas. Eric est un
photographe, un grand photographe qui a pour seul et
immense sujet la vie. C’est elle qui l’intéresse. Pas les
voyages, même s’il aime partir dans ses montagnes
himalayennes. S’il était d’abord un voyageur, il aurait
parcouru sans cesse la planète comme beaucoup de ses
confrères reporters. Sa réputation internationale auprès des
grands magazines, «National Geographic», «Stern», «Paris
Match » lui aurait permis de le faire, de sauter d’un avion,
d’un continent, d’une guerre à l’autre. Mais non, il a
finalement peu voyagé. Plus exactement, il a concentré,
ciblé, tous ses voyages. Eric est le seul photographe que je
connaisse qui a construit sa carrière sur six ou sept histoires
pas plus, et toutes, en gros, dans le même coin à quelques
Pa r Alain Genestar
milliers de kilomètres près – et quelques incartades ailleurs
qui me font mentir, en Namibie, par exemple –, de son cher
pays du Dolpo à d’autres contrées perdues du Tibet et du
Népal, à la Thaïlande, l’Inde, puis retour à la maison : à
Katmandou, qu’il a jumelé avec Montreuil-sur-Seine.
En fait, Eric est casanier. Car pour photographier son sujet, la
vie, il a besoin de partager celle de ses personnages, de
s’installer longtemps au milieu d’eux, au bord d’une rivière
paisible avec les belles et mystérieuses femmes Rana Tharu à
l’ouest du Népal, ou dans le froid glacé des hauts plateaux de
l’Himalaya, ou dans la chaleur moite des vallées, au pied des
falaises et des arbres géants, là où vivent les chasseurs de miel
et de musc. Ou encore dans les ténèbres des grottes
cathédrales avec les cueilleurs de nids d’hirondelles accrochés
tout en haut des voûtes. Eric est un voyageur qui fait du
surplace. Il reste là où il va. Et il photographie. Six à sept
histoires approfondies pour raconter «le plus complètement,
le plus fidèlement possible», pour trouver, après des mois de
recherches ou par hasard en chemin, l’homme ou la femme qui
incarnera le mieux l’un des chapitres de l’une de ses histoires.
Puis il retournera leur rendre visite, les voir vivre, grandir,
s’aimer, accueillir un enfant, vieillir. Norbu, Tinlé et Mani Lal,
mais aussi Ip Sahat, Nanda Lal ou encore Bahadur et Mona…
Ils et elles sont les personnages du film d’images qu’Eric Valli
a commencé à tourner il y a maintenant plus de trente ans et
qu’il poursuit, épisode après épisode. Son œuvre, sensible et
humaine, est un très long métrage.
Pour finir de parler de lui, les mots, les siens encore, fermant
la parenthèse: «Au-delà de l’image, du reflet, de la couleur,
de l’angle ou de l’esthétique, ce que je cherche, c’est bel et
bien à capturer la magie, la vérité, l’essence de la vie. Et je
suis à l’affût, sans cesse. Qu’est-ce que la photographie
sinon surprendre et capturer ce mystère?»
Et qu’est-ce qu’un bon photographe sinon celui qui parvient
à cette fin?
«Le ciel sera mon toit», d’Eric Valli, Gallimard (2006).
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Au Dolpo, palpite
le Tibet tel qu’on ne le
trouve plus au Tibet
>>suite de la page 63 maison de Katmandou.
En jean, sac à dos, volubile et décontracté,
Norbu parle maintenant l’anglais, le français. Et
le népalais. D’ailleurs, il a ouvert une école de
dessin dans son pays. L’an dernier, il a invité sa
femme à Monaco. Eric Valli sourit. Lorsqu’il est
allé chercher le jeune lama dans son hameau niché au flanc des plus hautes montagnes du
globe, il a parcouru le chemin inverse, de la civilisation de l’abondance à celle du dénuement.
Du contact fiévreux de la foule à la solitude des
grands espaces.
Enfant à Dijon, Eric dévorait les récits de
voyages. A peine son CAP d’ébénisterie en poche, il part. Turquie, Liban, Afghanistan… Pour
financer ses expéditions, il fabrique des sabots
qui chaussent les babas, ou, à l’usine, visse des
couvercles de pots de moutarde. Ou encore vend
sur les marchés les toiles de son père qui peint en
série biches au bois, combats de cerfs et lacs des
cygnes. Il n’a pas 17 ans, mais il sait déjà que son
destin s’écrira ailleurs, en quête d’horizons lointains, au contact d’autres peuples, d’autres coutumes. D’autres mondes. Il voyage léger, avec
quand même un appareil photo, pour les souvenirs. Comme les carnets, qu’il remplit de notes,
de croquis. En Afghanistan, il s’achète un cheval.
Et un colt. Il passe au Pakistan, en Inde avec les
hippies. Le voici au Népal. Et là, sa vie bascule.
Lui, qui a toujours étouffé sur les sentiers trop
fréquentés, taraudé par le regret de n’être pas né
cent cinquante ans plus tôt quand les explorateurs
inventaient de nouvelles frontières, voit se déployer devant lui des espaces immenses, des terres inviolées où la nature et l’homme célèbrent
des noces encore secrètes. Il va arpenter un continent vertical, l’Himalaya.
Lorsque, sorties du cercle des copains et de la
« LE LAC DE RINGMO ». Une scène d’«Himalaya, l’enfance d’un chef»
montre un yack qui tombe d’un sentier vertigineux, «le chemin des démons», dans
ses eaux glacées. Au-dessus de 3600 mètres, les arbres ne poussent pas.
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famille, ses photos tombent sous les yeux d’un éditeur qui entend les publier, Eric Valli peut enfin vivre de sa passion. En perfectionniste. «Pour le premier bouquin, raconte-t-il, je trouvais que le
reportage n’était pas complet. J’ai voulu y retourner. Là j’ai attrapé la typhoïde et j’ai failli mourir.
Dès que j’ai été guéri, je suis reparti.» De la fièvre
himalayenne, en revanche, jamais il ne guérira.
Désormais les reportages s’enchaînent. «Tous mes
rêves d’enfant, mes rêves d’aventure se réalisaient.
Je savais que je rencontrais des êtres d’exception. Je
savais que j’étais fait pour explorer les coins les plus
paumés et tant que je n’avais pas exactement la
photo que je voulais, j’y retournais. Là où un autre
aurait mis trois semaines, je passais un an.» La demeure louée à Katmandou sert de base à ses expéditions au cœur de ce pays où il s’enracine en famille. Ses filles y grandissent. Il les emmène sur le
terrain. Elles apprennent à parler le népalais avant
« LES LABOURS ». Au creux des hautes vallées, les Dolpo-pa
travaillent la terre pierreuse et aride. Labours et semailles pour une moisson d’orge
qui leur assurera seulement trois mois de subsistance.
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NORBU
« LA CARAVANE ».
Un léopard des neiges
épie les yacks chargés
d’orge en route vers le Tibet
pour l’échange contre le sel
des lacs salés. Au passage
du col, chaque caravanier
ajoutera un caillou au cairn
de pierres sacrées.
« L’ERMITE ».
Au fond d’une grotte
dans les gorges de Shey,
médite Sonam Tenzing. Les
premiers habitants
du Dolpo étaient des ermites
en quête de solitude. Près de
leurs refuges se sont
construits des monastères
puis des villages.
l’anglais ou le français. Sara, l’aînée, est encore une
toute petite fille quand elle l’accompagne au Dolpo.
Bientôt, il y emmènera aussi Camille. A ses plus
jeunes enfants, Grace et Aurel, il fera surtout découvrir la douceur du piémont. Son témoignage sur le
Dolpo est «bouclé» depuis son long-métrage.
L
es premières fois, Eric est entré en
fraude dans sa terre d’élection : on ne
délivre pas de permis pour cette région
frontalière de la Chine, où palpite le Tibet tel qu’on ne le trouve plus au Tibet.
Un pays que sa rudesse tient à
l’abri des convoitises et interdit
aux rondouillards. Un jour que le jeune Français
doit soumettre à un policier soupçonneux le permis de séjour maladroitement falsifié de sa main,
il se jette dans le torrent du village, et, trempé,
transi, grelottant, présente un document dégoulinant, rendu illisible par sa « mauvaise chute ».
L’éclat de rire du pandore tient lieu de sésame.
Dans quelques années, le roi Birendra félicitera
l’auteur des livres et des films qui célèbrent son
royaume. En attendant il faut ruser, prendre des
risques. Tout est bon pour percer plus avant les
traditions du Dolpo. Les terres avares du Toit du
monde ne livrent l’été que de maigres récoltes.
Le complément indispensable à leur survie, les
Dolpo-pa le trouvent en conduisant à travers les
montagnes d’interminables caravanes de yacks
pour troquer le sel des lacs d’altitude contre le
grain des basses vallées. C’est autour de cet
échange vital qu’Eric Valli, soutenu par Jacques
Perrin, met en scène, en 1997, un film inclassable, loin des ornières hollywoodiennes, un film
sans stars et même sans comédiens professionnels, à la fois document ethnographique et fiction
naturelle. Cet « ofni », objet filmé non identifié,
tourné au Dolpo en tibétain, trouve son public
dès sa sortie en décembre 1999. En France,
3 millions de personnes se précipitent pour voir
« Himalaya, l’enfance d’un chef ».
Quand Eric Valli lui a résumé le script, le
yak-pa (maître des yacks) Tinlé, qui allait être
l’acteur principal, a déclaré en hochant la tête :
« Dolpo ko namdar djasta tcha » (« C’est comme
une biographie du Dolpo »). Norbu ne joue pas
dans le film, mais il a inspiré le personnage qui
porte son nom. L’enfant futur chef est son neveu.
Une histoire de famille, de clan, de peuple préservé racontée par le témoin fervent à qui, selon
sa propre expression, Jacques Perrin a « ouvert
les ailes ». Et qui a eu la chance de sauver de
l’oubli une culture menacée.
Aujourd’hui, Norbu répond à son portable
en filant d’un pas décidé vers une bouche de
métro. Et, derrière la silhouette de cet homme
pressé, Eric Valli revoit le jeune lama frais débarqué à Katmandou, et qui s’interrogeait :
« Avec tout ce qu’il y a autour de vous, les gens
des villes, je ne sais pas comment vous arrivez
à réfléchir. »
•
Joëlle Ody
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