1 1 credit des etats et ressources des entreprises. textiles

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1 1 credit des etats et ressources des entreprises. textiles
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CREDIT DES ETATS ET RESSOURCES DES ENTREPRISES.
TEXTILES ET PRIVILEGES SOUS L’ANCIEN REGIME : LA LUTTE POUR
L’INDEPENDANCE TECHNOLOGIQUE EN FRANCE ET AU PIEMONT AU XVIIIe
SIECLE.
Luisa Dolza (CESR-Centre Koyré)
Liliane Hilaire-Pérez (CDHT-CNAM)
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MERCI DE NE PAS CITER
INTRODUCTION
Pourquoi avons-nous choisi l’Ancien Régime et plus particulièrement, le XVIIIe siècle,
dans un colloque consacré aux brevets ? Il nous semble que le XVIIIe siècle est une période clef
pour la mise en œuvre des systèmes de protection des inventeurs. La France des Lumières et
pour certains aspects aussi, le Piémont en Italie sont de véritables laboratoires de la gestion
publique de l’innovation. Si les systèmes de protection sont connus depuis des siècles, c’est au
XVIIIe siècle que les gouvernements ont besoin de raffiner leurs instruments pour affronter la
concurrence étrangère et pour favoriser la croissance économique : or les Etats sont convaincus
que les techniques, notamment l’invention, sont des moyens privilégiés de réforme
économique. Ils mettent donc en place toute une série de stratégies institutionnelles pour
promouvoir l'innovation.
Le cas du textile en général et celui de la laine en particulier illustrent cette politique. Ce
secteur domine les échanges internationaux. Les draperies sont des produits phares, au cœur de
l’économie vestimentaire, des fournitures de l’armée et des marchés internationaux, jusqu’a ce
que le coton entre aussi en scène.
Nous avons choisi deux exemples différents, la France et le Piémont (deux pays proches
avec des budgets moyennes différents) pour analyser ces dispositifs institutionnels. Notre but
est double : d'une part, dans une première partie, clarifier le sens du mot "privilège d'invention"
avant la Révolution française, d'autre part, à travers l'étude des deux exemples, considérer les
effets de ces politiques fondées sur l'expérimentation institutionnelle et sur l'investissement
massif des Etats.
I - LES PRIVILEGES OU LES MULTIPLES NUANCES DE LA RECOMPENSE
Tout au long du XVIIIe siècle, les Etats jouent sur un double système de protections. Ils
utilisent d’une part, les financements directs : gratifications, primes, pensions qui ne sont pas
nouvelles mais beaucoup plus systématiques, avec création de caisses spécialisées. C’est le
support essentiel des mobilités de main d’œuvre (notamment étrangers). D’autre part, les Etats
ont recours aux privilèges. Sous l’Ancien Régime, le mot recouvre une variété de protections.
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En effet, au sens propre, le privilège est une loi privée, c’est-à-dire une dérogation à la loi
commune, une exception justifiée par des avantages pour l’Etat et pour le public. Ces
dérogations peuvent prendre des formes diverses : exemptions fiscales (cf. privilèges
nobiliaires) et fabrications réservées, hors des corporations ou même fabrication et vente
exclusives, pour des techniques inconnues dans le royaume ou nouvellement inventées. Le
privilège n’est donc pas un droit mais le prix du service, c'est une récompense. Il se justifie dans
le cadre de politiques d’indépendance technologique et de croissance économique.
Il en ressort deux caractéristiques. D’une part, les privilèges (exclusifs ou non) sont
conditionnés par un examen préalable. L'Etat doit estimer les bénéfices publics de l’invention
avant d’engager sa protection ou son crédit. Dans un monde de service, de fidélité et de
récompense, l'exclusif ne se conçoit que s'il manifeste le crédit de l'autorité. D’autre part, le
XVIIIe siècle est la période où les privilèges sont les plus flexibles : l’Etat se réserve la possibilité
de les aménager en vue d’une exploitation la plus profitable pour le royaume et pour concilier
les intérêts des différents acteurs économiques. Les privilèges sont donc le résultat d’une
stratégie d’intervention de l’Etat et de négociations entre partenaires, y compris sous la pression
des relations de clientélisme et de l’attrait pour les monopoles. Les privilèges au XVIIIe siècle
sont donc un miroir de la complexité politique, économique et même juridique de l’époque.
Nous nous proposons d’approcher cette complexité à partir de deux études de cas.
II - LE CAS FRANCAIS - L’EXEMPLE DE JOHN KAY
La politique de diversification croissante des institutions de l'innovation au XVIIIe siècle
s'inscrit dans le droit fil du colbertisme, jouant d'institutions complémentaires, corps de métiers,
privilèges et règlements. On retrouve aussi toute une tradition issue des politiques d'innovation
des villes italiennes depuis la Renaissance. Ces héritages sont renforcés au XVIIIe siècle, à
mesure que les ambitions de croissance et de progrès économique prennent le pas sur les
politiques mercantilistes de puissance monarchique. Ces traditions, centrales dans l'acquisition
de techniques étrangères, se doublent d'une politique de réforme industrielle qui place au plus
haut point l'expérimentation, l'innovation, les apprentissages et les mobilités en vue de
rationaliser la production à l'échelle nationale. L'Etat réformateur, ouvert au libéralisme, compte
largement sur les initiatives privées. Mais d'une part il conçoit qu'il faut épauler, consolider les
entreprises fragiles, qui prennent des risques et d'autre part, il ne perd pas de vue son projet
national de croissance équilibrée, au nom du bien public et de l'intérêt général. Le sommet de
cette politique est atteint dans les années 1750-1770. C'est le moment où la France se distingue le
plus nettement de l'Angleterre. L'exemple de John Kay qui exploite ses inventions dans les deux
pays entre les années 1730 et 1770 en est l'illustration. C'est aussi l'occasion de cerner les
proximités et les écarts entre les systèmes juridiques et de saisir les jeux des inventeurs comme
des administrateurs sur ces effets de frontière.
John Kay est célèbre pour ses inventions textiles, navette volante, cardes, machines à
fabriquer les cardes. Ses démêlés en Angleterre pour faire valoir son patent de 1733 sur la
navette volante sont connus. Les conditions dans lesquelles il s’installe en France le sont moins.
Or elles sont exemplaires d'un investissement public croissant avec diversification des
institutions concernées, imbrication des réseaux de financement et adaptations de l'exclusif
pour négocier au mieux les intérêts des inventeurs et ceux de l'Etat. Ces affaires révèlent aussi
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comment circulent les modèles juridiques et les pratiques d'exploitation au gré des migrations
d'inventeurs.
1) Un exclusif "bricolé"
John Kay arrive en France en 1747 et trouve un partenaire, Daniel Scalonge,
manufacturier protestant d'Abbeville, d'origine hollandaise et habitué aux séjours en
Angleterre, qui lui avance de l'argent pour le retenir en France. Appuyé par Scalonge, John Kay
essaie d'obtenir ce qu'il n'a pas eu en Angleterre : une très forte récompense (10 000 £), sur le
modèle des prix accordés par le Parlement ou, à défaut, un privilège exclusif qui ressemblerait à
un patent mais avec plus de sécurité. A la manière anglaise, Kay veut percevoir un droit
d'utilisation sur les tisserands et faire fabriquer des navettes par des sous-traitants. Le système
des licences est inhabituelle en France et l'idée de taxer les usagers, à la manière d'un impôt est
débattue par le gouvernement qui se procure d'ailleurs une copie du patent de Kay. Cet exclusif
à licences est octroyé. La durée prévue est de 14 ans, comme pour un patent. De plus, Kay pense
insérer la description des navettes pour éviter toute imitation (non pas pour instruire le public)
et le texte ne contient pas de clause d'utilisation ou d'enseignement, hormis les "instructions"
pour les "faiseurs" (sous-traitants). C'est un exclusif qui a tout l'air d'un patent.
Cependant, Kay bénéficie d'avantages supplémentaires. L'exclusif français est gratuit.
Surtout, le texte prévoit la médiation des inspecteurs des manufactures et des gardes-jurés des
corporations pour veiller au respect de l'exclusif (spécialistes de l'expertise de la qualité et des
contrefaçons). Contrairement à l'inventeur anglais, l'inventeur en France n'est pas seul. Les
instruments de contrôle de l'Etat sont mis au service de l'inventeur, réduisant les coûts de
gestion de l'exclusif et deux réseaux administratifs, complémentaires, sont mobilisés. L'Etat
mise dans l'invention, déploie ses moyens, participe à l'innovation.
En échange de cet investissement, l'exclusif se justifie au nom de l'intérêt général. Le
privilège de Kay est délivré après une enquête minutieuse sur l'invention. Les navettes sont
essayées aux Gobelins et à Mouy, au nord de Paris, dans une manufacture royale, avec trois
inspecteurs des manufactures. La procédure de preuve conjugue différentes modalités :
description des métiers pièce par pièce, quantification des gains, évaluation de la maniabilité,
temps d'apprentissage, qualité des tissus, avis des ouvriers et des contremaîtres …. Puisqu'il
s'agit d'évaluer l'utilité de l'invention, la preuve cherche à saisir l'efficacité technique en
contexte, en fonction des besoins et des usages locaux. En même temps, on évalue les avantages
de l'invention pour le royaume, en fonction des nécessités et des plans de réforme. C'est toute
une économie politique de l'invention qui entre en jeu et qui justifie l'intervention de
spécialistes de l'enquête et de la gestion, ici des inspecteurs, et en général des académiciens,
relayés par les inspecteurs, les corporations, les autorités locales, les manufacturiers, i. e. toutes
les élites économiques et gestionnaires … C'est le règne de l' "administration technicienne" et de
la science utile, qui ouvrent sur les négociations collectives de l'utilité et sur la constitution de
réseaux d'experts.
Pour les inventeurs, si le système est contraignant, les bénéfices sont importants : ces
examens sont de véritables protocoles d'essais (gratuits) et le privilège est une reconnaissance
officielle, une marque de crédit qui réduit l'incertitude de l'innovation et qui attire les
investisseurs. L'aide de l'Etat est donc conséquente. Or elle peut prendre des formes encore plus
directes, au cœur même de l'exclusif.
2) L'exploitation du monopole : exclusivité et financement public
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En Angleterre, Kay avait eu d'immenses difficultés à percevoir les droits de licence dans
le cadre d'une industrie rurale dispersée. Outre les dispositifs de contrôle, le gouvernement
trouve une solution originale, expérimentée en Languedoc, région importante pour les
exportations de draps et en pleine réforme administrative.
Le Bureau du Commerce organise une cession locale de l'exclusif auprès d'un négociant
appelé Vallat. Vallat, qui est déjà "interessé" à la manufacture de Mouy (bailleur de fonds) est
donc très proche du réseau des experts qui possède des informations sur l'invention depuis les
examens. De plus, l'entrepreneur de Mouy, Dubois, a acquis les droits de l'invention pour sa
fabrique (contre 2 000 livres). On conçoit que Vallat engage ainsi 16 000 livres dont il espère se
rembourser, avec profit, sur les redevances des tisserands.
Cependant, le gouvernement cherche moins le profit de Vallat que le meilleur moyen de
diffuser les navettes, d'où un remaniement : les tisserands ne paieront rien, ce sont les Etats de
Languedoc, administration provinciale pourvue d'une caisse spéciale, qui financeront le
négociant. Vallat reçoit aussi de l'argent pour avoir fait venir de Mouy deux tisserands pour
montrer le fonctionnement des métiers à navette en Languedoc.
La cession s'opère avec un financement mixte, le financement public étant censé aider
l'innovation dans une industrie dispersée. En plus des inspecteurs et des jurandes, un nouveau
réseau administratif est mobilisé, les Etats provinciaux, qui entrent en liaison directe avec la
manufacture de Mouy, entreprise relais à la croisée de réseaux d'information et de réseaux de
financement, privés et publics. Les effets de ce montage complexe semblent positifs l'intendant
du Languedoc assure que les gardes jurés de Carcassonne ont apprécié la navette et qu'elle est
très bien reçue par les ouvriers en Languedoc (1749).
Mais John Kay se plaint de ne pas faire fortune. En 1749, a lieu nouvel ajustement qui
satisfait aussi le gvt. Le nouveau privilège prévoit, hors du Languedoc, une pension annuelle de
2 500# à la place des redevances. En échange, Kay s'engage à fournir les tisserands et à se
déplacer dans des centres drapiers, Louviers, Elbeuf, Les Andelys. Les ambitions de Kay
rencontrent la politique de l'Etat centrée sur les apprentissages et les mobilités. Cet arrêt est
l'œuvre de l'administration dirigée par Daniel-Charles Trudaine, qui vient de prendre place à la
tête de la direction du commerce en mai 1749. D'un côté, l’administration continue à faire
respecter le privilège exclusif de Kay grâce aux inspecteurs des manufactures. Chacun se
partage un territoire de diffusion des navettes et veille même au respect des redevances liées à
l'ancien privilège. L'inspecteur de Caen, Bocquet de Hautbosq, écrit en 1752 qu'il a informé, bien
qu'avec retard, les fabricants de Vire, de Caen et de Saint-Lô de l'existence de ce privilège ; il les
a enjoints de former un ouvrier et de réparer les torts faits à Kay pour avoir profité indûment de
son invention. D'un autre côté, l'exclusif de Kay se transforme, l'inventeur est intégré à la
politique de service public. "Sur mesure", malléable, il mélange la rémunération publique et le
système des cessions (déjà mixte). Mécanisme de privatisation des connaissances, l'exclusif est
converti en mécanisme d'ouverture par la mixité des rémunérations. Cette logique
d'investissement public se renforce pour l'exploitation des cardes (pour la laine et le coton) et
les machines servant à les fabriquer. Elle ouvre ainsi sur d'autres montages.
3) Un inventeur sous contrat
Le Bureau du commerce commence par demander des essais des cardes et des machines
de Kay dans des villes drapières, Carcassonne, Louviers, Elbeuf, sous la direction des
inspecteurs des manufactures et en collaboration avec les corps de métiers. Les essais sont
concluants. A Elbeuf, la communauté des cardiers est si enthousiaste qu'elle passe commande
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au gouvernement. Sur la promesse de gratifications, Kay, qui est installé à Paris avec trois
ouvriers dans un atelier où il fabrique ses navettes, doit construire deux modèles de machines
perfectionnées.Il doit aussi accueillir deux "faiseurs de cardes", eux-mêmes inventeurs, que
l'Etat incite à améliorer leurs procédés en travaillant auprès de Kay. Il doit fournir à ces cardiers
les équipements et matériaux nécessaires, il doit aussi les loger, si ce n'est leur faire des avances
pour le compte de l'Etat. L'un d'eux, Jacques Chana, vient de Lyon (1753) ; lui-même inventeur,
il réalise avec Kay des échantillons de cardes, examinés par un manufacturier et réclame des
secours. L'atelier de Kay devient un lieu d'expérimentation technique au service de l'Etat mais
en même temps se précisent de multiples frictions entre les inventeurs et les autorités. Kay,
copié par Leroy, refuse de travailler plus longtemps, sa pension est suspendue en 1755 et Kay
repart pour l'Angleterre.
Le gouvernement, moins soucieux du droit de l'inventeur que de favoriser l'innovation,
confie les machines à d'autres cardiers (les Lemarchand), de Rouen, qui reçoivent des aides
pour installer un atelier. Ils sont pilotés par John Holker, jacobite passé en France, puissant
manufacturier de cotonnades et de produits chimiques à Rouen et à Sens et inspecteur général
des manufactures. Pilier des réformes économiques, proche de Trudaine, Holker est aussi à
l'origine de bien des circulations d'ouvriers anglais en France, Ses manufactures de Rouen et de
Sens sont de véritables pôles d'innovation (Serge Chassagne). Expert public, manufacturier
privilégié, Holker est aussi investisseur. Les résultats sont en effet révélateurs En 1759,
l’inspecteur de Rouen établit un rapport : 379 paires de cardes ont été vendues de mai 1758 à
juin 1759 dans tout le royaume. Il note dans une première colonne 200 ventes hors de la
généralité de Rouen ; 82 sont achetées par la manufacture de Sens, dirigée par Holker, et 72
sont commandées par l'inspecteur Imbert-de-Saint-Paul à la demande de l'intendant d'Amiens.
Sur les 179 vendues dans la généralité de Rouen, 99 sont acquises par Holker, probablement
pour son autre manufacture à Saint-Sever. L'entrepreneur et inspecteur général des
manufactures Holker est le principal client, secondé par un inspecteur. L'imbrication des
marchés pub. et privés soutient l'effort de mécanisation du textile.
Entre-temps, Kay revient en France et essaie de passer des marchés avec l'Etat. En 1769,
rompu aux négociations avec l'Etat, il obtient 2 400 livres plus une pension (1 500 livres) à
condition d'envoyer des machines dans six généralités. De plus, la manufacture de Sens, l'
accueille en 1770-1771 pour instruire des ouvriers. Trudaine de Montigny (Trudaine fils)
propose à Kay en 1772 12 000 livres en quatre termes s'il forme six élèves (quatre pour la
Normandie, un pour le Beaujolais, un pour Sens) (il doit aussi construire une machine à faire les
cardes pour le coton du Levant et une autre adaptée à la laine). Kay accepte tous ces contrats.
En 1776, il est encore à Sens où il instruit deux ouvriers, puis à Troyes. C'est cette même
manufacture qui accueillera en 1776 William Hall pour ses machines à fabriquer les cardes puis
John MacLeod pour ses navettes avant d'être installé au Quinze-Vingts et de travailler pour
l'Hôtel de Mortagne. On est au cœur d'un réseau de centres expérimentaux, privés et publics,
particulièrement utiles pour la construction mécanique, coûteuse en matériel et en savoir-faire.
A la lumière des affaires de John Kay , on saisit les lignes de force de la gestion publique
de l'innovation dans la France des Lumières : imbrication et flexibilité des mécanismes de
protection, augmentation des investissements publics, négociations collectives de l'utilité,
garanties fortes de l'Etat, adaptation de l'exclusif en vue de l'intérêt général. L'invention
technique est une affaire d'Etat et elle n'est en rien laissée au seules logiques de profit ni au
court terme des affaires. Les avantages sont multiples. C'est d'une part, l'intensification de
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l'effort inventif notamment chez les artisans ("démocratisation de l'invention"), l'accélération
des mobilités, l'essor des professions mécaniciennes. D'autre part, les financements publics
comme les expertises réduisent les risques pour les bailleurs de fonds et jouent en faveur de
l'investissement. Le crédit de l'Etat signifie bien des ressources et des réseaux pour les
entreprises. En même temps, les inventions entrent vite dans le domaine public, grâce à l'essor
des dépôts techniques, des descriptions, des apprentissages et des mobilités à l'échelle d'un
territoire industriel que l'on espère plus rationnel. Les inventeurs font aussi l'apprentissage des
négociations avec les autorités et plus globalement, celui des médiations.
Pourtant, cette politique atteint ses limites à mesure que le crédit et l'autorité de l'Etat
sont remis en cause, que les logiques de marché augmentent dans l'innovation et que se
construit la figure de l'inventeur sur le modèle des auteurs et des artistes. La relation de service
est perçue comme une relation de dépendance. Les problèmes sont encore plus marqués dans
l'exemple piémontais.
(III) LA DRAPERIE PIÉMONTAISE. DES TECHNIQUES ENTRE MONOPOLES ET
CHARITÉ
Du Moyen Âge à la fin du XVIIIe siècle, le Piémont, comme la plupart des Etats
européens, a mis en place une variété de stratégies pour développer l’industrie du royaume,
surtout dans le textile. Les moyens utilisés reposaient sur l’appui des corporations, les
incitations pour les artisans étrangers, pour les voyages, les privilèges et les soutiens de l’Etat
aux manufactures locales. Au début du XVIIIe siècle, dans le domaine de la soie, ces stratégies,
couplées à la qualité naturelle exceptionnelle de la soie piémontaise, avaient permis au
Piémont de rivaliser avec le reste de l’Europe, surtout dans la production d’organsin.
Pour la draperie au XVIIIe siècle, le gouvernement amplifie cette politique, il investit de
fortes sommes et octroie d’importants privilèges ; en effet, cette industrie est cruciale pour les
fournitures militaires de ce royaume belliqueux. Cependant, à la fin du siècle, l’industrie
drapière reste dépêndante des importations, surtout pour les draps de qualité, et la soie
constitue toujours la principale source de revenus de l’Etat. Les autres Etats européens, dotés
d’un secteur textile puissant, profitent largement de leurs exporations de produits finis et
achètent la soie grège et organsinée au Piémont. Pendant tout le siècle, le gouvernement
piémontais ne réussit pas à inverser la tendance. D’une part, le pouvoir politique et
économique n’est pas assez fort pour s’opposer à cette pression commerciale étrangère.
D’autre part, tous les efforts, tous les encouragements, même dans ce secteur clef de la
draperie, ne s’appuient pas sur des politiques très clairvoyantes. Les privilèges attribués ne
sont pas assortis de contrôle ni limités dans leur durée. De plus, le gouvernement octroie des
monopoles importants à des dirigeants politiques également entrepreneurs et à des hospices et
des hôpitaux. Ces entreprises acquièrent des positions de force, ruinant toute concurrence par
les autres manufactures. Cependant, malgré les dérives et les contradictions de cette politique
fondée sur les privilèges d’industrie, et malgré les échecs à court terme pour développer la
draperie, ce système procure des avantages indéniables, notamment en favorisant les mobilités
artisanales.
1) Les débuts de l’industrie drapière
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Quand Victor Amadée II arrive au pouvoir à la fin du XVIIe siècle, l’intervention en
faveur des manufactures textiles devient systématique. Pendant son long règne, il mène deux
guerres pour libérer le Piémont de l’influence française, pour repousser ses frontières et pour
faire du Piémont une véritable puissance militaire. Dans ce but, il réforme les institutions les
plus importantes, étend l’autorité de l’Etat en développant au niveau local un réseau
d’intendants provinciaux et transforme radicalement le système fiscal, jusqu’à diminuer les
prrivilèges nobiliaires.
Dans le même esprit, il met sur pied une politique d’assistance et d’éducation des
pauvres fondée sur la mise au travail et l’apprentissage technique dans les hospices. Les
premiers pas vers le contrôle et le perfectionnement du textile sont accompagnés par une
administration centrale déjà en place et par de nouvelles structures. Jusqu’alors, le dispositif
central est un tribunal, le Consolato, conseil de commerce modelé sur l’exemple français.
Victor Amédée II réoganise cette chambre en lui atribuant des pouvoirs spéciaux pour
protéger l’industrie nationale, pour surveiller l’émigration d’artisans qualifiés et pour
renforcer les interdits visant l’exportation de soie locale. La tâche principale du Consolato,
contrôlé par les officiers ducaux, consiste à régler des différends en matière économique et à
trouver de nouvelles voies et de nouvelles règles pour accroître la puissance économique. Il
développe une inspection des manufactures (visite des sites, contrôle des produits et
instauration de contrôle de qualité), renforce les corps de métiers et fait des propsitions pour
l’avancement du commerce.
Sur le modèle français, il crée un inspecteur général pour les draperies, tenu de faire des
rapports sur la condition de l’industrie et de suggérer des voies de perfectionnement. De plus,
il soutient les entrepreneurs et incite les artisans étrangers de Hollande et de Flandres à
s’installer à Turin. Enfin, il subventionne largement l’hospice de charité de Turin, l’Ospizio di
Carità, un endroit où, comme dans l’Albergo di virtù, les ouvriers sont avant tout des indigents.
Le but de l’hospice est d’enseigner un savoir-faire aux pauvres et en même temps de tirer
profit d’un travail bon marché. En 1713, plus de 20% des ouvriers internés sont occupés dans
l’industrie de la laine, y compris la teinture. Le directeur de cet hôpital, originaire de Flandres,
est à sa tête pendant 17 ans ; par la suite, il obtient d’importants privilèges pour une
manufacture de draps (couvertures).
Le recours à une main d’oeuvre qualifiée étrangère est une constante de la politique
ducale, fondée sur l’édit 28 avril 1701. Grâce à cette mesure, Victor Amédée invite des
étrangers, marchands et “artistes”, pour former et encadrer les travailleurs locaux. Cet appel
est adressé à tous les ouvriers du textile, soie et laine, mais, à quelques exceptions près, il est
entendu essentiellement par les ouvriers en soie. Pour donner une idée de ces flux
d’immigrants à Turin, on peut préciser que 26% des 142 employés de l’hospice Albergo di Virtù
viennent de France (voir tableau I). En 1702, plus du tiers des ouvriers employés dans la
soierie sont français.
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Table I
Piedmont
1%
5%
1%
Germany
France
26%
Savoy
Genoa
Milan
1%
66%
Peu
avant le conflit avec la France, en 1703, le duc lance un recensement afin de connaître le
nombre de Français résidant à Turin : il en compte 1.398 sur 46.056 personnes. Cette tendance
est un trait durable de l’économie italienne, jusqu’à l’Unification.
Les effets bénéfiques de ces migrations pour la draperie se font sentir à partir des années
1720. L’une des raisons de ce décalage avec la soie tient aux liaisons diplomatiques avec
l’Angleterre qui favorisent les exportations de soie du Piémont. Dans les années 1720, les
draps anglais arrivent massivement au Piémont et constituent un sérieux défi pour
l’induustrie locale. Mais c’est le prix à payer pour s’assurer le soutien anglais dans les
négociations de paix afin de gagner des territoires et d’ériger le duché en royaume de
Sardaigne.
2) Du traité d’Utrecht à l’abdication de Victor Amédée: the lutte pour l’indépendance
technologique
En 1717, le jésuite provençal Guillarme incite les habitants à contribuer à la
reconstruction de l’hospice de charité, l’Ospedale della Carità, fermé pendant la guerre. Sa
principale activité concerne le travail de la laine, tissage et teinture,surtout pour la fabrication
des uniformes. On rétribue des artisans pour enseigner aux pauvres les métiers les plus utiles
En échange, le gouvernement nourrit les indigents et commercialise leur production à bon
marché auprès des grands entrepreneurs textiles. Entre 1717 et 1720, ce système est au
royaume dans son entier, sauf en Sardaigne. Pendant tout le siècle, les hôpitaux détiennent un
véritable monopole à Turin et d’importants privilèges qui limitent l’initiative privée.
Pourtant, à la même période, des draperies soutenues par l’Etat sont établies, elles
reçoivent des protections et elles bénéficient aussi de marchés avec l’armée pour des produits
spécifiques. Mais à nouveau, les plus concernés sont des entrepreneurs étrangers. En 1725, le
Français Delauney obtient des privilèges, la même année Germain, de Poitiers, installe une
entreprise de production de cardes. En 1726, Marmiè, de Montauban, assure le gouvernement
qu’il est capable de fabriquer des ciseaux pour les todeurs de draps.
Le gouvernement, maintenant dans une position plus sûre, cherche à développer les
ressources nationales pour fournir les marchés piémontais. Victor Amédée est incité par un
groupe d’influence puissant au gouvernement à renforcer sa politique protectionniste. Il est
important de souligner que les hommes détenant des positions clefs dans l’Etat, comme le
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marquis d’Ormée (ministre des finances) et plus tard les ministres Fontana et Salmour, ont
besoin de ces protections pour soutenir leurs toute nouvelles entreprises. En 1723, Ormée, a
figure clef du gouvernement et de l’industrie drapière, obtient des privilèges exclusifs pour sa
manufacture près de Cuneo qui le placent en position de force dans ce secteur. Pour la diriger,
il fait appel à un Anglais qui arrive avec toute une équipe d’ouvriers. Cette entreprise devient
l’une des plus importante dans la draperie du royaume, pour la fabrication de produits finis
comme pour les teintures. Ces puissants entrepreneurs saisissent le potentiel que recèle
l’industrie drapière locale et confortent le roi dans sa politique protectionniste en l’assurant
que le Piémont peut se passer des étrangers dans ce secteur.
Dans la même logique, le gouvernement étant peu à peu convaincu que la draprie
piémontaise peut se passer des importations, ils se mettent à refuser systématiquement les
produits étrangers et tablent sur le marché national, malgré des prix très élevés et la qualité
médiocre. Les droits de douane augmentent 10% sur tous les draps sauf ceux trop rares sur le
marché ou dont la qualité laisse trop à désirer.
Dans le cadre de cette politique protectionniste commune au reste de l’Europe, le roi
encourage toujours l’immigration des artisans. On accède à toutes leurs requêtes : prêts
considérables, gratifications, privilèges, salaires et pensions. En retour, ils sont tenus
d’enseigner leurs techniques aux ouvriers locaux.
3) Les seigneurs de l’industrie drapière: une politique néfaste
Victor Amédée II abdique en 1730 en faveur de son fils Charles Emmanuel III. Amplifiant
les politiques de son père, il s’avère même plus protectionniste dans la draperie. D’une part, le
gonflement de l’armée accroît les besoins en fournitures, d’autre part les propriétaires de la
manufacture d’Ormée sont ses conseillers les plus proches.
Sous le règne de Victor Amédée II, le marquis d’Ormée était ministre des affaires
étrangères ; en 1730, sous Charles Emmanuel III, il devient aussi ministre de l’intérieur. En
1740, il est au faîte de sa carrière et de son influence : contrôleur des finances, il cumule la
charge de grand chancelier, contrôlant ainsi la justice. En 1740, le marquis d’Ormée est donc
un très riche manufacturier qui exerce aussi un contrôle sur l’Etat au point de supplanter le
pouvoir effectif de Charles Emmanuel III.
En conséquence, la politique industrielle du roi subit la forte influence d’Ormée jusqu’à
la mort du marquis en 1745. Grâce à une manœuvre drastique, en 1730, il réussit à interdire
aux marchands étrangers de vendre des tissus en Piémont et ordonne aux marchands de
déposer toutes leurs draps étrangers auprès du Consolato. L’opposition des négociants,
étrangers et locaux, tous désavantagés, ne modifie en rien la décision d’Ormée.
Pourtant, l’industrie piémontaise est loin de pouvoir fournir le marché intérieur.
Quelques années plus tard, après une enquête, le Consiglio di Commercio est contraint de
donner raison aux négociants et en 1735, de reprendre les importations de draps pour
permettre les approvisionnements du marché.
A la suite, en 1732, le roi charge deux inspecteurs d’une enquête pour déterminer les
meilleurs sites pour des manufactures de draps. En liaison avec ce rapport, le Consolato
décrête que toutes ces manufactures sont tenues de quitter la ville de Turin, à l’exception des
hospices de charité. Ce changement s’explique par la volonté d’éviter les concentrations
ouvrières à Turin et de réserver la main d’oeuvre de la ville pour le secteur de la soierie Il
s’agit aussi de décentraliser l’industrie pour fournir des emplois dans les campagnes et de
disperser le travail pour limiter l’impact des invasions sur les approvisionnements militaires.
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“Last but not least”, la manufacture d’Ormée est installée à 100 km. de Turin, dans son village
natal, Ormée, près de Cuneo. Il est probable qu’Ormée ait souhaité faire profiter son village
des emplois liés à sa draperie. En conséquence, inciter à la déconcentration sert aussi son
intérêt, afin qu’aucun manufacturier rival ne jouisse des avantages de s’installer dans la
capitale.
Les retombées de ce décrêt sont plutôt négatives pour la draperie en général. En
requérant l’arrêt immédiat des fabrications dans les frontières de la ville, sauf pour les
hospices, et l’exurbanisation des installations, l’industrie drapière perd ses liens avec la ville
ainsi qu’un capital technique accumulé de longue date grâce à des investissements réalisés
depuis le XVIe siècle. Finalement, toutes les industries de la filière du drap sont mises en péril
par cette mesure. De plus, un édit supplémentaire interdit aux manufactures de Biella, les plus
perfectionnées, de produire des draps de qualité, afin de réserver à Ormée ces produits de
luxe. La même année, convaincu de l’intérêt des règlements par le succès obtenu dans les
soierie, le gouvernement renforce les règles pour la production drapière, jusque-là peu
concernée.
4) 1756: les résultats d’une enquête générale
Ormée meurt en 1745 et quelques années plus tard, le roi ordonne une importante
enquête sur l’industrie nationale qui révèle l’état réel de la production. En 1756, John
Conward, ex-directeur de la manufacture d’Ormée, devenu inspecteur général et chargé de
cette enquête, présente son rapport. Il souligne les conditions déplorables de la draperie et
considère que la raison majeure tient à l’absence d’approvisionnement local en matières
premières. Sur un plan pratique, la fabrication est presque entièrement dépendante des
importations et malgré quelques tentiaves, le problème reste d’actualité jusque dans la
première moitié du XIXe siècle. La politique de défense de l’agriculture limite aussi les essais
en faveur de l’élevage. De plus, malgré la présence d’entrepreneurs étrangers et les efforts
gouvernementaux en Piémont, Conward établit que les investissements sont très limités. Selon
lui, l’industrie de la laine en Piémont est sous-développée et manque de ressources ; il estime
que seules 15 manufactures détiennent plus de 200 métiers. Biella est le seul centre
d’importance avec 63 ateliers et plusieurs centaines de métiers.
La situation évolue très lentement : en 1779, le ministre Donaudi, très influencé par les
économistes anglais, peut encore écrire que la politique suivie jusqu’alors par le gouvernement
- décentralisant les fabriques et favorisant les hospices- a maintenu l’industrie à un niveau
“sub-optimal”. Si le gouvernement a tenté une modernisation de l’industrie lainière, son effort
ne s’est pas accompagné de contrôles, d’exigence de résultats auprès des entreprises
privilégiées ni de la production d’un savoir économique capable de guider l’attribution de ces
encouragements. Dans ces conditions, les privilèges ont favorisé des entreprises spéculatives
et de véritables fiefs ; ils ont été attribués à des fabriques installées dans des régions sans
marché local ; ils ont finalement découragé les initiatives des fabricants pour améliorer la
qualité des produits et pour innover. En somme, l’application du système des privilèges
français a pris place sans gestion appropriée et sans les appuis de réseaux de savants,
d’administrateurs éclairés et de praticiens dont a pu disposer le gouvernement français ; en ce
sens, l’instrument que représente le privilège dans l’industrie a favorisé un puissant
clientélisme et a conforté la position de force des institutions d’assistance.
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CONCLUSION
L’exemple du Piémont et celui de la France suggère toute la malléabilité des privilèges et
toute l’importance des contextes locaux d’utilisation. Selon les périodes, selon les territoires et
selon les choix, les erreurs, les multiples composantes de la décision des acteurs (inventeurs et
administrateurs), l’investissement public que représente le privilège favorise ou non
l’innovation et les politiques d’indépendance technologique.
Si les avantages sont manifestes du côté français, les privilèges débouchent aussi sur des
impasses. D'une part, les manufactures privilégiées sont parfois surpuissantes, ce qui nuit à
l'innovation en limitant la concurrence. C'est le cas en Italie (Ormée) mais aussi en France ; les
exemptions de Holker dans la chimie sont battues en brèche par des rivaux qui obtiennent
gain de cause sous Necker. Mais, dans les deux royaumes, à mesure que l'innovation devient
la clef de la réussite économique, les entrepreneurs réclament plus de moyens de rentabiliser
les inventions par le marché. Cette tendance est confortée par les observations des économistes
sur le système économique anglais. En écho, les gouvernements élargissent l'accès à l'exclusif ;
plus facilement octroyé, l'exclusif n'est plus accusé de brider la concurrence. C'est toute une
remise en cause des relations de crédit entre Etat et entreprise. Ainsi, en France, les examens se
transforment ; les savants statuent sur la nouveauté et non plus sur l'utilité sociale. Les
investisseurs, comme les consommateurs, deviennent les véritables juges des inventions et les
entrepreneurs entrent dans une course aux certificats, à la publicité, aux expériences publiques
pour consolider le crédit des inventions et la valeur des titres exclusifs. Une évolution se
dessine : la privatisation des savoirs, la commercialisation des connaissances et le dynamisme
des marchés de l'innovation. Celle-ci dépend de plus en plus des ressources des inventeurs et
de leur savoir-faire marchand.
D'autre part, les gouvernements favorisent la gestion des mobilités et des
apprentissages plus qu'il ne s'aventure dans l'organisation d'un marché des savoirs, qui
supposerait la reconnaissance de droits de propriété. En France, la clef des privilèges reste
l'examen académique, vus par certains comme une véritable censure. C'est dans l'opposition
au tribunal de la science que naît la revendication d'un droit de l'inventeur. L'idée d'un droit
naturel, droit de la personne, est consacrée par le brevet de 1791 qui supprime donc les
examens. Seulement, le brevet est payant et suppose bien des moyens et des investissements
pour en obtenir une rémunération. Cette contradiction du brevet, ouvrant un droit mais
fermant des marchés aux plus modestes, a vite été pointée du doigt par les sociétés
d'inventeurs sous la Révolution.
En Piémont, ce système est adopté pendant l'occupation française (Napoléon) alors que
la Restauration rétablit un système d'Ancien Régime avec examen d'utilité et de nouveauté,
jusqu'à la loi de Cavour en 1855.
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